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L'association des hommes roux (suite et fint)
— Nous tâcherons de vous fixer là-dessus. Et d’abord permettez-moi de vous faire deux ou trois questions, monsieur Wilson. C’est votre employé qui le premier a attiré votre attention sur l’annonce, n’est-ce pas ? Depuis combien de temps était-il à votre service ?
— Depuis environ un mois.
— Comment l’avez-vous trouvé ?
— Il avait répondu à une annonce que j’avais insérée dans le journal.
— Est-il le seul qui soit venu se présenter ?
— Non, j’en ai eu une douzaine.
— Pourquoi l’avez-vous choisi de préférence à un autre ?
— Parce que je l’avais sous la main et qu’il avait des prétentions modestes.
— Il a, en somme, accepté la moitié des gages ordinaires ?
— Oui.
— Voulez-vous me décrire ce Vincent Spaulding ?
— Il est petit, fort, très vif dans ses mouvements, et n’a pas de barbe quoiqu’il ait tout près de trente ans. Il a sur le front une cicatrice provenant d’une brûlure faite avec un acide.
Holmes, très agité, se redressa sur son siège :
— C’est ce que je pensais, dit-il. Avez-vous jamais remarqué que ses oreilles fussent percées comme pour porter des boucles d’oreilles ?
— Précisément, monsieur. Il m’a dit qu’une bohémienne les lui avait percées lorsqu’il était gamin.
— Hum ! dit Holmes, en s’étalant de nouveau, et en retombant dans ses réflexions. Est-il encore chez vous ?
— Oh ! certainement monsieur, je viens de le quitter.
— S’est-il occupé de vos affaires en votre absence ?
— Je n’ai rien à lui reprocher, monsieur ; il y a du reste peu de clients dans la matinée.
— C’est bien, monsieur Wilson, je serai heureux de vous donner mon impression sur tout cela dans un ou deux jours ; nous sommes à samedi aujourd’hui ; j’espère que vers lundi nous aurons une solution. — Eh bien ! Watson, dit Holmes, lorsque notre visiteur nous eut quittés, qu’en pensez-vous ?
— Je n’y comprends rien, répondis-je avec sincérité. C’est une affaire des plus mystérieuses.
— Souvenez-vous, dit Holmes, que, règle générale, plus une chose est bizarre, moins elle est mystérieuse. Ce sont les crimes communs, sans traits distinctifs, qui sont vraiment énigmatiques ; de même un visage vulgaire est plus difficile à identifier qu’un autre. Mais il faut que je me hâte d’en finir avec cette affaire.
— Quel est votre plan ? demandai-je.
— De fumer d’abord, répondit-il ; il me faut bien trois pipes pour résoudre ce problème, et je vous demande de ne pas me parler pendant cinquante minutes.
Sur ce, Holmes se pelotonna sur sa chaise, en remontant ses genoux étiques jusqu’à son nez d’aigle, et demeura ainsi longtemps, les yeux fermés, sa pipe de terre noire à la bouche ; on eût dit, en le regardant ainsi, un de ces étranges oiseaux de proie au bec extraordinairement recourbé.
J’en étais arrivé à croire qu’il dormait et je commençais à m’assoupir moi-même, lorsque subitement il bondit de sur sa chaise, comme un homme qui a soudainement pris une résolution et déposa sa pipe sur la cheminée.
— Sarasate joue à Saint-James’hall cet après-midi, dit-il. Pensez-vous, Watson, que vos clients puissent se passer de vous quelques heures ?
— Je n’ai rien à faire aujourd’hui ; vous savez que mes occupations ne sont jamais très absorbantes.
— Alors prenez votre chapeau et venez. Je traverserai d’abord la City où nous pourrons trouver à déjeuner. Le programme du concert nous annonce beaucoup de musique allemande ; vous savez combien je la préfère à la musique italienne ou française, et elle conviendra aujourd’hui tout particulièrement à mon état d’âme. Venez.
