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BIBLIOBUS Littérature

96. Études analytiques - Physiologie du mariage ou ; Méditations de philosophie éclectique sur le bonheur et le malheur conjugal. 1° PARTIE : Considérations générales.

 
DÉDICACE.
Faites attention à ces mots (page 367) : « L’homme supérieur à qui ce livre est dédié » n’est-ce pas vous dire : — « C’est à vous ? »
L’AUTEUR.



La femme qui, sur le titre de ce livre, serait tentée de l’ouvrir, peut s’en dispenser, elle l’a déjà lu sans le savoir. Un homme, quelque malicieux qu’il puisse être, ne dira jamais des femmes autant de bien ni autant de mal qu’elles en pensent elles-mêmes. Si, malgré cet avis, une femme persistait à lire l’ouvrage, la délicatesse devra lui imposer la loi de ne pas médire de l’auteur, du moment où, se privant des approbations qui flattent le plus les artistes, il a en quelque sorte gravé sur le frontispice de son livre la prudente inscription mise sur la porte de quelques établissements : Les dames n’entrent pas ici.

 

SOMMAIRE

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE. Considérations générales
Méditation I : Le sujet
Méditation II : Statistique conjugale
Méditation III : De la femme honnête
Méditation IV : De la femme vertueuse
Méditation V : Des prédestinés
Méditation VI : Des pensionnats
Méditation VII : De la Lune de Miel
Méditation VIII : Des premiers symptômes
Méditation IX : Épilogue



DEUXIÈME PARTIE. Des moyens de défense à l’intérieur et à l’extérieur
Méditation X : Traité de politique maritale
Méditation XI : De l’instruction en ménage
Méditation XII : Hygiène du mariage
Méditation XIII : Des moyens personnels
Méditation XIV : Des appartements
Méditation XV : De la douane
Méditation XVI : Charte conjugale
Méditation XVII : Théorie du lit
Méditation XVIII : Des révolutions conjugales
Méditation XIX : De l’amant
Méditation XX : Essai sur la police
Méditation XXI : L’art de rentrer chez soi
Méditation XXII : Des péripéties



TROISIÈME PARTIE. De la guerre civile
Méditation XXIII : Des manifestes
Méditation XXIV : Principes de Stratégie
Méditation XXV : Des alliés
Méditation XXVI : Des différentes armes
Méditation XXVII : Des derniers symptômes
Méditation XXVIII : Des compensations
Méditation XXIX : De la paix conjugale
Méditation XXX : Conclusion

Post-scriptum

INTRODUCTION.

« Le mariage ne dérive point de la nature. — La famille orientale diffère entièrement de la famille occidentale. — L’homme est le ministre de la nature, et la société vient s’enter sur elle. — Les lois sont faites pour les mœurs, et les mœurs varient. »

Le mariage peut donc subir le perfectionnement graduel auquel toutes les choses humaines paraissent soumises.

Ces paroles, prononcées devant le Conseil-d’État par Napoléon lors de la discussion du Code civil, frappèrent vivement l’auteur de ce livre ; et, peut-être, à son insu, mirent-elles en lui le germe de l’ouvrage qu’il offre aujourd’hui au public. En effet, à l’époque où, beaucoup plus jeune, il étudia le Droit français, le mot ADULTÈRE lui causa de singulières impressions. Immense dans le code, jamais ce mot n’apparaissait à son imagination sans traîner à sa suite un lugubre cortége. Les Larmes, la Honte, la Haine, la Terreur, des Crimes secrets, de sanglantes Guerres, des Familles sans chef, le Malheur se personnifiaient devant lui et se dressaient soudain quand il lisait le mot sacramentel : ADULTÈRE ! Plus tard, en abordant les plages les mieux cultivées de la société, l’auteur s’aperçut que la sévérité des lois conjugales y était assez généralement tempérée par l’Adultère. Il trouva la somme des mauvais ménages supérieure de beaucoup à celle des mariages heureux. Enfin il crut remarquer, le premier, que, de toutes les connaissances humaines, celle du Mariage était la moins avancée. Mais ce fut une observation de jeune homme ; et, chez lui comme chez tant d’autres, semblable à une pierre jetée au sein d’un lac, elle se perdit dans le gouffre de ses pensées tumultueuses. Cependant l’auteur observa malgré lui ; puis il se forma lentement dans son imagination, comme un essaim d’idées plus ou moins justes sur la nature des choses conjugales. Les ouvrages se forment peut-être dans les âmes aussi mystérieusement que poussent les truffes au milieu des plaines parfumées du Périgord. De la primitive et sainte frayeur que lui causa l’Adultère et de l’observation qu’il avait étourdiment faite, naquit un matin une minime pensée où ses idées se formulèrent. C’était une raillerie sur le mariage : deux époux s’aimaient pour la première fois après vingt-sept ans de ménage.

Il s’amusa de ce petit pamphlet conjugal et passa délicieusement une semaine entière à grouper autour de cette innocente épigramme la multitude d’idées qu’il avait acquises à son insu et qu’il s’étonna de trouver en lui. Ce badinage tomba devant une observation magistrale. Docile aux avis, l’auteur se rejeta dans l’insouciance de ses habitudes paresseuses. Néanmoins ce léger principe de science et de plaisanterie se perfectionna tout seul dans les champs de la pensée : chaque phrase de l’œuvre condamnée y prit racine, et s’y fortifia, restant comme une petite branche d’arbre qui, abandonnée sur le sable par une soirée d’hiver, se trouve couverte le lendemain de ces blanches et bizarres cristallisations que dessinent les gelées capricieuses de la nuit. Ainsi l’ébauche vécut et devint le point de départ d’une multitude de ramifications morales. Ce fut comme un polype qui s’engendra de lui-même. Les sensations de sa jeunesse, les observations qu’une puissance importune lui faisait faire, trouvèrent des points d’appui dans les moindres événements. Bien plus, cette masse d’idées s’harmonia, s’anima, se personnifia presque et marcha dans les pays fantastiques où l’âme aime à laisser vagabonder ses folles progénitures. À travers les préoccupations du monde et de la vie, il y avait toujours en l’auteur une voix qui lui faisait les révélations les plus moqueuses au moment même où il examinait avec le plus de plaisir une femme dansant, souriant ou causant. De même que Méphistophélès montre du doigt à Faust dans l’épouvantable assemblée du Broken de sinistres figures, de même l’auteur sentait un démon qui, au sein d’un bal, venait lui frapper familièrement sur l’épaule et lui dire : — Vois-tu, ce sourire enchanteur ? c’est un sourire de haine. Tantôt le démon se pavanait comme un capitan des anciennes comédies de Hardy. Il secouait la pourpre d’un manteau brodé et s’efforçait de remettre à neuf les vieux clinquants et les oripeaux de la gloire. Tantôt il poussait, à la manière de Rabelais, un rire large et franc, et traçait sur la muraille d’une rue un mot qui pouvait servir de pendant à celui de : — Trinque ! seul oracle obtenu de la dive bouteille. Souvent ce Trilby littéraire se laissait voir assis sur des monceaux de livres ; et, de ses doigts crochus, il indiquait malicieusement deux volumes jaunes, dont le titre flamboyait aux regards. Puis, quand il voyait l’auteur attentif, il épelait d’une voix aussi agaçante que les sons d’un harmonica : — PHYSIOLOGIE DU MARIAGE ! Mais presque toujours, il apparaissait, le soir, au moment des songes. Caressant comme une fée, il essayait d’apprivoiser par de douces paroles l’âme qu’il s’était soumise. Aussi railleur que séduisant, aussi souple qu’une femme, aussi cruel qu’un tigre, son amitié était plus redoutable que sa haine ; car il ne savait pas faire une caresse sans égratigner. Une nuit entre autres, il essaya la puissance de tous ses sortiléges et les couronna par un dernier effort. Il vint, il s’assit sur le bord du lit, comme une jeune fille pleine d’amour, qui d’abord se tait, mais dont les yeux brillent, et à laquelle son secret finit par échapper. — Ceci, dit-il, est le prospectus d’un scaphandre au moyen duquel on pourra se promener sur la Seine à pied sec. Cet autre volume est le rapport de l’Institut sur un vêtement propre à nous faire traverser les flammes sans nous brûler. Ne proposeras-tu donc rien qui puisse préserver le mariage des malheurs du froid et du chaud ? Mais, écoute ? Voici L’ART DE CONSERVER LES SUBSTANCES ALIMENTAIRES, L’ART D’EMPÉCHER LES CHEMINÉES DE FUMER, L’ART DE FAIRE DE BONS MORTIERS, L’ART DE METTRE SA CRAVATE, L’ART DE DÉCOUPER LES VIANDES.

Il nomma en une minute un nombre si prodigieux de livres, que l’auteur en eut comme un éblouissement.

— Ces myriades de livres ont été dévorés, disait-il, et cependant tout le monde ne bâtit pas et ne mange pas, tout le monde n’a pas de cravate et ne se chauffe pas, tandis que tout le monde se marie un peu !… Mais tiens, vois ?…

Sa main fit alors un geste, et sembla découvrir dans le lointain un océan où tous les livres du siècle se remuaient comme par des mouvements de vagues. Les in-18 ricochaient ; les in-8o qu’on jetait rendaient un son grave, allaient au fond et ne remontaient que bien péniblement, empêchés par des in-12 et des in-32 qui foisonnaient et se résolvaient en mousse légère. Les lames furieuses étaient chargées de journalistes, de protes, de papetiers, d’apprentis, de commis d’imprimeurs, de qui l’on ne voyait que les têtes pêle-mêle avec les livres. Des milliers de voix criaient comme celles des écoliers au bain. Allaient et venaient dans leurs canots quelques hommes occupés à pêcher les livres et à les apporter au rivage devant un grand homme dédaigneux, vêtu de noir, sec et froid : c’était les libraires et le public. Du doigt le Démon montra un esquif nouvellement pavoisé, cinglant à pleines voiles et portant une affiche en guise de pavillon ; puis, poussant un rire sardonique, il lut d’une voix perçante : — PHYSIOLOGIE DU MARIAGE.

L’auteur devint amoureux, le diable le laissa tranquille, car il aurait eu affaire à trop forte partie s’il était revenu dans un logis habité par une femme. Quelques années se passèrent sans autres tourments que ceux de l’amour, et l’auteur put se croire guéri d’une infirmité par une autre. Mais un soir il se trouva dans un salon de Paris, où l’un des hommes qui faisaient partie du cercle décrit devant la cheminée par quelques personnes prit la parole et raconta l’anecdote suivante d’une voix sépulcrale.

— Un fait eut lieu à Gand au moment où j’y étais. Attaquée d’une maladie mortelle, une dame, veuve depuis dix ans, gisait sur son lit. Son dernier soupir était attendu par trois héritiers collatéraux qui ne la quittaient pas, de peur qu’elle ne fît un testament au profit du Béguinage de la ville. La malade gardait le silence, paraissait assoupie, et la mort semblait s’emparer lentement de son visage muet et livide. Voyez-vous au milieu d’une nuit d’hiver les trois parents silencieusement assis devant le lit ? Une vieille garde-malade est là qui hoche la tête, et le médecin, voyant avec anxiété la maladie arrivée à son dernier période, tient son chapeau d’une main, et de l’autre fait un geste aux parents, comme pour leur dire : « Je n’ai plus de visites à vous faire. » Un silence solennel permettait d’entendre les sifflements sourds d’une pluie de neige qui fouettait sur les volets. De peur que les yeux de la mourante ne fussent blessés par la lumière, le plus jeune des héritiers avait adapté un garde-vue à la bougie placée près du lit, de sorte que le cercle lumineux du flambeau atteignait à peine à l’oreiller funèbre, sur lequel la figure jaunie de la malade se détachait comme un christ mal doré sur une croix d’argent terni. Les lueurs ondoyantes jetées par les flammes bleues d’un pétillant foyer éclairaient donc seules cette chambre sombre, où allait se dénouer un drame. En effet, un tison roula tout à coup du foyer sur le parquet comme pour présager un événement. À ce bruit, la malade se dresse brusquement sur son séant, elle ouvre deux yeux aussi clairs que ceux d’un chat, et tout le monde étonné la contemple. Elle regarde le tison marcher ; et, avant que personne n’eût songé à s’opposer au mouvement inattendu produit par une sorte de délire, elle saute hors de son lit, saisit les pincettes, et rejette le charbon dans la cheminée. La garde, le médecin, les parents, s’élancent, prennent la mourante dans leurs bras, elle est recouchée, elle pose la tête sur le chevet ; et quelques minutes sont à peine écoulées, qu’elle meurt, gardant encore, après sa mort, son regard attaché sur la feuille de parquet à laquelle avait touché le tison. À peine la comtesse Van-Ostroëm eut-elle expiré, que les trois cohéritiers se jetèrent un coup d’œil de méfiance, et, ne pensant déjà plus à leur tante, se montrèrent le mystérieux parquet. Comme c’était des Belges, le calcul fut chez eux aussi prompt que leurs regards. Il fut convenu, par trois mots prononcés à voix basse, qu’aucun d’eux ne quitterait la chambre. Un laquais alla chercher un ouvrier. Ces âmes collatérales palpitèrent vivement quand, réunis autour de ce riche parquet, les trois Belges virent un petit apprenti donnant le premier coup de ciseau. Le bois est tranché. — « Ma tante a fait un geste !… dit le plus jeune des héritiers. — Non, c’est un effet des ondulations de la lumière !… » répondit le plus âgé qui avait à la fois l’œil sur le trésor et sur la morte. Les parents affligés trouvèrent, précisément à l’endroit où le tison avait roulé, une masse artistement enveloppée d’une couche de plâtre. — « Allez !… » dit le vieux cohéritier. Le ciseau de l’apprenti fit alors sauter une tête humaine, et je ne sais quel vestige d’habillement leur fit reconnaître le comte que toute la ville croyait mort à Java et dont la perte avait été vivement pleurée par sa femme.

Le narrateur de cette vieille histoire était un grand homme sec, à l’œil fauve, à cheveux bruns, et l’auteur crut apercevoir de vagues ressemblances entre lui et le démon qui, jadis, l’avait tant tourmenté ; mais l’étranger n’avait pas le pied fourchu. Tout à coup le mot ADULTÈRE sonna aux oreilles de l’auteur ; et alors, cette espèce de cloche réveilla, dans son imagination, les figures les plus lugubres du cortége qui naguère défilait à la suite de ces prestigieuses syllabes.

À compter de cette soirée, les persécutions fantasmagoriques d’un ouvrage qui n’existait pas recommencèrent ; et, à aucune époque de sa vie, l’auteur ne fut assailli d’autant d’idées fallacieuses sur le fatal sujet de ce livre. Mais il résista courageusement à l’esprit, bien que ce dernier rattachât les moindres événements de la vie à cette œuvre inconnue, et que, semblable à un commis de la douane, il plombât tout de son chiffre railleur.

Quelques jours après, l’auteur se trouva dans la compagnie de deux dames. La première avait été une des plus humaines et des plus spirituelles femmes de la cour de Napoléon. Arrivée jadis à une haute position sociale, la restauration l’y surprit, et l’en renversa ; elle s’était faite ermite. La seconde, jeune et belle, jouait en ce moment, à Paris, le rôle d’une femme à la mode. Elles étaient amies, parce que l’une ayant quarante ans et l’autre vingt-deux, leurs prétentions mettaient rarement en présence leur vanité sur le même terrain. L’auteur étant sans conséquence pour l’une des deux dames, et l’autre l’ayant deviné, elles continuèrent en sa présence une conversation assez franche qu’elles avaient commencée sur leur métier de femme.

— Avez-vous remarqué, ma chère, que les femmes n’aiment en général que des sots ? — Que dites-vous donc là, duchesse ? et comment accorderez-vous cette remarque avec l’aversion qu’elles ont pour leurs maris ? — (Mais c’est une tyrannie ! se dit l’auteur. Voilà donc maintenant le diable en cornette ?…) — Non, ma chère, je ne plaisante pas ! reprit la duchesse, et il y a de quoi faire frémir pour soi-même, depuis que j’ai contemplé froidement les personnes que j’ai connues autrefois. L’esprit a toujours un brillant qui nous blesse, l’homme qui en a beaucoup nous effraie peut-être, et s’il est fier, il ne sera pas jaloux, il ne saurait donc nous plaire. Enfin nous aimons peut-être mieux élever un homme jusqu’à nous que de monter jusqu’à lui… Le talent a bien des succès à nous faire partager, mais le sot donne des jouissances ; et nous préférons toujours entendre dire : « Voilà un bien bel homme ! » à voir notre amant choisi pour être de l’Institut. — En voilà bien assez, duchesse ! vous m’avez épouvantée.

Et la jeune coquette, se mettant à faire les portraits des amants dont raffolaient toutes les femmes de sa connaissance, n’y trouva pas un seul homme d’esprit. — Mais, par ma vertu, dit-elle, leurs maris valent mieux…

— Ces gens sont leurs maris ! répondit gravement la duchesse…

— Mais, demanda l’auteur, l’infortune dont est menacé le mari en France est-elle donc inévitable ?

— Oui ! répondit la duchesse en riant. Et l’acharnement de certaines femmes contre celles qui ont l’heureux malheur d’avoir une passion prouve combien la chasteté leur est à charge. Sans la peur du diable, l’une serait Laïs ; l’autre doit sa vertu à la sécheresse de son cœur ; celle-là à la manière sotte dont s’est comporté son premier amant ; celle-là…

L’auteur arrêta le torrent de ces révélations en faisant part aux deux dames du projet d’ouvrage par lequel il était persécuté, elles y sourirent, et promirent beaucoup de conseils. La plus jeune fournit gaiement un des premiers capitaux de l’entreprise, en disant qu’elle se chargeait de prouver mathématiquement que les femmes entièrement vertueuses étaient des êtres de raison.

Rentré chez lui, l’auteur dit alors à son démon : — Arrive ? Je suis prêt. Signons le pacte ! Le démon ne revint plus.

Si l’auteur écrit ici la biographie de son livre, ce n’est par aucune inspiration de fatuité. Il raconte des faits qui pourront servir à l’histoire de la pensée humaine, et qui expliqueront sans doute l’ouvrage même. Il n’est peut-être pas indifférent à certains anatomistes de la pensée de savoir que l’âme est femme. Ainsi, tant que l’auteur s’interdisait de penser au livre qu’il devait faire, le livre se montrait écrit partout. Il en trouvait une page sur le lit d’un malade, une autre sur le canapé d’un boudoir. Les regards des femmes quand elles tournoyaient emportées par une valse, lui jetaient des pensées ; un geste, une parole, fécondaient son cerveau dédaigneux. Le jour où il se dit : — Cet ouvrage, qui m’obsède, se fera !… tout a fui ; et, comme les trois Belges, il releva un squelette, là où il se baissait pour saisir un trésor.

Une douce et pâle figure succéda au démon tentateur, elle avait des manières engageantes et de la bonhomie, ses représentations étaient désarmées des pointes aiguës de la critique. Elle prodiguait plus de mots que d’idées, et semblait avoir peur du bruit. C’était peut-être le génie familier des honorables députés qui siégent au centre de la Chambre.

— « Ne vaut-il pas mieux, disait-elle, laisser les choses comme elles sont ? Vont-elles donc si mal ? Il faut croire au mariage comme à l’immortalité de l’âme ; et vous ne faites certainement pas un livre pour vanter le bonheur conjugal. D’ailleurs vous conclurez sans doute d’après un millier de ménages parisiens qui ne sont que des exceptions. Vous trouverez peut-être des maris disposés à vous abandonner leurs femmes ; mais aucun fils ne vous abandonnera sa mère… Quelques personnes blessées par les opinions que vous professerez soupçonneront vos mœurs, calomnieront vos intentions. Enfin, pour toucher aux écrouelles sociales, il faut être roi, ou tout au moins premier consul. »

Quoiqu’elle apparût sous la forme qui pouvait plaire le plus à l’auteur, la Raison ne fut point écoutée ; car dans le lointain la Folie agitait la marotte de Panurge, et il voulait s’en saisir ; mais, quand il essaya de la prendre, il se trouva qu’elle était aussi lourde que la massue d’Hercule, d’ailleurs, le curé de Meudon l’avait garnie de manière à ce qu’un jeune homme qui se pique moins de bien faire un livre que d’être bien ganté ne pouvait vraiment pas y toucher.

— Notre ouvrage est-il fini ? demanda la plus jeune des deux complices féminines de l’auteur. — Hélas ! madame, me récompenserez-vous de toutes les haines qu’il pourra soulever contre moi ? Elle fit un geste, et alors l’auteur répondit à son indécision par une expression d’insouciance. — Quoi ! vous hésiteriez ? publiez-le, n’ayez pas peur. Aujourd’hui nous prenons un livre bien plus pour la façon que pour l’étoffe.

Quoique l’auteur ne se donne ici que pour l’humble secrétaire de deux dames, il a, tout en coordonnant leurs observations, accompli plus d’une tâche. Une seule peut-être était restée en fait de mariage, celle de recueillir les choses que tout le monde pense et que personne n’exprime ; mais aussi faire une pareille Étude avec l’esprit de tout le monde, n’est-ce pas s’exposer à ce qu’il ne plaise à personne ? Cependant l’éclectisme de cette Étude la sauvera peut-être. Tout en raillant, l’auteur a essayé de populariser quelques idées consolantes. Il a presque toujours tenté de réveiller des ressorts inconnus dans l’âme humaine. Tout en prenant la défense des intérêts les plus matériels, les jugeant ou les condamnant, il aura peut-être fait apercevoir plus d’une jouissance intellectuelle. Mais l’auteur n’a pas la sotte prétention d’avoir toujours réussi à faire des plaisanteries de bon goût ; seulement il a compté sur la diversité des esprits, pour recevoir autant de blâme que d’approbation. La matière était si grave qu’il a constamment essayé de l’anecdoter, puisqu’aujourd’hui les anecdotes sont le passe-port de toute morale et l’anti-narcotique de tous les livres. Dans celui-ci, où tout est analyse et observation, la fatigue chez le lecteur et le MOI chez l’auteur étaient inévitables. C’est un des malheurs les plus grands qui puissent arriver à un ouvrage, et l’auteur ne se l’est pas dissimulé. Il a donc disposé les rudiments de cette longue ÉTUDE de manière à ménager des haltes au lecteur. Ce système a été consacré par un écrivain qui faisait sur le GOÛT un travail assez semblable à celui dont il s’occupait sur le MARIAGE, et auquel il se permettra d’emprunter quelques paroles pour exprimer une pensée qui leur est commune. Ce sera une sorte d’hommage rendu à son devancier dont la mort a suivi de si près le succès.

« Quand j’écris et parle de moi au singulier, cela suppose une confabulation avec le lecteur ; il peut examiner, discuter, douter, et même rire ; mais, quand je m’arme du redoutable NOUS, je professe, il faut se soumettre. » (Brillat-Savarin, préface de la PHYSIOLOGIE DU GOÛT.)

PREMIÈRE PARTIE. CONSIDÉRATIONS GÉNÉRALES.

Nous parlerons contre les lois insensées jusqu’à ce qu’on les réforme, et en attendant nous nous y soumettrons aveuglément.

(Diderot, Supplément au Voyage de Bougainville.)

MÉDITATION I. LE SUJET.

Physiologie, que me veux-tu ?

Ton but est-il de nous démontrer que le mariage unit, pour toute la vie, deux êtres qui ne se connaissent pas ?

Que la vie est dans la passion, et qu’aucune passion ne résiste au mariage ?

Que le mariage est une institution nécessaire au maintien des sociétés, mais qu’il est contraire aux lois de la nature ?

Que le divorce, cet admirable palliatif aux maux du mariage, sera unanimement redemandé ?

Que, malgré tous ses inconvénients, le mariage est la source première de la propriété ?

Qu’il offre d’incalculables gages de sécurité aux gouvernements ?

Qu’il y a quelque chose de touchant dans l’association de deux êtres pour supporter les peines de la vie ?

Qu’il y a quelque chose de ridicule à vouloir qu’une même pensée dirige deux volontés ?

Que la femme est traitée en esclave ?

Qu’il n’y a pas de mariages entièrement heureux ?

Que le mariage est gros de crimes, et que les assassinats connus ne sont pas les pires ?

Que la fidélité est impossible, au moins à l’homme ?

Qu’une expertise, si elle pouvait s’établir, prouverait plus de troubles que de sécurité dans la transmission patrimoniale des propriétés ?

Que l’adultère occasionne plus de maux que le mariage ne procure de biens ?

Que l’infidélité de la femme remonte aux premiers temps des sociétés, et que le mariage résiste à cette perpétuité de fraudes ?

Que les lois de l’amour attachent si fortement deux êtres, qu’aucune loi humaine ne saurait les séparer ?

Que s’il y a des mariages écrits sur les registres de l’officialité, il y en a de formés par les vœux de la nature, par une douce conformité ou par une entière dissemblance dans la pensée, et par des conformations corporelles ; qu’ainsi le ciel et la terre se contrarient sans cesse ?

Qu’il y a des maris riches de taille et d’esprit supérieur, dont les femmes ont des amants fort laids, petits ou stupides ?

Toutes ces questions fourniraient au besoin des livres ; mais ces livres sont faits, et les questions sont perpétuellement résolues.

Physiologie, que me veux-tu ?

Révèles-tu des principes nouveaux ? Viens-tu prétendre qu’il faut mettre les femmes en commun ? Lycurgue et quelques peuplades grecques, des Tartares et des Sauvages, l’ont essayé.

Serait-ce qu’il faut renfermer les femmes ? les Ottomans l’ont fait et ils les remettent aujourd’hui en liberté.

Serait-ce qu’il faut marier les filles sans dot et les exclure du droit de succéder ?… Des auteurs anglais et des moralistes ont prouvé que c’était, avec le divorce, le moyen le plus sûr de rendre les mariages heureux.

Serait-ce qu’il faut une petite Agar dans chaque ménage ? Il n’est pas besoin de loi pour cela. L’article du Code qui prononce des peines contre la femme adultère, en quelque lieu que le crime se soit commis, et celui qui ne punit un mari qu’autant que sa concubine habite sous le toit conjugal, admettent implicitement des maîtresses en ville.

Sanchez a disserté sur tous les cas pénitentiaires du mariage ; il a même argumenté sur la légitimité, sur l’opportunité de chaque plaisir ; il a tracé tous les devoirs moraux, religieux, corporels des époux ; bref, son ouvrage formerait douze volumes in-8o si l’on réimprimait ce gros in-folio intitulé de Matrimonio.

Des nuées de jurisconsultes ont lancé des nuées de traités sur les difficultés légales qui naissent du mariage. Il existe même des ouvrages sur le congrès judiciaire.

Des légions de médecins ont fait paraître des légions de livres sur le mariage dans ses rapports avec la chirurgie et la médecine.

Au dix-neuvième siècle, la Physiologie du Mariage est donc une insignifiante compilation ou l’œuvre d’un niais écrite pour d’autres niais : de vieux prêtres ont pris leurs balances d’or et pesé les moindres scrupules ; de vieux jurisconsultes ont mis leurs lunettes et distingué toutes les espèces ; de vieux médecins ont pris le scalpel et l’ont promené sur toutes les plaies ; de vieux juges ont monté sur leur siége et jugé tous les cas rédhibitoires ; des générations entières ont passé en jetant leur cri de joie ou de douleur ; chaque siècle a lancé son vote dans l’urne ; le Saint-Esprit, les poètes, les écrivains, ont tout enregistré depuis Ève jusqu’à la guerre de Troie, depuis Hélène jusqu’à madame de Maintenon, depuis la femme de Louis XIV jusqu’à la Contemporaine.

Physiologie, que me veux-tu donc ?

