Vous êtes là-bas au XIXe siècle ; nous sommes ici au temps des haches de pierre et nous avons des chansons de gestes pour littérature.
Non pas la chanson de gestes du Moyen-Âge, mais celle des temps tout à fait primitifs ; avec des vocabulaires bornés et les œuvres à l'état d'enfance.
Les récits ne sont pas non plus la légende [du] Moyen-Âge, mais peut-être lui ressemblent-ils par la parole fréquemment matérialisable en symboles.
Comme les contes des nourrices, les légendes canaques sont interminables ; tantôt elles dérivent l'une de l'autre, tantôt se succèdent sans ordre, souvent aussi le conteur intervertit la suite ordinaire sans nuire au récit.
C'est extrêmement logique, car il n'y a pas de raison pour mettre la Barbe Bleue avant plutôt qu'après Peau-d'Ane.
Ces récits et ces chants sont ceux qui bercent toute l'humanité à son premier âge ; c'est pourquoi il est souvent facile de saisir la pensée du Canaque et de compléter la phrase. Leur style plein de métaphores est du reste vivant ; on le voit autant qu'on l'écoute, puisqu'il est tout matériel encore.
Une grande partie des vocabulaires de ce livre est due à un Canaque fort intelligent, Daoumi, qui parfois faisait des réflexions judicieuses sur certaines coutumes nationales, par exemple celles de l'anthropophagie. Cela était dû, pensait-il, à cette réflexion qu'il est indifférent au mort d'être ou de n'être pas mangé, et que de plus on rendait service à ceux qui avaient faim ; mais, ajoutait Daoumi, il y a longtemps que cette coutume nous fait horreur ; et depuis le temps de nos grands-pères, je ne crois pas qu'on y ait goûté dans ma tribu, ni même dans un grand nombre d'autres à part quelque cas de vengeance.
Nous pensons, nous, que l'anthropophagie est un peu aussi un goût dépravé fréquent chez l'homme tout à fait primitif ; il est encore un peu bête féroce.
La race canaque est meilleure qu'on ne le croit ; ils sentent une idée généreuse plus vite que nous ne la comprenons ; elle met dans leurs yeux une douceur infinie tandis qu'un récit de combats y allume des éclairs.
Le Canaque Daoumi me fit l'honneur de me présenter son frère beaucoup plus sauvage que lui, mais désireux de s'assimiler notre pauvre étroite civilisation qui l'éblouit, et trois ou quatre de ses amis, dont l'un taillé en hercule et coiffé en femme avec un peigne dans ses cheveux cimentés à la chaux, doit être le type des naturels du temps de Cook : douceur infinie sur le visage, mais pommettes saillantes et dents pointues, front étroit et mâchoires puissantes, crinière de fauve, œil étonné et confiant ; mélange du bœuf, du lion et de l'enfant.
Cette race est-elle appelée à monter ou à disparaître ? Le sol calédonien est-il un berceau ou le lit d'agonie d'une race décrépite ? Nous penchons à quelques peuplades près pour la première supposition, il serait donc possible de conserver ces peuplades en les mêlant à la vieille race d'Europe ; les unes donneraient leur force, l'autre son intelligence à une jeune génération.
En attendant, tandis que vos philosophes blancs noircissent du papier, nous écoutons des bardes noirs à qui malheureusement on fait mêler nos mots barbares à leurs mots primitifs avant de les saisir tels qu'ils sont. Le vocabulaire d'une peuplade n'est-ce pas ses mœurs, son histoire, sa physionomie ?
La race va s'éteindre et nous ne savons rien à peine, ni l'argot anglo-canaque-franc laisse survivre une partie des mots véritables.
Ne pourrait-on saisir ces dialectes, étudier cette race, avant que l'ombre recouvre des choses historiquement curieuses.
S'il est utile d'étudier les cadavres des nations, où pourrait-on avec la race canaque travailler sur le vif. N'est-il pas temps de faire un peu de vivisection historique ?
Combien d'échelons n'a-t-on pas déjà laissé tomber dans l'abîme ? C'est pour cela qu'il est si profond.
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