BIBLIOBUS Littérature française

Theuriet (André)

Discours prononcé par André Theuriet (1833-1907) le 9 décembre 1897



Messieurs,

En 1852, votre Compagnie choisit comme sujet du concours de poésie l’Acropole d’Athènes. Je sortais du collège ; le sujet proposé me tenta, je résolus de concourir et de faire tout d’abord plus intimement connaissance avec les poètes grecs. Mes lectures me révélèrent la souveraine beauté de la poésie antique. Je croyais me tremper dans les eaux sacrées des sources Castalides et je prenais volontiers mon admiration pour l’inspiration poétique. Ce fut une période d’enchantement. Je composais mon poème sous les arbres d’un modeste jardin de province aux murs tapissés de framboisiers. Des plantes depuis longtemps démodées y fleurissaient fidèlement chaque année aux mêmes places. Derrière les pignons voilés d’aristoloches, je voyais pointer un clocher où les heures sonnaient discrètement. Aux mourantes rougeurs du crépuscule, je relisais avec attendrissement la page commencée et il me semblait, dans l’égouttement sonore des fontaines, dans les vibrations des cloches, entendre une voix familière qui murmurait : « Tu auras le prix ! »
Je n’eus pas le prix. Mais cette tentative infructueuse ne m’en poussa pas moins plus avant vers l’étude des poètes et l’amour des beaux vers. Du reste, je ne perdais rien pour attendre. Plus tard, un de vos très distingués confrères, qui s’était donné la généreuse mission d’encourager les jeunes poètes, M. Pierre Lebrun, vous signala mon premier recueil et, grâce à son aimable initiative, je reçus de vous ma première récompense littéraire. C’est pour moi un devoir très doux d’évoquer ce souvenir de jeunesse et d’offrir un témoignage de reconnaissance à la mémoire du lettré, de l’homme de bien qui occupa jadis ce fauteuil où m’ont fait asseoir vos suffrages. À la lointaine marque de sympathie que j’ai plaisir à rappeler, votre Compagnie vient, en effet, d’ajouter une rare faveur en me désignant pour succéder à Alexandre Dumas, au puissant auteur dramatique dont la disparition a mis en deuil le Théâtre et les Lettres.
Cependant, Messieurs, cet honneur dont je suis fier et dont je vous remercie du fond du cœur, ne laisse pas de me troubler. Je me sens tourmenté d’une cruelle inquiétude en songeant combien ma sauvagerie m’a tenu éloigné de mon glorieux prédécesseur ; combien mes goûts pour la vie de province et mes habitudes de coureur de bois me préparaient peu à le louer comme il convient. Je n’ai guère analysé que les plantes ou parfois les cœurs peu compliqués des bûcherons et des charbonniers de la forêt. Le monde parisien où s’agitent les héroïnes et les héros créés par ce grand homme de théâtre, je ne l’ai pendant longtemps vu que de très loin et confusément, ainsi qu’on aperçoit, le soir, à la lisière d’une futaie, les lumières et les fumées de la ville prochaine. Mon bonheur est donc mélangé de la crainte de bien mal répondre à ce que vous attendez de moi. Ce qui me rassure, c’est qu’en choisissant pour remplacer Alexandre Dumas, un écrivain séparé de lui par une si notable distance, vous avez voulu marquer indulgemment qu’à défaut de la compétence et de l’autorité nécessaires, une sincère admiration suffisait pour que votre regretté confrère reçût l’éloge qui lui est dû.
Alexandre Dumas fils naquit à Paris, le 29 juillet 1824. Il est le dernier de 1’originale dynastie des trois Dumas. Son grand-père, Thomas-Alexandre Dumas-Davy de la Pailleterie, était né à Saint-Domingue, et son histoire fut aussi romanesque que celle des fameux mousquetaires dont le second des Dumas devait immortaliser les aventures. Ayant quitté son île à dix-huit ans, il arrive en France en 1780. Élégant, robuste et beau, avec cette étrangeté que lui donne son teint de mulâtre, il y mène pendant cinq années une vie de plaisir, puis s’engage au régiment des Dragons de la Reine. En 1792, on lui offre un brevet de lieutenant dans la légion des hussards de la Liberté ; un peu plus d’un an après, nous le retrouvons général en chef de l’armée des Alpes, où il se fait remarquer par son esprit organisateur et par des actions d’éclat. Il était renommé pour son courage et pour son extraordinaire vigueur corporelle. On cite de lui des tours de force quasi invraisemblables : dans un des combats qui eurent lieu au Mont-Cenis, comme les soldats d’un peloton d’avant-garde perdaient du temps à escalader un retranchement, il empoigna chaque homme par le collet de l’habit et le fond du pantalon et le jeta de l’autre côté de la palissade. Si ces prouesses à la Roland n’étaient racontées que par son fils, on pourrait croire que le père de Porthos les a vues surtout au travers de son imagination grossissante, mais d’autres exploits, tout aussi prodigieux, nous ont été rapportés par un témoin oculaire, l’aide de camp Dermoncourt. Au pont de Brixen, le général, abandonné par ses dragons, se trouve seul avec son aide de camp pour soutenir un retour offensif de la cavalerie ennemie. Solide et bien en selle, celui que les Autrichiens appelaient « le Diable noir », tient tête aux assaillants, se courbe, se redresse, frappe d’estoc et de taille. « Le général, dit Dermoncourt, levait son sabre comme un batteur en grange lève un fléau, et chaque fois que le sabre s’abaissait, un homme tombait. » Quand les dragons accoururent, revenus de leur panique, le pont était jonché de morts et de blessés. À la suite de cette mémorable campagne du Tyrol, Bonaparte nomma Dumas gouverneur de Trévise, puis le désigna pour commander la cavalerie de l’armée d’Égypte. Ils s’embarquèrent ensemble. Dumas, d’abord plein d’entrain, résista mal aux privations et à la fatigue. Au bout de quelques mois, il demanda l’autorisation de rentrer en France et quitta l’Égypte, brouillé avec Bonaparte. Forcé de relâcher à Tarente, il y fut retenu deux ans prisonnier. Pendant cette captivité – aussi dramatique que celle de Monte-Cristo – où il déjoua des tentatives d’assassinat et d’empoisonnement, sa santé s’était gravement altérée. Mis en non-activité à son retour en France, il se réinstalla à Villers-Cotterêts où, en 1792, entre deux campagnes, il avait épousé Élisabeth Labouré, fille de 1’hôtelier de 1’Écu. Ce fut de cette petite ville que, le 24 juillet 1803, il écrivit au maréchal Brune, son ami :
« Mon cher Brune,
Je t’annonce avec joie que ma femme est accouchée hier matin d’un gros garçon, qui pèse neuf livres et qui a dix-huit pouces de long. Tu vois que s’il continue de grandir à l’extérieur comme à l’intérieur, il promet d’atteindre une assez belle taille… »
Le garçon qui, dès sa venue au monde, donnait de si belles promesses, devait devenir l’auteur d’Henri III, d’Antony et des Trois Mousquetaires. Il tint donc ces promesses « à l’extérieur et à l’intérieur », selon l’expression du général, physiquement et intellectuellement. Je n’ai pas ici à conter son histoire ni à étudier son œuvre. Son histoire fut longtemps celle d’un prince de féerie ; son œuvre, Alexandre Dumas fils l’a lui-même magistralement caractérisée dans une de ses éloquentes préfaces, et je ne saurais mieux faire que de reproduire la page toute chaude d’admiration et de piété filiales où il nous montre cet enfant du général « élevé en pleine forêt, en plein air, à plein ciel », qui s’abattit un beau jour sur Paris et entra dans la littérature, comme son père entrait dans les carrés ennemis. « Tragédie, drame, histoire, romans, voyages, comédies, s’écrie l’auteur du Fils naturel, mon très cher père, tu as tout rejeté dans le moule de ton cerveau et tu as peuplé le monde de la fiction de créations nouvelles. Tu as fait craquer le journal, le livre, le théâtre, trop étroits pour tes puissantes épaules ; tu as alimenté la France, l’Europe, l’Amérique ; tu as enrichi les libraires, les traducteurs, les plagiaires ; tu as essoufflé les imprimeurs, fourbu les copistes, et, dévoré du besoin de produire, tu n’as peut-être pas toujours assez éprouvé le métal dont tu te servais, et tu as pris et jeté dans la fournaise, quelquefois au hasard, tout ce qui t’est tombé sous la main. Le feu intelligent a fait le partage… Ta grande silhouette se décalquait en noir sur le foyer rouge, et la foule battait des mains ; car, au fond, elle aime la fécondité dans le travail, la grâce dans la force, la simplicité dans le génie, et tu as la fécondité, la simplicité, la grâce, et la générosité, que j’oubliais, qui t’a fait millionnaire pour les autres et pauvre pour toi !… » Ne voilà-t-il pas un magnifique portrait, et fidèle ! Car le fils qui a peint avec de si vives couleurs les brillantes qualités paternelles n’a pas caché non plus les défauts du modèle ; il les a indiqués d’un trait léger, sans trop appuyer. Quand on a lu ce passage, on revoit le bon et spirituel géant, tel qu’il est resté dans la mémoire de ses contemporains : – grand et jovial travailleur, esprit à la verve exubérante, à l’imagination toujours fleurie, produisant avec l’abondance d’un bel arbre plein de sève, se dépensant avec l’insouciance d’un large fleuve qui croit son eau intarissable ; – et l’on admire davantage le puissant dramaturge possédant le don magique de passionner les foules, le merveilleux conteur dont les récits amusent et charment toujours et qui, en dépit de nos modes et de nos évolutions littéraires, demeure le plus populaire des romanciers.
Si les lois de l’atavisme étaient rigoureusement exactes, Alexandre Dumas fils aurait dû hériter de la fougue violente et immodérée de son aïeul. de l’inépuisable et insouciante prodigalité d’esprit de son père ; mais pour former notre tempérament et notre âme, il est d’autres facteurs que les lois obscures de l’hérédité ; il y a le milieu dans lequel nous sommes jetés, l’éducation reçue, la pression extérieure des nécessités de la vie. Toutes ces causes modifièrent singulièrement dans l’enfant les qualités ou les défauts de l’aïeul et du père ; elles les transformèrent comme certaines conditions atmosphériques font passer un corps de l’état gazeux à l’état solide. La vigueur physique du grand-père devint, chez le petit-fils, surtout intellectuelle ; le génie du père, moins bouillonnant mais aussi moins écumeux, s’endigua, eut un cours plus limpide et plus régulier. Le dernier des Dumas montra en outre une persistance de volonté, une sagacité et une pénétration que ni l’un ni l’autre de ses ascendants n’avaient connues. Dès le début, il avait fait une amère expérience de la vie ; les chocs de la réalité le meurtrirent précocement et, comme de durs marteaux, lui reforgèrent une âme.
