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BIBLIOBUS Littérature française

Spéculations - Alfred Jarry (1873-1907)

1901-1902

Hannetons, hameçons et hanoteaux et autres spéculations…

 

Table des matières

  • LES NOUVEAUX TIMBRES
  • POINTS D’INTERVIEW
  • LA CERVELLE DU SERGENT DE VILLE
  • COMMENT NOUS FÎMES CONNAISSANCE AVEC LA REINE WILHELMINE
  • LE CERCUEIL DE LA REINE VICTORIA
  • À PROPOS D’UN ALBUM
  • M. FAGUET ET L’ALCOOLISME
  • PRESTATIONS EN NATURE
  • LES PLUS FORTS HOMMES
  • LE MARDI GRAS
  • AUTEURS FAVORIS ET FAVORIS D’AUTEURS
  • EDGAR POE EN ACTION
  • LA FEMME ESCLAVE
  • LE HOMARD DU CAPITAINE
  • PARIS COLONIE NÈGRE
  • LATIN DE PROFESSEURS
  • LE CAS DE MADAME NATION
  • LE RECENSEMENT
  • HANNETONS, HAMEÇONS ET HANOTAUX
  • LA PLACE DES MOTS
  • ACCIDENTS DE CHEMIN DE FER
  • ROME À PARIS
  • PROTÉGEONS L’ARMÉE
  • L’HOMME AU SABLE
  • LE DUEL MODERNE
  • L’ÉTUDE DE LA LANGUE ANGLAISE
  • ESSAI DE DÉFINITION DU COURAGE
  • LA PHOTOGRAPHIE DES ACCIDENTS
  • L’ABBÉ BRUNEAU
  • LES ARBRES FRANÇAIS
  • LE LANGAGE INSTANTANÉ
  • CENT MILLE PERSONNES SÉQUESTRÉES
  • LES GARDES CIVIQUES DE BRUXELLES
  • MÉDICAMENT POUR L’USAGE EXTERNE
  • LE RIRE DANS L’ARMÉE
  • LE COMITÉ DIRECTEUR DE L’AU-DELÀ
  • LE NOUVEAU MICROBE
  • LES PIÉTONS ÉCRASEURS
  • LA SUPPRESSION DU SABRE
  • LES SACRIFICES HUMAINS DU 14 JUILLET
  • LA SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ENFANTS MARTYRS
  • DE L’ANTIPROTESTANTISME CHEZ LES GENDRES DE M. DE HEREDIA
  • PSYCHOLOGIE EXPÉRIMENTALE DU GENDARME
  • APPENDICE AU « GENDARME »
  • LES CARTES D’ÉLECTRICES
  • LA MOBILISATION DES TOURISTES
  • L’ADJUDANT FOURNAUX
  • HOMMAGES POSTHUMES
  • LES FUSILS TRANSFORMÉS
  • CONCLUSION DU « PIÉTON ÉCRASEUR»
  • L’ÉCHÉANCE DANS SES RAPPORTS AVEC LE SUICIDE
  • À PROPOS DE « L’AVARIE »
  • CYNÉGÉTIQUE DE L’OMNIBUS
  • L’AVIATION RÉSOLUE

 

 

Première édition par La Revue Blanche du n° 183, 15 janvier, au n° 205, 15 décembre 1901.

 

 

LES NOUVEAUX TIMBRES

C’est une des superstitions humaines, quand on veut s’entretenir avec des proches momentanément éloignés, qu’on jette dans des pertuis ad hoc, analogues aux bouches d’égout, l’expression écrite de sa tendresse, après avoir encouragé de quelque aumône le négoce, si funeste pourtant, du tabac, et acquis en retour de petites images sans doute bénites, lesquelles on baise dévotement par derrière. Ce n’est point ici le lieu de critiquer l’incohérence de ces manœuvres : il est indiscutable que des communications à distance sont possibles par leur moyen.

Cette habitude est assurément ancienne, car les figurines – les timbres, pour les appeler par leur nom – sont fort connues. Nous fûmes donc désagréablement surpris, il y a peu de jours, quand un débitant de tabac nous remit, contre nos quinze centimes de bon billon, une effigie inédite, et nous restâmes dans la même perplexité que si l’on nous eût passé une pièce fausse. Il ne nous servit à rien d’objecter au marchand que son nouveau timbre de quinze centimes était peu agréable à voir et que nous ne pensions point qu’il en vendrait autant que de l’autre. En vain fîmes-nous appel à sa moralité, car la vignette représente une scène plutôt regrettable : une dame, aveugle et le bras en écharpe, assise sur un pliant, apitoie les passants au moyen d’une pancarte qui promet à l’homme, sur sa personne, tous les droits ; au-dessus de sa tête se balance une lanterne avec le numéro de sa maison. Le prix s’élève, pour les étrangers, jusqu’à vingt-cinq centimes, quoique ce soit toujours la même dame.

Les timbres de 40, 50 centimes, 1 franc, de la forme large d’une couverture d’album, somptueusement tirés en deux couleurs, nous n’avons pu en deviner l’usage. On conte que des vieillards prodigues en payent des exemplaires de luxe jusqu’à deux et quatre francs.

Les timbres de 1, 2 et 5 centimes nous semblent suffire à toutes les exigences : leur cadre en figure de fer à cheval ailé les rend propres à servir d’enseigne au maréchal-ferrant aussi bien que d’ex-libris au poète, ce dernier à cause de Pégase. Nous ne saurions trop conseiller de substituer, en toute occasion, le nombre qui sera nécessaire de ces timbres d’un centime aux timbres de deux et quatre francs.

Les contribuables, qui salarient une police pour poursuivre les marchands de cartes transparentes, achètent et font circuler ce musée d’horreurs ; ils les achètent, et – quand il est si simple de cracher dessus ! – les lèchent.

15 janvier 1901.

POINTS D’INTERVIEW

« La fin de cette année, écrit M. Jules Claretie dans une excellente préface à la Presse française au XXe siècle, aura été marquée par un redoublement de points d’interrogation et d’interviews. » Nous avions bien lu : points d’interviews. Nous connaissions déjà, d’Alcanter de Brahm, le « point d’ironie », lequel a la figure, à peu près, d’un sempi grec. Le point d’interrogation usuel est l’hiéroglyphe représentatif d’une oreille, ornée même, somptueusement, d’un pendant. Quelle sera la forme du point d’interview ? Un simple hameçon de pêche à la ligne sans doute ; mieux encore, un davier à arracher les molaires, ou… une pince-monseigneur, voilà qui serait discret, exact, révérencieux, de bon goût et tout à fait bien.

15 février 1901.

LA CERVELLE DU SERGENT DE VILLE

On n’a point oublié cette récente et lamentable affaire : à l’autopsie, on trouva la boîte crânienne d’un sergent de ville vide de toute cervelle, mais farcie de vieux journaux. L’opinion publique s’émut et s’étonna de ce qu’elle jugea une macabre mystification. Nous aussi nous sommes douloureusement ému, mais en aucune façon étonné.

Nous ne voyons point pourquoi on se serait attendu à découvrir autre chose dans le crâne du sergent de ville que ce qu’on y a en effet trouvé. C’est une des gloires de ce siècle de progrès que la grande diffusion de la feuille imprimée ; et en tous cas il n’est point douteux que cette denrée s’atteste moins rare que la substance cérébrale. À qui de nous n’est-il pas arrivé infiniment plus souvent de tenir entre les mains un journal, vieux ou du jour, que même une parcelle de cervelle de sergent de ville ? À plus forte raison serait-il oiseux d’exiger que pussent en présenter à toute réquisition une tout entière ces obscures et peu rémunérées victimes du devoir. Et d’ailleurs, le fait est là : c’étaient bien des journaux.

Le résultat publié de cette autopsie est propre à jeter une salutaire terreur dans l’esprit des malfaiteurs. Quel sera désormais le cambrioleur ou l’escarpe qui ira risquer de faire sauter sa propre cervelle en affrontant un adversaire qui ne s’expose, lui, qu’à un dommage aussi anodin qu’un coup de crochet de chiffonnier dans une poubelle ? Il paraîtra peut-être, à des contribuables trop scrupuleux, déloyal en quelque sorte d’avoir recours à de tels subterfuges pour la défense de la société. Mais ils réfléchiront qu’une si noble fonction ne connaît point de subterfuges.

C’est d’un plus déplorable abus que nous accuserons la Préfecture de police. Nous ne dénions point à cette administration le droit de munir ses agents de cervelles en papier. On sait que nos pères marchèrent à l’ennemi chaussés de brodequins également en papier, et ce n’est pas cela qui nous empêchera de clamer indomptablement, et éternellement s’il le faut, la Revanche. Nous prétendons seulement examiner quels étaient ces journaux en lesquels consistait la cervelle du sergent de ville.

Ici le moraliste et l’honnête homme s’attristent. Hélas ! c’étaient la Gaudriole, le dernier numéro du Fin-de-Siècle, et une foule de publications plus que frivoles, dont quelques-unes de contrebande belge.

Voilà qui illumine certains actes, jusqu’à ce jour inexplicables, de la police, et singulièrement ceux qui causèrent la mort du héros de ce fait-divers. Il voulut, si nous nous souvenons bien, arrêter pour excès de vitesse un fiacre qui était stationnaire, et le cocher ne put obéir, logiquement, qu’en faisant reculer son véhicule. D’où chute dangereuse de l’agent qui se tenait derrière. Il reprit néanmoins ses forces après quelques jours de repos, mais, sommé de reprendre pareillement son service, mourut aussitôt.

La responsabilité de ces événements incombe sans contredit à l’incurie de l’administration policière. Qu’elle surveille mieux à l’avenir la composition des lobes cérébraux de ses agents : qu’elle la vérifie au besoin par trépanation avant toute nomination définitive ; que l’expertise médico-légale ne rencontre désormais dans leurs crânes que… Nous ne dirons point une collection de la Revue Blanche et du Cri de Paris, ce serait prématuré dès cette première réforme ; ni nos œuvres complètes, notre modestie naturelle s’y refuse, d’autant que des agents, chargés de veiller sur le repos des citoyens la tête ainsi garnie, constitueraient un danger public. Voici les quelques ouvrages, à notre avis, les plus recommandables pour un tel usage :

1° Le Code pénal ; – 2° un plan des rues de Paris avec la nomenclature des arrondissements, lequel brocherait sur le tout et figurerait agréablement par ses divisions géographiques un simulacre de circonvolutions cérébrales ; on le consulterait sans dommage pour le porteur au moyen d’un verre de loupe fixé après l’opération du trépan ; – 3° un nombre restreint de tomes du grand dictionnaire, de police sans doute si nous nous hasardons à en préjuger par son nom : LA ROUSSE ; – 40 et surtout, un choix éclairé d’opuscules des membres les plus notoires de la Ligue contre l’abus du tabac.

15 février 1901.

