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BIBLIOBUS Littérature française

LA DEUXIESME JOURNEE.

En la Deuxiesme Journée on devise de ce qui promptement tombe en la fantasie de chascun.

Prologue

Le lendemain, se leverent en grand desir de retourner au lieu où le jour precedent avoyent eu tant de plaisir; car chascun avoit son compte si prest, qu’il leur tardoit qu’il ne fust mis en lumiere. Après qu’ilz eurent ouy la leçon de madame Oisille, et la messe, où chascun recommanda à Dieu son esperit, afin qu’il leur donnast parolle et grace de continuer l’assemblée, s’en allerent disner, ramentevans les ungs aux autres plusieurs histoires passées.

Et, après disner, qu'ilz se fussent reposez en leurs chambres, s'en retournerent, à l'heure ordonnée, dedans le pré, où il sembloit que le jour et le temps favorisast leur entreprinse. Et, après qu'ilz se furent tous assis sur le siege naturel de l'herbe verte, Parlamente dist: "Puis que je donnay hier soir fin à la dixiesme, c'est à moy à eslire celle qui doibt commencer aujourd'huy. Et, pour ce que madame Oisille fut la premiere des femmes qui parla, comme la plus saige et antienne, je donne ma voix à la plus jeune, je ne dictz pas à la plus folle, estant asseurée que, si nous la suyvons toutes, ne ferons pas actendre vespres si longuement que nous feismes hier. Parquoy, Nomerfide, vous tiendrez aujourd'huy les rancs de bien dire. Mais, je vous prie, ne nous faictes point recommancer nostre journée par larmes. - Il ne m'en falloit poinct prier, dist Nomerfide; car une de nos compaignes me feit choisir ung compte que j'ay si bien mis en ma teste que je n'en puis dire d'autre; et, s'il vous engendre tristesse, vostre naturel sera bien melancolicque."

11° nouvelle

Madame de Roncex, estant aux Cordeliers de Thouars, fut si pressée d'aler à ses affaires, que, sans regarder si les anneaux du retraict estoyent netz, s'ala seoir en lieu si ord, que ses fesses et abillemens en furent souillez, de sorte que, cryant à l'aide et desirant recouvrer quelque femme pour la netoyer, fut servye d'hommes, qui la veirent nue et au pire estat que femme ne sçauroit montrer.

En la maison de madame de la Trimoïlle, y avoit une dame nommée Roncex, laquelle, ung jour que sa maistresse estoit allée aux Cordeliers de Thouars, eut une grande necessité d'aller au lieu où on ne peult envoyer sa chamberiere. Et appella avecq elle une fille, nommée La Mothe, pour luy tenir compaignye; mais, pour estre honteuse et secrette, laissa ladite Mothe en la chambre, et entra toute seulle en un retraict assez obscur, lequel estoit commung à tous les Cordeliers, qui avoient si bien randu compte en ce lieu de toutes leurs viandes, que tout le retraict, l'anneau et la place et tout ce qui estoit estoient tout couvert de moust de Bacchus et de la deesse Cerès, passé par le ventre des Cordeliers. Ceste pauvre femme, qui estoit si pressé, que à peyne eut-elle le loisir de lever sa robbe pour se mectre sur l'anneau, de fortune, s'alla asseoir sur le plus ord et salle endroict qui fust en tout le retraict. Où elle se trouva prinse mieulx que à la gluz, et toutes ses pauvres fesses, habillemens et piedz si merveilleusement gastez, qu'elle n'osoit marcher ne se tourner de nul cousté, de paour d'avoir encores pis. Dont elle se print à crier tant qu'il luy fut possible: "La Mothe, m'amye, je suis perdue et deshonorée!" La pauvre fille, qui avoit oy autresfois faire des comptes de la malice des Cordeliers, soupsonnant que quelques ungs fussent cachez là dedans, qui la voulsissent prendre par force, courut tant qu'elle peut, disant à tous ceulx qu'elle trouvoit: "Venez secourir madame de Roncex, que les Cordeliers veullent prendre par force en ce retraict." Lesquelz y coururent en grande diligence; et trouverent la pauvre dame de Roncex, qui cryoit à l'ayde, desirant avoir quelque femme qui la peust nectoier. Et avoit le derriere tout descouvert, craingnant en approcher ses habillemens, de paour de les gaster. A ce cry-là, entrerent les gentilz hommes, qui veirent ce beau spectacle, et ne trouverent autre Cordelier qui la tormentast, sinon l'ordure dont elle avoit toutes les fesses engluées. Qui ne fut pas sans rire de leur costé, ni sans grande honte du cousté d'elle; car, en lieu d'avoir des femmes pour la nectoier, fut servie d'hommes qui la veirent nue, au pire estat que une femme se porroit monstrer. Parquoy, les voiant, acheva de souiller ce qui estoit nect et abessa ses habillemens, pour se couvrir, obliant l'ordure où elle estoit pour la honte qu'elle avoit de veoir les hommes. Et, quant elle fut hors de ce villain lieu, la fallut despouiller toute nue et changer de tous habillemens, avant qu'elle partist du couvent. Elle se fut voluntiers corroucée du secours que luy amena La Mothe; mais, entendant que la pauvre fille cuydoit qu'elle eust beaucoup pis, changea sa collerre à rire comme les autres.

"Il me semble, mes dames, que ce compte n'a esté ne long, ne melencolicque, et que vous avez eu de moy ce que vous en avez esperé?" Dont la compaignie se print bien fort à rire. Et luy dist Oisille: "Combien que le compte soyt ord et salle, congnoissant les personnes à qui il est advenu, on ne le sçauroit trouver fascheux. Mais j'eusse bien voulu veoir la myne de La Mothe et de celle à qui elle avoit admené si bon secours! Mais, puis que vous avez si tost finy, ce dit-elle à Nomerfide, donnez vostre voix à quelqu'un qui ne passe pas si legierement." Nomerfide respondit: "Si vous voullez que ma faulte soyt rabillée, je donne ma voix à Dagoucin, lequel est si saige, que, pour mourir, ne diroit une follye." Dagoucin la remercia de la bonne estime qu'elle avoit de son bon sens et commencea à dire: "L'histoire que j'ay deliberé de vous racompter, c'est pour vous faire veoir comme amour aveuglist les plus grands et honnestes cueurs, et comme meschanceté est difficille à vaincre par quelque benefice ne biens que ce soit."

11° nouvelle –bis

Propos facétieux d’un Cordelier en ses sermons

Près la ville de Bleré en Touraine, y a un village nommé Sainct-Martin le Beau, où fut appelé un Cordelier du couvent de Tours, pour prescher les avents, et le caresme ensuyvant. Ce Cordelier, plus enlangagé que docte, n’ayant quelquesfois de quoy parler pour achever son heure, s’amusoit à faire des comptes qui satisfaisoient aucunement à ces bonnes gens de village. Un jour de jeudi absolut, preschant de l’aigneau pascal, quant ce vint à parler de le manger de nuict, et qu’il veit, à sa predication, de belles jeunes dames d’Amboise, qui estoient là freschement aorné es pour y faire leurs Pasques, et y sejourner quelques jours après, il se voulut mettre sur le beau bout. Et demanda à toute l'assistence des femmes, si elles ne sçavoient que c'estoit de manger de la chair crue de nuict! "Je le vous veux apprendre, mes dames!" ce dist-il. Les jeunes hommes d'Amboise là presens, qui ne faisoient que d'y arriver avec leurs femmes, sœurs et niepces, et qui ne cognoissoient l'humeur du pelerin, commencerent à s'en scandaliser. Mais, après qu'ils l'eurent escouté davantage, ils convertirent le scandale en risée, mesmement quand il dist que, pour manger l'aigneau, il falloit avoir les reins ceints, des pieds en ses souliers, et une main à son baston. Le Cordelier les voyant rire, et se doutant pourquoy, se reprint incontinent: "Eh bien, dit-il, des souliers en ses pieds et un baston en sa main: blanc chapeau, et chapeau blanc, est-ce pas tout un?" Si ce fut lors à rire, je croy que vous n'en doubtez point. Les dames mesmes ne s'en peurent garder, auxquelles il s'attacha d'autres propos recreatifs. Et, se sentant près de son heure, ne voulant pas que ces dames s'en allassent mal contentes de luy, il leur dist: "Or ça, mes belles dames, mais que vous soyez tantost à cacqueter parmy les commerces, vous demanderez: Mais qui est ce maistre frere, qui parle si hardiment? C'est quelque bon compaignon? Je vous diray, mes dames, je vous diray, ne vous en estonnez pas, non, si je parle hardiment; car je suis d'Anjou, à vostre commandement." Et, en disant ces mots, mit fin à sa predication, par laquelle il laissa ses auditeurs plus prompts à rire de ses sots propos, qu'à pleurer en la memoire de la passion de Nostre Seigneur, dont la commemoration se faisoit en ces jours-là. Ses autres sermons, durant les festes, furent quasi de pareille efficace. Et comme vous sçavez que tels freres n'oublient pas à se faire quester, pour avoir leurs œufs de Pasques, en quoy faisant on leur donne, non seulement des œufs, mais plusieurs autres choses, comme du linge, de la filace, des andouilles, des jambons, des eschinées, et autres menues chosettes, quand ce vint le mardy d'après Pasques, en faisant ses recommendations, dont telles gens ne sont point chiches, il dist: "Mes dames, je suis tenu à vous rendre graces de la liberalité dont vous avez usé envers nostre pauvre convent, mais si faut-il que je vous die, que vous n'avez pas consideré les necessitez que nous avons; car la plus part de ce que nous avez donné, ce sont andouilles, et nous n'en avons point de faulte, Dieu mercy: nostre convent en est tout farcy. Qu'en ferons-nous donc de tant? Sçavez-vous quoy? mes dames, je suis d'avis que vous mestiez vos jambons parmy nos andouilles, vous ferez belle aumosne!" Puis, en continuant son sermon, il feit venir le scandale à propos, et en discourant assez brusquement par dessus, avec quelques exemples, il se meit en grande admiration, disant: "Eh dea, messieurs et mesdames de Sainct-Martin, je m'estonne fort de vous, qui vous scandalisez pour moins que rien, et sans propos, et tenez vos comptes de moy partout, en disant: "C'est un grand cas! mais qui l'eust cuydé, que le beau pere eust engrossy la fille de son hostesse?" Vrayement, dist-il, voilà bien de quoy s'esbahir qu'un moyne ait engrossy une fille! Mais venez ça, belles dames: ne devriez-vous pas bien vous estonner davantage, si la fille avoit engrossy le moyne?"

"Voylà, mes dames, les belles viandes, de quoy ce gentil pasteur nourrissoit le troupeau de Dieu. Encores estoit-il si effronté, que, après son peché, il en tenoit ses comptes en pleine chaire, où ne se doit tenir propos qui ne soit totalement à l'erudition de son prochain, et à l'honneur de Dieu premierement. - Vrayment, dist Saffredent, voilà un maistre moyne. J'aimerois quasi autant frere Anjibaut, sur le dos duquel on mettoit tous les propos facetieux qui se peuvent rencontrer en bonne compagnie. - Si ne trouvai-je point de risées en telles derisions, dit Oisille, principalement en tel endroict. - Vous ne dictes pas, ma dame, dist Nomerfide, qu'en ce temps-là, encore qu'il n'y ait pas fort longtemps, les bonnes gens de village, voire la plus part de ceux des bonnes villes, qui se pensent bien plus habiles que les autres, avoient tels predicateurs en plus grande reverence, que ceux qui les preschoient purement et simplement le sainct Evangile. - En quelque sorte que ce fust, dist lors Hircan, si n'avoit-il pas tort de demander des jambons pour des andouilles; car il y a plus à manger. Voire, et, si quelque devotieuse creature l'eust entendu par amphibologie, comme je croirois bien que lui-mesme l'entendit, luy ny ses compagnons ne s'en feussent point mal trouvez, non plus que la jeune garse qui en eut plein son sac. - Mais voyez-vous quel effronté c'estoit, dist Oisille, qui renversoit le sens du texte à son plaisir, pensant avoir affaire à bestes comme luy, et, en ce faisant, chercher impudemment à suborner les pauvres femmelettes, à fin de leur apprendre à manger de la chair crue de nuict? - Voire, mais vous ne dictes pas, dist Simontault, qu'il voyoit devant luy ces jeunes tripieres d'Amboise, dans le baquet desquelles il eust volontiers lavé son... Nommeray-je? Non, mais vous m'entendez bien: et leur en faire gouster, non pas roty, ains tout groulant et fretillant pour leur donner plus de plaisir. - Tout beau, tout beau, seigneur Simontault, dist Parlamente; vous vous obliez: avez-vous mis en reserve vostre accoustumée modestie, pour ne vous en plus servir qu'au besoing? - Non, ma dame, non, dist-il; mais le moyne peu honneste m'a ainsi faict esgarer. Parquoy, à fin que nous rentrions en noz premieres erres, je prie Nomerfide, qui est cause de mon esgarement, donner sa voix à quelqu'un, qui face oublier à la compaignie nostre commune faulte. - Puis que me faïctes participer à vostre coulpe, dist Nomerfide, je m'adresseray à tel qui reparera nostre imperfection presente. Ce sera Dagoucin, qui est si sage, que, pour mourir, ne vouldroit dire une follie."

12° nouvelle

Le duc de Florence, n’ayant jamais peu faire entendre à une dame l’affection qu’il luy portoit, se découvrit à un Gentil homme, frère de la Dame, & le pria l’en faire jouyr. Ce qu’après plusieurs remontrances au contraire, luy accorda de bouche seulement, car il le tua dedans son lit, à l’heure qu’il espèroit avoir victoire de celle qu’il avoit estimée invincible, & ainsi, délivrant sa patrie d’un tel tyran, sauva sa vie & l’honneur de sa Maison.
Depuis dix ans en çà, en la Ville de Florence, y avoit un Duc, de la Maison de Médicis, lequel avoyt espousé Madame Marguerite, fille bastarde de l’Empereur, &, pour ce qu’elle estoit encores si jeune qu’il ne luy estoit licite de coucher avecq elle, attendant son aage plus meur, la traicta fort doulcement, car, pour l’espargner, fut amoureux de quelques autres Dames de la Ville que la nuict il alloit veoir tandis que sa femme dormoit. Entre autres, le fut d'une fort belle, saige et honneste dame, laquelle estoit seur d'un gentil homme que le duc aymoit comme luy-mesme, et auquel il donnoit tant d'autorité en sa maison, que sa parolle estoit obeye et craincte comme celle du duc. Et n'y avoit secret en son cueur qu'il ne luy declarast, en sorte que l'on le pouvoit nommer le second luy-mesmes.

Et voyant le duc sa seur estre tant femme de bien qu'il n'avoit moien de luy declairer l'amour qu'il luy portoit, après avoir cherché toutes occasions à luy possibles, vint à ce gentil homme qu'il aymoit tant, en luy disant: "S'il y avoit chose en ce monde, mon amy, que je ne voulsisse faire pour vous, je craindrois à vous declarer ma fantaisye, et encores plus à vous prier m'y estre aydant. Mais je vous porte tant d'amour, que, si j'avois femme, mere ou fille qui peust servir à saulver vostre vie, je les y emploirois, plustost que de vous laisser mourir en torment; et j'estime que l'amour que vous me portez est reciprocque à la mienne; et que si moy, qui suys vostre maistre, vous portois telle affection, que pour le moins ne la sçauriez porter moindre. Parquoy, je vous declaireray un secret, dont le taire me met en l'estat que vous voyez, duquel je n'espere amandement que par la mort ou par le service que vous me pouvez faire."

Le gentil homme, oyant les raisons de son maistre, et voyant son visaige non fainct, tout baigné de larmes, en eut si grande compassion, qu'il luy dist: "Monsieur, je suis vostre creature; tout le bien et l'honneur que j'ay en ce monde vient de vous: vous pouvez parler à moy comme à vostre ame, estant seur que ce qui sera en ma puissance est en vos mains." A l'heure, le duc commença à luy declairer l'amour qu'il portoit à sa seur, qui estoit si grande et si forte, que, si par son moyen n'en avoit la jouissance, il ne voyoit pas qu'il peust vivre longuement. Car il sçavoit bien que envers elle prieres ne presens ne servoient de riens. Parquoy, il le pria que, s'il aymoit sa vie autant que luy la sienne, luy trouvast moyen de luy faire recouvrer le bien que sans luy il n'esperoit jamais d'avoir. Le frere, qui aymoit sa seur et l'honneur de sa maison plus que le plaisir du duc, luy voulut faire quelque remonstrance, luy suppliant en tous autres endroictz l'employer, horsmys en une chose si cruelle à luy, que de pourchasser le deshonneur de son sang; et que son sang, son cueur ne son honneur ne se povoient accorder à luy faire ce service. Le duc, tout enflambé d'un courroux importable, mint le doigt à ses dentz, se mordant l'ungle, et luy respondit par une grande fureur: "Or bien, puisque je ne treuve en vous nulle amityé, je sçay que j'ay à faire." Le gentil homme, congnoissant la cruaulté de son maistre, eut craincte et luy dist: "Mon seigneur, puis qu'il vous plaist, je parleray à elle et vous diray sa reponse." Le duc luy respondit, en se departant: "Si vous aymez ma vie, aussi feray-je la vostre."

Le gentil homme entendit bien que ceste parolle vouloit dire. Et fut ung jour ou deux sans veoir le duc, pensant à ce qu'il avoit à faire. D'un costé, luy venoit au devant l'obligation qu'il devoit à son maistre, les biens et les honneurs qu'il avoit receuz de luy; de l'autre costé, l'honneur de sa maison, l'honnesteté et chasteté de sa seur, qu'il sçavoit bien jamais ne se consentir à telle meschanceté, si par sa tromperie elle n'estoit prinse ou par force; chose si estrange que à jamays luy et les siens en seroient diffamez. Si print conclusion de ce different, qu'il aymoit mieulx mourir que de faire ung si meschant tour à sa seur, l'une des plus femmes de bien qui fust en toute l'Italie; mais que plustost debvoit delivrer sa patrye d'un tel tyran, qui par force vouloit mettre une telle tache en sa maison; car il tenoit tout asseuré que, sans faire mourir le duc, la vie de luy et des siens n'estoit pas asseurée. Parquoy, sans en parler à sa seur, ny à creature du monde, delibera de saulver sa vie et venger sa honte par ung mesme moyen. Et, au bout de deux jours, s'en vint au duc et luy dist comme il avoit tant bien practicqué sa seur, non sans grande peyne, que à la fin elle s'estoit consentye à faire sa volunté, pourveu qu'il luy pleust tenir la chose si secrette, que nul que son frere n'en eust congnoissance.

Le duc, qui desiroit ceste nouvelle, la creut facillement. Et, en ambrassant le messaigier, luy promectoit tout ce qu'il luy sçauroit demander; le pria de bien tost executer son entreprinse, et prindrent le jour ensemble. Si le duc fut ayse, il ne le fault poinct demander. Et, quand il veid approcher la nuict tant desirée où il esperoit avoir la victoire de celle qu'il avoit estimée invincible, se retira de bonne heure avecq ce gentil homme tout seul; et n'oblia pas de s'acoustrer de coeffes et chemises perfumées le mieulx qu'il luy fut possible. Et, quant chascun fut retiré, s'en alla avecq ce gentil homme au logis de sa dame, où il arriva en une chambre bien fort en ordre. Le gentil homme le despouilla de sa robbe de nuict et le meyt dedans le lict, en luy disant: "Mon seigneur, je vous vois querir celle qui n'entrera pas en ceste chambre sans rougir; mais j'espere que, avant le matin, elle sera asseurée de vous." Il laissa le duc et s'en alla en sa chambre, où il ne trouva que ung seul homme de ses gens, auquel il dist: "Aurois-tu bien le cueur de me suyvre en ung lieu où je me veulx venger du plus grand ennemy que j'aye en ce monde?" L'autre, ignorant ce qu'il vouloit faire, luy respondit: "Ouy, Monsieur, fust-ce contre le duc mesmes." A l'heure le gentil homme le mena si soubdain, qu'il n'eut loisir de prendre autres armes que ung poignart qu'il avoit. Et, quant le duc l'ouyt revenir, pensant qu'il luy amenast celle qu'il aymoit tant, ouvrir son rideau et ses oeilz, pour regarder et recepvoir le bien qu'il avoit tant actendu; mais, en lieu de veoir celle dont il esperoit la conservation de sa vie,va veoir la precipitation de sa mort, qui estoit une espée toute nue que le gentil homme avoit tirée, de laquelle il frappa le duc qui estoit tout en chemise; lequel, denué d'armes et non de cueur, se mest en son seant, dedans le lict, et print le gentil homme à travers le corps, en luy disant: "Est-ce cy la promesse que vous me tenez?" Et, voiant qu'il n'avoit autres armes que les dentz et les ongles, mordit le gentil homme au poulce, et à force de bras se defendit, tant que tous deux tomberent en la ruelle du lict. Le gentil homme, qui n'estoit trop asseuré, appela son serviteur; lequel, trouvant le duc et son maistre si liez ensemble qu'il ne sçavoit lequel choisir, les tira tous deux par les piedz, au milieu de la place, et avecq son poignard s'essaya à couper la gorge du duc, lequel se defendit jusques ad ce que la perte de son sang le rendist si foible qu'il n'en povoit plus. Alors le gentil homme et son serviteur le meirent dans son lict, ou à coups de poignart le paracheverent de tuer. Puis tirans le rideau, s'en allerent et enfermerent le corps mort en la chambre.

