BIBLIOBUS Littérature

JUIN

 

1er juin.

Chez Bailby. Des figures que j'ai vues il y a douze ans. Tous les soirs elles vont en soirée et, tous les soirs, s'extasient du même sourire devant la chanteuse mondaine, la harpiste et le diseur de vers. Elles n'ont pas trop vieilli, parce qu'elles changent de plâtre chaque jour.

Mounet-Sully dit Le Testament de Murger, un sonnet de Soulary, des vers de Gautier. C'est bien, mais c'est trop composé. Familier, il met une main dans sa poche, tragique, il se tourne brusquement à droite ou à gauche, effaré, il cherche la queue du piano.

Il y a un diplomate qui dit : « Moi, vieilli dans les Cours européennes... »

La harpiste, une grande harpie dorée. Ah ! ça se voit, que c'est une harpe ! La femme écureuil. Ses doigts grimpent sur les cordes. Il y en a une qu'ils n'ont pas touchée, sans compter celles de mon coeur.

Une Russe chante : voilà ce que nous a valu M. Hanotaux.

Un monsieur très riche, à l'accent belge, et qui a des châteaux en province, dit qu'il va recevoir prochainement un évêque, et qu'il nous invitera.

Bailby présente et explique.

-- Quel luxe ! lui dis-je. Je suis ébloui.

Près de moi, Mme de Saint-Victor, la fille de l'écrivain, se livre tout de suite comme dreyfusarde et dit :

-- Je ne sais pas si nous sommes du même avis ?

On l'appelle « Notre-Dame de la Revision » : elle descendrait dans la rue.

Montesquiou, bavard, et qui se croit artiste parce que toutes ses paroles sont cueillies aux diverses branches de l'art. Il parle des voix, tâche de les décrire, emprunte, pour parler musique, ses métaphores à la peinture, tâche d'être documenté, précis, fin, et est insignifiant.

2 juin.

Il s'agit d'être, non pas le premier, mais unique.

Ah ! le beau couplet que Molière aurait mis dans la bouche d'Alceste, contre le patriotisme !

3 juin.

Dans une carrière j'arrache avec mes ongles des cailloux polis : je ne construirai jamais rien.

13 juin.

La Gloriette. La vache, il faut tout de même y faire attention : d'un doux hochement de tête, elle vous crèverait le ventre.

14 juin.

Du coq, Guitry dit très joliment qu'il court les mains dans ses poches.

-- Songe que tu as charge d'âmes.

-- Oh ! s'il n'y avait que des âmes...

C'est déjà bien, de trouver de jolies choses. S'il faut encore qu'elles soient vraies !...

Je pose encore, hélas ! quand je dis que je pose.

Il rencontre une petite femme dans un Moulin plus ou moins rouge. Elle est venue à Paris avec un amoureux qui l'a tout de suite lâchée. Il lui offre un bock et lui promet le mariage. Il est très content. Il l'a sauvée de la boue. Il a fait une bonne action, et, comme il a 43 ans, elle, qui n'en a que 20, croit aussi avoir fait une bonne action. Bien entendu, ils couchent ensemble avant la cérémonie. Elle est gentille, un peu vulgaire de visage, dit Mme Steinlen. Elle a reçu une bonne éducation. Elle est musicienne. Rousse, elle est « couverte en briques et à cheval sur un écureuil », dit Steinlen.

Steinlen, vêtu, sous son pardessus, d'un gilet de velours bleu et d'une culotte bleue de charpentier. Il traite sa femme de vieille scie et parle à sa fille comme un pasteur protestant.

Au fond de tout patriotisme il y a la guerre : voilà pourquoi je ne suis point patriote.

Promenade. Je passe devant le cimetière. Je n'ose pas songer à ce qui reste de mon père derrière ce mur, à quelques pas. Je m'éloigne. Tout le long d'un sentier fleuri, mon âme joue avec des idées de mort. A chaque instant je tourne la tête et cherche la Gloriette. Je me demande si elle est plus haut placée que le château, que l'école, si elle a plus de chances qu'une autre maison d'être frappée par la foudre. Cette peur imbécile de l'orage, même par les plus beaux jours, me tient en haleine. Grâce à elle, je paresserai un peu moins.