Voudrais-tu par hasard nous présenter des tableaux plus ou moins bien dessinés pour nous convaincre qu’un homme se marie :

Par Ambition… cela est bien connu ;

Par Bonté, pour arracher une fille à la tyrannie de sa mère ;

Par Colère, pour déshériter des collatéraux ;

Par Dédain d’une maîtresse infidèle ;

Par Ennui de la délicieuse vie de garçon ;

Par Folie, c’en est toujours une ;

Par Gageure, c’est le cas de lord Byron ;

Par Honneur, comme Georges Dandin ?

Par Intérêt, mais c’est presque toujours ainsi ;

Par Jeunesse, au sortir du collége, en étourdi ;

Par Laideur, en craignant de manquer de femme un jour ;

Par Machiavélisme, pour hériter promptement d’une vieille ;

Par Nécessité, pour donner un état à notre fils ;

Par Obligation, la demoiselle ayant été faible ;

Par Passion, pour s’en guérir plus sûrement ;

Par Querelle, pour finir un procès ;

Par Reconnaissance, c’est donner plus qu’on n’a reçu ;

Par Sagesse, cela arrive encore aux doctrinaires ;

Par Testament, quand un oncle mort vous grève son héritage d’une fille à épouser ;

Par Usage, à l’imitation de ses aïeux ;

Par Vieillesse, pour faire une fin.

(Le X manque, et peut-être est-ce à cause de son peu d’emploi comme tête de mot qu’on l’a pris pour signe de l’inconnu.)

Par Yatidi, qui est l’heure de se coucher et en signifie tous les besoins chez les Turcs ;

Par Zèle, comme le duc de Saint-Aignan qui ne voulait pas commettre de péchés.

Mais ces accidents-là ont fourni les sujets de trente mille comédies et de cent mille romans.

Physiologie, pour la troisième et dernière fois, que me veux-tu ?

Ici tout est banal comme les pavés d’une rue, vulgaire comme un carrefour. Le mariage est plus connu que Barrabas de la Passion ; toutes les vieilles idées qu’il réveille roulent dans les littératures depuis que le monde est monde, et il n’y a pas d’opinion utile et de projet saugrenu qui ne soient allés trouver un auteur, un imprimeur, un libraire et un lecteur.

Permettez-moi de vous dire comme Rabelais, notre maître à tous : — « Gens de bien, Dieu vous sauve et vous garde ! Où êtes-vous ? je ne peux vous voir. Attendez que je chausse mes lunettes. Ah ! ah ! je vous vois. Vous, vos femmes, vos enfants, vous êtes en santé désirée ? Cela me plaît. »

Mais ce n’est pas pour vous que j’écris. Puisque vous avez de grands enfants, tout est dit.

« Ah ! c’est vous, buveurs très-illustres, vous, goutteux très-précieux, et vous, croûtes-levés infatigables, mignons poivrés, qui pantagruelizez tout le jour, qui avez des pies privées bien guallantes, et allez à tierce, à sexte, à nones, et pareillement à vêpres, à complies, qui iriez voirement toujours. »

Ce n’est pas à vous que s’adresse la Physiologie du Mariage, puisque vous n’êtes pas mariés. Ainsi soit-il toujours !

« Vous, tas de serrabaites, cagots, escargotz, hypocrites, caphartz, frapartz, botineurs, romipetes et autres telles gens qui se sont déguisés comme masques, pour tromper le monde !… arrière mastins, hors de la quarrière ! hors d’ici, cerveaux à bourrelet !… De par le diable, êtes-vous encore là ?… »

Il ne me reste plus, peut-être, que de bonnes âmes aimant à rire. Non de ces pleurards qui veulent se noyer à tout propos en vers et en prose, qui font les malades en odes, en sonnets, en méditations ; non de ces songe-creux en toute sorte, mais quelques-uns de ces anciens pantagruélistes qui n’y regardent pas de si près quand il s’agit de banqueter et de goguenarder, qui trouvent du bon dans le livre des Pois au lard, cum commento, de Rabelais, dans celui de la dignité des Braguettes, et qui estiment ces beaux livres de haulte gresse, legiers au porchas, hardis à la rencontre.

L’on ne peut guère plus rire du gouvernement, mes amis, depuis qu’il a trouvé le moyen de lever quinze cents millions d’impôts. Les papegaux, les évégaux, les moines et moinesses ne sont pas encore assez riches pour qu’on puisse boire chez eux ; mais arrive saint Michel, qui chassa le diable du ciel, et nous verrons peut-être le bon temps revenir ! Partant, il ne nous reste en ce moment que le mariage en France qui soit matière à rire. Disciples de Panurge, de vous seuls je veux pour lecteurs. Vous savez prendre et quitter un livre à propos, faire du plus aisé, comprendre à demi-mot et tirer nourriture d’un os médullaire.

Ces gens à microscope, qui ne voient qu’un point, les censeurs enfin, ont-ils bien tout dit, tout passé en revue ? ont-ils prononcé en dernier ressort qu’un livre sur le mariage est aussi impossible à exécuter qu’une cruche cassée à rendre neuve ?

— Oui, maître-fou. Pressurez le mariage, il n’en sortira jamais rien que du plaisir pour les garçons et de l’ennui pour les maris. C’est la morale éternelle. Un million de pages imprimées n’auront pas d’autre substance.

Cependant voici ma première proposition : Le mariage est un combat à outrance avant lequel les deux époux demandent au ciel sa bénédiction, parce que s’aimer toujours est la plus téméraire des entreprises ; le combat ne tarde pas à commencer, et la victoire, c’est-à-dire la liberté, demeure au plus adroit.

D’accord. Où voyez-vous là une conception neuve ?

Eh ! bien, je m’adresse aux mariés d’hier et d’aujourd’hui, à ceux qui, en sortant de l’église ou de la municipalité, conçoivent l’espérance de garder leurs femmes pour eux seuls ; à ceux à qui je ne sais quel égoïsme ou quel sentiment indéfinissable fait dire à l’aspect des malheurs d’autrui : — Cela ne m’arrivera pas, à moi !

Je m’adresse à ces marins qui, après avoir vu des vaisseaux sombrer, se mettent en mer ; à ces garçons qui, après avoir causé le naufrage de plus d’une vertu conjugale, osent se marier. Et voici le sujet, il est éternellement neuf, éternellement vieux !

Un jeune homme, un vieillard peut-être, amoureux ou non, vient d’acquérir par un contrat bien et dûment enregistré à la Mairie, dans le Ciel et sur les contrôles du Domaine, une jeune fille à longs cheveux, aux yeux noirs et humides, aux petits pieds, aux doigts mignons et effilés, à la bouche vermeille, aux dents d’ivoire, bien faite, frémissante, appétissante et pimpante, blanche comme un lys, comblée des trésors les plus désirables de la beauté : ses cils baissés ressemblent aux dards de la couronne de fer, sa peau, tissu aussi frais que la corolle d’un camélia blanc, est nuancée de la pourpre des camélias rouges ; sur son teint virginal l’œil croit voir la fleur d’un jeune fruit et le duvet imperceptible d’une pêche diaprée ; l’azur des veines distille une riche chaleur à travers ce réseau clair ; elle demande et donne la vie ; elle est tout joie et tout amour, tout gentillesse et tout naïveté. Elle aime son époux, ou du moins elle croit l’aimer…

L’amoureux mari a dit dans le fond de son cœur : « Ces yeux ne verront que moi, cette bouche ne frémira d’amour que pour moi, cette douce main ne versera les chatouilleux trésors de la volupté que sur moi, ce sein ne palpitera qu’à ma voix, cette âme endormie ne s’éveillera qu’à ma volonté ; moi seul je plongerai mes doigts dans ces tresses brillantes ; seul je promènerai de rêveuses caresses sur cette tête frissonnante. Je ferai veiller la Mort à mon chevet pour défendre l’accès du lit nuptial à l’étranger ravisseur ; ce trône de l’amour nagera dans le sang des imprudents ou dans le mien. Repos, honneur, félicité, liens paternels, fortune de mes enfants, tout est là ; je veux tout défendre comme une lionne ses petits. Malheur à qui mettra le pied dans mon antre ! »

— Eh ! bien, courageux athlète, nous applaudissons à ton dessein. Jusqu’ici nul géomètre n’a osé tracer des lignes de longitude et de latitude sur la mer conjugale. Les vieux maris ont eu vergogne d’indiquer les bancs de sable, les rescifs, les écueils, les brisants, les moussons, les côtes et les courants qui ont détruit leurs barques, tant ils avaient honte de leurs naufrages. Il manquait un guide, une boussole aux pèlerins mariés… cet ouvrage est destiné à leur en servir.

Sans parler des épiciers et des drapiers, il existe tant de gens qui sont trop occupés pour perdre du temps à chercher les raisons secrètes qui font agir les femmes, que c’est une œuvre charitable de leur classer par titres et par chapitres toutes les situations secrètes du mariage ; une bonne table des matières leur permettra de mettre le doigt sur les mouvements du cœur de leurs femmes, comme la table des logarithmes leur apprend le produit d’une multiplication.

Eh ! bien, que vous en semble ? N’est-ce pas une entreprise neuve et à laquelle tout philosophe a renoncé que de montrer comment on peut empêcher une femme de tromper son mari ? N’est-ce pas la comédie des comédies ? N’est-ce pas un autre speculum vitæ humanæ ? Il ne s’agit plus de ces questions oiseuses dont nous avons fait justice dans cette Méditation. Aujourd’hui, en morale, comme dans les sciences exactes, le siècle demande des faits, des observations. Nous en apportons.

Commençons donc par examiner le véritable état des choses, par analyser les forces de chaque parti. Avant d’armer notre champion imaginaire, calculons le nombre de ses ennemis, comptons les Cosaques qui veulent envahir sa petite patrie.

S’embarque avec nous qui voudra, rira qui pourra. Levez l’ancre, hissez les voiles ! Vous savez de quel petit point rond vous partez. C’est un grand avantage que nous avons sur bien des livres.

Quant à notre fantaisie de rire en pleurant et de pleurer en riant, comme le divin Rabelais buvait en mangeant et mangeait en buvant ; quant à notre manie de mettre Héraclite et Démocrite dans la même page, de n’avoir ni style, ni préméditation de phrase… si quelqu’un de l’équipage en murmure !… Hors du tillac les vieux cerveaux à bourrelet, les classiques en maillot, les romantiques en linceul, et vogue la galère !

Tout ce monde-là nous reprochera peut-être de ressembler à ceux qui disent d’un air joyeux : « Je vais vous conter une histoire qui vous fera rire !… » Il s’agit bien de plaisanter quand on parle de mariage ! ne devinez-vous pas que nous le considérons comme une légère maladie à laquelle nous sommes tous sujets et que ce livre en est la monographie ?

— Mais vous, votre galère ou votre ouvrage, avez l’air de ces postillons qui, en partant d’un relais, font claquer leur fouet parce qu’ils mènent des Anglais. Vous n’aurez pas couru au grand galop pendant une demi-lieue que vous descendrez pour remettre un trait ou laisser souffler vos chevaux. Pourquoi sonner de la trompette avant la victoire ?

— Hé ! chers pantagruélistes, il suffit aujourd’hui d’avoir des prétentions à un succès pour l’obtenir ; et comme, après tout, les grands ouvrages ne sont peut-être que de petites idées longuement développées, je ne vois pas pourquoi je ne chercherais pas à cueillir des lauriers, ne fût-ce que pour couronner ces tant salés jambons qui nous aideront à humer le piot. — Un instant, pilote ? Ne partons pas sans faire une petite définition…

Lecteurs, si vous rencontrez de loin en loin, comme dans le monde, les mots de vertu ou de femmes vertueuses en cet ouvrage, convenons que la vertu sera cette pénible facilité avec laquelle une épouse réserve son cœur à un mari ; à moins que le mot ne soit employé dans un sens général, distinction qui est abandonnée à la sagacité naturelle de chacun.

MÉDITATION II. STATISTIQUE CONJUGALE.

 

L’Administration s’est occupée depuis vingt ans environ à chercher combien le sol de la France contient d’hectares de bois, de prés, de vignes, de jachères. Elle ne s’en est pas tenue là, elle a voulu connaître le nombre et la nature des animaux. Les savants sont allés plus loin : ils ont compté les stères de bois, les kilogrammes de bœuf, les litres de vin, les pommes et les œufs consommés à Paris. Mais personne ne s’est encore avisé, soit au nom de l’honneur marital, soit dans l’intérêt des gens à marier, soit au profit de la morale et de la perfectibilité des institutions humaines, d’examiner le nombre des femmes honnêtes. Quoi ! le ministère français interrogé pourra répondre qu’il a tant d’hommes sous les armes, tant d’espions, tant d’employés, tant d’écoliers ; et quant aux femmes vertueuses… néant ? S’il prenait à un roi de France la fantaisie de chercher son auguste compagne parmi ses sujettes, l’Administration ne pourrait même pas lui indiquer le gros de brebis blanches au sein duquel il aurait à choisir ; elle serait obligée d’en venir à quelque institution de rosière, ce qui apprêterait à rire.

Les anciens seraient-ils donc nos maîtres en institutions politiques comme en morale ? L’histoire nous apprend qu’Assuérus, voulant prendre femme parmi les filles de Perse, choisit Esther, la plus vertueuse et la plus belle. Ses ministres avaient donc nécessairement trouvé un mode quelconque d’écrémer la population. Malheureusement, la Bible, si claire sur toutes les questions matrimoniales, a omis de nous donner cette loi d’élection conjugale.

Essayons de suppléer à ce silence de l’Administration en établissant le décompte du sexe féminin en France. Ici, nous réclamons l’attention de tous les amis de la morale publique, et nous les instituons juges de notre manière de procéder. Nous tâcherons d’être assez généreux dans nos évaluations, assez exact dans nos raisonnements, pour faire admettre par tout le monde le résultat de cette analyse.

On compte généralement trente millions d’habitants en France.

Quelques naturalistes pensent que le nombre des femmes surpasse celui des hommes ; mais comme beaucoup de statisticiens sont de l’opinion contraire, nous prendrons le calcul le plus vraisemblable en admettant quinze millions de femmes.

Nous commencerons par retrancher de cette somme totale environ neuf millions de créatures qui, au premier abord, semblent avoir assez de ressemblance avec la femme, mais qu’un examen approfondi nous a contraint de rejeter.

Expliquons-nous.

Les naturalistes ne considèrent en l’homme qu’un genre unique de cet ordre de Bimanes, établi par Duméril, dans sa Zoologie analytique, page 16, et auquel Bory-Saint-Vincent a cru devoir ajouter le genre Orang, sous prétexte de le compléter.

Si ces zoologistes ne voient en nous qu’un mammifère, à trente-deux vertèbres, ayant un os hyoïde, possédant plus de plis que tout autre animal dans les hémisphères du cerveau ; si pour eux, il n’existe d’autres différences dans cet ordre que celles qui sont introduites par l’influence des climats, lesquelles ont fourni la nomenclature de quinze espèces desquelles il est inutile de citer les noms scientifiques, le physiologiste doit avoir aussi le droit d’établir ses genres et ses sous-genres, d’après certains degrés d’intelligence et certaines conditions d’existence morale et pécuniaire.

Or les neuf millions d’êtres dont il est ici question offrent bien au premier aspect tous les caractères attribués à l’espèce humaine : ils ont l’os hyoïde, le bec coracoïde, l’acromion et l’arcade zygomatique : permis donc à ces messieurs du Jardin des Plantes de les classer dans le genre Bimane ; mais que nous y voyions des femmes !… voilà ce que notre Physiologie n’admettra jamais.

Pour nous et pour ceux auxquels ce livre est destiné, une femme est une variété rare dans le genre humain, et dont voici les principaux caractères physiologiques.

Cette espèce est due aux soins particuliers que les hommes ont pu donner à sa culture, grâce à la puissance de l’or et à la chaleur morale de la civilisation. Elle se reconnaît généralement à la blancheur, à la finesse, à la douceur de la peau. Son penchant la porte à une exquise propreté. Ses doigts ont horreur de rencontrer autre chose que des objets doux, moelleux, parfumés. Comme l’hermine, elle meurt quelquefois de douleur de voir souiller sa blanche tunique. Elle aime à lisser ses cheveux, à leur faire exhaler des odeurs enivrantes, à brosser ses ongles roses, à les couper en amande, à baigner souvent ses membres délicats. Elle ne se plaît pendant la nuit que sur le duvet le plus doux ; pendant le jour, que sur des divans de crin ; aussi la position horizontale est-elle celle qu’elle prend le plus volontiers. Sa voix est d’une douceur pénétrante, ses mouvements sont gracieux. Elle parle avec une merveilleuse facilité. Elle ne s’adonne à aucun travail pénible ; et cependant, malgré sa faiblesse apparente, il y a des fardeaux qu’elle sait porter et remuer avec une aisance miraculeuse. Elle fuit l’éclat du soleil et s’en préserve par d’ingénieux moyens. Pour elle, marcher est une fatigue ; mange-t-elle ? c’est un mystère ; partage-t-elle les besoins des autres espèces ? c’est un problème. Curieuse à l’excès, elle se laisse prendre facilement par celui qui sait lui cacher la plus petite chose, car son esprit la porte sans cesse à chercher l’inconnu. Aimer est sa religion : elle ne pense qu’à plaire à celui qu’elle aime. Être aimée est le but de toutes ses actions, exciter des désirs celui de tous ses gestes. Aussi ne songe-t-elle qu’aux moyens de briller ; elle ne se meut qu’au sein d’une sphère de grâce et d’élégance ; c’est pour elle que la jeune Indienne a filé le poil souple des chèvres du Thibet, que Tarare tisse ses voiles d’air, que Bruxelles fait courir des navettes chargées du lin le plus pur et le plus délié, que Visapour dispute aux entrailles de la terre des cailloux étincelants, et que Sèvres dore sa blanche argile. Elle médite nuit et jour de nouvelles parures, emploie sa vie à faire empeser ses robes, à chiffonner des fichus. Elle va se montrant brillante et fraîche à des inconnus dont les hommages la flattent, dont les désirs la charment, bien qu’ils lui soient indifférents. Les heures dérobées au soin d’elle-même et à la volupté, elle les emploie à chanter les airs les plus doux : c’est pour elle que la France et l’Italie inventent leurs délicieux concerts et que Naples donne aux cordes une âme harmonieuse. Cette espèce, enfin, est la reine du monde et l’esclave d’un désir. Elle redoute le mariage parce qu’il finit par gâter la taille, mais elle s’y livre parce qu’il promet le bonheur. Si elle fait des enfants, c’est par un pur hasard, et quand ils sont grands, elle les cache.

Ces traits, pris à l’aventure entre mille, se retrouvent-ils en ces créatures dont les mains sont noires comme celles des singes, et la peau tannée comme les vieux parchemins d’un olim, dont le visage est brûlé par le soleil, et le cou ridé comme celui des dindons ; qui sont couvertes de haillons, dont la voix est rauque, l’intelligence nulle, l’odeur insupportable, qui ne songent qu’à la huche au pain, qui sont incessamment courbées vers la terre, qui piochent, qui hersent, qui fanent, glanent, moissonnent, pétrissent le pain, teillent du chanvre ; qui, pêle-mêle avec des bestiaux, des enfants et des hommes, habitent des trous à peine couverts de paille ; auxquelles enfin il importe peu d’où pleuvent les enfants ? en produire beaucoup pour en livrer beaucoup à la misère et au travail est toute leur tâche ; et si leur amour n’est pas un labeur comme celui des champs, il est au moins une spéculation.

Hélas ! s’il y a par le monde des marchandes assises tout le jour entre de la chandelle et de la cassonade, des fermières qui traient les vaches, des infortunées dont on se sert comme de bêtes de somme dans les manufactures, ou qui portent la hotte, la houe et l’éventaire ; s’il existe malheureusement trop de créatures vulgaires pour lesquelles la vie de l’âme, les bienfaits de l’éducation, les délicieux orages du cœur sont un paradis inaccessible, et si la nature a voulu qu’elles eussent un bec coracoïde, un os hyoïde et trente-deux vertèbres, qu’elles restent pour le physiologiste dans le genre Orang ! Ici, nous ne stipulons que pour les oisifs, pour ceux qui ont le temps et l’esprit d’aimer, pour les riches qui ont acheté la propriété des passions, pour les intelligences qui ont conquis le monopole des chimères. Anathème sur tout ce qui ne vit pas de la pensée ! Disons raca et même racaille de qui n’est pas ardent, jeune, beau et passionné. C’est l’expression publique du sentiment secret des philanthropes qui savent lire ou qui peuvent monter en équipage. Dans nos neuf millions de proscrites, le percepteur, le magistrat, le législateur, le prêtre voient sans doute des âmes, des administrés, des justiciables, des contribuables ; mais l’homme à sentiment, le philosophe de boudoir, tout en mangeant le petit pain de griot semé et récolté par ces créatures-là, les rejetteront, comme nous le faisons, hors du genre Femme. Pour eux, il n’y a de femme que celle qui peut inspirer de l’amour ; il n’y a d’existant que la créature investie du sacerdoce de la pensée par une éducation privilégiée, et chez qui l’oisiveté a développé la puissance de l’imagination ; enfin il n’y a d’être que celui dont l’âme rêve, en amour, autant de jouissances intellectuelles que de plaisirs physiques.

Cependant nous ferons observer que ces neuf millions de parias femelles produisent çà et là des milliers de paysannes qui, par des circonstances bizarres, sont jolies comme des amours ; elles arrivent à Paris ou dans les grandes villes, et finissent par monter au rang des femmes comme il faut ; mais pour ces deux ou trois mille créatures privilégiées, il y en a cent mille autres qui restent servantes ou se jettent en d’effroyables désordres. Néanmoins nous tiendrons compte à la population féminine de ces Pompadours de village.

Ce premier calcul est fondé sur cette découverte de la statistique, qu’en France il y a dix-huit millions de pauvres, dix millions de gens aisés, et deux millions de riches.

Il n’existe donc en France que six millions de femmes dont les hommes à sentiment s’occupent, se sont occupés ou s’occuperont.

Soumettons cette élite sociale à un examen philosophique.

Nous pensons, sans crainte d’être démenti, que les époux qui ont vingt ans de ménage doivent dormir tranquillement sans avoir à redouter l’invasion de l’amour et le scandale d’un procès en criminelle conversation. De ces six millions d’individus il faut donc distraire environ deux millions de femmes extrêmement aimables, parce qu’à quarante ans passés elles ont vu le monde ; mais comme elles ne peuvent remuer le cœur de personne, elles sont en dehors de la question dont il s’agit. Si elles ont le malheur de ne pas être recherchées pour leur amabilité, l’ennui les gagne ; elles se jettent dans la dévotion, dans les chats, les petits chiens, et autres manies qui n’offensent plus que Dieu.

Les calculs faits au Bureau des Longitudes sur la population nous autorisent à soustraire encore de la masse totale deux millions de petites filles, jolies à croquer ; elles en sont à l’À, B, C de la vie, et jouent innocemment avec d’autres enfants, sans se douter que ces petits malis, qui alors les font rire, les feront pleurer un jour.

Maintenant, sur les deux millions de femmes restant, quel est l’homme raisonnable qui ne nous abandonnera pas cent mille pauvres filles bossues, laides, quinteuses, rachitiques, malades, aveugles, blessées, pauvres quoique bien élevées, mais demeurant toutes demoiselles et n’offensant aucunement, par ce moyen, les saintes lois du mariage ?

Nous refusera-t-on cent mille autres filles qui se trouvent sœurs de Sainte-Camille, sœurs de charité, religieuses, institutrices, demoiselles de compagnie, etc. ? Mais nous mettrons dans ce saint voisinage le nombre assez difficile à évaluer des jeunes personnes trop grandes pour jouer avec les petits garçons, et trop jeunes encore pour éparpiller leurs couronnes de fleurs d’oranger.

Enfin, sur les quinze cent mille sujets qui se trouvent au fond de notre creuset, nous diminuerons encore cinq cent mille autres unités que nous attribuerons aux filles de Baal, qui font plaisir aux gens peu délicats. Nous y comprendrons même, sans crainte qu’elles ne se gâtent ensemble, les femmes entretenues, les modistes, les filles de boutique, les mercières, les actrices, les cantatrices, les filles d’opéra, les figurantes, les servantes-maîtresses, les femmes de chambre, etc. La plupart de ces créatures excitent bien des passions, mais elles trouvent de l’indécence à faire prévenir un notaire, un maire, un ecclésiastique et un monde de rieurs du jour et du moment où elles se donnent à leur amant. Leur système, justement blâmé par une société curieuse, a l’avantage de ne les obliger à rien envers les hommes, envers M. le maire, envers la justice. Or, ne portant atteinte à aucun serment public, ces femmes n’appartiennent en rien à un ouvrage exclusivement consacré aux mariages légitimes.

C’est demander bien peu pour cet article, dira-t-on, mais il formera compensation à ceux que des amateurs pourraient trouver trop enflés. Si quelqu’un, par amour pour une riche douairière, veut la faire passer dans le million restant, il la prendra sur le chapitre des sœurs de charité, des filles d’opéra ou des bossues. Enfin, nous n’avons appelé que cinq cent mille têtes à former cette dernière catégorie, parce qu’il arrive souvent, comme on l’a vu ci-dessus, que les neuf millions de paysannes l’augmentent d’un grand nombre de sujets. Nous avons négligé la classe ouvrière et le petit commerce par la même raison : les femmes de ces deux sections sociales sont le produit des efforts que font les neuf millions de Bimanes femelles pour s’élever vers les hautes régions de la civilisation. Sans cette scrupuleuse exactitude, beaucoup de personnes regarderaient cette Méditation de Statistique conjugale comme une plaisanterie.

Nous avions bien pensé à organiser une petite classe de cent mille individus, pour former une caisse d’amortissement de l’espèce, et servir d’asile aux femmes qui tombent dans un état mitoyen, comme les veuves, par exemple ; mais nous avons préféré compter largement.

Il est facile de prouver la justesse de notre analyse : une seule réflexion suffit.

La vie de la femme se partage en trois époques bien distinctes : la première commence au berceau et se termine à l’âge de nubilité ; la seconde embrasse le temps pendant lequel une femme appartient au mariage ; la troisième s’ouvre par l’âge critique, sommation assez brutale que la Nature fait aux passions d’avoir à cesser. Ces trois sphères d’existence étant, à peu de chose près, égales en durée, doivent diviser en nombres égaux une quantité donnée de femmes. Ainsi, dans une masse de six millions, l’on trouve, sauf les fractions qu’il est loisible aux savants de chercher, environ deux millions de filles entre un an et dix-huit, deux millions de femmes âgées de dix-huit ans au moins, de quarante au plus, et deux millions de vieilles. Les caprices de l’État social ont donc distribué les deux millions de femmes aptes à se marier en trois grandes catégories d’existence, savoir : celles qui restent filles par les raisons que nous avons déduites ; celles dont la vertu importe peu aux maris, et le million de femmes légitimes dont nous avons à nous occuper.

Vous voyez, par ce dépouillement assez exact de la population femelle, qu’il existe à peine en France un petit troupeau d’un million de brebis blanches, bercail privilégié où tous les loups veulent entrer.

Faisons passer par une autre étamine ce million de femmes déjà triées sur le volet.

Pour parvenir à une appréciation plus vraie du degré de confiance qu’un homme doit avoir en sa femme, supposons pour un moment que toutes ces épouses tromperont leurs maris.

Dans cette hypothèse, il conviendra de retrancher environ un vingtième de jeunes personnes qui, mariées de la veille, seront au moins fidèles à leurs serments pendant un certain temps.

Un autre vingtième sera malade. C’est accorder une bien faible part aux douleurs humaines.