COMMENT NOUS FÎMES CONNAISSANCE AVEC LA REINE WILHELMINE

Ce fut à Sluys, en Hollande, dans un bureau de poste, que la jeune souveraine nous octroya plusieurs de ses portraits charmants, et nous fit la grâce de nous les choisir d’un format commode et facile à porter en voyage. Par la discrète entremise d’un employé dudit bureau, chacun, à notre exemple et sans même avoir besoin de notre recommandation, pourra se procurer les royales effigies par la méthode suivante :

Achetez une carte postale, que vous ne saurez plus courtoisement employer qu’en y témoignant votre gratitude à la reine. Avant même que vous n’ayez précipité votre carte dans le Briefenbus, appareil ingénieux sans doute mais qui ne réalise pas un bien sensible progrès sur nos boîtes aux lettres, et pour peu que vous ayez confié une piécette d’argent français, cinquante centimes par exemple, à l’employé complaisant, celui-ci vous fera présent en retour d’une quantité d’autres pièces de tous diamètres et de toutes espèces de métaux, portant l’image finement ciselée de Wilhelmine. Ceci se passe à Sluys – ou dans tout autre bureau de poste.

15 février 1901.

LE CERCUEIL DE LA REINE VICTORIA

Nous nous applaudissons de n’avoir point révélé, avant que tout danger fût passé, la terrifiante nouvelle qu’on va lire. Ainsi avons-nous contribué à éviter une désastreuse panique. Peu s’en est fallu que l’Europe n’eût à déplorer la mort, causée par le plus inouï des attentats, de plusieurs souverains et d’une infinité d’officiers supérieurs, réunis à l’enterrement de la reine Victoria. La catastrophe a été détournée grâce au sang-froid et à la discrétion courageuse des ordonnateurs des funérailles.

Le public avait pu ne pas bien comprendre dans quelle intention le char funèbre fut constitué par un attelage d’artillerie ; ni pourquoi ces manœuvres, sportives mais bizarres, des porteurs du coffin royal, dont le poids était évalué à trois cents kilos, « s’entraînant » préalablement au moyen d’un autre cercueil de cinq cents kilos. Qu’il sache aujourd’hui qu’il vient d’échapper à la plus audacieuse tentative des anarchistes de Londres : dans le cercueil, aujourd’hui scellé dans un caveau pour l’éternelle sécurité, avaient été substitués au cadavre de la Reine, trois cents kilos de dynamite ! Si tout péril est conjuré, on le doit à la parfaite condition, méthodiquement acquise, des muscles des porteurs. Mais, réclamerons-nous timidement, était-il bien nécessaire, dans ce cercueil d’entraînement, oublié à cette heure parmi des accessoires hors d’usage sur quelque pelouse de football ou de golf, et même avec cette excuse légitime qu’il fallait au plus vite et avec n’importe quoi, compléter le chiffre de cinq cents kilos, – était-il bien nécessaire d’y introduire précisément les vénérables restes de la Reine ?

15 février 1901.

À PROPOS D’UN ALBUM

Quand on vous présente un album, c’est le plus souvent pour écrire dessus ; s’il est déjà plein d’écriture, il ne reste plus qu’à écrire à côté. L’album de Henry Bataille : Têtes et Pensées, qui contient des portraits, des légendes qui les soulignent, et une préface, est fort intéressant – commençons par le commencement – d’abord par sa préface. Seuls les littérateurs, dit M. Henry Bataille, s’ils apprenaient le métier de peintre, « pourraient peindre des visages de pensée ». Tandis qu’aux peintres, face à face avec la pensée, « elle leur apparaît naïvement comme une chose énorme sous un front en travail… On sent que les gens qui l’ont dans leur cerveau doivent être des gens pas ordinaires ! » Tout au contraire, comme l’a exprimé avec un merveilleux bonheur M. Henry Bataille dans ses exactes ressemblances d’hommes de lettres, la pensée, ça ne se voit pas. Et il ne faut pas chercher à portraiturer un écrivain autrement que ne ferait un photographe ou un élève de l’École des Beaux-Arts : « Pas une manière de respirer qui ne soit étrangère, dit la préface si nous avons bien lu, à la manière de concevoir. » Mais comme il est permis de supposer que la pensée existe assurément chez ceux-là qui font profession de penser, M. Henry Bataille, après avoir retracé par son crayon l’humanité de chaque tête, soigneusement expurgée de toute cérébralité, a expliqué celle-ci dans de brèves légendes qui sont des chefs-d’œuvre de malice parfois, de grâce toujours. On a lu, il y a deux ans, dans la Revue Blanche le portrait de Jean de Tinan ; voici celui de Henry Bataille :

Tout à fait un Sardou qui serait resté jeune…

Dans les cyprès pleureurs de la chevelure croassent

Les rêves de la lèpre et du sang, mais la face

Où les rides n’ont point d’ombre est une chambre blanche.

À la bise de la rue, l’œil fait semblant de s’ouvrir.

Sur la bouche, âtre nu, flambe un maigre sourire

Qui suit le paresseux et bleu envol de ses paroles

Comme un enfant fait des opales qui ont des ailes avec des bulles.

Sur sa traîne serpentine par la chambre ondule

Une Mélusine projetant deux regards d’escarboucle…

Dans les cyprès pleureurs des rêves noirs croassent ;

Pour que le vêtement tombe droit le corps s’efface.

1er mars 1901.

M. FAGUET ET L’ALCOOLISME

« N’attaquez pas l’alcoolisme ! » tel est le titre d’un article de M. Émile Faguet – où il l’attaque. Quand ne sera-t-il plus besoin de rappeler que les antialcooliques sont des malades en proie à ce poison, l’eau, si dissolvant et corrosif qu’on l’a choisi entre toutes substances pour les ablutions et lessives, et qu’une goutte versée dans un liquide pur, l’absinthe par exemple, le trouble ?

1er mars 1901.

PRESTATIONS EN NATURE

En vertu d’une circulaire du ministère de l’Intérieur, les véhicules automobiles sont portés au rôle des prestations en nature, tout comme les voitures attelées. Certains conseils généraux ont même, fort subtilement, taxé la voiture sans chevaux d’après le nombre de ses chevaux… -vapeur ! Malheureusement, on ne sait pas encore à quel travail employer les trois journées que fourniront les automobiles. Nous n’en voyons pas de plus urgent que l’amélioration – par une touchante fraternité – des chevaux-animaux, lesquels on pourrait faire courir pendant ces trois jours, dûment attachés par la figure, à la remorque des véhicules à moteur mécanique. Nous pensons qu’on prendra le parti de réserver exclusivement les survivants à l’alimentation ; mais nous souhaitons ne pas vivre assez pour voir – l’automobilisme détrôné à son tour, au cours du progrès, par un nouveau mode de transport, l’aviation ou un autre – les automobiles exclusivement réservées à l’alimentation.

1er mars 1901.

LES PLUS FORTS HOMMES

Une foule nombreuse se presse quotidiennement sur un certain point du boulevard, où, derrière une vitre, deux fantoches de bois, figurant un Anglais et un Boer, luttent. Ce couple mouvementé n’est pas un jouet, et nous nous en étions toujours douté, car si c’en était un il serait inconcevable que d’honorables citoyens, adultes, perdent leur temps à stationner devant un puéril spectacle, au risque de mériter, de la part d’un observateur superficiel, le qualificatif de badauds. Le fil qui actionne les deux silhouettes est bel et bien un fil télégraphique qui les relie aux réelles opérations de l’Afrique du Sud ; il serait abstrus d’expliquer ici les détails du mécanisme de synthèse chargé de transmettre à une seule figurine l’attitude, victorieuse, vaincue ou indécise, des plusieurs corps de troupes qu’elle représente. Qu’on conçoive seulement quelque chose d’analogue à un baromètre enregistreur. Nous avons tremblé et gémi, de concert avec la foule, en contemplant l’oncle Paul, qui, par quelque manœuvre extraordinairement compliquée et dont l’intention nous échappe, avait emberlificoté ses pieds par-dessus ses oreilles, ce qui le mit dans un état d’infériorité manifeste. Le soldat d’Édouard VII le tapait sur le sol, cul et ventre, à bout de bras, alternativement devant soi et par-dessus sa tête. Mais l’employé du télégraphe ayant manipulé le fil, l’oncle Paul reprit pied et les angoisses du public se calmèrent. Nous sommes en effet persuadé que cet appareil, comme tout appareil électrique, est réversible, c’est-à-dire capable non seulement d’être influencé par les mouvements des armées au Transvaal, mais réciproquement d’imprimer aux belligérants sud-africains ses impulsions propres. Nous avons l’intention de procéder à des expériences qui nous permettront de faire, quand il nous plaira, « la pluie et le beau temps » tant dans l’Afrique du Sud qu’en Angleterre.

1er mars 1901.

LE MARDI GRAS

Nous eussions été désolé qu’il ne tombât point de neige le Mardi gras, ce qui nous aurait privé de la satisfaction facile de la classer parmi les confetti. Après de longues heures de veille, notre attente n’a pas été trompée : il est tombé de la neige, et nous pûmes constater que le Père Éternel s’était rigoureusement conformé aux ordonnances de police qui interdisent les confetti multicolores. Quoiqu’il ait le monopole hygiénique des confetti fusibles et par conséquent ne pouvant resservir, sa neige n’a pas été rouge et bleue, ni rouge, bleue et jaune, ni rouge, bleue et blanche ; mais blanche, uniment blanche, d’un blanc de neige – comme d’habitude.

1er mars 1901.

AUTEURS FAVORIS ET FAVORIS D’AUTEURS

« Toi, écrivait il y a quatre ans Pierre Veber, notant avec une fidélité délicate les propos d’un directeur de théâtre à des auteurs, tu es shymboliste phynanceur. Donc ta pièce est une bonne pièce. Tu seras répété généralement aujourd’hui, je te joue demain. Tu ajouteras seulement un rôle de pasteur pour moi… » L’espèce du symboliste financeur se faisant de plus en plus rare, nous pensons que le peuple sera prochainement admis à en contempler les derniers spécimens, conservés dans des musées par la naturalisation, cette statuaire du pauvre. L’évolution leur a substitué le dramaturge Scandinave, caractérisé non plus par l’arrangement de sa chevelure, mais par la coupe de ses favoris, laquelle permet de confondre, sans hésiter, Henryk Ibsen et Bjœrnstjerne Bjœrnson. Nous admirons en ces villosités éblouissantes, ornements des bajoues, la lumière qui nous vient du nord. Pas de l’extrême-nord, pourtant : ils les font blanchir à Londres.

15 mars 1901.

EDGAR POE EN ACTION

Tout a été dit au sujet de l’étrange affaire des frères Rorique : coupables, ont conclu les juges de Brest ; innocents, a-t-on rétabli plus tard en graciant le survivant. Quoique la logique enseigne que, de deux contradictoires, l’une est nécessairement vraie, nous ne craignons point de déclarer qu’ici l’une et l’autre opinions nous semblent absurdes ; et même après le livre qui vient de paraître, d’Eugène Degraeve, ex-Joseph Rorique, nous prétendons révéler la lumineuse vérité.