Je marche dans les blés, qui sont beaux, cette année. Le vent du nord leur est bon. Le vent du midi en aurait brûlé la fleur. Ma canne, que je tiens derrière mon dos, courbe les épis. Des coquelicots courent devant moi. J'arrive au bois frais, silencieux et sacré comme une église, et j'entre par une grande allée qui le coupe en deux. Mes narines sont agacées de fraîcheur, et soudain je me sens léger vêtu.

Qui est-ce qui vient à moi, de là-bas, à travers les arbres ? Personne.

Qui est-ce qui marche sur les feuilles ? Des âmes sans corps.

Des oiseaux de soleil se sont posés à terre et se cachent ou se déplacent selon l'agitation des feuilles.

... Vitaï lampada tradunt Les arbres se passent l'un à l'autre le vent, qui est leur âme.

Heureusement, au bout de l'allée, voici le jour. Tout en moi s'éclaire.

J'entends le sifflement de la faux dans le foin. De loin, je la vois : elle semble valser doucement. Des mouches me piquent. Le temps... Non : mon humeur va changer.

Derrière moi, le coucou, mystérieux, invisible, mal famé, chante. On l'accuse de déposer ses oeufs, un par un, dans des nids de fauvette, de rouge-gorge, de rossignol, de bergeronnette, de grive ou de merle. Le beau crime ! Eh ! bien, et vous ? Avec ça que vous ne déposez jamais vos petits dans le lit des autres ! Mais vous n'avez pas la loyauté de chanter : « Coucou ! » pour prévenir.

Tiens ? Un porte-monnaie. Non ! C'est une taupe qu'un faucheur a tuée et jetée dans le chemin.

Je devine qu'un chariot de foin a passé par ici. Mainte ronce, au passage, en a mordu un brin et le garde.

De ma première promenade je rapporte une rose sauvage, une pauvre rose qui n'a qu'une robe mince, et pas de dessous.

Quel vent ! Que de saluts ! Tous les arbres s'inclinent. Il y a grande réception chez eux, ce soir.

15 juin.

Le coq. Le cochinchinois de Guitry, qui a du poil jusqu'aux talons, à peine lâché dans la basse-cour, nous a joué le retour du marin. Grattant le sol, il appelait les poules. Elles s'approchaient avec défiance et coquetterie. Il a même osé s'adresser à une mère de famille qui, après sa courte honte, a vite caché ses poussins sous son aile.

Ce que je regarde d'abord d'une maison, c'est si elle a un paratonnerre.

Le coq tâche, sans y réussir, de faire sonner ses éperons.

18 juin.

Les meules de foin comme un petit village de huttes régulièrement disposées, et la lune s'y promène dans les rues.

19 juin.

Les étoiles. Il y a de la lumière chez Dieu.

20 juin.

Hier, anniversaire de la mort de mon père. Sans Marinette, je n'y pensais pas.

Ma mère, qui est au lit, fait dire une messe. Ainsi, trois ou quatre vieilles femmes écoutent un prêtre qui prie pour mon père.

Marinette et moi, nous lui portons une couronne assez lourde, en faïence, vernie. On donne aux morts des fleurs de métal, de métal qui dure.

Je suis sur la tombe de mon père. Mes tablettes ! Mes tablettes !

Sur la tombe d'une pauvre vieille femme fleurissent des oeillets de poëte.

Sur une autre, un bol renversé dont on se sert pour arroser les fleurs.

Leurs noms de famille, qu'on avait oubliés, réapparaissent ici.

Telle pierre tombale est le pavé de toute une famille d'ours.

Il est moins cruel de n'aller jamais voir un mort que de n'y plus aller après un certain temps.

Il faut vivre à la campagne en abusant d'elle aussi peu que si l'on était à Paris. Alors, elle « se maintient ».

Ne regarder que la vie, mais ne choisir que les faits qui ont une signification.

J'ai mes défauts comme tout le monde ; seulement, je n'en tire aucun bénéfice.

21 juin.

Cyrano qui a la langue encore plus longue que le nez.