Quelques minutes plus tard, le métropolitain nous amenait à Aldersgate, d’où nous n’avions plus qu’un court trajet jusqu’à Saxe-Coburg square, théâtre de la singulière aventure qui nous avait été contée le matin. C’était un endroit malsain, resserré, d’aspect misérable et prétentieux à la fois, sur lequel prenaient jour des maisons en briques à deux étages. Chacune d’elles était précédée d’une bande de terrain défendue par une grille, et où un maigre gazon et quelques massifs de lauriers végétaient péniblement dans une atmosphère viciée par une épaisse fumée noire. Trois boules dorées et une enseigne brune avec « Jabez Wilson » se détachant en lettres blanches sur le fond, nous indiquèrent que la maison du coin était bien celle où se trouvait le bureau de notre client à cheveux roux. Sherlock Holmes s’arrêta devant la boutique et l’examina tout en hochant la tête : on aurait dit que l’œil perçant qui brillait sous ses paupières clignotantes cherchait à traverser les murs. Mon ami s’avança lentement puis revint sur ses pas jusqu’au coin de la rue en regardant toujours les maisons avec la plus grande attention. Enfin, il retourna chez le prêteur, donna deux ou trois vigoureux coups de canne sur le pavé, et frappa à la porte du bureau. Un jeune homme bien rasé, à la physionomie intelligente, vint lui ouvrir et l’invita à entrer.
— Merci, dit Holmes, je voulais seulement vous demander quel est le plus court chemin d’ici au Strand.
— Prenez la troisième rue à droite et la quatrième à gauche, répondit l’employé brièvement, tout en refermant la porte.
— C’est un malin, ce garçon-là, me dit Holmes chemin faisant. Je n’en connais que trois à Londres capables de lui damer le pion et encore, pour l’audace, lui assignerais-je facilement la troisième place dans ce quatuor. J’ai déjà entendu parler de lui.
— Évidemment, répondis-je, l’employé de M. Wilson a le rôle important dans ce mystère de l’Association des hommes roux. Je parie que vous ne lui avez demandé votre chemin qu’afin de le voir.
— Pas lui.
— Quoi alors ?
— Les genoux de son pantalon.
— Et qu’avez-vous vu ? — Ce que je m’attendais à y voir.
— Et pourquoi avez-vous frappé le pavé avec votre canne ?
— Mon cher docteur, c’est le moment d’observer et non de parler. Nous sommes des espions en pays ennemi ; nous voici à peu près édifiés sur Saxe-Coburg square. Explorons maintenant la partie qui est située derrière cette place.
La rue dans laquelle nous nous trouvâmes en quittant le square si peu fréquenté de Saxe-Coburg peut se comparer à ce qu’est l’envers d’une toile par rapport à l’endroit ; c’est une des artères principales de la Cité, une de celles qui se dirigent du nord à l’ouest et qui a le plus de trafic. La voie était obstruée comme si tout le commerce de la ville était venu s’y engouffrer en un double courant montant et descendant, tandis que les trottoirs étaient une fourmilière de piétons ; il semblait absolument impossible que les somptueux magasins et les grandes agences commerciales qui s’étalent dans cette rue eussent aussi accès sur le square si misérable et si peu fréquenté que nous venions de quitter.
— Voyons, dit Holmes en s’arrêtant au coin et en suivant des yeux la rangée de maisons ; il faut que je me rappelle l’ordre dans lequel elles sont placées. Vous connaissez ma vieille manie de toujours chercher à connaître Londres à fond. Voici d’abord Mortimer, le marchand de tabac, puis le petit magasin de journaux, la succursale pour le quartier de Coburg de la Banque suburbaine et de la Cité, le restaurant des Végétariens et le dépôt de Mac Farlane pour la construction des voitures : ceci nous mène jusqu'à l’autre pâté de maisons. Assez maintenant, docteur, nous avons bien travaillé ; prenons un peu de distraction. Un sandwich, une tasse de café et puis en route pour le monde du dilettantisme où tout est suave, délicat, harmonieux, et où nous ne trouverons pas de client à cheveux roux qui nous ennuie de ses turlupinades.