Rudyard Kipling a raconté, dans la Plus belle Histoire du Monde, l’histoire d’un homme qui se souvenait, par échappées, du marin grec qu’il avait été dans une existence antérieure. Nous assistons aujourd’hui à un phénomène autrement émouvant, d’autant qu’indiscutable : la vie d’un homme forcé de réaliser, point par point, toutes les aventures d’un personnage imaginaire, de plagier avec tous ses actes des actes prédits dans une littérature moderne qui assume la rigueur d’une fatalité antique. Eugène Degraeve n’a de personnalité propre – le sait-il ? – que ce qu’a bien voulu lui laisser Edgar Poe ; Eugène Degraeve n’est ni innocent ni coupable : Eugène Degraeve est ARTHUR GORDON PYM.

Qu’on prenne le livre des mémoires de Degraeve, le Bagne, et le roman d’Edgar Poe, Aventures extraordinaires de Gordon Pym : nous défions quiconque de trouver dans l’un un seul fait qui n’ait, dans l’autre, sa transposition et le plus souvent sa reproduction exacte.

Le pivot des deux drames, ou plutôt de l’unique drame vécu deux fois, est le cuisinier noir, Mirey ou Seymour, « un véritable démon sous tous les rapports », dit la version Gordon Pym (ch. IV), et l’homme « qui devait être l’abominable accusateur » et « dans les yeux de qui on surprenait des lueurs étranges », dit la version Degraeve (pp. 32 et 33). La mutinerie à bord éclate dans les mêmes conditions nautiques : « On était tribord amures, c’est-à-dire que le vent soufflait du côté droit » (Degraeve, p. 40). – « D’après l’inclinaison persistante du navire à bâbord, il avait tout le temps fait route avec une brise constante à tribord » (Gordon Pym, ch. II). Ce qui caractérise Téaé, le pseudo-capitaine de la Niuroahiti, c’est « une crainte superstitieuse un peu folle » (Degraeve, p. 32) ; or, tous les lecteurs d’Edgar Poe ont gardé un souvenir horrifié de la scène où Arthur Pym « met à profit les terreurs superstitieuses du second » (ch. VII) en se déguisant de façon à contrefaire le cadavre boursouflé de l’homme empoisonné, Rogers. Le nom de l’homme empoisonné est tu, il est vrai, par Eugène Degraeve, quoiqu’il n’omette pas de parler de « la poudre blanche remuée avec le doigt dans un verre d’eau ». Pour attaquer les marins réunis dans la cabine du Grampus, Arthur Pym « ne trouve rien de plus propre à son dessein que deux bras de pompe » (ch. VII) ; de même, les quatre matelots de la Niuroahiti, « qui armé d’une barre de cabestan, qui armé d’un bras de pompe, s’avancent vers l’arrière dans une attitude menaçante » (Degraeve, p. 40). – Arthur Pym et Auguste « ne peuvent songer à abandonner Tigre », leur chien, dans la cale (ch. VI) ; c’est ce que ne manque pas d’exprimer Eugène Degraeve : « Nous retournâmes chercher le chien du bord… je ne demande qu’un chien pour me tenir compagnie » (pp. 6 et 28).

Il serait fastidieux de multiplier les citations. Nous en avons assez dit pour qu’on puisse, en se référant simplement au livre d’Edgar Poe, et en appliquant aux déductions la méthode de Stuart Mill, dite des résidus, reconstituer sans peine tous les points restés obscurs de l’affaire Rorique. Tous les récits de tortures folles qu’auraient infligées à Degraeve « d’honorables surveillants militaires » sont le résultat évident des rêves d’Arthur Pym, pendant qu’il était ligaturé sur l’épave. La coïncidence est complète, sauf quelques enjolivements, qui manquent au texte primitif de Poe et qui confirment l’impression, que donnent les mémoires de Degraeve, d’une nouvelle édition, revue et très peu augmentée. Ainsi, il n’y avait pas de subrécargue à bord du Grampus et il y en a un à bord de la Niuroahiti. Degraeve insiste complaisamment sur ce subrécargue, mais sans en définir l’utilité (pp. 32 et suiv.) : le mot n’a en effet aucun sens, mais il fait bien. Il n’y a pas jusqu’à ce douloureux et trop réel accident, la mort de Léonce Degraeve, qui ne soit conforme à la conception d’Edgar Poe : « Le lendemain mon frère fut jeté aux requins, dit Eugène Degraeve, à cinquante mètres du bord. Et faut-il le dire ? Faut-il répéter cette chose atroce ? Faut-il raconter que j’ai vu ses membres arrachés, son corps mutilé, jouet des squales ? Oui… tout mon être frémissant d’une horreur indescriptible, je vis ces monstres s’arracher les derniers débris de chair ! » (p. 290). Combien est plus tragique la simplicité de l’original : « Nous restâmes couchés auprès du cadavre pendant toute la journée, sans échanger une parole ; ce ne fut qu’après la tombée de la nuit que nous eûmes le courage de nous lever et de jeter le corps par-dessus bord… Comme cette masse putréfiée glissait dans la mer, la clarté phosphorescente qui l’environnait fit clairement distinguer sept ou huit requins dont les affreuses mâchoires, occupées qu’elles étaient à déchirer leur proie, rendirent un bruit tel qu’on aurait pu l’entendre à la distance d’un mille. » (Gordon Pym, ch. XII).

15 mars 1901.

LA FEMME ESCLAVE

Tel est le titre d’une brochure qui s’est distribuée, à cent soixante mille exemplaires, pour la sauvegarde de « l’épouse terrorisée par le régime de rapt et de violence mis en honneur par nos aïeux simiesques ». Il est probable, au contraire, que la femme – encore que sa pudeur l’oblige à mentir – déplore amèrement que l’homme soit si déchu des ancestrales qualités du singe. « Car rien n’est plus fécond en assauts que le singe », a dit notre Mardrus. Et si vous prenez la peine de considérer la cage des papions au Jardin des Plantes, vous conviendrez que c’est encore à notre aïeul quadrumane qu’il faut remonter pour retrouver, pures, les saines traditions de la vraie galanterie française.

15 mars 1910.

LE HOMARD DU CAPITAINE

Ce capitaine, un M. H…, si l’on s’en souvient, aurait courtisé, d’un pouce et d’un index plaisantins, la femme d’un bonnetier, Mme T…, sur l’impériale de Rue de Sèvres-Gare du Nord, et après avoir giflé par deux fois l’époux, se serait disculpé en attribuant sa propre galanterie à un homard, lequel, chaperonné soi-disant par une vieille dame, aurait voyagé sur le même omnibus.

Renseignements pris par nous, c’est bien le homard qui a fait tout le mal, mais M. H… n’en est pas moins responsable.

Ce vieux brave, décoré de la Légion d’honneur, est amputé du bras droit. Remarquons en effet qu’il a donné une paire de gifles à M. T…, mais toutes les deux de la main gauche. À l’exemple, corrigé et perfectionné, de Gœtz de Berlichingen à la main de fer, il n’a rien trouvé de mieux, pour dissimuler son infirmité, que de se faire greffer, par un chirurgien habile, à la place de sa dextre absente, la partie antérieure d’un homard bien vivant et préhensile. Ce stratagème réalise à la perfection la célèbre main de fer dans un gant de velours, ou mieux encore, comme l’a dit excellemment Franc-Nohain :

Une main de velours dedans un gant de fer.

Il est probable qu’en la circonstance le homard a commis le délit, poussé uniquement par sa sensualité naturelle, entraînant derrière soi l’innocent membre du vétéran. Celui-ci, intraitable sur le chapitre de l’honneur, s’est résolu avec courage, pour éviter le retour d’incidents pareils, à se séparer de son fidèle bras droit, non sans l’avoir rémunéré de ses loyaux services en conférant à sa carapace le même éclat dont rutile sa propre boutonnière : nous voulons dire qu’il l’a décoré par la cuisson. Désireux de lui choisir un successeur plus pacifique, le capitaine n’a rien trouvé de mieux que de s’armer, cette fois, d’une boîte de potted-lobster.

1er avril 1901.

PARIS COLONIE NÈGRE

M. Girard, commissaire de police de Belleville, recherche activement, dit-on, un nègre qui, après avoir absorbé diverses consommations dans un café de la rue de Palikao, se serait enfui sans payer, et en renversant, d’un coup de tête dans le ventre, le garçon de l’établissement. Que nos fonctionnaires prennent garde de traiter comme un vulgaire filou ce noir, en qui nous n’hésitons pas à reconnaître et à saluer un explorateur, que tous ses actes dénotent émule admirable, encore qu’un peu trop servilement fidèle, des Stanley, des Béhagle, des Marchand !

Il dégustait, dans l’intérêt de la science africaine, les produits de notre sol ; et qu’a-t-il fait, par son coup de tête dans le ventre du garçon, que s’exercer à courtoisement reproduire ce qu’il devait, non sans motif, conjecturer être le salam du pays, le renfoncement solide et cordial tel qu’il se pratique à l’encontre du nombril des nègres statufiés en carton, munis d’un dynamomètre, dans les promenoirs de music-hall ? Nul doute que, si on ne l’eût interrompu, il n’eût pas tardé à planter quelques drapeaux, brûler des monuments choisis et emmener plusieurs personnes en esclavage. Si le commissaire de Belleville persiste dans son erreur, nous nous ébahirons moins de celle des dignitaires du Haut-Niger qui s’obstinent, eux, de même façon, à ne voir dans les distingués chefs de nos missions que des filous ordinaires.

1er avril 1901.

LATIN DE PROFESSEURS

Nous avons eu occasion de relire, en ces temps où la Rome antique excite un intérêt nouveau, le Satyricon, et d’en confronter les versions, anciennes et récentes, dues aux professeurs les plus notables. Cet exercice nous a confirmé dans cette idée, que la traduction est pour ces gens une opération telle que certains conçoivent, bien à tort, l’addition, c’est-à-dire un mode de différenciation qui permette d’obtenir des résultats indéfiniment variés. Voici, à titre de curiosité, une phrase prise au hasard dans le texte de Pétrone, cependant à un bon endroit, nous entendons un de ceux qu’on peut estimer tels à l’impression qu’y ont laissée, dans les bibliothèques publiques, des pouces assidus et obscurs, jusqu’à les réduire en morceaux.

« Nam neque puero neque puellae bona sua vendere potest. » (Ch. CXXXIV.)

L’illustre Nodot, le même qui prenait pour devise « Nodi solvuntur a Nodo », explique : « Car il ne peut débiter sa marchandise à qui que ce soit. » L’édition Nisard : « Ni garçon ni fille ne peuvent rien conclure avec lui. » Le citoyen D…, inspecteur d’académie en l’an III, et Durand si l’on doit révéler son vrai nom : « L’amour même échouerait à l’enflammer. » Héguin de Guerle, dans l’édition Panckoucke, et le même, revu tout dernièrement chez Garnier : « Ni filles ni garçons ne peuvent tirer parti de sa marchandise. »

Il serait peut-être temps d’examiner soi-même ce que cela veut dire.

Or personne ne s’est aperçu que, dans cette phrase du moins, vendere, ne signifie pas du tout vendre, mais VANTER, comme l’emploie Horace :

Injuste totum ducit venditque pœma.

