BIBLIOBUS Littérature française

Une réception - Félix Galipaux (1860-1931)

 

 

A Léon RICQUIER.

 

 

De toutes les maladies dangereuses, la plus terrible et la plus foudroyante est certainement la rage du théâtre.

Ce genre d'hydrophobie est peut-être le seul devant lequel la science de Pasteur resterait impuissante.

Oui, tout individu piqué de cette tarentule peut se considérer à bon droit comme f...lambé, la piqûre est venimeuse.

En effet, on a vu des artistes, ayant amassé un petit pécule, renoncer à l'Art, à ses pompes et à ses œuvres, autrement dit à ses succès et à ses vestes, se retirer de cette vie, fiévreuse et agitée s'il en fut, avec le désir bien arrêté de bourgeoiser tranquillement, de devenir pot au feu en diable, et moins de cinq ans après, remonter sur les planches, tant le feu sacré qui semblait éteint chez eux était encore vivace.

Du reste, on n'a qu'à jeter un coup d'œil sur le passé: combien de comédiens, je parle seulement des grands talents, ont joué tard sur leurs vieux jours, ne consentant jamais à prendre un repos bien gagné et, se croyant toujours jeunes, ont affronté gaiement le feu de la rampe!

La liste en serait longue de ceux qui, enviant l'immortel Molière, mourant en scène, en prononçant le fameux juro d'Argan, sont restés sur la brèche en dépit de tout et de tous, s'y acharnant toujours et quand même.

Malgré ou peut-être même à cause des difficultés inouïes, des obstacles insurmontables, des nombreux froissements d'amour-propre et des déboires sans fin qu'on éprouve dans la carrière dramatique, il se trouve un nombre considérable de gens qui veulent chausser le cothurne (expression d'autant plus bizarre, qu'on l'applique souvent à des gens qui n'ont pas de souliers.)

Ces malheureux assoiffés de gloire, qui ont souvent toutes les facilités ... pour faire autre chose que du théâtre, et auxquels on ne saurait trop répéter le vers de Boileau:

Soyez plutôt maçons si c'est votre métier.

mènent pour la plupart une existence bien misérable. Ils servent les trois quarts du temps de souffre-douleur à leurs camarades et on se demande, en les voyant, s'il faut en rire ou en pleurer.

Pour celui qui va nous occuper, il faut en rire, car, il a pris son parti en brave et a renoncé, pour quelques temps du moins, à la décevante et trompeuse carrière théâtrale, pour une plus lucrative et plus calme: il s'est fait teinturier.

C'est à présent un homme de couleur.

Si vous le voulez bien, nous le nommerons Caméléon: ça nous rappellera son métier.

Donc, Caméléon sentit un jour chez lui une vocation irrésistible pour l'art dramatique; ça lui était venu tout d'un coup, comme l'attaque d'apoplexie.

Mais il n'était pas encore bien fixé sur le choix du genre qu'il adopterait; serait-il dieu, table ou cuvette? il l'ignorait.

Pour faire cesser cette cruelle incertitude (car le doute est l'ennemi de l'homme, dit-on en philosophie) il eut, le malheureux, la triste idée d'aller consulter les artistes du théâtre du Palais-Royal!!!

Ce ne fut pas là, ce qu'on appelle ordinairement une bonne inspiration.... Mais n'anticipons pas.

Caméléon enfreignit donc le dur règlement du théâtre et, soudoyant à prix d'or (50c.)l'aimable Pomard, alors le gardien sévère mais juste du Temple de la Gaîté (quoi que ce soit au Palais-Royal), put franchir la porte d'ordinaire obstinément close au profanum vulgus.

Arrivé au seuil du «Bain à quatre sous», il frappa bien timidement, le povero, et reçut un «entrez» poussé par huit gaillards dont les voix tonitruantes clouèrent sur place mon pauvre Caméléon, qui, pressentant sans doute son état actuel, changea de couleur.

Mis au courant de la situation et lorsque le jeune néophyte eut adressé sa requête, le Bain, par la voix de son secrétaire, le machiavélique Numès, répondit au futur martyr, qu'il y avait lieu de se réunir et que le comité lui écrirait le jour où il pourrait venir passer l'audition demandée.

Caméléon radieux partit enchanté et ne dut pas dormir beaucoup cette nuit-là!

A peine avait-il refermé sur lui la porte du Bain, que tous les baigneurs éclatèrent en sourdine, à l'idée de la bonne farce que l'on allait jouer au naïf, à ce monsieur qui se figurait que, pour jouer la comédie, il suffisait de monter sur les planches.

 

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L'examen devait avoir lieu le lendemain, en grande pompe; tout le Bain y assisterait.

Maintenant, une explication nécessaire et que le lecteur a déjà dû chercher.

Qu'est-ce donc que le «Bain à quatre sous?»

Voici: personne n'ignore que le théâtre du Palais-Royal n'a rien de commun avec la salle du Trocadéro, en tant qu'espace, bien entendu.