Mon ami Sherlock Holmes n’était pas seulement un musicien enthousiaste, mais aussi un habile exécutant et un compositeur émérite. Il passa tout l’après-midi dans sa stalle, battant doucement la mesure de ses doigts longs et effilés et jouissant du bonheur le plus complet. Son visage s’épanouissait en un sourire béat et ses yeux devenaient langoureux et rêveurs ; il ne restait plus rien de Holmes le fin limier, de Holmes l’implacable agent criminel que son esprit vif et perçant plaçait au premier rang parmi les policiers. La dualité de nature de ce singulier personnage s’affirmait tour à tour. À mon avis, l’extrême exactitude de Holmes et son astuce n’étaient que la réaction contre cet état d’âme poétique et contemplatif qui tendait à le dominer ; mais, grâce à l’élasticité de sa nature, il passait rapidement d’une langueur extrême à une énergie dévorante.
J’avais remarqué qu’il n’était jamais plus vraiment redoutable que lorsqu’il était resté plusieurs jours étendu dans son fauteuil, au milieu de ses improvisations et de ses éditions gothiques. Tout à coup la passion de la chasse le saisissait, et, telle était alors la puissance de son raisonnement que le public ignorant de sa méthode prenait pour des intuitions ce qui n’était que de simples déductions, se demandant où cet homme avait pu puiser une science si supérieure à celle de ses semblables. En le voyant, cet après-midi, absorbé par la musique à Saint-James’Hall, je prévoyais que les gens qu’il allait traquer passeraient un mauvais quart d’heure.
— Rentrez-vous, docteur ? me dit-il, en sortant du concert.
— Oui, je n’ai rien de mieux à faire.
— Quant à moi, je vais être fort occupé pendant quelques heures ; cette affaire de Coburg square est très grave ?
— Pourquoi très grave ?
— Parce que nous sommes en présence d’un attentat qui se prépare ; j’ai tout lieu de croire que nous arriverons à temps pour l’empêcher ; mais il faut nous hâter d’autant plus que c’est aujourd’hui samedi ; puis-je compter sur votre concours ce soir ?
— À quelle heure ?
— À dix heures !
— Parfait ; je serai chez vous à cette heure-là. — Ayez soin, seulement, docteur, de vous munir de votre revolver ; nous courrons peut-être quelque danger.
Sherlock Holmes me fit de la main un geste d’adieu, tourna sur ses talons et disparut aussitôt dans la foule.
Je ne me crois pas plus bête qu’un autre, et cependant je me sens toujours écrasé par le sentiment de mon infériorité lorsque je suis en présence de Sherlock Holmes. Dans l’affaire que je raconte ici j’avais entendu ce qu’il avait entendu ; j’avais vu ce qu’il avait vu et cependant il voyait clairement non seulement ce qui était arrivé, mais ce qui devait arriver, là où pour moi tout était, confus et grotesque. En rentrant chez moi à Kensington, je me refaisais l’historique de cette aventure, depuis l’étrange récit du copiste de l’Encyclopédie, jusqu’à notre promenade dans le quartier de Saxe-Coburg square ; les mots sinistres, sur lesquels Sherlock Holmes m’avait quitté, me revenaient en mémoire ; que devait être cette expédition nocturne, et pourquoi me munir d’armes ? Quel était notre rendez-vous ? notre but ? Holmes m’avait bien donné à entendre que cet employé à figure pateline était un homme dangereux, un homme capable de faire un coup, mais… en vain essayais-je de comprendre ; et, devant cet insuccès, je cherchai à me soustraire à cette pensée, en attendant que notre promenade nocturne m’apportât une solution.
Il était neuf heures un quart lorsque je sortis de chez moi pour m’acheminer, à travers le parc et Oxford street, vers Baker street. Je vis deux hansoms à la porte de Sherlock Holmes, et lorsque je pénétrai dans le corridor, j’entendis distinctement plusieurs voix. Je trouvai effectivement Holmes en conversation très animée avec deux hommes, dont l’un, Peter Jones, était l’agent de police officiel, tandis que l’autre, un individu long, maigre, à la figure patibulaire, revêtu d’une redingote râpée et tenant à la main un chapeau luisant, m’était totalement inconnu.
— Ah ! nous voici au complet, dit Holmes, en boutonnant sa veste et en décrochant du porte-manteau sa lourde sacoche de chasse. Watson, vous connaissez, je crois, M. Jones, de Scotland Yard ? Permettez-moi de vous présenter à M. Merryweather, qui va être notre compagnon dans l’expédition de cette nuit.