Certaines passions qui, dit-on, détruisent l’empire de l’homme sur le cœur de la femme, la laideur, les chagrins, les grossesses, réclament encore un vingtième.

L’adultère ne s’établit pas dans le cœur d’une femme mariée comme on tire un coup de pistolet. Quand même la sympathie ferait naître des sentiments à la première vue, il y a toujours un combat dont la durée forme une certaine non-valeur dans la somme totale des infidélités conjugales. C’est presque insulter la pudeur en France que de ne représenter le temps de ces combats, dans un pays si naturellement guerrier, que par un vingtième du total des femmes ; mais alors nous supposerons que certaines femmes malades conservent leurs amants au milieu des potions calmantes, et qu’il y a des femmes dont la grossesse fait sourire quelque célibataire sournois. Nous sauverons ainsi la pudeur de celles qui combattent pour la vertu.

Par la même raison, nous n’oserons pas croire qu’une femme abandonnée par son amant en trouve un autre hic et nunc ; mais cette non-valeur-là étant nécessairement plus faible que la précédente, nous l’estimerons à un quarantième.

Ces retranchements réduiront notre masse à huit cent mille femmes, quand il s’agira de déterminer le nombre de celles qui offenseront la foi conjugale.

En ce moment, qui ne voudrait pas rester persuadé que ces femmes sont vertueuses ? Ne sont-elles pas la fleur du pays ? Ne sont-elles pas toutes verdissantes, ravissantes, étourdissantes de beauté, de jeunesse, de vie et d’amour ? Croire à leur vertu est une espèce de religion sociale ; car elles sont l’ornement du monde et font la gloire de la France.

C’est donc au sein de ce million que nous avons à chercher :

Le nombre des femmes honnêtes ;

Le nombre des femmes vertueuses.

Cette investigation et ces deux catégories demandent des Méditations entières, qui serviront d’appendice à celle-ci.

MEDITATION III. DE LA FEMME HONNÊTE.

La Méditation précédente a démontré que nous possédons en France une masse flottante d’un million de femmes, exploitant le privilége d’inspirer les passions qu’un galant homme avoue sans honte ou cache avec plaisir. C’est donc sur ce million de femmes qu’il faut promener notre lanterne diogénique, pour trouver les femmes honnêtes du pays.

Cette recherche nous entraîne à quelques digressions.

Deux jeunes gens bien mis, dont le corps svelte et les bras arrondis ressemblent à la demoiselle d’un paveur, et dont les bottes sont supérieurement faites, se rencontrent un matin sur le boulevard, à la sortie du passage des Panoramas. — Tiens, c’est toi ! — Oui, mon cher, je me ressemble, n’est-ce pas ? Et de rire plus ou moins spirituellement, suivant la nature de la plaisanterie qui ouvre la conversation.

Quand ils se sont examinés avec la curiosité sournoise d’un gendarme qui cherche à reconnaître un signalement, qu’ils sont bien convaincus de la fraîcheur respective de leurs gants, de leurs gilets et de la grâce avec laquelle leurs cravates sont nouées ; qu’ils sont à peu près certains qu’aucun d’eux n’est tombé dans le malheur, ils se prennent le bras ; et s’ils partent du théâtre des Variétés, ils n’arriveront pas à la hauteur de Frascati sans s’être adressé une question un peu drue, dont voici la traduction libre : — Qui épousons-nous pour le moment ?…

Règle générale, c’est toujours une femme charmante.

Quel est le fantassin de Paris dans l’oreille duquel il n’est pas tombé, comme des balles en un jour de bataille, des milliers de mots prononcés par les passants, et qui n’ait pas saisi une de ces innombrables paroles gelées en l’air, dont parle Rabelais ? Mais la plupart des hommes se promènent à Paris comme ils mangent, comme ils vivent, sans y penser. Il existe peu de musiciens habiles, de physionomistes exercés qui sachent reconnaître de quelle clef ces notes éparses sont signées, de quelle passion elles procèdent. Oh ! errer dans Paris ! adorable et délicieuse existence ? Flaner est une science, c’est la gastronomie de l’œil. Se promener, c’est végéter ; flaner c’est vivre. La jeune et jolie femme, long-temps contemplée par des yeux ardents, serait encore bien plus recevable à prétendre un salaire que le rôtisseur qui demandait vingt sous au Limousin dont le nez, enflé à toutes voiles, aspirait de nourrissants parfums. Flaner, c’est jouir, c’est recueillir des traits d’esprit, c’est admirer de sublimes tableaux de malheur, d’amour, de joie, des portraits gracieux ou grotesques ; c’est plonger ses regards au fond de mille existences : jeune, c’est tout désirer, tout posséder ; vieillard, c’est vivre de la vie des jeunes gens, c’est épouser leurs passions. Or, combien de réponses un flaneur artiste n’a-t-il pas entendu faire à l’interrogation catégorique sur laquelle nous sommes restés ?

— Elle a trente-cinq ans, mais tu ne lui en donnerais pas vingt ! dit un bouillant jeune homme aux yeux pétillants, et qui, libéré du collége, voudrait, comme Chérubin, tout embrasser.

— Comment donc ! mais nous avons des peignoirs de batiste et des anneaux de nuit en diamants… dit un clerc de notaire

— Elle a voiture et une loge aux Français ! dit un militaire.

— Moi ! s’écrie un autre un peu âgé en ayant l’air de répondre à une attaque, cela ne me coûte pas un sou ! Quand on est tourné comme nous… Est-ce que tu en serais là, mon respectable ami ? Et le promeneur de frapper un léger coup de plat de la main sur l’abdomen de son camarade.

— Oh ! elle m’aime ! dit un autre, on ne peut pas s’en faire d’idée ; mais elle a le mari le plus bête ! Ah !… Buffon a supérieurement décrit les animaux, mais le bipède nommé mari… (Comme c’est agréable à entendre quand on est marié !)

— Oh ! mon ami, comme un ange !… est la réponse d’une demande discrètement faite à l’oreille.

— Peux-tu me dire son nom ou me la montrer ?…

— Oh ! non, c’est une femme honnête.

Quand un étudiant est aimé d’une limonadière, il la nomme avec orgueil et mène ses amis déjeuner chez elle. Si un jeune homme aime une femme dont le mari s’adonne à un commerce qui embrasse des objets de première nécessité, il répondra en rougissant :

— C’est une lingère, c’est la femme d’un papetier, d’un bonnetier, d’un marchand de draps, d’un commis, etc…

Mais cet aveu d’un amour subalterne, éclos en grandissant au milieu des ballots, des pains de sucre ou des gilets de flanelle, est toujours accompagné d’un pompeux éloge de la fortune de la dame. Le mari seul se mêle du commerce, il est riche, il a de beaux meubles ; d’ailleurs la bien-aimée vient chez son amant ; elle a un cachemire, une maison de campagne, etc.

Bref, un jeune homme ne manque jamais d’excellentes raisons pour prouver que sa maîtresse va devenir très-prochainement une femme honnête, si elle ne l’est pas déjà. Cette distinction, produite par l’élégance de nos mœurs, est devenue aussi indéfinissable que la ligne à laquelle commence le bon ton. Qu’est-ce donc alors qu’une femme honnête ?

Cette matière touche de trop près à la vanité des femmes, à celle de leurs amants, et même à celle d’un mari, pour que nous n’établissions pas ici des règles générales, résultat d’une longue observation.

Notre million de têtes privilégiées représente une masse d’éligibles au titre glorieux de femme honnête, mais toutes ne sont pas élues. Les principes de cette élection se trouvent dans les axiomes suivants :

APHORISMES

I. Une femme honnête est essentiellement mariée.

II. Une femme honnête a moins de quarante ans.

III. Une femme mariée dont les faveurs sont payables n’est pas une femme honnête.

IV. Une femme mariée qui a une voiture à elle est une femme honnête.

V. Une femme qui fait la cuisine dans son ménage n’est pas une femme honnête.

VI. Quand un homme a gagné vingt mille livres de rente, sa femme est une femme honnête, quel que soit le genre de commerce auquel il a dû sa fortune.

VII. Une femme qui dit une lettre d’échange pour une lettre de change, souyer pour soulier, pierre de lierre pour pierre de liais, qui dit d’un homme : « Est-il farce monsieur un tel ! » ne peut jamais être une femme honnête, quelle que soit sa fortune.

VIII. Une femme honnête doit avoir une existence pécuniaire qui permette à son amant de penser qu’elle ne lui sera jamais à charge d’aucune manière.

IX. Une femme logée au troisième étage (les rues de Rivoli et Castiglione exceptées) n’est pas une femme honnête.

X. La femme d’un banquier est toujours une femme honnête ; mais une femme assise dans un comptoir ne peut l’être qu’autant que son mari fait un commerce très-étendu et qu’elle ne loge pas au-dessus de sa boutique.

XI. La nièce, non mariée, d’un évêque, et quand elle demeure chez lui, peut passer pour une femme honnête, parce que si elle a une intrigue, elle est obligée de tromper son oncle.

XII. Une femme honnête est celle que l’on craint de compromettre.

XIII. La femme d’un artiste est toujours une femme honnête.


 

En appliquant ces principes, un homme du département de l’Ardèche peut résoudre toutes les difficultés qui se présenteront dans cette matière.

Pour qu’une femme ne fasse pas elle-même sa cuisine, ait reçu une brillante éducation, ait le sentiment de la coquetterie, ait le droit de passer des heures entières dans un boudoir, couchée sur un divan, et vive de la vie de l’âme, il lui faut au moins un revenu de six mille francs en province ou de vingt mille livres à Paris. Ces deux termes de fortune vont nous indiquer le nombre présumé des femmes honnêtes qui se trouvent dans le million, produit brut de notr e statistique.

Or, trois cent mille rentiers à quinze cents francs représentent la somme totale des pensions, des intérêts viagers et perpétuels, payés par le Trésor, et celle des rentes hypothécaires ;

Trois cent mille propriétaires jouissant de trois mille cinq cents francs de revenu foncier représentent toute la fortune territoriale ;

Deux cent mille parties prenantes, à raison de quinze cents francs, représentent le partage du budget de l’État et celui des budgets municipaux ou départementaux ; soustraction faite de la dette, des fonds du clergé, de la somme des héros à cinq sous par jour et des sommes allouées à leur linge, à l’armement, aux vivres, aux habillements, etc. ;

Deux cent mille fortunes commerciales, à raison de vingt mille francs de capital, représentent tous les établissements industriels possibles de la France ;

Voilà bien un million de maris.

Mais combien compterons-nous de rentiers à dix, à cinquante, cent, deux, trois, quatre, cinq et six cents francs seulement de rente inscrits sur le Grand livre et ailleurs ?

Combien y a-t-il de propriétaires qui ne paient pas plus de cent sous, vingts francs, cent, deux cents et deux cent quatre-vingts francs d’impôts ?

Combien supposerons-nous, parmi les budgétophages, de pauvres plumitifs qui n’ont que six cents francs d’appointements ?

Combien admettrons-nous de commerçants qui n’ont que des capitaux fictifs ; qui, riches de crédit, n’ont pas un sou vaillant et ressemblent à des cribles par où passe le Pactole ? et combien de négociants qui n’ont qu’un capital réel de mille, deux mille, quatre mille, cinq mille francs ? Ô Industrie !… salut.

Faisons plus d’heureux qu’il n’y en a peut-être, et partageons ce million en deux parties : cinq cent mille ménages auront de cent francs à trois mille francs de rente, et cinq cent mille femmes rempliront les conditions voulues pour être honnêtes.

D’après les observations qui terminent notre Méditation de statistique, nous sommes autorisé à retrancher de ce nombre cent mille unités : en conséquence, on peut regarder comme une proposition mathématiquement prouvée qu’il n’existe en France que quatre cent mille femmes dont la possession puisse procurer aux hommes délicats les jouissances exquises et distinguées qu’ils recherchent en amour.

En effet, c’est ici le lieu de faire observer aux adeptes pour lesquels nous écrivons que l’amour ne se compose pas de quelques causeries solliciteuses, de quelques nuits de volupté, d’une caresse plus ou moins intelligente et d’une étincelle d’amour-propre baptisée du nom de jalousie. Nos quatre cent mille femmes ne sont pas de celles dont on puisse dire : « La plus belle fille du monde ne donne que ce qu’elle a. » Non, elles sont richement dotées des trésors qu’elles empruntent à nos ardentes imaginations, elles savent vendre cher ce qu’elles n’ont pas, pour compenser la vulgarité de ce qu’elles donnent.

Est-ce en baisant le gant d’une grisette que vous ressentirez plus de plaisir qu’à épuiser cette volupté de cinq minutes que vous offrent toutes les femmes ?

Est-ce la conversation d’une marchande qui vous fera espérer des jouissances infinies ?

Entre vous et une femme au-dessous de vous, les délices de l’amour-propre sont pour elle. Vous n’êtes pas dans le secret du bonheur que vous donnez.

Entre vous et une femme au-dessus de vous par sa fortune ou sa position sociale, les chatouillements de vanité sont immenses et sont partagés. Un homme n’a jamais pu élever sa maîtresse jusqu’à lui, mais une femme place toujours son amant aussi haut qu’elle. — « Je puis faire des princes, et vous ne ferez jamais que des bâtards ! » est une réponse étincelante de vérité.

Si l’amour est la première des passions, c’est qu’elle les flatte toutes ensemble. On aime en raison du plus ou du moins de cordes que les doigts de notre belle maîtresse attaquent dans notre cœur.

Biren, fils d’un orfévre, montant dans le lit de la duchesse de Courlande et l’aidant à lui signer la promesse d’être proclamé souverain du pays, comme il était celui de la jeune et jolie souveraine, est le type du bonheur que doivent donner nos quatre cent mille femmes à leurs amants.

Pour avoir le droit de se faire un plancher de toutes les têtes qui se pressent dans un salon, il faut être l’amant d’une de ces femmes d’élite. Or nous aimons tous à trôner plus ou moins.

Aussi est-ce sur cette brillante partie de la nation que sont dirigées toutes les attaques des hommes auxquels l’éducation, le talent ou l’esprit ont acquis le droit d’être comptés pour quelque chose dans cette fortune humaine dont s’enorgueillissent les peuples ; et c’est dans cette classe de femmes seulement que se trouve celle dont le cœur sera défendu à outrance par notre mari.

Que les considérations auxquelles donne lieu notre aristocratie féminine s’appliquent ou non aux autres classes sociales, qu’importe ? Ce qui sera vrai de ces femmes si recherchées dans leurs manières, dans leur langage, dans leurs pensées ; chez lesquelles une éducation privilégiée a développé le goût des arts, la faculté de sentir, de comparer, de réfléchir ; qui ont un sentiment si élevé des convenances et de la politesse, et qui commandent aux mœurs en France, doit être applicable aux femmes de toutes les nations et de toutes les espèces. L’homme supérieur à qui ce livre est dédié possède nécessairement une certaine optique de pensée qui lui permet de suivre les dégradations de la lumière dans chaque classe et de saisir le point de civilisation auquel telle observation est encore vraie.

N’est-il donc pas d’un haut intérêt pour la morale de rechercher maintenant le nombre de femmes vertueuses qui peut se trouver parmi ces adorables créatures ? N’y a-t-il pas là une question marito-nationale ?

MÉDITATION IV. DE LA FEMME VERTUEUSE.

MÉDITATION IV. DE LA FEMME VERTUEUSE.

La question n’est peut-être pas tant de savoir combien il y a de femmes vertueuses que si une femme honnête peut rester vertueuse.

Pour mieux éclairer un point aussi important, jetons un rapide coup d’œil sur la population masculine ?

De nos quinze millions d’hommes, retranchons d’abord les neuf millions de Bimanes à trente-deux vertèbres, et n’admettons à notre analyse physiologique que six millions de sujets. Les Marceau, les Masséna, les Rousseau, les Diderot et les Rollin germent souvent tout à coup du sein de ce marc social en fermentation ; mais ici, nous commettrons à dessein des inexactitudes. Ces erreurs de calcul retomberont de tout leur poids à la conclusion, et corroboreront les terribles résultats que va nous dévoiler le mécanisme des passions publiques.

De six millions d’hommes privilégiés, nous ôterons trois millions de vieillards et d’enfants.

Cette soustraction, dira-t-on, a produit quatre millions chez les femmes.

Cette différence peut, au premier aspect, sembler singulière, mais elle est facile à justifier.

L’âge moyen auquel les femmes sont mariées est vingt ans, et à quarante elles cessent d’appartenir à l’amour.

Or un jeune garçon de dix-sept ans donne de fiers coups de canif dans les parchemins des contrats, et particulièrement dans les plus anciens, disent les chroniques scandaleuses.

Or un homme de cinquante-deux ans est plus redoutable à cet âge qu’à tout autre. C’est à cette belle époque de la vie qu’il use, et d’une expérience chèrement acquise, et de toute la fortune qu’il doit avoir. Les passions sous le fléau desquelles il tourne étant les dernières, il est impitoyable et fort comme l’homme entraîné par le courant, qui saisit une verte et flexible branche de saule, jeune pousse de l’année.

XIV.

Physiquement, un homme est plus long-temps homme que la femme n’est femme.


Relativement au mariage, la différence de durée qui existe entre la vie amoureuse de l’homme et celle de la femme est donc de quinze ans. Ce terme équivaut aux trois quarts du temps pendant lequel les infidélités d’une femme peuvent faire le malheur d’un mari. Cependant le reste de la soustraction faite sur notre masse d’hommes n’offre une différence que d’un sixième au plus, en le comparant à celui qui résulte de la soustraction exercée sur la masse féminine.

Grande est la modestie de nos calculs. Quant à nos raisons, elles sont d’une évidence si vulgaire que nous ne les avons exposées que par exactitude et pour prévenir toute critique.

Il est donc prouvé à tout philosophe, tant soit peu calculateur, qu’il existe en France une masse flottante de trois millions d’hommes âgés de dix-sept ans au moins, de cinquante-deux ans au plus, tous bien vivants, bien endentés, bien déci dés à mordre, mordant et ne demandant qu’à marcher fort et ferme dans le chemin du paradis.

Les observations déjà faites nous autorisent à séparer de cette masse un million de maris. Supposons un moment que, satisfaits et toujours heureux comme notre mari-modèle, ceux-là se contentent de l’amour conjugal.

Mais notre masse de deux millions de célibataires n’a pas besoin de cinq sous de rente pour faire l’amour ;

Mais il suffit à un homme d’avoir bon pied, bon œil, pour décrocher le portrait d’un mari ;

Mais il n’est pas nécessaire qu’il ait une jolie figure, ni même qu’il soit bien fait ;

Mais pourvu qu’un homme ait de l’esprit, une figure distinguée et de l’entregent, les femmes ne lui demandent jamais d’où il sort, mais où il veut aller ;

Mais les bagages de l’amour sont les charmes de la jeunesse ;

Mais un habit dû à Buisson, une paire de gants prise chez Boivin, des bottes élégantes que l’industriel tremble d’avoir fournies, une cravate bien nouée, suffisent à un homme pour devenir le roi d’un salon ;

Mais enfin les militaires, quoique l’engouement pour la graine d’épinards et l’aiguillette soit bien tombé, les militaires ne forment-ils pas déjà à eux seuls une redoutable légion de célibataires ?…

Sans parler d’Éginhard, puisque c’était un secrétaire particulier, un journal n’a-t-il pas rapporté dernièrement qu’une princesse d’Allemagne avait légué sa fortune à un simple lieutenant des cuirassiers de la garde impériale ?

Mais le notaire du village qui, au fond de la Gascogne, ne passe que trente-six actes par an, envoie son fils faire son Droit à Paris ; le bonnetier veut que son fils soit notaire ; l’avoué destine le sien à la magistrature ; le magistrat veut être ministre pour doter ses enfants de la pairie. À aucune époque du monde il n’y a eu si brûlante soif d’instruction. Aujourd’hui ce n’est plus l’esprit qui court les rues, c’est le talent. Par toutes les crevasses de notre état social sortent de brillantes fleurs, comme le printemps en fait éclore sur les murs en ruines ; dans les caveaux même, il s’échappe d’entre les voûtes des touffes à demi colorées qui verdiront, pour peu que le soleil de l’Instruction y pénètre. Depuis cet immense développement de la pensée, depuis cette égale et féconde dispersion de lumière, nous n’avons presque plus de supériorités, parce que chaque homme représente la masse d’instruction de son siècle. Nous sommes entourés d’encyclopédies vivantes qui marchent, pensent, agissent et veulent s’éterniser. De là ces effrayantes secousses d’ambitions ascendantes et de passions délirantes : il nous faut d’autres mondes ; il nous faut des ruches prêtes à recevoir tous ces essaims, et surtout il faut beaucoup de jolies femmes.

Mais ensuite les maladies par lesquelles un homme est affligé ne produisent pas de non-valeur dans la masse totale des passions de l’homme. À notre honte, une femme ne nous est jamais si attachée que quand nous souffrons !…

À cette pensée, toutes les épigrammes dirigées contre le petit sexe (car c’est bien vieux de dire le beau sexe) devraient se désarmer de leurs pointes aiguës et se changer en madrigaux !… Tous les hommes devraient penser que la seule vertu de la femme est d’aimer, que toutes les femmes sont prodigieusement vertueuses, et fermer là le livre et la Méditation.

Ah ! vous souvenez-vous de ce moment lugubre et noir où, seul et souffrant, accusant les hommes, surtout vos amis ; faible, découragé et pensant à la mort, la tête appuyée sur un oreiller fadement chaud, et couché sur un drap dont le blanc treillis de lin s’imprimait douloureusement sur votre peau, vous promeniez vos yeux agrandis sur le papier vert de votre chambre muette ? vous souvenez-vous, dis-je, de l’avoir vue entr’ouvrant votre porte sans bruit, montrant sa jeune, sa blonde tête encadrée de rouleaux d’or et d’un chapeau frais, apparaissant comme une étoile dans une nuit orageuse, souriant, accourant moitié chagrine, moitié heureuse, se précipitant vers vous !

— Comment as-tu fait, qu’as-tu dit à ton mari ? demandez-vous.

Un mari !… Ah ! nous voici ramenés en plein dans notre sujet.

XV.

Moralement, l’homme est plus souvent et plus long-temps homme que la femme n’est femme.

Cependant nous devons considérer que parmi ces deux millions de célibataires, il y a bien des malheureux chez lesquels le sentiment profond de leur misère et des travaux obstinés éteigne nt l’amour ;

Qu’ils n’ont pas tous passé par le collége, et qu’il y a bien des artisans, bien des laquais (le duc de Gèvres, très-laid et petit, en se promenant dans le parc de Versailles, aperçut des valets de riche taille, et dit à ses amis : — Regardez comme nous faisons ces drôles-là, et comme ils nous font !…), bien des entrepreneurs en bâtiment, bien des industriels qui ne pensent qu’à l’argent ; bien des courtauds de boutique ;

Qu’il y a des hommes plus bêtes et véritablement plus laids que Dieu ne les aurait faits ;

Qu’il y en a dont le caractère est comme une châtaigne sans pulpe ;

Que le clergé est généralement chaste ;

Qu’il y a des hommes placés de manière à ne pouvoir jamais entrer dans la sphère brillante où se meuvent les femmes honnêtes, soit faute d’un habit, soit timidité, soit manque d’un cornac qui les y introduise.

Mais laissons à chacun le soin d’augmenter le nombre des exceptions suivant sa propre expérience (car, avant tout, le but d’un livre est de faire penser) ; et supprimons tout d’un coup une moitié de la masse totale, n’admettons qu’un million de cœurs dignes d’offrir leurs hommages aux femmes honnêtes : c’est, à peu de chose près, le nombre de nos supériorités en tout genre. Les femmes n’aiment pas que les gens d’esprit ! mais, encore une fois, donnons beau jeu à la vertu.

Maintenant, à entendre nos aimables célibataires, chacun d’eux raconte une multitude d’aventures qui, toutes, compromettent gravement les femmes honnêtes. Il y a beaucoup de modestie et de retenue à ne distribuer que trois aventures par célibataire ; mais si quelques-uns comptent par dizaine, il en est tant qui s’en sont tenus à deux ou trois passions, et même à une seule dans leur vie, que nous avons, comme en statistique, pris le mode d’une répartition par tête. Or, si l’on multiplie le nombre des célibataires par le nombre des bonnes fortunes, on obtiendra trois millions d’aventures ; et, pour y faire face, nous n’avons que quatre cent mille femmes honnêtes ?…

Si le Dieu de bonté et d’indulgence qui plane sur les mondes ne fait pas une seconde lessive du genre humain, c’est sans doute à cause du peu de succès de la première…

Voilà donc ce que c’est qu’un peuple ! voilà une société tamisée, et voilà ce qu’elle offre en résultat !

XVI.

Les mœurs sont l’hypocrisie des nations ; l’hypocrisie est plus ou moins perfectionnée.

XVII.

La vertu n’est peut-être que la politesse de l’âme.


L’amour physique est un besoin semblable à la faim, à cela près que l’homme mange toujours, et qu’en amour son appétit n’est pas aussi soutenu ni aussi régulier qu’en fait de table.

Un morceau de pain bis et une cruchée d’eau font raison de la faim de tous les hommes ; mais notre civilisation a créé la gastronomie.

L’amour a son morceau de pain, mais il a aussi cet art d’aimer, que nous appelons la coquetterie, mot charmant qui n’existe qu’en France, où cette science est née.

Eh ! bien, n’y a-t-il pas de quoi faire frémir tous les maris s’ils viennent à penser que l’homme est tellement possédé du besoin inné de changer ses mets, qu’en quelque pays sauvage où les voyageurs aient abordé, ils ont trouvé des boissons spiritueuses et des ragoûts ?

Mais la faim n’est pas si violente que l’amour ; mais les caprices de l’âme sont bien plus nombreux, plus agaçants, plus recherchés dans leur furie que les caprices de la gastronomie ; mais tout ce que les poètes et les événements nous ont révélé de l’amour humain arme nos célibataires d’une puissance terrible : ils sont les lions de l’Évangile cherchant des proies à dévorer.

Ici, que chacun interroge sa conscience, évoque ses souvenirs, et se demande s’il a jamais rencontré d’homme qui s’en soit tenu à l’amour d’une seule femme !

Comment, hélas ! expliquer pour l’honneur de tous les peuples le problème résultant de trois millions de passions brûlantes qui ne trouve pour pâture que quatre cent mille femmes ?… Veut-on distribuer quatre célibataires par femme, et reconnaître que les femmes honnêtes pourraient fort bien avoir établi, par instinct, et sans le savoir, une espèce de roulement entre elles et le s célibataires semblable à celui qu’ont inventé les présidents de cours royales pour faire passer leurs conseillers dans chaque chambre les uns après les autres au bout d’un certain nombre d’années ?…

Triste manière d’éclaircir la difficulté !

Veut-on même conjecturer que certaines femmes honnêtes agissent, dans le partage des célibataires, comme le lion de la fable ?… Quoi ! une moitié au moins de nos autels serait des sépulcres blanchis !…

Pour l’honneur des dames françaises, veut-on supposer qu’en temps de paix les autres pays nous importent une certaine quantité de leurs femmes honnêtes, principalement l’Angleterre, l’Allemagne, la Russie ?… Mais les nations européennes prétendront établir une balance en objectant que la France exporte une certaine quantité de jolies femmes.

La morale, la religion souffrent tant à de pareils calculs, qu’un honnête homme, dans son désir d’innocenter les femmes mariées, trouverait quelque agrément à croire que les douairières et les jeunes personnes sont pour moitié dans cette corruption générale, ou mieux encore, que les célibataires mentent.

Mais que calculons-nous ? Songez à nos maris qui, à la honte des mœurs, se conduisent presque tous comme des célibataires, et font gloire, in petto, de leurs aventures secrètes.