Il avait été déclaré à l’état civil comme enfant né de père inconnu ; ce n’est point une indiscrétion de le dire, car lui-même n’en faisait point mystère. Il avait huit ans, lorsque Dumas père, pris de scrupules, le reconnut et résolut de se charger de son éducation. Ce changement d’état donna lieu à une scène pénible. L’enfant fut enlevé à sa mère manu militari et mis en pension comme interne, rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. « De là, a-t-il raconté plus tard, j’ai passé vers neuf ans, à la pension Saint-Victor, dirigée par M. Goubaux, ami et collaborateur de mon père dans Richard Darlington. Cette pension Saint-Victor, qui contenait deux cent cinquante pensionnaires et dont j’ai essayé de peindre les mœurs plus que bizarres dans L’affaire Clémenceau, occupait tout l’emplacement où se trouvent aujourd’hui le Casino de Paris et le Pôle-Nord… » Pendant son séjour dans cet établissement, il eut cruellement à souffrir de la sauvage intolérance de ses camarades, qui avaient appris sa naissance irrégulière et en prenaient prétexte pour lui infliger de féroces humiliations. On retrouve, en effet, dans L’affaire Clémenceau, un écho tout vibrant encore de l’indignation d’Alexandre Dumas, au souvenir des raffinements de cruauté imaginés par cette enfance sans pitié : « De cette première empreinte que j’ai reçue de l’humanité, dit son héros, mon âme ne s’est jamais tout à fait remise, et je ne veux pas me montrer meilleur que je ne suis. Non, je n’ai pas pardonné à ces premiers ennemis. Ma rancune ne vient pas de s’éveiller tout à coup, sous l’évocation de souvenirs pénibles… elle ne s’est jamais endormie complètement, même aux jours les plus heureux de ma vie… » Cela n’est que trop vrai, Messieurs ; ces blessures imméritées faites à une âme d’enfant risquent de la flétrir en pleine verdeur ; mais, comme l’écrit Balzac, qui eut à se plaindre lui aussi des misères du collège : «  ces continuelles tourmentes l’habituent à déployer une force qui s’accroît par son exercice et la prédisposent aux résistances morales ». Lorsque, après ces dures années d’apprentissage, Alexandre Dumas rentra en 1841 au logis paternel, il y apporta une puissance de réflexion et une précoce expérience dont il allait avoir plus que jamais besoin.
Ce logis paternel où l’on travaillait beaucoup, mais où l’on s’amusait et où l’on dépensait l’argent dans la même proportion, offrait à un jeune homme de vingt ans toutes les distractions permises, – et même celles qui ne l’étaient pas. – Dumas père, quel que fût son génie, était un médiocre éducateur, et en associant son fils à sa vie passablement vagabonde, il est probable qu’il lui tint un langage assez semblable à celui du comte de la Rivonnière dans Un père prodigue : « J’ai obéi à ma nature, je t’ai donné mes qualités et mes défauts sans compter. J’ai recherché ton affection plus que ton obéissance et ton respect ; je ne t’ai pas appris l’économie, c’est vrai, mais je ne la savais pas… Mettre tout en commun, notre cœur comme notre bourse, tout nous donner et tout nous dire, telle fut notre devise. » Cette façon de comprendre l’existence séduisit d’abord cet adolescent, qui arrivait ennuyé et endolori de son collège. Il se jeta dans cette vie de plaisir « par laisser aller, par imitation et par oisiveté ». Il y épuisa la fougue de la prime jeunesse. Un de vos anciens confrères, le poète Autran, qui s’était lié d’amitié avec Alexandre Dumas fils, a dessiné de lui, à cette époque, un charmant portrait où l’on voit le jeune homme dans toute la grâce de son printemps, mordant à belles dents à la grappe du plaisir : « Qui n’a pas connu, écrivait Autran, Dumas fils à vingt ans, ne sait pas ce que peuvent être les qualités les plus séduisantes de la jeunesse. S’il a fait des victimes en ce temps-là, je n’en veux rien savoir, mais je crois que le Père éternel leur aura pardonné, car la séduction était vraiment trop forte. Toutes les facultés qui, plus tard, se sont produites chez lui avec tant d’éclat s’y faisaient déjà pressentir. Ce n’étaient pas encore les fruits, c’était la plus précoce et la plus riche des floraisons… Dans ce glorieux héritier d’un nom illustre, il y avait déjà un poète, un philosophe, un moraliste, et par-dessus tout un causeur étincelant. Il avait des mots qui partaient comme d’éblouissantes fusées ; il avait des pensées qui ouvraient sur le monde moral les horizons les plus inattendus. Je ne dis rien de sa personne, une vraie figure de héros de roman, comme en rêve une jeune femme penchée à son balcon. » (J. Autran, Lettres et notes de voyage).
Ce philosophe dont parle Autran, ce moraliste qui perçait déjà sous le jeune mondain, ne pouvait pas se contenter longtemps d’une vie bruyante et désœuvrée. Alexandre Dumas fils se lassa vite de passer les nuits à retourner des cartes, de se lever tard, de vivre dans le jour « avec des maquignons, et le soir, avec des parasites… » D’ailleurs une nécessité impérieuse l’obligeait à enrayer : il n’avait ni capital ni revenus. Un matin, il s’éveilla avec un joli chiffre de dettes et, confiant dans la profession de foi paternelle : « Tout nous donner et tout nous dire », il alla conter son embarras à Dumas père, qui lui répondit avec son insouciante bonhomie : « Tu as cinquante mille francs de dettes ?… J’en ai cinq cent mille… Fais comme moi, travaille pour les payer ! »
Le jeune homme suivit ce conseil et, comme le célèbre auteur des Trois Mousquetaires gagnait beaucoup d’argent avec le roman-feuilleton, il résolut d’écrire, lui aussi, des romans. Jusque-là il n’avait composé que des vers : – une comédie en un acte, Le bijou de la Reine, et des poésies éditées en 1848 sous le titre de Péchés de jeunesse, et plus tard quasi désavouées par leur auteur : « Alors, disait-il, je croyais encore à mes vers. J’en suis revenu. » Les contes, les nouvelles et les romans publiés par Dumas fils, de 1846 à 1852, sont nombreux : Aventures de quatre femmes, Antonine, Le docteur Servan, Le régent Mustel, La Dame aux perles, Diane de Lys, La Dame aux camélias. Il les écrivait avec une hâtive facilité, sans grande recherche de style. Les éblouissants succès de l’auteur dramatique ont rejeté dans l’ombre presque toutes les œuvres du romancier. Pourtant on les relit encore avec agrément. Quelques-unes ont la beauté du diable : du naturel, de l’entrain, un dialogue alerte et spirituel ; d’autres, plus compliquées, montrent déjà cette connaissance du cœur, cette observation clairvoyante, cette entente des situations, qui annoncent un moraliste et un homme né pour le théâtre. Toutefois, même pour les meilleures productions comme La Dame aux camélias, même pour ce roman écrit postérieurement et plus célèbre, L’affaire Clémenceau, on est obligé de faire quelques réserves. On ne trouve pas dans ces œuvres cette unité et cette maîtrise de composition qui sont l’une des qualités dominantes du théâtre de Dumas fils ; l’étude des mobiles qui déterminent les actes des personnages y est parfois remplacée par des dissertations d’auteur. En revanche, quand on arrive aux situations vraiment dramatiques, l’admirable artiste doué pour la scène reparaît ; le dialogue se précipite, net, sobre, incisif, et le lecteur, fortement secoué, est entraîné dans un courant d’émotion irrésistible.
Ce fut La Dame aux camélias qui fournit à Alexandre Dumas l’occasion de débuter sérieusement au théâtre. Un ancien directeur de l’Ambigu, Antony Béraud, lui conseilla de tirer une pièce du roman où il avait conté la mélancolique histoire de Marguerite Gautier. Il se mit au travail, sans faire ni plan, ni scénario, allant tout droit devant lui, emporté par son émotion personnelle. La pièce écrite, il la lut à son père qui, enthousiasmé, lui sauta au cou en pleurant et lui promit de la faire jouer au Théâtre-Historique dont il était le directeur. Malheureusement, le Théâtre-Historique fut forcé de fermer ses portes quinze jours après la lecture aux comédiens et Alexandre Dumas, bien qu’il fût le fils du premier auteur dramatique de l’époque, eut à subir comme un inconnu les rebuffades, les dégoûts et les angoisses qui attendent les débutants. Méfiance des directeurs, interdictions de la censure, mauvais vouloir des acteurs, aucune épreuve ne lui fut épargnée. Enfin, La Dame aux camélias, reçue au Vaudeville, entra en répétition. Les interprètes n’avaient pas confiance, et, le soir de la répétition générale, Fechter, chargé du rôle d’Armand, déclarait que la pièce n’irait pas jusqu’au bout. Les comédiens, même les meilleurs, peuvent se tromper comme de simples mortels. La pièce eut un éclatant succès qui se prolongea indéfiniment et qui dure toujours. Les amours et la mort de Marguerite Gautier nous passionnent encore aujourd’hui. Deux grandes artistes, Sarah Bernhardt et la Duse ont repris le rôle créé en 1852 par Mme Doche et l’ont fait applaudir dans le monde entier. C’est que, dans ses parties essentielles, La Dame aux camélias est restée un drame vibrant et profondément humain, imprégné de fraîcheur, de sensibilité et de jeunesse ; c’est qu’aussi ce drame est le point de départ d’un art théâtral nouveau. Avec cette précoce sagacité dont j’ai parlé déjà, Alexandre Dumas avait compris que le public se fatiguait du lyrisme déclamatoire, des passions factices du drame romantique, et qu’en même temps il avait besoin d’un théâtre contenant un peu plus de pensée et de vérité que celui de Scribe. Après avoir beaucoup vécu avec ses contemporains et étudié leur âme, il avait eu l’intuition d’un autre art scénique, d’un autre idéal.
« Je résolus, dit-il, de regarder la vie bien en face, de ne pas me laisser tromper par les fictions et les apparences… Sans morale de convention, mais aussi sans influence d’école, sans dépendance ni engagement d’aucune sorte, je partis résolument à la recherche, sur tous et sur moi-même, de cette vérité que j’étais décidé à dire quelle qu’elle fût… Je cherchai le point sur lequel la faculté d’observation dont je me sentais ou je me croyais doué pouvait se porter avec le plus de fruit. Je le trouvai tout de suite. Ce point était l’amour. C’était bien certainement là que la bêtise humaine se constatait le mieux… » (Préface de La femme de Claude).