Or, la salle étant extrêmement exiguë, on ne se fait pas une idée de ce que sont foyer d'artistes, loges, couloirs, bref la partie du théâtre qu'on ne voit pas; ce que le potache appelle, en faisant des yeux blancs: les coulisses!

Au Palais-Royal, les loges d'artistes sont réduites à cinq seulement plus une pour les choristes là-haut, là-haut.

Sur ces cinq, les vedettes en prennent une chacun, ce qui fait qu'on empile tous les autres dans la même: Le bain à quatre sous! Nom bien caractéristique et qui s'explique de lui-même. On attribue à Lassouche la paternité de cette expression; un jour que, recevant une visite (jadis!!!) il s'écria: «Montez-donc là haut,—au bain à 4 sous!»

En effet, quand on y entre, c'est un bain pour la chaleur et le déshabillé qui y règnent.

A présent le lecteur en sait autant que moi.

Le jour de la réception arriva.

On jouait alors Divorçons. L'examen devait avoir lieu pendant un entr'acte, afin que tous pussent y assister.

 

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Une petite mise en scène avait été préparée pour cette cérémonie.

Ainsi, devant l'unique fenêtre de la loge (qui permet qu'on n'étouffe pas tout à fait), on avait cloué de grands journaux qui allaient du haut en bas du chambranle, au milieu de cette toile de fond improvisée, on avait dessiné au charbon un masque comique, (afin qu'il n'y eût pas d'erreur, on l'avait écrit dessous.) Au haut de la fenêtre, on avait attaché un petit buste de la République (?) qu'on avait trouvé dans un placard; à droite et à gauche, deux portants pris en bas, et par terre, tout le long, servant de rampe, huit ou dix morceaux de bougie; avec tous les becs de gaz allumés: c'était complet.

A neuf heures, Caméléon se présente.

Un frémissement d'aise passe sur tous les visages.

—Je ne suis pas en retard? hasarde le malheureux.

—Non.

—Voyons, venez ici qu'on vous arrange.

—Comment?

—Savez-vous vous faire une tête?

—Hein?

—On vous demande si vous savez vous maquiller?

—Oh! un peu, fait-il pour montrer qu'il sait quelque chose.

—Déshabillez-vous.

—Que je me ...

—Oui, déshabillez-vous, nous allons vous grimer.

—Est-ce bien utile?...

—Je crois bien ... pour voir si vous avez la «gueule» lui dit Numès, d'un ton sérieux.

—Ah! bon, bon, murmure Caméléon, convaincu.

Tout d'abord on lui enduit la figure et le cou d'un cold-cream appelé généralement saindoux; après, une couche de blanc gras bien étalée recouvre tout son visage, la poudre de riz vient ensuite saupoudrer le tout et on commence alors à lui faire une tête auprès de laquelle celle qui surmonte les épaules d'un Cynghalais n'est que de la saint-Jean.

—Mets du rouge, dit Pellerin.

Et Numès lui dessine un rond rouge, grand comme une pièce de cinq francs, sur chaque joue.

—N'oublie pas le bleu, fait Garon.

Et Numès de border d'un beau bleu ces deux circonférences rougeâtres.

—Eh bien, et le crêpé? ajoute Numa.

Ce bandit de Numès colle alors avec du vernis, du crêpé dans les sourcils de la victime, il lui met des moustaches, de la barbe, des favoris, je ne sais même pas s'il ne lui en a pas mis un peu dans le nez, pour simuler quelques poils follets.

—Tu ne lui dessines pas quelques rides? insinue Raymond.

Et le coupable Numès d'ajouter en long, en large, en travers, en biais de grosses raies marron qu'on aurait aperçues à dix kilomètres; le malheureux avait l'air d'un prisonnier derrière les grilles de son cachot.

—Sapristi, il n'a pas de perruque!

Et tous ces criminels de chercher la plus longue, la plus lourde et la plus gênante des perruques, que l'assassin Numès appliqua sans mot dire sur la nuque du souffre-douleur qui suait sang et eau.

Le premier acte de Divorçons terminé, les autres artistes montèrent; ce furent d'abord Daubray, Calvin, puis Plet, Luguet, sans compter Hyacinthe, venu d'Asnières exprès, Lhéritier, Montbars et votre serviteur qui venait pour la première fois, depuis son engagement, ce qui lui donna une rude idée de la dose de mélancolie qui régnait dans le théâtre où il entrait.

 

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Vous dire l'épatement, c'est le mot, des nouveaux arrivés, à la vue de cet horrible chienlit, est impossible; je vois encore Plet qui tomba sur une chaise, le malheureux se tordait, j'avoue que, pour ma part, n'étant pas de la force de ces fameux pince sans-rire, j'eus bien de la peine à tenir mon sérieux.

—Allons, commençons vite, dit Daubray.

Le patient remet son paletot, enjambe la rampe stéarinesque et, après avoir salué ce public diabolique, demande ce qu'on exige de lui.

—Que savez-vous?

—La Grève des Forgerons.

—Ah! en français? interroge Calvin.

