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BIBLIOBUS Littérature française

LA SIXIESME JOURNEE

 En LA SIXIESME JOURNEE, on devise des tromperyes qui se sont faites d'homme a femme, de femme a homme, ou de femme a femme, par avarice, vengeance et malice. Prologue

Le matin, plus tost que de coustume, madame Oisille alla preparer sa leçon en la salle; mais la compaignye, qui en fut advertye, pour le desir qu'elle avoit d'oyr sa bonne instruction, se dilligenta tant se habiller, qu'ilz ne la feirent gueres actendre. Et elle, congnoissant la ferveur, leur vat lire l'epistre de Saint Jehan l'evangeliste, qui n'est plaine que d'amour, pour ce que les jours passez elle leur avoir declaré celle de Sainct Pol aux Romains. La compaignye trouva ceste viande si doulce, que, combien qu'ilz y fussent demye heure plus qu'ilz n'avoient esté les aultres jours, si leur sembloit-il n'y avoir pas esté ung quart. Au partir de là, s'en allerent à la contemplation de la messe, où chacun se recommanda au Sainct Esperit, pour satisfaire ce jour-là à leur plaisante audience. Et, après qu'ilz eurent disné, et prins ung peu de repos, s'en allerent continuer le passtemps accoustumé. Et madame Oisille leur demanda qui commenceroit ceste Journée. Longarine leur respondit: "Je donne ma voix à Madame Oisille; elle nous a ce jourd'huy faict une si belle leçon, qu'il est impossible qu'elle ne die quelque histoyre digne de parachever la gloire qu'elle a merité à ce matin. - Il me desplaist, dist Oisille, que je ne vous puis dire, à ceste après disnée, chose aussy proffitable que j'ay faict à ce matin; mais, à tout le moins, l'intention de mon histoire ne sortira poinct hors de la doctrine de la saincte Escripture, où il est dict: "Ne vous confiez poinct aux princes, ne aux filz des hommes, auxquelz n'est nostre salut." Et, afin que, par faulte d'exemple, ne mectez en obly ceste verité, je vous en voys dire ung très veritable et dont la memoire est si fresche, que à peyne en son essuyez les oeilz de ceulx qui ont veu ce piteulx spectacle."

Cinquante et uniesme nouvelle

Le duc d'Urbin, contre la promesse faite à sa femme, feit pendre une siene damoyselle, par le moyen de laquelle son filz (qu'il ne vouloit maryer pauvrement) faisoit entendre à s'amye l'affection qu'il luy portoit.

Le duc d'Urbin, nommé le Prefect, lequel espousa la seur du premier duc de Mantoue, avoit ung filz de l'aage de diz huict à vingt ans, qui fut amoureux d'une fille d'une bonne et honneste maison, seur de l'abbé de Farse. Et, pour ce qu'il n'avoit pas la liberté de parler à elle comme il vouloit, selon la coustume du pays, se ayda du moien d'un gentil homme qui estoit à son service, lequel estoit amoureux d'une jeune damoiselle servant sa mere, fort belle et honneste, par laquelle faisoit declarer à s'amye la grande affection qu'il luy portoit. Et la pauvre fille n'y pensoit en nul mal, prenant plaisir à luy faire service, estimant sa volunté si bonne et honneste, qu'il n'avoit intention dont elle ne peut avecq honneur faire le message. Mais le duc, qui avoit plus de regard au proffict de sa maison que à toute honneste amityé, eut si grand paour que les propos menassent son filz jusques au mariage, qu'il y feyt mectre ung grand guet. Et luy fut rapporté que ceste pauvre damoiselle s'estoit meslée de bailler quelques lettres de la part de son filz à celle que plus il aymoit: dont il fut tant courroucé, qu'il se delibera d'y donner ordre. Mais il ne peut si bien dissimuller son courroux, que la damoiselle n'en fut advertye, laquelle, congnoissant la malice du duc, qu'elle estimoit aussi grande que sa conscience petite, eut une merveilleuse craincte. Et s'en vint à la duchesse, la suppliant luy donner congé de se retirer en quelque lieu hors de la veue de luy, jusques à ce que sa fureur fut passée. Mais sa maistresse luy dist qu'elle essaieroit d'entendre la volunté de son mary, avant que de luy donner congé. Toutesfois, elle entendit bien tost le mauvais propos que le duc en tenoit; et, congnoissant sa complexion, non seullement donna congé, mais conseilla à ceste damoiselle de s'en aller en ung monastere jusques ad ce que ceste tempeste fut passée. Ce qu'elle feit le plus secretement qu'il luy fut possible, mais non tant que le duc n'en fust adverty, qui, d'un visaige fainct et joyeux, demanda à sa femme où estoit cette damoiselle, laquelle, pensant qu'il en sçeut bien la vérité, la luy confessa; dont il faingnyt estre marry, luy disant qu'il n'estoit besoing qu'elle fist ces contenances-là; et que de sa part il ne luy vouloit poinct de mal et qu'elle la fist retourner, car le bruict de telles choses n'estoit poinct bon. La duchesse luy dist que, si ceste pauvre fille estoit si malheureuse d'estre hors de sa bonne grace, il valloit mieulx, pour quelque temps, qu'elle ne se trouvast poinct en sa presence; mais il ne voulut poinct recepvoir toutes ses raisons, luy commandant qu'elle la feist revenir. La duchesse ne faillyt à declarer à la pauvre damoiselle la volunté du duc: dont elle ne se peut asseurer, la supliant qu'elle ne tentast poinct ceste fortune; et qu'elle sçavoit bien que le duc n'estoit pas si aisé à pardonner comme il en faisoit la myne. Toutesfois, la duchesse l'asseura qu'elle n'auroit nul mal, et la print sur sa vie et son honneur. La fille, qui sçavoit bien que sa maistresse l'aymoit et ne la vouldroit point tromper pour ung rien, print sa fiance en sa promesse, estimant que le duc ne vouldroit jamais aller contre telle seureté où l'honneur de sa femme estoit engaigé; et ainsy s'en retourna avecques la duchesse. Mais, si tost que le duc le sceut, ne faillyt à venir en la chambre de sa femme, où si tost qu'il eut apperceu ceste fille, disant à sa femme: "Voylà une telle qui est revenue?" se retourna devers ses gentilz hommes, leur commandant la prendre et la mener en prison. Dont la pauvre duchesse, qui sur sa parolle l'avoit tirée hors de sa franchise, fut si desesperée, se mectant à genoulx devant luy, luy supplia que, pour l'amour de luy et de sa maison, il luy pleust ne faire ung tel acte, veu que, pour luy obeyr, elle l'avoit tirée du lieu où elle estoit en seuretté. Si est-ce que, quelque priere qu'elle sceut faire ne raison qu'elle sceut alleguer, ne sceut amolir le dur cueur, ne vaincre la forte opinion qu'il avoit prinse de se venger d'elle; mais, sans respondre à sa femme ung seul mot, se retira incontinant le plus tost qu'il peut, et, sans forme de justice, obliant Dieu et l'honneur de sa maison, feit cruellement pendre ceste pauvre damoiselle. Je ne puis entreprendre de vous racompter l'ennuy de la duchesse, car il estoit tel que doibt avoir une dame d'honneur et de cueur, qui sur sa foy voyoit mourir celle qu'elle desiroit de saulver. Mais encores moins se peult dire l'extreme deuil du pauvre gentil homme, qui estoit son serviteur, qui ne faillit de se mectre en tout debvoir qu'il luy fut possible de saulver la vie de s'amye, offrant mectre la sienne en lieu. Mais nulle pitié ne sceut toucher le cueur de ce duc, qui ne cognoissoit aultre felicité que de se venger de ceulx qu'il ayoit. Ainsy fut ceste damoiselle innocente mise à mort par ce cruel duc contre toute la loy d'honnesteté, au très grand regret de tous ceulx qui la congnoissoient.

"Regardez, mes dames, quelz sont les effectz de la malice quant elle est joincte à la puissance! - J'avois bien ouy dire, ce dist Longarine, que les Italiens estoient subgects à trois vices par excellence; mais je n'eusse pas pensé que la vengeance et cruaulté fut allée si avant, que, pour une si petite occasion, elle eut donné si cruelle mort." Saffredent, en riant, luy dist: "Longarine, vous nous avez bien dict l'un des trois vices; mais il faut sçavoir qui sont les deux autres? - Si vous ne les sçaviez, ce dist-elle, je les vous apprendrois, mais je suys seure que vous les sçavez tous. - Par ces parolles, dist Saffredent, vous m'estimez bien vitieux? - Non faiz, dist Longarine, mais si bien congnoissez la laydeur du vice, que vous le povez mieulx que ung aultre eviter. - Ne vous esbahissez, dist Simontault, de cest cruaulté; car ceulx qui ont passé par Italie en ont vu de si très incroyables, que ceste-cy n'est au pris qu'un petit pecadille. - Vrayment, dist Geburon, quant Rivolte fut prins des François, il y avoit ung cappitaine Italien, que l'on estimoit gentil compaignon, lequel, voiant mort ung qui ne luy estoit ennemy que de tenir sa part contraire de Guelfe à Gibein, luy arracha le cueur du ventre, et, le rotissant sur les charbons à grand haste, le mangea, et, respondant à quelques ungs qui luy demandoient quel goust il y trouvoit, dist que jamais n'avoit mengé si savoureux ne si plaisant morceau que de cestuy-là; et, non content de ce bel acte, tua la femme du mort, et, en arrachant de son ventre le fruict dont elle estoit grosse, le froissa contre les murailles; et emplist d'avoyne les deux corps du mary et de la femme, dedans lesquelz il feit manger ses chevaulx. Pensez si cestuy-là n'eut bien faict mourir une fille qu'il eut soupçonnée luy faire quelque desplaisir? - Il faut bien dire, dist Ennasuite, que ce duc Urbin avoit plus de paour que son filz fut marié pauvrement, qu'il ne desiroit luy bailler femme à son gré. - Je croy que vous ne debvez poinct, respondit Simontault, doubter que la nature de l'Italien est d'aymer plus que nature ce qui est créé seulement pour le service d'icelle. - C'est bien pis, dist Hircan, car ilz font leur Dieu des choses qui sont contre nature. Et voylà, ce dist Longarine, les pechez que je voulois dire, car on sçait bien que aymer l'argent, sinon pour s'en ayder, c'est servir les idolles." Parlamente dist que sainct Pol n'avoit poinct oblyé les vices des Italiens, et de toux ceulx qui cuydent passer et surmonter les aultres en honneur, prudence et raison humaine, en laquelle ilz se fondent si fort, qu'ilz ne rendent poinct à Dieu la gloire qui luy appartient: parquoy, le Tout Puissant, jaloux de son honneur, rend plus insensez que les bestes enragées ceulx qui ont cuydé avoir plus de sens que tous les aultres hommes, leur faisant monstrer par œuvres contre nature, qu'ilz sont en sens reprouvez. Longarine luy rompit la parolle, pour dire que c'est le troisiesme peché en quoy ilz sont subgectz. - Par ma foy, dist Nomerfide, je prenoys grand plaisir à ce propos, car, puis que les esperitz que l'on estime les plus subgectz et grands discoureux ont telle pugnition de devenir plus sotz que les bestes, il faut donc-ques conclure que ceulx qui sont humbles et bas et de petite portée, comme le myen, sont rempliz de la sapience des anges. - Je vous asseure, dist Oisille, que je ne suis pas loing de vostre opinion; car nul n'est plus ignorant que celluy qui cuyde sçavoir. - Je n'ai jamais veu, dist Geburon, mocqueur qui ne fut mocqué, trompeur qui ne fut trompé, et glorieulx qui ne fut humillyé. - Vous me faictes souvenir dist Simontault, d'une tromperie, que, si elle estoit honneste, je l'eusse voluntiers comptée. - Or, puisque nous sommes icy pour dire verité, dist Oisille, soit de telle qualité que vouldrez, je vous donne ma voix pour la dire. - Puis que la place m'est donnée, dist Simontault, je la vous diray."

Cinquante deuxiesme nouvelle

Un valet d'apothicaire, voyant venir derriere soy un avocat qui luy menoit tousjours la guerre, et duquel il avoit envye de se venger, laissa tomber de sa manche un etron gelé enveloppé dans du papyer, en guise d'un pain de sucre, que l'avocat leva de terre et le cacha en son sein; puis, s'en alla avec un sien compagnon desjeuner en une taverne, dont il ne sortit qu'avec la despense et honte qu'il pensoit faire au pauvre valet.