Oh ! alors, nous croyons que tout homme marié, s’il tient un peu à sa femme à l’endroit de l’honneur, dirait le vieux Corneille, peut chercher une corde et un clou : fœnum habet in cornu.

C’est cependant au sein de ces quatre cent mille femmes honnêtes qu’il faut, lanterne en main, chercher le nombre des femmes vertueuses de France !… En effet, par notre statistique conjugale, nous n’avons retranché que des créatures de qui la société ne s’occupe réellement pas. N’est-il pas vrai qu’en France les honnêtes gens, les gens comme il faut, forment à peine le total de trois millions d’individus ; à savoir : notre million de célibataires, cinq cent mille femmes honnêtes, cinq cent mille maris, et un million de douairières, d’enfants et de jeunes filles.

Étonnez-vous donc maintenant du fameux vers de Boileau ! Ce vers annonce que le poète avait habilement approfondi les réflexions mathématiquement développées à vos yeux dans ces affligeantes Méditations, et qu’il n’est pas une hyperbole.

Cependant il existe des femmes vertueuses :

Oui, celles qui n’ont jamais été tentées et celles qui meurent à leurs premières couches, en supposant que leurs maris les aient épousées vierges.

Oui, celles qui sont laides comme la Kaïfakatadary des Mille et une Nuits.

Oui, celles que Mirabeau appelle les fées concombres, et qui sont composées d’atomes exactement semblables à ceux des racines de fraisier et de nénuphar ; cependant, ne nous y fions pas !…

Puis, avouons, à l’avantage du siècle, que, depuis la restauration de la morale et de la religion, et, par le temps qui court, on rencontre éparses quelques femmes si morales, si religieuses, si attachées à leurs devoirs, si droites, si compassées, si roides, si vertueuses, si… que le Diable n’ose seulement pas les regarder ; elles sont flanquées de rosaires, d’heures et de directeurs… Chut !

Nous n’essaierons pas de compter des femmes vertueuses par bêtise, il est reconnu qu’en amour toutes les femmes ont de l’esprit.

Enfin, il ne serait cependant pas impossible qu’il y eût, dans quelque coin, des femmes jeunes, jolies et vertueuses de qui le monde ne se doute pas.

Mais ne donnez pas le nom de femme vertueuse à celle qui, combattant une passion involontaire, n’a rien accordé à un amant qu’elle est au désespoir d’idolâtrer. C’est la plus sanglante injure qui puisse être faite à un mari amoureux. Que lui reste-t-il de sa femme ? Une chose sans nom, un cadavre animé. Au sein des plaisirs, sa femme demeure comme ce convive averti par Borgia, au milieu du festin, que certains mets sont empoisonnés : il n’a plus faim, mange du bout des dents, ou feint de manger. Il regrette le repas qu’il a laissé pour celui du terrible cardinal, et soupire après le moment où, la fête étant finie, il pourra se lever de table.

Quel est le résultat de ces réflexions sur la vertu féminine ? Le voici ; mais les deux dernières maximes nous ont été données par un philosophe éclectique du dix-huitième siècle.

XVIII.

Une femme vertueuse a dans le cœur une fibre de moins ou de plus que les autres femmes : elle est stupide ou sublime.

XIX.

La vertu des femmes est peut-être une question de tempérament.

XX.

Les femmes les plus vertueuses ont en elles quelque chose qui n’est jamais chaste.

XXI.

« Qu’un homme d’esprit ait des doutes sur sa maîtresse, cela se conçoit ; mais sur sa femme !… il faut être par trop bête. »

XXII.

« Les hommes seraient trop malheureux si, auprès des femmes, ils se souvenaient le moins du monde de ce qu’ils savent par cœur. »


Le nombre des femmes rares qui, semblables aux vierges de la parabole, ont su garder leur lampe allumée, sera toujours trop faible aux yeux des défenseurs de la vertu et des bons sentiments ; mais encore faudra-t-il le retrancher de la somme totale des femmes honnêtes, et cette soustraction consolante rend encore le danger des maris plus grand, le scandale plus affreux, et entache d’autant plus le reste des épouses légitimes.

Quel mari pourra maintenant dormir tranquille à côté de sa jeune et jolie femme, en apprenant que trois célibataires, au moins, sont à l’affût ; que s’ils n’ont pas encore fait de dégât dans sa petite propriété, ils regardent la mariée comme une proie qui leur est due, qui tôt ou tard leur écherra, soit par ruse, soit par force, par conquête ou de bonne volonté ? et il est impossible qu’ils ne soient pas, un jour, victorieux dans cette lutte !

Effrayante conclusion !…

Ici, des puristes en morale, les collets-montés enfin, nous accuseront peut-être de présenter des calculs par trop désolants : ils voudront prendre la défense, ou des femmes honnêtes, ou des célibataires ; mais nous leur avons réservé une dernière observation.

Augmentez, à volonté, le nombre des femmes honnêtes et diminuez le nombre des célibataires, vous trouverez toujours, en résultat, plus d’aventures galantes que de femmes honnêtes ; vous trouverez toujours une masse énorme de célibataires réduits par nos mœurs à trois gen res de crimes.

S’ils restent chastes, leur santé s’altérera au sein des irritations les plus douloureuses ; ils rendront vains les vues sublimes de la nature, et iront mourir de la poitrine en buvant du lait sur les montagnes de la Suisse.

S’ils succombent à leurs tentations légitimes, ou ils compromettront des femmes honnêtes, et alors nous rentrons dans le sujet de ce livre, ou ils se dégraderont par le commerce horrible des cinq cent mille femmes de qui nous avons parlé dans la dernière catégorie de la première Méditation, et dans ce dernier cas, que de chances pour aller boire encore du lait et mourir en Suisse !…

N’avez-vous donc jamais été frappés comme nous d’un vice d’organisation de notre ordre social, et dont la remarque va servir de preuve morale à nos derniers calculs ?

L’âge moyen auquel l’homme se marie est celui de trente ans ; l’âge moyen auquel ses passions, ses désirs les plus violents de jouissances génésiques se développent, est celui de vingt ans. Or, pendant les dix plus belles années de sa vie, pendant la verte saison où sa beauté, sa jeunesse et son esprit le rendent plus menaçant pour les maris qu’à toute autre époque de son existence, il reste sans trouver à satisfaire légalement cet irrésistible besoin d’aimer qui ébranle son être tout entier. Ce laps de temps représentant le sixième de la vie humaine, nous devons admettre que le sixième au moins de notre masse d’hommes, et le sixième le plus vigoureux, demeure perpétuellement dans une attitude aussi fatigante pour eux que dangereuse pour la Société.

— Que ne les marie-t-on ? va s’écrier une dévote.

Mais quel est le père de bon sens qui voudrait marier son fils à vingt ans ?

Ne connaît-on pas le danger de ces unions précoces ? Il semble que le mariage soit un état bien contraire aux habitudes naturelles, puisqu’il exige une maturité de raison particulière. Enfin, tout le monde sait que Rousseau a dit : « Il faut toujours un temps de libertinage, ou dans un état ou dans l’autre. C’est un mauvais levain qui fermente tôt ou tard. »

Or, quelle est la mère de famille qui exposerait le bonheur de sa fille aux hasards de cette fermentation quand elle n’a pas eu lieu ?

D’ailleurs, qu’est-il besoin de justifier un fait sous l’empire duquel existent toutes les sociétés ? N’y a-t-il pas en tous pays, comme nous l’avons démontré, une immense quantité d’hommes qui vivent le plus honnêtement possible hors du célibat et du mariage ?

— Ces hommes ne peuvent-ils pas, dira toujours la dévote, rester dans la continence comme les prêtres ?

D’accord, madame.

Cependant nous ferons observer que le vœu de chasteté est une des plus fortes exceptions de l’état naturel nécessitées par la société ; que la continence est le grand point de la profession du prêtre ; qu’il doit être chaste comme le médecin est insensible aux maux physiques, comme le notaire et l’avoué le sont à la misère qui leur développe ses plaies, comme le militaire l’est à la mort qui l’environne sur un champ de bataille. De ce que les besoins de la civilisation ossifient certaines fibres du cœur et forment des calus sur certaines membranes qui doivent résonner, il n’en faut pas conclure que tous les hommes soient tenus de subir ces morts partielles et exceptionnelles de l’âme. Ce serait conduire le genre humain à un exécrable suicide moral.

Mais qu’il se produise cependant au sein du salon le plus janséniste possible un jeune homme de vingt-huit ans qui ait bien précieusement gardé sa robe d’innocence et qui soit aussi vierge que les coqs de bruyère dont se festoient les gourmets, ne voyez-vous pas d’ici la femme vertueuse la plus austère lui adressant quelque compliment bien amer sur son courage, le magistrat le plus sévère qui soit monté sur le siége hochant la tête et souriant, et toutes les dames se cachant pour ne pas lui laisser entendre leurs rires ? L’héroïque et introuvable victime se retire-t-elle du salon, quel déluge de plaisanteries pleut sur sa tête innocente !… Combien d’insultes ! Qu’y a-t-il de plus houleux en France que l’impuissance, que la froideur, que l’absence de toute passion, que la niaiserie ?

Le seul roi de France qui n’étoufferait pas de rire serait peut-être Louis XIII ; mais quant à son vert-galant de père, il aurait peut-être banni un tel jouvenceau, soit en l’accusant de n’être pas Français, soit en le croyant d’un dangereux exemple.

Étrange contradiction ! Un jeune homme est également blâmé s’il passe sa vie en terre sainte, pour nous servir d’une expression de la vie de garçon ! Serait-ce par hasard au profit des femmes honnêtes que les préfets de police et les maires ont de tout temps ordonné aux passions publiques de ne commencer qu’à la nuit tombante et de cesser à onze heures du soir ?

Où voulez-vous donc que notre masse de célibataires jette sa gourme ? Et qui trompe-t-on donc ici ? comme demande Figaro. Est-ce les gouvernants ou les gouvernés ? L’ordre social est-il comme ces petits garçons qui se bouchent les oreilles au spectacle pour ne pas entendre les coups de fusil ? À-t-il peur de sonder sa plaie ? ou serait-il reconnu que ce mal est sans remède et qu’il faut laisser aller les choses ? Mais il y a ici une question de législation, car il est impossible d’échapper au dilemme matériel et social qui résulte de ce bilan de la vertu publique en fait de mariage. Il ne nous appartient pas de résoudre cette difficulté ; cependant supposons un moment que pour préserver tant de familles, tant de femmes, tant de filles honnêtes, la Société se vît contrainte de donner à des cœurs patentés le droit de satisfaire aux célibataires : nos lois ne devraient-elles pas alors ériger en corps de métier ces espèces de Décius femelles qui se dévouent pour la république et font aux familles honnêtes un rempart de leurs corps ? Les législateurs ont bien eu tort de dédaigner jusqu’ici de régler le sort des courtisanes.

XXIII.

La courtisane est une institution si elle est un besoin.

Cette question est hérissée de tant de si et de mais, que nous la léguons à nos neveux ; il faut leur laisser quelque chose à faire. D’ailleurs elle est tout à fait accidentelle dans cet ouvrage ; car aujourd’hui, plus qu’en aucun temps, la sensibilité s’est développée ; à aucune époque il n’y a eu autant de mœurs, parce qu’on n’a jamais si bien senti que le plaisir vient du cœur. Or, quel est l’homme à sentiment, le célibataire qui, en présence de quatre cent mille jeunes et jolies femmes parées des splendeurs de la fortune et des grâces de l’esprit, riches des trésors de la coquetterie et prodigues de bonheur, voudraient aller.. ? Fi donc !

Mettons pour nos futurs législateurs, sous des formes claires et brèves, le résultat de ces dernières années.

XXIV.

Dans l’ordre social, les abus inévitables sont des lois de la Nature d’après lesquelles l’homme doit concevoir ses lois civiles et politiques.

XXV.

L’adultère est une faillite, à cette différence près, dit Champfort, que c’est celui à qui l’on fait banqueroute qui est déshonoré.

En France, les lois sur l’adultère et sur les faillites ont besoin de grandes modifications. Sont-elles trop douces ? pèchent-elles par leurs principes ? Caveant consules !

Eh ! bien, courageux athlète, toi qui as pris pour ton compte la petite apostrophe que notre première Méditation adresse aux gens chargés d’une femme, qu’en dis-tu ? Espérons que ce coup d’œil jeté sur la question ne te fait pas trembler, que tu n’es pas un de ces hommes dont l’épine dorsale devient brûlante et dont le fluide nerveux se glace à l’aspect d’un précipice ou d’un boa constrictor ! Hé ! mon ami, qui a terre a guerre. Les hommes qui désirent ton argent sont encore bien plus nombreux que ceux qui désirent ta femme.

Après tout, les maris sont libres de prendre ces bagatelles pour des calculs, ou ces calculs pour des bagatelles. Ce qu’il y a de plus beau dans la vie, c’est les illusions de la vie. Ce qu’il y a de plus respectable, c’est nos croyances les plus futiles. N’existe-t-il pas beaucoup de gens dont les principes ne sont que des préjugés, et qui, n’ayant pas assez de force pour concevoir le bonheur et la vertu par eux-mêmes, acceptent une vertu et un bonheur tout faits de la main des législateurs ? Aussi ne nous adressons-nous qu’à tous ces Manfred qui, pour avoir relevé trop de robes, veulent lever tous les voiles dans les moments où une sorte de spleen moral les tourmente. Pour eux, maintenant la question est hardiment posée, et nous connaissons l’étendue du mal.

Il nous reste à examiner les chances générales qui se peuvent rencontrer dans le mariage de chaque homme, et le rendre moins fort dans le combat dont notre champion doit sortir vainqueur.

MÉDITATION V. DES PRÉDESTINÉS.

Prédestiné signifie destiné par avance au bonheur ou au malheur. La Théologie s’est emparée de ce mot et l’emploie toujours pour désigner les bienheureux ; nous donnons à ce terme une signification fatale à nos élus, de qui l’on peut dire le contraire de ceux de l’Évangile. « Beaucoup d’appelés, beaucoup d’élus. »

L’expérience a démontré qu’il existait certaines classes d’hommes plus sujettes que les autres à certains malheurs : ainsi, de même les Gascons sont exagérés, les Parisiens vaniteux ; comme on voit l’apoplexie s’attaquer aux gens dont le cou est court, comme le charbon (sorte de peste) se jette de préférence sur les bouchers, la goutte sur les riches, la santé sur les pauvres, la surdité sur les rois, la paralysie sur les administrateurs, on a remarqué que certaines classes de maris étaient plus particulièrement victimes des passions illégitimes. Ces maris et leurs femmes accaparent les célibataires. C’est une aristocratie d’un autre genre. Si quelque lecteur se trouvait dans une de ces classes aristocratiques, il aura, nous l’espérons, assez de présence d’esprit, lui ou sa femme, pour se rappeler à l’instant l’axiome favori de la grammaire latine de Lhomond : Pas de règle sans exception. Un ami de la maison peut même citer ce vers :

La personne présente est toujours exceptée.

Et alors chacun d’eux aura, in petto, le droit de se croire une exception. Mais notre devoir, l’intérêt que nous portons aux maris et l’envie que nous avons de préserver tant de jeunes et jolies femmes des caprices et des malheurs que traîne à sa suite un amant, nous forcent à signaler par ordre les maris qui doivent se tenir plus particulièrement sur leurs gardes.

Dans ce dénombrement paraîtront les premiers tous les maris que leurs affaires, places ou fonctions chassent du logis à certaines heures et pendant un certain temps. Ceux-là porteront la bannière de la confrérie.

Parmi eux, nous distinguerons les magistrats, tant amovibles qu’inamovibles, obligés de rester au Palais pendant une grande partie de la journée ; les autres fonctionnaires trouvent quelquefois les moyens de quitter leurs bureaux ; mais un juge ou un procureur du roi, assis sur les lys, doit, pour ainsi dire, mourir pendant l’audience. Là est son champ de bataille.

Il en est de même des députés et des pairs qui discutent les lois, des ministres qui travaillent avec le roi, des directeurs qui travaillent avec les ministres, des militaires en campagne, et enfin du caporal en patrouille, comme le prouve la lettre de Lafleur, dans le Voyage Sentimental.

Après les gens forcés de s’absenter du logis à des heures fixes, viennent les hommes à qui de vastes et sérieuses occupations ne laissent pas une minute pour être aimables ; leurs fronts sont toujours soucieux, leur entretien est rarement gai.

À la tête de ces troupes incornifistibulées, nous placerons ces banquiers travaillant à remuer des millions, dont les têtes sont tellement remplies de calculs que les chiffres finissent par percer leur occiput et s’élever en colonnes d’additions au-dessus de leurs fronts.

Ces millionnaires oublient la plupart du temps les saintes lois du mariage et les soins réclamés par la tendre fleur qu’ils ont à cultiver, jamais ne pensent à l’arroser, à la préserver du froid ou du chaud. À peine savent-ils que le bonheur d’une épouse leur a été confié ; s’ils s’en souviennent, c’est à table en voyant devant eux une femme richement parée, ou lorsque la coquette, craignant leur abord brutal, vient, aussi gracieuse que Vénus, puiser à leur caisse… Oh ! alors, le soir, ils se rappellent quelquefois assez fortement les droits spécifiés à l’article 213 du Code civil, et leurs femmes les reconnaissent ; mais comme ces forts impôts que les lois établissent sur les marchandises étrangères, elles les souffrent et les acquittent en vertu de cet axiome : Il n’y a pas de plaisir sans un peu de peine.

Les savants, qui demeurent des mois entiers à ronger l’os d’un animal anté-diluvien, à calculer les lois de la nature ou à en épier les secrets ; les Grecs et les Latins qui dînent d’une pensée de Tacite, soupent d’une phrase de Thucydide, vivent en essuyant la poussière des bibliothèques, en restant à l’affût d’une note ou d’un papyrus, sont tous prédestinés. Rien de ce qui se passe autour d’eux ne les frappe, tant est grande leur absorption ou leur extase ; leur malheur se consommerait en plein midi, à peine le verraient-ils ! Heureux ! ô mille fois heureux ! Exemple : Beauzée qui, revenant chez lui après une séance de l’Académie, surprend sa femme avec un Allemand. — Quand je vous avertissais, madame, qu’il fallait que je m’en aille… s’écrie l’étranger. — Eh ! monsieur, dites au moins : Que je m’en allasse ! reprend l’académicien.

Viennent encore, la lyre à la main, quelques poètes dont toutes les forces animales abandonnent l’entresol pour aller dans l’étage supérieur. Sachant mieux monter Pégase que la jument du compère Pierre, ils se marient rarement, habitués qu’ils sont à jeter, par intervalle, leur fureur sur des Chloris vagabondes ou imaginaires.

Mais les hommes dont le nez est barbouillé de tabac ;

Mais ceux qui, par malheur, sont nés avec une éternelle pituite ;

Mais les maris qui fument ou qui chiquent ;

Mais les gens auxquels un caractère sec et bilieux donne toujours l’air d’avoir mangé une pomme aigre ;

Mais les hommes qui, dans la vie privée, ont quelques habitudes cyniques, quelques pratiques ridicules, qui gardent, malgré tout, un air de malpropreté ;

Mais les maris qui obtiennent le nom déshonorant de chauffe-la-couche ;

Enfin, les vieillards qui épousent de jeunes personnes.

Tous ces gens-là sont les prédestinés par excellence !

Il est une dernière classe de prédestinés dont l’infortune est encore presque certaine. Nous voulons parler des hommes inquiets et tracassiers, tatillons et tyranniques, qui ont je ne sais quelles idées de domination domestique, qui pensent ouvertement mal des femmes et qui n’entendent pas plus la vie que les hannetons ne connaissent l’histoire naturelle. Quand ces hommes-là se marient, leurs ménages ont l’air de ces guêpes auxquelles un écolier a tranché la tête et qui voltigent çà et là sur une vitre. Pour cette sorte de prédestinés ce livre est lettres closes. Nous n’écrivons pas plus pour ces imbéciles statues ambulantes, qui ressemblent à des sculptures de cathédrale, que pour les vielles machines de Marly qui ne peuvent plus élever d’eau dans les bosquets de Versailles sans être menacées d’une dissolution subite.

Je vais rarement observer dans les salons les singularités conjugales qui y fourmillent, sans avoir présent à la mémoire un spectacle dont j’ai joui dans ma jeunesse.

En 1819, j’habitais une chaumière au sein de la délicieuse vallée de l’Isle-Adam. Mon ermitage était voisin du parc de Cassan, la plus suave retraite, la plus voluptueuse à voir, la plus coquette pour le promeneur, la plus humide en été de toutes celles que le luxe et l’art ont créées. Cette verte chartreuse est due à un fermier-général du bon vieux temps, un certain Bergeret, homme célèbre par son originalité, et qui, entre autres héliogabaleries, allait à l’opéra, les cheveux poudrés d’or, illuminait pour lui seul son parc ou se donnait à lui-même une fête somptueuse. Ce bourgeois Sardanapale était revenu d’Italie, si passionné pour les sites de cette belle contrée, que, par un accès de fanatisme, il dépensa quatre ou cinq millions à faire copier dans son parc les vues qu’il avait en portefeuille. Les plus ravissantes oppositions de feuillages, les arbres les plus rares, les longues vallées, les points de vue les plus pittoresques du dehors, les îles Borromées flottant sur des eaux claires et capricieuses, sont autant de rayons qui viennent apporter leurs trésors d’optique à un centre unique, à une isola bella d’où l’œil enchanté aperçoit chaque détail à son gré, à une île au sein de laquelle est une petite maison cachée sous les panaches de quelques saules centenaires, à une île bordée de glaïeuls, de roseaux, de fleurs et qui ressemble à une émeraude richement sertie. C’est à fuir de mille lieues !… Le plus maladif, le plus chagrin, le plus sec de ceux de nos hommes de génie qui ne se portent pas bien, mourrait là de gras fondu et de satisfaction au bout de quinze jours, accablé des succulentes richesses d’une vie végétative. L’homme assez insouciant de cet Eden, et qui le possédait alors, s’était amouraché d’un grand singe, à défaut d’enfant ou de femme. Jadis aimé d’une impératrice, disait-on, peut-être en avait-il assez de l’espèce humaine. Une élégante lanterne de bois, supportée par une colonne sculptée, servait d’habitation au malicieux animal, qui, mis à la chaîne et rarement caressé par un maître fantasque, plus souvent à Paris qu’à sa terre, avait acquis une fort mauvaise réputation. Je me souviens de l’avoir vu, en présence de certaines dames, devenir presque aussi insolent qu’un homme. Le propriétaire fut obligé de le tuer, tant sa méchanceté alla croissant. Un matin que j’étais assis sous un beau tulipier en fleurs, occupé à ne rien faire, mais respirant les amoureux parfums que de hauts peupliers empêchaient de sortir de cette brillante enceinte, savourant le silence des bois, écoutant les murmures de l’eau et le bruissement des feuilles, admirant les découpures bleues que dessinaient au-dessus de ma tête des nuages de nacre et d’or, flânant peut-être dans ma vie future, j’entendis je ne sais quel lourdaud, arrivé la veille de Paris, jouer du violon avec la rage subite d’un désœuvré. Je ne souhaiterais pas à mon plus cruel ennemi d’éprouver un saisissement disparate avec la sublime harmonie de la nature. Si les sons lointains du cor de Roland eussent animé les airs, peut-être… mais une criarde chanterelle qui a la prétention de vous apporter des idées humaines et des phrases ! Cet Amphion, qui se promenait de long en large dans la salle à manger, finit par s’asseoir sur l’appui d’une croisée précisément en face du singe. Peut-être cherchait il un public. Tout à coup je vis l’animal descendu doucement de son petit donjon, se plantant sur ses deux pieds, inclinant sa tête comme un nageur et se croisant les bras sur la poitrine comme aurait pu le faire Spartacus enchaîné ou Catilina écoutant Cicéron. Le banquier, appelé par une douce voix dont le timbre argentin réveilla les échos d’un boudoir à moi connu, posa le violon sur l’appui de la croisée et s’échappa comme une hirondelle qui rejoint sa compagne d’un vol horizontal et rapide. Le grand singe, dont la chaîne était longue, arriva jusqu’à la fenêtre et prit gravement le violon. Je ne sais pas si vous avez eu comme moi le plaisir de voir un singe essayant d’apprendre la musique ; mais en ce moment, que je ne ris plus autant qu’en ces jours d’insouciance, je ne pense jamais à mon singe sans sourire. Le semi-homme commença par empoigner l’instrument à pleine main et par le flairer comme s’il se fût agi de déguster une pomme. Son aspiration nasale fit probablement rendre une sourde harmonie au bois sonore, et alors l’orang-outang hocha la tête, il tourna, retourna, haussa, baissa le violon, le mit tout droit, et l’agita, le porta à son oreille, le laissa et le reprit avec une rapidité de mouvements dont la prestesse n’appartient qu’a ces animaux. Il interrogeait le bois muet avec une sagacité sans but, qui avait je ne sais quoi de merveilleux et d’incomplet. Enfin il tâcha, de la manière la plus grotesque, de placer le violon sous son menton en tenant le manche d’une main ; mais, comme un enfant gâté, il se lassa d’une étude qui demandait une habileté trop longue à acquérir, et il pinça les cordes sans pouvoir obtenir autre chose que des sons discords. Il se fâcha, posa le violon sur l’appui de la croisée ; et, saisissant l’archet, il se mit à le pousser et à le retirer violemment, comme un maçon qui scie une pierre. Cette nouvelle tentative n’ayant réussi qu’à fatiguer davantage ses savantes oreilles, il prit l’archet à deux mains, puis frappa sur l’innocent instrument, source de plaisir et d’harmonie, à coups pressés. Il me sembla voir un écolier tenant sous lui un camarade renversé et le nourrissant d’une volée de coups de poings précipitamment assénés, pour le corriger d’une lâcheté. Le violon jugé et condamné, le singe s’assit sur les débris et s’amusa avec une joie stupide à mêler la blonde chevelure de l’archet cassé.

Jamais, depuis ce jour, je n’ai pu voir les ménages des prédestinés sans comparer la plupart des maris à cet orang-outang voulant jouer du violon.

L’amour est la plus mélodieuse de toutes les harmonies, et nous en avons le sentiment inné. La femme est un délicieux instrument de plaisir, mais il faut en connaître les frémissantes cordes, en étudier la pose, le clavier timide, le doigté changeant et capricieux. Combien d’orangs !… d’hommes, veux-je dire, se marient sans savoir ce qu’est une femme ! Combien de prédestinés ont procédé avec elles comme le singe de Cassan avec son violon ! Ils ont brisé le cœur qu’ils ne comprenaient pas, comme ils ont flétri et dédaigné le bijou dont le secret leur était inconnu. Enfants toute leur vie, ils s’en vont de la vie les mains vides, ayant végété, ayant parlé d’amour et de plaisir, de libertinage et de vertu, comme les esclaves parlent de la liberté. Presque tous se sont mariés dans l’ignorance la plus profonde et de la femme et de l’amour. Ils ont commencé par enfoncer la porte d’une maison étrangère et ils ont voulu être bien reçus au salon. Mais l’artiste le plus vulgaire sait qu’il existe entre lui et son instrument (son instrument qui est de bois ou d’ivoire !), une sorte d’amitié indéfinissable. Il sait, par expérience, qu’il lui a fallu des années pour établir ce rapport mystérieux entre une matière inerte et lui. Il n’en a pas deviné du premier coup les ressources et les caprices, les défauts et les vertus. Son instrument ne devient une âme pour lui et n’est une source de mélodie qu’après de longues études ; ils ne parviennent à se connaître comme deux amis qu’après les interrogations les plus savantes.