Et, quant il se veid victorieux de son grand ennemy, par la mort duquel il pensoit mettre en liberté la chose publicque, se pensa que son euvre seroit imparfaict, s'il n'en faisoit autant à cinq ou six de ceulx qui estoient les prochains du duc. Et, pour en venir à fin, dist à son serviteur, qu'il les allast querir l'un après l'autre, pour en faire comme il avoit faict au duc. Mais le serviteur, qui n'estoit ne hardy ne fol, luy dist: "Il me semble, monsieur, que vous en avez assez faict pour ceste heure, et que vous ferez mieulx de penser à saulver vostre vie, que de la vouloir oster à aultres. Car, si nous demeurions autant à deffaire chascun d'eulx, que nous avons faict à deffaire le duc, le jour descouvriroit plustost nostre entreprinse, que ne l'aurions mise à fin, encores que nous trouvassions noz ennemys sans deffense." Le gentil homme, la mauvaise conscience duquel le rendoit crainctif, creut son serviteur, et, le menant seul avecq luy, s'en alla à ung evesque qui avoit la charge de faire ouvrir les portes de la ville et commander aux postes. Ce gentil homme luy dist: "J'ay eu ce soir des nouvelle que ung mien frere est à l'article de la mort; je viens de demander mon congé au duc, lequel le m'a donné: parquoy, je vous prie mander aux postes me bailler deux bons chevaulx, et au portier de la ville m'ouvrir." L'evesque, qui n'estimoit moins sa priere que le commandement du duc son maistre, luy bailla incontinant ung bulletin, par la vertu duquel la porte luy fut ouverte et les chevaulx baillez, ainsi qu'il demandoit. Et, en lieu d'aller voir son frere, s'en alla droict à Venise, où il se feyt guerir des morsures que le duc luy avoit faictes, puis s'en alla en Turquie.

Le matin, tous les serviteurs du duc, qui le voyoient si tard demorer à revenir, soupsonnerent bien qu'il estoit allé veoir quelque dame; mais, voyans qu'il demeuroit tant, commencerent à le chercher par tous costez. La pauvre duchesse, qui commençoit fort à l'aymer, sçachant qu'on ne le trouvoit poinct, fut en grande peyne. Mais, quant le gentil homme qu'il aymoit tant ne fut veu non plus que luy, on alla en sa maison le chercher. Et, trouvant du sang à la porte de sa chambre, l'on entra dedans; mais il n'y eut homme ne serviteur qui en sceust dire nouvelles. Et, suivans les trasses du sang, vindrent les pauvres serviteurs du duc à la porte de la chambre où il estoit qu'ilz trouverent fermée; mais bien tost eurent rompu l'huys. Et, voyans la place toute plaine de sang, tirerent le rideau du lict et trouverent le pauvre corps, endormy, en son lict, du dormir sans fin. Vous pouvez penser quel deuil menerent ses pauvres serviteurs, qui apporterent le corps en son pallais, où arriva l'evesque, qui leur compta comme le gentil homme estoit party la nuict en dilligence, soubz couleur d'aller veoir son frere. Parquoy fut congneu clairement que c'estoit luy qui avoit faict ce meurdre. Et fut aussy prouvé que sa pauvre seur jamais n'en avoit oy parler; laquelle, combien qu'elle fust estonnée du cas advenu, si est-ce qu'elle en ayma davantaige son frere, qui n'avoit pas espargné le hazard de sa vie, pour la delivrer d'un si cruel prince ennemy. Et continua de plus en plus sa vie honneste en ses vertuz, tellement que, combien qu'elle fust pauvre, pour ce que leur maison fut confisquée, si trouverent sa seur et elle des mariz autant honnestes hommes et riches qu'il y en eust poinct en Itallie; et ont toujours depuis vescu en grande et bonne reputation.

"Voylà, mes dames, qui vous doibt bien faire craindre ce petit dieu, qui prent son plaisir à tormenter autant les princes que les pauvres, et les fortz que les foibles, et qui les aveuglit jusque là d'oblier Dieu et leur conscience, et à a fin leur propre vie. Et doibvent bien craindre les princes et ceulx qui sont en auctorité, de faire desplaisir à moindres que eulx; car il n'y a nul qui ne puisse nuyre, quand Dieu se veult venger du pecheur, ne si grand qui sceust mal faire à celuy qui est en sa garde."

Ceste histoire fut bien ecoutée de toute la compaignye, mais elle luy engendra diverses oppinions; car les ungs soustenoient que le gentil homme avoit faict son debvoir de saulver sa vie et l'honneur de sa seur, ensemble d'avoir delivré sa patrie d'un tel tirant; les autres disoient que non, mais que c'estoit trop grande ingratitude de mectre à mort celluy qui luy avoit faict tant de bien et d'honneur. Les dames disoient qu'il estoit bon frere et vertueux citoyen; les hommes, au contraire, qu'il estoit traistre et meschant serviteur; et faisoit fort bon oyr les raisons alleguées des deux costez. Mais les dames, selon leur coustume, parloient autant par passion que par raison, disans que le duc estoit si digne de mort, que bien heureux estoit celluy qui avoit faict le coup. Parquoy, voyant Dagoucin le grand debat qu'il avoit esmeu, leur dist: "Pour Dieu, mes dames, ne prenez poinct querelle d'une chose desja passée; mais gardez que voz beaultez ne facent poinct faire de plus cruels meurdres que celluy que j'ay compté." Parlamante luy dist: "La Belle dame sans mercy nous a aprins à dire que si gratieuse malladye ne mect gueres de gens à mort. - Pleust à Dieu, ma dame, ce luy dist Dagoucin, que toutes celles qui sont en ceste compaignye sceussent combien ceste opinion est faulse! Et je croy qu'elles ne vouldroient poinct avoir le nom d'estre sans mercy, ne resembler à ceste incredule, qui laissa morir un bon serviteur par faulte d'une gratieuse response. - Vous vouldriez doncques, dist Parlamente, pour saulver la vie d'un qui dict nous aymer, que nous meissions nostre honneur et nostre conscience en dangier? - Ce n'est pas ce que je vous dis, respondit Dagoucin, car celluy qui ayme parfaictement craindroit plus de blesser l'honneur de sa dame, que elle-mesme. Parquoy il me semble bien que une response honneste et gratieuse, telle que parfaicte et honneste amityé requiert, ne pourroit qu'accroistre l'honneur et amender la conscience; car il n'est pas vray serviteur, qui cherche le contraire. - Toutesfois, dist Ennasuite, si est-ce tousjours la fin de voz oraisons, qui commencent par l'honneur et finissent par le contraire. Et si tous ceulx qui sont icy en veullent dire la verité, je les en croy en leur serment." Hircan jura, quant à luy, qu'il n'avoit jamais aymé femme, horsmis la sienne, à qui il ne desirast faire offenser Dieu bien lourdement. Autant en dist Simontault, et adjousta qu'il avoit souvent souhaicté toutes les femmes meschantes, hormis la sienne. Geburon luy dist: "Vrayment, vous meritez que la vostre soyt telle que vous desirez les autres; mais, quant à moy, je puis bien vous jurer que j'ay tant aymé une femme, que j'eusse mieulx aymé mourir, que pour moy elle eust faict chose dont je l'eusse moins estimée. Car mon amour estoit fondée en ses vertuz, tant que, pour quelque bien que je en eusse sceu avoir, je n'y eusse voulu veoir une tache." Saffredent se print à rire, en luy disant: "Geburon, je pensoys que l'amour de vostre femme et le bon sens que vous avez, vous eussent mis hors du dangier d'estre amoureux, mais je voys bien que non; car vous usez encores des termes, dont nous avons accoustumé tromper les plus fines et d'estre escoutez des plus saiges. Car qui est celle qui nous fermera ses oreilles quant nous commancerons à l'honneur et à la vertu? Mais, si nous leur monstrons nostre cueur tel qu'il est, il y en a beaucoup de bien venuz entre les dames, de qui elles ne tiendront compte. Mais nous couvrons nostre diable du plus bel ange que nous pouvons trouver. Et, soubz ceste couverture, avant que d'estre congneuz, recepvons beaucoup de bonnes cheres. Et peut-estre tirons les cueurs des dames si avant que, pensans aller droict à la vertu, quand elles congnoissent le vice, elles n'ont le moyen ne le loisir de retirer leurs pieds. - Vrayement, dist Geburon, je vous pensois autre que vous ne dictes, et que la vertu vous feust plus plaisante que le plaisir. - Comment! dist Saffredent, est-il plus grande vertu que d'aymer comme Dieu le commande? Il me semble que c'est beaucoup mieulx faict d'aymer une femme comme femme, que d'en ydolatrer plusieurs comme on fait d'une ymaige. Et quant à moy, je tiens ceste oppinion ferme, qu'il vault mieulx en user que d'en abuser." Les dames furent toutes du costé de Geburon, et contraignirent Saffredent de se taire; lequel dist: "Il m'est bien aisé de n'en parler plus, car j'en ay esté si mal traicté, que je n'y veulx plus retourner. - Vostre malice, ce luy dist Longarine, est cause de vostre mauvais traictement; car qui est l'honneste femme qui vous vouldroit pour serviteur, après les propos que nous avez tenuz? Celles qui ne m’ont poinct trouvé fascheux, dist Saffredent, ne changeroient pas leur honnesteté à la vostre; mais n’en parlons plus, afin que ma collere ne face des plaisir, ny à moy, ny à autre. Regardons à qui Dagoucin donnera sa voix." Lequel dist: "Je la donne à Parlamente; car je pense qu’elle doibt sçavoir plus que nul autre, que c’est que d’honneste et parfaicte amityé. - Puis que je suis choisye, dist Parlamante, pour dire la tierce histoire, je vous en diray une advenue à une dame qui a esté toujours bien fort de mes amyes et de laquelle la pensée ne me fut jamais celée."

13° nouvelle

Un capitaine de galeres, fort serviteur d’une dame, lui envoya un dyamant qu’elle renvoya à sa femme, et le feit si bien profiter à la decharge de la conscience du capitaine, que, par son moyen, le mary et la femme furent reunis en bonne amytié.

En la maison de madame la Regente, mere du Roy François, y avoit une dame fort devote, maryée à un gentil homme de pareille volunté, et, combien que son mary fust viel, et elle, belle et jeune, si est ce qu’elle le servoit et aymoit comme le plus beau et le plus jeune homme du monde. Et, pour luy oster toute occasion d’ennuy, se meist à vivre comme une femme de l’aage dont il estoit, fuyant toute compaignye, accoustremens, danses et jeuz, que les jeunes femmes ont accoustumé d’aymer; mectant tout son plaisir et recreation au service de Dieu. Parquoy, le mary meist en elle une si grande amour et seureté, qu'elle gouvernoit luy et sa maison, comme elle vouloit. Et advint, ung jour, que le gentil homme luy dist que, dès sa jeunesse, il avoit eu desir defaire le voyage de Jerusalem, luy demandant ce qu'il luy en sembloit. Elle, qui ne demandoit qu'à luy complaire, luy dist: "Mon amy, puisque Dieu nous a privez d'enfans et donné assez de biens, je vouldrois que nous en missions une partye à faire ce sainct voyage; car, là ny ailleurs que vous allez, je ne suis pas deliberée de jamais vous habandonner." Le bon homme en fut si ayse, qu'il luy sembloit desjà estre sur le mont du Calvaire.

Et, en ceste deliberation, vint à la court un gentil homme, qui souvent avoit esté à la guerre sur les Turcs, et pourchassoit envers le Roy de France une entreprinse sur une de leurs villes, dont il povoit venir grand proffict à la chrestienté. Ce viel gentil homme luy demanda de son voyage. Et, après qu'il eut entendu ce qu'il estoit deliberé de faire, luy demanda si après son voyage il en vouldroit bien faire ung aultre en Jerusalem, où sa femme et luy avoient grand desir d'aller. Ce capitaine fut fort ayse d'oyr ce bon desir et luy promist de l'y mener et de tenir l'affaire secret. Il luy tarda bien qu'il ne trouvast sa bonne femme, pour luy compter ce qu'il luy avoit faict; laquelle n'avoit gueres moins d'envie que le voyage se parachevast, que son mary. Et, pour ceste occasion, parloit souvent au cappitaine, lequel, regardant plus à elle que à sa parolle, fut si fort amoureux d'elle, que, souvent, en luy parlant des voyages qu'il avoit faictz sur la mer, mesloit l'embarquement de Marseille avecques l'Archipelle, et, en voulant parler d'un navire, parloit d'un cheval, comme celluy qui estoit ravy et hors de son sens; mais il la trouva telle, qu'il ne luy en osoit faire semblant. Et sa dissimullation luy engendra ung tel feu dans le cueur, que souvent il tomboit malade, dont la dicte dame estoit aussy soingneuse comme de la croix et de la guyde de son chemin; et l'envoyot visiter si souvent que, congnoissant qu'elle avoit soing de luy, il guerissoit sans aultre medecine. Mais plusieurs personnes, voyans ce cappitaine qui avoit eu le bruict d'estre plus hardy et gentil compaignon que bon chrestien, s'emerveillerent comme ceste dame l'accointoit si fort. Et, voyans qu'il avoit changé de toutes conditions, qu'il frequentoit les eglises, les sermons et confessions, se douterent que c'estoit pour avoir la bonne grace de la dame; ne se peurent tenir de luy en dire quelques paroles. Ce cappitaine, craingnant que, si la dame en entendoit quelque chose, cella le separast de sa presence, dist à son mary et à elle comme il estoit prest d'estre despesché du Roy et de s'en aller, et qu'il avoit plusieurs choses à luy dire; mais, à fin que son affaire fust tenu plus secret, il ne vouloit plus parler à luy et à sa femme devant les gens, mais les pria de l'envoyer querir, quand ilz seroient retirez tous deux. Le gentil homme trouva son oppinion bonne, et ne falloit tous les soirs de se coucher de bonne heure et faire deshabiller sa femme.

Et, quant tous leurs gens estoient retirez, envoyoient querir le cappitaine, et devisoient là du voyage de Jerusalem, où souvent le bon homme en grande devotion s'endormoit. Le cappitaine, voyant ce gentil homme viel endormy dans un lict, et luy dans une chaize auprès elle qu'il trouvoit la plus belle et la plus honneste du monde, avoit le cueur si serré entre craincte de parler et desir, que souvent il perdoit la parolle. Mais, à fin qu'elle ne s'en apperceust, se mectoit à parler des sainctz lieux de Jerusalem, où estoient les signes de la grande amour que Jesus-Christ nous a portée. Et, ne parlant de ceste amour couvroit la sienne, regardant ceste dame avecq larmes et souspirs, dont elle ne s'apperceust jamais. Mais, voyant sa devote contenance, l'estimoit si sainct homme, qu'elle le pria de luy dire quelle vie il avoit menée, et comme il estoit venu à ceste amour de Dieu. Il luy declaira comme il estoit un pauvre gentil homme, qui, pour parvenir à richesse et honneur, avoit oblyé sa conscience et avoit espousé une femme trop proche son alliée, pource qu'elle estoit riche, combien qu'elle fust layde et vielle et qu'il ne l'aymast poinct; et, après avoir tiré tout son argent, s'en estoit allé sur la marine chercher ses advantures et avoit tant faict par son labeur, qu'il estoit venu en estat honorable. Mais, depuis qu'il avoit eu congnoissance d'elle, elle estoit cause, par ses sainctes parolles et bon exemple, de luy avoir faict changer sa vie, et que du tout se deliberoit, s'il povoit retourner de son entreprinse, de mener son mary et elle en Jerusalem, pour satisfaire en partie à ses grandz pechez où il avoit mis fin, sinon que encores n'avoit satisfaict à sa femme à laquelle il esperoit bientost se reconcilier. Tous ses propos pleurent à ceste dame, et surtout se resjouyst d'avoir tiré ung tel homme à l'amour et craintcte de Dieu. Et, jusques ad ce qu'il partist de la court, continuerent tous les soirs ces longs parlemens, sans que jamais il ausast declarer son intention. Et luy fit present de quelque crucifix de Nostre Dame de Pitié, la priant que en le voyant elle eust tous les jours memoire de luy.

L'heure de son partement vint, et,quant il eut prins congé du mary, lequel s'endormyt, il vint dire adieu à sa dame, à laquelle il veid les larmes aux oeilz pour l'honneste amityé qu'elle luy portoit, qui luy randoit sa passion si importable, que, pour ne l’oser declarer, tomba quasi esvanouy, en luy disant adieu, en une si grande sueur universelle, que non ses oeilz seullement, mais tout le corps, jectoient larmes. Et, ainsy, sans parler, se departyt, dont la dame demora fort estonnée; car elle n’avoit jamais veu ung tel signe de regret. Toutesfois, poinct ne changea sonbon jugement envers luy et l’accompaigna de prieres et oraisons. Au bout d’un mois , ainsy que la dame retournoit en son logis, trouva ung gentil homme qui luy presenta une lettre de par le cappitaine, la priant qu’elle la voulust veoir à part; et luy dist comme il l’avoit veu embarquer, bien deliberé de faire chose agreable au Roy et à l’augmentation de la chrestienté; et que, de luy, il s’en retournoit à Marseille, pour donner ordre aux affaires du dict cappitaine. La dame se retira à une fenestre à part, et ouvrit sa lettre, de deux feuilles de papier escriptes de tous costez,en laquelle y avoit l’epistre qui s’ensuict:

Mon long celer, ma taciturnité
Apporté m’a telle necessité,
Que je ne puis trouver nul reconfort,
Fors de parler ou de souffrir la mort
Ce Parler-là, auquel j’ay defendu
De se monstrer à toy, a actendu

De me veoir seul et de mon secours loing;
Et lors m’a dict qu’il estoit de besoing
De le laisser aller s’esvertuer,
De se monstrer ou bien de me tuer.
Et a plus faict, car il s’est venu mectre
Au beau millieu de ceste myenne lettre,
Et dit que, puis que mon oeil ne peult veoir
Celle qui tient ma vie en son povoir,
Dont le regard sans plus me contantoit,
Quand son parler mon oreille escoutoit,
Que maintenant par force il saillira
Devant tes oeilz, où poinct ne faillira
De te monstrer mes plainctes et mes clameurs,
Dont le celer est cause que je meurs.
Je l’ay voulu de ce papier oster,
Craingnant que poinct ne voulusse escouter
Ce sot Parlers, qui se monstre en absence,
Qui trop estoit crainctif en ta presence;
Disant: "Mieulx vault, en me taisant, mourir,
Que de vouloir ma vie secourir
Pour ennuyer celle que j’aime tant
Que de mourir pour son bien suis content!"
D’autre costé, ma mort pourroit porter
Occasion de trop desconforter
Celle pour qui seullement j’ay envye
De conserver ma santé et ma vye.
Ne t’ay-je pas, o ma dame, promis
Que, mon voiage à fin heureuse mis,
Tu me verrois devers toy retourner,
Pour ton mary avecq toy emmener
Au lieu où tant as de devotion,
Pour prier Dieu sur le mont de Syon?
Si je me meurs, nul ne t’y menera,
Trop de regret ma mort ramenera,
Voyant à riens tournée l’entreprinse,

Qu’avecques tant d’affection as prinse.
Je vivray doncq, et lors t’y meneray
Et en brief temps à toy retourneray.
La mort pour moy est bonne, à mon advis,
Mais seullement pour toy seulle je veiz.
Pour vivre doncq, il me fault alleger
Mon pauvre cueur, et du faiz soulager,
Qui est à luy et à moy importable,
De te monstrer mon amour veritable
Qui est si grande et si bonne et si forte,
Qu’il n’y en eut oncques de telle sorte.
Que diras-tu? O Parler trop hardy,
Que diras-tu? Je te laisse aller, dy?
Pourras-tu bien luy donner congnoissance
De mon amour? Las! tu n’as la puissance
D’en demonstrer la milliesme part:
Diras-tu point, au moins, que son regard
A retiré mon cueur de telle force,
Que mon corps n’est plus qu’une morte escorce,
Si par le sien je n’ay vie et vigueur?
Las! mon parler foible et plein de langueur,
Tu n’as povoir de bien au vray luy paindre
Comment son oeil peult un bon cueur contraindre?
Encores moins à louer sa parolle
Ta puissance est pauvre, debille et molle,
Si tu pouvois au moins luy dire ung mot,
Que, bien souvent, comme muet et sot,
Sa bonne grace et vertu me randoit,
Et, à mon oeil qui tant la regardoit,
Faisoit gecter par grande amour les larmes,
Et à ma bouche aussy changer ses termes;
Voire et en lieu dire que je l’aymois,
Je luy parlois des signes et des mois
Et de l’estoille Arcticque et Antarcticque.
O mon Parler! tu n’as pas la practicque

De luy compter en quel estonnement
Me mectoit lors mon amoureux torment,
De dire aussy mes maulx et mes douleurs!
Il n’y a pas en toi tant de valleurs,
De declairer ma grande et forte amour,
Tu ne sçaurois me faire ung si bon tour?
A tout le moins, si tu ne peuls le tout
Luy racompter, prens-toy à quelque bout,
Et diz ainsy: "Craincte de te desplaire
M’a faict longtemps, maulgré mon vouloir, taire
Ma grande amour qui devant ton merite
Et devant Dieu ne peult estre descrite
Car ta vertu en est le fondement,
Qui me rend doulx mon trop cruel tourment,
Veu que l’on doibt ung tel tresor ouvrir
Devant chascun et son cueur descouvrir.
Car qui pourroit ung tel amant reprendre
D’avoir osé et voulu entreprendre
D’acquerir dame, en qui la vertu toute
Voire et l’honneur faict son sejour sans doubte?
Mais, au contraire, on doibt bien fort blasmer
Celluy qui voyt ung tel bien, sans l’aymer.
Or, l’ay je veu et l’ayme d’un tel cueur,
Qu’amour sans plus en a esté vaincqueur.
Las! ce n’est poinct amour legier ou fainct
Sur fondement de beaulté fol et painct:
Encores moins cest amour qui me lye
Regarde en riens la villaine follye.
Poinct n’est fondée en villaine esperance
D’avoir de toy aucune joissance;
Car rien n’y a au fondz de mon desir,
Qui contre toy soubzhaicte nul plaisir.
J’aymerois mieulx morir en ce voyage,
Que de te sçavoir moins vertueuse ou saige,
Ne que pour moy fust moindre la vertu

Dont ton corps est et ton cueur revestu.
Aymer te veulx comme la plus parfaicte
Qui oncques fut; pourquoy, rien ne soubhaicte
Qui puisse oster ceste perfection,
La cause et fin de mon affection;
Car plus de moy tu es saige estimée,
Et plus aussy parfaictement aymée.
Je ne suis pas celui qui se console
En son amour et en sa dame folle.
Mon amour est très saige et raisonnable;
Car je l’ay mis en dame tant aymable,
Qu’il n’y a nul Dieu, ne ange de paradis,
Qu’en te voyant ne dist ce que je diz
Et si de toy je ne puis estre aymé
Il me suffit au moins d’estre estimé
Le serviteur plus parfaict qui fut oncques;
Ce que croyras, j’en suis très seur, adoncques
Que la longueur du temps te fera veoir
Que de t’aymer je faictz loyal debvoir.
Et si de toy je n’en reçois autant,
A tout le moins de t’aymer suis content,
En t’asseurant que rien ne te demande,
Fors seullement que je te recommande
Le cueur et corps bruslant pour ton service
Dessus l’autel d’amour pour sacrifice.
Croy hardiment que, si je reviens vif,
Tu reverras ton serviteur naïf,
Et, si je meurs, ton serviteur mourra,
Que jamais dame ung tel n’en trouvera.
Ainsy, de toy s’en va emporter l’unde
Le plus parfaict serviteur de ce monde.
La mer peult bien ce mien corps emporter,
Mais non le cueur que nul ne peult oster
D’avecq toy, où il faict sa demeure,
Sans plus vouloir à moy venir une heure.