Plet se roule.

—Dame! fait Caméléon, qui commençait à être abruti.

—Dites-nous la.

Il commence.

A peine, a-t-il dit les trois premiers vers, que tous les artistes qui étaient assis sur des chaises placées en rang, comme pour entendre quelque chose de sérieux, se lèvent, lui tournent le dos et vont dans un coin de la salle, se former en rond.

Comme le patient ne comprenait pas la cause de ce mouvement de rotation, il s'arrête un instant.

—Continuez, lui crie-t-on de toutes parts, le jury délibère.

Il continue; tout le monde sort et le pauvre naïf reste seul, en train de dire la poésie de Coppée.

Quelques instants après, le jury qui était sorti pour s'esclaffer à son aise, n'y tenant plus d'un tel effort, rentre et ordonne à l'aspirant artiste:

—Dites-nous le même morceau en auvergnat.

Plet tombe par terre.

—Comment, vous ne comprenez pas? c'est bien simple. Et Milher de dire:

—Mon hichtoire, mechieure les juges, chera brève; voichi:

—Ah! bon, et Caméléon fit ce qu'on lui demandait!

—Assurément, c'est très gai, la Grève des Forgerons, dit Numès, mais n'auriez-vous pas quelque chose de plus en dehors, du même genre, moins grave? tenez, par exemple, savez-vous: J'aime pas l'veau. C'est très bien J'aime pas l'veau et ça entre bien dans vos cordes. C'est de Milher et de moi, je m'étonne que ce morceau ne fasse pas partie de votre répertoire ... alors, quel est le directeur qui vous engagera?

 

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—Je l'apprendrai, monsieur, balbutie Caméléon.

—C'est bon. Chantez-nous une chansonnette.

Et le malheureux offre de chanter Le Second mouvement.

—Va pour le Second mouvement, dit Daubray, vous ne savez pas le troisième?

—Non, monsieur.

—Oui, ajoute des Prunelles, comme pour renseigner le jury, il n'a fait que des études superficielles.

La chansonnette chantée au milieu de rires difficilement contenus, Numa dit à Caméléon:

—Pourquoi ne pas être franc? est-ce qu'il ne valait pas mieux nous dire tout de suite: «Je suis élève de Duprez!»

—Mais, monsieur, répond le pitoyable postulant, je n'ai jamais pris de leçons de personne.

—Allons donc! Ce n'est pas possible, exclame le chœur.

—Si, si, fait le chanteur flatté.

—Voyons, maintenant vous allez redire la chansonnette sans parler ... je m'explique: vous allez la penser simplement en vous contentant de ne faire que les gestes. C'est pour voir si le geste est bon.

Plet se tord.

—Là, à présent, continue Daubray, retournez-vous, regardez la toile de fond et recommencez à chanter ... mentalement.

Et Caméléon de regarder le mur en gesticulant en silence.

Ah! c'est là qu'on en a profité pour rire un peu.

Les uns mettaient leur mouchoir dans la bouche, les autres moins forts sortaient n'y tenant plus.

—Voyez-vous! comme il a la figure expressive!

—Quelle physionomie mobile, ce garçon-là!

—Là, maintenant, recommencez, de profil.

—Bien, bien, non, de l'autre côté!... oui, là ... comme ça.

—Ah! mes enfants, dit Daubray, voyez comme le bout de son nez remue.

—A-t-il un nez amusant! Son nez parle positivement.

La sonnette de l'entr'acte retentit.

On abrégea par force cette nouvelle inquisition.

—Mon cher ami, nous vous délivrerons demain un certificat avec toutes nos signatures; vous le ferez d'abord parapher par M. Luguet, le régisseur général, et vous vous présenterez ensuite chez M. Briet, le directeur ... vous êtes sûr de votre affaire.

L'acte recommençait.

Plusieurs artistes descendent et parmi ceux qui restent, Caméléon trouve encore des ennemis.

—Pour vous démaquiller, dit Pellerin, voici une serviette et de l'eau.

Tout le monde sait que l'eau est impuissante à enlever le fard; on n'arrive à se nettoyer bien complètement qu'avec du cold-cream.

—Quant au crêpé, ajoute le féroce Numès, c'est bien simple; faites-vous raser les sourcils; nous, la première fois, c'est ce que nous avons fait.

Le bien à plaindre Caméléon, désireux d'aller respirer un air pur, réconfortant et qui pût le remettre de toutes ces émotions, sortit précipitamment avec son fard et son crêpé sur la figure.

Si on ne l'a pas arrêté ce soir-là, c'est qu'il y a un Dieu pour les naïfs.

Le lendemain, muni de la bienheureuse pétition, il se présenta chez les directeurs en agitant triomphalement son certificat.

MM. Briet et Delcroix détruisirent les beaux rêves de Caméléon en lui apprenant qu'on s'était f...u de lui.

Sorti comme un fou, en jurant de se venger, Caméléon cherche partout Numès pour le tuer.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Date de dernière mise à jour : 02/07/2021