Et que l’Arbitre des Élégances ne prétendait exprimer rien de plus subtil qu’une locution française bien moderne : « Auprès des garçons ni des filles, il n’a pas de quoi se vanter. »

1er avril 1901.

LE CAS DE MADAME NATION

Nous pensions en avoir fini avec la question de l’alcoolisme, et que toute personne sensée avait compris que l’usage, et à plus forte raison l’abus, des boissons fermentées était ce qui distinguait l’homme de la bête. Mais le cas de Madame Nation nous fait un devoir d’ajouter quelques considérations plus amples. Beaucoup s’étonnent que cette femme de cinquante-quatre ans, armée d’une simple hachette, puisse faire en quelques secondes, dans un bar, des dégâts pour tant de milliers de dollars. L’explication de cette vigueur et de cette activité toute juvéniles est simple, et permettra de se rendre compte en même temps de la longanimité, incompréhensible autrement, des tenanciers de joints et de saloons à l’égard de la batailleuse vieille : Madame Nation entretient et centuple ses qualités par un procédé spécial : Madame Nation n’instrumente qu’IVRE-MORTE.

Des chercheurs, anonymes mais dignes de foi, nous communiquent, à propos du récent article sur le poison eau, leurs observations touchant le pouvoir destructeur de cet agent appliqué à diverses substances alimentaires. Le sucre, paraît-il, serait rongé et anéanti en peu d’instants. Les loisirs nous ont manqué pour contrôler cette expérience.

1er avril 1901.

LE RECENSEMENT

Avez-vous entendu le tocsin ? Quelque chose comme la Saint-Barthélemy a dû se passer dans la nuit du 23 au 24 mars.

1er avril 1901.

HANNETONS, HAMEÇONS ET HANOTAUX

En lisant, avec intérêt, le Balzac imprimeur, de M. Gabriel Hanotaux, nous avons rencontré, avec un intérêt plus grand, la phrase suivante : « Il éparpilla sa vie entre les diverses « inconnues » qui se prirent au hameçon de sa gloire » (Le Journal, 25 mars). Nous pensons bien que l’honorable et récent signataire du « Rapport sur l’orthographe et sur la syntaxe présenté à l’Académie française » n’a point aspiré cet h sans de pertinentes raisons. Il obéit au même instinct qui fait que le peuple dira toujours plus facilement, plus naturellement « un n’hareng », « des z’hannetons » et « le hameçon » que ce que la grammaire prescrit de dire. Sans doute n’y a-t-il là qu’une simple recherche du plaisir de la désobéissance, et une curiosité de l’inattendu. On goûte ce furtif plaisir, usé mais toujours pur, par un exemple emprunté au théâtre : l’admirable Magloire, des Pilules du Diable, chu du haut des airs dans la verrerie, raconte à Seringuinos ses terreurs fantastiques au sujet « d’un gros oiseau… — Un z’oiseau ? » s’exclame spontanément son auditeur. M. Hanotaux n’a eu en vue que de se donner et nous donner l’une des rares joies que nous réserve encore notre langue ; mais il a eu tort d’en mettre le sujet par écrit ; qu’arrivera-t-il à présent que, par son initiative autorisée, il fait officiel l’hiatus défendu, clandestin, et qu’on n’osait entrevoir qu’à la faveur éphémère du langage parlé ? C’est de l’expression académique, tombée désormais en désuétude, qu’on aura envie de s’emparer. Et ceci ne peut manquer d’occasionner une contre-réforme de la réforme de l’orthographe, beaucoup plus subversive puisqu’elle remettra tout dans l’ancien ordre. M. Hanotaux ne pouvait-il donc se divertir à soléciser sans sortir de chez soi, étant à ce point favorisé de la nature qu’il en a reçu un nom dont l’article, plus fortuné que celui du hanneton ou de l’hameçon, s’élide ou ne s’élide point, au gré des personnes : l’hanotaux ou le hanotaux, car l’un et l’autre se disent ou se dit.

15 avril 1901.

LA PLACE DES MOTS

M. Arsène Beauvais a publié un travail considérable sur « la place des mots et les erreurs de l’Académie ». Il a pris la peine de compulser maints discours d’académiciens, et le loisir d’y relever une très grande quantité de locutions vicieuses ; puis il a rectifié les textes jusqu’à ce que ce fût tout à fait bien. Son livre abonde en judicieuses remarques, mais une remarque peut être à la fois judicieuse et erronée. M. Beauvais souligne – pour prendre un de ses exemples au hasard – cette phrase d’E. Legouvé : « Plus d’une voix sincère et éloquente a fait voir qu’on peut louer celui qu’on reçoit sans hyperbole, parler de celui qu’on regrette sans exagération. » On reconnaîtra qu’une phrase corrigée, même si elle n’était pas excellente tout d’abord, ne saurait équivaloir à la primitive. Elle n’est ni meilleure, ni pire, elle est fausse. Il est préférable de faire une autre phrase ou un autre membre de phrase. M. Beauvais, remaniant, pour éviter des amphibologies, aboutit à ce texte assez plat : « Plus d’une voix… a fait voir que l’on peut sans hyperbole louer celui que l’on reçoit, parler sans exagération de celui que l’on regrette. » Or, il n’y avait pas à craindre d’amphibologie dans l’exemple cité : on n’aurait pu lire d’un trait la proposition ironique : « celui qu’on regrette sans exagération » qu’à la condition de séparer par un temps « celui » du verbe « parler de », ce qui est impossible. – On trouve, dans l’ouvrage, des citations meilleures, mais la plupart sont aussi concluantes – contre les corrections.

15 avril 1901.

ACCIDENTS DE CHEMIN DE FER

Par un curieux instinct atavique, les foules éprouvent, aujourd’hui encore, un besoin inexplicable de se terrer dans des choses fermées et de mine rébarbative, de même que l’homme préhistorique s’abritait dans des cavernes. L’affluence des voyageurs aux wagons de chemin de fer est, de cette tendance, le vestige le plus facile à étudier. Malheureusement, ces bizarres impulsifs sont souvent victimes de leur retour à la barbarie – l’âge de fer n’est pas un si grand progrès sur l’âge de pierre –, et dans la collision de cette quinzaine un assez grand nombre de spécimens de cette espèce de troglodytes se sont encore éteints. La civilisation ambiante est trop avancée pour laisser se développer désormais beaucoup de ces fous ou de ces désespérés. Car n’est-il pas d’un fou ou d’un désespéré de se laisser bénévolement claquemurer dans des cages roulantes, à la merci de quelqu’un qui n’a d’autre idée que de vous traîner on ne sait où, à toute vitesse, sur des voies compliquées à dessein, de telle sorte qu’elles s’entrecroisent en le plus de points possibles ?

15 avril 1901.

ROME À PARIS

Il existait, et peut-être existe-t-il encore, un spectacle qui s’appelait à peu près ainsi, installé dans un passage des boulevards et peu différent des vues stéréoscopiques que promènent les forains, de village en village. Une défunte exhibition de tableaux vivants, derrière l’habituelle gaze raccommodée, s’y intitulait « Messaline », encore que M. Béranger lui-même eût pu, sans dommage pour sa pudeur, les signer. Nous avons remarqué avec une particulière jubilation une des vues, où le peintre rudimentaire, dans une intention d’économie louable, mais hors de propos, avait figuré des chars dont aucun n’avait plus de deux chevaux, au-dessous d’une étiquette qui portait néanmoins : « Cirque avec quadriges. »

15 avril 1901.

PROTÉGEONS L’ARMÉE

Si le zèle du ministre de la Guerre ne se ralentit pas, d’ici fort peu de jours une certaine association de personnes en armes, bien connue sous le nom abrégé d’« armée », aura vécu : il est présumable en effet que, de suppression d’abus en suppression d’abus, il n’en restera plus rien. Il est temps que s’émeuvent de cette disparition imminente les antiquaires, les historiens, les folkloristes et les conservateurs de nos monuments nationaux. S’il est du ressort de ces fonctionnaires de veiller au bon entretien de la partie morte de l’armée, trophées de victoires ou reliques de défaites, dans des musées spécialement aménagés, il ne leur appartient pas moins d’en maintenir la partie vivante, la génération sous les drapeaux, dûment enclose dans d’autres locaux pareillement disposés à cet effet. Ainsi sera sauvegardée, présente et durable, la notion du militaire, indispensable au bonheur des hommes parce qu’elle implique la notion du civil. C’est à cause d’elle que la plupart des familles françaises jugeraient incomplète l’éducation de leurs fils si elles ne les envoyaient, pendant un an ou trois, se livrer à des observations personnelles sur l’existence du soldat. Ils reviennent mûrs pour la vie bourgeoise et gratifiés du certificat de bonne conduite : comme quoi « ils ont servi leur patrie avec honneur et fidélité », – mais n’ont plus – enfin – sauf dans des limites n’excédant pas vingt-huit ou treize jours à la fois, à la servir.

1er mai 1901.

L’HOMME AU SABLE

La Société des Connaisseurs en assassinat, imaginée par Thomas de Quincey, a, sans aucun doute, et de nos jours encore, une existence réelle, car on ne peut s’expliquer l’acte de Henry Gilmour, le pseudo James Smith, qu’en reconnaissant en lui un amateur désireux de mériter les suffrages de ces dilettanti. D’après l’ingéniosité, la préciosité même de ses procédés et de son outillage : la bille d’acier recouverte de peau d’orange et retenue au biceps par un caoutchouc, la massue silencieuse fourrée de sable, le nœud coulant fait d’un anneau d’or (on sait que l’or est le plus glissant des métaux), l’assassin est, si nous osons ainsi dire, un euphuiste dans son art. Par un raffinement excessif, non content de l’attirail qu’il a combiné à loisir, il improvise des armes nouvelles sur le théâtre de son crime : nous nous plaisons à nous le figurer taillant patiemment les bords du verre meurtrier selon des dentelures harmonieuses, puis l’essayant, au mépris de la douleur et de la perte d’un temps utile, sur les tendons de son propre poignet ; enfin, seulement alors en faisant usage contre le sujet de l’œuvre, puis se ravisant soudain pour préférer l’emploi d’une somptueuse potiche de bronze.

Malheureusement il est à craindre que ces détails si romanesques soient une pure invention de la police : les engins du crime supposé se réduiraient à une balle japonaise ou tout au plus un « exerciseur » en caoutchouc, une bague à chaîne et un sablier destiné tout simplement à savoir l’heure.

La vérité est ailleurs : qu’on se souvienne que celui qu’on appelle Gilmour est apparu à sa victime dans son premier sommeil, porteur du sac de sable, et qu’il ne s’est livré à des actes de violence que surpris par l’illumination brusque des lampes électriques. Il est évident qu’il ne s’appelle pas plus Gilmour que James Smith et qu’on ne trouvera jamais son état civil ; qui pourrait-il être sinon ce personnage fantastique, ami des ténèbres et qui n’a lutté en voyant la lumière que pour défendre son incognito : le marchand de sable ?

1er mai 1901.