Si je pouvois avoir, par juste eschange,
Ung peu du tien, pur et clair comme ung ange,
Je ne craindrois d’emporter la victoire,
Dont ton seul cueur en gaigneroit la gloire.
Or vienne doncques ce qu’il en adviendra!
J’en ay gecté le dé, là se tiendra
Ma volunté sans aucun changement.
Et pour mieulx peindre au tien entendement
Ma loiaulté, ma ferme seureté,
Ce diamant, pierre de fermeté,
En ton doigt blanc, je te suplie prendre:
Par qui pourras trop plus qu’heureux me rendre:
O diamant, dy: "Amant si m’envoye,
Qui entreprend ceste doubteuse voye,
Pour meriter, par ses œuves et faictz,
D’estre du rang des vertueux parfaictz;
Afin que ung jour il puisse avoir sa place
Au desiré lieu de ta bonne grace."

La dame leut l’epistre tout du long, et de tant plus s’esmerveilloit de l’affection du cappitaine, que moins elle en avoit eu de soupson. Et, en regardant la table du diamant grande et belle, dont l’anneau estoit emmaillé de noir, fut en grande peyne de ce qu’elle en avoit à faire. Et, après avoir resvé toute la nuict sur ces propos, fut très aise d’avoir occasion de ne luy faire response par faulte de messaigier, pensant en elle-mesme, qu’avecq les peynes qu’il portoit pour le service de son maistre, il n’avoit besoing d’estre fasché de la mauvaise response qu’elle estoit deliberée de luy faire, laquelle elle remeist à son retour. Mais elle se trouva fort empeschée du diamant; car elle n'avoit poinct accoustumé de se parer aux despens d'autres que de son mary. Parquoy, elle, qui estoit de bon entendement, pensa de faire profficter cest anneau à la conscience de ce cappitaine. Elle despescha ung sien serviteur, qu'elle envoya à la desolée femme du capitaine, en faingnant que ce fust une religieuse de Tarascon qui luy escripvit une telle lettre:

"Madame, monsieur vostre mary est passé par icy bien peu avant son embarquement, et, après s'estre confessé et receu son Createur comme bon chrestien, m'a decelé ung faict qu'il avoit sur sa conscience: c'est le regret de ne vous avoir tant aymée comme il debvoit. Et me pria et conjura, à son partement, de vous envoyer ceste lettre avecq ce diamant, lequel je vous prie garder pour l'amour de luy, vous asseurant que, si Dieu le faict retourner en santé, jamais femme ne fut mieulx traictée que vous serez; et ceste pierre de fermeté vous en fera foy pour luy. Je vous prie l'avoir pour recommandé en voz bonnes prieres, car aux miennes il aura part toute ma vie."

Ceste lettre, parfaicte et signée au nom d'une religieuse, fut envoyée par la dame à la femme du cappitaine. Et, quant la bonne vielle veid la lettre et l'anneau, il ne fault demander combien elle pleura de joye et de regret d'estre aymée et estimée de son bon mary, de la veue duquel elle se voyoit estre privée. Et, en baisant l'anneau plus de mille fois, l'arrousoit de ses larmes benissant Dieu qui, sur la fin de ses jours, luy avoit redonné l'amityé de son mary, laquelle elle avoit tenue longtemps pour perdue; et, remerciant la religieuse qui estoit cause de tant de bien, à laquelle feit la meilleure response qu'elle peut, que le messaigier rapporta en bonne dilligence à sa maistresse, qui ne la leut, ny n'entendit ce que lui dist son serviteur, sans rire bien fort. Et se contenta d'estre defaicte de son diamant par ung si proffitable moyen, que, de reunir le mary et la femme en bonne amityé, il luy sembla avoir gaingné ung royaulme.

Ung peu de temps après, vindrent nouvelles de la defaicte et mort du pauvre cappitaine, et comme il fut habandonné de ceulx qui le devoient secourir, et son entreprise revelée par les Rhodiens, qui la devoient tenir secrette; en telle sorte que luy avecq tous ceulx qui descendirent en terre, qui estoient en nombre de quatre vingtz, furent tous tuez: entre lesquelz estoit un gentil homme, nommé Jehan et ung Turc tenu sur les fondz par la dicte dame, lesquelz deux elle avoit donnez au cappitaine, pour faire le voyage avecq luy. Dont l'un morut auprès de luy, et le Turc, avecq quinze coups de fleche, se saulva à nouer dedans les vaisseaulx françois. Et par luy seul fut entendue la verité de tout cest affaire; car ung gentil homme, que le pauvre cappitaine avoit prins pour amy et compaignon, et l'avoit advancé envers le Roy et les plus grands de France, si tost qu'il veid mectre pied à terre au dict cappitaine, retira bien avant en la mer ses vaisseaulx. Et, quant le cappitaine veid son entreprise descouverte et plus de quatre mil Turcqs, se voulut retirer comme il debvoit. Mais le gentil homme, en qui il avoit eu si grande fiance, voyant que par sa mort la charge luy demouroit seulle de ceste grande armée et le proffict, meit en avant à tous les gentils hommes qu'il ne falloit pas hazarder les vaisseaulx du Roy, ne tant de gens de bien qui estoient dedans, pour saulver cent personnes seulement; et ceulx qui n'avoient pas trop de hardiesse furent de son oppinion. Et, voyant le dict cappitaine que plus il les appelloit et plus ils s'esloignoient de son secours, se retourna devers les Turcqs, estant au sablon jusques au genoil, où il feit tant de faictz d'armes et de vaillances, qu'il sembloit que luy seul deust deffaire tous ses ennemys, dont son traistre compaignon avoit plus de paour que desir de sa victoire. A la fin, quelques armes qu'il sceust faire, receut tant de coups de fleches de ceulx qui ne povoient approcher de luy que de la portée de leurs arcs, qu'il commencea à perdre tout son sang. Et lors les Turcs, voyans la foiblesse de ces vraiz chrestiens, les vindrent charger à grands coups de cymeterre; lesquelz, tant que Dieu leur donna force et vie, se defendirent jusques au bout. Le cappitaine appella ce gentil homme, nommé Jehan, que sa dame luy avoit donné, et le Turcq aussy, et, en mectant la poincte de son espée en terre, tombant à genoil auprès, baisa et embrassa la Croix, disant: "Seigneur, prens l'ame en tes mains, de celluy qui n'a espargné sa vie pour exalter ton nom!" Le gentil homme nommé Jehan voyant que avecq ses parolles la vie luy deffailloit, embrassa, luy et la croix de l'espée qu'il tenoit, pour le cuyder secourir; mais ung Turcq, par derriere, luy couppa les deux cuisses, et, en criant tout haut: "Allons, cappitaine, allons en paradis veoir Celluy pour qui nous mourons!" fut compaignon à la mort, comme il avoit esté à la vie du pauvre cappitaine. Le Turcq, voyant qu'il ne povoit servir à l'un ny à l'autre, frappé de quinze flesches, se retira vers les navires, et, en demandant y estre retiré, combien qu'il fust seul eschappé des quatre vingtz, fut refusé par le traistre compaignon. Mais, luy, qui sçavoit fort bien nager, se gecta dedans la mer, et feit tant qu'il fut receu à ung petit vaisseau, et, au bout de quelque temps, guery de ses plaies. Et, par ce pauvre estrangier, fut la verité congneue entierement à l'honneur du cappitaine et à la honte de son compaignon, duquel le Roy et tous les gens de bien, qui en oyrent le bruict, jugerent la meschanceté si grande envers Dieu et les hommes, qu'il n'y avoit mort dont il ne fust digne. Mais, à sa venue, donna tant de choses faulses à entendre, avecq force presens, que non seullement se saulva de pugnition, mais eut la charge de celluy qu'il n'estoit digne de servir de varlet.

Quant ceste piteuse nouvelle vint à la court, madame la Regente, qui l'estimoit fort, le regretta merveilleusement; aussy feit le Roy et tous les gens de bien qui le congnoissoient. Et celle qu'il aymoit le mieulx, oyant une si estrange, piteuse et chrestienne mort, changea la dureté du propos qu'elle avoit deliberé luy tenir, en larmes et lamentations; à quoy son mary lui tint compaignye, se voyans frustrez de l'espoir de leur voyage. Je ne veulx oblier que une damoiselle qui estoit à ceste dame, laquelle aymoit ce gentil homme nommé Jehan, plus que soy-mesme, le propre jour que les deux gentils hommes furent tuez, vint dire à sa maistresse, qu'elle avoit vu en songe celluy qu'elle aymoit tant, vestu de blanc, lequel luy estoit venu dire adieu, et qu'il s'en alloit en paradis avecq son cappitaine. Mais, quant elle sceut que son songe estoit veritable, elle feyt un tel deuil, que sa maistresse avoit assez à faire à la consoler. Au bout de quelque temps, la court alla en Normandye, d'où estoit le gentil homme, la femme duquel ne faillyt de venir faire la reverence à madame la Regente. Et, pour y estre presentée, s'addressa à la dame que son mary avoit tant aymée. Et, en actendant l'heure propre dedans une eglise, commencea à regretter et louer son mary, et, entre autres choses, luy dist: "Helas, ma dame! mon malheur est le plus grand qui advint oncques à femme, car, à l'heure qu'il m'aymoit plus qu'il n'avoit jamais faict, Dieu me l'a osté." Et, en ce disant, luy monstra l'anneau qu'elle avoit au doigt comme le signe de sa parfaicte amityé, qui ne fut sans grandes larmes: dont la dame, quelque regret qu'elle en eust, avoit tant d'envye de rire, veu que de sa tromperie estoit sailly ung tel bien, qu'elle ne la voulut presenter à madame la Regente, mais la bailla à une autre et se retira en une chappelle, où elle passa l'envye qu'elle avoit de rire.

"Il me semble, mes dames, que celles à qui l'on presente de telles choses, devroient desirer en faire œuvre qui vint à aussy bonne fin que feyt ceste bonne dame; car elles trouveroient que les bienfaicts sont les joyes des bien faisans. Et ne fault poinct accuser ceste dame de tromperie, mais estimer de son bon sens, qui convertit en bien ce qui de soy ne valloit riens. - Voulez-vous dire, ce dist Nomerfide, que ung beau dyamant de deux cens escuz ne vault riens? Je vous asseure que, s'il fust tumbé entre mes mains, sa femme ne ses parens n'en eussent riens veu. Il n'est rien mieulx à soy, que ce qui est donné. Le gentil homme estoit mort, personne n'en sçavoit rien: elle se fust bien passée de faire tant pleurer ceste pauvre vieille. - En bonne foy, ce dist Hirca, vous avez raison, car il y a des femmes qui, pour se montrer plus excellentes que les autres, font des œuvres apparantes contre leur naturel, car nous sçavons bien tous qu'il n'est riens si avaritieux que une femme. Toutesfois, leur gloire passe souvent leur avarice, qui force leurs cueurs à faire ce qu'ilz ne veullent. Et croy que celle qui laissa ainsy le diamant n'estoit pas digne de le porter. - Holà! holà, ce dist Oisille, je me doubte bien qui elle est; parquoy, je vous prie, ne la condanne poinct sans veoir. Ma dame, dist Hircan, je ne la condanne poinct, mais, si le gentil homme estoit autant vertueux que vous dictes, elle estoit honorée d'avoir ung tel serviteur et de porter son anneau; mais peult-estre que ung moins digne d'estre aymé la tenoit si bien par le doigt, que l'anneau n'y pouvoit entrer. - Vrayement, ce dist Ennasuitte, elle le povoit bien garder, puisque personne n'en sçavoit rien. - Comment? ce dist Geburon: toutes choses à ceulx qui ayment sont-elles licites, mais que l'on n'en sache riens? - Par ma foy, ce dist Saffredent, je ne veiz oncques meffaict pugny, sinon la sottise; car il n'y a meurtrier, larron, ny adultere, mais qu'il soyt aussy fin que maulvais, qui jamais soit reprins par justice, ny blasmé entre les hommes. Mais souvent la malice est si grande, qu'elle les aveugle; de sorte qu'ilz deviennent sotz et comme j'ay dict. Seulement les sots sont punis, et non les vicieux. - Vous en direz ce qu'il vous plaira, ce dist Oisille: Dieu peult juger le cueur de ceste dame; mais, quant à moy, je treuve le faict très honneste et vertueux. Pour n'en debatre plus, je vous prie, Parlamente, donnez vostre voix à quelcun. - Je la donne très volontiers, ce dist-elle, à Symontault; car, après ces deux tristes nouvelles, il ne fauldra de nous en dire une qui ne nous fera poinct pleurer. - Je vous remercye, dist Simontault; en me donnant vostre voix, il ne s'en fault gueres que ne me nommez plaisant, qui est ung nom que je trouve fort fascheux; et pour m'en venger, je vous monstreray qu'il y a des femmes qui font bien semblant d'estre chastes envers quelques ungs, ou pour quelque temps; mais la fin les monstre telles qu'elles sont, comme vous verrez par une histoire très veritable."

14° nouvelle

Le seigneur de Bonnivet, pour se venger de la cruauté d'une dame milanoyse, s'accointa d'un gentil homme italian, qu'elle aymoit, sans qu'il en eut encores rien eu que bonnes paroles et asseurance d'estre aymé. Et, pour pervenir à son intention, luy conseilla si bien, que sa dame luy accorda ce que tant il avoit pourchassé. Dont le gentil homme avertit Bonnivet, qui, après s'estre fait couper les cheveux et la barbe, vestu d'abillemens semblables à ceux du gentil homme, s'en ala sur le mynuyt mettre sa vengeance à exectution: qui fut cause que la dame (après avoir entendu de luy l'invention qu'il avoit trouvée pour la gaigner) luy promit se departir de l'amytié de ceux de sa nation et s'arreter à luy.

En la duché de Millan, du temps que le grand-maistre de Chaulmont en estoit gouverneur, y avoit ung gentil homme, nommé le seigneur de Bonnivet, qui depuis, par ses merites, fut admiral de France. Estant à Millan, fort aymé du dict grand-maistre et de tout le monde pour les vertuz qui estoient en luy, se trouvoit voluntiers aux festins où toutes les dames se assembloient, desquelles il estoit mieulx voulu que ne fut oncques François, tant pour sa beaulté, bonne grace et bonne parolle, que pour le bruict que chascun luy donnoit d'estre ung des plus adroictz et hardys aux armes qui fust poinct de son temps. Ung jour, en masque, à ung carneval, mena danser une des plus braves et belles dames qui fust poinct en la ville; et, quant les hautzboys faisoient pose, ne failloit à luy tenir les propos d'amour qu'il sçavoit mieulx que nul aultre dire. Mais, elle, qui ne luy debvoit rien de luy respondre, luy voulut soubdain mectre la paille au devant et l'arrester, en l'asseurant qu'elle n'aymoit ni n'aymeroit jamais que son mary, et qu'il ne s'y attendist en aucune manière. Pour ceste responce, ne se tint le gentil homme refusé, et la pourchassa vivement jusques à la my karesme. Pour toute resolution, il la trouva ferme en propos de n'aymer ne luy ne autre: ce qu'il ne peut croire, veu la mauvaise grace que son mary avoit et la grande beaulté d'elle. Il se delibera, puisqu'elle usoit de dissimulation, de user aussy de tromperie; et dès l'heure, laissa la poursuicte qu'il luy faisoit, et s'enquist si bien de sa vie, qu'il trouva qu'elle aymoit ung gentil homme italien, bien saige et honneste.

Le dict seigneur de Bonnivet accoincta peu à peu ce gentil homme, par telle doulceur et finesse, qu'il ne s'apperceut de l'occasion, mais l'aima si parfaictement, que après sa dame c'estoit la creature du monde qu'il aymoit le plus. Le seigneur de Bonnivet, pour luy arracher son secret du cueur, faingnit de luy dire le sien, et qu'il aymoit une dame où jamais n'avoit pensé, le priant le tenir secret, et qu'ilz n'eussent tous deux que ung cueur et une pensée. Le pauvre gentil homme, pour luy monstrer l'amour reciprocque, luy vat declairer tout du long celle qu'il portoit à la dame, dont Bonnivet se vouloit venger; et, une foys le jour, se assembloient en quelque lieu tous deux, pour rendre compte des bonnes fortunes advenues le long de la journée; ce que l'un faisoit en mensonge, et l'autre en verité. Et confessa le gentil homme avoir aymé trois ans ceste dame, sans en avoir riens eu, sinon bonne parolle et asseurance d'estre aymé. Le dict de Bonnivet luy conseilla tous les moyens qu'il luy fut possible pour parvenir à son intention; dont il se trouva si bien, que, en peu de jours, elle luy accorda tout ce qu'il demanda; il ne restoit que de trouver le moyen; ce que bien tost, par le conseil du seigneur de Bonnivet, fut trouvé. Et, ung jour, avant soupper, luy dist le gentil homme: "Monsieur, je suis plus tenu à vous qu'à tous les hommes du monde, car, par vostre bon conseil, j'espere avoir ceste nuict ce que tant d'années j'ay desiré.

Je te prie, mon amy, ce luy dist Bonnivet, compte-moy la sorte de ton entreprinse, pour veoir s'il y a tromperie ou hazard, pour te y servir de bon amy." Le gentil homme luy vat compter comme elle avoit moyen de faire laisser la grande porte de la maison ouverte, soubz coulleur de quelque maladie qu'avoit l'un de ses freres, pour laquelle à toutes heures falloit envoyer à la ville querir ses necessitez; et qu'il pourroit entrer seurement dedans la court, mais qu'il se gardast de monter par l'escallier, et qu'il passast par ung petit degré qui estoit à man droicte, et entrast en la premiere gallerye qu'il trouveroit, où toutes les portes des chambres de son beau pere et de ses beaulx freres se rendoient; et qu'il choisist bien la troisiesme plus près du dict degré, et, si en la poulsant doulcement, il la trouvoit fermée, qu'il s'en allast, estant asseuré que son mary estoit revenu, lequel toutesfoys ne devoit revenir de deux jours; et que, s'il la trouvoit ouverte, il entrast doulcement, et qu'il la refermast hardyment au coureil, sachant qu'il n'y avoit qu'elle seulle en la chambre, et que surtout il n'obliast de faire faire des soulliers de feustre, de paour de faire bruict; et qu'il se gardast bien d'y venir plus tost que deux heures après minuict ne fussent passées, pource que ses beaulx freres, qui aymoient fort le jeu, ne s'alloient jamays coucher, qu'il ne fust plus d'une heure.