— Comme vous le voyez, docteur, nous chassons encore en chiens couplés, dit Jones, de son ton suffisant. Notre ami, ici présent, est merveilleux pour lancer ; mais il lui faut ensuite un bon chien de change.
— J’espère que tout cela n’est pas un canard, observa M. Merryweather tristement.
— Ayez confiance en M. Holmes, dit l’agent de police, d’un ton pompeux ; il a une méthode à lui, un peu trop théorique et fantastique à mon avis, mais il y a bien en lui l’étoffe d’un détective. Je dois ajouter qu’une ou deux fois même, dans l’affaire du crime de Sholto, et du trésor d’Agra, par exemple, il était plus près de la vérité que la police.
— Oh ! je vous crois sur parole, monsieur Jones, dit l’étranger avec déférence ; mais je manque mon whist du samedi, et ce sera la première fois depuis vingt-sept ans.
— Je crois, dit Sherlock Holmes, que vous jouerez plus gros jeu que jamais ce soir et que ce sera fort excitant, car pour vous, monsieur Merryweather, l’enjeu sera de quelque trente mille livres, et, pour vous, Jones, ce sera l’arrestation de l’homme que vous cherchez.
— John Clay, l’assassin, le voleur, l’escroc, le faussaire, continua M. Jones. Il est jeune, monsieur Merryweather, mais il connaît bien son métier. Si j’avais le choix entre plusieurs criminels, c’est bien à lui que je mettrais d’abord les menottes. C’est un homme vraiment remarquable, ce jeune Clay ; son grand-père était un duc authentique et lui-même a été élevé à Eton et à Oxford. Il est aussi malin qu’habile de ses doigts, et, quoique nous voyions partout des traces de son passage, nous n’arrivons jamais à le saisir : un jour, il détruira une crèche en Écosse, et huit jours après, il ouvrira une souscription en Cornouailles. Je suis sur sa piste depuis plusieurs années ; je n’ai encore jamais réussi à le voir.
— J’espère que j’aurai le plaisir de vous présenter à lui ce soir. Je me suis déjà une ou deux fois trouvé en rapports avec M. John Clay, et je suis d’accord avec vous sur ce point qu’il est parfaitement au courant de son métier. Mais il est dix heures passées ; partons, il en est grand temps. Montez tous deux dans le premier hansom ; Watson et moi nous vous suivrons dans le second. »
Sherlock Holmes ne fut pas très communicatif pendant cette longue course ; il s’étendit au fond de la voiture, en fredonnant les airs qu’il avait entendus dans la journée. Nous traversâmes un labyrinthe sans fin de rues éclairées au gaz, jusqu’au moment où nous débouchâmes dans Farringdon street.
— Nous voici presque arrivés, dit Holmes. Ce Merryweather est le directeur d’une banque et il est personnellement intéressé à cette affaire. J’ai pensé qu’il était préférable de nous adjoindre ce brave Jones, quoiqu’il soit parfaitement idiot dans l’exercice de sa profession. On ne peut cependant lui refuser certaines qualités ; il a la bravoure du bouledogue et la ténacité du homard quand il saisit une victime entre ses pinces. Mais nous voici arrivés et les autres nous attendent déjà.
Nos voitures s’étaient arrêtées devant ce même passage que nous avions exploré dans la journée, alors qu’il était si encombré de passants.
Nous congédiâmes nos fiacres et nous suivîmes M. Merryweather dans un petit couloir terminé par une porte de service qu’il nous ouvrit. Cette porte donnait sur un étroit corridor que fermait une massive porte de fer, laquelle donnait accès à un escalier de pierre tournant, au bas duquel se trouvait une autre formidable grille de fer. Là, M. Merryweather s’arrêta pour allumer une lanterne à la lueur de laquelle nous nous engageâmes dans un couloir sombre, imprégné d’humidité, au bout duquel se trouvait une troisième porte. C’était l’entrée d’une grande cave voûtée, entièrement tapissée de massives caisses de fer.
— Rien à craindre du côté de la voûte, dit Holmes, après avoir examiné la cave.
— Ni de celui-ci, répondit M. Merryweather, en frappant les dalles avec sa canne. Mais sapristi ! mon cher, cela sonne creux, s’écria-t-il stupéfait.