LE DUEL MODERNE

Nous avons sous les yeux un ouvrage sur ce sujet, de M. Gabriel Letainturier-Fradin, escrimeur mais ennemi du duel et partisan des jurys d’honneur. Nous estimons, contrairement à son avis, que le très grand avantage du duel est qu’il soit l’un des derniers moyens réservés que l’on ait encore de juger ses affaires soi-même, et qu’il n’est point à souhaiter d’y substituer des arbitres. Ces arbitres, en vertu même de leur mission, seraient d’une indiscrétion plus fâcheuse que les juges d’un tribunal, puisqu’ils auraient à enquêter sur des événements d’ordre essentiellement privé.

Le jury d’honneur est néanmoins à recommander dans certains cas spéciaux, quand, par exemple, on aura reçu une gifle et qu’on désirera la garder en tout bien… tout honneur.

1er mai 1901.

L’ÉTUDE DE LA LANGUE ANGLAISE

Selon un couplet célèbre de Figaro, pour savoir une langue il suffit d’apprendre « le fonds de la langue » – qui, pour l’anglais, était du temps de Beaumarchais goddam, – et il est bien inutile de s’informer des « quelques autres petits mots par-ci, par-là ».

L’exactitude de cette méthode vient d’être démontrée par l’extraordinaire cas du marin français, Jean Mafurlin, lequel a prouvé, en outre, que le fonds d’une langue peut se ramener non seulement à un simple mot, mais même à un son unique et inarticulé.

Le matelot Jean Mafurlin vint à tomber, il y a quatorze ans, du haut d’un mât dans la rade de Portsmouth. Lorsqu’on le repêcha, après une immersion d’une dizaine de minutes, il avait complètement perdu l’usage de la parole. Or, au moment de son accident, il parlait, outre le français sa langue maternelle, le portugais et l’italien. Il ne savait que quelques mots d’anglais. Le mois dernier, un coup de canon ayant été tiré près de lui à l’improviste, la commotion, expliquent les médecins, le guérit soudain de son aphasie, et – phénomène, disent-ils, vraiment miraculeux – il se mit à parler couramment l’anglais, qu’avant de devenir muet il connaissait à peine. Il ne se souvenait plus, par contre, que très vaguement de l’italien, du portugais et du français.

Il n’y a rien, dans cette cure, qui ne pût être facilement prévu. On conçoit que si l’on arrive à découvrir les mots ou le mot, ou le son inarticulé qui synthétiserait toute une langue, cette notion suffit à posséder parfaitement la langue. On trouve un essai rudimentaire de cette simplification dans l’invention des grammaires. Si la détonation du canon a instruit d’un seul coup Jean Mafurlin, c’est qu’elle lui apportait réellement, condensé en un son-symbole, le fonds de la langue anglaise. Il n’y a rien d’étonnant à ce que le peuple britannique, roi des mers par excellence, n’ait point d’autre langage, en remontant aux racines, que celui que, sur ses vaisseaux, dans tout l’univers, parle la poudre.

Le record est battu désormais de ces méthodes qui se flattaient d’apprendre l’anglais en six mois. Nous espérons que cette révolution dans l’enseignement des langues vivantes sera générale, et que les philologues vont s’ingénier à démêler le mot fondamental dans les idiomes des différents pays. Nous ne nous permettrons, dans l’intention d’aider leurs recherches, que des conjectures : les Français sont réputés un peuple galant : il y a là une piste.

On déplorera sans doute que Jean Mafurlin n’ait appris l’anglais qu’au prix de l’oubli des langages qu’il possédait auparavant. Mais chaque professeur a ses caprices, et le coup de canon nous a paru suivre l’école de Timothée, en purgeant, au moyen de sa fumée, le cerveau du disciple de toute perverse habitude et de ce qu’il avait appris sous d’autres pédagogues.

15 mai 1901.

ESSAI DE DÉFINITION DU COURAGE

Nous avons parlé ici du duel et plus longuement de l’armée. Notre intention était d’en arriver à une définition du courage. Mais il s’est toujours produit que nous avons perdu la suite de nos associations d’idées, ce qui prouve, assez valablement, qu’il n’y avait aucun lien essentiel entre les deux idées précitées et le courage auquel on les rattache communément.

Le courage est un état de calme et de tranquillité en présence d’un danger, état rigoureusement pareil à celui où l’on se trouve quand il n’y a pas de danger. Il résulte de cette définition, au moins provisoire, que le courage peut être acquis par deux moyens : 1° en éloignant le danger ; 2° en éloignant la notion du danger.

La première attitude courageuse est celle de l’homme qui, en raison de sa force naturelle ou, le plus souvent, grâce à des armes qu’il s’est procurées et a appris à manier, se met à l’abri du danger. On est beaucoup moins inquiet de la pluie sous un toit ou un parapluie, et du tonnerre sous un paratonnerre au bon fonctionnement duquel on croit ; et il est extrêmement rare qu’un homme bien vigoureux et armé jusqu’aux dents s’intimide devant un adversaire de débilité notoire et dépourvu de moyens de défense. Le schéma le plus véridique du courage nous paraît le suivant : Hercule, la massue levée sur un petit enfant qui commence juste assez à savoir marcher pour entrevoir l’envie de se sauver. La tendance à la réalisation de ce type idéal du courage se manifeste dans les armées permanentes et dans tout l’appareil des armes. Dans ce premier cas, l’état de courage est une assurance.

Dans un second cas, celui où le solide gaillard armé en rencontre un autre plus solide et mieux armé, le courage ne peut plus être qu’une ignorance ou une attention distraite. Cette ignorance s’entretient par des concepts variés et diverses formes de langage. Ainsi, chaque peuple se répète qu’il est le plus puissant et le plus courageux de la terre, qu’il est « à la tête » de l’humanité. Malheureusement, l’humanité est une espèce de bête ronde avec des têtes tout autour.

Mais encore, Gérard le Tueur de lions oubliait le fauve pour songer au prestige de la France relevé par lui aux yeux des Arabes.

Un excellent engin propre à distraire l’esprit d’un objet dont il aurait peur est le même qui sert à écarter le taureau de courses d’un objet dont il n’a pas assez peur : nous parlons de l’usage d’un monceau d’étoffe éclatante ; les effets en sont différents selon qu’on le présente à une brute redoutable ou à un peuple faible : nous venons de reconstituer l’invention du drapeau.

15 mai 1901.

LA PHOTOGRAPHIE DES ACCIDENTS

Le 23 avril, à Marvejols (Lozère), un groupe d’excursionnistes, parmi lesquels plusieurs abbés du séminaire de Mende et un photographe, s’étaient rendus dans la montagne pour prendre des vues. L’abbé Rouffiac, âgé de vingt-sept ans, tomba au fond d’un précipice du haut d’une roche qu’on était précisément en train de photographier. En allant chercher le cadavre, la voiture versa, et le père de la victime se cassa une jambe, tandis qu’un de ses amis était grièvement blessé. Nous nous sommes empressé de demander au photographe, ainsi qu’il nous a paru naturel, communication de l’ample moisson d’instantanés qu’il avait dû rapporter de ces pittoresques accidents. Tout son temps, nous fut-il répondu avec indignation, avait été consacré à donner des secours.

Donc, ces renseignements pris, l’information des journalistes de Marvejols, quant à la composition du groupe d’excursionnistes, est mensongère : cet homme n’était pas photographe, il n’y avait pas de photographe ! C’était un homme, un simple homme.

15 mai 1901.

L’ABBÉ BRUNEAU

Martyr et victime du secret de la confession trop inviolé, ou assassin ? Assassin, disent les journaux, puisque la personne qui aurait fait des révélations à l’article de la mort n’est pas morte. Un peu plus, nous aurions lu : assassin, parce que la victime n’est pas morte. Enfin, il paraît qu’on a maintenant les preuves que l’abbé Bruneau a bien commis le crime, et qu’il n’y eut point d’erreur judiciaire.

On n’est pas encore très accoutumé à se dire qu’il y a toujours erreur judiciaire. Il n’est pas impossible que dans quelques douzaines de siècles, l’opinion devenant publiquement admise que les vertus et les crimes sont choses sociales et arbitraires, on comprenne qu’il n’y a qu’une erreur judiciaire aussi grave que celle de condamner un innocent : c’est celle de condamner un homme que nos modes disent coupable. Les délits ou les bonnes actions ne seront, dans ces temps utopiques, que différentes manières de vivre des honnêtes gens. Ainsi, on dira, pour la commodité du langage et pour éviter de faciles confusions : « M. X…, l’honnête homme qui a fondé un prix de vertu ; M. Y…, l’honnête homme qui a assassiné une vieille dame. »

1er juin 1901.

LES ARBRES FRANÇAIS

La « Section de la Patrie française du quartier de Plaisance » adresse divers « vœux » à « Messieurs les Conseillers municipaux nationalistes français de la Ville de Paris ». Par quelle aberration nous les soumirent-ils en même temps, c’est ce que l’esprit humain est impuissant à expliquer.

Les membres de ladite Section se sont émus surtout du rapport, déposé en avril, de M. Bouvard, architecte en chef des travaux de Paris, « où il est question, d’abord, de transformer le Champ-de-Mars en un parc entouré d’hôtels, qui s’étendrait jusqu’à la Seine et rejoindrait les jardins actuels du Trocadéro ». Leur patriotisme s’est révolté à l’idée de voir « ces hôtels qu’on doit bâtir reliés par une galerie à l’italienne ! » Et ils déclarent qu’il serait « utile et moral, autant que plaisant :

« de mettre au Champ-de-Mars transformé des arbres dont l’espèce est originaire de France. »

Nous ne discuterons point la moralité ni l’utilité de ce projet, mais son agrément ou plutôt la possibilité de le réaliser : à n’admettre, en effet, que des arbres dont l’espèce soit originaire de France, il n’y aura au futur Champ-de-Mars AUCUN ARBRE.

Car si l’on passe en revue les divers arbres qui bordent habituellement les promenades publiques, on devra éliminer :

Le platane (platanus acerifolia), originaire de l’Asie méditerranéenne et dont une variété se trouve dans l’Amérique du Nord ;

Le marronnier (aesculus hippocastanum), dont le nom complet est, comme on sait, marronnier d’Inde ;

L’orme (ulmus campestris), répandu dans toute l’Europe ;

Le tilleul (tilia sylvestris), qui croît en Hollande, Pologne, Canada et Hongrie, et qu’il convient de désigner du mot allemand Linde quand on veut parler de son ombrage, réservant le vocable français quand on a recours à sa tisane ;

Le cèdre du Liban, ce Juif ;

Le candélabre à gaz : les Français refusèrent, en effet, le gaz d’éclairage proposé par leur compatriote, l’ingénieur Lebon, et ne l’acceptèrent qu’importé par l’Anglais Taylor. Quant à la colonne creuse du candélabre, elle est d’origine étrusque ;

Le poteau télégraphique : la première idée du télégraphe électrique est due au Munichois Sœmmering ;

La potence : tombée partout en désuétude, elle est aujourd’hui naturalisée anglaise ;

Les arbres généalogiques des citoyens français, de souches variées autant qu’exotiques, et dont la plus ancienne est germanique.