Est-ce en restant accroupi dans la vie, comme un séminariste dans sa cellule, qu’un homme peut apprendre la femme et savoir déchiffrer cet admirable solfége ? Est-ce un homme qui fait métier de penser pour les autres, de juger les autres, de gouverner les autres, de voler l’argent des autres, de nourrir, de guérir, de blesser les autres. Est-ce tous nos prédestinés enfin, qui peuvent employer leur temps à étudier une femme ? Ils vendent leur temps, comment le donneraient-ils au bonheur ? L’argent est leur dieu. L’on ne sert pas deux maîtres à la fois. Aussi le monde est-il plein de jeunes femmes qui se traînent pâles et débiles, malades et souffrantes. Les unes sont la proie d’inflammations plus ou moins graves, les autres restent sous la cruelle domination d’attaques nerveuses plus ou moins violentes. Tous les maris de ces femmes-là sont des ignares et des prédestinés. Ils ont causé leur malheur avec le soin qu’un mari-artiste aurait mis à faire éclore les tardives et délicieuses fleurs du plaisir. Le temps qu’un ignorant passe à consommer sa ruine est précisément celui qu’un homme habile sait employer à l’éducation de son bonheur.

XXVI.

Ne commencez jamais le mariage par un viol.


Dans les Méditations précédentes, nous avons accusé l’étendue du mal avec l’irrespectueuse audace des chirurgiens qui développent hardiment les tissus menteurs sous lesquels une honteuse blessure est cachée. La vertu publique, traduite sur la table de notre amphithéâtre, n’a même pas laissé de cadavre sous le scalpel. Amant ou mari, vous avez souri ou frémi du mal ? Hé ! bien, c’est avec une joie malicieuse que nous reportons cet immense fardeau social sur la conscience des prédestinés. Arlequin, essayant de savoir si son cheval peut s’accoutumer à ne pas manger, n’est pas plus ridicule que ces hommes qui veulent trouver le bonheur en ménage et ne pas le cultiver avec tous les soins qu’il réclame. Les fautes des femmes sont autant d’actes d’accusation contre l’égoïsme, l’insouciance et la nullité des maris.

Maintenant c’est à vous-même, vous, lecteur, qui avez souvent condamné votre crime dans un autre, c’est à vous de tenir la balance. L’un des bassins est assez chargé, voyez ce que vous mettrez dans l’autre ! Évaluez le nombre de prédestinés qui peut se rencontrer dans la somme totale des gens mariés, et pesez : vous saurez où est le mal.

Essayons de pénétrer plus avant dans les causes de cette maladie conjugale.

Le mot amour, appliqué à la reproduction de l’espèce, est le plus odieux blasphème que les mœurs modernes aient appris à proférer. La nature, en nous élevant au-dessus des bêtes par le divin présent de la pensée, nous a rendus aptes à éprouver des sensations et des sentiments, des besoins et des passions. Cette double nature crée en l’homme l’animal et l’amant. Cette distinction va éclairer le problème social qui nous occupe.

Le mariage peut être considéré politiquement, civilement et moralement, comme une loi, comme un contrat, comme une institution : loi, c’est la reproduction de l’espèce ; contrat, c’est la transmission des propriétés ; institution, c’est une garantie dont les obligations intéressent tous les hommes : ils ont un père et une mère, ils auront des enfants. Le mariage doit donc être l’objet du respect général. La société n’a pu considérer que ces sommités, qui, pour elle, dominent la question conjugale.

La plupart des hommes n’ont eu en vue par leur mariage que la reproduction, la propriété ou l’enfant ; mais ni la reproduction, ni la propriété, ni l’enfant ne constituent le bonheur. Le crescite et multiplicamini n’implique pas l’amour. Demander à une fille que l’on a vue quatorze fois en quinze jours de l’amour de par la loi, le roi et justice, est une absurdité digne de la plupart des prédestinés !

L’amour est l’accord du besoin et du sentiment, le bonheur en mariage résulte d’une parfaite entente des âmes entre les époux. Il suit de là que, pour être heureux, un homme est obligé de s’astreindre à certaines règles d’honneur et de délicatesse. Après avoir usé du bénéfice de la loi sociale qui consacre le besoin, il doit obéir aux lois secrètes de la nature qui font éclore les sentiments. S’il met son bonheur à être aimé, il faut qu’il aime sincèrement : rien ne résiste à une passion véritable.

Mais être passionné, c’est désirer toujours. Peut-on toujours désirer sa femme ?

Oui.

Il est aussi absurde de prétendre qu’il est impossible de toujours aimer la même femme qu’il peut l’être de dire qu’un artiste célèbre a besoin de plusieurs violons pour exécuter un morceau de musique et pour créer une mélodie enchanteresse.

L’amour est la poésie des sens. Il a la destinée de tout ce qui est grand chez l’homme et de tout ce qui procède de sa pensée. Ou il est sublime, ou il n’est pas. Quand il existe, il existe à jamais et va toujours croissant. C’est là cet amour que les Anciens faisaient fils du Ciel et de la Terre.

La littérature roule sur sept situations ; la musique exprime tout avec sept notes ; la peinture n’a que sept couleurs ; comme ces trois arts, l’amour se constitue peut-être de sept principes, nous en abandonnons la recherche au siècle suivant.

Si la poésie, la musique et la peinture ont des expressions infinies, les plaisirs de l’amour doivent en offrir encore bien davantage ; car dans les trois arts qui nous aident à chercher peut-être infructueusement la vérité par analogie, l’homme se trouve seul avec son imagination, tandis que l’amour est la réunion de deux corps et de deux âmes. Si les trois principaux modes qui servent à exprimer la pensée demandent des études préliminaires à ceux que la nature a créés poètes, musiciens ou peintres, ne tombe-t-il pas sous le sens qu’il est nécessaire de s’initier dans les secrets du plaisir pour être heureux ? Tous les hommes ressentent le besoin de la reproduction, comme tous ont faim et soif ; mais ils ne sont pas tous appelés à être amants et gastronomes. Notre civilisation actuelle a prouvé que le goût était une science, et qu’il n’appartenait qu’à certains êtres privilégiés de savoir boire et manger. Le plaisir, considéré comme un art, attend son physiologiste. Pour nous, il suffit d’avoir démontré que l’ignorance seule des principes constitutifs du bonheur produit l’infortune qui attend tous les prédestinés.

C’est avec la plus grande timidité que nous oserons hasarder la publication de quelques aphorismes qui pourront donner naissance à cet art nouveau comme des plâtres ont créé la géologie ; et nous les livrons aux méditations des philosophes, des jeunes gens à marier et des prédestinés.

CATÉCHISME CONJUGAL.

XXVII.

Le mariage est une science.

XXVIII.

Un homme ne peut pas se marier sans avoir étudié l’anatomie et disséqué une femme au moins.

XXIX.

Le sort d’un ménage dépend de la première nuit.

XXX.

La femme privée de son libre arbitre ne peut jamais avoir le mérite de faire un sacrifice.

XXXI.

En amour, toute âme mise à part, la femme est comme une lyre qui ne livre ses secrets qu’à celui qui en sait bien jouer.

XXXII.

Indépendamment d’un mouvement répulsif, il existe dans l’âme de toutes les femmes un sentiment qui tend à proscrire tôt ou tard les plaisirs dénués de passion.

XXXIII.

L’intérêt d’un mari lui prescrit au moins autant que l’honneur de ne jamais se permettre un plaisir qu’il n’ait eu le talent de faire désirer par sa femme.

XXXIV.

Le plaisir étant causé par l’alliance des sensations et d’un sentiment, on peut hardiment prétendre que les plaisirs sont des espèces d’idées matérielles.

XXXV.

Les idées se combinant à l’infini, il doit en être de même des plaisirs.

XXXVI.

Il ne se rencontre pas plus dans la vie de l’homme deux moments de plaisirs semblables, qu’il n’y a deux feuilles exactement pareilles sur un même arbre.

XXXVII.

S’il existe des différences entre un moment de plaisir et un autre, un homme peut toujours être heureux avec la même femme.

XXXVIII.

Saisir habilement les nuances du plaisir, les développer, leur donner un style nouveau, une expression originale, constitue le génie d’un mari.

XXXIX.

Entre deux êtres qui ne s’aiment pas, ce génie est du libertinage ; mais les caresses auxquelles l’amour préside ne sont j amais lascives.

XL.

La femme mariée la plus chaste peut être aussi la plus voluptueuse.

XLI.

La femme la plus vertueuse peut être indécente à son insu.

XLII.

Quand deux êtres sont unis par le plaisir, toutes les conventions sociales dorment. Cette situation cache un écueil sur lequel se sont brisées bien des embarcations. Un mari est perdu s’il oublie une seule fois qu’il existe une pudeur indépendante des voiles. L’amour conjugal ne doit jamais mettre ni ôter son bandeau qu’à propos.

XLIII.

La puissance ne consiste pas à frapper fort ou souvent, mais à frapper juste.

XLIV.

Faire naître un désir, le nourrir, le développer, le grandir, l’irriter, le satisfaire, c’est un poème tout entier.

XLV.

L’ordre des plaisirs est du distique au quatrain, du quatrain au sonnet, du sonnet à la ballade, de la ballade à l’ode, de l’ode à la cantate, de la cantate au dithyrambe. Le mari qui commence par le dithyrambe est un sot.

XLVI.

Chaque nuit doit avoir son menu.

XLVII.

Le mariage doit incessamment combattre un monstre qui dévore tout : l’habitude.

XLVIII.

Si un homme ne sait pas distinguer la différence des plaisirs de deux nuits consécutives, il s’est marié trop tôt.

XLIX.

Il est plus facile d’être amant que mari, par la ra ison qu’il est plus difficile d’avoir de l’esprit tous les jours que de dire de jolies choses de temps en temps.

L.

Un mari ne doit jamais s’endormir le premier ni se réveiller le dernier.

LI.

L’homme qui entre dans le cabinet de toilette de sa femme est philosophe ou un imbécile.

LII.

Le mari qui ne laisse rien à désirer est un homme perdu.

LIII.

La femme mariée est un esclave qu’il faut savoir mettre sur un trône.

LIV.

Un homme ne peut se flatter de connaître sa femme et de la rendre heureuse que quand il la voit souvent à ses genoux.

C’était à toute la troupe ignorante de nos prédestinés, à nos légions de catarrheux, de fumeurs, de priseurs, de vieillards, de grondeurs, etc., que Sterne adressait la lettre écrite, dans le Tristram Shandy, par Gauthier Shandy à son frère Tobie, quand ce dernier se proposait d’épouser la veuve de Wadman.

Les célèbres instructions que le plus original des écrivains anglais a consignées dans cette lettre pouvant, à quelques exceptions près, compléter nos observations sur la manière de se conduire auprès des femmes, nous l’offrons textuellement aux réflexions des prédestinés en les priant de la méditer comme un des plus substantiels chefs-d’œuvre de l’esprit humain.


Lettre de M. Shandy au capitaine Tobie Shandy.

« MON CHER FRÈRE TOBIE,

 » Ce que je vais te dire a rapport à la nature des femmes et à la manière de leur faire l’amour. Et peut-être est-il heureux pour toi (quoiqu’il ne le soit pas autant pour moi) que l’occasion se soit offerte, et que je me sois trouvé capable de t’écrire quelques instructions sur ce sujet.

 » Si c’eût été le bon plaisir de celui qui distribue nos lois de te départir plus de connaissances qu’à moi, j’aurais été charmé que tu te fusses assis à ma place, et que cette plume fût entre tes mains ; mais puisque c’est à moi à t’instruire, et que madame Shandy est là auprès de moi, se disposant à se mettre au lit, je vais jeter ensemble et sans ordre sur le papier des idées et des préceptes concernant le mariage, tels qu’ils me viendront à l’esprit, et que je croirai qu’ils pourront être d’usage pour toi ; voulant en cela te donner un gage de mon amitié, et ne doutant pas, mon cher Tobie, de la reconnaissance avec laquelle tu la recevras.

 » En premier lieu, à l’égard de ce qui concerne la religion dans cette affaire (quoique le feu qui monte au visage me fasse apercevoir que je rougis en te parlant sur ce sujet ; quoique je sache, en dépit de ta modestie, qui nous le laisserait ignorer, que tu ne négliges aucune de ses pieuses pratiques), il en est une cependant que je voudrais te recommander d’une manière plus particulière pour que tu ne l’oubliasses point, du moins pendant tout le temps que dureront tes amours. Cette pratique, frère Tobie, c’est de ne jamais te présenter chez celle qui est l’objet de tes poursuites, soit le matin, soit le soir, sans te recommander auparavant à la protection du Dieu tout-puissant, pour qu’il te préserve de tout malheur.

 » Tu te raseras la tête, et tu la laveras tous les quatre ou cinq jours, et même plus souvent, si tu le peux, de peur qu’en ôtant ta perruque dans un moment de distraction, elle ne distingue combien de tes cheveux sont tombés sous la main du Temps, et combien sous celle de Trim.

 » Il faut, autant que tu le pourras, éloigner de son imagination toute idée de tête chauve.

 » Mets-toi bien dans l’esprit, Tobie, et suis cette maxime comme sûre :

 » Toutes les femmes sont timides. Et il est heureux qu’elles le soient ; autrement, qui voudrait avoir affaire à elles ?

 » Que tes culottes ne soient ni trop étroites ni trop larges, et ne ressemblent pas à ces grandes culottes de nos ancêtres.

 » Un juste medium prévient tous les commentaires.

 » Quelque chose que tu aies à dire, soit que tu aies peu ou beaucoup à parler, modère toujours le son de ta voix. Le silence et tout ce qui en approche grave dans la mémoire les mystères de la nuit. C’est pourquoi, si tu peux l’éviter, ne laisse jamais tomber la pelle ni les pincettes.

 » Dans tes conversations avec elle, évite toute plaisanterie et toute raillerie ; et, autant que tu le pourras, ne lui laisse lire aucun livre jovial. Il y a quelques traités de dévotion que tu peux lui permettre (quoique j’aimasse mieux qu’elle ne les lût point) ; mais ne souffre pas qu’elle lise Rabelais, Scarron ou Don Quichotte.

 » Tous ces livres excitent le rire ; et tu sais, cher Tobie, que rien n’est plus sérieux que les fins du mariage.

 » Attache toujours une épingle à ton jabot avant d’entrer chez elle.

 » Si elle te permet de t’asseoir sur le même sofa, et qu’elle te donne la facilité de poser ta main sur la sienne, résiste à cette tentation. Tu ne saurais prendre sa main, sans que la température de la tienne lui fasse deviner ce qui se passe en toi. Laisse-la toujours dans l’indécision sur ce point et sur beaucoup d’autres. En te conduisant ainsi, tu auras au moins sa curiosité pour toi ; et si ta belle n’est pas encore entièrement soumise, et que ton âne continue à regimber (ce qui est fort probable), tu te feras tirer quelques onces de sang au-dessous des oreilles, suivant la pratique des anciens Scythes, qui guérissaient par ce moyen les appétits les plus désordonnés de nos sens.

 » Avicenne est d’avis que l’on se frotte ensuite avec de l’extrait d’ellébore, après les évacuations et purgations convenables, et je penserais assez comme lui. Mais surtout ne mange que peu, ou point de bouc ni de cerf ; et abstiens-toi soigneusement, c’est-à-dire, autant que tu le pourras, de paons, de grues, de foulques, de plongeons, et de poules d’eau.

 » Pour ta boisson, je n’ai pas besoin de te dire que ce doit être une infusion de verveine et d’herbe hanéa, de laquelle Elien rapporte des effets surprenants. Mais si ton estomac en souffrait, tu devrais eu discontinuer l’usage, et vivre de concombres, de melons, de pourpier et de laitue.

 » Il ne se présente pas pour le moment autre chose à te dire… À moins que la guerre venant à se déclarer…

 » Ainsi, mon cher Tobie, je désire que tout aille pour le mieux ;

 » Et je suis ton affectionné frère,

 

» GAUTHIER SHANDY. »


 

Dans les circonstances actuelles, Sterne lui-même retrancherait sans doute de sa lettre l’article de l’âne ; et, loin de conseiller à un prédestiné de se faire tirer du sang, il changerait le régime des concombres et des laitues en un régime éminemment substantiel. Il recommandait alors l’économie pour arriver à une profusion magique au moment de la guerre, imitant en cela l’admirable gouvernement anglais qui, en temps de paix, a deux cents vaisseaux, mais dont les chantiers peuvent au besoin en fournir le double quand il s’agit d’embrasser les mers et de s’emparer d’une marine tout entière.

Quand un homme appartient au petit nombre de ceux qu’une éducation généreuse investit du domaine de la pensée, il devrait toujours, avant de se marier, consulter ses forces et physiques et morales. Pour lutter avec avantage contre les tempêtes que tant de séductions s’apprêtent à élever dans le cœur de sa femme, un mari doit avoir, outre la science du plaisir et une fortune qui lui permette de ne se trouver dans aucune classe de prédestinés, une santé robuste, un tact exquis, beaucoup d’esprit, assez de bon sens pour ne faire sentir sa supériorité que dans les circonstances opportunes, et enfin une finesse excessive d’ouïe et de vue.

S’il avait une belle figure, une jolie taille, un air mâle, et qu’il restât en arrière de toutes ces promesses, il rentrerait dans la classe des prédestinés. Aussi un mari laid, mais dont la figure est pleine d’expression, serait-il, si sa femme a oublié une seule fois sa laideur, dans la situation la plus favorable pour combattre le génie du mal.

Il s’étudiera, et c’est un oubli dans la lettre de Sterne, à rester constamment inodore, pour ne pas donner de prise au dégoût. Aussi fera-t-il un médiocre usage des parfums, qui exposent toujours les beautés à d’injurieux soupçons.

Il devra étudier sa conduite, éplucher ses discours comme s’il était le courtisan de la femme la plus inconstante. C’est pour lui qu’un philosophe a fait la réflexion suivante :

« Telle femme s’est rendue malheureuse pour la vie, s’est perdue, s’est déshonorée pour un homme qu’elle a cessé d’aimer parce qu’il a mal ôté son habit, mal coupé un de ses ongles, mis son bas à l’envers, ou s’y est mal pris pour défaire un bouton. »

Un de ses devoirs les plus importants sera de cacher à sa femme la véritable situation de sa fortune, afin de pouvoir satisfaire les fantaisies et les caprices qu’elle peut avoir, comme le font de généreux célibataires.

Enfin, chose difficile, chose pour laquelle il faut un courage surhumain, il doit exercer le pouvoir le plus absolu sur l’âne dont parle Sterne. Cet âne doit être soumis comme un serf du treizième siècle à son seigneur ; obéir et se taire, marcher et s’arrêter au moindre commandement.

Muni de tous ces avantages, à peine un mari pourra-t-il entrer en lice avec l’espoir du succès. Comme tous les autres, il court encore le risque d’être, pour sa femme, une espèce d’éditeur responsable.

Hé ! quoi, vont s’écrier quelques bonnes petites gens pour lesquels l’horizon finit à leur nez, faut-il donc se donner tant de peines pour s’aimer ; et, pour être heureux en ménage, serait-il donc nécessaire d’aller préalablement à l’école ? Le gouvernement va-t-il fonder pour nous une chaire d’amour, comme il a érigé naguère une chaire de droit public ?

Voici notre réponse :

Ces règles multipliées si difficiles à déduire, ces observations si minutieuses, ces notions si variables selon les tempéraments, préexistent, pour ainsi dire, dans le cœur de ceux qui sont nés pour l’amour, comme le sentiment du goût et je ne sais quelle facilité à combiner les idées se trouvent dans l’âme du poëte, du peintre ou du musicien. Les hommes qui éprouveraient quelque fatigue à mettre en pratique les enseignements donnés par cette Méditation, sont naturellement prédestinés, comme celui qui ne sait pas apercevoir les rapports existants entre deux idées différentes est un imbécile. En effet, l’amour a ses grands hommes inconnus, comme la guerre a ses Napoléons, comme la poésie a ses André Chéniers et comme la philosophie a ses Descartes.

Cette dernière observation contient le germe d’une réponse à la demande que tous les hommes se font depuis long-temps : pourquoi un mariage heureux est-il donc si peu fréquent ?

Ce phénomène du monde moral s’accomplit rarement, par la raison qu’il se rencontre peu de gens de génie. Une passion durable est un drame sublime joué par deux acteurs égaux en talents, un drame où les sentiments sont des catastrophes, où les désirs sont des événements, où la plus légère pensée fait changer la scène. Or, comment trouver souvent, dans ce troupeau de bimanes qu’on nomme une nation, un homme et une femme qui possèdent au même degré le génie de l’amour, quand les gens à talents sont déjà si clairsemés dans les autres sciences où pour réussir l’artiste n’a besoin que de s’entendre avec lui-même ?

Jusqu’à présent nous nous sommes contenté de faire pressentir les difficultés, en quelque sorte physiques, que deux époux ont à vaincre pour être heureux ; mais que serait-ce donc s’il fallait dérouler l’effrayant tableau des obligations morales qui naissent de la différence des caractères ?… Arrêtons-nous ! l’homme assez habile pour conduire le tempérament sera certainement maître de l’âme.

Nous supposerons que notre mari-modèle remplit ces premières conditions voulues pour disputer avec avantage sa femme aux assaillants. Nous admettrons qu’il ne se trouve dans aucune des nombreuses classes de prédestinés, que nous avons passées en revue. Convenons enfin qu’il est imbu de toutes nos maximes ; qu’il possède cette science admirable de laquelle nous avons révélé quelques préceptes ; qu’il s’est marié très-savant ; qu’il connaît sa femme, qu’il en est aimé ; et poursuivons l’énumération de toutes les causes générales qui peuvent empirer la situation critique à laquelle nous le ferons arriver pour l’instruction du genre humain.

MÉDITATION VI. DES PENSIONNATS.

 

Si vous avez épousé une demoiselle dont l’éducation s’est faite dans un pensionnat, il y a trente chances contre votre bonheur de plus que toutes celles dont l’énumération précède, et vous ressemblez exactement à un homme qui a fourré sa main dans un guêpier.

Alors, immédiatement après la bénédiction nuptiale, et sans vous laisser prendre à l’innocente ignorance, aux grâces naïves, à la pudibonde contenance de votre femme, vous devez méditer et suivre les axiomes et les préceptes que nous développerons dans la Seconde Partie de ce livre. Vous mettrez même à exécution les rigueurs de la Troisième Partie, en exerçant sur-le-champ une active surveillance, en déployant une paternelle sollicitude à toute heure, car le lendemain même de votre mariage, la veille peut-être, il y avait péril en la demeure.

En effet, souvenez-vous un peu de l’instruction secrète et approfondie que les écoliers acquièrent de natura rerum, de la nature des choses. Lapeyrouse, Cook, ou le capitaine Parry, ont-ils jamais eu autant d’ardeur à naviguer vers les pôles que les lycéens vers les parages défendus de l’océan des plaisirs ?

Les filles étant plus rusées, plus spirituelles et plus curieuses que les garçons, leurs rendez-vous clandestins, leurs conversations, que tout l’art des matrones ne saurait empêcher, doivent être dirigés par un génie mille fois plus infernal que celui des collégiens. Quel homme a jamais entendu les réflexions morales et les aperçus malins de ces jeunes filles ? Elles seules connaissent ces jeux où l’honneur se perd par avance, ces essais de plaisir, ces tâtonnements de volupté, ces simulacres de bonheur, qu’on peut comparer aux vols faits par les enfants trop gourmands à un dessert mis sous clef. Une fille sortira peut-être vierge de sa pension ; chaste, non. Elle aura plus d’une fois discuté en de secrets conventicules la question importante des amants, et la corruption aura nécessairement entamé le cœur ou l’esprit, soit dit sans antithèse.

Admettons cependant que votre femme n’aura pas participé à ces friandises virginales, à ces lutineries prématurées. De ce qu’elle n’ait point eu voix délibérative aux conseils secrets des grandes, en sera-t-elle meilleure ? Non. Là, elle aura contracté amitié avec d’autres jeunes demoiselles, et nous serons modeste en ne lui accordant que deux ou trois amies intimes. Êtes-vous certains que, votre femme sortie de pension, ses jeunes amies n’auront pas été admises à ces conciliabules où l’on cherchait à connaître d’avance, au moins par analogie, les jeux des colombes ? Enfin, ses amies se marieront ; vous aurez alors quatre femmes à surveiller au lieu d’une, quatre caractères à deviner, et vous serez à la merci de quatre maris et d’une douzaine de célibataires de qui vous ignorez entièrement la vie, les principes, les habitudes, quand nos méditations vous auront fait apercevoir la nécessité où vous devez être un jour de vous occuper des gens que vous avez épousés avec votre femme sans vous en douter. Satan seul a pu imaginer une pension de demoiselles au milieu d’une grande ville !… Au moins madame Campan avait-elle logé sa fameuse institution à Écouen. Cette sage précaution prouve qu’elle n’était pas une femme ordinaire. Là, ses demoiselles ne voyaient pas le musée des rues, composé d’immenses et grotesques images et de mots obscènes dus aux crayons du malin esprit. Elles n’avaient pas incessamment sous les yeux le spectacle des infirmités humaines étalé par chaque borne en France, et de perfides cabinets littéraires ne leur vomissaient pas en secret le poison des livres instructeurs et incendiaires. Aussi, cette savante institutrice ne pouvait-elle guère qu’à Écouen vous conserver une demoiselle intacte et pure, si cela est possible. Vous espéreriez peut-être empêcher facilement votre femme de voir ses amies de pension ? folie ! elle les rencontrera au bal, au spectacle, à la promenade, dans le monde ; et combien de services deux femmes ne peuvent-elles pas se rendre !… Mais nous méditerons ce nouveau sujet de terreur en son lieu et place.

Ce n’est pas tout encore : si votre belle-mère a mis sa fille en pension, croyez-vous que ce soit par intérêt pour sa fille ? Une demoiselle de douze à quinze ans est un terrible argus ; et, si la belle-mère ne voulait pas d’argus chez elle, je commence à soupçonner que madame votre belle-mère appartient inévitablement à la partie la plus douteuse de nos femmes honnêtes. Donc, en toute occasion, elle sera pour sa fille ou un fatal exemple ou un dangereux conseiller.

Arrêtons-nous…, la belle-mère exige toute une Méditation.

Ainsi, de quelque côté que vous vous tourniez, le lit conjugal est, dans cette occurrence, également épineux.

Avant la révolution, quelques familles aristocratiques envoyaient les filles au couvent. Cet exemple était suivi par nombre de gens qui s’imaginaient qu’en mettant leurs filles là où se trouvaient celles d’un grand seigneur, elles en prendraient le ton et les manières. Cette erreur de l’orgueil était d’abord fatale au bonheur domestique ; puis les couvents avaient tous les inconvénients des pensionnats. L’oisiveté y règne plus terrible. Les grilles claustrales enflamment l’imagination. La solitude est une des provinces les plus chéries du diable ; et l’on ne saurait croire quel ravage les phénomènes les plus ordinaires de la vie peuvent produire dans l’âme de ces jeunes filles rêveuses, ignorantes et inoccupées.

Les unes, à force d’avoir caressé des chimères, donnent lieu à des quiproquo plus ou moins bizarres. D’autres, s’étant exagéré le bonheur conjugal, se disent en elles-mêmes : Quoi ! ce n’est que cela !… quand elles appartiennent à un mari. De toute manière l’instruction incomplète que peuvent acquérir les filles élevées en commun a tous les dangers de l’ignorance et tous les malheurs de la science.