— Plus de calme, je vous en prie, dit Holmes sévèrement ; voilà que vous avez déjà compromis le succès de notre expédition. Veuillez vous asseoir sur une de ces caisses et ne vous occuper de rien.
Le solennel M. Merryweather prit un air piqué et se percha sur une caisse, tandis que Holmes tombait à genoux et, à l’aide de sa lanterne et d’un microscope, examinait minutieusement les interstices des pierres. Au bout de peu d’instants il se relevait brusquement et mettant sa loupe dans sa poche :
« Nous avons au moins une heure devant nous, dit-il, car ils ne peuvent rien faire avant que le brave usurier ne soit tranquillement endormi. Mais une fois leur besogne commencée ils ne perdront plus une minute, car plus tôt ils auront fini et plus ils auront de chances de s’échapper. Vous avez, je pense, deviné, docteur, que nous sommes dans la cave d’une des principales banques de Londres, M. Merryweather est le président du conseil d’administration et il vous expliquera les raisons pour lesquelles les plus hardis criminels de la capitale s’intéressent tout particulièrement à cette cave.
— C’est notre or français, murmura le directeur ; nous avons déjà été plusieurs fois prévenus des tentatives qui se préparaient dans le but de s’en emparer.
— Votre or français ?
— Oui. Il y a quelques mois nous avons eu occasion d’augmenter nos réserves et nous avons emprunté à cet effet trente mille napoléons à la Banque de France. On a su que nous ne nous étions pas encore servis de cet or et qu’il était intact dans nos caves. La caisse sur laquelle je suis assis contient deux mille napoléons emballés entre des feuilles de plomb. Notre réserve en numéraire est beaucoup plus considérable en ce moment qu’elle ne l’est d’habitude dans une succursale et les directeurs en ont même été préoccupés.
— Leur inquiétude était bien justifiée, remarqua Holmes. Et maintenant songeons à faire notre plan. J’espère que dans une heure environ les hostilités commenceront ; en attendant, il faut, monsieur Merryweather, que nous voilions cette lanterne sourde.
— Et que nous restions dans l’obscurité ?
— Je crains que ce ne soit absolument nécessaire ; j’avais bien apporté un jeu de cartes dans ma poche, pensant que nous pourrions faire notre whist à quatre. Mais les préparatifs de l’ennemi sont tels que nous ne pouvons nous risquer à garder une lumière. Il faut même choisir nos positions, car nous avons affaire à des hommes capables de tout et, quoique nous ayons l’avantage sur eux, ils peuvent nous faire du mal si nous ne prenons pas nos précautions. Moi, je vais me dissimuler derrière ce coffre et vous derrière celui-là. Puis, lorsque je tournerai la lumière de leur côté, entourez-les promptement. S’ils tirent sur nous, Watson, tirez aussi, sans la moindre hésitation.
Je plaçai mon revolver chargé sur la caisse en bois derrière laquelle j’étais accroupi. Holmes cacha sa lanterne, et nous laissa dans l’obscurité la plus complète, une obscurité que je ne connaissais pas encore et qui m’aurait donné un sentiment de malaise, si une vague odeur de métal chauffé n’était venue nous rappeler que nous avions là une lanterne prête à nous éclairer. J’avais les nerfs extrêmement tendus et j’étais, malgré moi, impressionné par les ténèbres et l’air froid et humide de ce caveau.
— Ils ne peuvent nous échapper que par un seul côté, murmura Holmes, par la maison qui donne sur Saxe-Coburg square. Avez-vous fait ce que je vous ai demandé, Jones ?
— J’ai un inspecteur et deux officiers en faction à la porte d’entrée.
— Alors nous avons bouché toutes les issues, et maintenant plus un mot.