La Dame aux camélias est la première étape sur ce chemin nouveau. Elle contient en germe toutes les innovations qui constitueront les qualités et assureront le succès du théâtre de Dumas fils. Ses héros, dans leurs façons d’agir et de s’exprimer, se rapprochent de la vérité autant que le permet la convention théâtrale. L’auteur ne nous sert pas « des tranches de vie », comme on dit aujourd’hui, il fait mieux ; avec un art prestigieux, il nous donne l’illusion de la vie. Les propos échangés par ses personnages sont autant de traits, autant de fines touches de couleur qui mettent nettement en relief leurs caractères, leurs antécédents et les passions qui les agitent. En une phrase de quelques mots, Alexandre Dumas fait tenir leur histoire. Quand Marguerite Gautier entre en scène et qu’elle dit à Varville : « Mon cher, s’il me fallait écouter tous ceux qui m’aiment, je n’aurais pas seulement le temps de dîner » ; nous avons immédiatement la notion de l’état de son âme de courtisane inconsciente et insouciante, avant sa rencontre avec Armand Duval. Héros et héroïnes, parlent une langue familière et simple comme le ton de la conversation de tous les jours, et cette simplicité donne à leurs sentiments, à leurs douleurs ou à leurs joies un accent de sincérité et de naturel qui charme et qui émerveille. Dans La Dame aux camélias on remarque, il est vrai, çà et là, quelques morceaux qui paraissent démodés aux auditeurs d’aujourd’hui, mais quels sont, même parmi les chefs-d’œuvre, les pièces qui ne gardent point par endroits la marque du temps où elles ont été écrites ? D’ailleurs, les sentiments exprimés ont-ils réellement vieilli ou bien plutôt n’est-ce pas nous qui sommes trop vieux pour les comprendre ? La Dame aux camélias n’en a pas moins déterminé dans la littérature dramatique un changement de direction comparable à celui que Madame Bovary de Flaubert a opéré dans le roman contemporain. Il est possible que dans la voie ouverte par Dumas fils ses successeurs aient été plus loin – trop loin même au goût de quelques esprits…; il est certain néanmoins que le chemin a été frayé, élargi, illuminé par lui, et les jeunes novateurs d’aujourd’hui, autant par justice que par convenance, devraient rendre grâce à leur aîné, au lieu de prodiguer à son théâtre de maladroits et puérils dénigrements. Mais, comme il l’écrivait un jour son ami : « Les enfants d’aujourd’hui ne savent plus remercier. »
Je n’essaierai pas, Messieurs, d’étudier dans le détail l’œuvre considérable d’Alexandre Dumas. Je n’aurais pour cette étude ni le temps ni l’aptitude nécessaires ; je vois d’ailleurs parmi vous des critiques justement renommés, qui ont mis en lumière toutes les faces de ce grand talent dramatique, avec une autorité, une pénétration et un charme rares. Je me bornerai donc à indiquer rapidement les évolutions qui se sont produites dans sa façon de comprendre le théâtre, et avec quelle souplesse ce merveilleux esprit s’est transformé et renouvelé.
Les deux premières pièces de Dumas fils, La Dame aux camélias et Diane de Lys appartiennent au genre romanesque. L’auteur s’y préoccupe moins de peindre les mœurs de son temps que de mettre en scène une histoire sentimentale : l’amour désintéressé d’une courtisane ou la passion d’une grande dame pour un artiste. Ses inventions dramatiques ne diffèrent pas encore essentiellement de celles des romantiques ses prédécesseurs. Marguerite Gautier et Diane sont les cousines germaines de l’Adèle d’Antony. Là où la personnalité et l’originalité de l’auteur nouveau venu éclatent en pleine lumière, là où se montre un art neuf et surprenant, c’est dans la science de la composition, l’âpre rigueur de la logique, l’ingéniosité du métier ; et c’est aussi dans une vision particulière des hommes et des choses, dans le don de réaliser cette vision et de la faire paraître absolument vraie aux spectateurs. Avec Diane de Lys, ces qualités originales apparaissent dans leur prime fleur. Là surtout, certaines scènes nettes, rapides, passionnées, donnent cette puissante illusion de la réalité. Ceux qui ont eu le bonheur de soir le rôle de Diane interprété par Desclée se souviendront toujours du frisson de vérité dont on était saisi, lorsque l’inimitable artiste jouait la scène du 2e acte, où la comtesse reçoit pour la première fois chez elle Paul Aubry. Jamais comédienne n’eut une action plus complète et plus ensorcelante sur le public.
Avec Le Demi-Monde, Alexandre Dumas aborda franchement la comédie de mœurs. Le premier, il peignit ces déclassées qui ont plus ou moins appartenu au vrai monde, mais qu’une tare a disqualifiées, et qui forment au milieu du Paris mondain un petit clan à part, où les convenances extérieures sont respectées, où l’on accueille toutes les femmes qui ont eu des racines dans la société régulière « et dont la chute a pour excuse l’amour, mais l’amour seul ». Cette comédie, écrite en 1854, fut représentée en 1855 avec un éclatant succès, mais, en même temps, elle alarma la pudeur de quelques juges scandalisés et le ministre des beaux-arts d’alors se refusa obstinément à l’admettre au répertoire du Théâtre-Français, en la déclarant décidément « trop immorale ». Nous sommes à présent moins rigoristes. Aujourd’hui Le Demi-Monde est joué à la Comédie-Française et ne scandalise plus personne. Au contraire, nous nous étonnons de ne pas être plus choqués ; nous trouvons même que ce monde à côté dont s’effarouchaient nos pères n’a rien de si particulièrement irrégulier. En vieillissant, le siècle est devenu plus tolérant ou peut-être plus blasé en matière de hardiesses.
Alexandre Dumas, du reste, avait prévu notre indulgence actuelle. Dès 1869, dans la préface de sa pièce, il écrivait : « Malgré tout, il ne faut pas nier que les différents mondes se sont mêlés si souvent dans les dernières oscillations de la planète sociale qu’il est résulté du contact quelques inoculations pernicieuses. Hélas ! j’ai grand peur, au train dont la terre tourne maintenant, que ma définition ne soit pour nos neveux un détail purement archéologique, et que, de bonne foi, ils n’en arrivent à confondre bientôt le haut, le milieu et le bas. »
Encouragé par le grand succès du Demi-Monde, Dumas fils tourna décidément son esprit d’observation et son remarquable talent de dramaturge vers la comédie de mœurs. De 1857 à 1864, il fit représenter au Gymnase, avec des fortunes diverses, La Question d’argent, Le Fils naturel, Un père prodigue et L’Ami des femmes. Toutes ces pièces accrurent sa réputation ; toutes fournirent une belle carrière, à l’exception de L’Ami des femmes, que le public accueillit froidement. « La pièce se débattit, dit Dumas, pendant une quarantaine de jours, contre l’étonnement, le silence, l’embarras, et quelquefois les protestations des auditeurs. Un soir même, un spectateur de l’orchestre, plus sanguin ou plus bilieux que les autres, plus choqué en tout cas, se leva après le récit du quatrième acte et s’écria : « C’est dégoûtant ! » (Préface du Demi-Monde). L’auteur en ressentit un chagrin d’autant plus amer que cette opinion de la foule et des critiques eux-mêmes lui paraissait absolument injuste. Il en appelait à un public moins prévenu et mieux informé, et il avait raison. S’il est, dans le théâtre d’Alexandre Dumas, des comédies plus claires, mieux agencées et plus sympathiques, il n’en est pas qui contiennent de plus curieux caractères, des situations plus neuves et plus hardies, un esprit plus mordant et de plus étincelants paradoxes. L’aventure de Mme de Simrose y est traitée avec une infinie délicatesse et le personnage de Ryons, ce frère puîné d’Olivier de Jalin, est une création des plus savantes et des plus originales. Cet étrange Ami des femmes parut invraisemblable aux spectateurs de 1864. Ils le trouvaient énigmatique ; ils ne comprenaient point l’ironie acerbe de ce garçon florissant et riche, à qui la vie est facile et dont la misanthropie inquiète n’est motivée ni par la mauvaise fortune ni par des souffrances d’amour. C’est que de Ryons était en avance sur son temps. Alexandre Dumas, en le créant, avait eu, comme Balzac pour quelques-uns de ses héros, l’intuition d’un phénomène moral qui se produisait alors à l’état d’exception, mais qui devait plus tard se généraliser. En effet, depuis cette déjà lointaine époque de 1864, l’esprit des générations survenantes s’est singulièrement modifié. Les jeunes gens, nés un peu avant 1870, ont traversé une crise douloureuse ; ils ont grandi parmi des tragédies sociales inconnues aux générations qui les précédaient, et ils y ont pris de l’existence une conception troublante. Tandis qu’à vingt ans, leurs pères entraient avec une assurance joyeuse dans la forêt de la vie et en exploraient gaiement les chemins, jouissant de la grâce des fleurs et admirant la gloire des ramures verdoyantes ; eux, ne s’y sont engagés qu’avec un secret malaise ; ils ont cru y voir des embûches partout dressées, ils s’y sont sentis enveloppés d’un redoutable mystère. L’impénétrable obscurité de la futaie les a mis en défiance ; les fleurs éparses sous bois n’avaient pour eux qu’un banal et inutile parfum ; pour eux, les rameaux des chênes n’avaient plus de gloire. Ils se sont pris à douter du chemin à suivre et le doute a desséché dans leur cœur la faculté de s’enthousiasmer et d’aimer. Alors, rencontrant le personnage de Ryons, ils l’ont reconnu et salué comme un frère. Loin de le déclarer haïssable, ils l’ont jugé sympathique et vrai, parce qu’il leur ressemblait.
Un exquis poète, devenu un de nos meilleurs romanciers et qu’Alexandre Dumas déclarait « un des analystes les plus précis et les plus autorisés de la génération actuelle », un de vos plus jeunes confrères, Messieurs, a très bien défini pourquoi, malgré sa pratique du monde, son opulente indépendance, ses qualités les plus séduisantes, de Ryons se masque d’ironie et n’est pas heureux : « De Ryons, dit-il, a eu et aura des maîtresses. Mais en amour, posséder n’est rien, c’est à se donner que consiste le bonheur, et de Ryons ne le peut pas. La claire vision de la duperie du sentiment est en lui pour toujours et le condamne à ce pessimisme qui peut satisfaire son intelligence et son orgueil… Et son cœur ? Eh bien ! son cœur est malade… Avec de l’ironie, on cache ces maladies-là, et avec de la sensualité on les trompe ; elles ne guérissent jamais. » (Paul Bourget, Nouveaux essais de psychologie contemporaine).