22 juin.

L'oiseau a toujours l'air neuf, né d'hier.

23 juin.

Une feuille tombe, et c'est un grand désastre : elle couvrait un nid.

Pluie. Les arbres marchent dans l'eau, branches retroussées. Les boeufs, inquiets, se réunissent sur les hauteurs. De temps en temps des piles de bois rangées au bord de la rivière, une bûche se détache et va se promener.

Philippe, quand il creuse un trou, a la préoccupation de trouver des os humains. Il dit qu'autrefois on enterrait partout les morts.

24 juin.

Plusieurs fois, dans mes rêves, j'ai inventé le dendromètre, appareil à mesurer les arbres sur pied.

Je gratte la nature jusqu'au sang.

La tête lourde comme un épi.

25 juin.

Les jeunes filles de Chaumot veulent toutes aller à Paris. Celles qui n'osent pas dire « à Paris », disent « en grande ville ». Elles veulent gagner de l'argent pour se marier. Comme elles ne savent rien faire, elles ajoutent qu'elles feraient n'importe quoi, que ça leur est égal. Elles ont un corsage plissé et une petite broche, les cheveux au vent, les pieds dans des savates, des mains propres et des ongles sales, des yeux frais, du rose aux joues, mais des dents inquiétantes.

27 juin.

Ces heures où l'on a envie de lire quelque chose d'absolument beau. Le regard fait le tour de la bibliothèque, et il n'y a rien. Puis, on se décide à prendre n'importe quel livre, et c'est plein de belles choses.

La lune. Cette lueur rose, cette clarté d'incendie, ce reflet de Paris qui la précède à l'horizon. C'est très difficile de voir le premier liséré de son ongle rouge : c'est déjà du feu. Elle monte vite. Elle apparaît tout entière comme un globe de feu couvé. Un petit arbre de l'horizon se dessine sur elle comme sur un écran jaune foncé. Déjà, elle n'est plus intéressante, et puis, c'est toujours la même chose. Elle-même, dont on prenait en pitié la solitude, semble nous dire : « Va ! Va ! Tu n'es pas obligé de rester là toute la nuit. »

28 juin.

Dès que je suis seul, c'est-à-dire sans un livre, me voilà médiocre : mon tirant d'eau diminue.

A trente ans j'étais déjà comme Goncourt à soixante-dix : seule, la note m'intéressait.

Quand je voyais mon père se promener d'une fenêtre à l'autre, voûté, les mains derrière le dos, silencieux, le regard profond, je me demandais : « A quoi pense-t-il ? » Aujourd'hui, je le sais par moi-même qui me promène comme lui, avec son air, et je peux répondre en toute certitude : « A rien. »

29 juin.

Eclairs. Celui-là casse comme du bois sec. Cet autre crépite comme du bois qui brûle.

J'apprends mon village comme de l'histoire.

30 juin.

Mon père. Des vieilles femmes se souviennent encore de la blouse qu'il portait quand il est venu de Paris pour tirer au sort, une blouse d'un bleu pas trop fané, avec des lisérés blancs et je ne sais combien de rangées de petits boutons de nacre qui montaient l'un sur l'autre.

Moi aussi, je l'ai connu avec des blouses. Elles s'ouvraient sur le plastron blanc de la chemise empesée. Ah ! cette chemise ! C'est encore un étonnement pour moi. Il la gardait pour se coucher, il la portait une semaine, et elle était toujours blanche et jamais cassée. Par quel mystère ?

Jour de foire. On dirait La Marche à l'étoile sur la route. Tous ces boeufs, ces vaches, ces gens, vont peut-être voir l'Enfant nouveau-né. Et ces cochons criards comme si l'on ne faisait que les pincer !

Les hommes ont mis leur blouse des dimanches, et, les femmes, ce qu'elles ont de plus noir. Quelques-unes s'abritent du soleil sous un parapluie.

Les bœufs que d'autres bœufs, dans les prés, regardent passer. Les grosses juments qui relèvent prétentieusement leurs sabots.

Dans une mouche, il y a une goutte de sang humain, humainement rouge.

 

 

 

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