L’attente nous parut indéfinie. Il nous semblait que l’aurore devait commencer à poindre, tandis que d’après les calculs que nous fîmes plus tard, cette situation n’ait pas dû se prolonger au delà d’une heure un quart. Mes membres étaient de plus en plus raides et engourdis, tant je craignais de faire le moindre mouvement ; mes nerfs étaient surexcités au dernier point, et mon oreille si tendue que, non seulement j’entendais la tranquille respiration de mes compagnons, mais encore je distinguais l’haleine bruyante du gros Jones, de celle légère et saccadée du directeur de la banque. La caisse derrière laquelle je me cachais ne masquait pas le sol, et tout à coup mes yeux perçurent un rayon lumineux. Ce ne fut d’abord qu’un jet, qui se profila sur le dallage pour disparaître aussitôt en un mince filet. Un instant après, sans aucun avertissement, sans aucun bruit, une fissure sembla se former entre les dalles, et, à la faveur du rayon de lumière, nous aperçûmes une main blanche, presque une main de femme, qui cherchait à se glisser dans l’interstice des pierres. Peu à peu, la main avec ses doigts tendus, émergeait au-dessus du sol, puis redisparaissait aussitôt et tout rentrait dans l’obscurité, sauf le seul point lumineux qui marquait un intervalle entre les carreaux.
Cette disparition ne fut que momentanée ; une des dalles blanches tourna de côté avec un grincement plaintif, laissant un trou béant par lequel jaillit la lueur d’une lanterne. Nous vîmes alors apparaître une tête au visage jeune, à l’œil investigateur, puis deux mains à l’aide desquelles l’individu s’appuyant de chaque côté de l’ouverture, se hissa au-dessus du trou s’aidant des genoux jusqu’à ce qu’il pût prendre pied dans la cave. Il tirait derrière lui un camarade mince et chétif comme lui, avec une figure pâle et quelques rares cheveux roux.
— La place est libre, murmura le premier arrivé. Avez-vous le ciseau et les sacs ? Grand Dieu ! Debout, Archibald, debout ! Je suis perdu.
Sherlock Holmes avait bondi hors de sa cachette, et avait saisi l’intrus par le cou, tandis que l’autre plongeait dans l’excavation en déchirant son vêtement que Jones saisit au passage. À la lueur de notre lanterne nous vîmes briller le canon d’un revolver braqué sur nous, mais le gourdin de Holmes, en s’abattant sur le poignet de l’homme qui cherchait à se défendre, fit tomber l’arme sur la pierre.
— Inutile, John Clay, dit Holmes d’un ton mielleux, votre affaire est faite.
— Je le vois, répondit l’autre avec le plus grand sang-froid. Je suppose que mon copain est sauvé quoique vous ayez conservé les pans de son habit.
— Trois hommes l’attendent à la porte, dit Holmes.
— Oh ! vraiment, vous me semblez avoir tout prévu. Je vous en fais mon compliment.
— Je vous félicite à mon tour, répondit Holmes. Votre idée de cheveux roux a été géniale et vraiment très pratique.
— Vous verrez tout à l’heure votre « copain », dit Jones. Il sait descendre dans un trou plus vite que moi. Tendez donc les mains afin que je vous mette les menottes.
— Ne me touchez pas avec vos mains dégoûtantes, dit notre prisonnier, au moment où les menottes se refermaient. Vous ignorez sans doute que j’ai du sang royal dans les veines. Ayez aussi la bonté quand vous me parlez de me dire « monsieur » et « s’il vous plaît ».
— Fort bien, répondit Jones, en ricanant. Eh bien ! voulez-vous, s’il vous plaît, monsieur, monter afin que nous prenions un fiacre pour conduire Votre Altesse au poste de police.
— C’est mieux ainsi, s’écria John Clay, gaîment.
Et nous ayant salués tous trois très bas, il partit tranquillement sous la garde du détective.
— Vraiment, monsieur Holmes, dit M. Merryweather, en sortant du caveau, je ne sais comment la banque pourra jamais s’acquitter envers vous du service que vous venez de lui rendre, car vous avez découvert et déjoué une des plus audacieuses tentatives de vol que j’ai vues.