On ne saurait mieux dire. – Dans L’Ami des femmes, la volonté de faire servir le drame à l’affirmation ou à la diffusion d’une vérité morale commence à apparaître nettement. De Ryons, à travers les incidents suscités par un cas psychologique, est visiblement chargé de résumer un système de philosophie pratique. C’est la première manifestation, le point de départ des pièces à thèse qui vont se succéder désormais et où Alexandre Dumas, élargissant sa manière, inaugurant ce qu’il appelle le Théâtre utile, proclame que l’auteur ne doit plus se contenter de faire rire ou pleurer, qu’il doit se faire non seulement moraliste, mais « législateur ». Dorénavant, il ne se bornera plus à mettre en scène le vieil amour, « ce premier-né des Dieux », à montrer les frénésies et les tragiques fautes qu’il suscite ; il s’efforcera d’établir l’illogisme et l’injustice des lois civiles inventées pour prévenir ou châtier ces crimes de l’amour, et il essaiera de réformer la législation sociale. C’est là, Messieurs, une grosse besogne pour un auteur dramatique, et il arrivera parfois que les lois de l’esthétique théâtrale contraindront le dramaturge devenu réformateur à varier notablement dans ses conclusions. – Imprégné de l’esprit de charité chrétienne et de la plus noble morale évangélique dans Les Idées de Mme Aubray, il se présentera, au dénouement, la main pleine de pardons ; mais il redeviendra un législateur draconien et dur dans L’Affaire Clémenceau et La Femme de Claude. Après avoir été impitoyable pour la femme, il tournera ses sévérités contre l’homme dans Une Visite de noces, dans Monsieur Alphonse et L’Étrangère ; puis de nouveau, touché de compassion, il n’aura plus pour Mme de Montaiglin et pour Denise que des trésors de mansuétude et d’indulgence. Enfin, dans Francillon, on le retrouvera perplexe, ne sachant trop de quel côté faire pencher la balance, s’abandonnant à un scepticisme découragé et mettant dans la bouche de l’un de ses héros cette déclaration finale :
« STANISLAS. – Qu’est-ce qu’on disait donc, que le mariage est monotone ? C’est très mouvementé.
LUCIEN. – Et ça te décide…
STANISLAS. – À rester garçon. »
Toutefois, quelques réserves que l’on puisse faire, au point de vue de l’art comme au point de vue juridique, sur cette troisième manière d’Alexandre Dumas, il faut se hâter de reconnaître que, dans la seconde moitié de sa carrière comme dans la première, il s’est montré le plus génial des dramatistes. Il semble même qu’il y ait développé encore et affiné ses belles qualités d’homme de théâtre : – la logique et l’audace, le don de l’observation et de la vie, la science des préparations et de la mise au point. – C’est un enchanteur ; il a un tour de main et un tour d’esprit inimitables pour faire admettre à ses auditeurs les situations les plus risquées, pour leur exposer les cas psychologiques les plus délicats, et cela sans brutalité, sans outrance, avec une dextérité et une sûreté non-pareilles. Il crée des types qui demeurent profondément gravés dans la mémoire, tant ils sont vivants : du côté des hommes, Olivier de Jalin, de Ryons et M. Leverdet, le duc de Septmonts et M. Mauriceau, M. Alphonse, Chantrin, Stanislas ; parmi les femmes, Sylvanie, Césarine, Jane, Catherine de Septmonts, Denise, Francillon ; sans compter d’originales figures de jeunes filles : – Balbine Leverdet, Mlle Hackendorf, Annette de Riverolles, si vraies et si aimables, même lorsqu’elles sont excentriques. – Sa langue reste nette, naturelle, colorée et lumineuse. Ses dialogues sont étonnants de verve, de précision et d’adresse ; les interlocuteurs s’y caractérisent en des raccourcis d’un relief et d’une vigueur tels qu’on y devine tout un état d’âme. À travers ces reparties brèves, rapides, acérées, l’esprit, court comme une eau jaillissante, mais comme une eau de source dont le maître fontainier, avec un art consommé, sait mesurer et aménager le débit. Enfin, lorsqu’il dogmatise, Dumas fils est un puissant remueur d’idées. Le premier, il a prêché au théâtre la revendication des droits de la conscience individuelle contre les conventions sociales, le pardon de certaines fautes que les pharisiens ne pardonnent pas, la morale du cœur contre la morale du code et des préjugés mondains. Il peut réclamer la priorité pour l’introduction sur la scène de cet idéalisme militant dont on a fait un titre de gloire au théâtre scandinave. Ainsi que l’a très judicieusement remarqué un de vos éminents confrères « le théâtre de Dumas, comme celui d’lbsen, est plein de consciences qui cherchent une règle, ou qui, ayant trouvé la règle intérieure, l’opposent à la règle écrite, ou enfin qui secouent toutes les règles écrites ou non. » (Jules Lemaître, Les Contemporains, 6e série). Ces idées qu’il a été de mode d’admirer aveuglément comme des nouveautés chez les étrangers, étaient donc françaises avant d’être norvégiennes, et j’ajouterai que non seulement Dumas a eu le mérite de les exprimer le premier, mais qu’il les a exposées avec une clarté et un goût qu’on ne rencontre pas toujours chez les dramaturges du Nord.
Après avoir loué l’homme de théâtre, je ne rendrais pas complètement justice à mon illustre prédécesseur, si je ne mentionnais les ouvrages où il a également excellé comme écrivain et comme polémiste : ces préfaces ingénieuses, éloquentes, copieuses, si variées de ton, où l’on rencontre tour à tour des morceaux de haute critique littéraire, des souvenirs biographiques d’une intimité savoureuse, et des pages d’une rare élévation philosophique ; ces brochures célèbres où, avec une verve et une fougue à la Diderot, Alexandre Dumas a repris et étudié à nouveau les questions de réformes sociales qu’il avait déjà discutées sur la scène. Personne de vous, Messieurs, n’a oublié ces pages brûlantes, hardies, pleines d’une âpre dialectique où Dumas a successivement réclamé le rétablissement du divorce, la recherche de la paternité, la parfaite union des âmes dans le mariage, fondée sur le libre choix des époux. Sur le premier point, il a eu gain de cause ; le divorce a été rétabli et, malheureusement, nous sommes forcés de reconnaître que si la rupture du lien conjugal est devenue plus facile, le nombre des mauvais ménages n’a pas sensiblement diminué. L’admission de la recherche de la paternité, toute rationnelle et légitime qu’elle paraisse, nous apporterait peut-être les mêmes déceptions. Quant au troisième point, le mariage d’amour substitué au mariage de convenances, c’est une de ces réformes indépendantes des lois, qu’un changement dans les âmes et les mœurs rend seul possibles. Mais tous ceux qui ont souci de notre relèvement moral applaudiront à ce desideratum que l’auteur du Fils naturel résume en ces termes par la bouche d’Aristide Fressard : « Se marier quand on est jeune et sain, choisir une bonne fille honnête et saine, l’aimer de toute son âme et de toutes ses forces, en faire une compagne sûre et une mère féconde, travailler pour élever ses enfants et leur laisser en mourant l’exemple de sa vie : voilà la vérité. Le reste n’est qu’erreur, crime ou folie. » Oui, Messieurs, le fiancé choisissant librement sa fiancée, l’épousant sans souci de la dot et luttant courageusement pour assurer la sécurité de sa nouvelle famille, c’est ce qui se pratique encore chez nos voisins d’Angleterre et d’Allemagne ; c’est ce qui se passait le plus souvent chez nous à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci, ainsi qu’on peut le voir dans les Mémoires du temps. Le mariage d’argent n’était que l’exception. On avait coutume de s’épouser par amour comme Ampère et Julie, comme Guizot et Pauline de Meulan, et c’est cette coutume qui fit alors la vertu et la force de l’ancienne bourgeoisie. Le jeune homme recherchait une fiancée, non parce qu’elle était riche, mais parce qu’elle était aimable ; la jeune fille épousait son fiancé, non pour obéir aux convenances, mais parce qu’il avait gagné son cœur. Quand on parle de ces choses-là aujourd’hui, cela a l’air d’un conte de fées, et cependant il serait à désirer pour la société française que ce conte redevint une réalité. Cette nécessité de rendre la dignité au mariage par un retour aux conditions essentielles de l’union entre l’homme et la femme, a été une des théories chères à Alexandre Dumas et on doit lui savoir gré d’avoir combattu jusqu’au bout pour la faire triompher.
Il fut un des vaillants écrivains de notre temps et ne se lassa jamais de travailler à ce qu’il estimait être le devoir de l’homme de lettres, « qui lui aussi a charge d’âmes ». Loin de se reposer après le succès de Francillon, il méditait une comédie : Les Nouvelles Couches ; il écrivait les premiers actes d’un drame psychologique où dominait une âme de femme impénétrable et mystérieuse comme le sphinx qui se dresse sur le chemin de Thèbes. Cette pièce, La Route de Thèbes, est restée inachevée et un pieux respect des dernières volontés de l’auteur ne nous permettra pas malheureusement de la connaître. Pendant l’été de 1895, dans sa propriété de Puys, il en cherchait le dénouement. Plein de verdeur, ayant à ses côtés une compagne aimante et aimée, deux filles qu’il adorait, il trouvait dans leur affection et dans les joies du travail une sorte de rajeunissement. Un artiste, le peintre délicat et spirituel des Oiseaux, qui vivait dans son intimité, me racontait qu’un soir de juillet, ils étaient assis ensemble près d’une meule de foin et respiraient cette odeur de l’herbe fraîchement fauchée, qui s’exhale comme la pénétrante douceur d’un souvenir de jeunesse. Dumas, goûtant le repos des journées bien remplies, se renversa voluptueusement sur le foin et s’écria : « Mon ami, je suis heureux, bien heureux !…» Hélas ! nous ne devrions parler du bonheur qu’à voix basse et toutes portes closes, afin de ne point éveiller l’Infélicité qui sommeille non loin de nous et apparaît tout à coup comme une jeteuse de mauvais sorts. Quelques semaines après cette pacifique soirée d’été, Dumas se sentait souffrant et envoyait chercher un médecin. À l’automne, on le ramenait plus malade à Marly, dans ce royal village enveloppé de forêts, dont les profondes châtaigneraies, à l’égal de ce cimetière romain dont parle le poète Shelley, « vous rendraient amoureux de la mort, à la pensée qu’on pourra reposer sous cette terre verdoyante ». Ce fut à Marly-le-Roi qu’il s’éteignit le 27 novembre 1895, à la tombée du jour. En terminant le discours de réception qu’il prononça devant vous, Messieurs, le 11 février 1875, Alexandre Dumas s’exprimait ainsi : « Si j’avais à résumer M. Lebrun, d’un seul mot, je dirais qu’il a été toute sa vie ce qu’il est si difficile d’être un homme » ; et il ajoutait : « Dieu veuille que celui qui me succédera ici puisse en dire autant de moi devant une assemblée comme la vôtre ! »
Ce moment est venu. Votre confrère, qui était un des maîtres de la littérature dramatique, vous a été brusquement enlevé et vos suffrages m’ont appelé, non à le remplacer, mais à lui succéder. C’est donc à moi qu’est échu le mélancolique honneur de lui donner le témoignage qu’il désirait. – Oui, Messieurs, on pourra appliquer à Alexandre Dumas la devise latine : Viriliter. Il a agi, pensé et écrit virilement. Il a exercé en homme de cœur et en homme d’esprit cette profession d’écrivain à laquelle il était fier d’appartenir, et jusqu’au dernier jour il a travaillé à perfectionner son art. De même que ces chevaleresques gentilshommes dont Dumas père contait les prouesses et qui se faisaient gloire de mourir l’épée au poing, Alexandre Dumas fils est tombé comme un vrai gentilhomme de lettres, la plume à la main.