Auprès de la ville d'Alençon y avoit ung gentil homme, nommé le seigneur de la Tireliere, qui vint, à ung matin, de sa maison jusques à la ville, à pied, tant pour ce qu'elle estoit près, que pour ce qu'il gelloit à pierre fendant; et n'avoit oblié au logis sa grosse robe fourrée de renardz. Quant il eut faict ses affaires, trouva ung sien compere advocat, nommé Anthoine Bacheré; et, après luy avoir parlé de ses affaires, luy dist qu'il avoit envie de trouver quelque bon desjeuner, mais que ce fust aux despens d'aultruy. En parlant à ses propos, se asseyerent devant l'ouvrouer d'ung appothicaire, où estoit ung varlet qui les escoutoit, et pensa incontinant de leur donner à desjeuner. Il saillyt de sa bouticque dans une rue où chascun alloit faire ses necessitez; et trouva ung grand estronc tout debout, si gellé, qu'il sembloit ung petit pain de sucre fin; incontinant l'envelopa dedans ung beau papier blanc, en la façon qu'il avoit accoustumé, pour en faire envye aux gens; et le cacha en sa manche, et s'en vint passer par devant ce gentil homme et cest advocat, laissant tumber assez près d'eulx, comme par mesgarde, ce beau pain de sucre; et entre dans une maison où il faingnoit de le porter. Le seigneur de la Tireliere se hasta de relever vistement ce qu'il cuydoit estre ung pain de sucre; et, ainsy qu'il le levoit, le varlet de l'appothicaire retourna, serchant et demandant son pain de sucre partout. Le gentil homme, qui le pensoit avoir bien trompé, s'en alla hastivement avecq son compere en une taverne, en luy disant: "Nostre desjeuné est payé aux despens de ce varlet." Quant il fut en la maison, il demanda bon pain, bon vin et bonnes viandes, car il pensoit bien avoir de quoy paier. Ainsy qu'il commencea à se chaulfer en mangeant, son pain de sucre commencea aussy à desgeller, qui remplit toute la chambre de telle senteur que le pain estoit. Dont celluy qui le portoit en son saing, se commencea à courroucer à la chamberiere, luy disant: "Vous estes les plus villennes gens en ceste ville, que je veis oncques, car vous ou voz petitz enfans ont jonché toute ceste chambre de merde." La chamberiere respondit: "Par sainct Pierre! il n'y a ordure ceans, si vous ne l'y avez apporté." Et, sur ce regard, se leverent, pour la grand puanteur qu'ilz sentoient. Et s'en vont auprès du feu, où le gentil homme tira ung mouchouer de son saing qui estoit tainct de sucre qui estoit gelée. Et en ouvrant sa robbe fourrée de regnardz, la trouva toute gastée; et ne sceut que dire à son compere, sinon que: "Le mauvais garson, que nous cuydions tromper, le nous a bien randu!" Et, en payant leur escot, s'en partirent aussi marriz qu'ilz estoient venuz joyeulx, pensans avoir trompé le varlet de l'appothicaire.

"Nous voions bien souvent, mes dames, cela advenir autant à ceulx qui prennent plaisir de user de telles finesses. Si le gentil homme n'eut voulu manger aux despens d'aultruy, il n'eust pas beu aux siens ung si villain breuvaige. Il est vray, mes dames, que mon compte n'est pas très nect; mais vous m'avez donné congé de dire la verité, laquelle j'ay dicte pour monstrer que, si ung trompeur est trompé, il n'y a nul qui en soit marry. - L'on dist voluntiers, dist Hircan, que les parolles ne sont jamais puantes; mais ceulx pour qui elles sont dictes n'en estoient pas quictes à si bon marché, qu'ilz ne les sentissent bien. - Il est vray, dist Oisille, que telles parolles ne puent poinct; mais il y en a d'autres que l'on appelle villaines, qui sont de mauvaise odeur, quant l'ame est plus faschée que le corps n'est de sentir ung tel pain de sucre que vous avez dict. - Je vous prie, dist Hircan, dictes-moy quelles parolles sont que vous savez si ordes, qu'elles font mal au cueur et à l'ame d'une honneste femme? - Il seroit bon, dist Oisille, que je vous disse ce que je ne conseille à nulle femme de dire! - Par ce mot-là, dit Saffredent, j'entens bien quelz termes ce sont, dont les femmes qui se veullent faire reputer saiges ne usent poinct communement; mais je demanderois voluntiers à toutes celles qui sont icy, pourquoy c'est, puis qu'elles n'en osent parler, qu'elles rient si voluntiers, quant on en parle devant elles?" Ce dist Parlamente: "Nous ne ryons pas pour oyr dire ces beaulx motz; mais il est vray que toute personne est encline à rire, ou quant elle veoit quelcun tresbucher, ou quant on dict quelque mot sans propos, comme souvent advient la langue fourche en parlant et faict dire ung mot pour l'autre, ce qui advient aux plus saiges et mieulx parlantes. Mais, quant entre vous, hommes, parlez villainement pour vostre malice, sans nulle ignorance, je ne sçaiche telle femme de bien, qui n'en ayt horreur, que non seullement ne les veulle escouter, mais fuyr la compaignye d'icelles gens. - Il est bien vray, dist Geburon, j'ai veu des femmes faire le signe de la croix en oyant dire des parolles, qui ne cessoient, après qu'on les eut redictes. - Mais, dist Simontault, combien de foys ont-elles mis leur touret de nez pour rire en liberté autant qu'elles s'estoient courroucées en fainctes? - Encore valloit-il mieulx faire ainsy, dist Parlamente, que de donner à congnoistre que l'on trouvast le propos plaisant. - Vous louez doncques, dist Dagoucin, l'ypocrisie des dames autant que la vertu? - La vertu seroit bien meilleure, dist Longarine; mais, où elle default, se fault ayder de l'ypocrisie, comme nous faisons de pantoufles pour faire oblier nostre petitesse. Encores est-ce beaucoup, que nous puissions couvrir noz imperfections. - Par ma foy, dist Hircan, il vauldroit mieulx quelque foys monstrer quelque petite imperfection, que la couvrir si fort du manteau de vertu. - Il est vray, dist Ennasuitte, que ung accoustrement empruncté deshonore autant celluy qui est contrainct de le rendre, comme il luy a faict d'honneur en le portant; et y a telle dame sur la terre qui, par trop dissimuller une petite faulte, est tumbée en une plus grande. Je me doubte, dist Hircan, de qui vous voulez parler, mais, au moins, ne la nommez poinct. - Ho, dist Geburon, je vous donne ma voix par tel si que, après avoir faict le compte, vous nous direz les noms, et nous jurerons de n'en parler jamais. - Je le vous promectz, dist Ennasuitte, car il n'y a rien qui ne se puisse dire avecq honneur."

Cinquante troisiesme nouvelle

Madame de Neufchastel, par sa dissimulation, meit le prince de Belhoste jusques à faire telle preuve d'elle, qu'elle tourna à son deshonneur.

Le Roy François premier estoit en ung beau chasteau et plaisant, où il estoit allé avec petite compaignye, tant pour la chasse que pour y prendre quelque repos. Il avoit en sa compaignie ung nommé le prince de Belhoste, autant honneste, vertueulx, saige et beau prince qu'il y en avoit poinct en la court; et avoit espousé une femme qui n'estoit pas de grande maison. Mais si l'aymoit-il autant et la traictoit autant bien que mary peult faire sa femme, et se fyoit tant en elle. Quant il en aymoit quelqu'une, il ne luy celloit poinct, sçachant qu'elle n'avoit volunté que la sienne. Ce seigneur print trop grande amityé en une dame vefve, qui s'appelloit madame de Neufchastel, et qui avoit la reputation d'estre la plus belle que l'on eust sceu regarder. Et si le prince de Belhoste l'aymoit bien, sa femme ne l'aymoit pas moins, mais l'envoyoit souvent querir pour manger avecq elle, la trouvant si saige et honneste, que, en lieu d'estre marrye que son mary l'aymast, se resjouyssoit de le veoir addresser en si honneste lieu remply d'honneur et de vertu. Ceste amityé dura longuement, en sorte que en tous les affaires de la dicte Neufchastel le prince de Belhoste s'employoit comme pour les siens propres, et la princesse sa femme n'en faisoit pas moins. Mais, à cause de sa beaulté, plusieurs grands seigneurs et gentilz hommes cherchoient fort sa bonne grace, les ungs pour l'amour seullement, les autres pour l'anneau; car oultre la beaulté, elle estoit fort riche. Entre aultres, il y avoit ung jeune gentil homme, nommé le seigneur des Cheriotz, qui la poursuivoit de si près, qu'il ne falloit d'estre à son habiller et son deshabiller, et tout le long du jour, tant qu'il povoit estre auprès d'elle. Ce qui ne pleut pas au prince de Belhoste, pource qu'il luy sembloit que ung homme de si pauvre lieu et de si mauvaise grace ne meritoit poinct avoir si honneste et gratieux recueil: dont souvent il fasoit des remonstrances à ceste dame. Mais, elle, qui estoit fille de duc, s'excusoit, disant qu'elle parloit à tout le monde generallement et que pour cela leur amityé en estoit d'autant mieulx couverte, qu'elle ne parloit poinct plus aux ungs que aux aultres. Mais, au bout de quelque temps, ce sieur des Cheriotz feit telle poursuicte, plus par importunité que par amour, qu'elle luy promist de l'espouser, le priant ne la presser poinct de declairer le mariage jusques ad ce que ses filles fussent maryées. A l'heure, sans craincte de conscience, alloit le gentil homme à toutes heures qu'il vouloit à sa chambre; et n'y avoit que une femme de chambre et ung homme qui sceussent leurs affaires. Le prince, voyant que de plus en plus le gentil homme se apprivoyoit en la maison de celle qu'il aymoit tant, le trouva si mauvais, qu'il ne se peut de dire à la dame: "J'ay toujours aymé vostre honneur, comme celluy de ma propre seur; et sçavez les honnestes propos que je vous ay tenuz et le contantement que j'ay d'aymer une dame tant saige et vertueuse que vous estes; mais, si je pensois que ung aultre, qui ne le merite pas, gaingnast par importunité ce que je ne veulx demander contre vostre vouloir, ce me seroit chose importable et non moins deshonorable pour vous. Je le vous dictz, pour ce que vous estes belle et jeune, et que jusques icy vous avez esté en si bonne reputation: et vous commancez à acquerir ung très mauvays bruict, car, nonobstant qu'il ne soit pareil ny de maison ny de biens, et moins d'auctorité, sçavoir ou bonne grace, si est-ce qu'il vauldroit mieulx que vous l'eussiez espousé, que d'en mectre tout le monde en soupson. Parquoy, je vous prie, dictes-moy si vous estes deliberée de l'aymer, car je ne le veulx poinct avoir pour compaignon; et le vous lerrai tout entier et me retireray de la bonne volunté que je vous ay portée." La pauvre dame se print à pleurer, craingnant de perdre son amityé; et luy jura qu'elle aymeroit mieulx mourir que d'espouser le gentilhomme dont il luy parloit; mais il estoit tant importun, qu'elle ne le povoit garder d'entrer en sa chambre, à l'heure que tous les aultres y entroient. "De ces heures-là, dist le prince, je ne parle poinct, car je y puis aussy bien aller que luy, et chascun voyt ce que vous faictes; mais on m'a dict qu'il y vat après que vous estes couchée, chose que je trouve si estrange, que, si vous continuez ceste vie et vous ne le declairez pour mary, vous estes la plus deshonnorée femme qui oncques fust." Elle luy feit tous les sermens qu'elle peut, qu'elle ne le tenoit pour mary ne pour amy, mais pour ung aussi importun gentil homme qu'il n'en fut poinct. "Puisque ainsy est, dist le prince, qu'il vous fasche, je vous asseure que je vous en defferay. - Combien! dist-elle; le vouldriez vous bien faire morir? - Non, non, dist le prince, mais je luy donneray à congnoistre que ce n'est poinct en tel lieu ny en telle maison que celle du Roy, où il fault faire honte aux dames; et vous jure, foy de tel amy que je vous suys, que, si après avoir parlé à luy, il ne se chastie, je le chastieray si bien, que les aultres y prendront exemples." Sur ces parolles, s'en alla et ne faillit pas, au partir de la chambre, de trouver le seigneur des Cheriotz qui y venoit, auquel il tint tous les propos que vous avez oyz, l'asseurant que, la premiere fois qu'il se trouveroit hors de l'heure que les gentilz hommes doyvent aller veoir les dames, il luy feroit une telle paour, que à jamais il lui en souviendroit; et qu'elle estoit trop bien apparentée pour se jouer ainsy à elle. Le gentil homme l'asseura qu'il n'y avoit jamais esté, sinon comme les aultres, et que il luy donnoit congé, s'il l'y trouvoit, de luy faire du pis qu'il pourroit.