Nous ne pourrons guère voir étaler ses feuilles, dans le vaste espace ras et désolé du Champ-de-Mars, et encore si des pays d’outre-Océan ne nous le disputent point, que l’Arbre de la Liberté… en liberté.

1er juin 1901.

LE LANGAGE INSTANTANÉ

Les députés de la Haute-Savoie pétitionnent, ce mois, au bureau de la Chambre pour l’organisation, à Paris, d’une première école modèle du « langage instantané ».

Il s’agit d’un alphabet universel qui résumerait tous les alphabets du monde en 45 lettres ordinaires, et inaugurerait pour toutes les langues une orthographe unique de la dernière simplicité. Les principes, non moins universels, du langage instantané, sont :

« Une seule lettre pour chaque son ;

« Le même son reproduit par la même lettre dans toutes les langues où il se rencontre. »

« Une seule lettre pour chaque son » implique, si nous comprenons bien, autant de lettres que de sons ; d’après cette méthode, en français, au lieu de cinq voyelles simples, de leur combinaison en diphtongues, et de leurs accents longs ou brefs, il y en aurait au moins quinze. Un très petit nombre de ces quinze lettres (qu’il faudrait inventer, puisqu’on veut des lettres isolées) pourrait resservir à orthographier d’autres langues. On aurait besoin, au lieu de l’i et de l’u, actuellement communs à plusieurs idiomes, de caractères nouveaux pour l’aï, l’iou et l’eu des Anglais, l’ou l’u des Allemands…

Millions et milliards d’économie, disent les prospectus : oui, il faudrait bien un milliard de lettres.

1er juin 1901.

CENT MILLE PERSONNES SÉQUESTRÉES

La mode est aux séquestrations : après la recluse de Poitiers, les journaux nous révèlent un vieillard de quatre-vingt-un ans martyrisé par ses enfants. Personnellement nous sommes informé de l’histoire authentique d’un autre vieillard qui, voici quelques années, fit appel à la charité d’un peintre philanthrope bien connu, M. H. R… Celui-ci l’épouilla, le vêtit, le logea, le nourrit et l’abreuva pendant un peu plus de deux mois, au cours desquels l’hébergé se montra à peu près aussi doux et traitable que le Vieillard de la mer cramponné à Sindbad le Marin, avec cette différence qu’il était trop capable ivrogne pour qu’on pût songer à s’en débarrasser au moyen de quelques raisins exprimés dans une calebasse. M. H. R… s’étant efforcé de le persuader par la douceur de chercher ailleurs un gîte, l’hôte se fâcha, menaçant de déposer une plainte au conseil des prud’hommes (pourquoi au conseil des prud’hommes ?) comme quoi il avait été SÉQUESTRÉ pendant deux mois et empêché de travailler. Il ne se calma qu’après le don d’une certaine somme qui lui permit de finir ses jours dans une aisance honorable et respectée.

Il y a des séquestrés plus vrais et plus intéressants. On n’est pas sans avoir remarqué qu’un très grand nombre de jeunes gens sont arbitrairement enlevés à leur famille, dans une intention qui nous échappe, pour ne lui être rendus qu’au bout de trois ans. Ils sont enfermés entre des murailles et gardés à vue. Sans doute pour faciliter cette dernière tâche, la personne ou la société qui les détient semble prendre un plaisir bizarre à les affubler de couleurs voyantes. Ces actes de rapt sont si anciens et si régulièrement renouvelés qu’on n’y prête plus attention. La phrase de la cuisinière n’est pas si absurde, qui prétend que les écrevisses s’accoutument à la cuisson, quoique ce ne soient pas les mêmes qu’on fait bouillir. Peut-être aussi ces abus sont-ils trop innombrables pour qu’on entreprenne de les punir tous.

15 juin 1901.

LES GARDES CIVIQUES DE BRUXELLES

Des incidents analogues à la mutinerie d’Anvers se sont produits à Bruxelles le 2 juin. Les chasseurs-éclaireurs, à leur retour de l’exercice, ont rompu les rangs et sifflé à outrance le colonel Declerq.

Ce fait, pas plus qu’aucun autre, n’aura le pouvoir de nous faire dire quoi que ce soit d’irrévérencieux envers l’armée, dont les exercices nous ont toujours paru un des délassements de l’esprit les plus agréables, du moins pour le spectateur. Mais nous pensons qu’il y a, dans le geste des gardes civiques, quelque chose à retenir pour le plus grand bien de l’armée. Nul ne proteste quand un simple soldat est puni de salle de police ou même de peines plus graves. Et pourtant, qu’y a-t-il de plus négligeable, au milieu d’un si grand nombre d’hommes, que la peccadille d’une de ses unités ? L’erreur d’un caporal ou d’un capitaine devient plus répréhensible à mesure que le grade s’élève, à cause de la multitude de fautes subordonnées qu’elle entraîne. Ne serait-il pas à désirer qu’à l’exercice les soldats prissent l’habitude patriotique, chaque fois qu’un officier supérieur s’écarte tant soit peu de la perfection militaire, de l’y ramener par divers moyens coercitifs, et de le faire recommencer jusqu’à ce que ce soit tout à fait bien ?

15 juin 1901.

MÉDICAMENT POUR L’USAGE EXTERNE

Jalouse de la vogue de certains albums où collaborent des gens en renom amateurs de vin tonique, une grande fabrique de couleurs vient de s’aviser de lancer aussi un album, ce qui semble d’abord fort judicieux, puisqu’elle fait appel à des peintres. Mais, à la réflexion, on s’aperçoit qu’il ne suffit pas de savoir fabriquer de très bonnes couleurs pour connaître parfaitement le cœur humain : des hommes célèbres ont été attirés aux albums de l’élixir par la force de la gourmandise ; or des couleurs, même pour des peintres, ne peuvent être d’un égal attrait, accoutumé que l’on est de voir en elles le type même des substances qui ne servent qu’à l’usage externe.

À côté de ce projet candide, qu’un autre marchand de couleurs, voici quelques années, fut génial dans sa réclame ! Il s’agissait pour lui de vendre très cher de la couleur ordinaire. Il commença donc par vendre, très cher aussi, une peinture émail qu’il confectionna scrupuleusement, pour des raisons à lui, moins bonne que les peintures émail du commerce, jusqu’à ce qu’on se fût aperçu des inconvénients de sa peinture émail ; alors, jugeant que les temps étaient venus, il annonça la triomphante découverte de la peinture émail sans émail, qui n’est autre que la peinture ordinaire. Ce qui est admirable, c’est que personne ne s’est aperçu du stratagème, quoique le produit soit très connu.

1er juillet 1901.

LE RIRE DANS L’ARMÉE

On nous signale que les membres d’un conseil de révision, naguère, n’ont point hésité à priver la défense nationale d’un de ses futurs soutiens en exemptant un conscrit non point que celui-ci fût impotent ou mal constitué en aucune façon, mais pour ce seul motif qu’il était trop laid. L’autorité militaire estime que l’aspect d’un tel masque exciterait dans les rangs une hilarité préjudiciable à la discipline. Nous croyons voir, non sans douleur, dans la décision du conseil une rupture avec les saines traditions françaises : la plus nationale, le rire, disparût-il de l’univers, semblait s’être réfugié dans l’armée, comme le témoignent Dumanet et Ramollot, ces grandes figures. La meilleure preuve de leur valeur comique est celle-ci, qu’elles désopilent précisément des hommes sous la menace perpétuelle d’un code dont les moindres articles concluent à la peine de mort ou à la salle de police. Nous pensions que c’était là une belle école de courage, et que si tel chef permettait que sa tournure ou ses discours prêtassent à quelque sourire, il le faisait à dessein, pour apprendre à ses subordonnés à affronter le péril ce sourire sur les lèvres. Les Grecs, à la guerre, emmenaient Thersite. Mais il paraît, d’après l’arrêt nouveau, qu’en France désormais il en sera autrement. La joie que des supérieurs procuraient à leurs hommes était donc involontaire : nous ne nous en étions pas douté. L’arme, à l’avenir, sera portée ou présentée avec gravité. Mais voyez-vous par exemple deux militaires se livrant à cet exercice sans perdre leur sérieux quand leur caporal ponctue son commandement d’une de ces phrases que le soldat entend tous les jours, comme celle-ci, immortelle, qu’illustra Charly : « Vous faites là un joli trio, tous les deux ! »

Néanmoins nous nous inclinerons devant la sagesse du conseil et ne lui ferons que de timides objections : 1° S’il est louable de n’avoir que de beaux soldats et de réformer pour cause de laideur, comment apprécier ces cas de laideur dont chaque major ou commandant de recrutement peut juger différemment, selon ses goûts individuels ? 2° Suivant la nouvelle coutume, peut-être serait-il bon de réformer l’uniforme, au profit de quelque vêture mieux seyante, toujours dans l’intérêt de l’esthétique ; 3° Il faut souhaiter que cette loi n’ait point d’effet rétroactif, car, si nous osons ainsi parler sans irrévérence, quel possible bouleversement dans les cadres !

1er juillet 1901.

LE COMITÉ DIRECTEUR DE L’AU-DELÀ

Nous lisons, dans une revue de « spiritualisme moderne », la communication médianimique par médium écrivain d’un certain esprit nommé Rochester, au sujet d’un bijou symbolique, une étoile d’or à six branches, qui conférerait à ceux qui la portent » des propriétés extraordinaires en cas d’appel aux puissances supérieures à l’heure du danger de défaillances morales ». Encore que l’esprit nous paraisse insuffisamment doué quant au désintéressement, car il insiste avec quelque complaisance sur la valeur matérielle de l’objet « qui n’a pour but, dit-il, que de rappeler la valeur morale qu’il comporte », il nous donne d’intéressants renseignements sur l’Au-delà : il y ferait partie d’un « grand Comité directeur », et s’il ne s’est pas manifesté plus tôt, c’est « qu’il n’a jamais ambitionné de se mettre en avant ! ».

1er juillet 1901.

LE NOUVEAU MICROBE

Un mal qui répand la terreur,

mais dont il n’est point si déplorable que souffrent quelques milliers de Français puisqu’il a fourni à un écrivain de France l’occasion de ce petit chef-d’œuvre, Bubu de Montparnasse, serait, paraît-il, fort menacé par les médecins, irrespectueux de sa vieille noblesse, qui date au moins de François Ier. Mais ne nous alarmons point encore, ni ne nous hâtons de signaler son imminente disparition, ainsi que nous l’avons fait pour tant d’autres reliques, aux conservateurs de nos monuments nationaux. Il se lèvera encore de beaux jours pour « le mal français », ainsi nommé, comme on ne l’ignore point, parce qu’il vient de Naples ou d’Amérique. Les médecins n’en ont en effet trouvé, par le labeur de MM. Justin de Lisle et Louis Jullien, que le « microbe pathogène » et non le remède. Or, les microbes ne sont qu’une façon de traduire en notre siècle, ce que les âges précédents appelaient les « vertus », dormitives et autres.