 

Réponse de M. Paul Bourget au discours de M. André Theuriet

 

Monsieur,

Je ne me doutais guère, lors de ma première rencontre avec votre œuvre et votre nom, que je serais un jour appelé à l'honneur de vous souhaiter la bienvenue dans cette compagnie. Il y a de cela presque trente ans. Vous étiez alors un très jeune homme, connu des lettrés par quelques poèmes insérés dans la Revue des Deux Mondes et que vous veniez de réunir sous ce titre gracieux et symbolique le Chemin des Bois. J'étais un écolier de seconde dans un vieux lycée de province assez pareil à ce collège de Bar-le-Duc où vous avez grandi vous-même. Le régime du vers latin n'avait pas encore fini son temps. Je ne sais pas s'il était funeste ou bienfaisant pour l'éducation générale des esprits. Je sais qu'il nous donnait, à quelques camarades épris de littérature et à moi-même, une heure exquise lorsque notre professeur substituait à la sèche matière un fragment d'un poète contemporain qu'il nous demandait de traduire. C'est ainsi que nous fut dictée un jour votre délicieuse Chanson du Vannier, celle qui a pour refrain :
Brins d'osier, brins d'osier,
Courbez-vous assouplis sous les doigts du Vannier…
Je me rappelle, comme si cette révélation datait d'hier, l'enchantement qui saisissait nos jeunes têtes, à mesure que se déroulaient les stances où vous racontez les métamorphoses de ces frêles baguettes, devenues sous la main du rustique artiste un berceau où faire dormir un enfant, une corbeille où ramasser le trésor parfumé des fraises mûres, un van où secouer les épis de blé, une cage où garder un oiseau siffleur, me nasse où surprendre la truite frémissante, une claie où coucher le vannier lui-même :
… Et vous serez aussi, brins d'osier, l'humble claie
Où, quand le vieux vannier tombe et meurt, on l'étend
Tout prêt pour le cercueil. - Son convoi se répand
Le soir dans les sentiers où verdit l'oseraie…
Ce paysage, apparu derrière chacune de ces rimes, nous le reconnaissions. Ces vertes et pâles lignes des saules, elles bordaient les routes où nous cheminions, deux par deux, le jeudi et le dimanche. Ces vignes que vous nous décriviez, s'empourprant à l'automne, nous les avions vendangées aux dernières vacances. Cet arôme des fraises mûres dont vous parliez avec une fine sensualité doucement païenne, nous l'avions respiré dans l'air de notre été. Nous vous sentîmes tout de suite si près de nous, si vraiment pénétré d'impressions pareilles aux nôtres que cette poésie rustique et familière nous prit dès ce premier jour, et le nom d'André Theuriet commença de passer et de repasser dans nos entretiens d'écoliers passionnés déjà de littérature. J'imagine qu'il repasse de même aujourd'hui dans les propos d'adolescents semblables à ceux que nous étions alors et qui vont cherchant dans les livres de leurs contemporains célèbres des révélations sur l'énigme de leur propre cœur. Les portions de leur sensibilité secrète que votre œuvre de poète leur éclaire sont parmi les plus délicates et les plus profondes, puisque vous leur apprenez à sentir et à aimer la terre sur laquelle ils vivent, et à être, comme vous-même, absolument, intimement, vraiment de leur pays.
Être d'un pays !… Quelle simple formule, si simple qu'elle semble au premier abord presque dépourvue de sens ! Bridoison disait : « On est toujours fils de quelqu'un. » Il aurait pu ajouter : « et né quelque part. » Mais les registres de l'état civil, en accolant à notre nom celui de l'endroit où nous avons vu le jour, ne nous font pas de cet endroit. Il faut autre chose pour que s'accomplisse ce mystérieux mariage du sol et de l'âme que l'homme résume dans ce mot si tendre et si profond : mon pays. Pour être d'un pays, il ne suffit pas d'y être né, il ne suffit même pas d'y avoir grandi. Il faut que notre famille y ait duré, que ceux dont nous sortons aient joué enfants là où nous avons joué enfants, qu'ils aient mêlé leurs premiers rêves de jeunesse aux horizons où s'égarent les nôtres, que leurs travaux, leurs bonheurs, leurs chagrins, se soient associés au décor où nous nous mouvons. Il faut que nos morts soient là autour de nous, dans les rues, dans la campagne, que les plus hautes et les plus humbles influences émanées des choses nous aient façonnés à travers eux de telle manière que le climat de notre ville soit entrée en nous comme son histoire et que, partout ailleurs, nous nous sentions un peu étrangers, dépaysés, pour employer le terme expressif dans lequel le langage populaire résume cette souffrance de la créature arrachée à l'atmosphère héréditaire, à cette communion sacrée du sol et de l'homme, hors de laquelle il n'y a ni foyer durable, ni unité d'action nationale, ni santé de l'esprit, ni certitude de la volonté. Hélas ! Dans notre France contemporaine, centralisée à l'extrême, combien ont été privés de cet appui premier ! À combien fut-il donné, qui l'ont méconnu ! Vous, Monsieur, vous aviez le bonheur d'être d'un pays. Vous avez eu la sagesse de vous y rattacher autant que la vie vous l'a permis. Le meilleur de votre talent vient de ce bonheur et de cette sagesse.
Peu s'en est fallu cependant que cette communion avec la terre natale ne vous fût refusée, à vous aussi. Vous étiez le fils d'un fonctionnaire, et, comme tel, condamné à toutes les chances d'une existence vagabonde qui vous eût, au gré des bureaux, promené du sud au nord et de l'est à l'ouest. Votre mère fut la fée protectrice qui vous sauva de ce danger. Vous avez raconté vous-même, dans ce délicat volume de souvenirs que vous avez intitulé Années de Printemps, avec quelle nostalgie elle se languissait loin de Bar-le-Duc, votre ville de famille, et comment elle n'eut de repos qu'après avoir décidé votre père, alors receveur des domaines, à solliciter sa nomination en pays lorrain. Vous ajoutez, non sans malice : « Si aux termes du Code l'épouse doit suivre son mari, en fait c'est le mari qui suit l'épouse. Sur cent fonctionnaires mariés, il y en a bien quatre-vingts qui finissent leur carrière dans le pays de leur femme. » Vous revîntes donc à l'âge des toutes premières impressions, dans votre terroir d'origine, dans cette vieille capitale du Barrois qui a donné à votre enfance des émotions si fraîches, à votre jeunesse de si gracieux thèmes de poésie, à votre maturité de précis et justes motifs pour vos tableaux de vie provinciale. C'est un coin bien particulier de la France que cette portion de la Lorraine qui touche à la Champagne, que ce pagus Barrensis qui va de la Marne à la Moselle. Ce n'est pas encore la frontière, mais c'en est l'approche, le premier morceau de notre marche de l'Est. Placée entre le versant du Rhin et celui de la Seine, comme à l'avant-garde de notre patrie, cette mince ligne de terre a vu naître dans un de ses villages, à Domrémy, le cœur de vierge où l'amour de la France a brûlé de la flamme la plus intense, cette Jeanne que votre compatriote et ami Bastien-Lepage a évoquée écoutant ses voix, dans une toile mémorable. Il lui a suffi, pour retrouver cette image héroïque en sa vérité, de copier une des filles de votre campagne et cette campagne elle-même. La nature ici n'est pas grandiose. C'est la terre des coteaux et des bois, de ces coteaux, comme s'exprime naïvement un vieux chroniqueur de Bar « où se récolte un vin bienfaisant et très ami de l'homme ». Oui. Nature aimable et qui se laisse approcher, qui se prête à la familiarité humaine, où l'hiver n'est pas trop rude, où l'été n'est pas trop brûlant, où il fait bon vivre, et qui enseigne cette philosophie ramassée dans la devise d'un de vos ducs : Moderata durant. La race qui s'est formée là est à la fois sensible et réfléchie, exaltée et judicieuse. Toutes les énergies passionnés d'un pays de frontière sont en elle, et tout le raisonnement d'une population avisée, qui a corrigé les exaltations de son histoire par l'enseignement que lui donnait cette terre sans aspects excessifs et d'utile labeur. Ce mélange singulier de poésie et de jugement a son symbole dans l'écusson de votre cher Bar-le-Duc où se voient « trois pensées feuillées et tigées au naturel », avec cet exergue : « Plus penser que dire. » Ces trois fleurs de mélancolie, c'est le blason d'un poète, d'un rêveur, d'un chimérique, et cette devise positive est celle d'un homme d'action et d'un réaliste. Ces deux éléments contradictoires se juxtaposent dans votre pays. Ils se sont juxtaposés dans votre vie et dans votre œuvre. N'avez-vous pas écrit de la même plume des vers lyriques et des récits d'observation, de fines élégies pleines de songe et des nouvelles de la plus humble réalité bourgeoise ?
Vous nous avez raconté vous-même, en des pages d'une discrète autobiographie, comment le jeune Lorrain qui était en vous a reçu dans la vieille cité des ducs de Bar ce double enseignement de poésie et de réalisme. Avec quelle émotion pieuse, dans ces mêmes Années de Printemps, vous avez évoqué cette ville haute, sa tour de l'Horloge, coiffée en éteignoir, son château ruiné, les antiques hôtels de ses parlementaires et ses jardins en terrasse ! Comme on sent que tous les aspects de cette rue du Bourg où vous demeuriez se sont fixés dans votre imagination d'enfant et quel peuple de fantômes habite encore pour vous ces maisons du XVIe siècle, avec leur perron en pierre, leur grille en fer forgé et les fantastiques gargouilles de leurs chéneaux ! Là, vous avez connu la fin de la province qu'aimait Balzac, celle des anciens émigrés, des chevaliers de Saint-Louis, survivant à leurs espérances, des vieilles chanoinesses, « minces et décolorées comme des fleurs sèches », des vétérans de la Révolution et du premier Empire. Parmi ces figures, deux se détachent avec un relief qui prouve à quel degré leur influence s'est imprimée dans votre jeune sensibilité, celle de votre grand-père d'abord, l'ancien capitaine de dragons de la Grande Armée, devenu, après les guerres, un simple inspecteur des forêts, amant passionné de son métier et qui vous a initié au culte des bois, puis la figure de votre arrière-grand'tante, une vieille demoiselle restée fille pour une romanesque fidélité à un sentiment contrarié, et qui était, elle, une amie passionnée des fleurs. Avec l'un, et quand il vous emmenait dans son bois du Petit-Juré, vous appreniez, suivant votre propre expression « à communier avec la terre ». Un paganisme inconscient s'éveillait en vous, à sentir circuler l'immense et silencieuse sève du monde dans les branches et les feuillages des arbres qui frémissaient sur votre tête, dans les mousses sur lesquelles vous vous étendiez, dans les brins d'herbe parmi lesquels vos regards curieux suivaient le pullulement de la vie animale. La profonde unité créatrice de l'univers se révélait à vous, et le poète encore à naître tressaillait dans votre cœur d'enfant. « Toute ma mythologie », avez-vous dit vous-même, « me revenait en tête, et je croyais sentir passer comme un frisson le souffle des Hamadryades ou entendre au loin la flûte du vieux Pan… » Avec l'autre, avec la vieille demoiselle que vous nous avez décrite dans des stances si émues, ouvrant un exemplaire de Zaïre, pour y contempler une relique d'amour, un œillet rouge séché entre deux pages, ce paganisme s'idéalisait, s'attendrissait en extases devant les miracles du monde végétal, et vous deveniez cet adorateur des plantes que vous êtes resté. Elle vous conduisait dans son jardin traversé par l'Ornain. Toutes les variétés de la flore de l'Est, les plus rares comme les plus communes, foisonnaient dans cet enclos, que tous vos lecteurs connaissent. Vous nous l'avez, à maintes reprises, minutieusement et amoureusement décrit, avec ses buis en boule, ses espaliers, son fouillis d'arbres et ses massifs qui dataient de l'enfance de la maîtresse du lieu. « Les fleurs, dites-vous, repoussaient chaque année aux mêmes places, il s'en dégageait une antique odeur, cordiale et pénétrante, qui semblait une émanation de l'esprit de la tante Thérèse… » Il circule dans tous vos poèmes rustiques cet arôme cordial et pénétrant, les deux mots qui définissent le mieux l'art du Chemin des Bois, du Bleu et du Noir, du Livre de la Payse. Vous nous racontez quelque part qu'au cours d'une de ces promenades, vous avez demandé un jour à votre éducatrice comment se composait le miel. Elle répondit : « Avec le cœur des fleurs » et, se baissant, elle cueillit une primevère, puis, posant sur vos lèvres le pistil humide et vert : « Goûte », ajouta-t-elle. « Et j'y goûtai, dites-vous, et je trouvai qu'elle avait raison... » Cette saveur d'un miel sauvage, composé de toutes les fleurs de Lorraine, c'est celle de tous vos vers de nature, et vous avez, à la façon des poètes, payé royalement votre dette à la douce morte qui vous a, la première, révélé le secret des vrais artistes, celui de faire de l'exquis avec les plus humbles choses : vous avez fixé son image dans l'élégie dont je parlais tout à l'heure. Je regrette qu'elle soit trop longue pour la citer toute. J'en redirai seulement les dernières stances, où vous montrez la promeneuse du jardin, devenue trop âgée pour errer dans les allées, et emprisonnée dans sa chambre, entre ses tentures de Flandre aux teintes passées, l'épinette silencieuse, les miroirs ternis et les meubles en bois de rose. Un livre, reprenez-vous,


… Un livre est seul parmi ces reliques fanées,
Et sous le papier mince et noirci d'un feuillet
Une fleur sèche y dort depuis soixante années.
Le livre c'est Zaïre, et la fleur un œillet.
 