Quelque jour après que le gentil homme cuydoit les parolles du prince estre mises en obly, s'en alla veoir au soir sa dame et y demeura assez tard. Le prince dist à sa femme comme la dame de Neufchastel avoit ung grand rugme; parquoy, sa bonne femme le pria de l'aller visiter pour tous deux, et de luy faire ses excuses, dont elle n'y povoit aller, car elle avoit quelque affaire necessaire en sa chambre. Le prince attendit que le Roy fut couché; et, après, s'en alla pour donner le bon soir à sa dame. Mais, en cuydant montrer ung degré, trouva ung varlet de chambre qui descendoit, auquel il demanda que faisoit sa maistresse; qui luy jura qu'elle estoit couchée et endormye. Le prince descendit le degré et soupsonna qu'il mentoit; parquoi il regarda derriere luy et veid le varlet qui retournoit en grande diligence. Il se promena en la court devant ceste porte, pour veoir si le varlet retourneroit poinct. Mais, ung quart d'heure après, le veid encores descendre et regarder de tous coustez pour veoir qui estoit en la court. A l'heure, pensa le prince que le seigneur des Cheriotz estoit en la chambre de sa dame, et que, pour craincte de luy, n'osoit descendre; qui le feit encores promener longtemps. Se advisa que en la chambre de la dame y avoit une fenestre, qui n'estoit gueres haulte et regardoit dans ung petit jardin; il luy souvint du proverbe qui dict: Qui ne peut passer par la porte saille par la fenestre; dont soubdain appella ung sien varlet de chambre et luy dist: "Allez-vous-en en ce jardin là derriere, et si vous voyez ung gentil homme descendre par la fenestre, si tost qu'il aura mis le pied à terre, tirez vostre espée, et, en la frotant contre la muraille, cryez: "Tue, tue! Mais gardez que vous ne le touchez." Le varlet de chambre s'en alla où son maistre l'avoit envoyé, et le prince se promena jusques environ trois heures après minuyct. Quant le seigneur des Cheriotz entendit que le prince estoit tousjours en la court, delibera descendre par la fenestre; et, après avoir gecté sa cappe la premiere, avecq l'ayde de ses bons amys, saulta dans le jardin. Et, sitost que le varlet de chambre l'advisa, il ne faillyt à faire bruict de son espée, et cria: Tue, tue! dont le pauvre gentil homme, cuydant que ce fust son maistre, eut si grand paour, que, sans adviser à prendre sa cappe, s'enfuyt en la plus grande haste qu'il luy fut possible. Il trouva les archers qui faisoient le guet, qui furent fort estonnez de le veoir ainsy courir; mais il ne leur osa rien dire, sinon qu'il les pria bien fort de luy vouloir ouvrir la porte, ou de le loger avecq eulx jusques au matin, ce qu'ils feirent, car ilz n'en avoient pas les clefz.

A ceste heure-là, vint le prince pour se coucher et trouva sa femme dormant; la resveilla, luy disant: "Devinez, ma femme, quelle heure il est?" Elle luy dist: "Depuis au soir que je me couchay, je n'ay poinct ouy sonner l'orloge." Il luy dist: "Ilz sont trois heures après minuict passées. - Jésus, Monsieur, dist sa femme, et où avez-vous tant esté? J'ay grand paour que vostre santé en vauldra pis. - M'amye, dist le prince, je ne seray jamais mallade de veiller, quant je garde de dormir ceulx qui me cuydent tromper." Et, en disant ces parolles, se print tant à rire, qu'elle le suplia luy vouloir compter ce que c'estoit, ce qu'il feit tout du long, en luy monstrant la peau du loup que son varlet de chambre avoit apportée. Et, après qu'ilz eurent passé le temps aux despens des pauvres gens, s'en allerent dormyr d'aussi gratieux repos que les deux autres travaillerent la nuyct en paour et craincte que leur affaire fust revelé. Toutesfois, le gentil homme, sçachant bien qu'il ne povoit dissimuller devant le prince, vint au matin à son lever luy suplier qu'il ne le voullust poinct deceler et qu'il luy feist randre sa cappe. Le prince feit semblant d'ignorer tout le faict et tint si bonne contenance, que le gentil homme ne sçavoit où il en estoit. Si est-ce que à la fin il oyt aultre leçon qu'il ne le pensoit; car le prince l'asseura, que, s'il y retournoit jamais, qu'il le diroit au Roy et le feroit bannyr de la court.

"Je vous prie, mes dames, juger s'il n'eut pas mieulx vallu à ceste pauvre dame d'avoir parlé franchement à celluy qui luy faisoit tant d'honneur de l'aymer et estimer, que de le mectre par dissimullation jusques à faire une preuve qui luy fut si honteuse! - Elle sçavoit, dist Geburon, que, si elle luy confessoit la verité, elle perdroit entierement sa bonne grace, ce qu'elle ne vouloit pour rien perdre. - Il me semble, dist Longarine, puis qu'elle avoit choisy un mary à sa fantaisye, qu'elle ne debvoit craindre de perdre l'amityé de tous les autres? - Je croy bien, ce dist Parlamente, que, si elle eust osé declairer son mariage, elle se fut contantée du mary; mais, puis qu'elle le vouloit dissimuller jusques ad ce que ses filles fussent maryées, elle ne vouloit poinct laisser une si honneste couverture. - Ce n'est pas cela, dist Saffredent, mais c'est que l'ambition des femmes est si grande, qu'elle ne se peut contanter d'en avoir ung seul. Mais j'ay oy dire que celles qui sont les plus saiges en ont voluntiers trois, c'est assavoir ung pour l'honneur, ung pour le proffict et ung pour le plaisir; et chascun des trois pense estre le mieulx aymé. Mais les deux premiers servent au dernier. - Vous parlez de celles, dist Oisille, qui n'ont ny amour ny honneur. - Madame, dist Saffredent, il y en a telles de la condition que je vous paincts et que vous estimez bien des plus honnestes femmes du païs. - Croiez, dist Hircan, que une femme fine sçaura vivre où toutes les autres mourront de faim. - Aussy, ce dist Longarine, quant leur finesse est congneue, c'est bien la mort. - Mais la vie, dist Simontault, car elles n'estiment pas petite gloire d'estre reputées plus fines que leurs compaignes. Et ce nom-là de fines, qu'elles ont acquis à leurs despens, faict plus hardiment venir les serviteurs à leur obeissance, que la beaulté. Car ung des plus grands plaisirs qui sont entre ceulx qui ayment, c'est de conduire leur amityé finement. - Vous parlez, dist Ennasuitte, d'ung amour meschant, car la bonne amour n'a besoing de couverture. - Ha, dist Dagoucin, je vous supplie oster ceste opinion de vostre teste, pour ce que tant plus la drogue est pretieuse et moins se doibt eventer, pour la malice de ceulx qui ne se prennent que aux signes exterieurs, lesquelz en bonne et loialle amitié sont tous pareilz; parquoy les fault aussy bien cacher quant l'amour est vertueuse, que si elle estoit au contraire, pour ne tomber au mauvais jugement de ceulx qui ne peuvent croire que ung homme puisse aymer une dame par honneur; et leur semble que, s'ils sont subgectz à leur plaisir, que chascun est semblable à eulx. Mais, si nous estions tous de bonne foy, le regard et la parolle n'y seroient poinct dissimullez, au moins à ceulx qui aymeroient mieulx mourir que d'y penser quelque mal. - Je vous asseure, Dagoucin, dist Hircan, que vous avez une si haulte philosophie, qu'il n'y a homme icy qui l'entende ne la croye; car vous nous vouldriez faire acroyre que les hommes sont anges, ou pierres, ou diables. - Je sçay bien, dist Dagoucin, que les hommes sont hommes et subjectz à toutes passions; mais si est-ce qu'il y en y a qui aymeroient myeulx mourir, que pour leur plaisir leur dame feist chose contre sa conscience. - C'est beaucoup que mourir, dist Geburon; je ne croiray ceste parolle, quant elle seroit dicte de la bouche du plus austere religieux qui soit. - Mais je croy, dist Hircan; qu'il n'y en a poinct qui ne desire le contraire. Toutesfois, ilz font semblant de n'aymer poinct les raisins quand ilz sont si haults, qu'ilz ne les peuvent cueillir. - Mais, dist Nomerfide, je croy que la femme de ce prince fut bien aise, dont son mary apprenoit à congnoistre les femmes. - Je vous asseure que non fut, dist Ennasuitte, mais en fut très marrye pour l'amour qu'elle luy portoit. - J'aymerois autant, dist Saffredent, celle qui ryoit quant son mary baisoit sa chamberiere. Vrayement, dist Ennasuitte, vous en ferez le compte; je vous donne ma place. - Combien que ce compte soit court, dist Saffredent, je le vous vois dire, car j'ayme mieulx vous faire rire que parler longuement."

Cinquante quatriesme nouvelle

La femme de Thogas, pensant que son mary n'eut amytié à autre qu'à elle, trouvoit bon que sa servante luy feit passer le temps, et rioit quand, à son veu et sceu, il la baisoit devant elle.

Entre les montz Pirenées et les Alpes, y avoit ung gentil homme, nommé Thogas, lequel avoit femme et enfans, et une fort belle maison, et tant de biens et de plaisirs, qu'il avoit occasion de vivre content, sinon qu'il estoit subject à une grande douleur au dessoubz de la racine des cheveulx; tellement que les medecins luy conseillerent de descoucher d'avecques sa femme: à quoy elle se consentit très voluntiers, n'aiant regard comme à la vie et à la santé de son mary. Et feit mectre son lict en l'autre coing de la chambre, viz à viz de celluy de son mary, en ligne si droicte, que l'un ne l'autre n'eust sceu mectre la teste dehors sans se veoir tous deux. Ceste damoiselle tenoit avecq elle deux chamberieres; et souvent que le seigneur et la damoiselle estoient couchez, prenoit chacun d'eulx quelque livre de passetemps pour lire en son lict; et leurs chamberieres tenoient la chandelle, c'est assavoir la jeune au sieur et l'autre à la damoiselle. Ce gentil homme, voiant sa chamberiere plus jeune et plus belle que sa femme, prenoit si grand plaisir à la regarder, qu'il interrompoit sa lecture pour l'entretenir. Ce que très bien oyoit sa femme et trouvoit bon que ses serviteurs et servantes feissent passer le temps à son mary, pensant qu'il n'eust amityé à aultre que à elle. Mais, ung soir qu'ilz eurent leu plus longuement que de coustume, regardant la damoiselle de loing du costé du lict de son mary où estoit la jeune chamberiere qui tenoit la chandelle, laquelle elle ne voyoit que par derriere, et ne pouvoit veoir son mary, sinon que du costé de la cheminée qui retournoit devant son lict, et estoit d'une muraille blanche où reluisoit la clairté de la chandelle, et contre la dicte muraille voyoit très bien le pourtraict du visaige de son mary et de celluy de sa chamberiere, s'ilz s'esloignoient, s'ilz s'approchoient, ou s'ilz ryoient, elle en avoit bonne congnoissance, comme si elle les eust veu. Le gentil homme, qui ne se donnoit de garde, estant seur que sa femme ne les povoit veoir, baisa sa chamberiere: ce que pour une foys sa femme endura sans dire mot, mais quant elle veit que les umbres retournoient soubvent à ceste union, elle eut paour que la verité fut couverte dessoubz; parquoy elle se print tout hault à rire, en sorte que les umbres eurent paour de son ris, et se separerent. Et le gentil homme luy demanda pourquoy elle ryoit si fort, et qu'elle luy donnast part de sa joieuseté. Elle luy respondit: "Mon amy, je suis si sotte, que je rys à mon umbre." Jamais, quelque enqueste qu'il en peut faire, ne luy en confessa autre chose; si est-ce qu'il laissa ceste face umbrageuse.