Le dict de Bonnivet luy respondit: "Va, mon amy, Dieu te conduise; je le prie qu'il te garde d'inconvenient: si ma compaignie y sert de quelque chose, je n'espargneray riens qui soit en ma puissance." Le gentil homme le mercia bien fort, et luy dist qu'en ceste affaire il ne pouvoit estre trop seul; et s'en alla pour y donner ordre.

Le seigneur de Bonnivet ne dormit pas de son costé; et, veoyant qu'il estoit heure de se venger de sa cruelle dame, se retira de bonne heure en son logis, et se feit coupper la barbe de la longueur et largeur que l'avoit le gentil homme; aussy, se feit coupper les cheveulx, à fin que à le toucher on ne peust congnoiste leur difference. Il n'oblia pas les escarpins de feustre et le demorant des habillemens semblables au gentil homme. Et, pour ce qu'il estoit fort aymé du beau-pere de ceste femme, ne craingnit d'y aller de bonne heure, pensant que s'il estoit apperceu il yroit tout droict à la chambre du bon homme avecq lequel il avoit quelque affaire. Et, sur l'heure de minuict, entra en la maison de caste dame, où il trouva assez d'allans et de venans; mais, parmy eulx, passa sans estre congneu et arriva en la gallerye. Et, touchant les deux premieres portes, les trouva fermées, et la troisiesme non, laquelle doulcement il poussa. Et, entré qu'il fut en la chambre de la dame, la referma au coureil, et veit toute ceste chambre tendue de linge blanc, le pavement et le dessus de mesmes, et ung lict, de thoille fort delyée, tant bien ouvré de blanc qu'il n'estoit possible de plus; et la dame seulle dedans avecq son scofyon et la chemise toute couverte de perles et de pierreries; ce qu'il veit par ung coin du rideau, avant que d'estre apperceu d'elle; car il y avoit ung grand flambeau de cire blanche, qui rendoit la chambre claire comme le jour. Et, de paour d'estre congneu d'elle, alla premierement tuer le flambeau, puis se despouilla, et s'alla coucher auprès d'elle. Elle, qui cuyodoit que ce fust celluy qui si longuement l'avoit aymée, luy feit la meilleure chere qui luy fut possible. Mais, luy, qui sçavoit bien que c'estoit au nom d'un autre, se garda de luy dire ung seul mot, et ne pensa qu'à mectre sa vengeance à execution: c'est de luy oster son honneur et sa chasteté, sans luy en sçavoir gré ni grace. Mais, contre sa volunté et deliberation, la dame se tenoit si contente de ceste vengeance, qu'elle l'estimoit recompensé de tous ses labeurs jusques ad ce que une heure après minuyct sonna qu'il estoit temps de dire adieu. Et, à l'heure, le plus bas qu'il luy fut possible, luy demanda si elle estoit aussy contente de luy comme luy d'elle. Elle, qui cuydoit que ce fust son amy, luy dist que non seullement elle estoit contante, mais esmerveillée de la grandeur de son amour, qui l'avoit gardé une heure sans luy povoir respondre. A l'heure, il se print à rire bien fort, luy disant: "Or sus, ma dame, me refuserez-vous une autre fois, comme vous avez accoustumé de faire jusques icy?" Elle, qui le congneut à la parolle et au riz, fut si desesperée d'ennuy et de honte, qu'elle l'appella plus de mille foys meschant, traistre et trompeur, se voulant gecter du lict à bas pour chercher ung cousteau, à fin de se tuer, veu qu'elle estoit si malheureuse qu'elle avoit perdu son honneur pour ung homme qu'elle n'aymoit poinct et qui, pour se venger d'elle, pourroit divulguer ceste affaire par tout le monde. Mais il la retint entre ses bras, et, par bonnes et doulces parolles, l'asseurant de l'aymer plus que celluy qui l'aymoit et de celler ce qui touchoit son honneur, si bien qu'elle n'en auroit jamais blasme. Ce que la pauvre sotte creut; et, entendant de luy l'invention qu'il avoit trouvée et la peyne qu'il avoit prinse pour la gaingner, luy jura qu'elle l'aymeroit mieulx que l'autre qui n'avoit sceu celler son secret; et qu'elle congnoissoit bien le contraire du faulx bruict que l'on donnoit aux Françoys; car ilz estoient plus saiges, perseverans et secretz que les Italiens. Parquoy, doresnavant elle se departoit de l'oppinion de ceulx de sa nation, pour se arrester à luy. Mais elle le pria bien fort que pour quelque temps il ne se trouvast en lieu ne festin où elle fust, sinon en masque; car elle sçavoit bien qu'elle auroit si grande honte, que sa contenance la declaireroit à tout le monde. Il luy en feit promesse, et aussy la pria que, quand son amy viendroit à deux heures, elle luy feist bonne chere, et puis peu à peu elle s'en pourroit deffaire. Dont elle feit si grande difficulté, que, sans l'amour qu'elle luy portoit, pour riens ne l'eust accordé. Toutesfois, en luy disant adieu, la rendit si satisfaicte qu'elle eust bien voulu qu'il y fust demoré plus longuement.

Après qu'il fut levé et qu'il eut reprins ses habillemens, saillit hors de la chambre, et laissa la porte entr'ouverte comme il l'avoit trouvée. Et, pour ce qu'il estoit près de deux heures, et qu'il avoit paour de trouver le gentil homme en son chemyn, se retira au hault du degré, où bientost après il le veid passer et entrer en la chambre de sa dame. Et, luy, s'en alla en son logis, pour reposer son travail; ce qu'il feit de sorte que neuf heures au matin le trouverent au lict: où, à son levé, arriva le gentil homme, qui ne faillit à luy compter sa fortune, non si bonne comme il l'avoit esperée, car il dist que, quant il entra en la chambre de sa dame, il la trouva levée en son manteau de nuict, avecques une bien grosse fiebvre, le poulx fort esmeu, le visaige en feu et la sueur qui commençoit fort à luy prendre, de sorte qu'elle le pria s'en retourner incontinant; car, de paour d'inconvenient, n'avoit osé appeler ses femmes, dont elle estoit si mal, qu'elle avoit plus besoing de penser à la mort que à l'amour, et d'oyr parler de Dieu que de Cupido, estant marrye du hazard où il s'estoit mis pour elle, veu qu'elle n'avoit puissance en ce monde de luy rendre ce qu'elle esperoit faire en l'autre bientost. Dont il fust si estonné et marry, que son feu et sa joye s'estoient convertiz en glace et en tristesse, et s'en estoit incontinent departy. Et, au matin, au poinct du jour, avoit envoyé sçavoir de ses nouvelles, et que pour vray elle estoit très mal. Et, en racomptant ses douleurs, pleuroit si très fort, qu'il sembloit que l'ame s'en deust aller par ses larmes. Bonnivet, qui avoit autant envye de rire que l'autre de plorer, le consola le mieulx qu'il luy fut possible, luy disant que les amours de longue durée ont tousjours ung commencement difficille, et qu'amour luy faisoit ce retardement pour luy faire trouver la joissance meilleure; et, en ces propos, se departirent. La dame garda quelques jours le lict; et, en recouvrant sa santé, donna congé à son premier serviteur, le fondant sur la craincte qu'elle avoit eue de la mort et le remors de sa conscience et, s'arresta au seigneur Bonnivet, dont l'amityé dura, selon la coustume, comme la beaulté des fleurs des champs.

"Il me semble, mes dames, que les finesses du gentil homme vallent bien l'hypocrisie de cette dame, qui, après avoir tant contrefaict la femme de bien, se declaira si folle. - Vous direz ce qu'il vous plaira des femmes, ce dist Ennasuitte, mais ce gentil homme feit ung tour meschant. Est-il dict que si une dame en aymoit ung, l'autre la doyve avoir par finesse? - Croyez, ce dist Geburon, que telles marchandises ne se peuvent mectre en vente, qu'elles ne soient emportées par les plus offrans et derniers encherisseurs. Ne pensez pas que ceulx qui poursuyvent les dames prennent tant de peyne pour l'amour d'elles; car c'est seullement pour l'amour d'eulx et de leur plaisir. - Par ma foy, ce dist Longarine, je vous en croy; car, pour vous en dire la verité, tous les serviteurs que j'ay jamais eu, m'ont tousjours commencé leurs propos par moy, monstrans desirer ma vye, mon bien, mon honneur; mais la fin en a esté par eulx, desirans leur plaisir et leur gloire. Parquoy, le meilleur est de leur donner congié dès la premiere partye de leur sermon; car, quant on vient à la seconde, on n'a pas tant d'honneur à les refuser, veu que le vice de soy, quant il est congneu, est refusable. - Il fauldroit doncques, ce dist Ennasuitte, que, dès que ung homme ouvre la bouche, on le refusast sans sçavoir qu'il veult dire?"

Parlamente luy respondit: "Ma compaigne ne l'entend pas ainsy; car on sçaict bien que au commencement une femme ne doibt jamais faire semblant d'entendre où l'homme veult venir, ny encores, quant il le declaire, de le povoir croyre; mais, quant il vient à en jurer bien fort, il me semble qu'il est plus honneste aux dames de le laisser en ce beau chemyn, que d'aller jusques à la vallée. - Voire mais, ce dist Nomerfide, debvons-nous croyre par là qu'ils nous ayment par mal? Est-ce pas peché de juger son prochain? - Vous en croirez ce qu'il vous plaira, dist Oisille; mais il fault tant craindre qu'il soit vray, que, dès que vous en appercevez quelque estincelle, vous devez fuyr ce feu, qui a plus tost bruslé ung cueur, qu'il ne s'en est apparceu. - Vrayement, ce dist Hircan, voz loix sont trop dures. Et si les femmes vouloient, selon vostre advis, estre si rigoureuses, ausquelles la doulceur est tant seante, nous changerions aussy nos doulces supplications en finesses et forces. - Le mieulx que je y voye, dist Simontault, c'est que chacun suyve son naturel. Qui ayme ou qui n'ayme poinct le monstre dans dissimullation! - Pleust à Dieu, ce dist Saffredent, que ceste loy apportast autant d'honneur qu'elle feroit de plaisir!" Mais Dagoucin ne se sceut tenir de dire: "Ceulx qui aymeroient mieulx mourir, que leur volonté fust congneue, ne se pourroient accorder à vostre ordonnance? - Mourir! ce dist Hircan; encor est-il à naistre le bon chevalier qui pour telle chose publicque vouldroit mourir. Mais laissons ces propos d'impossibilite, et regardons à qui Simontault donnera sa voix. - Je la donne, dist Simontault, à Longarine, car je la regardois tantost qu'elle parloit toute seulle; je pense qu'elle recordoit quelque bon roolle, et si n'a poinct accoustumé de celler la verité soit contre femme ou contre homme. - Puis que vous m'estimez si veritable, dist Longarine, je vous racompteray une histoire, que, nonobstant qu'elle ne soit tant à la louange des femmes que je vouldrois, si verrez-vous qu'il y en a ayans aussy bon cueur, aussy bon esprit, et aussy plaines de finesses que les hommes. Si mon compte est un peu long, vous aurez patience."

15° nouvelle

Par la faveur du Roy Françoys, un simple gentil homme de sa court espousa une femme fort riche, de laquelle toutesfois, tant pour sa grande jeunesse que pour ce qu'il avoit son cueur ailleurs, il teint si peu de conte, que, elle, meue de depit et vaincue de desespoir, après avoir cerché tous moyens de luy complaire, avisa de se reconforter autre part des ennuys qu'elle enduroit avec son mary.

En la court du Roy Françoys premier, y avoit ung gentil homme, duquel je congnois si bien le nom que je ne le veulx poinct nommer. Il estoit pauvre, n'ayant poinct cinq cens livres de rente, mais il estoit tant aymé du Roy pour les vertus dont il estoit plain, qu'il vint à espouser une femme si riche, que ung grand seigneur s'en fust bien contanté. Et, pour ce qu'elle estoit encores bien jeune, pria une des plus grandes dames de la court de la vouloir tenir avecq elle; ce qu'elle feyt très voluntiers. Or, estoyt ce gentil homme tant honneste, beau et plain de toute grace, que toutes les dames de la court en faisoient bien grand cas. Et, entre aultres, une que le Roy aymoit, qui n'estoit si jeune ne si belle que la sienne. Et, pour la grande amour qu'il luy portoit, tenoit si peu de compte de sa femme, que à peyne en ung an couchoit-il une nuict avecq elle. Et ce qui plus luy estoit importable, c'est que jamais il ne parloit à elle, ne luy faisoit signe d'amityé. Et, combien qu'il jouyst de son bien, il luy en faisoit si petite part, qu'elle n'estoit pas habillée comme il luy appartenoit, ne comme elle desiroit. Dont la dame avecq qui elle estoit, reprenoit souvent le gentil homme, en luy disant: "Vostre femme est belle, riche et de bonne maison, et vous ne tenez non plus compte d'elle, que si elle estoit tout le contraire; ce que son enfance et jeunesse a supporté jusques icy; mais j'ay paour que, quant elle se verra grande et telle que son mirouer luy monstrera, que quelcun qui ne vous aymera pas luy remonstre sa beaulté si peu de vous prisée, et que, par despit, elle face ce que, estant de vous bien traictée, n'oseroit jamais penser." Le gentil homme, qui avoit son cueur ailleurs, se mocqua très bien d'elle et ne laissa, pour ses enseignemens, à continuer la vie qu'il menoit. Mais, deux ou trois ans passez, sa femme commencea à devenir une des plus belles femmes qui fust poinct en France, tant qu'elle eut le bruict de n'avoir à la court sa pareille. Et plus elle se sentoit digne d'estre aymée, plus s'ennuya de veoir que son mary n'en tenoit compte: tellement, qu'elle en print ung si grand desplaisir, que, sans la consolation de sa maistresse, estoit quasi au desespoir. Et, après avoir cherché tous les moyens de complaire à son mary qu'elle pouvoit, pensa en elle-mesme qu'il estoit impossible qu'il l'aymast, veu la grande amour qu'elle luy portoit, sinon qu'il eut quelque autre fantaisie en son entendement; ce qu'elle chercha si subtillement, qu'elle trouva la verité, et qu'il estoit toutes les nuictz si empesché ailleurs, qu'il oblyoit sa conscience et sa femme.

Et, après qu'elle fut certaine de la vie qu'il menoit, print une telle melencolye, qu'elle ne se vouloit plus habiller que de noir, ne se trouver en lieu où l'on feist bonne chere. Dont sa maistresse, qui s'en apperceut, feit tout ce qui luy fust possible pour la retirer de ceste oppinion, mais elle ne peut. Et, combien que son mary en fust assez adverty, il fut plus prest à s'en mocquer, que de y donner remede. Vous sçavez, mes dames, que, ainsi que extreme joye est occupée par pleurs, aussi extreme ennuy prend fin par quelque joye? Parquoy, ung jour, advint que ung grand seigneur, parent proche de la maistresse de ceste dame et qui souvent la frequentoit, entendant l'estrange façon dont le mary la traictoit, en eut tant de pitié qu'il se voulut essayer à la consoler; et, en parlant avecq elle, la trouva si belle; si saige et si vertueuse, qu'il desira beaucoup d'estre en sa bonne grace, que de luy parler de son mary, sinon pour luy monstrer le peu d'occasion qu'elle avoit de l'aymer.

Ceste dame, se voyant delaissée de celluy qui la debvoit aymer, et d'autre costé aymée et requise d'un si beau prince, se tint bien heureuse d'estre en sa bonne grace. Et, combien qu'elle eust tousjours desir de conserver son honneur, si prenoit-elle grand plaisir de parler à luy et de se veoir aymée et estimée; chose dont quasi elle estoit affamée. Ceste amityé dura quelque temps, jusques à ce que le Roy s'en apparceut, qui portoit tant d'amour au gentil homme, qu'il ne vouloit souffrir que nul luy feist honte ou desplaisir. Parquoy, il pria bien fort ce prince d'en vouloir oster sa fantaisye, et que, s'il continuoit, il seroit très mal contant de luy. Ce prince, qui aymoit trop mieulx la bonne grace du Roy que toutes les dames du monde, luy promist, pour l'amour de luy, d'habandonner son entreprinse, et que dès le soir il yroit prendre congé d'elle. Ce qu'il feyt, si tost qu'il sceut qu'elle estoit retirée en son logis, où legeoit le gentil homme en une chambre sur la sienne. Et, estant au seoir à la fenestre, veid entrer ce prince en la chambre de sa femme, qui estoit soubz la sienne; mais le prince, qui bien l'advisa, ne laissa d'y entrer. Et, en disant adieu à celle dont l'amour ne faisoit que commencer, luy allegua pour toutes raisons le commandement du Roy.

Après plusieurs larmes et regretz qui durerent jusques à une heure après minuict, la dame luy dist pour conclusion: "Je loue Dieu, Monseigneur, dont il luy plaist que vous perdiez ceste oppinion, puisqu'elle est si petite et foible, que vous la povez prendre et laisser par le commandement des hommes. Car, quant à moy, je n'ay poinct demandé congé ny à maistresse, ny à mary, ni à moy-mesmes, pour vous aymer; car Amour, s'aydant de vostre beaulté et de vostre honnesteté, a eu telle puissance sur moy, que je n'ay congneu autre Dieu ne autre Roy que luy. Mais, puis que vostre cueur n'est pas si remply de vray amour, que craincte n'y trouve encores place, vous ne povez estre amy parfaict, et d'un imparfaict, je ne veulx poinct faire amy aymé parfaictement, comme j'avois deliberé faire de vous. Or adieu, Monseigneur, duquel la craincte ne merite la franchise de mon amityé!" Ainsi s'en alla pleurant ce seigneur, et, en se retournant, advisa encores le mary estant à la fenestre, qui l'avoit veu entrer et saillyr. Parquoy, le lendemain, luy compta l'occasion pourquoy il estoit allé veoir sa femme et le commandement que le Roy luy en avoit faict: dont le gentil homme en fut fort content et en remercia le Roy. Mays, voyant que sa femme tous les jours embellissoit, et luy devenoit viel et admoindrissoit sa beaulté, commencea à changer de roolle, prenant celluy que long temps il avoit faict jouer à sa femme; car il la chercheoit plus qu'il n'avoit de coustume, et prenoit garde sur elle. Mais, de tant plus elle le fuyoit, qu'elle se voyoit cherchée de luy, desirant luy rendre partye des ennuictz qu'elle avoit euz pour estre de luy peu aymé. Et, pour ne perdre si tost le plaisir que l'amour luy commençoit à donner, se vat addresser à ung jeune gentil homme, tant si très beau, bien parlant, et de tant bonne grace, qu'il estoit aymé de toutes les dames de la court. Et, en luy faisant ses complainctes de la façon comme elle avoit esté traictée, l'incita d'avoir pitié d'elle, de sorte que le gentil homme n'oblia riens pour essayer à la reconforter. Et, elle, pour se recompenser de la perte d'un prince qui l'avoit laissée, se meist à aymer si fort ce gentil homme, qu'elle oblia son ennuy passé, et ne pensa sinon à finement conduire son amityé. Ce qu'elle sceut si bien faire, que jamays sa maistresse ne s'en apperceut, car, en sa presence, se gardoit bien de parler à luy. Mais, quant elle luy vouloit dire quelque chose, s'en alloit veoir quelques dames qui demoroient à la court, entre lesquelles y en avoit une dont son mary faingnoit estre amoureux.

Or, ung soir, après soupper, qu'il faisoit obscur, se desroba la dicte dame, sans appeller nulle compaignye, et entra en la chambre des dames, où elle trouva celluy qu'elle aimoit mieulx que elle-mesmes; et, en se asseant auprès de luy, appuyez sur une table, parloient ensemble, faingnans de lire en ung livre. Quelcun que le mary avoit mis au guet, luy vint rapporter là où sa femme estoit allée; mais luy, qui estoit saige, sans en faire semblant, s'y en alla le plus tost qu'il peut. Et, entrant en la chambre, veid sa femme lisant le livre, qu'il faingnit ne veoir poinct, mais alla parler tout droict aux dames qui estoient de l'autre costé. Ceste pauvre dame, voyant que son mary l'avoit trouvée avecq celluy auquel devant luy elle n'avoit jamais parlé, fut si transportée, qu'elle perdit sa raison, et, ne pouvant passer par le banc, saulta sur la table, et s'enfuit, comme si son mary, avecq l'espée nue, l'eust poursuivye; et alla trouver sa maistresse, qui se retiroit en son logis.