L'été, près de la vitre, avec le vieux volume, 
La grand'tante se fait rouler dans son fauteuil…
Est-ce le clair soleil ou l'air chaud qui rallume
La couleur de sa joue et celle de son œil ?  

Elle penche son front jauni comme un ivoire 
Sur l'œillet qu'elle a peur de briser dans ses doigts,
Un souvenir d'amour chante dans sa mémoire,
Tandis que les pinsons gazouillent sur les toits.
 
Elle songe au matin où la fleur fut posée
Dans le vieux livre noir, par la main d'un ami ;
Et ses pleurs vont mouiller ainsi qu'une rosée
La page où soixante ans l'œillet rouge a dormi.

Quel chef-d'œuvre d'anthologie, que ce petit poème ! Plus simplement, quel chef-d'œuvre tout court et qui suffirait à classer l'artiste qui a miniaturé ce tableautin dans le groupe choisi des lyriques intimes de ce siècle : à côté et sur le même rang que le Sainte-Beuve des Consolations, que le Brizeux de Marie, que l'Antony Deschamps des Dernières Paroles ! Et ce n'est pas là, comme le célèbre sonnet d'Arvers, une de ces rencontres, un de ces « bonheurs » isolés qui n'ont pas eu de lendemain. Elles abondent chez vous, les pièces de cette qualité de sentiment. Chaque fois que vous avez demandé l'inspiration à vos souvenirs barrois, votre vers a rendu ce son ravissant de délicatesse et de rêverie. Que parlais-je de tableau et de miniature, tout à l'heure ! La définition de votre art, vous l'avez donnée vous-même ingénument et gracieusement par une comparaison empruntée à vos chères forêts, lorsque, vous rappelant le jour où vous aviez assemblé vos premières rimes, vous ajoutez : « J'étais si fier de ma strophe finale que je me la répétais du matin au soir à satiété, comme le loriot qui n'a que trois notes et qui les redit sans se lasser… » Beaucoup de savantes orchestrations dont le bruit nous a étourdis des années seront oubliées, alors que les amoureux de la poésie continueront d'écouter à travers vos œuvres les trois notes exquises de l'oiseau chanteur de Lorraine.
Âme lorraine, âme de frontière, âme complexe !… Qui le croirait ? Cette chanson d'oiseau des bois, vous avez eu le talent d'en fixer les modulations sauvages du fond d'un bureau, parmi la monotonie des occupations les plus régulières et les moins propres, semble-t-il, à une telle poésie, - car, à peine sorti du collège, vous avez dû quitter Bar-le-Duc et le jardin traversé par l'Ornain, et les bois du Petit-Juré, pour devenir tout bourgeoisement, tout prosaïquement un fonctionnaire ! Vous ne nous cachez pas que la secousse fut rude. « À la maison, dites-vous, une surprise désagréable m'attendait : l'administration venait de me nommer receveur des domaines à Auberive… » Et vous ne nous cachez pas davantage que vous vous êtes vite résigné. Après tout, que la même plume qui libellait des actes d'enregistrement ait pu écrire des vers comme les vôtres, c'est une contradiction sans doute assez extraordinaire, mais qui cependant s'explique encore. Certaines personnes d'une sensibilité très délicate acceptent volontiers et provoqueraient presque une existence en partie double. Entre la vérité secrète de leur cœur et la réalité quotidienne, elles établissent une sorte de cloison étanche. D'un côté, c'est leur « moi » profond et sincère, une pensée conforme à leur Idéal ; de l'autre, c'est l'animal extérieur, l'être de servitude et qui obéit aux devoirs de sa condition sans y mêler rien de lui-même. Un trait plus singulier de votre destinée intellectuelle est que vous ayez pu, vous le lyrique intime qu'avait façonné votre rêveuse enfance, devenir le romancier de mœurs à qui nous devons des études si exactes, si poussées, si réalistes, pour tout dire, de la société provinciale. Vous vous excusiez tout à l'heure de n'avoir jamais analysé que les cœurs peu compliqués des bûcherons et des charbonniers de la forêt. Vous oubliiez et Sauvageonne et le Fils Maugars et la Maison des Deux-Barbeaux, et Tante Aurélie, et Madame Heurteloup, et Bigarreau, et Amour d'Automne. J'allais citer presque tous vos livres où se révèle l'autre tendance de l'esprit lorrain, cette faculté d'y voir juste et net, ce positif et direct coup d'œil, sans illusion à la fois et sans pessimisme, tournure d'intelligence bien Française par cette qualité d'un bon sens lucide et précis. Comment s'est fait en vous le mariage de cette observation un peu terre à terre et de l'exquise imagination qui vous a dicté vos vers de nature, c'est un problème de psychologie littéraire que je livre à vos futurs biographes, comme aussi cet autre : pourquoi le délicat paysagiste qui est en vous a-t-il caché au lecteur habituel, voire à la critique, l'observateur désabusé qui a tracé des portraits de tyrans domestiques aussi vigoureux que celui du père Maugars ou de la vieille Heurteloup, et incarné le libertinage campagnard dans des types aussi brutaux que celui de Jean de Saint-André ou du beau-père de Sauvageonne ? Mais qui a pu traverser la vie littéraire sans apprendre qu'être célèbre, c'est être méconnu par plus de gens ? Lorsque l'on compare la légende qui s'établit autour de certaines œuvres à ces œuvres mêmes, on reste parfois étonné du degré de cette méconnaissance. Quoi de plus maladif et de plus tragique par exemple, et dès le début, que les belles nouvelles de Maupassant qui a, toute sa vie durant, passé pour un auteur gai, pour un jovial et gaulois conteur ? Quoi de plus imprégné d'une foi profonde, religieuse, presque superstitieuse, dans l'idéal et son triomphe, que l'œuvre de Renan dont le nom est devenu synonyme de scepticisme ? Et pour en revenir à vous, Monsieur, quoi de plus sévère, dans son ensemble, que votre tableau de la province, à vous qui passez pour un idyllique aquarelliste de sous-bois ?
Avec vous, du moins, cette équivoque de l'opinion a son excuse. Le poète, en effet, n'est jamais absent de vos peintures provinciales. Elles ressemblent à ces tableaux hollandais, qui représentent des intérieurs bourgeois avec des fenêtres ouvertes sur une perspective de campagne. C'est le poète, chez vous, qui peint ces fonds de verdures et de forêts, tandis que l'observateur, initié par son labeur quotidien à toutes les petitesses des petites gens, modèle les physionomies du premier plan. Vos personnages se divisent nettement en deux groupes : les uns, que j'appellerai des âmes de province, sont de la lignée de votre grand-père et de votre grand'tante ; les autres sont, - pour reprendre un mot spirituel d'un autre romancier, - des âmes de sous-préfectures, en qui vous avez discerné et marqué très nettement la plate médiocrité de la classe moyenne, lorsqu'elle se réduit, comme fait trop souvent la nôtre, à une existence de fonctionnaires ou de petits rentiers. Quoique vous ayez, emprisonné, vous aussi, dans la geôle, prudemment pratiqué dans ces études de mœurs, la devise que je citais : « Plus penser que dire », une conception très nette de la vie française se dégage de ces romans et en forme la philosophie. Vous croyez que la plante humaine ne vaut que par la force du terroir, par son attachement aux vieilles et simples mœurs par la rentrée dans la nature. Vous considérez que l'attrait fascinateur de Paris, cette conséquence morale de l'excessive centralisation, est une des pires causes d'appauvrissement pour notre vie nationale. Vous aimez et vous célébrez les êtres de coutume et de tradition, tous ceux qui ont demandé le secret de la force et de la santé intérieure aux souvenirs de leur race et à la familiarité avec la terre maternelle. Vous haïssez au contraire tous ceux qu'un des plus hardis psychologues de la génération nouvelle a définis d'un mot expressif : « des déracinés ». À voir la piété avec laquelle vous allez recueillant les chansons régionales, les termes pittoresques du patois, comme vous évoquez avec complaisance les scènes du labeur agreste, on devine que vous rêvez pour notre patrie une autre destinée, un retour à cette variété locale qui suppose des centres d'énergie indépendants, une diminution de ce despotisme de l'État qui efface chaque jour un peu davantage la physionomie de nos antiques provinces en diminuant un peu davantage l'initiative des individus, et c'est ainsi que vous nous amenez sans prédications, sans théories, aux mêmes conclusions que les maîtres les plus sévères de la Science sociale, un Le Play ou un Taine. Seulement, fidèle au programme de votre premier livre, vous nous y amenez par le chemin des écoliers, par le Chemin des Bois.
L'éloquente phrase du Fils naturel sur la bienfaisance du mariage jeune que vous nous avez citée tout à l'heure, montre que votre glorieux prédécesseur était arrivé, lui aussi, sur quelques points essentiels à une théorie de la santé sociale toute voisine de cet idéal traditionnel qui domine votre œuvre, et c'est une preuve de plus que la vérité morale marque le point de convergence des routes les plus opposées, car il est impossible d'imaginer un contraste plus complet que celui de vos conditions d'existence et de travail avec les conditions d'existence et de travail de M. Alexandre Dumas fils. Vous ne l'avez pas connu, vous venez de nous le dire. Mais vous l'avez rencontré, et le rencontrer, c'était ne pouvoir plus l'oublier. Vous vous rappelez certainement comme nous tous cette haute taille, cette carrure d'athlète, ce port altier, ce masque surtout, expressif et singulier, pétri d'intelligence et d'énergie, de gaieté virile et d'amertume cachée, d'ironie tout ensemble et de bonté, de sérénité courageuse et de mélancolie. Il y avait de tout cela dans ce profil accusé, avec son nez busqué, sa moustache hardie, son front éclairé de pensée, sa bouche à la fois indulgente et désenchantée, - et quel regard !… Ses yeux clairs, comme enchâssés dans des paupières un peu saillantes, avaient cette lucidité chirurgicale des grands médecins, des grands confesseurs et des grands hommes d'État. Il semblait qu'à travers tous les mensonges et aussi toutes les pudeurs, toutes les ignorances et toutes les duplicités, ce regard-là dût toujours percer jusqu'au fond l'être sur lequel il se posait et discerner dans l'âme le point malade, la plaie secrète à sonder et à guérir. Un je ne sais quoi de martial répandu sur toute sa personne disait que ce grand homme de théâtre avait dans les veines du sang d'homme de guerre, en même temps qu'une allure d'aristocratie native révélait un atavisme de grand seigneur chez ce courageux ouvrier de lettres qui avait commencé la vie en travaillant de sa plume pour gagner son pain. Ses cheveux, vaguement crêpelés autour de ses tempes, finissaient de dénoncer l'inattendu mélange de races qui avait contribué à produire cette créature extraordinaire. Il n'était pas seulement supérieur, il était à part. Vous avez prononcé à son occasion le mot de Parisien, et sans doute Dumas était un grand Parisien, celui peut-être depuis Balzac qui a le plus intimement pénétré cette prodigieuse ville. Pourtant cette appellation détonne, appliquée à cette génialité si riche. Il tranchait trop fortement, par son opulence de nature, sur le type d'humanité que produisent nos boulevards, nos salons et nos cénacles et dont le trait le plus marquant est un affinement critique, un peu voisin de l'impuissance. Non. Dumas était né à Paris. Il habitait Paris. Il sentait, il aimait profondément Paris. Mais là encore, il était hors cadre. Il eût été une exception partout. Je vous félicitais tout à l'heure, d'avoir connu et célébré la bienfaisance du terroir natal, des mœurs familiales, de l'hérédité simple. Ce bienfait que tant d'humbles destinées subissent sans l'apprécier, l'illustre auteur du Fils naturel et du Père prodigue l'a toujours regretté et il ne l'a jamais reçu. Il était né au-dessus et à côté de toutes les conditions qui assurent à un être humain un développement normal et qui lui permettent d'avoir des semblables, dût-il les dépasser. Enfant illégitime d'un artiste qui fut lui-même excessif de toutes manières, et par le retentissement de la renommée et par la prodigalité du génie, ses origines étaient si complexes qu'à trois générations en arrière il remontait à un aïeul gentilhomme et une aïeule esclave, et comme nous ne sommes jamais, suivant la saisissante formule du philosophe, que l'addition de notre race, jusqu'à la fin, même comblé d'honneurs et de gloire, il devait demeurer et s'en aller tel qu'il était venu, un dominateur à la fois et un révolté.