"Et voilà de quoy il m'est souvenu quant vous avez parlé de la dame qui aymoit l'amye de son mary. - Par ma foy, dist Ennasuitte, si ma chamberiere m'en eut faict aultant, je me fusse levée et luy eusse tué la chandelle sur le nez. - Vous estes bien terrible, dist Hircan, mais ce eust esté bien emploié, si vostre mary et la chamberiere se fussent mis contre vous, et vous eussent très bien battue; car, pour ung baiser, ne fault pas faire si grand cas. Encores eut bien faict sa femme de ne luy en dire mot et luy laisser prendre sa recreation, qui eut peu garir sa maladie. - Mais, dist Parlamente, elle avoit paour que la fin du passetemps le feit plus mallade. Elle n'est pas, dist Oisille, de ceulx contre qui parle Nostre Seigneur: "Nous vous avons lamenté et vous n'avez point pleuré; nous vous avons chanté et vous n'avez dancé;" car, quant son mary estoit mallade, elle ploroit, et quand il estoit joieulx, elle ryoit. Ainsy toutes femmes de bien deussent avoir la moictié du bien, du mal, de la joye et de la tristesse de son mary, et l'aymer, servir et obeyr comme l'Eglise à Jesus-Christ.- Il fauldroit doncques, mes dames, dist Parlamente, que noz mariz fussent envers nous, comme Christ et son Eglise. - Aussy faisons-nous, dist Saffredent, et, si possible estoit, nous le passerions, car Christ ne morut que une foys pour son Eglise; nous morons tous les jours pour noz femmes. - Morir! dist Longarine; il me semble que vous et les aultres qui sont icy, vallez mieulx escuz que ne valliez grands blancs quant vous fustes mariez. - Je sçay bien pourquoy, dist Saffredent: c'est pour ce que souvent nostre valeur est esprouvée, mais si se sentent bien nos espaules d'avoir longement porté la cuyrasse. - Si vous aviez esté contrainctz, dist Ennasuitte, de porter, ung mois durant, le harnoys et coucher sur la dure, vous auriez grand desir de recouvrer le lict de vostre bonne femme, et porter la cuyrasse dont vous vous plaingnez maintenant. Mais l'on dict que toutes choses se peuvent endurer, sinon l'aise, et ne congnoist-on le repos, sinon quant on l'a perdu. Ceste vaine femme, qui ryoit quant son mary estoit joieulx, avoit bien appris à trouver son repos partout. - Je croy, dist Longarine, qu'elle aymoit mieulx son repos que son mary, veu qu'elle ne prenoit bien à cueur chose qu'il feist. - Elle prenoit bien à cueur, dist Parlamente, ce qui povoit nuyre à sa conscience et sa santé, mais aussy ne se vouloit poinct arrester à petite chose. - Quant vous parlez de la conscience, vous me faicts rire, dist Simontault; c'est une chose dont je ne vouldrois jamays que une femme eust soulcy. - Il seroit bien employé, dist Nomerfide, que vous eussiez une telle femme que celle qui monstra bien, après la mort de son mary, d'aymer mieulx son argent que sa conscience. - Je vous prie, dist Saffredent, dictes-nous ceste nouvelle, et vous donne ma voix. - Je n'avois pas deliberé, dist Nomerfide, de racompter une si courte histoire; mais, puis qu'elle vient à propos, je la diray."

Cinquante cinquiesme nouvelle

La veuve d'un marchand accomplit le testament de son mary, interpretant son intention au proffict d'elle et de ses enfans.

En la ville de Sarragoce y avoit ung riche marchant, lequel, voyant sa mort approcher, et qu'il ne povoit plus tenir ses biens, que peut estre avoit acquis avecq mauvaise foy, pensa que, en faisant quelque petit present à Dieu, il satisferoit, après sa mort, en partye à ses pechez: comme si Dieu donnoit sa grace pour argent! Et, quant il eut ordonné du faict de sa maison, dist qu'il voloit que ung beau cheval d'Espagne qu'il avoit fut vendu le plus que l'on pourroit, et que l'argent en fut distribué aux pauvres, priant sa femme, qu'elle ne voulust faillir, incontinant qu'il seroit trespassé, de vendre son cheval, et distribuer cet argent selon son ordonnance. Quant l'enterrement fut faict et les premieres larmes gectées, la femme, qui n'estoit non plus sotte que les Espagnolles ont accoustumé d'estre, s'en vint au serviteur qui avoit comme elle entendu la volunté de son maistre:"Il me semble que j'ay assez faict de pertes de la personne du mary que j'ay tant aymé, sans maintenant perdre les biens. Si est-ce que je ne vouldrois desobeyr à sa parolle, mais oy bien faire meilleure son intention; car le pauvre homme, seduict par l'avarice des prebstres, a pensé faire grand sacrifice à Dieu de donner après sa mort une somme dont en sa vie n'eust pas voulu donner ung escu en extreme necessité, comme vous sçavez. Parquoy, j'ay advisé que nous ferons ce qu'il a ordonné par sa mort, et encores mieulx ce qu'il eust faict, s'il eut vescu quinze jours davantaige; mais il fault que personne du monde n'en sçache rien." Et, quant elle eut promesse du serviteur de le tenir secret, elle luy dist: "Vous irez vendre son cheval, et à ceulx qui vous diront combien, vous leur direz ung ducat; mais j'ay ung fort bon chat que je veulx aussy mectre en vente, que vous vendrez quant et quant pour quatre vingt dix neuf ducatz: et ainsy le chat et le cheval feront tous deux les cent ducatz que mon mary vouloit vendre son cheval seul." Le serviteur promptement accomplit le commandement de sa maistresse. Et ainsy qu'il promenoit son cheval par la place, tenant son chat entre ses bras, quelque gentil homme qui autrefois avoit veu le cheval et desiré l'avoir, luy demanda combien il en vouloit avoir; il luy respondit: "Ung ducat". Le gentil homme luy dist: "Je te prie, ne te mocque poinct de moy. - Je vous asseure, monsieur, dist le serviteur, qu'il ne vous coustera que ung ducat. Il est vray qu'il faut achepter le chat quant et quant, duquel il faut que j'en aye quatre vingt et dix neuf ducatz." A l'heure, le gentil homme, qui estimoit avoir raisonnable marché, luy paia promptement ung ducat pour le cheval et quatre vingt dix neuf pour le chat, comme il luy avoit demandé, et emmena sa marchandise. Le serviteur, d'autre costé, emporta son argent, dont sa maistresse fut fort joieuse; et ne faillyt pas de donner le ducat, que le cheval avoit esté vendu, aux pauvres mendians, comme son mary avoit ordonné, et retint le demorant pour subvenir à elle et à ses enfants.

"A vostre advis, si celle-là n'estoit pas bien plus saige que son mary, et si elle se soulcyoit tant de sa conscience, comme du proffict de son mesnaige? - Je pense, dist Parlamente, qu'elle aymoit bien son mary, mais, voiant que à la mort la plus part des hommes resvent, elle qui congnoissoit son intention, l'avoit voulu interpreter au proffict des enfants: dont je l'estime très saige. - Comment, dist Geburon, n'estimez-vous pas une grande faulte de faillir d'accomplir les testamens des amyz trespassez! - Si faictz, dea, dist Parlamente, par ainsy que le testateur soit en bon sens et qu'il ne resve point. - Appellez-vous resverye de donner son bien à l'Eglise et aux pauvres mendians? - Je n'appelle poinct resverie, dist Parlamente, quant l'homme distribue aux pauvres ce que Dieu a mis en sa puissance, mais de faire aulmosne du bien d'aultruy, je ne l'estime pas à grand sapience, car vous verrez ordinairement les plus grands usuriers qui soient poinct, faire les plus belles et triomphantes chappelles que l'on sçauroit veoir, voulans appaiser Dieu, pour cent mille ducatz de larcin, de dix mille ducatz de edifices, comme si Dieu ne sçavoit compter. - Vrayement, je m'en suis maintesfoys esbahye, dist Oisille, comment ilz cuydent apaiser Dieu par les choses que luy-mesmes estant sur terre a reprouvées, comme grands bastimens, dorures, fars et painctures? Mais s'ilz entendoient bien que Dieu a dict, à ung passaige, que pour toute oblation il nous demande le cueur contrict et humilié, et, en ung aultre, sainct Pol dist que nous sommes le temple de Dieu où il veult habiter, ilz eussent mys peyne d'aorner leur conscience durant leur vye, et n'atendre pas à l'heure que l'homme ne peult plus faire bien ne mal, et encores, qui pis est, charger ceulx qui demeurent, à faire leurs aulmosnes à ceulx qu'ilz n'eussent pas daigné regarder leur vie durant. Mais Celluy qui congnoist le cueur ne peut estre trompé; et les jugera non seullement selon les œuvres, mais selon la foy et charité qu'ilz ont eues à luy. - Pourquoy doncques est-ce, dist Geburon, que ces Cordeliers et Mendians ne nous chantent, à la mort, que de faire beaucoup de biens à leurs monasteres, nous asseurans qu'ilz nous mectront en paradis, veullons ou non? - Comment, Geburon! dist Hircan, avez-vous oblyé la malice que vous nous avez comptée des Cordeliers, pour demander comment il est possible que telles gens puissent mentir? Je vous declare que je ne pense poinct qu'il y ayt au monde plus grands mensonges que les leurs. Et encores ceulx-ci ne peuvent estre reprins, qui parlent pour le bien de toute la communaulté ensemble; mais il y en a qui oblient leur veu de pauvreté, pour satisfaire à leur avarice. - Il me semble, Hircan, dist Nomerfide, que vous en sçavez quelqu'un? Je vous prie, s'il est digne de ceste compaignye, que vous nous le veuilliez dire? - Je le veulx bien, dist Hircan, combien qu'il me fasche de parler de ces gens là, car il me semble qu'ilz sont du rang de ceulx que Virgille dict à Dante: " Passe oultre, et n'en tiens compte." Toutesfois, pour vous monstrer qu'ilz n'ont pas laissé leurs passions avecq leurs habitz mondains, je vous diray ce qui advint."

Cinquante sixiesme nouvelle

Une devote dame s'addressa à ung Cordelier, pour, par son conseil, prouvoir sa fille d'un bon mary, auquel elle faisoit si honneste party, que le beau pere, soubz l'esperance d'avoir l'argent qu'elle bailleroit à son gendre, feit le maryage de sa fille avec un sien jeune compaignon, qui tous les soirs venoit souper et coucher avec sa femme, et le matin, en habit d'escolier, s'en retournoit en son couvent; où sa femme l'apperceut et le monstra, un jour, qu'il chantoit la messe, à sa mere, qui ne put croire que ce fut luy, jusqu'à ce qu'estant dedans le lyt elle luy osta sa coiffe de la teste, et congneut à sa coronne la verité et tromperye de son pere confesseur.

En la ville de Padoue, passa une dame françoise, à laquelle fut rapporté que, dans les prisons de l'evesque, il y avoit ung Cordelier; et, s'enquerant de l'occasion, pource qu'elle voyoit que chascun en parloit par mocquerie, luy fut asseuré que ce Cordelier, homme antien, estoit confesseur d'une fort honneste dame et devote, demorée vefve, qui n'avoit que une seulle fille qu'elle aymoit tant, qu'il n'y avoit peyne qu'elle ne print pour luy amasser du bien et luy trouver ung bon party. Or, voiant sa fille devenir grande, estoit continuellement en soucy de luy trouver party qui peut vivre avec elles deux en paix et en repos, c'est à dire qui fut homme de conscience, comme elle s'estimoit estre. Et, pource qu'elle avoit oy dire à quelque sot prescheur qu'il valloit mieulx faire mal par le conseil des docteurs, que faire bien, croyant l'inspiration du Sainct Esperit, s'adressa à son beau pere, confesseur, homme desja antien, docteur en theologie, estimé bien vivant de toute la ville, se asseurant, par son conseil et bonnes prieres, ne povoir faillir de trouver le repos d'elle et de sa fille. Et, quant elle l'eut bien fort prié de choisir ung mary pour sa fille tel qu'il congnoissoit que une femme aymant Dieu et son honneur debvoit soubhaister, il luy respondit que premierement falloit implorer la grace du Sainct Esperit par oraisons et jeunes, et puis, ainsy que Dieu conduiroit son entendement, il esperoit de trouver ce qu'elle demandoit. Et ainsy s'en alla le Cordelier, d'un costé, penser à son affaire.