Et, quant elle fut deshabillée, se retira la dicte dame, à laquelle une de ses femmes vint dire que son mary la demandoit. Elle luy respondit franchement qu'elle ne yroit point, et qu'il estoit si estrange et austere, qu'elle avoit paour qu'il ne luy feist ung mauvais tour. A la fin, de paour de pis, s'y en alla. Son mary ne luy en dist ung seul mot, sinon quant ilz furent dedans le lict. Elle, qui ne sçavoit pas si bien dissimuller que luy, se print à pleurer. Et, quant il y eut demandé pourquoy c'estoit, elle luy dist qu'elle avoit paour qu'il fust courroucé contre elle, pource qu'il l'avoit trouvée lisant avecq ung gentil homme. A l'heure, il luy respondit que jamais il ne luy avoit defendu de parler à homme, et qu'il n'avoit trouvé mauvais qu'elle y parlast, mais ouy bien de s'en estre enfouye devant luy, comme si elle eut faict chose digne d'estre reprinse, et que ceste fuicte seullement luy faisoit penser qu'elle aymoit le gentil homme. Parquoy il lui defendit que jamais il ne luy advint de luy parler, ny en public, ny en privé, luy asseurant que, la premiere fois qu'elle y parleroit, il la tueroit sans pitié ne compassion. Ce qu'elle accepta très voluntiers, faisant bien son compte de n'estre pas une autre foys si sotte. Mais, pource que les choses où l'on a volunté, plus elles sont defendues et plus elles sont desirées, ceste pauvre femme eust bientost oblyé les menaces de son mary et les promesses d'elle; car, dès le soir mesmes, elle, estant retournée coucher en une autre chambre, avec d'autres damoiselles et ses gardes, envoya prier le gentil homme de la venir veoir la nuict. Mais le mary, qui estoit si tormenté de jalousie qu'il ne pouvoit dormir, vat prendre une cappe et ung varlet de chambre avecq luy, ainsi qu'il avoit ouy dire que l'autre alloit la nuict, et s'en vat frapper à la porte du logis de sa femme. Elle, qui n'attendoit riens moins que luy, se leva toute seulle et print des brodequins fourrés et son manteau qui estoit auprès d'elle; et, voyant que trois ou quatre femmes qu'elle avoit estoient endormyes, saillit de sa chambre et s'en vat droict à la porte où elle ouyt frapper. Et, en demandant "Qui est-ce?" luy fut respondu le nom de celluy qu'elle aymoit; mais, pour en estre plus asseurée, ouvrit ung petit guichet, en disant: "Si vous estes celluy que vous dictes, baillez-moy la main, et je la congnoistray bien." Et quant elle toucha à la main de son mary, elle le congneut, et, en fermant vistement le guichet, se print à cryer: "Ha! monsieur, c'est vostre main!" Le mary luy respondit par grand courroux: "Ouy, c'est la main qui vous tiendra promesse; parquoy, ne faillez à venir, quant je le vous manderay." En disant ceste parolle, s'en alla en son logis, et elle retourna en sa chambre, plus morte que vive, et dist tout hault à ses femmes: "Levez-vous, mes amyes; vous avez trop dormy pour moy, car, en vous cuydant tromper, je me suis trompée la premiere." En ce disant, se laissa tumber au millieu de la chambre, toute esvanouye. Ces pauvres femmes se leverent à ce cry, tant estonnées de veoir leur maistresse, comme morte, couchée par terre, et d'ouyr ces propos, qu'elles ne sceurent que faire, sinon courir aux remedes pour la faire revenir. Et, quant elle peut parler, leur dist: "Aujourd'huy voyez-vous, mes amyes, la plus malheureuse creature qui soit sur la terre!" et leur vat compter toute sa fortune, les prians la vouloir secourir, car elle tenoit sa vie pour perdue.

Et, en la cuydant reconforter, arriva ung varlet de chambre de son mary, par lequel il luy mandoit qu'elle allast incontinant à luy. Elle, embrassant deux de ses femmes, commencea à crier et pleurer, les prians ne la laisser poinct aller, car elle estoit seure de morir. Mais le varlet de chambre l'asseura que non et qu'il prenoit sur sa vie qu'elle n'auroit nul mal. Elle, voyant qu'il n'y avoit poinct lieu de resistence, se gecta entre les bras de ce pauvre serviteur, luy disant: "Puis qu'il le fault, porte ce malheureux corps à la mort!" Et à l'heure, demy esvanouye de tristesse, fut-emportée du varlet de chambre au logis de son maistre; aux piedz duquel tumba ceste pauvre dame, en luy disant: "Monsieur, je vous supplie avoir pitié de moy, et je vous jure la foy que je doibs à Dieu, que je vous diray la verité du tout." A l'heure, il luy dist comme ung homme desespéré: " Par Dieu, vous me la direz!" et chassa dehors tous ses gens. Et, pource qu'il avoit tousjours congneu sa femme devote, pensa bien qu'elle ne se oseroit parjurer sur la vraye Croix: il en demanda une fort belle, qu'il avoit; et quant ilz furent tous deux seulz, la feit jurer dessus qu'elle luy diroit la verité de ce qu'il luy demanderoit. Mais, elle, qui avoit desja passé les premieres apprehensions de la mort, reprint cueur, se deliberant, avant que morir, de ne luy celler la verité, et aussy de ne dire chose dont le gentil homme qu'elle aymoit peust avoir à souffrir. Et après avoir oy toutes les questions qu'il luy faisoit, luy respondit ainsy: "Je ne veulx poinct, monsieur, justiffier, ne faire moindre envers vous l'amour que j'ay portée au gentil homme dont vous avez soupson, car vous ne le pourriez ny ne devriez croire, veu l'experience que aujourd'huy vous en avez eue; mais je desire bien vous dire l'occasion de ceste amityé. Entendez, monsieur, que jamays femme n'ayma autant mary que je vous ay aymé; et depuis que je vous espousay jusques en cest aage icy, il ne sceut jamais entrer en mon cueur autre amour que la vostre. Vous sçavez que, encores estant enffant, mes parens me vouloient marier à personnaige plus riche et de plus grande maison que vous, mais jamais ne m'y sceurent faire accorder, dès l'heure que j'euz parlé à vous; car, contre toute leur oppinion, je tins ferme pour vous avoir et sans regarder ny à vostre pauvreté, ny aux remonstrances que ilz m'en faisoient. Et vous ne povez ignorer quel traictement j'ay eu de vous jusques icy, et comme vous m'avez aymée et estimée; dont j'ay porté tant d'ennui et desplaisir que, sans l'ayde de la dame avecq laquelle vous m'avez mise, je fusse desesperée. Mais, à la fin, me voyant grande et estimée belle d'un chascun, fors que de vous seul, j'ay commencé à sentir si vivement le tort que vous me tenez, que l'amour que je vous portois s'est convertye en haine, et le desir de vous obeyr en celluy de vengeance. Et sur ce desespoir me trouva ung prince, lequel, pour obeyr au Roy plus que à l'amour, me laissa à l'heure que je commençois à sentir la consolation de mes tormens par ung amour honneste. Et, au partir de luy, trouvay cestuy-cy, qui n'eut poinct la peyne de me prier; car sa beaulté, son honnesteté, sa grace et ses vertuz meritoient bien estre cherchées et requises de toutes femmes de bon entendement. A ma requeste et non à la sienne, il m'a aymée avecq tant d'honnesteté, que oncques en sa vie ne me requist chose que l'honneur ne luy peust accorder. Et combien que le peu d'amour que j'ay occasion de vous porter me donnoyt excuse de ne vous tenir foy ne loyaulté, l'amour seul que j'ay à Dieu seul et à mon honneur m'ont jusques icy gardée d'avoir faict chose dont j'aye besoing de confession ne de honte. Je ne vous veulx poinct nyer que, le plus souvent qu'il m'estoit possible, je n'allasse parler à luy dans une garde-robbe, faingnant d'aller dire mes oraisons; car jamais, en femme, ne en homme, je ne me fiay de conduire cest affaire. Je ne veulx poinct aussy nyer que, estant en ung lieu si privé et hors de tout soupson, je ne l'aye baisé de meilleur cueur que je ne faictz vous. Mais je ne demande jamais mercy à Dieu, si entre nous deux il y a jamais eue autre privaulté plus avant, ne si jamais il m'en a pressée, ne si mon cueur en a eu le desir; car j'estois si aise de le veoir, qu'il ne me sembloit poinct au monde qu'il y eust un aultre plaisir. Et vous, monsieur, qui estes seul la cause de mon malheur, vouldriez-vous prendre vengeance d'un œuvre, dont si, long temps a, vous m'avez donné exemple, sinon que la vostre estoit sans honneur et conscience? Car, vous le sçavez et je sçay bien que celle que vous aymez ne se contente poinct de ce que Dieu et la raison commandent. Et combien que la loy des hommes donne grand deshonneur aux femmes qui ayment autres que leurs mariz, si est-ce que la loy de Dieu n'exempte poinct les mariz qui ayment autres que leurs femmes. Et, s'il fault mectre à la balance l'offense de vous et de moy, vous estes homme saige et experimenté et d'eage, pour congnoistre et eviter le mal; moy, jeune et sans experience nulle de la force et puissance d'amour. Vous avez une femme qui vous cherche, estime et ayme plus que sa vie propre, et j'ay ung mary qui me fuit, qui me hait et me desprise plus que chamberiere. Vous aymez une femme desja d'eage et en mauvais poinct et moins belle que moy; et j'ayme ung gentil homme plus jeune que vous, plus beau que vous, et plus aymable que vous. Vous aymez la femme d'un des plus grands amys que vous ayez en ce monde et l'amye de vostre maistre, offensant d'un cousté l'amityé et de l'autre la reverence que vous devez à tous deux; et j'ayme ung gentil homme qui n'est à riens lyé, sinon à l'amour qu'il me porte. Or, jugez sans faveur lequel de nous deux est le plus punissable ou excusable, ou vous, estimé homme saige et experimenté, qui, sans occasion donnée de mon costé, avez, non seullement à moy, mais au Roy auquel vous estes tant obligé, faict ung si meschant tour; ou moy, jeune et ignorante, desprisée et contennée de vous, aymée du plus beau et du plus honneste gentil homme de France, lequel j'ay aymé, par le desespoir de ne povoir jamais estre aymée de vous?"

Le mary, oyant ces propos pleins de verité, dictz d'un si beau visaige, avecq une grace tant asseurée et audatieuse, qu'elle ne monstroit ne craindre ne meriter nulle pugnition, se trouva tant surprins d'estonnement, qu'il ne sceut que luy respondre, sinon que l'honneur d'un homme et d'une femme n'estoient pas semblables. Mais, toutesfois, puis qu'elle luy juroit qu'il n'y avoit poinct eu, entre celluy qu'elle aymoit et elle, autre chose, il n'estoit poinct deliberé de luy en faire pire chere; par ainsy qu'elle n'y retournast plus, et que l'un ne l'aultre n'eussent plus de recordation des choses passées; ce qu'elle luy promist, et allerent coucher ensemble, par bon accord.

Le matin, une vieille damoiselle; qui avoit grand paour de la vie de sa maistresse, vint à son lever et luy demanda: "Et puis, ma dame, comment vous va?" Elle luy respondit en riant: "Croyez, m'amye, qu'il n'est poinct ung meilleur mary que le mien, car il m'a creue à mon serment." Et ainsy se passerent cinq ou six jours et le mary prenoit de sy près garde à sa femme, que nuict et jour il avoit guet après elle. Mais il ne la sceut si bien garder, qu'elle ne parlast encores à celluy qu'elle aymoit, en ung lieu fort obscur et suspect. Toutesfois elle conduisit son affaire si secretement, que homme ne femme n'en peut sçavoir la verité. Et ne fut que ung bruyct que quelque varlet feyt d'avoir trouvé ung gentil homme et une damoiselle en une estable soubz la chambre de la maistresse de ceste dame. Dont le mary eut si grand soupson, qu'il se delibera de faire morir le gentil homme; et assembla ung grand nombre de ses parens et amys pour le faire tuer, s'ilz le povoient trouver en quelque lieu; mais le principal de ses parens estoit si grand amy du gentil homme qu'il faisoit chercher, que en lieu de le surprendre, l'advertissoit de tout ce qu'il faisoit contre luy; lequel, d'aultre costé, estoit tant aymé en toute la court, et si bien accompaigné, qu'il ne craingnoit poinct la puissance de son ennemy; parquoy, il ne fut poinct trouvé. Mais il s'en vint en une eglise trouver la maistresse de celle qu'il aymoit, laquelle n'avoit jamais rien entendu de tous les propos passez; car, devant elle, n'avoient encores parlé ensemble. Le gentil homme luy compta le soupson et mauvaise volunté que avoit contre luy le mary, et que, nonobstant qu'il en fust innocent, il estoit deliberé de s'en aller en quelque voyage loing, pour oster le bruict qui commençoit fort à croistre. Ceste princesse, maistresse de s'amye, fut fort estonnée d'ouyr ces propos; et jura bien que le mary avoit grand tort d'avoir soupson d'une si femme de bien, où jamays elle n'avoit congneu que toute vertu et honnesteté. Toutesfois, pour l'auctorité où le mary estoit et pour estaindre ce fascheux bruict, luy conseilla la princesse de s'esloingner pour quelque temps, l'asseurant qu'elle ne croyoit riens de toutes ces follyes et soupsons. Le gentil homme et la dame, qui estoient ensemble avecq elle, furent fort contens de demeurer en la bonne grace et bonne oppinion de ceste princesse. Laquelle conseilla au gentil homme, que avant son partement, il debvoit parler au mary; ce qu'il feyt selon son conseil. Et le trouva en une gallerye près la chambre du Roy, où, avecq un très asseuré visaige, luy faisant l'honneur qui appartenoit à son estat, luy dist: "Monsieur, j'ay toute ma vie eu desir de vous faire service; et pour toute recompense, j'ay entendu que hier au soir me feistes chercher pour me tuer. Je vous supplie, Monsieur, penser que vous avez plus d'auctorité et de puissance que moy, mais, toutesfois, je suis gentil homme comme vous. Il me fascheroit fort de donner ma vie pour riens. Je vous supplie penser que vous avez une si femme de bien, que, s'il y a homme qui vuelle dire le contraire, je luy diray qu'il a meschamment menty. Et quant est de moy, je ne pense avoir faict chose dont vous ayez occasion de me vouloir mal. Et, si vous voulez, je demoureray vostre serviteur, ou sinon, je le suis du Roy, dont j'ay occasion de me contanter." Le gentil homme à qui le propos s'adressoit, luy dist que veritablement il avoit eu quelque soupson de luy, mais qu'il le tenoit si homme de bien, qu'il desiroit plus son amityé que son inimityé; et, en luy disant adieu, le bonnet au poing, l'ambrassa comme son grand amy. Vous povez penser ce que disoient ceulx qui avoient eu le soir de devant commission de le tuer, de veoir tant de signes d'honneur et d'amityé: chacun en parloit diversement. Ainsy se partyt le gentil homme; mais, pource qu'il n'estoit si bien garny d'argent que de beaulté, sa dame luy bailla une bague que son mary luy avoit donnée de la valleur de trois mil escuz, laquelle il engagea pour quinze cens.

Et, quelques temps après qu'il fut party, le gentil homme mary vint à la princesse maistresse de sa femme, et luy supplia de donner congé à sa dicte femme pour aller demorer quelque temps avecq une de ses seurs. Ce que la dicte dame trouva fort estrange; et le pria tant de luy dire les occasions, qu'il luy en dist ne partye, non tout. Après que la jeune maryée eut prins congé de sa maistresse et de toute la court, sans pleurer ny faire signe d'ennuy, s'en alla où son mary voulloit qu'elle fust, à la conduicte d'un gentil homme, auquel fut donnée charge expresse de la garder soigneusement; et surtout qu'elle ne parlast poinct par les chemins à celluy dont elle estoit soupsonnée. Elle, qui sçavoyt ce commandement, leur bailloit tous les jours des alarmes, en se mocquant d'eulx et de leur mauvais soing. Et, ung jour entre les autres, elle trouva au partyr du logis ung Cordelier à cheval, et elle, estant sur sa haquenée, l'entretint par le chemyn depuis la disnée jusques à la souppee. Et, quand elle fut à ung quart de lieue du logis, luy dist: "Mon pere, pour la consolacion que vous m'avez donnée ceste après disnée, voylà deux escus que je vous donne, les quelz sont dans ung papier, car je sçay bien que vous n'y oseriez toucher; vous priant que, incontinant que vous serez party d'avecq moy, vous en alliez à travers le chemyn, et vous gardez que ceulx qui sont icy ne vous voyent. Je le dis pour vostre bien et pour l'obligation que j'ay à vous." Ce Cordelier, bien ayse de ses deux escuz, s'en vat à travers les champs le grand galop. Et quant il fut assez loing, la dame commencea à dire tout hault à ses gens: "Pensez que vous estes bons serviteurs et bien soigneux de me garder, veu que celluy qu'on vous a tant recommandé, a parlé à moy tout au joud'huy, et vous l'avez laissé faire! Vous meritez bien que vostre maistre, qui se fye tant à vous, vous donnast des coups de baston au lieu de voz gaiges." Et quant le gentil homme qui avoit la charge d'elle ouyt telz propos, il eut si despit qu'il n'y povoyt respondre; picqua son cheval, appellant deux autres avecq luy, et feit tant, qu'il attaingnit le Cordelier, lequel, les voyant venir, fuyoit au mieulx qu'il povoit, mais, pource qu'ilz estoient mieulx montez que luy, le pauvre homme fut prins. Et luy, qui ne sçavoit pourquoy, leur crya mercy; et descouvrant son chapperon pour plus humblement les prier teste nue, congnurent bien que ce n'estoit pas celluy qu'ilz cherchoient, et que leur maistresse s'estoit bien mocquée d'eulx; ce qu'elle feit encores mieulx à leur retour, disant: "C'est à telles gens que l'on doit bailler dames à garder: ils les laissent parler sans sçavoir à qui, et puis, adjoustans foy à leurs parolles, vont faire honte aux serviteurs de Dieu."

Après toutes ces mocqueries, s'en alla au lieu où son mary l'avoit ordonnée, où ses deux belles seurs et le mary de l'une la tenoient fort subjecte. Et, durant ce temps; entendit le mary comme sa bague estoit en gaige pour quinze cens escuz, dont il fut fort marry; et, pour saulver l'honneur de sa femme et la recouvrer, luy feit dire par ses seurs qu'elle la retirast et qu'il paieroit quinze cens escuz. Elle, qui n'avoit soulcy de la bague, puis que l'argent demoroit à son amy, luy escripvit comme son mary la contraingnoit de retirer sa bague, et que, à fin qu'il ne pensast qu'elle le fist par diminution de bonne volunté, elle luy envoyoit ung dyamant, que sa maistresse luy avoit donné, qu'elle aymoit plus que bague qu'elle eust. Le gentil homme luy envoya très voluntiers l'obligation du marchant, et se tint content d'avoir eu les quinz cens escuz et ung dyamant, et demeuré asseuré de la bonne grace de s'amye, combien que depuis, tant que le mary vesquit, il n'eut moyen de parler à elle que par escripture. Et, après la mort du mary, pource qu'il pensoyt la trouver telle qu'elle luy avoit promis, meist toute sa dilligence de la pourchasser en mariage; mais il trouva que sa longue absence luy avoit acquis ung compaignon myeulx aymé que luy: dont il eut si grand regret, que, en fuyant les compaignyes des dames; qu'il cherchea les lieux hazardeux, où, avecq autant d'estime que jeune homme pourroit avoir, fina ses jours.

"Voylà, mes dames, que sans espargner nostre sexe, je veulx bien monstrer aux mariz qui sçavent les femmes souvent de grand cueur sont plustost vaincues de l'ire de la vengeance, que de la douleur de l'amour; à quoy ceste-cysceut long temps resister, mais à la fin fut vaincue du desespoir.Ce que ne doibt estre nulle femme de bien; pource que, en quelque sorte que ce soit, ne sçauroit trouver excuse à mal faire. Car, de tant plus les occasions en sont données grandes, de tant plus se doyvent monstrer vertueuses à resister et vaincre le mal en bien, et non pas rendre mal pour mal: d'autant que souvent le mal que l'on cuyde randre à aultry retombe sur soy. Bienheureuses celles en qui la vertu de Dieu se monstre en chasteté, doulceur, patience et longanimité!" Hircan luy dist: "Il me semble, Longarine, que ceste dame dont vous avez parlé a esté plus menée de despit que de l'amour, car,si elle eust autant aymé le gentil homme comme elle en faisoit semblant, elle ne l'eust habandonné pour ung aultre; et, par ce discours, on la peut nommer despitte, vindicative, opiniastre et muable. - Vous en parlez bien à vostre aise, ce dist Ennasuitte à Hircan; mais vous ne sçavez quel crevecueur c'est quant l'on ayme sans estre aymé?

- Il est vray, ce dit Hircan, que je ne l'ay guer experimenté; car l'on ne me sçauroit faire si peu de mauvaise chere, que incontinant je ne laisse l'amour et la dame ensemble. Ouy bien, vous, ce dist Parlamente, qui n'aymez riens que votre plaisir; mais une femme de bien ne doibt ainsy laisser son mary. - Toutesfois, respondit Simontault, celle dont le compte est faict a oblyé, pour ung temps, qu'elle estoit femme; car ung homme n'en eust sceu faire plus belle vengeance. - Pour une qui n'est pas saige, ce dist Oisille, il ne fault pas que les autres soient estimées telles. - Toutesfois, dit Saffredent, si estes-vous toute femmes, et quelques beaulx et honnestes accoustremens que vous portiez, qui vous chercheroit bien avant soubz la robbe vous trouveroit femmes." Nomerfide lui dit: "Qui vous vouldroit escouter, la Journée se passeroit en querelles. Mais il me tarde tant d'oyr encores une histoire, que je prie Longarine de donner sa voix à quelcun." Longarine regarda Geburon et luy dist: "Si vous sçavez riens de quelque honneste femme, je vous prie maintenant le mectre en avant. "Geburon luy dist: "Puis que j'en doibtz faire ce qu'il me semble, je vous feray ung compte advenu en la ville de Millan."