Une jeune fille élevée au logis par une mère ou une vieille tante vertueuses, bigotes, aimables ou acariâtres ; une jeune fille dont les pas n’ont jamais franchi le seuil domestique sans être environnée de chaperons, dont l’enfance laborieuse a été fatiguée par des travaux même inutiles, à laquelle enfin tout est inconnu, même le spectacle de Séraphin, est un de ces trésors que l’on rencontre, çà et là, dans le monde, comme ces fleurs de bois environnées de tant de broussailles que les yeux mortels n’ont pu les atteindre. Celui qui, maître d’une fleur si suave, si pure, la laisse cultiver par d’autres, a mérité mille fois son malheur. C’est ou un monstre ou un sot.

Ce serait bien ici le moment d’examiner s’il existe un mode quelconque de se bien marier, et de reculer ainsi indéfiniment les précautions dont l’ensemble sera présenté dans la Seconde et la Troisième Partie ; mais n’est-il pas bien prouvé qu’il est plus aisé de lire l’école des femmes dans un four exactement fermé que de pouvoir connaître le caractère, les habitudes et l’esprit d’une demoiselle à marier ?

La plupart des hommes ne se marient-ils pas absolument comme s’ils achetaient une partie de rentes à la Bourse ?

Et si dans la Méditation précédente nous avons réussi à vous démontrer que le plus grand nombre des hommes reste dans la plus profonde incurie de son propre bonheur en fait de mariage, est-il raisonnable de croire qu’il se rencontrera beaucoup de gens assez riches, assez spirituels, assez observateurs, pour perdre, comme le Burchell du Vicaire de Wakefield, une ou deux années de leur temps à deviner, à épier les filles dont ils feront leurs femmes, quand ils s’occupent si peu d’elles après les avoir conjugalement possédées pendant ce laps de temps que les Anglais nomment la Lune de miel, et de laquelle nous ne tarderons pas à discuter l’influence ?

Cependant, comme nous avons long-temps réfléchi sur cette matière importante, nous ferons observer qu’il existe quelques moyens de choisir plus ou moins bien, même en choisissant promptement.

Il est, par exemple, hors de doute que les probabilités seront en votre faveur :

1º Si vous avez pris une demoiselle dont le tempérament ressemble à celui des femmes de la Louisiane ou de la Caroline.

Pour obtenir des renseignements certains sur le tempérament d’une jeune personne, il faut mettre en vigueur auprès des femmes de chambre le système dont parle Gil Blas, et employé par un homme d’État pour connaître les conspirations ou savoir comment les ministres avaient passé la nuit.

2º Si vous choisissez une demoiselle qui, sans être laide, ne soit pas dans la classe des jolies femmes.

Nous regardons comme un principe certain que, pour être le moins malheureux possible en ménage, une grande douceur d’âme unie chez une femme à une laideur supportable sont deux éléments infaillibles de succès.

Mais voulez-vous savoir la vérité ? ouvrez Rousseau, car il ne s’agitera pas une question de morale publique de laquelle il n’ait d’avance indiqué la portée. Lisez :

« Chez les peuples qui ont des mœurs, les filles sont faciles, et les femmes sévères. C’est le contraire chez ceux qui n’en ont pas. »

Il résulterait de l’adoption du principe que consacre cette remarque profonde et vraie qu’il n’y aurait pas tant de mariages malheureux si les hommes épousaient leurs maîtresses. L’éducation des filles devrait alors subir d’importantes modifications en France. Jusqu’ici les lois et les mœurs françaises, placées entre un délit et un crime à prévenir, ont favorisé le crime. En effet, la faute d’une fille est à peine un délit, si vous la comparez à celle commise par la femme mariée. N’y a-t-il donc pas incomparablement moins de danger à donner la liberté aux filles qu’à la laisser aux femmes ? L’idée de prendre une fille à l’essai fera penser plus d’hommes graves qu’elle ne fera rire d’étourdis. Les mœurs de l’Allemagne, de la Suisse, de l’Angleterre et des États-Unis donnent aux demoiselles des droits qui sembleraient en France le renversement de toute morale ; et néanmoins il est certain que dans ces trois pays les mariages sont moins malheureux qu’en France.

« Quand une femme s’est livrée tout entière à un amant, elle doit avoir bien connu celui que l’amour lui offrait. Le don de son estime et de sa confiance a nécessairement précédé celui de son cœur. »

Brillantes de vérité, ces lignes ont peut-être illuminé le cachot au fond duquel Mirabeau les écrivit, et la féconde observation qu’elles renferment, quoique due à la plus fougueuse de ses passions, n’en domine pas moins le problème social dont nous nous occupons. En effet, un mariage cimenté sous les auspices du religieux examen que suppose l’amour, et sous l’empire du désenchantement dont est suivie la possession, doit être la plus indissoluble de toutes les unions.

Une femme n’a plus alors à reprocher à son mari le droit légal en vertu duquel elle lui appartient. Elle ne peut plus trouver dans cette soumission forcée une raison pour se livrer à un amant, quand plus tard elle a dans son propre cœur un complice dont les sophismes la séduisent en lui demandant vingt fois par heure pourquoi, s’étant donnée contre son gré à un homme qu’elle n’aimait point, elle ne se donnerait pas de bonne volonté à un homme qu’elle aime. Une femme n’est plus alors recevable à se plaindre de ces défauts inséparables de la nature humaine, elle en a, par avance, essayé la tyrannie, épousé les caprices.

Bien des jeunes filles seront trompées dans les espérances de leur amour !… Mais n’y aura-t-il pas pour elles un immense bénéfice à ne pas être les compagnes d’hommes qu’elles auraient le droit de mépriser ?

Quelques alarmistes vont s’écrier qu’un tel changement dans nos mœurs autoriserait une effroyable dissolution publique ; que les lois ou les usages, qui dominent les lois, ne peuvent pas, après tout, consacrer le scandale et l’immoralité ; et que s’il existe des maux inévitables, au moins la société ne doit pas les sanctifier.

Il est facile de répondre, avant tout, que le système proposé tend à prévenir ces maux, qu’on a regardés jusqu’à présent comme inévitables ; mais, si peu exacts que soient les calculs de notre statistique, ils ont toujours accusé une immense plaie sociale, et nos moralistes préféreraient donc le plus grand mal au moindre, la violation du principe sur lequel repose la société, à une douteuse licence chez les filles ; la dissolution des mères de famille qui corrompt les sources de l’éducation publique et fait le malheur d’au moins quatre personnes, à la dissolution d’une jeune fille qui ne compromet qu’elle, et tout au plus un enfant. Périsse la vertu de dix vierges, plutôt que cette sainteté de mœurs, cette couronne d’honneur de laquelle une mère de famille doit marcher revêtue ! Il y a dans le tableau que présente une jeune fille abandonnée par son séducteur je ne sais quoi d’imposant et de sacré : c’est des serments ruinés, de saintes confiances trahies, et, sur les débris des plus faciles vertus, l’innocence en pleurs doutant de tout en doutant de l’amour d’un père pour son enfant. L’infortunée est encore innocente ; elle peut devenir une épouse fidèle, une tendre mère ; et si le passé s’est chargé de nuages, l’avenir est bleu comme un ciel pur. Trouverons-nous ces douces couleurs aux sombres tableaux des amours illégitimes ? Dans l’un la femme est victime, dans les autres, criminelle. Où est l’espérance de la femme adultère ! si Dieu lui remet sa faute, la vie la plus exemplaire ne saurait en effacer ici-bas les fruits vivants. Si Jacques Ier est fils de Rizzio, le crime de Marie a duré autant que sa déplorable et royale maison, et la chute des Stuarts est justice.

Mais, de bonne foi, l’émancipation des filles renferme-t-elle donc tant de dangers ?

Il est très-facile d’accuser une jeune personne de se laisser décevoir par le désir d’échapper à tout prix à l’état de fille ; mais cela n’est vrai que dans la situation actuelle de nos mœurs. Aujourd’hui une jeune personne ne connaît ni la séduction ni ses piéges, elle ne s’appuie que sur sa faiblesse, et, démêlant les commodes maximes du beau monde, sa trompeuse imagination, gouvernée par des désirs que tout fortifie, est un guide d’autant plus aveugle que rarement une jeune fille confie à autrui les secrètes pensées de son premier amour…

Si elle était libre, une éducation exempte de préjugés l’armerait contre l’amour du premier venu. Elle serait, comme tout le monde, bien plus forte contre des dangers connus que contre des périls dont l’étendue est cachée. D’ailleurs, pour être maîtresse d’elle-même, une fille en sera-t-elle moins sous l’œil vigilant de sa mère ? Compterait-on aussi pour rien cette pudeur et ces craintes que la nature n’a placées si puissantes dans l’âme d’une jeune fille que pour la préserver du malheur d’être à un homme qui ne l’aime pas ? Enfin où est la fille assez peu calculatrice pour ne pas deviner que l’homme le plus immoral veut trouver des principes chez sa femme, comme les maîtres veulent que leurs domestiques soient parfaits ; et qu’alors, pour elle, la vertu est le plus riche et le plus fécond de tous les commerces ?

Après tout, de quoi s’agit-il donc ici ? Pour qui croyez-vous que nous stipulions ? Tout au plus pour cinq ou six cent mille virginités armées de leurs répugnances et du haut prix auquel elles s’estiment : elles savent aussi bien se défendre que se vendre. Les dix-huit millions d’êtres que nous avons mis en dehors de la question se marient presque tous d’après le système que nous cherchons à faire prévaloir dans nos mœurs ; et, quant aux classes intermédiaires, par lesquelles nos pauvres bimanes sont séparés des hommes privilégiés qui marchent à la tête d’une nation, le nombre des enfants trouvés que ces classes demi-aisées livrent au malheur irait en croissant depuis la paix, s’il faut en croire M. Benoiston de Châteauneuf, l’un des plus courageux savants qui se soient voués aux arides et utiles recherches de la statistique. Or, à quelle plaie profonde n’apportons nous pas remède, si l’on songe à la multiplicité des bâtards que nous dénonce la statistique, et aux infortunes que nos calculs font soupçonner dans la haute société ? Mais il est difficile de faire apercevoir ici tous les avantages qui résulteraient de l’émancipation des filles. Quand nous arriverons à observer les circonstances qui accompagnent le mariage tel que nos mœurs l’ont conçu, les esprits judicieux pourront apprécier toute la valeur du système d’éducation et de liberté que nous demandons pour les filles au nom de la raison et de la nature. Le préjugé que nous avons en France sur la virginité des mariées est le plus sot de tous ceux qui nous restent. Les Orientaux prennent leurs femmes sans s’inquiéter du passé et les enferment pour être plus certains de l’avenir ; les Français mettent les filles dans des espèces de sérails défendus par des mères, par des préjugés, par des idées religieuses, et ils donnent la plus entière liberté à leurs femmes, s’inquiétant ainsi beaucoup plus du passé que de l’avenir. Il ne s’agirait donc que de faire subir une inversion à nos mœurs. Nous finirions peut-être alors par donner à la fidélité conjugale toute la saveur et le ragoût que les femmes trouvent aujourd’hui aux infidélités.

Mais cette discussion nous éloignerait trop de notre sujet s’il fallait examiner, dans tous ses détails, cette immense amélioration morale, que réclamera sans doute la France au vingtième siècle ; car les mœurs se réforment si lentement ! Ne faut-il pas pour obtenir le plus léger changement que l’idée la plus hardie du siècle passé soit devenue la plus triviale du siècle présent ? Aussi, est-ce en quelque sorte par coquetterie que nous avons effleuré cette question ; soit pour montrer qu’elle ne nous a pas échappé, soit pour léguer un ouvrage de plus à nos neveux ; et, de bon compte, voici le troisième : le premier concerne les courtisanes, et le second est la physiologie du plaisir :

Quand nous serons à dix, nous ferons une croix.

Dans l’état actuel de nos mœurs et de notre imparfaite civilisation, il existe un problème insoluble pour le moment, et qui rend toute dissertation superflue relativement à l’art de choisir une femme ; nous le livrons, comme tous les autres, aux méditations des philosophes.

PROBLÈME.

L’on n’a pas encore pu décider si une femme est poussée à devenir infidèle plutôt par l’impossibilité où elle serait de se livrer au changement que par la liberté qu’on lui laisserait à cet égard.


Au surplus, comme dans cet ouvrage nous saisissons un homme au moment où il vient de se marier, s’il a rencontré une femme d’un tempérament sanguin, d’une imagination vive, d’une constitution nerveuse, ou d’un caractère indolent, sa situation n’en serait que plus grave.

Un homme se trouverait dans un danger encore plus critique si sa femme ne buvait que de l’eau (voyez la Méditation intitulée : Hygiène conjugale) : mais si elle avait quelque talent pour le chant, ou si elle s’enrhumait trop facilement, il aurait à trembler tous les jours ; car il est reconnu que les cantatrices sont pour le moins aussi passionnées que les femmes dont le système muqueux est d’une grande délicatesse.

Enfin le péril empirerait bien davantage si votre femme avait moins de dix-sept ans ; ou encore, si elle avait le fond du teint pâle et blafard ; car ces sortes de femmes sont presque toutes artificieuses.

Mais nous ne voulons pas anticiper sur les terreurs que causeront aux maris tous les diagnostics de malheur qu’ils pourraient apercevoir dans le caractère de leurs femmes. Cette digression nous a déjà trop éloigné des pensionnats, où s’élaborent tant d’infortunes, d’où sortent des jeunes filles incapables d’apprécier les pénibles sacrifices par lesquels l’honnête homme, qui leur fait l’honneur de les épouser, est arrivé à l’opulence ; des jeunes filles impatientes des jouissances du luxe, ignorantes de nos lois, ignorantes de nos mœurs, saisissant avec avidité l’empire que leur donne la beauté, et prêtes à abandonner les vrais accents de l’âme pour les bourdonnements de la flatterie.

Que cette Méditation laisse dans le souvenir de tous ceux qui l’auront lue, même en ouvrant le livre par contenance ou par distraction, une aversion profonde des demoiselles élevées en pension, et déjà de grands services auront été rendus à la chose publique.

MÉDITATION VII. DE LA LUNE DE MIEL.

 

Si nos premières Méditations prouvent qu’il est presque impossible à une femme mariée de rester vertueuse en France, le dénombrement des célibataires et des prédestinés, nos remarques sur l’éducation des filles et notre examen rapide des difficultés que comporte le choix d’une femme, expliquent jusqu’à un certain point cette fragilité nationale. Ainsi, après avoir accusé franchement la sourde maladie par laquelle l’état social est travaillé, nous en avons cherché les causes dans l’imperfection des lois, dans l’inconséquence des mœurs, dans l’incapacité des esprits, dans les contradictions de nos habitudes. Un seul fait reste à observer : l’invasion du mal.

Nous arrivons à ce premier principe en abordant les hautes questions renfermées dans la Lune de Miel ; et, de même que nous y trouverons le point de départ de tous les phénomènes conjugaux, elle nous offrira le brillant chaînon auquel viendront se rattacher nos observations, nos axiomes, nos problèmes, anneaux semés à dessein au travers des sages folies débitées par nos Méditations babillardes. La Lune de Miel sera, pour ainsi dire, l’apogée de l’analyse à laquelle nous devions nous livrer avant de mettre aux prises nos deux champions imaginaires.

Cette expression, Lune de Miel, est un anglicisme qui passera dans toutes les langues, tant elle dépeint avec grâce la nuptiale saison, si fugitive, pendant laquelle la vie n’est que douceur et ravissement ; elle restera comme restent les illusions et les erreurs, car elle est le plus odieux de tous les mensonges. Si elle se présente comme une nymphe couronnée de fleurs fraîches, caressante comme une sirène, c’est qu’elle est le malheur même ; et le malheur arrive, la plupart du temps, en folâtrant.

Les époux destinés à s’aimer pendant toute leur vie ne conçoivent pas la Lune de Miel ; pour eux, elle n’existe pas, ou plutôt elle existe toujours : ils sont comme ces immortels qui ne comprenaient pas la mort. Mais ce bonheur est en dehors de notre livre ; et, pour nos lecteurs, le mariage est sous l’influence de deux lunes : la Lune de Miel, la Lune Rousse. Cette dernière est terminée par une révolution qui la change en un croissant ; et, quand il luit sur un ménage, c’est pour l’éternité.

Comment la Lune de Miel peut-elle éclairer deux êtres qui ne doivent pas s’aimer ?

Comment se couche-t-elle quand une fois elle s’est levée ?…

Tous les ménages ont-ils leur lune de miel ?

Procédons par ordre pour résoudre ces trois questions.

L’admirable éducation que nous donnons aux filles et les prudents usages sous la loi desquels les hommes se marient vont porter ici tous leurs fruits. Examinons les circonstances dont sont précédés et accompagnés les mariages les moins malheureux.

Nos mœurs développent chez la jeune fille dont vous faites votre femme une curiosité naturellement excessive ; mais comme les mères se piquent en France de mettre tous les jours leurs filles au feu sans souffrir qu’elles se brûlent, cette curiosité n’a plus de bornes.

Une ignorance profonde des mystères du mariage dérobe, à cette créature aussi naïve que rusée, la connaissance des périls dont il est suivi ; et, le mariage lui étant sans cesse présenté comme une époque de tyrannie et de liberté, de jouissances et de souveraineté, ses désirs s’augmentent de tous les intérêts de l’existence à satisfaire : pour elle, se marier, c’est être appelée du néant à la vie.

Si elle a, en elle, le sentiment du bonheur, la religion, la morale, les lois et sa mère lui ont mille fois répété que ce bonheur ne peut venir que de vous.

L’obéissance est toujours une nécessité chez elle, si elle n’est pas vertu ; car elle attend tout de vous : d’abord les sociétés consacrent l’esclavage de la femme, mais elle ne forme même pas le souhait de s’affranchir, car elle se sent faible, timide et ignorante.

À moins d’une erreur due au hasard ou d’une répugnance que vous seriez impardonnable de n’avoir pas devinée, elle doit chercher à vous plaire ; elle ne vous connaît pas.

Enfin, pour faciliter votre beau triomphe, vous la prenez au moment où la nature sollicite souvent avec énergie les plaisirs dont vous êtes le dispensateur. Comme saint Pierre, vous tenez la clef du Paradis.

Je le demande à toute créature raisonnable, un démon rassemblerait-il autour d’un ange dont il aurait juré la perte les éléments de son malheur avec autant de sollicitude que les bonnes mœurs en mettent à conspirer le malheur d’un mari ?… N’êtes-vous pas comme un roi entouré de flatteurs ?

Livrée avec toutes ses ignorances et ses désirs à un homme qui, même amoureux, ne peut et ne doit pas connaître ses mœurs secrètes et délicates, cette jeune fille ne sera-t-elle pas honteusement passive, soumise et complaisante pendant tout le temps que sa jeune imagination lui persuadera d’attendre le plaisir ou le bonheur jusqu’à un lendemain qui n’arrive jamais ?

Dans cette situation bizarre où les lois sociales et celles de la nature sont aux prises, une jeune fille obéit, s’abandonne, souffre et se tait par intérêt pour elle-même. Son obéissance est une spéculation ; sa complaisance, un espoir ; son dévouement, une sorte de vocation dont vous profitez ; et son silence est générosité. Elle sera victime de vos caprices tant qu’elle ne les comprendra pas ; elle souffrira de votre caractère jusqu’à ce qu’elle l’ait étudié ; elle se sacrifiera sans aimer, parce qu’elle croit au semblant de passion que vous donne le premier moment de sa possession ; elle ne se taira plus le jour où elle aura reconnu l’inutilité de ses sacrifices.

Alors, un matin arrive où tous les contre-sens qui ont présidé à cette union se relèvent comme des branches un moment ployées sous un poids par degrés allégé. Vous avez pris pour de l’amour l’existence négative d’une jeune fille qui attendait le bonheur, qui volait au-devant de vos désirs dans l’espérance que vous iriez au-devant des siens, et qui n’osait se plaindre des malheurs secrets dont elle s’accusait la première. Quel homme ne serait pas la dupe d’une déception préparée de si loin, et de laquelle une jeune femme est innocente, complice et victime ? Il faudrait être un Dieu pour échapper à la fascination dont vous êtes entouré par la nature et la société. Tout n’est-il pas piège autour de vous et en vous ? car, pour être heureux, ne serait-il pas nécessaire de vous défendre des impétueux désirs de vos sens ? Où est, pour les contenir, cette barrière puissante qu’élève la main légère d’une femme à laquelle on veut plaire, parce qu’on ne la possède pas encore ?… Aussi, avez-vous fait parader et défiler vos troupes quand il n’y avait personne aux fenêtres ; avez-vous tiré un feu d’artifice dont la carcasse reste seule au moment où votre convive se présente pour le voir. Votre femme était devant les plaisirs du mariage comme un Mohican à l’opéra : l’instituteur est ennuyé quand le Sauvage commence à comprendre.

LVI. En ménage, le moment où deux cœurs peuvent s’entendre est aussi rapide qu’un éclair, et ne revient plus quand il a fui.
Ce premier essai de la vie à deux, pendant lequel une femme est encouragée par l’espérance du bonheur, par le sentiment encore neuf de ses devoirs d’épouse, par le désir de plaire, par la vertu si persuasive au moment où elle montre l’amour d’accord avec le devoir, se nomme la Lune de Miel. Comment peut-elle durer long-temps entre deux êtres qui s’associent pour la vie entière, sans se connaître parfaitement ? S’il faut s’étonner d’une chose, c’est que les déplorables absurdités accumulées par nos mœurs autour d’un lit nuptial fassent éclore si peu de haines !…

Mais que l’existence du sage soit un ruisseau paisible, et que celle du prodigue soit un torrent ; que l’enfant dont les mains imprudentes ont effeuillé toutes les roses sur son chemin ne trouve plus que des épines au retour : que l’homme dont la folle jeunesse a dévoré un million ne puisse plus jouir, pendant sa vie, des quarante mille livres de rente que ce million lui eût données, c’est des vérités triviales si l’on songe à la morale, et neuves si l’on pense à la conduite de la plupart des hommes. Voyez-y les images vraies de toutes les Lunes de Miel ; c’est leur histoire, c’est le fait et non pas la cause.

Mais, que des hommes doués d’une certaine puissance de pensée par une éducation privilégiée, habitués à des combinaisons profondes pour briller, soit en politique, soit en littérature, dans les arts, dans le commerce ou dans la vie privée, se marient tous avec l’intention d’être heureux, de gouverner une femme p ar l’amour ou par la force, et tombent tous dans le même piége, deviennent des sots après avoir joui d’un certain bonheur pendant un certain temps, il y a certes là un problème dont la solution réside plutôt dans des profondeurs inconnues de l’âme humaine, que dans les espèces de vérités physiques par lesquelles nous avons déjà tâché d’expliquer quelques-uns de ces phénomènes. La périlleuse recherche des lois secrètes, que presque tous les hommes doivent violer à leur insu en cette circonstance, offre encore assez de gloire à celui qui échouerait dans cette entreprise pour que nous tentions l’aventure. Essayons donc.

Malgré tout ce que les sots ont à dire sur la difficulté qu’ils trouvent à expliquer l’amour, il a des principes aussi infaillibles que ceux de la géométrie ; mais chaque caractère les modifiant à son gré, nous l’accusons des caprices créés par nos innombrables organisations. S’il nous était permis de ne voir que les effets si variés de la lumière, sans en apercevoir le principe, bien des esprits refuseraient de croire à la marche du soleil et à son unité. Aussi, les aveugles peuvent-ils crier à leur aise ; je me vante, comme Socrate, sans être aussi sage que lui, de ne savoir que l’amour, et, je vais essayer de déduire quelques-uns de ses préceptes, pour éviter aux gens mariés ou à marier la peine de se creuser la cervelle, ils en atteindraient trop promptement le fond.

Or, toutes nos observations précédentes se résolvent à une seule proposition qui peut être considérée comme le dernier terme ou le premier, si l’on veut, de cette secrète théorie de l’amour, qui finirait par vous ennuyer si nous ne la terminions pas promptement. Ce principe est contenu dans la formule suivante :

LVII.Entre  deux êtres susceptibles d’amour, la durée de la passion est en raison de la résistance primitive de la femme, ou des obstacles que les hasards sociaux mettent à votre bonheur.
Si l’on ne vous laisse désirer qu’un jour, votre amour ne durera peut-être pas trois nuits. Où faut-il chercher les causes de cette loi ? je ne sais. Si nous voulons porter nos regards autour de nous, les preuves de cette règle abondent : dans le système végétal, les plantes qui restent le plus de temps à croître sont cel les auxquelles est promise la plus longue existence ; dans l’ordre moral, les ouvrages faits hier meurent demain ; dans l’ordre physique, le sein qui enfreint les lois de la gestation livre un fruit mort. En tout, une œuvre de durée est long-temps couvée par le temps. Un long avenir demande un long passé. Si l’amour est un enfant, la passion est un homme. Cette loi générale, qui régit la nature, les êtres, et les sentiments, est précisément celle que tous les mariages enfreignent, ainsi que nous l’avons démontré. Ce principe a créé les fables amoureuses de notre moyen âge : les Amadis, les Lancelot, les Tristan des fabliaux, dont la constance en amour paraît fabuleuse à juste titre, sont les allégories de cette mythologie nationale que notre imitation de la littérature grecque a tuée dans sa fleur. Ces figures gracieuses dessinées par l’imagination des trouvères consacraient cette vérité.

LVIII. Nous ne nous attachons d’une manière durable aux choses que d’après les soins, les travaux ou les désirs qu’elles nous ont coûté.

Tout ce que nos méditations nous ont révélé sur les causes de cette loi primordiale des amours, se réduit à l’axiome suivant, qui en est tout à la fois le principe et la conséquence.

LIX. En toute chose l’on ne reçoit qu’en raison de ce que l’on donne.

Ce dernier principe est tellement évident par lui-même que nous n’essaierons pas de le démontrer. Nous n’y joindrons qu’une seule observation, qui ne nous paraît pas sans importance. Celui qui a dit : Tout est vrai et tout est faux, a proclamé un fait que l’esprit humain naturellement sophistique interprète à sa manière, car il semble vraiment que les choses humaines aient autant de facettes qu’il y a d’esprits qui les considèrent. Ce fait, le voici :

Il n’existe pas dans la création une loi qui ne soit balancée par une loi contraire : la vie en tout est résolue par l’équilibre de deux forces contendantes. Ainsi, dans le sujet qui no us occupe, en amour, il est certain que si vous donnez trop, vous ne recevrez pas assez. La mère qui laisse voir toute sa tendresse à ses enfants crée en eux l’ingratitude, l’ingratitude vient peut-être de l’impossibilité où l’on est de s’acquitter. La femme qui aime plus qu’elle n’est aimée sera nécessairement tyrannisée. L’amour durable est celui qui tient toujours les forces de deux êtres en équilibre. Or, cet équilibre peut toujours s’établir : celui des deux qui aime le plus doit rester dans la sphère de celui qui aime le moins. Et n’est-ce pas, après tout, le plus doux sacrifice que puisse faire une âme aimante, si tant est que l’amour s’accommode de cette inégalité ?

Quel sentiment d’admiration ne s’élève-t-il pas dans l’âme du philosophe, en découvrant qu’il n’y a peut-être qu’un seul principe dans le monde comme il n’y a qu’un Dieu, et que nos idées et nos affections sont soumises aux mêmes lois qui font mouvoir le soleil, éclore les fleurs et vivre l’univers !…

Peut-être faut-il chercher dans cette métaphysique de l’amour les raisons de la proposition suivante, qui jette les plus vives lumières sur la question des Lunes de Miel et des Lunes Rousses.

THÉORÈME.

L’homme va de l’aversion à l’amour ; mais, quand il a commencé par aimer et qu’il arrive à l’aversion, il ne revient jamais à l’amour.