— J’ai déjà eu deux ou trois fois à faire avec M. John Clay, dit Holmes. Cela m’a même coûté quelque argent et j’espère que la banque m’en dédommagera. Mais ceci dit, je suis largement payé par la satisfaction d’avoir eu une aventure que je qualifierai d’unique dans son genre et par le récit très original de l’Association des Hommes Roux. — Vous voyez, Watson, m’expliqua Holmes le lendemain matin, en buvant un verre de soda et whisky dans son salon de Baker street, vous voyez clairement maintenant que le seul but possible de cette curieuse annonce d’Association et de la singulière copie de l’Encyclopédie était de se débarrasser pendant quelques heures chaque jour de l’usurier naïf. C’était une étrange manière d’atteindre son but ; mais très bonne assurément. La tête rousse du complice a sans doute donné à Clay cette idée très suggestive. Tous deux leurraient et alléchaient l’usurier au moyen de quatre livres par semaine. Qu’était-ce, en effet, que cette somme à côté des millions qu’ils pouvaient gagner ? L’annonce que nous connaissons ayant été insérée dans les journaux, l’un des gredins tient le bureau ; l’autre engage le prêteur à s’y présenter, et ils s’assurent pleine et entière liberté chaque jour pendant la matinée. J’ai bien compris qu’ils avaient de sérieuses raisons pour vouloir être maîtres de la place, dès que j’ai su que l’employé était entré au service de Jabez Wilson pour la moitié des gages habituels.
— Mais comment avez-vous pu deviner leur but ?
— D’abord, il n’y avait pas de femme dans la maison, d’où absence de la simple et vulgaire intrigue. Le commerce de cet homme était peu considérable, et rien dans sa maison ne pouvait justifier et un plan aussi compliqué et les sacrifices d’argent que faisaient ces habiles coquins. C’était donc hors de la maison qu’il fallait chercher leur but, mais lequel ? Je me souvins alors du goût de l’employé pour la photographie et de la manie qu’il avait de disparaître dans la cave. La cave ! Voilà la clef de l’énigme, pensai-je. Alors, je fis une enquête sur ce mystérieux employé, et je découvris que j’étais en présence d’un des plus impudents et des plus audacieux criminels de Londres. Pourquoi s’enfermait-il dans cette cave plusieurs heures par jour, pendant des mois ? Pourquoi ? C’est que sans doute il creusait un souterrain pour aboutir à un autre bâtiment.
J’en étais là de mes déductions, lorsque je suis allé avec vous sur le théâtre des lieux. Là, j’ai dû vous surprendre en frappant le sol avec ma canne ; je voulais en effet me rendre compte si le caveau s’étendait en avant ou en arrière. Puis j’ai sonné à la porte, et, comme je l’espérais, l’employé est venu ouvrir. J’ai déjà eu affaire à lui, mais je ne connaissais pas ses traits. Je jetai un coup d’œil sur ses genoux qui étaient tels que je m’attendais à les voir. Vous avez dû remarquer vous-même combien son pantalon usé, froissé et taché à la place des genoux révélait des heures de travail dans un trou de lapin ! Dans quel but creusait cet homme ? Voilà ce qui me restait à savoir. Je tournai le coin de la rue et je m’aperçus que la Banque suburbaine de la Cité s’étendait jusqu’au local de notre ami, et, par cette découverte, mon problème était résolu. Lorsque vous êtes rentré, après le concert, je me suis rendu à Scotland Yard et chez le président du conseil d’administration de la Banque. Vous savez le résultat de ces visites.
— Enfin, comment pouviez-vous savoir qu’ils feraient leur tentative ce soir ? demandai-je.
— C’est bien simple, le fait seul d’avoir fermé le bureau de la fameuse Association prouvait que la présence de M. Jabez Wilson leur était devenue indifférente, autrement dit qu’ils avaient achevé leur tunnel ; il était essentiel pour eux de l’utiliser au plus vite, car ils pouvaient être découverts et le numéraire même pouvait être enlevé. Le samedi devait leur convenir tout particulièrement, puisque cela leur donnait deux jours pour se sauver. C’est pour toutes ces raisons que je les attendais ce soir.
— Votre raisonnement était parfait, m’écriai-je avec une admiration non déguisée ; pas une lacune dans cette longue série de faits !
— Cela m’a sauvé de l’ennui, répondit Holmes, en bâillant. Hélas ! le voilà qui m’envahit de nouveau. Ma vie n’est qu’un perpétuel effort pour échapper à la monotonie de tous les jours, monotonie qui n’est rompue que par ces petits problèmes. — Et vous êtes assurément un bienfaiteur de l’humanité.
Il haussa les épaules.
— Ma foi ! peut-être suis-je utile à quelque chose, répondit-il simplement.
« L’homme, c’est rien — l’œuvre, c’est tout » comme Gustave Flaubert l’écrivait à George Sand.
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