16° nouvelle

Une dame de Milan, veuve d’un conte Italien, deliberée de ne se remaryer ny aymer jamais, fut troys ans durant si vivement prouchassée d’un gentil homme Françoys, qu’après plusieurs preuves de la perseverance de son amour, luy accorda ce qu’il avoit tant desiré, et se jurerent l’un à l’autre perpetuelle amytié.

Du temps du grand-maistre de Chaumont, y avoit une dame estimée une des plus honnestes femmes qui fust de ce temps-là en la ville de Millan. Elle avoyt espousé ung conte italien et estoit demeurée vefve, vivant en la maison de ses beaulx-freres, sans jamais vouloir ouyr parler de se remarier; et se conduisoit si saigement et sainctement, qu’il n’y avoit en la duché Françoys ny Italien qui n’en feist grande estime. Ung jour que ses beaulx-freres et ses belles seurs feirent ung festin au grand-maistre de Chaulmont, fut contraincte ceste dame vefve de s'y trouver, ce qu'elle n'avoyt accoustumé en autre lieu. Et quant les François la veyrent, ilz feirent grande estime de sa beaulté et de sa bonne grace, et sur tous autres ung dont je ne diray le nom, mais il vous suffira qu'il n'y avoit Françoys en Italie plus digne d'estre aymé que cestuy-là, car il estoit accomply de toutes les beaultez et graces que gentil homme pourroit avoir. Et, combien qu'il veist ceste dame, avecq son crespe noir, separée de la jeunesse en ung coing, avecq plusieurs vielles, comme celluy à qui jamais homme ne femme ne feyt paour, se meist à l'entretenir, ostant son masque et habandonnant les dances pour demorer en sa compaignye. Et, tout le soir, ne bougea de parler à elle et aux vielles toutes ensemble, où il trouva plus de plaisir que avecq toutes les plus jeunes et braves de la court; en sorte que, quant il fallut se retirer, il ne pensoit pas encores avoir eu le loisir de s'asseoir. Et, combien qu'il ne parlast à ceste dame que de propos commungs qui se peuvent dire en telles compaignyes si est-ce qu'elle congneut bien qu'il avoit envie de l'accoincter, dont elle delibera de se garder le mieulx qu'il luy seroit possible; en sorte que jamais plus en festin ny en grande compaignye ne la peut veoir. Il s'enquist de sa façon de vivre et trouva qu'elle alloit souvent aux eglises et religions, où il meict si bon guet qu'elle n'y pouvoit aller si secretement qu'il n'y fust premier qu'elle et qu'il ne demourast autant à l'eglise qu'il povoit avoir le bien de la veoir; et tant qu'elle y estoit, la contemploit de si grande affection, qu'elle ne povoit ignorer l'amour qu'il luy portoit. Pour laquelle eviter, se delibera pour ung temps de feindre se trouver mal et oyr la messe en sa maison: dont le gentil homme fut tant marry qu'il n'estoit possible de plus; car il n'avoit autre moyen de la veoir que cestuy-là. Elle, pensant avoir rompu ceste coustume, retourna aux eglises comme paravant; ce que Amour declaira incontinant au gentil homme françoys, qui reprint ses premieres devotions; et, de paour qu'elle ne lui donnast encores empeschement, et qu'il n'eust le loisir de luy faire sçavoir sa volunté, ung matin qu'elle pensoit estre bien cachée en une chappelle, s'alla mectre au bout de l'autel où elle oyoit la messe, et, voyant qu'elle estoit peu accompaignée, ainsi que le prestre monstroit le corpus Domini, se tourna devers elle, et, avecq une voix doulce et plaine d'affection, luy dist: "Ma dame, je prends Celluy que le prebstre tient à ma dannation, si vous n'estes cause de ma mort; car, encores que vous me ostez le moyen de parolle, si ne povez-vous ignorer ma volunté, veu que la verité la vous declaire assez par mes oeilz languissans, et par ma contenance morte." La dame, faingnant n'y entendre riens, luy respondit: "Dieu ne doibt point ainsy estre prins en vain; mais les poetes dient que les dieux se ryent des juremens et mensonges des amantz: parquoy, les femmes qui ayment leur honneur, ne doibvent estre credules ne piteuses." En disant cela, elle se lieve et s'en retourne en son logis.

Si le gentil homme fut courroucé de ceste parolle, ceux qui ont experimenté choses semblables diront bien que ouy. Mais, luy, qui n'avoit faulte de cueur, ayma mieulx avoir ceste mauvaise response, que d'avoir failly à declarer sa volunté: laquelle il tint ferme trois ans durans, et par lettres et par moyens la pourchassa, sans perdre heure ne temps. Mais, durant trois ans, n'en peut avoir autre response, sinon qu'elle le fuyoit comme le loup fait le levrier, de quoy il doibt estre prins; non par hayne qu'elle luy portast, mais pour la craincte de son honneur et reputation; dont il s'apperceut si bien, que plus vivement qu'il n'avoit faict, pourchassa son affaire. Et, après plusieurs refus, peynes, tormentz et desespoirs, voyant la grandeur et perseverance de son amour, ceste dame eut pitié de luy et luy accorda ce qu'il avoit tant desiré et si longuement actendu. Et quant ilz furent d'accord des moyens, ne faillit le gentil homme françois à se hazarder d'aller en sa maison, combien que sa vye y povoit estre en grand hazard, veu que les parens d'elle logeoient tous ensemble. Luy, qui n'avoit moins de finesse que de beaulté, se conduisoyt si saigement qu'il entra en sa chambre à l'heure qu'elle luy avoit assigné, où il la trouva toute seulle couchée en ung beau lict; et, ainsy qu'il se hastoit de se deshabiller pour coucher avecq elle, entendit à la porte ung grand bruict de voix, parlans bas et d'espées que l'on frottoit contre le murailles. La dame vefve luy dist, avecq ung visaige d'une femme demye-morte: "Or, à ceste heure est vostre vie et mon honneur au plus grand dangier qu'ils pourroient estre, car j'entendz bien que voylà mes freres qui vous cherchent pour vous tuer! Parquoy, je vous prie, cachez-vous soubz ce lict; car, quant ilz ne vous trouveront poinct, j'auray occasion de me courroucer à eulx de l'alarme que, sans cause, ilz m'auront faicte." Le gentil homme, qui n'avoit jamais encores regardé la paour, luy respondit: "Et qui sont voz freres, pour faire paour à ung homme de bien? Quant toute leur race seroit ensemble, je suis seur qu'ilz n'actendront poinct le quatriesme coup de mon espée; parquoy, reposez en vostre lict et me laissez garder ceste porte." A l'heure, il meist sa cappe à l'entour de son bras et son espée nue en la main, et alla ouvrir la porte, pour veoir de plus près les espées dont il oyoit le bruict. Et quant elle fut ouverte, il veit deux chamberieres, qui, avecq deux espées en chascune main, lui faisoient ceste alarme, lesquelles luy dirent: "Monsieur, pardonnez-nous, car nous avons commandement de nostre maistresse de faire ainsi, mais vous n'aurez plus de nous d'autres empeschemens." Le gentil homme, voyant que c'estoient femmes, ne leur sceut pis faire que, en les donnant à tous les diables, leur fermer la porte au visaige; et s'en alla le plus tost qu'il luy fut possible coucher avecq sa dame, de laquelle la paour n'avoit en rien diminué l'amour; et, oblyant lui demander la raison de ces escarmouches, ne pensa que à satisfaire à son désir. Mais, voyant que le jour approchoit, la pria de luy dire pourquoy elle luy avoit faict de si mauvais tours, tant de la longueur du temps qu'il avoit actendu, que de ceste derniere entreprinse. Elle, en riant, lui respondit: "Ma deliberation estoit de jamais n'aymer; ce que depuis ma viduité j'avois très bien sceu garder; mais vostre honnesteté, dès l'heure que vous parlastes à moy au festin, me feyt changer propos et vous aymer autant que vous faisiez moy. Il est vray que l'honneur, qui tousjours m'avoit conduicte, ne vouloit permectre que amour me feist faire chose dont ma reputation peust empirer. Mais, ainsy comme la bische navrée à mort cuyde, en changeant de lieu, changer le mal qu'elle porte avecq soy, ainsi m'en allois-je d'eglise en eglise, cuydant fuyr celluy que je portois en mon cueur, duquel a esté la preuve de la parfaicte amityé qui a faict accorder l'honneur avecq l'amour. Mais, à fin d'estre plus asseurée de mectre mon cueur et mon amour en ung parfaict homme de bien, je vouluz faire ceste derniere preuve de mes chamberieres, vous asseurant que, si, pour paour de vostre vye ou de nul autre regard, je vous eusse trouvé crainctif jusques à vous coucher soubz mon lict, j'avois deliberé de m'en lever et aller dans une aultre chambre, sans jamais de plus près vous veoir. Mais, pource que j'ay trouvé en vous plus de beaulté, de grace, de vertu et de hardiesse que l'on ne m'en avoit dict, et que la paour n'a eu puissance en riens de toucher à vostre cueur, ny à reffroidir tant soy peu l'amour que vous me portez, je suis deliberée de m'arrester à vous pour la fin de mes jours; me tenant seure que je ne sçaurois en meilleure main mectre ma vie, et mon honneur, que en celluy que je ne pense avoir veu son pareil en toutes vertuz." Et, comme si la volunté de l'homme estoit immuable, se jurerent et promirent ce qui n'estoit en leur puissance: c'est une amityé perpetuelle, qui ne peult naistre ne demorer au cueur de l'homme; et celles seulles le sçavent, qui ont experimenté combien durent telles oppinions!

"Et pour ce, mes dames, si vous estes saiges, vous garderez de nous, comme le cerf, s'il avoit entendement, feroit de son chasseur. Car nostre gloire, nostre felicité et nostre contentement, c'est de vous veoir prises et de vous oster ce qui vous est plus cher que la vie. - Comment, Geburon? dist Hircan: depuis quel temps estes-vous devenu prescheur? J'ay bien veu que vous ne teniez pas ces propos. - Il est bien vray, dist Geburon, que j'ay parlé maintenant contre ce que j'ay toute ma vie dict, mais pour ce que j'ay les dentz si foibles que je ne puis plus mascher la venaison, je advertiz les pauvres bisches de se garder des veneurs, pour satisfaire sur ma viellesse aux maulx que j'ay desiré en ma jeunesse. - Nous vous mercions, Geburon, dist Nomerfide, de quoy vous nous advertissez de nostre proffict; mais si ne nous en sentons pas trop tenues à vous, car vous n'avez poinct tenu pareil propos à celle que vous avez bien aymée: c'est doncques signe que vous ne nous aymez gueres, ny ne voullez encores souffrir que nous soyons aymées. Si pensions-nous estre aussy saiges et vertueuses que celles que vous avez si longuement chassées en vostre jeunesse; mais c'est la gloire des vielles gens qui cuydent tousjours avoir esté plus saiges que ceulx qui viennent après eulx. - Et bien, Nomerfide, dist Geburon, quant la tromperie de quelcun de voz serviteurs vous aura faict congnoistre la malice des hommes, à ceste heure-là croirez-vous que je vous auray dict vray?" Oisille dist à Geburon: "Il me semble que le gentil homme, que vous louez tant de hardiesse, devroit plus estre loué de fureur d'amour, qui est une puissance si forte, qu'elle faict entreprendre aux plus couartz du monde ce à quoi les plus hardiz penseroient deux foys." Saffredent lui dist: "Ma dame, si ce n'estoit qu'il estimast les Italiens gens de meilleur discours que de grand effect, il me semble qu'il avoit occasion d'avoir paour. - Ouy, ce dist Oisille, s'il n'eust poinct eu en son cueur le feu qui brusle craincte. - Il me semble, ce dist Hircan, puis que vous ne trouvez la hardiesse de cestuy-cy assez louable, qu'il fault que vous en sçachiez quelque autre qui est plus digne de louange. - Il est vray, dist Oisille, que cestuy-cy est louable; mais j'en sçay ung qui est plus admirable. - Je vous suplie, ma dame, ce dist Gesburon, s'il est ainsy, que vous prenez ma place et que vous le dictes." Oisille commencea: "Si ung homme, pour sa vie et l'honneur de sa dame s'estant montré asseuré contre les Milannois, est estimé tant hardy, que doibt estre ung qui, sans necessité, mais par vraie et naifve hardiesse, a faict le tour que je vous diray?"  

17° nouvelle

Le Roy Françoys, requis de chasser hors son royaume le comte Guillaume que l'on disoit avoir prins argent pour le faire mourir, sans faire semblant qu'il eut soupçon de son entreprinse, luy joua un tour si subtil que luy-mesme se chassa, prenant congé du Roy.

En la ville de Dijon, au duché de Bourgoingne, vint au service du Roy Françoys ung conte d'Allemaigne, nommé Guillaume, de la maison de Saxonne, dont celle de Savoie est tant alliée, que antiennement n'est que une. Ce compte, autant estimé beau et hardy gentil homme qui fust poinct en Allemaigne, eut si bon recueil du Roy, que non seullement il le print à son service, mais le tint près de luy et de sa chambre. Ung jour, le gouverneur de Bourgoingne, seigneur de la Trimoïlle, ancien chevalier et loyal serviteur du Roy, comme celluy qui estoit soupç onneux ou crainctif du mal et dommaige de son maistre, avoit tousjours espies à l'entour de son gouvernement, pour sçavoir ce que ses ennemys faisoient; et s'y conduisoit si saigement que peu de choses lui estoient celées. Entre autres advertissemens, luy escripvit l'un de ses amys que le conte Guillaume avoyt prins quelque somme d'argent, avecq promesse d'en avoir davantaige, pour faire morir le Roy en quelque sorte que ce peust estre. Le seigneur de la Trimoïlle ne faillit poinct incontinant de l'en venir advertir et ne le cella à Madame sa Mere Loise de Savoye, laquelle oblya l'alliance qu'elle avoit à cest Allemant, et supplia le Roy de le chasser bien tost; lequel la requist de n'en parler poinct, et qu'il estoit impossible que ung si honneste gentil homme et tout homme de bien entreprinst une si grande meschanceté. Au bout de quelque temps, vint encores ung autre advertissement, confirmant le premier. Dont le gouverneur, bruslant de l'amour de son maistre, lui demanda congé ou de le chasser ou d'y donner ordre; mais le Roy lui commanda expressement de n'en faire nul semblant, et pensa bien que par autre moyen il en sçauroit la verité.

Ung jour qu'il alloit à la chasse, print la meilleure espée qu'il estoit possible de veoir pour toutes armes, et mena avecq luy le conte Guillaume, auquel il commanda le suyvre de près; mais, après avoir quelque temps couru le cerf, voyant le Roy que ses gens estoient loing de luy, hors le conte seullement, se destourna hors de tous chemins. Et, quant il se veid seul avec le conte au plus profond de la forest, en tirant son espée, dist au conte: "Vous semble-il que ceste espée soit belle et bonne?" Le conte, en la maniant par le bout, luy dist qu'il n'en avoit veu nulle qu'il pensast meilleure. "Vous avez raison, dist le Roy, et me semble que si ung gentil homme avoit deliberé de me tuer et qu'il eust congneu la force de mon bras et la bonté de mon cueur, accompaignée de ceste espée, il penseroit deux fois à m'assaillyr; toutesfois, je le tiendrois pour bien meschant, si nous estions seul à seul sans tesmoings, s'il n'osoit executer ce qu'il auroit osé entreprendre." Le conte Guillaume luy respondit avecq ung visaige estonné: "Sire, la meschanceté de l'entreprinse seroit bien grande, mais la follye de la vouloir executer ne seroit pas moindre." Le Roy, en se prenant à rire, remist l'espée au fourreau, et, escoutant que la chasse estoit près de luy, picqua après le plus tost qu'il peut. Quant il fut arrivé, il ne parla à nul de cest affaire, et se asseura que le conte Guillaume, combien qu'il fust ung aussy fort et disposé gentil homme qu'il en soit poinct, n'estoit homme pour faire une si haulte entreprinse. Mais le conte Guillaume, cuydant estre decellé ou soupsonné du faict, vint le lendemain au matin dire à Robertet, secretaire des finances du Roy, qu'il avoit regardé aux bienfaicts et gaiges que le Roy luy vouloit donner pour demorer avecq luy; toutesfois que ilz n'estoient pas suffisans pour l'entretenir la moictié de l'année, et que, s'il ne plaisoit au Roy luy en bailler au double, il seroit contrainct de se retirer; priant le dict Robertet d'en sçavoir le plus tost qu'il pourroit la volunté du Roy, qui luy dist qu'il ne sçauroit plus s'advancer que d'y aller sur l'heure incontinant. Et print ceste commission voluntiers, car il avoit veu les advertissemens du gouverneur. Et, ainsy que le roy fust esveillé, ne faillyt à lui faire sa harangue, present Monsieur de La Trimoïlle et l'admiral de Bonnivet, lesquelz ignoroient le tour que le Roy lui avoit faict le jour avant. Le dict seigneur, en riant, leur dist: "Vous avez envye de chasser le conte Guillaume, et vous voyez qu'il se chasse luy-mesmes. Parquoy, luy direz que, s'il ne se contente de l'estat qu'il a accepté en entrant à mon service, dont plusieurs gens de bonnes maisons se sont tenuz bien heureux, c'est raison qu'il cherche ailleurs meilleure fortune; et quant à moy, je ne l'empescheray poinct, mais je seray très contant qu'il trouve party tel qu'il y puisse vivre selon qu'il le merite." Robertet fut aussy diligent de porter ceste response au conte, qu'il avoit esté de presenter sa requeste au Roy. Le conte dist que, avecq son bon congé, il deliberoit doncques de s'en aller. Et, comme celluy que la paour contraingnoit de partir, ne la sceut porter vingt quatre heures, mais, ainsy que le Roy se mectoit à table, print congé de luy, faingnant avoir grand regret, dont sa necessité luy faisoit perdre sa presence. Il alla aussy prendre congé de la mere du Roy, laquelle luy donna aussy joyeusement qu'elle l'avoit reçeu comme parent et amy; ainsy s'en retourna en son païs. Et le Roy, voyant sa mere et ses serviteurs estonnez de ce soubdain partement, leur compta l'alarme qu'il luy avoit donnée, disant que, encores qu'il fust innocent de ce que on luy mectoit à sus, si avoit esté sa paour assez grande pour s'esloigner d'ung maistre dont il ne congnoissoit pas encores les complexions.

"Quant à moy, mes dames, je ne voy point que autre chose peust esmouvoir le cueur du roy à se hazarder ainsy seul contre ung homme tant estimé, sinon que, en laissant la compaignie et les lieux où les Roys ne trouvent nul inferieur qui leur demande le combat, se voulut faire pareil à celluy qu'il doubtoit son ennemy, pour se contanter luy-mesmes d'experimenter la bonté et la hardiesse de son cueur. - Sans poinct de faulte, dist Parlamente, il avoit raison; car la louange de tous les hommes ne peult tant satisfaire ung bon cueur, que le sçavoir et l'experience qu'il a seul des vertuz que Dieu a mises en luy. - Il y a long temps, dist Geburon, que les antiens nous ont painct que, pour venir au temple de Renommée, il falloit passer par cellui de Vertu. Et, moi, qui congnois les deux personnaiges dont vous avez fait le compte, sçay bien que veritablement le Roy est ung des plus hardiz hommes qui soit en son royaulme. - Par ma foy, dist Hircan, à l'heure que le comte Guillaume vint en France, j'eusse plus crainct son espée, que celles des quatre plus gentils compaignons italiens qui fussent en la court! - Nous sçavons bien, dict Ennasuitte, qu'il est tant estimé que noz louanges ne sçauroient actaindre à son merite, et que nostre Journée seroit plus tost passée que chacun en eust dict ce qu'il luy en semble. Parquoy, je vous prie, ma dame, donnez vostre voix à quelcun qui dye encores quelque bien des hommes, s'il y en a." Oisille dist à Hircan: "Il me semble que vous avez tant accoustumé de dire mal des femmes, qu'il vous sera aisé de nous faire quelque bon compte à la louange d'un homme: parquoy je vous donne ma voix. - Ce me sera chose aysée à faire, dist Hircan, car il y a si peu que l'on m'a faict ung compte à la louange d'un gentil homme, dont l'amour, la fermeté et la patience est si louable, que je n'en doibtz laisser perdre la memoire."  

18° nouvelle

Un jeune gentil homme escolier, espris de l'amour d'une bien belle dame, pour pervenir à ses attaintes, vainquit l'amour et soy-mesme, combien que maintes tentations se presentassent suffisantes pour luy faire rompre sa promesse. Et furent toutes ses peines tournées en contentement et recompense telle que meritoit sa ferme, patiente, loyale et perfaicte amitié.