Cet indépendant irréductible avait à son service un esprit de conversation si original, qu'en le donnant à ses personnages, M. Dumas a renouvelé du coup le dialogue scénique. On comprenait, à l'entendre causer, l'enchantement qui jadis immobilisa Chênedollé auprès de Rivarol des mois durant, au point de bouleverser sa vie plutôt que de renoncer à l'ivresse de cette causerie. Il semble bien que c'était, chez tous les deux, à un siècle de distance, le même don incomparable de trouver sur place tour à tour des répliques inouïes d'à-propos, des raccourcis d'idées éclatant de justesse. Le Rivarol qui répondait à Rulhière disant : « Je n'ai fait qu'une méchanceté dans ma vie… » « Quand finira-t-elle ? » était vraiment le frère de Dumas refusant sa main à un ingrat auquel il avait jadis prêté de l'argent, avec cette parole : « Il n'y a plus rien dedans… » Et le causeur de Hambourg a-t-il rien trouvé de plus finement gai que cette boutade du causeur de Marly, sur un auteur dramatique qu'il avait, comme beaucoup d'autres, généreusement aidé de ses conseils et qui, après le succès, reniait cette collaboration : « C'est un garçon de beaucoup d'esprit, qui fait même des pièces à mes moments perdus… » Il y avait de tout dans cet esprit, de la profondeur et du pittoresque, - de la poésie au besoin et de la gaminerie : « Il est difficile d'écrire un Polyeucte en veston !… » disait-il en parlant de sa dernière œuvre : la Route de Thèbes. Il y avait de la défense surtout. Il s'est peint lui-même avec une exactitude photographique, et, passez-moi le mot, phonographique, dans le Ryons de l'Ami des femmes à qui Montègre demande : « Est-ce en ami que je dois vous aborder ? » et qui répond : « En ami de la veille. Mais nous avons l'avenir pour nous... » En lui, comme dans Ryons, comme dans Jalin, son autre sosie, il y avait du bretteur de conversation et du don Quichotte. On le sentait redoutable et magnanime, toujours sur le qui-vive et cependant incapable d'abuser de cet irrésistible don d'épigramme. Écrivant à quelqu'un qui lui tenait de près au cœur, il disait, donnant ainsi la meilleure définition de sa propre causerie : « Ce n'est pas l'esprit qui vous manque. Ne vous en servez, quand vous voudrez plaisanter, que pour plaisanter les choses, jamais les gens. Nous ne sommes pas assez longtemps sur la terre pour faire de la peine à quelqu'un, sous prétexte de rire un peu. Mais soyez sans pitié pour les orgueilleux et les insolents. Vous aurez de quoi vous rattraper… » Et il se conformait à cette règle, rentrant ses griffes pour jouer sans blesser, à la manière d'un grand félin que l'on sait et qui se sait formidable, alors même qu'il est le plus pacifique. En même temps, on le sentait très bon, d'une bonté généreuse d'être fort, loyal d'une loyauté absolue, et intimement, complètement juste, d'une justice qui n'oubliait jamais un procédé délicat on simplement gracieux. Aussi n'avait-on pas peur de ce terrible esprit qui n'a jamais sacrifié à une saillie, non pas même une amitié, comme tant de faiseurs de mots cruels, mais une camaraderie, une relation. Seulement l'arme était là, toujours prête. On devinait qu'il avait trop longtemps vécu dans un monde trop peu sûr, qu'il lui avait fallu, trop jeune, tenir tête à trop de trahisons, rencontrer trop d'hostilités. Moins puissant d'intelligence, et aussi moins honnête homme, il eût été un réfractaire. Moins noble de cœur, moins compatissant dans sa force pour les faiblesses des autres, il eût été un misanthrope. Il y a en lui les débris de l'un et de l'autre, mais amalgamés et fondus dans un moraliste, isolé lui-même au milieu du groupe des écrivains de cette sorte, car il est si hardi qu'il a parfois des allures de nihiliste et de destructeur ; il est si passionné qu'il inquiète les consciences à la minute même où il prétend les guérir, et avec cela il est si vivant, si éloquent, si poignant qu'il ne permet pas l'indifférence.
C'est que le moraliste en lui, vous l'avez noté, Monsieur, très finement, était né de la douleur. D'ordinaire, ceux qui font profession de dogmatiser sur la vie humaine, se sont formé une doctrine en raisonnant sur des idées. Ce sont des philosophes et qui, rencontrant la réalité, la jugent au nom d'un système. Ainsi firent jadis un Pascal, un La Bruyère, un Vauvenargues, ainsi plus près de nous, un Joubert et un Doudan. Dumas, lui, n'est arrivé à l'idée qu'à travers la réalité. Il a connu et senti la vie avant de la penser. Son effort vers une doctrine n'eut jamais rien de purement philosophique ni de froidement abstrait. Il a écrit, dans la Préface générale de son Théâtre, cette phrase éloquente : « Quand tu souffriras, regarde ta souffrance en face, elle t'apprendra quelque chose », et lui-même, dans l'admirable lettre à M. Cuvillier-Fleury qui précède la Femme de Claude, une de ces confessions publiques comme en ose seule la souveraine franchise du génie, il a démontré que son œuvre entière n'était que la mise en pratique de cette courageuse maxime. C'est le mot de toutes ses pièces et de tous ses livres, le principe de leur portée et de leur limitation. Vous nous avez rappelé fort heureusement en quels termes il avait formulé le programme de son effort d'écrivain : « Je cherchai le point sur lequel ma faculté d'observation pouvait se porter avec le plus de fruit. Ce point, c'était l'amour… Dumas faisait cette déclaration de bonne foi. Il s'abusait lui-même en croyant qu'il avait abordé les problèmes de l'amour par choix et pour des raisons de doctrine. Il s'y était attaqué parce qu'il en avait souffert. Il ne les avait pas choisis, il s'y était heurté, et cela dès la première heure où sa pensée éveillée avait commencé de réfléchir. Examinez les quelques thèses sur lesquelles il n'a jamais varié, vous trouverez derrière toutes la trace d'une misère ou d'une blessure personnelle. S'il a mené, par exemple, lui, le grand révolutionnaire, une campagne acharnée contre l'amour libre, que les romantiques de son époque justifiaient par la passion, que les féministes d'aujourd'hui justifient par le droit de la femme, c'est qu'aussitôt jeté dans le monde il avait connu la rançon de chagrin que ces caprices du cœur et des sens infligent, non pas aux coupables qui s'en grisent, mais, aux autres, aux innocents qui les expient. Écoutez de quel ton, devenu soudain très grave, le spirituel Ryons prononce cette phrase : - « Quand on est honnête femme, il n'y a plus qu'une chose à faire, quoi qu'il arrive et quoi qu'il en coûte, c'est de rester honnête. Autrement, il y a trop de gens qui en souffrent plus tard. » Ce soupir douloureux, c'est Dumas lui-même qui le pousse par la bouche d'un de ses héros favoris, de ceux dont un écrivain d'imagination peut dire : « Hic est filius meus, in quo mihi bene complacui. » Rapprochés du début de l'Affaire Clémenceau, ces mots de l'Ami des Femmes prennent tout leur sens. C'est la plainte de l'homme de cœur qui a reçu la vie hors du mariage, et qui, tout jeune, s'est trouvé différent des autres. Humilié et brutalisé par des inconscients à cause de cette différence, il n'a pu s'empêcher de penser, en méprisant l'injustice de ses bourreaux : « Plus de vertu chez ceux à qui je dois le jour, et cette épreuve m'eût été épargnée… » Et voilà pourquoi, ayant regardé cette douleur en face, le moraliste chez Dumas conclut à la nécessité sociale de la vertu dans l'amour. Lorsqu'il a grandi et qu'il s'est trouvé lancé dans ce qu'il appelle le « paganisme de la vie moderne », il a de nouveau rencontré l'amour libre, prodiguant ses sourires, ses tentations, ses misères, et il a aussitôt senti la cruauté d'exploitation du demi-monde, exploitation de l'argent de l'homme, de son repos, de son honneur, par les Albertine de la Borde, et les Suzanne d'Ange d'une part, exploitation du cœur de la courtisane, quand elle en a un, par l'homme qui ne voit en elle qu'une machine à plaisir. Vous souvenez-vous des vers dans lesquels il a raconté le convoi de la Dame aux Camélias :
… Pauvre fille, on m'a dit qu'à votre heure dernière
Une main mercenaire avait fermé vos yeux
Et que, sur le chemin qui mène au cimetière
Vos amis d'autrefois étaient réduits à deux… ?
La femme et l'homme lui sont alors apparus, dans ces relations fantaisistes que l'on décore du joli nom de galanterie ; comme deux ennemis armés, et comme deux ennemis encore dans ces relations plus romanesques que l'on décore du noble nom de passion. Il a diagnostiqué, de son même regard chirurgical, le microbe de haine et de douleur caché dans l'adultère aussi bien que dans la prostitution, et il a commencé, pour ne la finir qu'à la mort, cette campagne « contre l'amour courant, qui est en voiture, au bal, qui rit pendant, qui se plaint après, qui recommence et qui, sous cette double forme : prostitution, adultère, mine peu à peu la famille, sans qu'on s'en aperçoive, comme les rats minent une maison à l'insu des locataires ». Et il ajoute : « Je suis las d'entendre toujours répéter les mêmes sophismes, les mêmes subtilités, touchant cette vieille question, et j'ai voulu, avant de mourir, me donner la joie d'imprimer la vérité toute nue… » Ces lignes sont datées du mois de décembre 1867, il y a précisément trente années. Elles résumaient l'œuvre de Dumas à cette date, elles résument cette œuvre depuis cette date, et leur sévérité toute chrétienne fait comprendre qu'il ait pu s'écrier, au cours d'une conversation avec le généreux évêque d'Orléans : « S'il n'y avait que des croyants comme vous et des hérétiques comme moi, Monseigneur, l'entente se ferait vite… »