Dans certaines organisations humaines, les sentiments sont incomplets comme la pensée peut l’être dans quelques imaginations stériles. Ainsi de même que les esprits sont doués de la facilité de saisir les rapports existants entre les choses sans en tirer de conclusion ; de la faculté de saisir chaque rapport séparément sans les réunir, de la force de voir, de comparer et d’exprimer ; de même les âmes peuvent concevoir les sentiments d’une manière imparfaite. Le talent, en amour comme en tout autre art, consiste dans la réunion de la puissance de concevoir et de celle d’exécuter. Le monde est plein de gens qui chantent des airs sans ritournelle, qui ont des quarts d’idée comme des quarts de sentiment, et qui ne coordonnent pas plus les mouvements de leurs affections que leurs pensées. C’est, en un mot, des êtres incomplets. Unissez une belle intelligence à une intelligence manquée, vous préparez un malheur ; car il faut que l’équilibre se retrouve en tout.

Nous laissons aux philosophes de boudoir et aux sages d’arrière-boutique le plaisir de chercher les mille manières par lesquelles les tempéraments, les esprits, les situations sociales et la fortune rompent les équilibres, et nous allons examiner la dernière cause qui influe sur le coucher des Lunes de Miel et le lever des Lunes Rousses.

Il y a dans la vie un principe plus puissant que la vie elle-même. C’est un mouvement dont la rapidité procède d’une impulsion inconnue. L’homme n’est pas plus dans le secret de ce tournoiement que la terre n’est initiée aux causes de sa rotation. Ce je ne sais quoi, que j’appellerais volontiers le courant de la vie, emporte nos pensées les plus chères, use la volonté du plus grand nombre, et nous entraîne tous malgré nous. Ainsi, un homme plein de bon sens, qui ne manquera même pas à payer ses billets, s’il est négociant, ayant pu éviter la mort, ou, chose plus cruelle peut-être ! une maladie, par l’observation d’une pratique facile, mais quotidienne, est bien et dûment cloué entre quatre planches, après s’être dit tous les soirs : — « Oh ! demain, je n’oublierai pas mes pastilles ! » Comment expliquer cette étrange fascination qui domine toutes les choses de la vie ? est-ce défaut d’énergie ? les hommes les plus puissants de volonté y sont soumis ; est-ce défaut de mémoire ? les gens qui possèdent cette faculté au plus haut degré y sont sujets.

Ce fait que chacun a pu reconnaître en son voisin est une des causes qui excluent la plupart des maris de la Lune de Miel. L’homme le plus sage, celui qui aurait échappé à tous les écueils que nous avons déjà signalés, n’évite quelquefois pas les piéges qu’il s’est ainsi tendus à lui-même.

Je me suis aperçu que l’homme en agissait avec le mariage et ses dangers à peu près comme avec les perruques ; et peut-être est-ce une formule pour la vie humaine que les phases suivantes de la pensée à l’endroit de la perruque.

PREMIÈRE ÉPOQUE. — Est-ce que j’aurai jamais les cheveux blancs ?

DEUXIÈME ÉPOQUE. — En tout cas, si j’ai des cheveux blancs, je ne porterai jamais de perruque : Dieu ! que c’est laid une perruque !

Un matin, vous entendez une jeune voix que l’amour a fait vibrer plus de fois qu’il ne l’a éteinte, s’écriant : — Comment, tu as un cheveu blanc !…

TROISIÈME ÉPOQUE. —  Pourquoi ne pas avoir une perruque bien faite qui tromperait complétement les gens ? Il y a je ne sais quel mérite à duper tout le monde ; puis, une perruque tient chaud, elle empêche les rhumes, etc.

QUATRIÈME ÉPOQUE. — La perruque est si adroitement mise que vous attrapez tous ceux qui ne vous connaissent pas.

La perruque vous préoccupe, et l’amour-propre vous rend tous les matins le rival des plus habiles coiffeurs.

CINQUIÈME ÉPOQUE. — La perruque négligée. — Dieu ! que c’est ennuyeux d’avoir à se découvrir la tête tous les soirs, à la bichonner tous les matins !

SIXIÈME ÉPOQUE. — La perruque laisse passer quelques cheveux blancs ; elle vacille, et l’observateur aperçoit sur votre nuque une ligne blanche qui forme un contraste avec les nuances plus foncées de la perruque circulairement retroussée par le col de votre habit.

SEPTIÈME ÉPOQUE. — La perruque ressemble à du chiendent, et (passez-moi l’expression) vous vous moquez de votre perruque !…

— Monsieur, me dit une des puissantes intelligences féminines qui ont daigné m’éclairer sur quelques-uns des passages les plus obscurs de mon livre, qu’entendez-vous par cette perruque ?…

— Madame, répondis-je, quand un homme tombe dans l’indifférence à l’endroit de la perruque, il est… il est… ce que votre mari n’est probablement pas.

— Mais, mon mari n’est pas… (Elle chercha.) Il n’est pas… aimable ; il n’est pas… très-bien portant ; il n’est pas… d’une humeur égale ; il n’est pas…

— Alors, madame, il serait donc indifférent à la perruque.

Nous nous regardâmes, elle avec une dignité assez bien jouée, moi avec un imperceptible sourire. — Je vois, dis-je, qu’il faut singulièrement respecter les oreilles du petit sexe, car c’est la seule chose qu’il ait de chaste. Je pris l’attitude d’un homme qui a quelque chose d’important à révéler, et la belle dame baissa les yeux comme si elle se doutait d’avoir à rougir pendant ce discours.

— Madame, aujourd’hui l’on ne pendrait pas un ministre, comme jadis, pour un oui ou un non ; un Châteaubriand ne torturerait guère Françoise de Foix, et nous ne portons plus au côté une longue épée prête à venger l’injure. Or, dans un siècle où la civilisation a fait des progrès si rapides, où l’on nous apprend la moindre science en vingt-quatre leçons, tout a dû suivre cet élan vers la perfection. Nous ne pouvons donc plus parler la langue mâle, rude et grossière de nos ancêtres. L’âge dans lequel on fabrique des tissus si fins, si brillants, des meubles si élégants, des porcelaines si riches, devait être l’âge des périphrases et des circonlocutions. Il faut donc essayer de forger quelque mot nouveau pour remplacer la comique expression dont s’est servi Molière ; puisque, comme a dit un auteur contemporain, le langage de ce grand homme est trop libre pour les dames qui trouvent la gaze trop épaisse pour leurs vêtements. Maintenant les gens du monde n’ignorent pas plus que les savants le goût inné des Grecs pour les mystères. Cette poétique nation avait su empreindre de teintes fabuleuses les antiques traditions de son histoire. À la voix de ses rapsodes, tout ensemble poètes et romanciers, les rois devenaient des dieux, et leurs aventures galantes se transformaient en d’immortelles allégories. Selon M. Chompré, licencié en droit, auteur classique du Dictionnaire de Mythologie, le Labyrinthe était « un enclos planté de bois et orné de bâtiments disposés de telle façon que quand un jeune homme y était entré une fois, il ne pouvait plus en trouver la sortie. » Çà et là quelques bocages fleuris s’offraient à sa vue, mais au milieu d’une multitude d’allées qui se croisaient dans tous les sens et présentaient toujours à l’œil une route uniforme ; parmi les ronces, les rochers et les épines, le patient avait à combattre un animal nommé le Minotaure. Or, madame, si vous voulez me faire l’honneur de vous souvenir que le Minotaure était, de toutes les bêtes cornues, celle que la mythologie nous signale comme la plus dangereuse ; que, pour se soustraire aux ravages qu’il faisait, les Athéniens s’étaient abonnés à lui livrer, bon an, mal an, cinquante vierges ; vous ne partagerez pas l’erreur de ce bon M. Chompré, qui ne voit là qu’un jardin anglais ; et vous reconnaîtrez dans cette fable ingénieuse une allégorie délicate, ou, disons mieux, une image fidèle et terrible des dangers du mariage. Les peintures récemment découvertes à Herculanum ont achevé de prouver cette opinion. En effet, les savants avaient cru long-temps, d’après quelques auteurs, que le minotaure était un animal moitié homme, moitié taureau ; mais la cinquième planche des anciennes peintures d’Herculanum nous représente ce monstre allégorique avec le corps entier d’un homme, à la réserve d’une tête de taureau ; et, pour enlever toute espèce de doute, il est abattu aux pieds de Thésée. Eh ! bien, madame, pourquoi ne demanderions-nous pas à la mythologie de venir au secours de l’hypocrisie qui nous gagne et nous empêche de rire comme riaient nos pères ? Ainsi, lorsque dans le monde une jeune dame n’a pas très-bien su étendre le voile sous lequel une femme honnête couvre sa conduite, là où nos aïeux auraient rudement tout expliqué par un seul mot, vous, comme une foule de belles dames à réticences, vous vous contentez de dire : — « Ah ! oui, elle est fort aimable, mais… — Mais quoi ?.. — Mais elle est souvent bien inconséquente… » J’ai long-temps cherché, madame, le sens de ce dernier mot et surtout la figure de rhétorique par laquelle vous lui faisiez exprimer le contraire de ce qu’il signifie ; mes méditations ont été vaines. Vert-Vert a donc, le dernier, prononcé le mot de nos ancêtres, et encore s’est-il adressé, par malheur, à d’innocentes religieuses, dont les infidélités n’atteignaient en rien l’honneur des hommes. Quand une femme est inconséquente, le mari serait, selon moi, minotaurisé. Si le minotaurisé est un galant homme, s’il jouit d’une certaine estime, et beaucoup de maris méritent réellement d’être plaints, alors, en parlant de lui, vous dites encore d’une petite voix flûtée : « M. À… est un homme bien estimable, sa femme est fort jolie, mais on prétend qu’il n’est pas heureux dans son intérieur. » Ainsi, madame, l’homme estimable malheureux dans son intérieur, l’homme qui a une femme inconséquente, ou le mari minotaurisé, sont tout bonnement des maris à la façon de Molière. Hé ! bien, déesse du goût moderne, ces expressions vous semblent-elles d’une transparence assez chaste ?

— Ah ! mon Dieu, dit-elle en souriant, si la chose reste, qu’importe qu’elle soit exprimée en deux syllabes ou en cent ?

Elle me salua par une petite révérence ironique et disparut, allant sans doute rejoindre ces comtesses de préface et toutes ces créatures métaphoriques si souvent employées par les romanciers à retrouver ou à composer des manuscrits anciens.

Quant à vous, êtres moins nombreux et plus réels qui me lisez, si, parmi vous, il est quelques gens qui fassent cause commune avec mon champion conjugal, je vous avertis que vous ne deviendrez pas tout d’un coup malheureux dans votre intérieur. Un homme arrive à cette température conjugale par degrés et insensiblement. Beaucoup de maris sont même restés malheureux dans leur intérieur, toute leur vie, sans le savoir. Cette révolution domestique s’opère toujours d’après des règles certaines ; car les révolutions de la Lune de Miel sont aussi sûres que les phases de la lune du ciel et s’appliquent à tous les ménages ! n’avons-nous pas prouvé que la nature morale a ses lois, comme la nature physique ?

Votre jeune femme ne prendra jamais, comme nous l’avons dit ailleurs, un amant sans faire de sérieuses réflexions. Au moment où la Lune de Miel décroît, vous avez plutôt développé chez elle le sentiment du plaisir que vous ne l’avez satisfait ; vous lui avez ouvert le livre de vie, elle conçoit admirablement par le prosaïsme de votre facile amour la poésie qui doit résulter de l’accord des âmes et des voluptés. Comme un oiseau timide, épouvanté encore par le bruit d’une mousqueterie qui a cessé, elle avance la tête hors du nid, regarde autour d’elle, voit le monde ; et, tenant le mot de la charade que vous avez jouée, elle sent instinctivement le vide de votre passion languissante. Elle devine que ce n’est plus qu’avec un amant qu’elle pourra reconquérir le délicieux usage de son libre arbitre en amour.

Vous avez séché du bois vert pour un feu à venir.

Dans la situation où vous vous trouvez l’un et l’autre, il n’existe pas de femme, même la plus vertueuse, qui ne se soit trouvée digne d’une grande passion, qui ne l’ait rêvée, et qui ne croie être très-inflammable ; car il y a toujours de l’amour-propre à augmenter les forces d’un ennemi vaincu.

— Si le métier d’honnête femme n’était que périlleux, passe encore… me disait une vieille dame ; mais il ennuie, et je n’ai jamais rencontré de femme vertueuse qui ne pensât jouer en dupe.

Alors, et avant même qu’aucun amant ne se présente, une femme en discute pour ainsi dire la légalité ; elle subit un combat que se livrent en elle les devoirs, les lois, la religion et les désirs secrets d’une nature qui ne reçoit de frein que celui qu’elle s’impose. Là commence pour vous un ordre de choses tout nouveau ; là, se trouve le premier avertissement que la nature, cette indulgente et bonne mère, donne à toutes les créatures qui ont à courir quelque danger. La nature a mis au cou du minotaure une sonnette, comme à la queue de cet épouvantable serpent, l’effroi du voyageur. Alors se déclarent, dans votre femme, ce que nous appellerons les premiers symptômes, et malheur à qui n’a pas su les combattre ! ceux qui en nous lisant se souviendront de les avoir vus se manifestant jadis dans leur intérieur, peuvent passer à la conclusion de cet ouvrage, ils y trouveront des consolations.

Cette situation, dans laquelle un ménage reste plus ou moins long-temps, sera le point de départ de notre ouvrage, comme elle est le terme de nos observations générales. Un homme d’esprit doit savoir reconnaître les mystérieux indices, les signes imperceptibles, et les révélations involontaires qu’une femme laisse échapper alors ; car la Méditation suivante pourra tout au plus accuser les gros traits aux néophytes de la science sublime du mariage.

MÉDITATION VIII.

DES PREMIERS SYMPTÔMES.

Lorsque votre femme est dans la crise où nous l’avons laissée, vous êtes, vous, en proie à une douce et entière sécurité. Vous avez tant de fois vu le soleil que vous commencez à croire qu’il peut luire pour tout le monde. Vous ne prêtez plus alors aux moindres actions de votre femme cette attention que vous donnait le premier feu du tempérament.

Cette indolence empêche beaucoup de maris d’apercevoir les symptômes par lesquels leurs femmes annoncent un premier orage ; et cette disposition d’esprit a fait minotauriser plus de maris que l’occasion, les fiacres, les canapés et les appartements en ville. Ce sentiment d’indifférence pour le danger est en quelque sorte produit et justifié par le calme apparent qui vous entoure. La conspiration ourdie contre vous par notre million de célibataires affamés semble être unanime dans sa marche. Quoique tous ces damoiseaux soient ennemis les uns des autres et que pas un d’eux ne se connaisse, une sorte d’instinct leur a donné le mot d’ordre.

Deux personnes se marient-elles, les sbires du minotaure, jeunes et vieux, ont tous ordinairement la politesse de laisser entièrement les époux à eux-mêmes. Ils regardent un mari comme un ouvrier chargé de dégrossir, polir, tailler à facettes et monter le diamant qui passera de main en main, pour être un jour admiré à la ronde. Aussi, l’aspect d’un jeune ménage fortement épris réjouit-il toujours ceux d’entre les célibataires qu’on a nommés les Roués, ils se gardent bien de troubler le travail dont doit profiter la société ; ils savent aussi que les grosses pluies durent peu ; ils se tiennent alors à l’écart, en faisant le guet, en épiant, avec une incroyable finesse, le moment où les deux époux commenceront à se lasser du septième ciel.

Le tact avec lequel les célibataires découvrent le moment où la bise vient à souffler dans un ménage ne peut être comparé qu’à cette nonchalance à laquelle sont livrés les maris pour lesquels la Lune Rousse se lève. Il y a, même en galanterie, une maturité qu’il faut savoir attendre. Le grand homme est celui qui juge tout ce que peuvent porter les circonstances. Ces gens de cinquante-deux ans, que nous avons présentés comme si dangereux, comprennent très-bien, par exemple, que tel homme qui s’offre à être l’amant d’une femme et qui est fièrement rejeté, sera reçu à bras ouverts trois mois plus tard. Mais il est vrai de dire qu’en général, les gens mariés mettent à trahir leur froideur la même naïveté qu’à dénoncer leur amour.

Au temps où vous parcouriez avec madame les ravissantes campagnes du septième ciel, et où, selon les caractères, on reste campé plus ou moins long-temps, comme le prouve la Méditation précédente, vous alliez peu ou point dans le monde. Heureux dans votre intérieur, si vous sortiez, c’était pour faire, à la manière des amants, une partie fine, courir au spectacle, à la campagne, etc. Du moment où vous reparaissez, ensemble ou séparément, au sein de la société, que l’on vous voit assidus l’un et l’autre aux bals, aux fêtes, à tous ces vains amusements créés pour fuir le vide du cœur, les célibataires devinent que votre femme y vient chercher des distractions ; donc, son ménage, son mari l’ennuient.

Là, le célibataire sait que la moitié du chemin est faite. Là, vous êtes sur le point d’être minotaurisé, et votre femme tend à devenir inconséquente : c’est-à-dire, au contraire, qu’elle sera très-conséquente dans sa conduite, qu’elle la raisonnera avec une profondeur étonnante, et que vous n’y verrez que du feu. Dès ce moment elle ne manquera en apparence à aucun de ses devoirs, et recherchera d’autant plus les couleurs de la vertu qu’elle en aura moins. Hélas ! disait Crébillon :

Doit-on donc hériter de ceux qu’on assassine !

Jamais vous ne l’aurez vue plus soigneuse à vous plaire. Elle cherchera à vous dédommager de la secrète lésion qu’elle médite de faire à votre bonheur conjugal, par de petites félicités qui vous font croire à la perpétuité de son amour ; de là vient le proverbe : Heureux comme un sot. Mais selon les caractères des femmes, ou elles méprisent leurs maris, par cela même qu’elles les trompent avec succès ; ou elles les haïssent, si elles sont contrariées par eux ; ou elles tombent, à leur égard, dans une indifférence pire mille fois que la haine.

En cette occurrence, le premier diagnostic chez la femme est une grande excentricité. Une femme aime à se sauver d’elle-même, à fuir son intérieur, mais sans cette avidité des époux complétement malheureux. Elle s’habille avec beaucoup de soin, afin, dira-t-elle, de flatter votre amour-propre en attirant tous les regards au milieu des fêtes et des plaisirs.

Revenue au sein de ses ennuyeux pénates, vous la verrez parfois sombre et pensive ; puis tout à coup riant et s’égayant comme pour s’étourdir ; ou prenant l’air grave d’un Allemand qui marche au combat. De si fréquentes variations annoncent toujours la terrible hésitation que nous avons signalée.

Il y a des femmes qui lisent des romans pour se repaître de l’image habilement présentée et toujours diversifiée d’un amour contrarié qui triomphe, ou pour s’habituer, par la pensée, aux dangers d’une intrigue.

Elle professera la plus haute estime pour vous. Elle vous dira qu’elle vous aime, comme on aime un frère ; que cette amitié raisonnable est la seule vraie, la seule durable, et que le mariage n’a pour but que de l’établir entre deux époux.

Elle distinguera fort habilement qu’elle n’a que des devoirs à remplir, et qu’elle peut prétendre à exercer des droits.

Elle voit avec une froideur que vous seul pouvez calculer tous les détails du bonheur conjugal. Ce bonheur ne lui a peut-être jamais beaucoup plu, et d’ailleurs, pour elle, il est toujours là ; elle le connaît, elle l’a analysé ; et combien de légères mais terribles preuves viennent alors prouver à un mari spirituel que cet être fragile argumente et raisonne au lieu d’être emporté par la fougue de la passion !…

LX.

Plus on juge, moins on aime.


De là jaillissent chez elle et ces plaisanteries dont vous riez le premier, et ces réflexions qui vous surprennent par leur profondeur ; de là viennent ces changements soudains et ces caprices d’un esprit qui flotte. Parfois elle devient tout à coup d’une extrême tendresse comme par repentir de ses pensées et de ses projets ; parfois elle est maussade et indéchiffrable ; enfin, elle accomplit le varium et mutabile fœmina que nous avons eu jusqu’ici la sottise d’attribuer à leur constitution. Diderot, dans le désir d’expliquer ces variations presque atmosphériques de la femme, est même allé jusqu’à les faire provenir de ce qu’il nomme la bête féroce ; mais vous n’observerez jamais ces fréquentes anomalies chez une femme heureuse.

Ces symptômes, légers comme de la gaze, ressemblent à ces nuages qui nuancent à peine l’azur du ciel et qu’on nomme des fleurs d’orage. Bientôt les couleurs prennent des teintes plus fortes.

Au milieu de cette méditation solennelle, qui tend à mettre, selon l’expression de madame de Staël, plus de poésie dans la vie, quelques femmes, auxquelles des mères vertueuses par calcul, par devoir, par sentiment ou par hypocrisie, ont inculqué des principes tenaces, prennent les dévorantes idées dont elles sont assaillies pour des suggestions du démon ; et vous les voyez alors trottant régulièrement à la messe, aux offices, aux vêpres même. Cette fausse dévotion commence par de jolis livres de prières reliés avec luxe, à l’aide desquels ces chères pécheresses s’efforcent en vain de remplir les devoirs imposés par la religion et délaissés pour les plaisirs du mariage.

Ici posons un principe et gravez-le en lettres de feu dans votre souvenir.

Lorsqu’une jeune femme reprend tout à coup des pratiques religieuses autrefois abandonnées, ce nouveau système d’existence cache toujours un motif d’une haute importance pour le bonheur du mari. Sur cent femmes il en est au moins soixante-dix-neuf chez lesquelles ce retour vers Dieu prouve qu’elles ont été inconséquentes ou qu’elles vont le devenir.

Mais un symptôme plus clair, plus décisif, que tout mari reconnaîtra, sous peine d’être un sot, est celui-ci.

Au temps où vous étiez plongés l’un et l’autre dans les trompeuses délices de la Lune de Miel, votre femme, en véritable amante, faisait constamment votre volonté. Heureuse de pouvoir vous prouver une bonne volonté que vous preniez, vous deux, pour de l’amour, elle aura désiré que vous lui eussiez commandé de marcher sur le bord des gouttières, et, sur-le-champ, agile comme un écureuil, elle eût parcouru les toits. En un mot, elle trouvait un plaisir ineffable à vous sacrifier ce je qui la rendait un être différent de vous. Elle s’était identifiée à votre nature, obéissant à ce vœu du cœur : Una caro.

Toutes ces belles dispositions d’un jour se sont effacées insensiblement. Blessée de rencontrer sa volonté anéantie, votre femme essaiera maintenant de la reconquérir au moyen d’un système développé graduellement et de jour en jour avec une croissante énergie.

C’est le système de la Dignité de la Femme mariée. Le premier effet de ce système est d’apporter dans vos plaisirs une certaine réserve et une certaine tiédeur de laquelle vous êtes le seul juge.

Selon le plus ou le moins d’emportement de votre passion sensuelle, vous avez peut-être, pendant la Lune de Miel, deviné quelques-unes de ces vingt-deux voluptés qui autrefois créèrent en Grèce vingt-deux espèces de courtisanes adonnées particulièrement à la culture de ces branches délicates d’un même art. Ignorante et naïve, curieuse et pleine d’espérance, votre jeune femme aura pris quelques grades dans cette science aussi rare qu’inconnue et que nous recommandons singulièrement au futur auteur de la Physiologie du Plaisir.

Alors par une matinée d’hiver, et semblables à ces troupes d’oiseaux qui craignent le froid de l’Occident, s’envolent d’un seul coup, d’une même aile, la Fellatrice, fertile en coquetteries qui trompent le désir pour en prolonger les brûlants accès ; la Tractatrice, venant de l’Orient parfumé où les plaisirs qui font rêver sont en honneur ; la Subagitatrice, fille de la grande Grèce ; la Lémane, avec ses voluptés douces et chatouilleuses ; la Corinthienne, qui pourrait, au besoin, les remplacer toutes ; puis enfin, l’agacante Phicidisseuse, aux dents dévoratrices et lutines, dont l’émail semble intelligent. Une seule, peut-être, vous est restée ; mais un soir, la brillante et fougueuse Propétide étend ses ailes blanches et s’enfuit, le front baissé, vous montrant pour la dernière fois, comme l’ange qui disparaît aux yeux d’Abraham, dans le tableau de Rembrandt, les ravissants trésors qu’elle ignore elle-même, et qu’il n’était donné qu’à vous de contempler d’un œil enivré, de flatter d’une main caressante.

Sevré de toutes ces nuances de plaisir, de tous ces caprices d’âme, de ces flèches de l’Amour, vous êtes réduit à la plus vulgaire des façons d’aimer, à cette primitive et innocente allure de l’hyménée, pacifique hommage que rendait le naïf Adam à notre mère commune, et qui suggéra sans doute au Serpent l’idée de la déniaiser. Mais un symptôme si complet n’est pas fréquent. La plupart des ménages sont trop bons chrétiens pour suivre les usages de la Grèce païenne. Aussi avons-nous rangé parmi les derniers symptômes l’apparition dans la paisible couche nuptiale de ces voluptés effrontées qui, la plupart du temps, sont filles d’une illégitime passion. En temps et lieu, nous traiterons plus amplement ce diagnostic enchanteur : ici, peut-être, se réduit-il à une nonchalance et même à une répugnance conjugale que vous êtes seul en état d’apprécier.

En même temps qu’elle ennoblit ainsi par sa dignité les fins du mariage, votre femme prétend qu’elle doit avoir son opinion et vous la vôtre. « En se mariant, dira-t-elle, une femme ne fait pas vœu d’abdiquer sa raison. Les femmes sont-elles donc réellement esclaves ? Les lois humaines ont pu enchaîner le corps, mais la pensée !… ah ! Dieu l’a placée trop près de lui pour que les tyrans pussent y porter les mains. »

Ces idées procèdent nécessairement ou d’une instruction trop libérale que vous lui aurez laissé prendre, ou de réflexions que vous lui aurez permis de faire. Une Méditation tout entière a été consacrée à l’instruction en ménage.

Puis votre femme commence à dire : « Ma chambre, mon lit, mon appartement. » À beaucoup de vos questions, elle répondra : — « Mais, mon ami, cela ne vous regarde pas ! » Ou : — « Les hommes ont leur part dans la direction d’une maison, et les femmes ont la leur. » Ou bien, ridiculisant les hommes qui se mêlent du ménage, elle prétendra que « les hommes n’entendent rien à certaines choses. »

Le nombre des choses auxquelles vous n’entendez rien augmentera tous les jours.

Un beau matin vous verrez, dans votre petite église, deux autels là où vous n’en cultiviez qu’un seul. L’autel de votre femme et le vôtre seront devenus distincts, et cette distinction ira croissant, toujours en vertu du système de la dignité de la femme.

Viendront alors les idées suivantes, que l’on vous inculquera, malgré vous, par la vertu d’une force vive, fort ancienne et peu connue. La force de la vapeur, celle des chevaux, des hommes ou de l’eau sont de bonnes inventions ; mais la nature a pourvu la femme d’une force morale à laquelle ces dernières ne sont pas comparables : nous la nommerons force de la crécelle. Cette puissance consiste dans une perpétuité de son, dans un retour si exact des mêmes paroles, dans une rotation si complète des mêmes idées, qu’à force de les entendre vous les admettrez pour être délivré de la discussion. Ainsi, la puissance de la crécelle vous prouvera :

Que vous êtes bien heureux d’avoir une femme d’un tel mérite ;

Qu’on vous a fait trop d’honneur en vous épousant ;

Que souvent les femmes voient plus juste que les hommes ;

Que vous devriez prendre en tout l’avis de votre femme, et presque toujours le suivre ;

Que vous devez respecter la mère de vos enfants, l’honorer, avoir confiance en elle ;

Que la meilleure manière de n’être pas trompé est de s’en remettre à la délicatesse d’une femme, parce que, suivant certaines vieilles idées que nous avons eu la faiblesse de laisser s’accréditer, il est impossible à un homme d’empêcher sa femme de le minotauriser ;

Qu’une femme légitime est la meilleure amie d’un homme ;

Qu’une femme est maîtresse chez elle, et reine dans son salon, etc.