Et, pour ce qu'il entendoit de la dame, qu'elle avoit amassé cinq cens ducatz pour donner au mary de sa fille, et prenoit sur sa charge la nourriture des deux, les fournissans de maison, meubles et accoustremens, il s'advisa qu'il avoit ung jeune compaignon de belle taille et agreable visaige, auquel il donneroit la belle fille, la maison, les meubles et sa vie et nourriture asseurée, et que les cinq cens ducatz luy demeureroient pour soullager son ardente avarice; et, après qu'il eut parlé à son compaignon, se trouverent tous deux d'accord. Il retourna devant la dame et luy dist: "Je croy sans faulte que Dieu m'a envoyé son ange Raphaël, comme il feit à Thobie, pour trouver ung parfaict espoux à vostre fille, car je vous asseure que j'ai en ma maison le plus honneste gentil homme qui soit en Italie, lequel quelquefois veit vostre fille, et en est si bien prins, que aujourd'huy, ainsy que j'estois en oraison, Dieu le m'a envoyé, et m'a declaré l'affection qu'il avoit au mariage; et moy, qui congnois sa maison et ses parens, et qu'il est race notable, luy ay promis de vous en parler. Vray est qu'il y a ung inconvenient que seul je congnois en luy: c'est que, en voulant saulver ung de ses amys que ung aultre vouloit tuer, tira son espée, pensant les despartir; mais la fortune advint, que son amy tua l'autre; parquoy luy, combien qu'il n'ait frappé nul coup, est fugitif de sa ville, pource qu'il assista au meurtre et avoit tiré l'espée; et, par le conseil de ses parens, s'est retiré en ceste ville en habit d'escolier, où il demeure incongneu, jusques ad ce que ses parens ayent mis fin à son affaire, ce qu'il espere estre de brief. Et, par ce moyen, fauldroit le mariage estre faict secretement, et que vous fussiez contante qu'il allast le jour aux lectures publicques, et tous les soirs venir souper et coucher ceans. A l'heure, la bonne femme luy dist: "Monsieur, je trouve que ce que vous me dictes m'est grand advantaige, car au moins j'auray auprès de moy ce que je desire le plus en ce monde." Ce que le Cordelier feit; et luy admena bien en ordre, avecq ung beau pourpoinct de satin cramoisy, dont elle fut bien aise. Et, après qu'il fut venu, feirent les fiançailles, et incontinant que minuyct fut passé, feirent dire une messe et espouserent; puis, allerent coucher ensemble jusques au poinct du jour, que le marié dist à sa femme, que, pour n'estre congneu, il estoit contrainct d'aller au college. Ayant prins son pourpoinct de satin cramoisy et sa robbe longue, sans oblier sa coiffe de soye noire, vint dire adieu à sa femme, qui encores estoit au lict, et l'asseura que tous les soirs il viendroit souper avecq elle, mais que pour le disner ne le falloit atandre. Ainsy s'en partyt et laissa sa femme, qui s'estimoit la plus heureuse du monde d'avoir trouvé ung si très bon party. Et ainsy s'en retourna le jeune Cordelier marié à son viel pere, auquel il porta les cinq cens ducatz, dont ilz avoient convenu ensemble par l'accord du mariage. Et, au soir, ne faillyt de retourner souper avec celle qui le cuydoit estre son mary; et s'entretint si bien en l'amour d'elle et de sa belle mere, qu'ils n'eussent pas voulu avoir change au plus grand prince du monde.

Ceste vie continua quelque temps; mais, ainsy que la bonté de Dieu a pitié de ceulx qui sont trompez par bonne foy, par sa grace et bonté, il advint que ung matin il print grand devotion à ceste dame et à sa fille d'aller oyr la messe à Sainct-François, et visiter leur bon pere confesseur, par le moyen duquel elles pensoient estre si bien pourvues l'une de beau filz et l'autre de mary. Et, de fortune, ne trouvant le dict confesseur, ne aultre de leur congnoissance, furent constantes d'oyr la grande messe qui se commenceoit, attendant s'il viendroit poinct. Et ainsy que la jeune femme regardoit ententivement au service divin et au mistere d'icelluy, quant le prestre se retourna pour dire Dominus vobiscum, ceste jeune mariée fut toute surprinse d'estonnement, car il luy sembla que c'estoit son mary ou pareil de luy; mais, pour cela, ne voulut sonner mot, et attendit encores qu'il se retournast encores une aultre foys, où elle l'advisa beaucoup mieulx: ne doubta poinct que ce fust luy; parquoy elle tira sa mere, qui estoit en grande contemplation, en luy disant: "Helas, ma dame, qui est-ce que je voy?" La mere luy demanda quoy?" C'est celluy, mon mary, qui dict la messe, ou la personne du monde qui mieulx luy rescemble." La mere, qui ne l'avoit poinct bien regardé, luy dist: "Je vous prie, ma fille, ne mectez poinct ceste opinion dedans vostre teste, car c'est une chose totallement impossible que ceulx qui sont si sainctes gens eussent faict une telle tromperie; vous pescheriez grandement contre Dieu d'adjouster foy à une telle opinion." Toutesfoys, ne laissa pas la mere d'y regarder, et, quant ce vint à dire Ite missa est, congneut veritablement que jamais deux freres d'une ventrée ne fussent si semblables. Toutesfoys elle estoit si simple, qu'elle eust volontiers dict: "Mon Dieu, gardez-moy de croyre ce que je voy!" Mais, pource qu'il touchoit à sa fille, ne voulut pas laisser la chose ainsi incongneue, et se delibera d'en sçavoir la verité. Et, quant ce vint le soir que le mary debvoit retourner, lequel ne les avoit aucunement aperceues, la mere vint à dire à sa fille: "Nous sçaurons, si vous voulez, maintenant la verité de vostre mary, car, ainsy qu'il sera dedans le lict, je l'iray trouver, et, sans qu'il y pense, par derriere, vous luy arracherez sa coiffe; et nous verrons s'il a telle couronne que celluy qui a dict la messe." Ainsy qu'il fut deliberé, il fut faict, car, si tost que le meschant mary fut couché, arriva la vielle dame, en luy prenant les deux mains comme par jeu; sa fille luy osta sa coiffe, et demeura avecq sa belle couronne, dont mere et fille furent tant estonnées, qu'il n'estoit possible de plus. Et, à l'heure, appellerent des serviteurs de leans, pour le faire prendre et lyer jusques au matin; et ne servit nulle excuse ne beau parler. Le jour venu, la dame envoya querir son confesseur, feignant avoir quelque grand secret à luy dire, lequel y vint hastivement; et elle le feit prendre comme le jeune, luy reprochant la tromperie qu'il luy avoit faicte; et, sur cella, envoia querir la Justice, entre les mains de laquelle elle les mist tous deux. Il est à presumer que, s'il y eut gens de bien pour juges, ilz ne laisserent pas la chose impugnye.

"Voylà, mes dames, pour vous monstrer que ceulx qui ont voué pauvreté ne sont pas exemptz d'estre tentez d'avarice, qui est l'occasion de faire tant de maulx. - Mais tant de biens! dist Saffredent; car, des cinq centz ducatz dont la vielle vouloit faire tresor, il en fut faict beaucoup de bonnes cheres, et la pauvre fille qui avoit tant actendu ung mary, par ce moien, en povoit avoir deux et sçavoit mieulx parler, à la verité, de toutes hierarchies. Vous avez tousjours les plus faulses opinions, dist Oisille, que je vis jamais; car il vous semble que toutes les femmes soient de vostre complexion. - Ma dame, sauf vostre grace, dist Saffredent, car je vouldrois qu'il m'eust cousté beaucoup, qu'elles fussent ainsy aisées à contanter que nous. - Voylà une mauvaise parolle, dist Oisille, car il n'y a nul icy qui ne sçache bien le contraire de vostre dire; et, qu'il ne soit vray, le compte qui est faict maintenant monstre bien l'ignorance des pauvres femmes et la malice de ceulx que nous tenons bien meilleurs que vous aultres hommes; car, ny elle, ny sa fille, ne vouloient rien faire à leur fantaisie, mais soubzmectoient le desir à bon conseil. - Il y a des femmes si difficiles, dist Longarine, qu'il leur semble qu'elles doibvent avoir des anges. - Et voylà pourquoy, dist Simontault, elles trouvent souvent des diables, principallement celles qui, ne se confians en la grace de Dieu, cuydent, par leur bon sens ou celluy d'autruy, povoir trouver en ce monde quelque felicité qui n'est donnée ny ne peut venir que de Dieu. - Comment, Simontault? dist Oisille; je ne pensois que vous sceussiez tant de bien! - Ma dame, dist Simontault, c'est dommaige que je ne suys bien experimenté, car, par faulte de me congnoistre, je voy que vous avez desja mauvais jugement de moy; mais si puis-je bien faire le mestier d'un Cordelier, puisque le Cordelier s'est meslé du myen. - Vous appellez doncques vostre mestier, dist Parlamente, de tromper les femmes? Par ainsy, de vostre bouche mesmes vous vous jugez. Quant j'en aurois trompé cent mille, dist Simontault, je ne serois pas encores vengé des peynes que j'ay eues pour une seulle. - Je sçay, dist Parlamente, combien de foys vous vous plaingnez des dames; et toutesfoys, nous vous voyons si joyeulx et en bon poinct, qu'il n'est pas à croyre que vous avez eu tous les maulx que vous dictes. Mais la Belle Dame sans mercy respond qu'il siet bien que l'on le die, pour en tirer quelque confort. - Vous alleguez ung notable docteur, dist Simontault, qui non seullement est facheux, mais le faict estre toutes celles qui ont leu et suivy sa doctrine. - Si est sa doctrine, dist Parlamente, autant proffitable aux jeunes dames, que nulle que je sçache. - S'il estoit ainsy, dist Simontault, que les dames fussent sans mercy, nous pourrions bien faire reposer nos chevaulx et faire rouller noz harnoys jusques à la premiere guerre; et ne faire que penser du mesnaige. Et, je vous prie, dictes-moy si c'est chose honneste à une dame d'avoir le nom d'estre sans pitié, sans charité, sans amour et sans mercy? - Sans charité et amour, dist Parlamente, ne faut-il pas qu'elles soient; mais ce mot de mercy sonne si mal entre les femmes, qu'elles n'en peuvent user sans offenser leur honneur; car proprement mercy est accorder la grace que l'on demande, et l'on sçait bien celle que les hommes desirent. - Ne vous desplaise, ma dame, dist Simontault, il y en a de si raisonnables, qu'ilz ne demandent rien que la parolle. Vous me faictes souvenir, dist Parlamente, de celluy qui se contantoit d'un gand. - Il fault que nous sçachions qui est ce gratieux serviteur, dist Hircan, et, pour ceste occasion, je vous donne ma voix. - Ce me sera plaisir de la dire, dist Parlamente, car elle est plaine d'honnesteté."

Cinquante septiesme nouvelle

Un milhor d'Angleterre fut sept ans amoureux d'une dame, sans jamais luy en auser faire semblant, jusques à ce qu'un jour, la regardant dans un pré, il perdit toute couleur et contenance, par ung soudain batement de cueur qui le print; lors, elle, se monstrant avoir pitié de luy, à sa requeste, meit sa main gantée sur son cueur, qu'il serra si fort (en luy declarant l'amour que si long temps luy avoit portée) que son gant demeura en la place de sa main; que depuis il enrichit de pierreryes et l'attacha sur son saye, à costé du cueur; et fut si gracieux et honneste serviteur, qu'il n'en demanda oncques plus grand privauté.