En une des bonnes villes du royaulme de France, y avoit ung seigneur de bonne maison, qui estoit aux escolles, desirant parvenir au sçavoir par qui la vertu et l'honneur se doibvent acquerir entre les vertueux hommes. Et, combien qu'il fust si sçavant, estant en l'eage de dix-sept à dix-huict ans, il sembloit estre la doctrine et l'exemple des aultres, Amour toutesfoys, après toutes ses leçons, ne laissa pas de lui chanter la sienne. Et, pour estre mieulx ouy et receu, se cacha dessoubz le visaige et les oeilz de la plus belle dame qui fust en tout le païs, laquelle pour quelque procès estoit venue en la ville. Mais, avant que Amour se essayast à vaincre ce gentil homme par la beaulté de ceste dame, il avoit gaingné le cueur d'elle, en voyant les perfections qui estoient en ce seigneur; car, en beaulté, grace, bon sens et beau parler, n'y avoit nul, de quelque estat qu'il fust, qui le passast. Vous, qui sçavez le prompt chemyn que faict ce feu quant il se prent à ung des boutz du cueur et de la fantaisie, vous jugerez bien que entre deux si parfaictz subjectz n'arresta gueres Amour, qu'il ne les eust à son commandement, et qu'il ne les rendist tous deux si remplis de sa claire lumière, que leur penser, vouloir et parler n'estoient que flambe de cest Amour. La jeunesse, qui en luy engendroit craincte, luy faisoit pourchasser son affaire le plus doulcement qu'il luy estoit possible. Mais elle, qui estoit vaincue d'amour, n'avoit poinct besoing de force. Toutesfois, la honte qui accompaigne les dames le plus qu'elle peult, la garda pour quelque temps de monstrer sa volunté. Si est-ce que à la fin la forteresse du cueur, où l'honneur demeure, fut ruynée de telle sorte que la pauvre dame s'accorda en ce dont elle n'avoit poinct esté discordante. Mais, pour experimenter la patience, fermeté et amour de son serviteur, luy octroya ce qu'il demanda avecq une trop difficille condition, l'asseurant que, s'il la gardoit à jamays, elle l'aymeroit parfaictement, et que, s'il y falloit, il estoit seur de ne l'avoir de sa vie: c'est qu'elle estoit contante de parler à luy, dans ung lict, tous deux couchés en leurs chemises, par ainsy qu'il ne luy demandast riens davantaige, sinon la parolle et le baiser. Luy, qui ne pensoit poinct qu'il y eust joye digne d'estre accomparée à celle qu'elle luy promectoit, luy accorda. Et, le soir venu, la promesse fut accomplie; de sorte que, pour quelque bonne chere qu'elle luy feist, ne pour quelque tentation qu'il eust, ne voulust faulser son serment. Et, combien qu'il n'estimoit sa peyne moindre que celle du purgatoire, si fut son amour si grand et son esperance si forte, estant seur de la continuation perpetuelle de l'amityé que avecq si grande peyne il avoit acquise, qu'il garda sa patience, et se leva de auprès d'elle sans jamais luy faire aucun desplaisir. La dame, comme je croys, plus esmerveillée que contente de ce bien, soupsonna incontinant, ou que son amour ne fust si grande qu'elle pensoit, ou qu'il eut trouvé en elle moins de bien qu'il n'estimoit, et ne regarda pas à sa grande honnesteté, patience et fidelité à garder son serment.

Elle se delibera de faire encores une autre preuve de l'amour qu'il luy portoit, avant que tenir sa promesse. Et, pour y parvenir, le pria de parler à une fille qui estoit en sa compaignye, plus jeune qu'elle et bien fort belle, et qu'il luy tint propos d'amityé, affin que ceulx qui le voient venir en sa maison si souvent, pensassent que ce fust pour sa damoiselle et non pour elle. Ce jeune seigneur, qui se tenoit seur estre autant aymé comme il aymoit, obeyt entierement à tout ce qu'elle luy commanda, et se contraignit, pour l'amour d'elle, de faire l'amour à ceste fille, qui, le voyant tant beau et bien parlant, creut sa mensonge plus que une autre verité, et l'ayma autant comme si elle eut esté bien fort aymée de luy. Et, quant la maistresse veyt que les choses en estoient si avant et que toutesfois ce seigneur ne cessoit de la sommer de sa promesse, luy accorda qu'il la vint veoir à une heure après minuict, et qu'elle avoit tant experimenté l'amour et l'obeissance qu'il luy portoit, que c'estoit raison qu'il fust recompensé de sa longue patience. Il ne fault poinct doubter de la joye qu'en receut cest affectionné serviteur, qui ne faillit de venir à l'heure assignée. Mais la dame, pour tenter la force de son amour, dist à sa belle damoiselle: "Je sçay bien l'amour que ung tel seigneur vous porte, dont je croy que vous n'avez moindre passion que luy; et j'ay telle compassion de vous deux, que je suis deliberée de vous donner lieu et loisir de parler ensemble longuement à voz aises." La damoiselle fut si transportée, qu'elle ne luy sceut faindre son affection; mais luy dist qu'elle n'y vouloit faillir. Obeissant doncques à son conseil, et par son commandement, se despouilla, et se meist en ung beau lict toute seulle en une chambre, dont la dame laissa la porte entre ouverte, et alluma de la clairté dedans, pourquoy la beaulté de ceste fille povoit estre veue clairement. Et, en faignant de s'en aller, se cacha si bien auprès du lict, qu'on ne la povoit veoir. Son pauvre serviteur, la cuydant trouver comme elle luy avoit promis, ne faillit à l'heure ordonnée d'entrer en la chambre le plus doulcement qu'il luy fut possible. Et, après qu'il eut fermé l'huys et osté sa robbe et ses brodequins fourrez, s'en alla mectre au lict où il pensoit trouver ce qu'il desiroit. Et ne sceut si tost advancer ses bras pour ambrasser celle qu'il cuydoit estre sa dame, que la pauvre fille, qui le cuydoit tout à elle, n'eust les siens à l'entour de son col, en luy disant tant de parolles affectionnées et d'un si beau visaige, qu'il n'est si sainct hermite qu'il n'y eust perdu ses patenostres. Mais, quant il la recongneut, tant à la veue qu'à l'ouye, l'amour, qui avecq si grande haste l'avoit faict coucher, le feit encores plus tost lever, quant il congneut que ce n'estoit celle pour qui il avoit tant souffert. Et, avecq ung despit tant contre la maistresse que contre la damoiselle, luy dist: "Vostre follye et la malice de celle qui vous a mise là, ne me sçauroient faire aultre que je suis; mais mectez peyne d'estre femme de bien; car, par mon occasion, ne perdrez poinct ce bon nom." Et, en ce disant, tant courroucé qu'il n'estoit possible de plus, saillyt hors de la chambre, et fut longtemps sans retourner où estoit sa dame. Toutesfois, Amour, qui jamais n'est sans esperance, l'asseura que plus la fermeté de son amour estoit grande et congneue par tant d'experience, plus la joïssance en seroit longue et heureuse. La dame qui avoit veu et entendu tous ces propos, fut tant contante et esbahye de veoir la grandeur et fermeté de son amour, qu'il luy tarda bien qu'elle ne le povoit reveoir, pour luy demander pardon des maulx qu'elle luy avoit faictz à l'esprouver. Et, si tost qu'elle le peut trouver, ne faillyt à luy dire tant d'honnestes et bons propos, que non seulement il oblia toutes ses peynes, mais les estima très heureuses, veu qu'elles estoient tournées à la gloire de sa fermeté et à l'asseurance parfaicte de son amityé. De laquelle, depuis ceste heure-là en avant, sans empeschement ne fascherye, il eut la fruition telle qu'il la povoit desirer.

"Je vous prie, mes dames, trouvez-moy une femme qui ait esté si ferme, si patiente et si loyalle en amour que cest homme icy a esté! Ceulx qui ont experimenté telles tentations, trouvent celles que l'on painct en sainct Anthoine bien petites au pris; car qui peult estre chaste et patient avecq la beaulté, l'amour, le temps et le loisir des femmes, sera assez vertueux pour vaincre tous les diables. - C'est dommaige, dist Oisille, qu'il ne s'adressa à une femme aussy vertueuse que luy; car ce eust esté la plus parfaicte et la plus honneste amour, dont l'on oyst jamais parler. - Mais je vous prie, dist Geburon, dictes lequel tour vous trouvez le plus difficille des deux? - Il me semble, dist Parlamente, que c'est le dernier; car le despit est la plus forte tentation de toutes les autres." Longarine dist qu'elle pensoit que le premier fust le plus mauvais à faire; car il falloit qu'il vaincquist l'amour et soy-mesmes pour tenir sa promesse. - Vous en parlez bien à voz aises, dist Simontault; mais nous, qui sçavons que la chose vault, en debvons dire nostre oppinion. Quant est de moy, je l'estime à la premiere fois sot et à la dernière fol; car je croy que, en tenant promesse à sa dame, elle avoit autant ou plus de peyne que luy. Elle ne luy faisoit faire ce serment, sinon pour se faindre plus femme de bien qu'elle n'estoit, se tenant seure que une forte amour ne se peult lyer, ne par commandement, ne par serment, ne par chose qui soit au monde. Mais elle vouloit faindre son vice si vertueux, qu'il ne povoit estre gaigné que par vertuz heroïcques. Et la seconde fois, il se monstra fol de laisser celle qui l'aymoit et valoit mieulx que celle où il avoit serment au contraire, et si avoit bonne excuse sur le despit de quoy il estoit plain." Dagoucin le reprint, disant qu'il estoit de contraire opinion et que, à la premiere fois, il se monstra ferme, patient et veritable, et, à la seconde, loyal et parfaict en amityé. - Et que sçavons-nous, dist Saffredent, s'il estoit de ceulx que ung chappitre nomme de frigidis et maleficiatis? Mais si Hircan eust voulu parfaire sa louange, il nous debvoit compter comme il fut gentil compaignon, quant il eut ce qu'il demandoit; et à l'heure pourrions juger si ses vertuz ou impuissance le feit estre si saige. - Vous povez bien penser, dist Hircan, que, s'il le m'eust dict, je ne l'eusse non plus cellé que le demourant. Mais, à veoir sa personne et congnoistre sa complexion, je l'estimeray tousjours avoir esté conduict plustost de la force d'amour que de nulle impuissance ou froideur. - Or, s'il estoit tel que vous dictes, dist Simontault, il debvoit rompre son serment. Car, si elle se fut courroucée pour si peu, elle eust esté legierement appaisée. - Mais, ce dist Ennasuitte, peut estre que à l'heure elle ne l'eust pas voulu? Et puis, dist Saffredent, n'estoit-il pas assez fort pour la forcer, puisqu'elle luy avoit baillé camp? - Saincte Marie! dist Nomerfide, comme vous y allez! Est-ce la façon d'acquerir la grace d'une qu'on estime honneste et saige? - Il me semble, dist Saffredent, que l'on ne sçauroit faire plus d'honneur à une femme de qui l'on desire telles choses, que de la prendre par force, car il n'y a si petite damoiselle qui ne veulle estre bien long temps priée. Et d'autres encores à qui il fault donner beaucoup de presens, avant que de les gaingner; d'autres qui sont si sottes, que par moyens et finesses on ne les peult avoir et gaingner; et, envers celles-là, ne fault penser que à chercher les moyens. Mais, quant on a affaire à une si saige, qu'on ne la peut tromper, et si bonne qu'on ne la peult gaingner par parolles, ne presens, n'est-ce pas la raison de chercher tous les moyens que l'on peult pour en avoir la victoire? Et quant vous oyez dire que ung homme a prins une femme par force, croyez que ceste femme-là luy a osté l'esperance de tous autres moyens; et n'estimez moins l'homme qui a mis en dangier sa vie, pour donner lieu à son amour." Geburon, se prenant à rire, dist: "J'ay autres fois veu assieger des places et prendre par force, pource qu'il n'estoit possible de faire parler par argent ne par menasses ceulx qui les gardoient; car on dict que place qui parlamente est demy gaingnée. - Il me semble, dist Ennasuitte, que toutes les amours du monde soient fondées sur ces follyes; mais il y en a qui ont aymé et longuement perseveré, de qui l'intention n'a poinct esté telle. Si vous en sçavez une histoire, dist Hircan, je vous donne ma place pour la dire. - Je la sçay, dist Ennasuitte, et la diray très voluntiers."

19° nouvelle  

Pauline, voyant qu'un gentil homme qu'elle n'aymoit moins que luy elle, pour les deffenses à luy faictes de ne parler jamais à elle, s'estoit allé rendre religieux en l'Observance, entra en la religion de saincte Claire où elle fut receue et voylée, mettant à execution le desir qu'elle avoit eu de rendre la fin de l'amytié du gentil homme et d'elle; semblable en abit, estat et forme de vivre.

Au temps du marquis de Mantoue, qui avoit espousé la seur du duc de Ferrare, y avoit, en la maison de la duchesse, une damoiselle nommée Poline, laquelle estoit tant aymée d'un gentil homme serviteur du marquis, que la grandeur de son amour faisoit esmerveiller tout le monde, veu qu'il estoit pauvre et tant gentil compaignon, qu'il devoit chercher, pour l'amour que lui portoit son maistre, quelque femme riche; mais il luy sembloit que tout le tresor du monde estoit en Poline, lequel, en l'espousant, il cuydoit posseder. La marquise, desirant que, par sa faveur, Poline fust mariée plus richement, l'en degoustoit le plus qu'il luy estoit possible et les empeschoit souvent de parler ensemble, leur remonstrant que, si le mariage se faisoit, ilz seroient les plus pauvres miserables de toute l'Itallye. Mais ceste raison ne pouvoit entrer en l'entendement du gentil homme. Poline, de son cousté, dissimuloit le mieulx qu'elle pouvoit son amityé; toutesfois, elle n'en pensoit pas moins. Ceste amityé dura longuement avecq ceste esperance que le temps leur apporteroit quelque meilleure fortune: durant lequel vint une guerre, où ce gentil homme fut prins prisonnier avec ung François qui n'estoit moins amoureux en France que luy en Itallie. Et quant ilz se trouverent compaignons de leurs fortunes, ilz commencerent à descouvrir leurs secretz l'un à l'autre. Et confessa le Françoys, que son cueur estoit ainsy que le sien prisonnier, sans luy nommer le lieu. Mais, pour estre tous deux au service du marquis de Mantoue, sçavoit bien ce gentil homme françois, que son compaignon aymoit Poline, et, pour l'amitié qu'il avoit en son bien et proffict, luy conseilloit d'en oster sa fantaisie. Ce que le gentil homme italien juroit n'estre en sa puissance; et que, si le marquis de Mantoue, pour recompense de sa prison et des bons services qu'il luy avoit faict, ne luy donnoit s'amye, il se iroit rendre Cordelier et ne serviroit jamais maistre que Dieu. Ce que son compaignon ne povoit croire, ne voyant en luy ung seul signe de la religion, que la devotion qu'il avoit en Poline. Au bout de neuf moys, fut delivré le gentil homme françois, et par sa bonne diligence fit tant, qu'il meist son compaignon en liberté, et pourchassa le plus qu'il luy fut possible, envers le marquis et la marquise, le mariage de Poline. Mais il n'y peut advenir ny rien gaigner, luy mectant devant les oeilz la pauvreté où il leur fauldroit tous deux vivre, et aussy que de tous costez les parens n'en estoient d'opinion; et luy defendoient qu'il n'eust plus à parler à elle, à fin que cette fantaisie s'en peut aller par l'absence et impossiblité.

Et, quant il veid qu'il estoit contrainct d'obeyr, demanda congé à la marquise de dire adieu à Poline, et puis, que jamais il ne parleroit à elle; ce que luy fut accordé, et à l'heure commencea à luy dire: "Puis que ainsy est, Poline, que le ciel et la terre sont contre nous, non seullement pour nous empescher de nous marier ensemble, mais, qui plus est, pour nous oster la veue et la parolle, dont nostre maistre et maistresse nous ont faict si rigoureux commandement, qu'ilz se peuvent bien vanter que en une parolle ilz ont blessé deux cueurs, dont les corps ne sçauroient plus faire que languyr; monstrans bien, par cest effect, que oncques amour ne pitié n'entrerent en leur estomac. Je sçay bien que leur fin est de nous marier chascun bien et richement; car ilz ignorent que la vraye richesse gist au contentement; mais si m'ont-ilz faict tant de mal et de desplaisir, qu'il est impossible que jamais de bon cueur je leur puisse faire service. Je croy bien que, si je n'eusse poinct parlé de mariage, ilz ne sont pas si scrupuleux, qu'ilz ne m'eussent assez laissé parler à vous, vous asseurant que j'aymerois mieulx morir, que changer mon opinion en pire, après vous avoir aymé d'une amour si honneste et vertueuse, et pourchassé envers vous ce que je vouldrois defendre envers tous. Et, pour ce que en vous voyant je ne sçaurois porter ceste dure penitence, et qu'en ne vous voyant, mon cueur, qui ne peult demeurer vuide, se rempliroit de quelque desespoir dont la fin seroit malheureuse, je me suis deliberé et de long temps de me mectre en religion: non que je sçaiche très bien qu'en tous estatz l'homme se peut saulver, mais pour avoir plus de loisir de contempler la Bonté divine, laquelle, j'espere, aura pitié des faultes de ma jeunesse, et changera mon cueur, pour aymer autant les choses spirituelles qu'il a faict les temporelles. Et si Dieu me faict la grace de pouvoir gaingner la sienne, mon labeur sera incessamment employé à prier Dieu pour vous. Vous supliant, par ceste amour tant ferme et loyalle qui a esté entre nous deux, avoir memoire de moy en voz oraisons et prier Nostre Seigneur, qu'il me donne autant de constance en ne vous voyant poinct, qu'il m'a donné de contentement en vous regardant. Et, pour ce que j'ay toute ma vie esperé d'avoir de vous par mariaige ce que l'honneur et la conscience permettent, je me suys contenté d'esperance; mais, maintenant que je la perdz, et que je ne puis jamais avoir de vous le traictement qui appartient à ung mary, au moins pour dire adieu, je vous supplye me traicter en frere, et que je vous puisse baiser." La pauvre Poline, qui tousjours luy avoit esté assez rigoureuse, congnoissant l'extremité de sa douleur et l'honnesteté de sa requeste que en tel desespoir se contentoit d'une chose si raisonnable, sans luy respondre aultre chose, luy vat gecter les bras au col, pleurant avecq une si grande vehemence, que la parolle, la voix et la force luy defaillirent, et se laissa tumber entre ses bras esvanouye: dont la pitié qu'il en eut, avecq l'amour et la tristesse, luy en feirent faire autant, tant que une de ses compaignes, les voyant tumber l'un d'un costé et l'autre de l'autre, appella du secours, qui à force de remedes les feyt revenir.

Alors Poline, qui avoit desiré de dissimuller son affection, fut honteuse, quant elle s'apperceut qu'elle l'avoit monstrée si vehemente. Toutefois, la pitié du pauvre gentil homme servit à elle de juste excuse, et, ne povant plus porter ceste parolle de dire adieu pour jamais, s'en alla vistement, le cueur et les dentz si serrez, que en entrant en son logis, comme ung corps sans esperit, se laissa tumber sur son lict, et passa la nuict en si piteuses lamentations, que ses serviteurs pensoient qu'il eust perdu parens et amys et tout ce qu'il povoit avoir de biens sur la terre. Le matin se recommanda à Nostre Seigneur, et, après qu'il eut departy à ses serviteurs le peu de bien qu'il avoit et prins avecq luy quelque somme d'argent, deffendit à ses gens de le suyvre, et s'en alla tout seul à la religion de l'Observance demander l'habit, deliberé de jamais n'en partir. Le gardien, qui autresfois l'avoit veu, pensa, au commencement, que ce fust mocquerie ou songe; car il n'y avoit gentil homme en tout le pays qui moins que luy eust grace ou condition de Cordelier, pource qu'il avoit en luy toutes les bonnes et honnestes vertuz que l'on eust sceu desirer en ung gentil homme. Mais, après avoir entendu ses parolles et veu ses larmes coulans sur sa face comme ruisseaulx, ignorant dont en venoit la source, le receut humainement. Et bien tost après, voyant sa perseverance, luy bailla l'habit, qu'il receut bien devotement: dont furent advertiz le marquis et la marquize, qui le trouverent si estrange, que à peyne le pouvoient-ilz croire. Poline, pour ne se montrer subjecte à nulle amour, dissimulla le mieulx qu'il luy fut possible le regret qu'elle avoit de luy; en sorte que chascun disoit qu'elle avoit bien tost oblyé la grande affection de son loyal serviteur. Et ainsy passa cinq ou six mois, sans en faire autre demonstrance. Durant lequel temps luy fut, par quelque religieux, monstré une chanson que son serviteur avoit composé ung peu après qu'il eut prins l'habit. De laquelle le chant est italien et assez commun; mais j'en ay voulu traduire les motz en françoys le plus près qu'il m'a esté possible, qui sont telz:

Que dira-elle,

Que fera-elle,

Quant me verra de ses oeilz

Religieux?

Las! la pauvrette,

Toute seullette,

Sans parler longtemps, sera

Eschevelée,

Deconsolée;

L'estrange cas pensera:

Son penser, par adventure,

En monastere et closture

A la fin la conduira.

Que dira-elle, etc.

Que diront ceulx

Qui de nous deux

Ont l'amour et bien privé,

Voyans qu'amour,

Par ung tel tour,

Plus parfaict ont approuvé?

Regardans ma conscience,

Ilz en auront repentance,

Et chacun d'eulx en pleurera.