Ceux qui, à ces conquêtes de la dignité de la femme sur le pouvoir de l’homme, veulent opposer une ferme résistance, tombent dans la catégorie des prédestinés.

D’abord, s’élèvent des querelles qui, aux yeux de leurs femmes, leur donnent un air de tyrannie. La tyrannie d’un mari est toujours une terrible excuse à l’inconséquence d’une femme. Puis, dans ces légères discussions, elles savent prouver à leurs familles, aux nôtres, à tout le monde, à nous-mêmes, que nous avons tort. Si, pour obtenir la paix, ou par amour, vous reconnaissez les droits prétendus de la femme, vous laissez à la vôtre un avantage dont elle profitera éternellement. Un mari, comme un gouvernement, ne doit jamais avouer de faute. Là, votre pouvoir serait débordé par le système occulte de la dignité féminine ; là, tout serait perdu ; dès ce moment elle marcherait de concession en concession jusqu’à vous chasser de son lit.

La femme étant fine, spirituelle, malicieuse, ayant tout le temps de penser à une ironie elle vous tournerait en ridicule pendant le choc momentané de vos opinions. Le jour où elle vous aura ridiculisé verra la fin de votre bonheur. Votre pouvoir expirera. Une femme qui a ri de son mari ne peut plus l’aimer. Un homme doit être pour la femme qui aime, un être plein de force, de grandeur, et toujours imposant. Une famille ne saurait exister sans le despotisme. Nations pensez-y !

Aussi, la conduite difficile qu’un homme doit tenir en présence d’événements si graves, cette haute politique du mariage est-elle précisément l’objet des Seconde et Troisième Parties de notre livre. Ce bréviaire du machiavélisme marital vous apprendra la manière de vous grandir dans cet esprit léger, dans cette âme de dentelle, disait Napoléon. Vous saurez comment un homme peut montrer une âme d’acier, peut accepter cette petite guerre domestique, et ne jamais céder l’empire de la volonté sans compromettre son bonheur. En effet, si vous abdiquiez, votre femme vous mésestimerait par cela seul qu’elle vous trouverait sans rigueur ; vous ne seriez plus un homme pour elle. Mais nous ne sommes pas encore arrivé au moment de développer les théories et les principes par lesquels un mari pourra concilier l’élégance des manières avec l’acerbité des mesures ; qu’il nous suffise pour le moment de deviner l’importance de l’avenir, et poursuivons.

À cette époque fatale, vous la verrez établissant avec adresse le droit de sortir seule.

Vous étiez naguère son dieu, son idole. Elle est maintenant parvenue à ce degré de dévotion qui permet d’apercevoir des trous à la robe des saints.

— Oh ! mon Dieu, mon ami, disait madame de la Vallière à son mari, comme vous portez mal votre épée ! M. de Richelieu a une manière de la faire tenir droit à son côté que vous devriez tâcher d’imiter ; c’est de bien meilleur goût. — Ma chère, on ne peut pas me dire plus spirituellement qu’il y a cinq mois que nous sommes mariés !… » répliqua le duc dont la réponse fit fortune sous le règne de Louis XV.

Elle étudiera votre caractère pour trouver des armes contre vous. Cette étude, en horreur à l’amour, se découvrira par les mille petits piéges qu’elle vous tendra pour se faire, à dessein, rudoyer, gronder par vous ; car lorsqu’une femme n’a pas d’excuses pour minotauriser son mari elle tâche d’en créer.

Elle se mettra peut-être à table sans vous attendre.

Si elle passe en voiture au milieu d’une ville, elle vous indiquera certains objets que vous n’aperceviez pas ; elle chantera devant vous sans avoir peur ; elle vous coupera la parole, ne vous répondra quelquefois pas, et vous prouvera de vingt manières différentes qu’elle jouit près de vous de toutes ses facultés et de son bon sens.

Elle cherchera à abolir entièrement votre influence dans l’administration de la maison, et tentera de devenir seule maîtresse de votre fortune. D’abord, cette lutte sera une distraction pour son âme vide ou trop fortement remuée ; ensuite elle trouvera dans votre opposition un nouveau motif de ridicule. Les expressions consacrées ne lui manqueront pas, et en France nous cédons si vite au sourire ironique d’autrui !…

De temps à autre, apparaîtront des migraines et des mouvements de nerfs ; mais ces symptômes donneront lieu à toute une Méditation.

Dans le monde, elle parlera de vous sans rougir, et vous regardera avec assurance.

Elle commencera à blâmer vos moindres actes, parce qu’ils seront en contradiction avec ses idées ou ses intentions secrètes.

Elle n’aura plus autant de soin de ce qui vous touche, elle ne saura seulement pas si vous avez tout ce qu’il vous faut. Vous ne serez plus le terme de ses comparaisons.

À l’imitation de Louis XIV qui apportait à ses maîtresses les bouquets de fleurs d’oranger que le premier jardinier de Versailles lui mettait tous les matins sur sa table, M. de Vivonne donnait presque tous les jours des fleurs rares à sa femme pendant le premier temps de son mariage. Un soir il trouva le bouquet gisant sur une console, sans avoir été placé comme à l’ordinaire dans un vase plein d’eau. — « Oh ! oh ! dit-il si je ne suis pas un sot, je ne tarderai pas à l’être. »

Vous êtes en voyage pour huit jours et vous ne recevez pas de lettre, ou vous en recevez une dont trois pages sont blanches… Symptôme.

Vous arrivez monté sur un cheval de prix, que vous aimez beaucoup, et, entre deux baisers, votre femme s’inquiète du cheval et de son avoine… Symptôme.

À ces traits, vous pouvez maintenant en ajouter d’autres. Nous tâcherons dans ce livre de toujours peindre à fresque, et de vous laisser les miniatures. Selon les caractères, ces indices, cachés sous les accidents de la vie habituelle, varient à l’infini. Tel découvrira un symptôme dans la manière de mettre un châle, lorsque tel autre aura besoin de recevoir une chiquenaude sur son âne pour deviner l’indifférence de sa compagne.

Un beau matin de printemps, le lendemain d’un bal, ou la veille d’une partie de campagne, cette situation arrive à son dernier période. Votre femme s’ennuie et le bonheur permis n’a plus d’attrait pour elle. Ses sens, son imagination, le caprice de la nature peut-être appellent un amant. Cependant elle n’ose pas encore s’embarquer dans une intrigue dont les conséquences et les détails l’effraient. Vous êtes encore là pour quelque chose ; vous pesez dans la balance, mais bien peu. De son côté, l’amant se présente paré de toutes les grâces de la nouveauté, de tous les charmes du mystère. Le combat qui s’est élevé dans le cœur de votre femme devient devant l’ennemi plus réel et plus périlleux que jadis. Bientôt plus il y a de dangers et de risques à courir, plus elle brûle de se précipiter dans ce délicieux abîme de craintes, de jouissances, d’angoisses, de voluptés. Son imagination s’allume et pétille. Sa vie future se colore à ses yeux de teintes romanesques et mystérieuses. Son âme trouve que l’existence a déjà pris du ton dans cette discussion solennelle pour les femmes. Tout s’agite, tout s’ébranle, tout s’émeut en elle. Elle vit trois fois plus qu’auparavant, et juge de l’avenir par le présent. Le peu de voluptés que vous lui avez prodiguées plaide alors contre vous ; car elle ne s’irrite pas tant des plaisirs dont elle a joui que de ceux dont elle jouira ; l’imagination ne lui présente-t-elle pas le bonheur plus vif, avec cet amant que les lois lui défendent, qu’avec vous ? enfin elle trouve des jouissances dans ses terreurs, et des terreurs dans ses jouissances. Puis, elle aime ce danger imminent, cette épée de Damoclès, suspendue au-dessus de sa tête par vous-même, préférant ainsi les délirantes agonies d’une passion à cette inanité conjugale pire que la mort, à cette indifférence qui est moins un sentiment que l’absence de tout sentiment.

Vous qui avez peut-être à aller faire des accolades au ministère des finances, des bordereaux à la Banque, des reports à la Bourse, ou des discours à la Chambre ; vous, jeune homme, qui avez si ardemment répété avec tant d’autres [autres] dans notre première Méditation le serment de défendre votre bonheur en défendant votre femme, que pouvez-vous opposer à ces désirs si naturels chez elle ?… car pour ces créatures de feu, vivre, c’est sentir ; du moment où elles n’éprouvent rien, elles sont mortes. La loi en vertu de laquelle vous marchez produit en elles ce minotaurisme involontaire. — « C’est, disait d’Alembert, une suite des lois du mouvement ! » Eh ! bien, où sont vos moyens de défense ?… Où ?

Hélas ! si votre femme n’a pas encore tout à fait baisé la pomme du Serpent, le Serpent est devant elle ; vous dormez, nous nous réveillons, et notre livre commence.

Sans examiner combien de maris, parmi les cinq cent mille que cet ouvrage concerne, seront restés avec les prédestinés ; combien se sont mal mariés ; combien auront mal débuté avec leurs femmes ; et sans vouloir chercher si, de cette troupe nombreuse, il y en a peu ou prou qui puissent satisfaire aux conditions voulues pour lutter contre le danger qui s’approche, nous allons alors développer dans la Seconde et la Troisième Partie de cet ouvrage les moyens de combattre le minotaure et de conserver intacte la vertu des femmes. Mais, si la fatalité, le diable, le célibat, l’occasion veulent votre perte, en reconnaissant le fil de toutes les intrigues, en assistant aux batailles que se livrent tous les ménages, peut-être vous consolerez-vous. Beaucoup de gens ont un caractère si heureux, qu’en [eu] leur montrant la place, leur expliquant le pourquoi, le comment, ils se grattent le front, se frottent les mains, frappent du pied, et sont satisfaits.

MÉDITATION IX. ÉPILOGUE.

Fidèle à notre promesse, cette Première Partie a déduit les causes générales qui font arriver tous les mariages à la crise que nous venons de décrire ; et, tout en traçant ces prolégomènes conjugaux, nous avons indiqué la manière d’échapper au malheur, en montrant par quelles fautes il est engendré.

Mais ces considérations premières ne seraient-elles pas incomplètes si, après avoir tâché de jeter quelques lumières sur l’inconséquence de nos idées, de nos mœurs et de nos lois, relativement à une question qui embrasse la vie de presque tous les êtres, nous ne cherchions pas à établir par une courte péroraison les causes politiques de cette infirmité sociale ? Après avoir accusé les vices secrets de l’institution, n’est-ce pas aussi un examen philosophique que de rechercher pourquoi, et comment nos mœurs l’ont rendue vicieuse ?

Le système de lois et de mœurs qui régit aujourd’hui les femmes et le mariage en France est le fruit d’anciennes croyances et de traditions qui ne sont plus en rapport avec les principes éternels de raison et de justice développés par la grande révolution de 1789.

Trois grandes commotions ont agité la France : la conquête des Romains, le christianisme et l’invasion des Francs. Chaque événement a laissé de profondes empreintes sur le sol, dans les lois, dans les mœurs et l’esprit de la nation.

La Grèce, ayant un pied en Europe et l’autre en Asie, fut influencée par son climat passionné dans le choix de ses institutions conjugales ; elle les reçut de l’Orient où ses philosophes, ses législateurs et ses poètes allèrent étudier les antiquités voilées de l’Égypte et de la Chaldée. La réclusion absolue des femmes, commandée par l’action du soleil brûlant de l’Asie, domina dans les bois de la Grèce et de l’Ionie. La femme y resta confiée aux marbres des Gynécées. La patrie se réduisant à une ville, à un territoire peu vaste, les courtisanes, qui tenaient aux arts et à la religion par tant de liens, purent suffire aux premières passions d’une jeunesse peu nombreuse, dont les forces étaient d’ailleurs absorbées dans les exercices violents d’une gymnastique exigée par l’art militaire de ces temps héroïques.

Au commencement de sa royale carrière, Rome, étant allée demander à la Grèce les principes d’une législation qui pouvait encore convenir au ciel de l’Italie, imprima sur le front de la femme mariée le sceau d’une complète servitude. Le sénat comprit l’importance de la vertu dans une république, il obtint la sévérité dans les mœurs par un développement excessif de la puissance maritale et paternelle. La dépendance de la femme se trouva écrite partout. La réclusion de l’Orient devint un devoir, une obligation morale, une vertu. De là, les temples élevés à la Pudeur, et les temples consacrés à la sainteté du mariage ; de là, les censeurs, l’institution dotale, les lois somptuaires, le respect pour les matrones, et toutes les dispositions du Droit romain. Aussi, trois viols accomplis ou tentés furent-ils trois révolutions ; aussi, était-ce un grand événement solennisé par des décrets, que l’apparition des femmes sur la scène politique ! Ces illustres Romaines, condamnées à n’être qu’épouses et mères, passèrent leur vie dans la retraite, occupées à élever des maîtres pour le monde. Rome n’eut point de courtisanes, parce que la jeunesse y était occupée à des guerres éternelles. Si plus tard la dissolution vint, ce fut avec le despotisme des empereurs ; et encore, les préjugés fondés par les anciennes mœurs étaient-ils si vivaces, que Rome ne vit jamais de femmes sur un théâtre. Ces faits ne seront pas perdus pour cette rapide histoire du mariage en France.

Les Gaules conquises, les Romains imposèrent leurs lois aux vaincus ; mais elles furent impuissantes à détruire et le profond respect de nos ancêtres pour les femmes, et ces antiques superstitions qui en faisaient les organes immédiats de la Divinité. Les lois romaines finirent cependant par régner exclusivement à toutes autres dans ce pays appelé jadis de droit écrit qui représentait la Gallia togata, et leurs principes conjugaux pénétrèrent plus ou moins dans les pays de coutumes.

Mais pendant ce combat des lois contre les mœurs, les Francs envahissaient les Gaules, auxquelles ils donnèrent le doux nom de France. Ces guerriers, sortis du nord, y importaient le système de galanterie né dans leurs régions occidentales, où le mélange des sexes n’exige pas, sous des climats glacés, la pluralité des femmes et les jalouses précautions de l’Orient. Loin de là, chez eux, ces créatures presque divinisées réchauffaient la vie privée par l’éloquence de leurs sentiments. Les sens endormis sollicitaient cette variété de moyens énergiques et délicats, cette diversité d’action, cette irritation de la pensée et ces barrières chimériques créées par la coquetterie, système dont quelques principes ont été développés dans cette Première Partie, et qui convient admirablement au ciel tempéré de la France.

À l’Orient donc, la passion et son délire, les longs cheveux bruns et les harems, les divinités amoureuses, la pompe, la poésie et les monuments. À l’Occident, la liberté des femmes, la souveraineté de leurs blondes chevelures, la galanterie, les fées, les sorcières, les profondes extases de l’âme, les douces émotions de la mélancolie, et les longues amours.

Ces deux systèmes partis des deux points opposés du globe vinrent lutter en France ; en France, où une partie du sol, la Langue d’Oc, pouvait se plaire aux croyances orientales, tandis que l’autre, la Langue d’Oïl, était la patrie de ces traditions qui attribuent une puissance magique à la femme. Dans la Langue d’Oïl l’amour demande des mystères ; dans la Langue d’Oc, voir c’est aimer.

Au fort de ce débat, le christianisme vint triompher en France, et il vint prêché par des femmes, et il vint consacrant la divinité d’une femme qui, dans les forêts de la Bretagne, de la Vendée et des Ardennes, prit, sous le nom de Notre-Dame, la place de plus d’une idole au creux des vieux chênes druidiques.

Si la religion du Christ, qui, avant tout, est un code de morale et de politique, donnait une âme à tous les êtres, proclamait l’égalité des êtres devant Dieu et fortifiait par ses principes les doctrines chevaleresques du Nord, cet avantage était bien balancé par la résidence du souverain pontife à Rome, de laquelle il s’instituait héritier, par l’universalité de la langue latine qui devint celle de l’Europe au Moyen-âge, et par le puissant intérêt que les moines, les scribes et les gens de loi eurent à faire triompher les codes trouvés par un soldat au pillage d’Amalfi.

Les deux principes de la servitude et de la souveraineté des femmes restèrent donc en présence, enrichis l’un et l’autre de nouvelles armes.

La loi salique, erreur légale, fit triompher la servitude civile et politique sans abattre le pouvoir que les mœurs donnaient aux femmes, car l’enthousiasme dont fut saisie l’Europe pour la chevalerie soutint le parti des mœurs contre les lois.

Ainsi se forma l’étrange phénomène présenté, depuis lors, par notre caractère national et notre législation ; car, depuis ces époques qui semblent être la veille de la révolution quand un esprit philosophique s’élève et considère l’histoire, la France a été la proie de tant de convulsions ; la Féodalité, les Croisades, la Réforme, la lutte de la royauté et de l’aristocratie, le despotisme et le sacerdoce l’ont si fortement pressée dans leurs serres, que la femme y est restée en butte aux contradictions bizarres nées du conflit des trois événements principaux que nous avons esquissés. Pouvait-on s’occuper de la femme, de son éducation politique et du mariage, quand la Féodalité mettait le trône en question, quand la Réforme les menaçait l’une et l’autre, et quand le peuple était oublié entre le sacerdoce et l’empire ? Selon une expression de madame Necker, les femmes furent à travers ces grands événements comme ces duvets introduits dans les caisses de porcelaine : comptés pour rien, tout se briserait sans eux.

La femme mariée offrit alors en France le spectacle d’une reine asservie, d’une esclave à la fois libre et prisonnière. Les contradictions produites par la lutte des deux principes éclatèrent alors dans l’ordre social en y dessinant des bizarreries par milliers. Alors la femme étant physiquement peu connue, ce qui fut maladie en elle se trouva un prodige, une sorcellerie ou le comble de la malfaisance. Alors ces créatures, traitées par les lois comme des enfants prodigues et mises en tutelle, étaient déifiées par les mœurs. Semblables aux affranchis des empereurs, elles disposaient des couronnes, des batailles, des fortunes, des coups d’état, des crimes, des vertus, par le seul scintillement de leurs yeux, et elles ne possédaient rien, elles ne se possédaient pas elles-mêmes. Elles furent également heureuses et malheureuses. Armées de leur faiblesse et fortes de leur instinct, elles s’élancèrent hors de la sphère où les lois devaient les placer, se montrant tout-puissantes pour le mal, impuissantes pour le bien ; sans mérite dans leurs vertus commandées, sans excuses dans leurs vices ; accusées d’ignorance et privées d’éducation ; ni tout à fait mères, ni tout à fait épouses. Ayant tout le temps de couver des passions et de les développer, elles obéissaient à la coquetterie des Francs, tandis qu’elles devaient comme des Romaines rester dans l’enceinte des châteaux à élever des guerriers. Aucun système n’étant fortement développé dans la législation, les esprits suivirent leurs inclinations, et l’on vit autant de Marions Delormes que de Cornélies, autant de vertus que de vices. C’était des créatures aussi incomplètes que les lois qui les gouvernaient : considérées par les uns comme un être intermédiaire entre l’homme et les animaux, comme une bête maligne que les lois ne sauraient garrotter de trop de liens et que la nature avait destinée avec tant d’autres au bon plaisir des humains ; considérée par d’autres comme un ange exilé, source de bonheur et d’amour, comme la seule créature qui répondît aux sentiments de l’homme et de qui l’on devait venger les misères par une idolâtrie. Comment l’unité qui manquait aux institutions politiques pouvait-elle exister dans les mœurs ?

La femme fut donc ce que les circonstances et les hommes la firent, au lieu d’être ce que le climat et les institutions la devaient faire : vendue, mariée contre son gré en vertu de la puissance paternelle des Romains ; en même temps qu’elle tombait sous le despotisme marital qui désirait sa réclusion, elle se voyait sollicitée aux seules représailles qui lui fussent permises. Alors elle devint dissolue quand les hommes cessèrent d’être puissamment occupés par des guerres intestines, par la même raison qu’elle fut vertueuse au milieu des commotions civiles. Tout homme instruit peut nuancer ce tableau, nous demandons aux événements leurs leçons et non pas leur poésie.

La révolution était trop occupée d’abattre et d’édifier, avait trop d’adversaires, ou fut peut-être encore trop voisine des temps déplorables de la Régence et de Louis XV, pour pouvoir examiner la place que la femme doit tenir dans l’ordre social.

Les hommes remarquables qui élevèrent le monument immortel de nos codes étaient presque tous d’anciens légistes frappés de l’importance des lois romaines ; et d’ailleurs, ils ne fondaient pas des institutions politiques. Fils de la révolution, ils crurent, avec elle, que la loi du divorce, sagement rétrécie, que la faculté des soumissions respectueuses étaient des améliorations suffisantes. Devant les souvenirs de l’ancien ordre de choses, ces institutions nouvelles parurent immenses.

Aujourd’hui, la question du triomphe des deux principes, bien affaiblis par tant d’événements et par le progrès des lumières, reste tout entière à traiter pour de sages législateurs. Le temps passé contient des enseignements qui doivent porter leurs fruits dans l’avenir. L’éloquence des faits serait-elle perdue pour nous ?

Le développement des principes de l’Orient a exigé des eunuques et des sérails ; les mœurs bâtardes de la France ont amené la plaie des courtisanes et la plaie plus profonde de nos mariages : ainsi, pour nous servir de la phrase toute faite par un contemporain, l’Orient sacrifie, à la paternité, des hommes et la justice ; la France, des femmes et la pudeur. Ni l’Orient, ni la France, n’ont atteint le but que ces institutions devaient se proposer : le bonheur. L’homme n’est pas plus aimé par les femmes d’un harem que le mari n’est sûr d’être, en France, le père de ses enfants ; et le mariage ne vaut pas tout ce qu’il coûte. Il est temps de ne rien sacrifier à cette institution, et de mettre les fonds d’une plus grande somme de bonheur dans l’état social, en conformant nos mœurs et nos institutions à notre climat.

Le gouvernement constitutionnel, heureux mélange des deux systèmes politiques extrêmes, le despotisme et la démocratie, semble indiquer la nécessité de confondre aussi les deux principes conjugaux qui en France se sont heurtés jusqu’ici. La liberté que nous avons hardiment réclamée pour les jeunes personnes remédie à cette foule de maux dont la source est indiquée, en exposant les contre-sens produits par l’esclavage des filles. Rendons à la jeunesse les passions, les coquetteries, l’amour et ses terreurs, l’amour et ses douceurs, et le séduisant cortége des Francs. À cette saison printanière de la vie, nulle faute n’est irréparable, l’hymen sortira du sein des épreuves armé de confiance, désarmé de haine, et l’amour y sera justifié par d’utiles comparaisons.

Dans ce changement de nos mœurs, périra d’elle-même la honteuse plaie des filles publiques. C’est surtout au moment où l’homme possède la candeur et la timidité de l’adolescence qu’il est égal pour son bonheur de rencontrer de grandes et de vraies passions à combattre. L’âme est heureuse de ses efforts, quels qu’ils soient ; pourvu qu’elle agisse, qu’elle se meuve, peu lui importe d’exercer son pouvoir contre elle-même. Il existe dans cette observation, que tout le monde a pu faire, un secret de législation, de tranquillité et de bonheur. Puis, aujourd’hui, les études ont pris un tel développement, que le plus fougueux des Mirabeaux à venir peut enfouir son énergie dans une passion et dans les sciences. Combien de jeunes gens n’ont-ils pas été sauvés de la débauche par des travaux opiniâtres unis aux renaissants obstacles d’un premier, d’un pur amour ? en effet, quelle est la jeune fille qui ne désire pas prolonger la délicieuse enfance des sentiments, qui ne se trouve orgueilleuse d’être connue, et qui n’ait à opposer les craintes enivrantes de sa timidité, la pudeur de ses transactions secrètes avec elle-même, aux jeunes désirs d’un amant inexpérimenté comme elle ? La galanterie des Francs et ses plaisirs seront donc le riche apanage de la jeunesse, et alors s’établiront naturellement ces rapports d’âme, d’esprit, de caractère, d’habitude, de tempérament, de fortune, qui amènent l’heureux équilibre voulu pour le bonheur de deux époux. Ce système serait assis sur des bases bien plus larges et bien plus franches, si les filles étaient soumises à une exhérédation sagement calculée ; ou si, pour contraindre les hommes à ne se déterminer dans leurs choix qu’en faveur de celles qui leur offriraient des gages de bonheur par leurs vertus, leur caractère ou leurs talents, elles étaient mariées, comme aux États-Unis, sans dot. Alors le système adopté par les Romains pourra, sans inconvénients, s’appliquer aux femmes mariées qui, jeunes filles, auront usé de leur liberté. Exclusivement chargées de l’éducation primitive des enfants, la plus importante de toutes les obligations d’une mère, occupées de faire naître et de maintenir ce bonheur de tous les instants, si admirablement peint dans le quatrième livre de Julie, elles seront, dans leur maison, comme les anciennes Romaines, une image vivante de la Providence qui éclate partout, et ne se laisse voir nulle part. Alors les lois sur l’infidélité de la femme mariée devront être excessivement sévères. Elles devront prodiguer plus d’infamie encore que de peines afflictives et coercitives. La France a vu promener des femmes montées sur des ânes pour de prétendus crimes de magie, et plus d’une innocente est morte de honte. Là est le secret de la législation future du mariage. Les filles de Milet se guérissaient du mariage par le mort, le Sénat condamne les suicidées à être traînées nues sur une claie, et les vierges se condamnent à la vie.

Les femmes et le mariage ne seront donc respectés en France que par le changement radical que nous implorons pour nos mœurs. Cette pensée profonde est celle qui anime les deux plus belles productions d’un immortel génie. L’Émile et la Nouvelle Héloïse ne sont que deux éloquents plaidoyers en faveur de ce système. Cette voix retentira dans les siècles, parce qu’elle a deviné les vrais mobiles des lois et des mœurs des siècles futurs. En attachant les enfants au sein de leurs mères, Jean-Jacques rendait déjà un immense service à la vertu ; mais son siècle était trop profondément gangrené pour comprendre les hautes leçons que renfermaient ces deux poèmes ; il est vrai d’ajouter aussi que le philosophe fut vaincu par le poète, et qu’en laissant dans le cœur de Julie mariée des vestiges de son premier amour, il a été séduit par une situation poétique plus touchante que la vérité qu’il voulait développer, mais moins utile.

Cependant, si le mariage, en France, est un immense contrat par lequel les hommes s’entendent tous tacitement pour donner plus de saveur aux passions, plus de curiosité, plus de mystère à l’amour, plus de piquant aux femmes, si une femme est plutôt un ornement de salon, un mannequin à modes, un porte-manteau, qu’un être dont les fonctions, dans l’ordre politique, puissent se coordonner avec la prospérité d’un pays, avec la gloire d’une patrie ; qu’une créature dont les soins puissent lutter d’utilité avec celles des hommes… j’avoue que toute cette théorie, que ces longues considérations, disparaîtraient devant de si importantes destinées !…

Mais c’est avoir assez pressé le marc des événements accomplis pour en tirer une goutte de philosophie, c’est avoir assez sacrifié à la passion dominante de l’époque actuelle pour l’historique, ramenons nos regards sur les mœurs présentes. Reprenons le bonnet aux grelots et cette marotte de laquelle Rabelais fit jadis un sceptre, et poursuivons le cours de cette analyse, sans donner à une plaisanterie plus de gravité qu’elle n’en peut avoir, sans donner aux choses graves plus de plaisanterie qu’elles n’en comportent.

 
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