C'est qu'en effet il y a de l'apostolat, et de l'apostolat chrétien, dans cette manière de comprendre sa propre expérience, comme une leçon dont faire profiter les autres, et sa propre douleur comme une épreuve à leur épargner. Cette vertu de charité intellectuelle explique, plus encore qu'un prodigieux talent de constructeur dramatique, la prise étonnante que cet artiste, d'un faire parfois si dur, d'une poigne si volontiers meurtrière, eut toujours sur le public. Les femmes surtout ne s'y sont jamais trompées. Elles ont senti, dès le premier jour, que cet écrivain qui parlait d'elles tantôt avec une indignation si âpre, tantôt avec une ironie si insolente, les aimait, les plaignait profondément, tendrement. Il avait eu beau lancer son fameux : « Tue-la. » Il avait eu beau les traiter « d'êtres illogiques, subalternes et malfaisants », déclarer que la pire folie pour un homme était de mettre sa vie et son honneur dans les mains de ces créatures « dont le principal souci est de s'habiller tantôt comme des sonnettes, tantôt comme des parapluies », elles lui pardonnaient et ses anathèmes et ses boutades, parce qu'il était aussi celui qui avait écrit : « J'ai toujours fait ce que j'ai pu pour empêcher une femme de descendre quand je l'ai vue en haut, et pour la faire remonter quand je l'ai vue en bas… » Elles lui savaient gré même de ses duretés pour elles, parce qu'elle y voyaient la preuve de la tragique importance qu'il attachait au problème de l'amour. Il les discutait, il les critiquait, mais il les comprenait. Elles avaient pour lui des reconnaissances de pénitentes pour un directeur de conscience, intelligent de leur sensibilité comme un complice, secourable comme un ami, et cependant inflexible comme un juge. La morale qu'elles venaient recevoir, ou du moins écouter, dans la salle du Gymnase ou celle du Théâtre-Français était quelquefois bien amère quand la pièce s'appelait la Visite de Noces ou la Femme de Claude, bien hardie quand cette pièce s'appelait les Idées de Madame Aubray, bien persifleuse, sinon bien outrageante quand cette pièce était l'Ami des Femmes ou le Demi-Monde. Mais c'était une morale issue de la vie, frémissante d'expérience directe, et comme encore brûlante de la flamme des passions où l'auteur s'était jeté pour l'en arracher. À ce prédicateur laïque, tout langage était bon pour dire sa pensée. Tantôt il la causait, cette pensée, sur le ton railleur, j'allais dire avec la blague d'un vieux garçon adossé à une cheminée, dans un cercle parisien. Vous vous rappelez Lebonnard dans la Visite et Stan dans Francillon. Tantôt, avec le Rémonin de l'Étrangère, avec le Leverdet de l'Ami des Femmes, avec le Barantin des Idées de Madame Aubray, il l'exposait à la façon d'un professionnel de laboratoire ou de bibliothèque. D'autres fois, il solennisait cette pensée avec un Montaiglin ou un Claude Rupert au point de faire prononcer sur les planches des phrases qui ne s'entendent que dans les églises. Qui n'a frémi à la magnifique prière du troisième acte, dans la Femme de Claude : « Créateur de toutes choses, maître tout-puissant de l'espace, du temps, des mondes, de tout ce que nous voyons, de tout ce que nous ignorons… Cette femme a parlé de repentir, faites que cela soit vrai ! Amenez à la lumière et à la vérité cette âme attardée et pleine de ténèbres… » ? Mais, solennisées, professées, ou simplement causées, ces idées n'étaient jamais conventionnelles. Non seulement l'écrivain les croyait vraies, mais il les avait éprouvées vraies. Derrière ses doctrines, sa personne était là, avec son énergie et son courage d' « outlaw », d'homme indépendant et isolé, comme le Moïse dans lequel Vigny a célébré la destinée du législateur ; et n'y avait-il pas du législateur, comme vous l'avez si bien dit, dans cette ambition d'atteindre les mœurs à travers l'art, professée ouvertement par Dumas ? Mon Dieu, vous m'avez fait puissant et solitaire…
En faut-il plus pour expliquer que les dévotes de ce génie passionné aient été innombrables et en France et à l'étranger. C'est le plus dangereux des triomphes pour un écrivain que ces dévotions-là, mais aussi le plus flatteur et le plus envié. Et les poètes, les romanciers, les auteurs dramatiques ont-ils si tort d'attacher ce haut prix au suffrage du délicat esprit féminin ? Ne sont-ils pas, d'abord et surtout, les peintres de l'émotion, et l'émotion, qui n'est qu'un accident de la vie de l'homme, n'est-elle pas la vie entière de la femme ? Et puis, celle-ci est beaucoup plus libre que l'homme des préjugés esthétiques. Elle n'a pas besoin de donner des raisons abstraites à ses enthousiasmes. Sa spontanéité s'exalte ou s'attendrit quand l'homme discute encore et se réserve. Et, ce faisant, elle y voit presque toujours plus juste. Elle reconnaît si la copie du cœur humain, objet premier de l'œuvre d'imagination, est ressemblante ou ne l'est pas. Passez en revue la suite des artistes que les femmes ont ainsi révélés et consacrés : ils se sont appelés dans ce siècle Chateaubriand, Lamartine, Balzac, Alfred de Musset ; et que nos contemporaines aient ajouté à cette élite de leurs écrivains préférés l'analyste implacable de la Visite de Noces, l'austère justicier de la Femme de Claude, l'évangélique utopiste des Idées de Madame Aubray, c'est le plus sûr éloge, me semble-t-il, que l'on puisse faire et d'elles et de lui.
Quelque légitime pourtant que soit l'enthousiasme des femmes autour d'un écrivain, et précisément parce qu'il devance la critique et procède de l'émotion, il n'est pas toujours partagé par la portion masculine du public qui réclame d'un auteur les hautes vertus intellectuelles à côté des grâces et des séductions sentimentales. Dumas eut cette fortune et ce mérite que son œuvre suscitât chez les hommes un égal mouvement de curiosité passionnée, et cela non seulement parmi le large public ingénu qui aime le théâtre pour le théâtre, et qu'une pièce bien faite est toujours sûre de dompter, mais parmi cet autre public plus difficile, celui des lettrés qui demandent à une comédie de supporter l'épreuve du volume ouvert au coin du feu, lentement, froidement, loin du prestige de la rampe et du jeu décevant des acteurs. Toutes ses comédies l'ont traversée, cette périlleuse épreuve. Elles y ont résisté. Nous pouvons en conclure dès aujourd'hui que ces œuvres si actuelles, si modernes, si momentanées, eût-on pu croire, par les sujets et par les caractères, sont de celles qui dureront. C'est qu'Alexandre Dumas, par là-même qu'il opérait dans la chair vive, se trouve avoir d'instinct pris sa place dans le mouvement le plus original de notre époque, celui par lequel notre âge sera défini plus tard. Il aura exécuté au théâtre un travail semblable à celui de Stendhal, de Balzac et de Flaubert dans le roman, de Sainte-Beuve et de Taine dans la critique, de Thierry et de Michelet dans l'histoire. Il a introduit sur les planches toute la vérité dont elles sont capables. Il a fait de son théâtre, pour prendre la formule d'un des maîtres de cette révolution, une psychologie vivante. Par là, son œuvre s'associe à cette vaste poussée d'esprit scientifique qui circule d'un bout à l'autre de ce siècle et qui demeurera sa grandeur inégalée. Siècle douloureux, chaotique, heurté, troublé, qui a tout entrepris, si peu achevé, et dont on a pu dire cette parole désespérée, qu'il avait été fécond en avortements ! Il a pourtant réussi dans une de ses entreprises, il a fondé la Science. Si cette Science n'a pas produit tout ce qu'en attendaient, voici cinquante ans, ses premiers adeptes, un Taine et un Renan, si elle n'a pas résolu les problèmes de cause et de destinées qu'elle ne s'était d'ailleurs jamais posés, si dans le monde physique comme dans le monde moral elle a dû accepter et définir elle-même un domaine de l'Inconnaissable, et laisser à d'autres méthodes que les siennes, la liberté d'y pénétrer, elle n'en a pas moins exécuté une tâche immense. La conception exacte et vérifiée des lois de l'univers matériel est acquise pour toujours, et pour toujours cette conception parallèle que l'univers moral a ses lois aussi, qu'il y a une science de l'éducation, une science du langage, une science de la politique, une science des mœurs. La mise en pratique de ces lois est le legs que ce siècle finissant, ce brave ouvrier de XIXe siècle, apporte au siècle commençant. À ce legs les écrivains qui ont étudié la vie humaine avec un intransigeant souci de la réalité auront collaboré au même titre que les philosophes et que les savants proprement dits. Quand les générations nouvelles passeront la revue des livres, romans, poèmes, pièces de théâtre, essais de tous genres où se sera dépensé notre effort de ces cent dernières années. Elles en écarteront sans doute comme caducs bien des ouvrages qui furent célèbres, mais où la rhétorique et la mode eurent trop de place, elles en retiendront, j'en ai la foi profonde, ceux qui auront été composés avec ce passionné scrupule d'exactitude. Il n'est pas téméraire d'affirmer que la part d'Alexandre Dumas sera très grande dans ce suprême triage, parce qu'il a beaucoup cherché, beaucoup aimé la vérité. Hélas ! cette forte phalange de nos grands aînés, qui avaient avec Flaubert doublé le roman de physiologie, avec Renan l'histoire religieuse d'exégèse, renouvelé avec Taine et Fustel l'histoire littéraire et politique par l'étude des origines des milieux et des races, la poésie avec Leconte de Lisle par l'érudition visionnaire, nous l'avons vue s'en aller tout entière. En disant adieu aujourd'hui à l'un de ces glorieux aînés au nom de nos confrères, j'éprouve un peu de la mélancolie que devaient ressentir il y a soixante ans les simples officiers en voyant disparaître, un par un, les quelques survivants parmi les généraux de la Grande Armée. C'est un des derniers maréchaux des lettres françaises dont nous saluons aujourd'hui la mémoire, et notre découragement, à la pensée des irréparables pertes subies ici depuis ces dernières années, serait bien grand si nous ne nous rappelions justement le conseil de vaillance qui s'échappait de toute la personne d'Alexandre Dumas et si nous n'entendions sa voix nous redire à tous le mot d'ordre viril de l'existence littéraire, de toute existence peut-être, celui par lequel se termine un de ses chefs-d'œuvre : « Et, maintenant, allons travailler… »

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021