Que dira-elle, etc.

Et s'ils venoient,

Et nous tenoient

Propos pour nous divertir,

Nous leur dirons

Que nous mourrons

Icy, sans jamais partir:

Puis que leur rigueur rebelle

Nous feyt prendre robe telle,

Nul de nous ne la lairra.

Que dira-elle, etc.

Et si prier

De marier

Nous viennent, pour nous tenter.

En nous disant

L'estat plaisant

Qui nous pourroit contanter,

Nous respondrons que nostre ame

Est de Dieu amie et femme,

Qui poinct ne la changera.

Que dira-elle, etc.

O amour forte,

Qui ceste porte

Par regret m'as faict passer,

Faictz que en ce lieu,

De prier Dieu

Je ne me puisse lasser;

Car nostre amour mutuelle

Sera tant spirituelle,

Que Dieu s'en contentera.

Que dira-elle, etc.

Laissons les biens

Qui sont liens

Plus durs à rompre que fer;

Quictons la gloire

Qui l'ame noire

Par orgueil mene en enfer;

Fuyons la concupiscence,

Prenons la chaste innocence

Que Jesus nous donnera.

Que dira-elle, etc.

Viens donques, amye,

Ne tarde mye

Après ton parfaict amy;

Ne crains à prendre

L'habit de cendre,

Fuyant ce monde ennemy:

Car, d'amityé vive et forte,

De sa cendre fault que sorte

Le phoenix qui durera.

Que dira-elle, etc. Ainsy qu'au monde

Fut pure et monde

Nostre parfaicte amityé;

Dedans le cloistre.

Pourra paroistre

Plus grande de la moictié;

Car amour loyal et ferme,

Qui n'a jamais fin ne terme,

Droict au ciel nous conduira.

Que dira-elle, etc.

Quant elle eut bien au long leu ceste chanson, estant à part en une chappelle, se mist si fort à pleurer, qu'elle arrouza tout le papier de larmes. Et n'eust esté la craincte qu'elle avoit de se monstrer plus affectionnée qu'il n'appartient, n'eust failly de s'en aller incontinant mectre en quelque hermitaige, sans jamais veoir creature du monde. Mais la prudence qui estoit en elle la contraingnit encores pour quelque temps dissimuller. Et, combien qu'elle eust prins resolution de laisser entierement le monde, si faingnit-elle tout le contraire, et changeoit si fort son visaige, qu'estant en compaignye, ne resembloit de rien à elle-mesme. Elle porta en son cueur ceste deliberation couverte cinq ou six moys, se monstrant plus joyeuse qu'elle n'avoit de coustume. Mais, ung jour, alla avecq sa maistresse à l'Observance; oyr la grand messe; et, ainsi que le prebstre, diacre et soubzdiacre sailloient du revestiaire pour venir au grand autel, son pauvre serviteur, qui encores n'avoit parfaict l'an de sa probation, servoit d'acolite, portoit les deux canettes en ses deux mains couvertes d'une thoile de soye; et venoit le premier, ayant les oeilz contre terre. Quand Poline le veid en tel habillement où sa beaulté et grace estoient plustost augmentées que diminuées, fut si esmue et troublée, que, pour couvrir la cause de la couleur qui luy venoit au visaige, se print à toussy. Et son pauvre serviteur, qui entendoit mieulx ce son-là que celluy des cloches de son monastere, n'osa tourner sa teste, mais, en passant devant elle, ne peut garder ses oeilz qu'ilz ne prinssent le chemin que si longtemps ilz avoient tenu. Et, en regardant piteusement Poline, fut si saisy du feu qu'il pensoit quasi estainct, qu'en le voulant plus couvrir qu'il ne vouloit, tomba tout de son hault à terre devant elle. Et la craincte qu'il eut que la cause en fust congneue luy feit dire que c'estoit le pavé de l'eglise qui estoit rompu en cest endroict. Quant Poline congneut que le changement de l'habit ne luy pouvoit changer le cueur, et qu'il y avoit si longtemps qu'il s'estoit randu, que chacun excusoit qu'elle l'eust oblyé, se delibera de mectre à execution le desir qu'elle avoit eu de rendre la fin de leur amityé semblable en habit, estat et forme de vivre, comme elle avoit esté vivant en une maison, soubz pareil maistre et maistresse. Et, pource que elle avoit plus de quatre mois par avant donné ordre à tout ce qui luy estoit necessaire pour entrer en religion, ung matin, demanda congé à la marquise d'aller oyr messe à Saincte Claire, ce qu'elle luy donna, ignorant pourquoy elle le demandoit. Et, en passant devant les Cordeliers, pria le gardien de luy faire venir son serviteur, qu'elle appelloit son parent. Et, quand elle le veit en une chapelle à part, luy dist: "Si mon honneur eust permis que aussy tost que vous me fusse osé mectre en religion, je n'eusse tant actendu; mais, ayant rompu par ma patience les oppinions de ceulx qui plus tost jugent mal que bien, je suis deliberée de prendre l'estat, la robbe et la vie telle que je voy la vostre, sans m'enquerir quel il y faict. Car, si vous y avez du bien, j'en auray ma part; et, si vous recepvez du mal, je n'en veulx estre exempte; car, par tel chemyn que vous irez en paradis, je vous veulx suivre: estant asseurée que Celluy qui est le vray, parfaict et digne d'estre nommé Amour, nous a tirez à son service, par une amityé honneste et raisonnable, laquelle il convertira, par son sainct Esperit, du tout en luy; vous priant que vous et moy oblyons le corps qui perit et tient du viel Adan, pour recepvoir et revestir celluy de nostre espoux Jesus-Christ." Ce serviteur religieux fut tant aise et tant contant d'oyr sa saincte volunté, que en pleurant de joye luy fortiffia son oppinion le plus qu'il luy fut possible, luy disant que, puis qu'il ne povoit plus avoir d'elle au monde autre chose que la parolle, il se tenoit bien heureux d'estre en lieu où il auroit toujours moyen de la recouvrer, et qu'elle seroit telle, que l'un et l'aultre n'en pourroit que mieulx valloir, vivans en ung estat d'un amour, d'un cueur et d'un esperit tirez et conduictz de la bonté de Dieu, lequel il supplioit les tenir en sa main, en laquelle nul ne peut perir. Et, en ce disant et pleurant d'amour et de joye, luy baisa les mains; mais elle abbaissa son visaige jusques à la main, et se donnerent par vraye charité le sainct baiser de dilection. Et, en ce contentement, se partit Poline, et entra en la religion de saincte Claire, où elle fut receue et voillée.

Ce que après elle feit entendre à madame la marquise, qui en fut tant esbahye qu'elle ne le povoit croyre, mais s'en alla le lendemain au monastere, pour la veoir et s'efforcer de la divertir de son propos. A quoy Poline luy feit responce, que, si elle avoit eu puissance de luy oster ung mary de chair, l'homme du monde qu'elle avoit le plus aymé, elle s'en debvoit contanter, sans chercher de la voulloir separer de Celluy qui estoit immortel et invisible, car il n'estoit pas en sa puissance ni de toutes les creatures du monde. La marquise, voyant son bon vouloir, la baisa, la laissant, non sans grand regret. Et depuis vesquirent Poline et son serviteur si sainctement et devotement en leurs Observances, que l'on ne doibt doubter que Celluy duquel la fin de la loy est charité, ne leur dist, à la fin de leur vie, comme à la Magdelaine, que leurs pechez leur estoient pardonnez, veu qu'ilz avoient beaucoup aymé, et qu'il ne les retirast en paix ou lieu où la recompense passe tous les merites des hommes.

"Vous ne povez icy nyer, mes dames, que l'amour de l'homme ne se soit monstrée la plus grande; mais elle luy fut si bien randue, que je vouldrois que tous ceulx qui s'en meslent fussent autant recompensez. - Il y auroit doncques, dist Hircan, plus de folz et de folles declarez, qu'il n'y en eut oncques? - Appelez-vous follie, dist Oisille, d'aymer honnestement en la jeunesse, et puis de convertir cest amour du tout à Dieu?" Hircan, en riant, luy respondit: "Si melencolie et desespoir sont louables, je diray que Poline et son serviteur sont bien dignes d'être louez. - Si est-ce, dist Geburon, que Dieu a plusieurs moyens pour nous tirer à luy, dont les commencemens semblent estre mauvays, mais la fin en est bonne. - Encores ay-je une opinion, dist Parlamente, que jamais homme n'aymera parfaictement Dieu, qu'il n'ait parfaictement aymé quelque creature en ce monde. - Qu'appelez-vous parfaictement aymer? dist Saffredent: estimez-vous parfaictz amans ceulx qui sont transiz et qui adorent les dames de loing, sans oser monstrer leur volonté? - J'appelle parfaictz amans, luy respondit Parlamente, ceulx qui cerchent, en ce qu'ilz aiment, quelque parfection, soit beaulté, bonté ou bonne grace; tousjours tendans à la vertu, et qui ont le cueur si hault et si honneste, qu'ilz ne veullent, pour mourir, mectre leur fin aux choses basses que l'honneur et la conscience repreuvent; car l'ame, qui n'est creée que pour retourner à son souverain bien, ne faict, tant qu'elle est dedans ce corps, que desirer d'y parvenir. Mais, à cause que les sens, par lesquelz elle en peut avoir nouvelles, sont obscurs et charnelz par le peché du premier pere, ne luy peuvent monstrer que les choses visibles plus approchantes de la parfection, après quoy l'ame court, cuydans trouver, en une beaulté exterieure, en une grace visible et aux vertuz moralles, la souveraine beaulté, grace et vertu. Mais, quant elle les a cerchez et experimentez, et elle n'y treuve poinct Celluy qu'elle ayme, elle passe oultre, ainsy que l'enfant, selon sa petitesse, ayme les poupines et autres petites choses, les plus belles que son oeil peult veoir, et estime richesses d'assembler des petites pierres; mais, en croissant, ayme les popines vives et amasse les biens necessaires pour la vie humaine. Mais, quant il congnoist, par plus grande experience, que ès choses territoires n'y a perfection ne felicité, desire chercher le facteur et la source d'icelles. Toutesfois, si Dieu ne luy ouvre l'oeil de foy, seroit en danger de devenir, d'un ignorant, ung infidele philosophe; car foy seullement peult monstrer et faire recevoir le bien que l'homme charnel et animal ne peult entendre. - Ne voyez-vous pas bien, dist Longarine, que la terre non cultivée, portant beaucoup d'herbes et d'arbres, combien qu'ilz soient inutilles, est desirée pour l'esperance qu'elle apportera bon fruict, quant il y sera semé? Aussy, le cueur de l'homme, qui n'a nul sentiment d'amour aux choses visibles, ne viendra jamais à l'amour de Dieu par la semence de sa parolle, car la terre de son cueur est sterille, froide et damnée. - Voylà pourquoy, dist Saffredent, la plus part des docteurs ne sont spirituelz; car ilz n'aymeront jamais que le bon vin et chamberieres laydes et ordes, sans experimenter que c'est d'aymer dame honneste. - Si je sçavois bien parler latin, dist Simontault, je vous allegueroye que sainct Jehan dict: "Que celluy qui n'ayme son frere qu'il voit, comment aymera-il Dieu qu'il ne veoit poinct?" Car, par les choses visibles, on est tiré à l'amour des invisibles. - Mais, dist Ennasuitte, quis est ille et laudabimus eum, ainsy parfaict que vous le dictes? - Respondit Dagoucin: il y en a qui ayment si fort et si parfaictement, qu'ilz aymeroient autant mourir que de sentir ung desir contre l'honneur et la conscience de leur maistresse, et si ne veullent qu'elle ne autres s'en apperçoyvent. - Ceulx-là, dist Saffredent, sont de la nature de la camalercite, qui vit de l'aer. Car il n'y a homme au monde, qui ne desire declarer son amour et de sçavoir estre aymé, et si croy qu'il n'est si forte fiebvre d'amitié, qui soubdain ne passe, quant on congnoist le contraire. Quant à moy, j'en ay veu des miracles evidentz. - Je vous prie, dist Ennasuitte, prenez ma place et nous racomptez de quelcun qui soyt suscité de mort à vye, pour congnoistre en sa dame le contraire de ce qu'il desiroit. - Je crains tant, dist Saffredent, desplaire aux dames, de qui j'ay esté et seray toute ma vie serviteur, que, sans exprès commandement, je n'eusse osé racompter leurs imperfections; mais, pour obeir, je n'en celeray la verité."  

20° nouvelle  

Le sieur de Ryant, fort amoureux d’une dame veuve, ayant congneu en elle le contraire de ce qu’il desiroit et qu’elle luy avoit souvent persuadé, se saisit si fort, qu’en un instant le despit eut puissance d’esteindre le feu que la longueur du temps ny l’occasion n’avoyent sceu amortir.

Ou pays de Daulphiné, y avoit ung gentil homme, nommé le seigneur de Riant, de la maison du Roy François premier, autant beau et honneste gentil homme qu’il estoit possible de veoir. Il fut longuement serviteur d’une dame vefve, laquelle il aymoit et reveroit, tant que de la peur qu’il avoit de perdre sa bonne grace, ne l’osoit importuner de ce qu’il desiroit le plus. Et luy, qui se sentoit beau et digne d’estre aymé, croyoit fermement ce qu’elle luy juroit souvent: c’est qu’elle l’aymoit plus que tous les hommes du monde, et que, si elle estoit contraincte de faire quelque chose pour ung gentil homme, ce seroit pour luy seullement, comme le plus parfaict qu'elle avoit jamais congneu, et le prioit de se contanter de ceste honneste amityé. Et, d'aultre part, l'asseuroit si fort que, si elle congnoissoit qu'il pretendist davantaige, sans se contanter de la raison, que du tout il la perdroit. Le pauvre gentil homme non seullement se contantoit, mais se tenoit très heureux d'avoir gaingné le cueur de celle où il pensoit tant d'honnesteté. Il seroit long de vous racompter le discours de son amityé la longue frequentation qu'il eut avecq elle, les voyages qu'il faisoit pour la venir veoir. Mais pour venir à la conclusion, ce pauvre martir, d'un feu si plaisant, que plus on brusle, plus on veult brusler, cerchoit tousjours le moyen d'augmenter son martire. Ung jour, lui print en fantaisye d'aller veoir en poste celle qu'il aymoit plus que luy-mesmes et qu'il estimoit par dessus toutes les femmes du monde. Luy, arrivé en sa maison, demanda où elle estoit: on luy dist qu'elle ne faisoit que venir de vespres et estoit entrée en sa garenne pour parachever son service. Il descendit de cheval et s'en alla tout droit en ceste garenne où elle estoit, et trouva ses femmes qui luy dirent qu'elle s'en alloit toute seulle pourmener en une grande allée. Il commença à plus que jamais esperer quelque bonne fortune pour luy. Et le plus doulcement qu'il peut, sans faire ung seul bruict, la cherchea le mieulx qu'il luy fut possible, desirant sur toutes choses de la povoir trouver seulle. Mais, quant il fut près d'un pavillon faict d'arbres pliez, lieu tant beau et plaisant qu'il n'estoit possible de plus, entra soubdainement là, comme celluy à qui tardoit de veoir ce qu'il aymoit. Mais il trouva en son entrée, la damoiselle couchée dessus l'herbe entre les bras d'un palefronier de sa maison, aussy laid, ord et infame, que de Riant estoit beau, fort, honneste et aimable. Je n'entreprendz de vous paindre le despit qu'il eut; mais il fut si grand, qu'il eut puissance en ung moment d'eteindre le feu que à la longueur du temps ny à l'occasion n'avoit sceu faire. Et, autant remply de despit qu'il avoit eu d'amour, luy dist: Madame, prou vous face! Aujourd'huy, par vostre meschanceté suis guery et delivré de la continuelle doulleur, dont honnesteté que j'extimois en vous estoit l'occasion." Et, sans autre adieu; s'en retourna plus viste qu'il n'estoit venu. La pauvre femme ne luy feit autre response, sinon de mectre la main devant son visaige; car, puisqu'elle ne povoit couvrir sa honte, couvrit-elle ses oeilz, pour ne veoir celluy qui la voyoit trop clairement, nonobstant sa dissimullation. "Parquoy, mes dames, je vous supplie, si vous n'avez volunté d'aymer parfaictement, ne vous pensez poinct dissimuller à ung homme de bien, et luy faire desplaisir pour votre gloire; car les ypocrites sont payez de leurs loyers, et Dieu favorise ceulx qui ayment nayfvement. - Vrayement, dist Oisille, vous nous l'avez gardé bonne pour la fin de la Journée! Et si ce n'estoit que nous avons tous juré de dire verité, je ne sçauroys croyre que une femme de l'estat dont elle estoit, sceut estre si meschante de l'ame, quant à Dieu, et du corps, laissant ung si honneste gentil homme pour ung si villain mulletier. - Helas! Madame, dist Hircan, si vous sçaviez la difference qu'il y a d'un gentil homme, qui toute sa vie a porté le harnoys et suivy la guerre, au pris d'un varlet bien nourry sans bouger d'un lieu, vous excuseriez ceste pauvre vefve. - Je ne croy pas, Hircan, dist Oisille, quelque chose que vous en dictes, que vous peussiez recepvoir nulle excuse d'elle. - J'ay bien oy dire, dist Simontault, qu'il y a des femmes qui veullent avoir des evangelistes pour prescher leur vertu et leur chasteté, et leur font la meilleure chere qu'il leur est possible et la plus privée, les asseurant que, si la conscience et honneur ne les retenoient, elles leur accorderoient leurs desirs. Et les pauvres sotz, quant en quelque compaignye parlent d'elles, jurent qu'ilz mectroient leur doigt au feu sans brusler, pour soustenir qu'elles sont femmes de bien; car ilz ont experimenté leur amour jusques au bout. Ainsi se font louer par les honnestes hommes, celles qui à leurs semblables se montrent telles qu'elles sont, et choisissent ceulx qui ne sçauroient avoir hardiesse de parler; et, s'ilz en parlent, pour leur vile et orde condition, ne seroyent pas creuz. - Voylà, dist Longarine, une opinion que j'ay autresfois oy dire aux plus jaloux et soupsonneux hommes, mais c'est painct une chimere; car, combien qu'il soit advenu à quelque pauvre malheureuse, si est-ce chose qui ne se doibt soupsonner en aultre. - Or, leur dist Parlamente, tant plus avant nous entrons en ce propos, et plus ces bons seigneurs icy drapperont sur la tissure de Simontault et tout à noz despens. Parquoy, vault myeulx aller oyr vespres, à fin que ne soyons tant actendues que nous fusmes hier."

La compagnye fut de son opinion, et, en allant, Oisille leur dist: "Si quelcun de nous rend graces à Dieu d'avoir, en ceste Journée, dict la verité des histoires que nous avons racomptées, Saffredent luy doibt requerir pardon d'avoir rememoré une si grande villenye contre les dames. - Par ma foy, luy respondit Saffredent, combien que mon compte soit veritable, si est-ce que je l'ay oy dire. Mais, quant je vouldroye faire le rapport du cerf à veue d'oeil, je vous ferois faire plus de signes de croix, de ce que je sçay des femmes, que l'on n'en faict à sacrer une eglise. - C'est bien loing de se repentir, dist Geburon, quant la confession aggrave le peché. - Puisque vous avez telle opinion des femmes, dist Parlamente, elles vous debvroient priver de leur honneste entretenement et privaultez." Mais il luy respondit: "Aucunes ont tant usé, en mon endroict, du conseil que vous leur donnez, en m'esloignant et separant des choses justes et honnestes, que si je povois dire pis et pis faire à toutes, je ne m'y espargneroie pas, pour les inciter à me venger de celle qui me tient si grand tort." En disant ces parolles, Parlamente meit son touret de nez, et, avecq les autres, entra dedans l'eglise, où ils trouverent vespres très bien sonnées, mais ilz n'y trouverent pas ung religieux pour les dire, pource qu'ilz avoient entendu que dedans le pré s'assembloit ceste compaignye pour y dire les plus plaisantes choses qu'il estoit possible; et, comme ceulx qui aymoient mieulx leurs plaisirs que les oraisons, s'estoient allez cacher dedans une fosse, le ventre contre terre, derrière une haye fort espesse. Et là avoient si bien escoucté les beaulx comptes, qu'ilz n'avaient poinct oy sonner la cloche de leur monastere. Ce qui parut bien, quant ilz arriverent en telle haste, que quasi l'alaine leur failloit à commencer vespres. Et quand elles furent dictes, confesserent à ceulx qui leur demandoient l'occasion de leur chant tardif et mal entonné, que ce avoit esté pour les escouter. Parquoy, voyans leur bonne volunté, leur fut permis que tous les jours assisteroient derriere la haye, assiz à leurs ayses. Le soupper se passa joyeusement, en relevant les propos qu'ilz n'avoient pas mis à fin dans le pré, qui durerent tout le long du soir, jusques à ce que la dame Oisille les pria de se retirer, à fin que leur esperit fut plus prompt le lendemain, après ung bon et long repos, dont elle disoit que une heure avant minuyct valloit mieux que trois après. Ainsy, s'en allant chascun en sa chambre, se partit ceste compaignye, mectant fin à ceste seconde Journée.  

 

TROISIESME JOURNÉE

 

Date de dernière mise à jour : 17/06/2021