Les microbes, qu’on prouvera sans doute bientôt n’avoir jamais existé et n’être autre chose que des ferments, ont cet avantage sur les « vertus » précitées qu’ils sont concrets, visibles et qu’on peut en exhiber l’image au peuple dans des conférences.

Le microbe fraîchement inventé serait un charmant animal, non pas des plus grands – long de 5 à 8 μυς mais de taille bien prise, il manifesterait une prédilection gloutonne pour la gélatine, les pommes de terre à la glycérine, et le lait ; il prendrait plaisir à se parer de toutes les matières colorantes qu’on veut bien mettre à sa disposition.

Il faut éviter, disent ses parrains, de le dessécher dans la flamme, ou à une température supérieure à 60°. Cette recommandation implique, en toute évidence, l’infaillible traitement du mal. Il suffirait de dessécher le patient dans la flamme ou à une température supérieure à 60°. Mais la science supplie le public de différer quelque peu cette méthode de guérison, car elle estime que les existences microbiennes ont droit à autant et plus de respect que les humaines, et elle n’a point encore trouvé le moyen de faire survivre le bacille, qui « meurt où il s’attache », au sujet infecté.

15 juillet 1901.

LES PIÉTONS ÉCRASEURS

L’opinion publique s’est émue, à l’occasion de la course d’automobiles Paris-Berlin, de l’incident suivant : dans une des villes neutralisées, un enfant de dix ans a voulu traverser devant l’un des véhicules qui roulait à l’allure très modérée de douze kilomètres à l’heure, et a été tué sur le coup.

C’est là, à notre avis, une chose excellente, pour des raisons que nous allons exposer. Les touristes à bicyclette ou à bicycle, en l’an 1888 ou 1889, étaient insultés en langue aboyée, mordus et incités à choir, jusqu’à ce que les chiens, ainsi qu’on le constate aujourd’hui, eussent pris l’habitude de se ranger, comme d’une voiture, du nouvel appareil locomoteur. L’éducation canine parachevée, les cravaches et autres engins de défense du cycliste en ces temps reculés ont pu aller rejoindre les démonte-pneus de l’âge de pierre.

L’être humain adulte en est venu, quoique plus lentement que son compagnon quadrupède, à laisser le passage libre aux véhicules rapides. L’homme à pied ne grouille plus par bancs sur les trottoirs cyclables, par contre l’ours y est assez commun au voisinage des roulottes de nomades, et nous y rencontrâmes un jour, au mépris des règlements, jusqu’à un cheval surmonté d’un officier français.

L’être humain en bas âge, l’enfant, puisqu’il faut l’appeler par son nom, s’exerce au courage des guerres futures en traversant, par bravade, les routes devant les cycles et les automobiles. Notons qu’à l’exemple de certaine peuplade sauvage, qui manifeste sa valeur en montrant son derrière à l’ennemi, mais chez qui une telle témérité n’est point d’usage trop près de l’ennemi, l’enfant ne s’amuse à courir ce péril que quand le péril est encore éloigné, c’est-à-dire quand le véhicule n’arrive pas très vite. L’accident de Paris-Berlin s’est produit logiquement, par suite de l’absurde idée de « neutraliser » les villes. Il est même extraordinaire qu’un seul enfant, et pas dix mille personnes ayant atteint depuis longtemps ce qu’on est convenu de dire l’âge de raison, n’aient point gambadé devant les coureurs qui leur donnaient le temps de le faire. En revanche, on remarquera qu’aucune collision n’a eu lieu sur la route, parcourue à près de cent kilomètres à l’heure.

Ajoutons, pour justifier notre titre, que le piéton court moins de risques que le cycliste ou le chauffeur ; il s’expose à une simple chute de sa hauteur et non à une projection hors d’un appareil de vitesse, ni au bris de cet appareil précieux ; donc, jusqu’au jour où cette folie n’aura point cessé, de laisser circuler des gens à pied, non munis d’autorisation préalable, de plaque indicatrice, frein, grelot, trompe et lanterne, nous aurons à vaincre ce danger public : le piéton écraseur.

15 juillet 1901.

LA SUPPRESSION DU SABRE

L’Angleterre, où nous devons toujours chercher des modèles d’esprit pratique, vient de prendre une initiative que suivront bientôt les peuples du continent : nous voulons dire la suppression du sabre dans les régiments de cavalerie. Quelques rétrogrades crieront au paradoxe, devant cette idée d’envoyer au feu des soldats désarmés. Mais les cavaliers d’outre-Manche ne seront pas, à vrai dire, désarmés : on leur laisse le mousqueton, encore qu’il soit avéré depuis longtemps qu’un militaire à cheval, gêné par les mouvements de sa monture auxquels il obéit bien plus qu’il ne les dirige – ce qu’on appelle monter à l’ordonnance –, soit incapable de faire un usage utile de quelque arme à feu que ce soit. D’ailleurs, afin de donner satisfaction aux susdits esprits rétrogrades, le gouvernement anglais conserve à ses cavaliers une latte uniquement décorative, en fer-blanc, bois et carton, ce qui n’est pas plus absurde que de maintenir chez nos hussards la sabretache, simple souvenir du sac ou de la poche qu’elle fut à l’origine, et où l’on ne peut aujourd’hui rien mettre. Dans l’armée comme dans la nature, les organes utiles s’atrophient, et, comme dans la nature, ils demandent quelques centaines de mille ans pour disparaître. L’être humain, d’après la biologie moderne, s’obstine stupidement à porter un estomac qui ne sert en rien à la digestion, et n’est, on l’a prouvé, aux aliments qu’une salle d’attente ; un gros intestin dont l’unique fonction est d’héberger, au choix, ou quarante-quatre espèces de microbes ou leur destructeur, le ver solitaire ; et un intestin grêle qui, paraît-il, est pour le moins cinq ou six fois trop long.

De même, dans l’armée subsistent, si nous osons ainsi dire, ces « appendices vermiculaires » qui ne sont bons qu’à être le prétexte d’une foule de troubles : signalons la lance et même la cuirasse, laquelle n’est même pas, sur le champ de bataille, une boîte de conserves des morts qui la portent, et où les vivants, au soleil pacifique de Longchamps, cuisent dans leur jus. Une autre arme blanche appelée à grossir le catalogue des espèces éteintes est la baïonnette. En apparence mieux conçue que le sabre, puisqu’elle ne coupe franchement pas, alors que le sabre prétend, avec une outrecuidance non suivie d’effet, à couper. Thomas Hardy a écrit cette naïveté, qu’un sergent anglais cueille, avec son sabre, sans blesser une jeune fille, une boucle de ses cheveux. Tout le monde connaît l’expérience suivante : on peut se frapper impunément à tour de bras le doigt ou la carotide avec le tranchant d’un rasoir sans risquer aucune coupure, puisqu’il faut qu’une lame cisaille pour trancher. Nous avons, il est vrai, dangereusement blessé dans cet essai un sujet de bonne volonté, mais nous voulons croire que c’est un accident isolé, pour n’avoir point avec assez de soin repassé notre rasoir. Si nous revenons à la baïonnette, nous constatons qu’elle n’a d’autre effet immédiat que d’engourdir par son poids le bras du soldat et de rendre son tir indéfiniment varié. Un lieutenant qui nous enseignait le maniement de cette arme au temps où le souci de la défense nationale, quelque curiosité, et le désir exprimé nettement par l’État, nous introduisirent sous les drapeaux, un lieutenant nous exposait que la baïonnette peut à la rigueur effrayer, par son miroitement au soleil, dans une charge de cavalerie, les chevaux « seul élément redoutable du cavalier », disait-il à peu près. La baïonnette, donnait-il à entendre, « est une arme exclusivement à longue portée ». Nous ajouterons que les soi-disant parades que l’on s’est plu à combiner incommodes dans l’escrime à la baïonnette (par exemple : en tête parez et pointez) sont telles qu’un souffle suffirait à emporter le fusil des doigts du soldat. Et notre lieutenant concluait qu’au commandement : cavalerie, il n’y avait qu’une chose à faire : déplorer que le fantassin ne soit pas monté, car il serait à même de battre en retraite de façon plus précipitée.

Il est à souhaiter que quelques citoyens, dévoués aux intérêts de la patrie, recherchent, à notre exemple, quels sont les organes parasites de l’armée, afin d’en activer la salutaire résection. L’autorité militaire a bien examiné la question, mais point, nous semble-t-il, avec une lucidité suffisante. Ainsi, elle s’est bien rendu compte qu’il y avait quelque chose d’inutile dans ces soldats appelés sapeurs et composés principalement d’une hache et d’une barbe. Elle a aboli la barbe : pourquoi cette préférence, qui ne se justifie pas très bien ? Si nous réfléchissons mûrement à l’armement de l’infanterie, un allégement s’impose : la suppression du fusil. Il serait banal de redire que les balles perfectionnées sont absolument inoffensives, puisqu’elles traversent plusieurs hommes avec une telle vitesse que ceux-ci n’en sont point incommodés. Il y a, à la vérité, les balles dum-dum : nous avons vu, avenue de l’Opéra, un hippopotame foudroyé par une dum-dum sur le bout du nez à trois cents mètres ; mais nous n’avons pas vu le tireur accomplir cet exploit avenue de l’Opéra ; nous n’avons considéré, comme chacun peut le faire, que le squelette de la tête de l’animal à la devanture d’un armurier. Resteraient, comme avantages du fusil, le bruit et la fumée ; mais celle-ci, les nouvelles poudres sont incapables de la produire, et quant au bruit, on se bat à des distances telles, qu’on ne saurait l’entendre.

Le fusil moderne n’est donc plus qu’une arme dont les effets sont invisibles, silencieux, d’une innocuité parfaite, autant dire nuls. Des philanthropes prétextent, afin de conserver cet engin de paix, qu’il n’est pas impossible que la piqûre de la petite balle et sa circulation de part en part du corps n’aille pas sans une légère douleur. Mais qu’ils réfléchissent qu’à la guerre on n’est jamais exposé même à cette douleur légère ; le tir actuel se résume en ceci : des gens s’occupant à ce sport insane, de viser un but qu’ils ne voient pas et dont ils ignorent le plus souvent la position approximative. À peine les météorologistes avoisinants seront-ils à même de constater en quelques endroits précis des pluies de balles, ainsi que le populaire s’ébahit encore aux pluies de sang ou de crapauds.

Ainsi sommes-nous amené à établir qu’il n’est point désirable de travailler, comme certains utopistes, à la pacification universelle par la suppression de l’armée : il s’en faut de fort peu qu’elle ne soit elle-même l’agent pacificateur et, en tout cas, l’élément le plus pacifique de la nation. Nous n’avons point de raison de maintenir la distinction provisoire que nous avions faite ici entre le militaire et le conservateur de monuments nationaux : il nous plaît de voir dans le soldat, surchargé de ses gamelles et bidons et de ses armes blanches et de ces armes à feu plus bénignes au fond que le silex de la préhistoire, un archéologue qui ne fait de mal à personne en exhibant sa collection, comme il l’a exhibée à Longchamps le 14 juillet, et ils étaient même plusieurs.

1er août 1901.