Le Roy Lois unzeiesme envoia en Angleterre le seigneur de Montmorency pour son ambassadeur, lequel y fut tant bien venu, que le Roy et tous les princes l'estimoient et aymoient fort et mesmes luy communicquoient plusieurs de leurs affaires secretz pour avoir son conseil. Ung jour, estant en ung bancquet que le Roy luy feit, fut assis auprès de luy ung millort de grande maison, qui avoit sur son saye attaché un petit gand comme pour femme, à crochetz d'or; et dessus les joinctures des doigs y avoit force diamans, rubiz, aymerauldes et perles, tant que ce gand estoit estimé à ung grand argent. Le seigneur de Montmorency le regarda si souvent, que le millort s'apperceut qu'il avoit vouloir de luy demander la raison pourqouy il estoit si bien en ordre. Et, pour ce qu'il estimoit le compte estre bien fort à sa louange, il commencea à dire: "Je voy bien que vous trouvez estrange de ce que si gorgiasement j'ay accoustré ung pauvre gand; ce que j'ay encores plus d'envye de vous dire, car je vous tiens tant homme de bien et congnoissant quelle passion c'est que amour, que, si j'ay bien faict, vous m'en louerez, ou sinon, vous excuserez l'amour qui commande à tous honnestes cueurs. Il fault que vous entendez que j'ay aymé toute ma vie une dame, ayme et aymeray encores après sa mort; et, pource que mon cueur eut plus de hardiesse de s'adresser en ung bon lieu, que ma bouche n'eut de parler, je demoray sept ans sans luy en oser faire semblant, craignant que, si elle s'en apparcevoit, je perdrois le moien que j'avois de souvent la frequenter, dont j'avois plus de paour que de ma mort. Mais, ung jour, estant dedans ung pré, la regardant, me print ung si grand batement de cueur, que je perdis toute couleur et contenance, dont elle s'apperceut très bien, et en demandant que j'avois, je luy dictz que c'estoit une douleur de cueur importable. Et elle, qui pensoit que ce fut de maladie d'autre sorte que d'amour, me monstra avoir pitié de moy; qui me feit luy suplier vouloir mectre la main sur mon cueur pour veoir comme il debatoit: ce qu'elle feit plus par charité que par autre amityé; et, quant je luy tins la main dessus mon cueur, laquelle estoit gantée, il se print à debatre et tormenter si fort, qu'elle sentyt que je disois verité. Et, à l'heure, luy serray la main contre mon esthomac, en luy disant: "Helas, ma dame, recepvez le cueur qui veult rompre mon esthomac pour saillir en la main de celle dont j'espere grace, vie et misericorde; lequel me contrainct maintenant de vous declairer l'amour que tant long temps ay cellée, car luy ne moy ne sommes maistres de ce puissant dieu." Quant elle entendit ce propos que luy tenois, le trouva fort estrange. Elle voulut retirer sa main; je la tins si ferme que le gant demeura en la place de sa cruelle main. Et, pource que jamais je n'avois eu ny ay eu depuis plus grande privaulté d'elle, j'ai attaché ce gand comme l'emplastre la plus propre que je puis donner à mon cueur, et l'ay aorné de toutes les plus riches bagues que j'avois, combien que les richesses viennent du gand que je ne donnerois pour le royaulme d'Angleterre, car je n'ay bien en ce monde que j'estime tant, que le sentyr sur mon esthomac." Le seigneur de Montmorency, qui eut mieulx aymé la main que le gand d'une dame, luy loua fort sa grande honnesteté, luy disant qu'il estoit le plus vray amoureux que jamais il avoit veu, et digne de meilleur traictement, puis que de si peu il faisoit tant de cas, combien que, veu sa grand amour, s'il eut eu mieulx que le gand, peut estre qu'il fut mort de joye. Ce qu'il accorda au seigneur de Montmorancy, ne soupsonnant poinct qu'il le dist par mocquerye.

"Si tous les humains du monde estoient de telle honnesteté, les dames se y pourroient bien fyer, quant il ne leur en cousteroit que le gand. - J'ay bien congneu le seigneur de Montmorency, dist Geburon, que je suis seur qu'il n'eust poinct voulu vivre à l'angloise; et, s'il se fust contanté de si peu, il n'eust pas eu les bonnes fortunes qu'il a eues en amour, car la vieille chanson dit:

Jamais d'amoureux couard

N'oyez bien dire.

- Pensés que ceste povre dame, dist Saffredent, retira sa main bien hatifvement quant elle sentit que le cueur luy batoit; car elle cuydoit qu'il peust trespasser, et l'on dist qu'il n'est rien que les femmes ayent plus que de toucher les mortz. - Si vous aviez autant hanté les hospitaulx que les tavernes, ce luy dist Ennasuitte, vous ne tiendriez pas ce langaige, car vous verriez celles qui ensepvelissent les trespassez, dont souvent les hommes, quelque hardiz qu'ilz soient, craingnent à toucher. - Il est vray, dist Saffredent, qu'il n'y a nul à qui l'on ne donne penitence, qui ne faict le rebours de ce à quoy ilz ont prins plus de plaisir; comme une damoiselle que je veiz en une bonne maison, qui, pour satisfaire au plaisir qu'elle avoit eu au baiser quelqu'un qu'elle aymoit, fut trouvée, au matin, à quatre heures, baisant le corps mort d'un gentil homme qui avoit esté tué le jour de devant, lequel elle n'avoit poinct plus aymé que ung aultre; et à l'heure, chascun congneut que c'estoit penitence des plaisirs passez. Comme toutes les bonnes œuvres que les femmes font sont estimées mal entre les hommes, je suis d'opinion que, mortz ou vivans, on ne les doibt jamais baiser, si ce n'est ainsy que Dieu le commande. - Quant à moy, dist Hircan, je me soucye si peu de baiser les femmes, hors mys la mienne, que je m'accorde à toute loix que l'on vouldra; mais j'ay pitié des jeunes gens à qui vous voulez oster ung si petit contentement, et faire nul le commandement de sainct Pol, qui veult que l'on baise in osculo sancto. - Si sainct Pol eut esté tel homme que vous, dist Nomerfide, nous eussions bien demandé l'experience de l'esperit de Dieu; qui parloit en luy. - A la fin, dist Geburon, vous aymerez mieulx doubter de la saincte Escripture que de faillir à l'une de voz petites serymonies. - Jà, à Dieu ne plaise, dist Oisille, que nous doubtions de la saincte Escripture, veu que si peu nous croyons à voz mensonges, car il n'y a nulle qui ne sçache bien ce qu'elle doibt croire; c'est de jamais ne mectre en doubte la parolle de Dieu et moins ne adjouster foy à celle des hommes. - Si croy-je, dist Simontault, qu'il y a eu plus d'hommes trompez par les femmes, que par les hommes. Car la petite amour qu'elles ont à nous les garde de croyre nos veritez, et la très grande amour que nous leur portons nous faict tellement fier en leurs mensonges, que plus tost nous sommes trompez, que soupsonneux de le povoir estre. - Il semble, dist Parlamente, que vous ayez oy la plaincte de quelque sot deçu par une folle, car vostre propos est de si petite auctorité, qu'il a besoing d'estre fortifié d'exemple; parquoy, si vous en sçavez quelcun, je vous donne ma place pour le racompter. Et si ne dis pas que, pour ung mot, nous soyons subgectes de vous croyre, mais pour vous escouter dire mal de nous, noz oreilles n'en sentiront poinct de douleur, car nous sçavons ce qui en est. - Or, puisque j'ay le lieu, dist Dagoucin, je la diray."

Cinquante huictiesme nouvelle

Un gentil homme, par trop croire de verité en une dame qu'il avoit offensée, la laissant pour d'autres, à l'heure qu'elle l'aymoit plus fort, fut, sous une faulse assignation, trompé d'elle et mocqué de toute la cour.

En la court du Roy François premier, y avoit une dame, de fort bon esperit, laquelle pour sa bonne grace, honnesteté et parolle agreable, avoit gaigné le cueur de plusieurs serviteurs, dont elle sçavoit fort bien passer son temps, l'honneur saufve, les entretenant si plaisamment qu'ils ne sçavoient à quoy se tenir d'elle; car les plus asseurez estoient desesperez et les plus desesperez en prenoient asseurance. Toutesfoys, en se mocquant de la plus grande partye; ne se peut garder d'en aymer bien fort ung, qu'elle nommoit son cousin, lequel nom donnoit couleur à plus long entendement. Et, comme nulle chose n'est stable, souvent leur amityé tournoit en courroux, et puis se revenoit plus fort que jamays, en sorte que toute la court ne le povoit ignorer. Ung jour, la dame tant pour donner à congnoistre qu'elle n'avoit affection en rien, aussy pour donner peyne à celluy pour l'amour duquel elle avoit beaucoup porté de fascherye, luy vat faire meilleur semblant que jamais n'avoit faict. Parquoy, le gentil homme , qui n'avoit ny en armes ny en amours nulle faulte de hardiesse, commencea à pourchasser vivement celle dont maintesfoys l'avoit priée; laquelle, feignant ne povoir soustenir tant de pitié, lui accorda sa demande, et lui dist que, pour ceste occasion, elle s'en alloit en sa chambre, qui estoit en galletas, où elle sçavoit bien qu'il n'y avoit personne, et que, si tost qu'il la verroit partye, il ne faillit d'aller après, car il la trouyeroit seule. De la bonne volunté qu'elle luy portoit, le gentil homme, qui creut à sa parolle, fut si content qu'il se mist à jouer avecq les aultres dames, actendant qu'il la veit partye, pour bien tost aller après. Et, elle, qui n'avoit faulte de nulle finesse de femme, s'en alla à Madame Marguerite, fille du Roy, et à la duchesse de Montpensier et leur dist: "Si vous voulez, je vous monstreray le plus beau passe-temps que vous veistes oncques?" Elles qui ne serchoient poinct de melencolye, la prierent de luy dire que c'estoit. "C'est, ce distelle, ung tel que vous congnoissez autant homme de bien qu'il en soit poinct, et non moins audatieux. Vous sçavez combien de mauvays tours il m'a faict, et que, à l'heure que je l'aymois le plus fort, il en a aymé d'aultres, dont j'en ay porté plus d'ennuy que je n'en ay fait de semblant. Or, maintenant Dieu m'a donné le moien pour m'en venger: c'est que je m'en voys en ma chambre, qui est sur ceste-cy; incontinant, s'il vous plaist y faire le guet, vous le verrez venir après moy; et quant il aura passé les galleries, qu'il vouldra monter le degré, je vous pris vous mectre toutes deux à la fenestre et m'ayder à cryer au larron; et vous verrez sa collere: à quoy je croy qu'il n'aura pas mauvaise grace; et, s'il ne me dict des injures tout hault, je m'atends bien qu'il n'en pensera moins en son cueur." Ceste conclusion ne se feit pas sans rire, car il n'y avoit gentil homme qui menast plus la guerre aux dames que cestuy-là; et estoit tant aymé et estimé d'un chascun, que l'on n'eust pour rien voulu tumber au danger de sa mocquerye, et sembla bien aux dames qu'elles avoient part à la gloire que une seulle esperoit d'emporter sur ce gentil homme. Parquoy, si tost qu'elles veirent partir celle qui avoit faict l'entreprinse, commencerent à regarder la contenance du gentil homme, qui ne demoura gueres sans changer de place; et, quant il eut passé la porte, les dames sortirent à la gallerye pour ne le perdre poinct de veue. Et, luy, qui ne s'en doubtoit pas, vat mettre sa cappe à l'entour de son col pour se cacher le visaige; et descendit le degré jusques à la court, puis remonta; mais, trouvant quelcun qu'il ne vouloit poinct pour tesmoing, redescendit encores en la court et retourna par ung aultre costé. Les dames veirent tout, et ne s'en aparceut oncques; et, quant il parvint au degré où il povoit seurement aller en la chambre de sa dame, les deux dames se vont mectre à la fenestre, et incontinant elles aparceurent la dame qui estoit en hault, qui commencea à crier au larron, tant que sa teste en povoit porter; et les deux dames du bas luy respondirent si fort, que leurs voix furent oyes de tout le chasteau. Je vous laisse à penser en quel despit le gentil-homme s'enfuyt en son logis, non si bien couvert qu'il ne fut congneu de celles qui sçavoient ce mistere, lesquelles luy ont souvent reproché, mesmes celle qui luy avoit faict ce mauvais tour, luy disant qu'elle s'estoit bien vengée de luy. Mais il avoit ses responces et defaictes si propres, qu'il leur feit accroire qu'il se doubtoit bien de l'entre-prinse, et qu'il avoit accordé à la dame de l'aller veoir pour leur donner quelque passetemps, car, pour l'amour d'elle n'eust-il prins ceste peyne, pour ce qu'il y avoit long temps que l'amour en estoit dehors. Mais les dames ne voulurent recepvoir ceste verité, dont encores en est la matiere en doubte; mais si ainsy estoit qu'il eust creu ceste dame, comme il est vraisemblable, veu qu'il estoit tant saige et hardy, que de son aage et de son temps a eu peu de pareilz, et poinct qui le passast, comme le nous a faict veoir sa très hardye et chevaleureuse mort, il me semble qu'il fault que vous confessiez que l'amour des hommes vertueux est telle, que, par trop croyre de verité aux dames, sont souvent trompez.

"En bonne foy, dist Ennasuitte, j'advoue ceste dame du tort qu'elle a faict; car, puisque ung homme est aymé d'une dame et la laisse pour une aultre, ne s'en peut trop venger. - Voyre, dist Parlamente, si elle en est aymée; mais il y en a qui ayment des hommes, sans estre asseurées de leur amityé; et, quant elles congnoissent qu'ilz ayment ailleurs, elles disent qu'ils sont muables. Parquoy, celles qui sont saiges ne sont jamays trompées de ces propos, car elles ne s'arrestent et ne croyent jamais qu'à ceulx qui sont veritables, afin de ne tumber au dangier des menteurs, pource que le vray et le faulx n'ont que ung mesme langaige. - Si toutes estoient de vostre opinion, dist Simontault, les gentilz hommes pourroient bien mectre leurs oraisons dedans leurs coffres; mais que vous ne voz semblables en sceussent dire, nous ne croyrons jamais que les femmes soient aussy incredules comme elles sont belles. Et ceste opinion nous fera vivre aussi contentz, que vous vouldriez par voz raisons nous mectre en peyne. - Et vrayement, dist Longarine, sçachant très bien qui est la dame qui a faict ce bon tour au gentil homme, je ne treuve impossible nulle finesse à croyre d'elle, car, puis qu'elle n'a pas espargné son mary, elle n'a pas espargné son serviteur. - Comment son mary? dist Simontault; vous en sçavez doncques plus que moy? Parquoy, je vous donne ma place pour en dire vostre opinion. - Puisque le voulez, et moy aussy, dist Longarine."

Cinquante neufviesme nouvelle

Cette mesme dame, voyant que son mary trouvoit mauvais qu'elle avoit des serviteurs, desquelz elle passoit le temps (son honneur sauve), l'espia si bien, qu'elle s'apperceut de la bonne chere qu'il faisoit à une sienne femme de chambre, qu'elle gaingna, de sorte qu'accordant à son mary ce qu'il en pretendoit, le surprint finement en telle faute, que, pour la reparer, fut contraint lui confesser qu'il meritoit plus grande punition qu'elle; et, par ce moyen, vecut depuis à sa fantasye.

La dame de qui vous avez faict le compte, avoit espousé ung mary de bonne et antienne maison et riche gentil homme; et, par grande amityé de l'ung et de l'autre, se feit le mariage. Elle, qui estoit une des femmes du monde parlant aussi plaisamment, ne dissimulloit poinct à son mary qu'elle avoit des serviteurs, desquelz elle se mocquoit et passoit son temps, dont son mary avoit sa part du plaisir; mais, à la longue, cette vie luy fascha, car, d'un costé, il trouvoit mauvais qu'elle entretenoit longuement ceulx qu'il ne tenoit pour ses parens et amys, et, d'aultre costé, luy faschoit fort la despence qu'il estoit contrainct de faire pour entretenir sa gorgiaseté et pour suyvre la court. Parquoy, le plus souvent qu'il povoit, se retiroit en sa maison, où tant de compaignies l'alloient veoir, que sa despence n'amoindrissoit gueres en son mesnage; car sa femme, en quelque lieu qu'elle fust, trouvoit toujours moyens de passer son temps à quelques jeuz, à dances et à toutes choses, ausquelles honnestement les jeunes dames se peuvent exercer. Et quelquefoys que son mary luy disoit, en riant, que leur despence estoit trop grande, elle luy faisoit responce qu'elle l'asseuroit de ne le faire jamais coqu, mais ouy bien coquin, car elle aymoit si très fort les acoutremens, qu'il falloit qu'elle en eut des plus beaulx et riches qui fussent en la court: où son mary la menoit le moins qu'il povoit, et où elle faisoit tout son possible d'aller; et, pour ceste occasion, se rendoit toute complaisante à son mary, qui d'une chose plus difficille ne la vouloit pas refuser.

Or, ung jour, voiant que toutes ses inventions ne le povoient gaingner à faire ce voiage de la court, s'apperceut qu'il faisoit fort bonne chere à une femme de chambre à chapperon qu'elle avoit, dont elle pensoit bien faire son proffict. Et retira à part ceste fille de chambre et l'interrogea si finement, tant par finesses que par menasses, que la fille luy confessa que, depuis qu'elle estoit en sa maison, il n'estoit jour que son maistre ne la sollicitast de l'aymer; mais qu'elle aymeroit mieulx mourir que de faire rien contre Dieu et son honneur; et encores veu l'honneur qu'elle luy avoit faict de la retirer en son service: qui seroit double meschanceté. Ceste dame, entendant la desloyauté de son mary, fut soubdain esmeue de despit et de joye, voiant que son mary; qui faisoit tant semblant de l'aymer, luy pourchassoit secretement telle honte en sa compaignye, combien qu'elle s'estimoit plus belle et de trop meilleure grace, que celle pour laquelle il la vouloit changer. Mais la joie estoit qu'elle esperoit prendre son mary en si grande faulte qu'il ne luy reprocheroit plus ses serviteurs ny le demeure de la court; et, pour y parvenir, pria ceste fille d'accorder petit à petit à son mary ce qu'il luy demandoit, avecq les conditions qu'elle lui dist. La fille en cuyda faire difficulté, mais, estant asseurée par sa maistresse de sa vie et de son honneur, accorda de faire tout ce qu'il lui plairoit.

Le gentil homme, continuant sa poursuicte, trouva ceste fille d'oeil et de contenance toute changée. Parquoy, la pressa plus vifvement qu'il n'avoit accoustumé; mais elle, qui sçavoit son roolle par cueur, lui remonstra sa pauvreté, et que, en luy obeissant, perdroit le service de sa maistresse, auquel elle s'attendoit bien de gaingner ung bon mary. A quoy luy fut bientost respondu par le gentil homme, qu'elle n'eut soulcy de toutes ces choses, car il la marieroit mieulx et plus richement que sa maistresse ne sçauroit faire; et qu'il conduiroit son affaire si secretement, que nul n'en pourroit parler. Sur ces propos, feirent leur accord, et, en regardant le lieu le plus propre pour faire ceste belle œuvre, elle vat dire qu'elle n'en sçavoit poinct de meilleure ne plus loing de tout soupson, que une petite maison qui estoit dedans le parc, où il y avoit chambre et lict tout à propos. Le gentil homme, qui n'eust trouvé nul lieu mauvais, se contenta de cestuy-là; et luy tarda bien que le jour et heure n'estoient venuz. Ceste fille ne faillit pas de promesse à sa maistresse; et luy compta tout le discours de son entreprinse bien au long, et comme ce debvoit estre le lendemain après disner, et qu'elle ne fauldroit poinct, à l'heure qu'il y fauldroit aller, de luy faire signe. A quoy elle la suplioit prendre bien garde et ne faillir poinct de se trouver à l'heure, pour la garder du danger où elle se mectoit en luy obeissant. Ce que la maistresse luy jura, la priant n'avoir nulle craincte et que jamais ne l'abandonneroit, et si la deffenderoit de la fureur de son mary. Le lendemain venu, après qu'ilz eurent disné, le gentil homme faisoit meilleure chere à sa femme qu'il n'avoit poinct encores faict, qu'elle n'avoit pas trop agreable, mais elle feignoit si bien, qu'il ne s'en apparcevoit. Après disner, elle luy demanda à quoy il passeroit le temps. Il luy dist qu'il n'en sçavoit poinct de meilleur que de jouer au cent. Et à l'heure feirent dresser le jeu; mais elle faingnyt qu'elle ne vouloit poinct jouer et qu'elle avoit assez de plaisir à les regarder. Et, ainsy qu'il se vouloit mectre au jeu, il ne faillit de demander à ceste fille qu'elle n'obliast sa promesse. Et, quant il fut au jeu, elle passa par la salle, faisant signe à sa maistresse, du pelerinage qu'elle avoit à faire; qui l'advisa très bien, mais le gentil homme ne congneut rien. Toutesfois, au bout d'une heure que ung de ses varletz luy feit signe de loing, dist à sa femme que la teste luy faisoit ung peu de mal et qu'il estoit contrainct de s'aller reposer et prendre l'air. Elle, qui sçavoit aussi bien sa malladie que luy, luy demanda s'il vouloit qu'elle jouast son jeu? Il luy dist que ouy et qu'il reviendroit bien tost. Toutesfois, elle l'asseura que pour deux heures elle ne s'ennuyroit poinct de tenir sa place. Ainsy s'en alla le gentil homme en sa chambre, et de là par une allée, en son parc. La damoiselle, qui sçavoit bien autre chemyn plus court, actendit ung petit, puis soubdain feit semblant d'avoir une tranchée et bailla son jeu à ung autre; et, si tost qu'elle fut saillye de la salle, laissa ses haultz patins et s'en courut le plus tost qu'elle peut au lieu où elle ne vouloit que le marché se feist sans elle. Et y arriva à si bonne heure, qu'elle entra par une aultre porte en la chambre où son mary ne faisoit que arriver, et, se cachant derriere l'huys, escoutant les beaulx et honnestes propos que son mary tenoit à sa chamberiere. Mais quant elle veid qu'il approchoit du criminel, le print par derriere, en luy disant: "Je suis trop près de vous, pour en prendre une aultre." Si le gentil homme fut courroucé jusques à l'extremité, il ne le fault demander, tant pour la joye qu'il esperoit recepvoir et s'en veoir frustré, que de veoir sa femme le congnoistre plus qu'il ne le vouloit: de laquelle il avoit grande paour perdre pour jamais l'amityé. Mais, pensant que ceste menée venoit de la fille, sans parler à sa femme, courut après elle de telle fureur, que, si sa femme ne la luy eut ostée des mains, il l'eust tuée, disant que c'estoit la plus meschante garse qu'il avoit jamais veue, et que, si sa femme eut actendu à veoir la fin, elle eut bien congneu que ce n'estoit que mocquerye, car, en lieu de luy faire ce qu'elle pensoit, il luy eut baillé des verges pour la chastier. Mais, elle, qui se congnoissoit en tel metail, ne le prenoit pas pour bon; et luy feit là de telles remonstrances, qu'il eut grand paour qu'elle le voulut habandonner. Il luy feyt toutes les promesses qu'elle voulut, et confessa, voiant les belles remonstrances de sa femme, qu'il avoit tort de trouver mauvais qu'elle eut des serviteurs; car une femme belle et honneste n'est poinct moins vertueuse pour estre aymée, par ainsy qu'elle ne face dye chose qui soit contre son honneur; mais ung homme merite bien grande punition, qui prent la peyne de pourchasser une qui ne l'ayme poinct pour faire tort à sa femme et à sa conscience. Parquoy jamais ne l'empescheroit d'aller à la court; ny ne trouveroit maulvays qu'elle eut des serviteurs, car il sçavoit bien qu'elle parloit plus à eulx par mocquerie, que par affection. Ce propos-là ne desplaisoit pas à la dame, car il luy sembloit bien avoir gaingné ung grand poinct; si est-ce qu'elle dist tout au contraire, feingnant de prendre desplaisir d'aller à la court, veu qu'elle pensoit n'estre plus en son amityé, sans laquelle toutes compagnies luy faschoient, disant que une femme, estant bien aymée de son mary et l'aymant de son costé comme elle faisoit, portoit ung saufconduict de parler à tout le monde et n'estre mocquée de nul. Le pauvre gentil homme meit si grande peyne à l'asseurer de l'amityé qu'il luy portoit, que enfin ilz partirent de ce lieu là bons amys; mais, pour ne retourner plus en telz inconveniens, il la pria de chasser ceste fille, à l'occasion de laquelle il avoit eu tant d'ennuy. Ce qu'elle feit, mais ce fut en la mariant très bien et honnestement, aux despens toutesfois de son mary. Et, pour faire oblier entierement à la damoiselle ceste follye, la mena bientost à la court en tel ordre et si gorgiase, qu'elle avoit occasion de s'en contanter.

"Voilà, mes dames, qui m'a faict dire que je ne trouve poinct estrange le tour qu'elle avoit faict à l'un de ses serviteurs, veu celluy que je sçavois de son mary. - Vous nous avez painct une femme bien fyne et ung mary bien sot, dist Hircan, car, puisqu'il en estoit venu tant que là, il ne debvoit pas demeurer en si beau chemyn. - Et que eust-il faict? dist Longarine. - Ce qu'il avoit entreprins, dist Hircan; car autant estoit courroucée sa femme contre luy pour sçavoir qu'il vouloit mal faire, comme s'il eut mis le mal à execution; et peut estre que sa femme l'eust mieulx estimé, si elle l'eust congneu plus hardy et gentil compaignon. - C'est bien, dist Ennasuitte; mais où trouverez-vous ung homme qui force deux femmes à la foys? Car sa femme eut defendu son droict, et la fille, sa virginité. - Il est vray, dist Hircan, mais ung homme fort et hardy ne crainct poinct d'en assaillir deux foibles, et ne fault poinct d'en venir à bout. - J'entends bien, dist Ennasuitte, que, s'il eust tiré son espée, il les eut bien tuées toutes deux, mais autrement ne voy-je pas qu'il ne eust sceu eschapper. Parquoy je vous prie nous dire que vous eussiez faict? - J'eusse embrassé ma femme, dist Hircan, et l'eusse emportée dehors; et puis, eusse faict de sa chamberiere ce qu'il m'eust pleu par amour ou par force. - Hircan, dist Parlamente, il suffit assez que vous sçachiez faire mal. - Je suys seur, Parlamente, dist Hircan, que je ne scandalize poinct l'innocent devant qui je parle, et si ne veulx, par cela, soustenir ung mauvais faict. Mais je m'estonne de l'entreprinse, qui de soy ne vault rien, et je ne loue l'entreprenant, qui ne l'a mise à fin, plus par craincte de sa femme que par amour. Je loue que ung homme ayme sa femme comme Dieu le commande, mais quant il ne l'ayme poinct, je n'estime gueres de la craindre. - A la verité, luy respondit Parlamente, si l'amour ne vous rendoit bon mary, j'estimerois bien peu ce que vous feriez par craincte. - Vous n'avez garde, Parlamente, dist Hircan, car l'amour que je vous porte me rend plus obeissant à vous que la craincte de mort ny d'enfer. - Vous en direz ce qu'il vous plaira, dist Parlamente, mais j'ay occasion de me contanter de ce que j'ay veu et congneu de vous; et de ce que je n'ay poinct sceu, n'en ay-je poinct voulu doubter ny encores moins m'en enquerir. - Je trouve une grande folie, dist Nomerfide, à celles qui s'enquerent de si près de leurs mariz, et les mariz aussy, des femmes; car il suffise au jour de sa malice, sans avoir tant de soulcy du lendemain. - Si est-il aucunes foys necessaires, dist Oisille, de s'enquerir des choses qui peuvent toucher l'honneur d'une maison pour y donner ordre, mais non pour faire mauvais jugement des personnes, car il n'y a nul qui ne faille. - Aucunes foys, dist Geburon, il est advenu des inconveniens à plusieurs, par faulte de bien et soingneusement s'enquerir de la faulte de leurs femmes. - Je vous prie, dist Longarine, si vous en sçavez quelque exemple, que vous ne nous le veillez celler. - J'en sçay bien ung, dist Geburon; puis que vous le voulez, je le diray."

Soixantiesme nouvelle

Un Parisien, faute de s'estre bien enquis de sa femme (qu'il pensoit estre morte), combien qu'elle feit bonne chere avec un chantre du Roy, espousa en secondes noces une autre femme qu'il fut contraint laisser, après en avoir eu plusieurs enfants et demeuré ensemble XIIII ou XV ans, pour reprendre sa premiere femme.

En la ville de Paris, y avoit ung homme de si bonne nature, qu'il eut faict conscience de croyre ung homme estre couché avecq sa femme, quant encores il l'eut veu. Ce pauvre homme-là espousa une femme de si mauvays gouvernement, qu'il n'estoit possible de plus, dont jamais il ne s'aperceut, mais la traictoit comme la plus femme de bien du monde. Un jour que le Roy Loys XIIe alla à Paris, sa femme s'alla habandonner à ung des chantres dudit seigneur. Et quant elle veit que le Roy s'en alloit de la ville de Paris et ne povoit plus veoir le chantre, se delibera d'habandonner son mary et de le suyvre. A quoy le chantre s'accorda et la mena en une maison qu'il avoit auprès de Bloys, où ilz vesquirent ensemble long temps. Le pauvre mary trouvant sa femme adirée, la chercha de tous costez; mais, enfin, luy fut dict qu'elle s'en estoit allée avecq le chantre. Luy, qui vouloit recouvrer sa brebis perdue, dont il avoit faict très mauvaise garde, luy rescripvit force lettres, la priant retourner à luy et qu'il la reprendroit si elle vouloit estre femme de bien. Mais, elle, qui prenoit si grand plaisir d'oyr le chant du chantre avecq lequel elle estoit, qu'elle avoit oblyé la voix de son mary, ne tint compte de toutes ses bonnes parolles, mais s'en mocqua; dont le mary courroucé luy feit sçavoir qu'il la demanderoit par justice à l'Eglise, puis que autrement ne vouloit retourner avecq luy. Ceste femme, craingnant que si la justice y mectoit la main, elle et son chantre en pourroient avoir à faire, pensa une cautelle digne d'une telle main. Et, feignant d'estre malade, envoia querir quelques femmes bien de la ville pour la venir visiter; ce que voluntiers elles feirent, esperans par ceste malladie la retirer de sa mauvaise vie; et, pour ceste fin, chascun luy faisoit les plus belles remonstrances. Lors, elle, qui faingnoit estre griefvement malade, feit semblant de plourer et de congnoistre son peché, en sorte qu'elle faisoit pitié à toute la compaignye, qui cuydoit fermement qu'elle parlast du fonds de son cueur. Et, la voiant ainsy reduicte et repentante, se meirent à la consoler, en luy disant que Dieu n'estoit pas si terrible comme beaucoup de prescheurs le peignoient, et que jamais il ne luy refuseroit sa misericorde. Sur ce bon propos, envoyerent querir ung homme de bien pour la confesser; et le lendemain vint le curé du lieu pour luy administrer le sainct Sacrement, qu'elle receut avecq tant de bonnes mynes, que toutes les femmes de bien de ceste ville, qui estoient presentes, pleuroient de veoir sa devotion, louans Dieu qui par sa bonté avoit eu pitié de ceste pauvre creature; après, faingnant de ne povoir plus menger, l'extreme unction par le curé luy fut apportée, par elle receue avec plusieurs bons signes, car à peyne povoit-elle avoir sa parolle, comme l'on estimoit. Et demora ainsy bien long temps, et sembloit que peu à peu elle perdist la veue, l'ouye et les autres sens; dont chascun se print à crier Jesus! A cause de la nuyct qui estoit prochaine, et que les dames estoient de loing, se retirerent toutes. Et ainsy qu'elles sortoient de la maison, on leur dist qu'elle estoit trespassée, et, en disant leur de profundis pour elle, s'en retournerent en leurs maisons. Le curé demanda au chantre où il voulloit qu'elle fust enterrée, lequel luy dist qu'elle avoit ordonné d'estre enterrée au cimetiere, et qu'il seroit bon de la y porter la nuyct. Ainsy fut ensepvelye ceste pauvre malheureuse, par une chamberiere qui se gardoit bien de luy faire mal. Et, depuis; avecq belles torches, fut portée jusques à la fosse que le chantre avoit faict faire. Et quant le corps passa devant celles qui avoient assisté à la mectre en unction, elles saillirent toutes de leurs maisons et accompaignerent jusques à la terre; et bientost la laisserent femmes et prebstres. Mais le chantre ne s'en alla pas, car incontinant qu'il veid la compaignye ung peu loing, avec sa chamberiere desfouyrent sa fosse où il avoit s'amye plus vive que jamais; et l'envoya secretement en sa maison, où il la tint longuement cachée.

Le mary qui la poursuivoit vint jusques à Bloys demander justice; et trouva qu'e le estoit morte et enterrée, par l'estimation de toutes les dames de Bloys, qui luy compterent la belle fin qu'elle avoit faicte. Dont le bon homme fut bien joieulx de croire que l'ame de sa femme estoit en paradis, et luy despeché d'un si meschant corps. Et avecq ce contentement, retourna à Paris, où il se maria avecq une belle honneste jeune femme de bien et bonne mesnagiere, de laquelle il eut plusieurs enfans. Et demeurerent ensemble quatorze ou quinze ans; mais, à la fin, la renommée, qui ne peut rien celler, le vint advertir que sa femme n'estoit pas morte, mais demouroit avecq ce meschant chantre, chose que le pauvre homme dissimulla tant qu'il peut, faingnant de rien sçavoir et desirant que ce fust ung mensonge. Mais sa femme, qui estoit saige, en fut advertye; dont elle portoit une si grande angoisse, qu'elle en cuyda mourir d'ennuy. Et, s'il eut esté possible, sa conscience saulve, eust voluntiers dissimulé sa fortune,mais il luy fut impossible, car incontinant l'Eglise y voulut mectre ordre; et, pour le premier,les separa tous deux jusques ad ce que l'on sceut la verité de ce faict. Allors fut contrainct ce pauvre homme laisser la bonne, pour pourchasser la mauvaise; et vint à Bloys, ung peu après que le Roy François Ier fut Roy, auquel lieu il trouva la Royne Claude et Madame la Regente, devant lesquelles vinct la plaincte, demandant celle qu'il eut bien voulu ne trouver poinct, mais force luy estoit, dont il faisoit grande pitié à toute la compaignye. Et, quant sa femme luy fut presentée, elle voulut soustenir longuement que ce n'estoit poinct son mary, ce qu'il eust voluntiers creu s'il eust peu. Elle, plus marrye que honteuse, lui dist qu'elle aymoit mieulx mourir que retourner avecq luy; dont il estoit très contant. Mais les dames, devant qui elle parloit si deshonnestement, la condamnerent qu'elle retourneroit, et prescherent si bien ce chantre par force menasses, qu'il fut contrainct de dire à sa layde amye qu'elle s'en retournast avec son mary et qu'il ne la vouloit plus veoir. Ainsy, chassée de tous costez, se retira la pauvre malheureuse où elle debvoit mieulx estre traictée de son mary qu'elle n'avoit merité.

"Voylà, mes dames, pourquoy je dis que, si le pauvre mary eust esté bien vigilant après sa femme, il ne l'eust pas ainsy perdue, car la chose bien gardée est difficillement perdue, et l'habandon faict le larron. - C'est chose estrange, dist Hircan, comme l'amour est fort, où il semble moins raisonnable! - J'ay ouy dire, dist Simontault, que l'on auroit plus tost faict rompre deux mariages, que separer l'amour d'un prebstre et de sa chamberiere. - Je croy bien, dist Ennasuitte; car ceulx qui lyent les autres par mariage, sçavent si bien faire le neu, que rien que la mort n'y peut mectre fin; et tiennent les docteurs, que le langaige spirituel est plus grand que nul autre; par consequent, aussi l'amour spirituelle passe toutes les autres. - C'est une chose, dist Dagoucin, que je ne sçaurois pardonner aux dames d'habandonner ung mary honneste ou ung amy, pour un prebstre, quelque beau et honneste que sceut estre. - Je vous prye, Dagoucin, dist Hircan, ne vous meslez poinct de parler de nostre mere saincte Eglise; mais croyez que c'est grand plaisir aux pauvres femmes crainctifves et secrettes de pecher avecq ceulx qui les peuvent absouldre, car il y en a qui ont plus de honte de confesser une chose, que de la faire. - Vous parlez, dist Oisille, de celles qui n'ont poinct congnoissance de Dieu, et qui cuydent que les choses secrettes ne soient pas une foys revelées devant la Compaignye celeste; mais je croy que ce n'est pas pour chercher la confession, qu'ilz cherchent les confesseurs, car l'Ennemy les a tellement aveuglez, qu'elles regardent à s'arrester au lieu qu'il leur semble le plus couvert et le plus seur, que de se soucyer d'avoir absolution du mal dont elles ne se repentent poinct. - Comment repentir? dist Saffredent, mais s'estiment plus sainctes que les autres femmes; et suis seur qu'il en y a qui se tiennent honorées de perseverer en leur amityé. - Vous en parlez de sorte, dist Oisille à Saffredent, qu'il semble que vous en sçachiez quelcune? Parquoy je vous prie que demain, pour commancer la journée, vous nous en veuillez dire ce que vous en sçavez, car voylà desjà le dernier coup de vespires qui sonne, pour ce que noz religieux sont partiz, incontinant qu'ils ont oy la dixiesme nouvelle et nous ont laissé parachever nos debatz." En ce disant, se leva la compaignyé; et arriverent à l'eglise, où ils trouverent qu'on les avoit actenduz. Et, après avoir oy leurs vespres, souppa la compaignye toute ensemble, parlant de plusieurs beaulx comptes. Après soupper, selon leurs coustumes, s’en allerent ung peu esbattre au pré, et reposerent, pour avoir le lendemain meilleure memoire. - FIN DE LA SIXIESME JOURNEE.

 

SEPTIESME JOURNEE

 

 

Date de dernière mise à jour : 17/06/2021