LES SACRIFICES HUMAINS DU 14 JUILLET

Si nous avons bien compris nos lectures de feuilles publiques, la fête nationale a été célébrée, comme toute fête populaire le fut depuis l’antiquité, de façon sanguinaire et bruyante, et nous ne nous en étonnons point : un gouvernement fait sagement de laisser le peuple se divertir, certains jours fixes, à des sacrifices humains.

C’est ainsi que des jeunes gens ont, dans leur joie exubérante, tué d’un coup de revolver une dame Marie Baudin à sa fenêtre, 44, rue Rat, à Paris ; qu’une fillette de six ans, tels les fanatiques Hindous sous les roues du char de Jaggernaut, s’est précipitée d’un second étage, 147, avenue de Clichy ; qu’une course de bicyclettes, près des Arts et Métiers, a répandu en moins de rien en mille morceaux douze personnes ; qu’un cheval attelé à un lourd camion, surexcité par la contagion de la folie humaine, a écrasé une vieille dame, Estelle Le Caton, 85, rue de Courcelles ; qu’un gamin a imaginé de faire flamber, en feu d’artifice patriotique, la boutique de librairie de M. Tréguy, 235, boulevard Voltaire ; que, 86, rue de Montreuil, un jeune homme est entré dans un tir et, de sa première balle, s’est efforcé d’en immoler la tenancière, Mme Guévec ; qu’un garçon de douze ans, rue de Paris, à Charenton, a eu l’œil droit arraché par l’explosion d’un pistolet ; enfin, que M. Émile Lambert, 79, rue du Canal, à Joinville, est venu s’écraser de sa fenêtre sur le pavé dans une apothéose de lanternes vénitiennes qu’il accrochait de ses mains crispées.

Le zèle de ces braves citoyens n’a été surpassé que par l’ingéniosité d’un habitant d’Essonnes, nommé Jolliet, âgé de vingt-deux ans, inventeur et constructeur, malgré sa jeunesse, d’un petit canon partant dans deux directions opposées. En moins de temps qu’il ne nous en faut pour l’écrire, un homme de quarante et un ans, M. Collet, père de deux enfants, fut tué par l’une des charges, qui lui lacéra le cou de deux affreuses blessures ; dans la direction contraire, un enfant de quatre ans, une petite fille Thomas, eut la tête emportée et, concluent les journaux, « périt aussitôt ».

Or, nous lisons qu’en même temps une femme Macé, à Sainte-Pience (Manche), a étranglé son petit garçon ; qu’une femme, dans un bal, près du bois de Boulogne, a tué son mari, Edgar V…, ébéniste, d’un coup de couteau au bas-ventre ; que bien d’autres se sont employés également à des meurtres et massacres. Il paraît que la justice va les considérer comme des criminels ; leurs prétendus crimes ont pourtant, comme les meurtres précédents, été commis le 14 juillet : pourquoi deux mesures et deux poids ? Nous ne voyons pas la différence.

1er août 1901.

LA SOCIÉTÉ PROTECTRICE DES ENFANTS MARTYRS

Il existe en Belgique une institution dont le besoin, sans doute, en France, se fait sentir vivement : la Société pour la protection des enfants martyrs. Son mécanisme compliqué comprend, ainsi qu’il est aisé de le reconstituer, trois catégories de membres : ceux qui protègent les enfants, ceux qui ont mission de les martyriser, et d’abord ceux qui s’emploient à les faire. L’existence indiscutable de ces derniers fonctionnaires impliquée dans l’abondance constatée du matériel – les enfants – de cette société, donnerait à souhaiter que la France, toujours alarmée de dépopulation en encourageât quelques autres semblables. Cela entraînerait plusieurs conséquences indirectes, ainsi que les parents de martyrs, contre qui sévit aujourd’hui la justice, ne manqueraient point d’être désormais vénérés par cette même justice, à condition toutefois qu’ils fussent membres de la société et ne remplissent leurs devoirs de martyriseurs que porteurs de leur insigne.

Il ne semble pas cependant qu’en Belgique l’organisation des trois classes de fonctionnaires soit autant qu’elle le pourrait un modèle de sagace administration. Si les membres protecteurs, fort considérés, répandent dans toute l’Europe, au moyen de journaux spéciaux, des attestations à leur propre louange, les membres pourvoyeurs – nous entendons les bourreaux chargés de réaliser chez l’enfant les premiers droits nécessaires à la protection – sont rarement mentionnés, et jamais honorablement. Il est à craindre que cette désunion, que nous voulons croire affectée, entre les divers bureaux, doive un jour devenir préjudiciable aux intérêts de la société. Il nous paraît mesquin également que dans l’espèce, les bourreaux et les membres fabricateurs soient groupés dans un même service et pratiquement confondus, sous le nom de parents. Mais c’est là une mesure destinée sans doute à économiser, par le cumul des fonctions, moitié des émoluments, jusqu’à la distribution des premiers dividendes, et que nous espérons provisoire. Félicitons les généreux anonymes qui, afin de laisser aux parents plus de loisir dans leur service de sévices, assument une partie de leur lourde tâche de production.

Au moment où nous terminons ces lignes, on nous apprend que les Enfants martyrs de Belgique sont une péjoration emphatique et rien autre chose que ce que la France possède sous le nom d’enfants abandonnés et assistés. On ne nous le persuadera point, car il est doux de croire qu’une œuvre aussi philanthropique existe quelque part au monde. Mais nous démêlons dans cette information la preuve d’une fâcheuse incurie : si les membres protecteurs se contentent d’instrumenter sur des matériaux simplement trouvés, il s’ensuivrait que les membres martyriseurs s’endorment dans des sinécures condamnables, et que la Société ne justifie point son titre et doive, à peine d’abus de confiance envers le public, passible des tribunaux, être dissoute par ses propres statuts. Nous n’exigeons point dès l’abord que les membres producteurs n’exercent qu’en vue unique de la société : c’est là un progrès qui s’accomplira plus tard ; mais si tout sentiment humain n’est pas enlizé dans la paresse des fonctionnaires du deuxième bureau, de grâce, un peu de zèle, messieurs les membres martyriseurs !

15 août 1901.

DE L’ANTIPROTESTANTISME CHEZ LES GENDRES DE M. DE HEREDIA

La publication en volume du Roi Pausole accuse nettement la tendance antiprotestante de cette école. C’est une caricature réussie que le Grand-Eunuque, Père la Pudeur huguenot, lequel enferme l’épouse coupable avec un gros livre, la Bible, pour la consoler, dit-il, et c’est un personnage neuf et vrai qu’un eunuque moral. Nous nous étions diverti précédemment aux Pasteurs dont les ombres grotesques égayaient concurremment avec les duels et galanteries alertes de l’Avantageux, la langue érudite des aventures de Blancador. Nous venons de relire, pour notre plaisir, et incidemment pour rechercher l’origine de la tendance que nous étudions, l’admirable Double Maîtresse. C’est bien déjà une protestante que l’austère mère de Nicolas de Galandot, quoiqu’elle aille encore à la messe, et n’est-il pas suffisamment hérétique, ce cardinal Lamparelli pour la fantaisie de qui un singe habillé en pape pisse, du haut d’une cage, blanc, papelard et goutte à goutte ?

15 août 1901.

PSYCHOLOGIE EXPÉRIMENTALE DU GENDARME

De récents événements privés nous ont permis d’observer de près quelques beaux spécimens de cet organe préhensile de la société, le gendarme. Les conditions de nos rapports avec eux furent excellentes, quoique propres à nous les faire envisager sous un jour trop favorable : car nous n’étions point détenu entre leurs mains, mais l’autorité supérieure les avait confiés aux nôtres, sous quelque prétexte, dans un but d’expériences.

Nous glisserons rapidement sur la morphologie externe de ces militaires, de tout point conforme, en plus grand, aux effigies bien connues présentées sur des guignols afin de former l’esprit des enfants. Remarquons qu’une administration avaricieuse leur refuse, quand ils sont de service, le port si majestueux et si classique du tricorne, au détriment de leur prestige traditionnel. Ne citons le dicton d’un goût peu sûr : « On les sent d’abord, on les voit ensuite », que pour en extraire l’enseignement philosophique : en réalité, vu le petit nombre de spécimens disponibles – il arrive qu’il n’y en ait que cinq pour huit communes – on ne les voit jamais ; et par on nous entendons les malfaiteurs, pourtant leurs partenaires naturels.

Quant à leur langage, nous n’y avons relevé aucune prolixité extraordinaire d’adverbes.

Nous ne prétendons ici qu’à instaurer une brève psychologie du gendarme, ainsi que nous nous sommes déjà attaché partiellement à celle du militaire et du magistrat. Il était à prévoir que l’habitude, contractée au fur de longues générations, d’être à l’affût de tous crimes et délits, ou, mieux, d’un nombre restreint et catalogué de crimes et délits, leur ait forgé un état d’esprit spécial, bien défini à cette heure et devenu propre à leur espèce. Le moment est donc bien choisi de sonder ces obscurs cerveaux. Il s’y passe, d’après nos expériences, ceci, qui étonnera peut-être l’honnête homme, que le gendarme interprète autrement que cet honnête homme une action légalement mauvaise. « Mauvaise » lui indique seulement qu’il ait à y exercer, contre rémunération, son office ; en termes plus clairs, que toute mauvaise action est pour lui bonne, parce qu’elle le fait vivre.

Nous voici amené à flétrir les infâmes desiderata du gendarme : son pays de Cocagne serait celui où aucun citoyen ne chasserait, sinon en temps prohibé et, bien entendu, sans permis ; ne pêcherait sinon par des moyens défendus ; où le viol serait un très grand nombre de fois quotidien et l’assassinat la forme la plus courante des relations sociales. Toutefois, malgré nos exhortations tendant à obtenir des confidences précises, il nous paraît que le gendarme n’aspire encore que confusément à cet avenir béni ; et nous n’en voyons d’autre explication que son rare désintéressement. Ainsi, il n’ose approuver le meurtre que quand il ne lui rapporte rien, c’est-à-dire quand il est autorisé par la loi. Exemple : le cas de légitime défense ; le gendarme se réjouit que le bourgeois clos dans son parc massacre le malandrin qui vient de franchir son mur ; mais, par un scrupule bizarre, ce même gendarme déteste que l’on mette à mort des personnes passant du côté extérieur du mur. Nous préconisons une méthode nouvelle et conciliatrice, laquelle consiste bien simplement à rapporter dans sa propriété les victimes qu’on a pris la peine de se procurer au-dehors.

Les gendarmes à cheval vont généralement à pied pour deux raisons : la première, qu’ils nous ont exposée et qui nous paraît frivole, est qu’ils seraient obligés de faire tenir par quelqu’un leurs montures, cependant qu’on veut bien leur offrir à boire ; la seconde, qu’ils emmènent le plus souvent avec eux, s’en allant par deux, l’oncle de l’un ou de l’autre, encore qu’il puisse n’avoir point d’oncle. Mais ils dénomment ainsi quelque ami qui les suit afin de profiter des occasions de se désaltérer. Ils le choisissent avec soin d’aspect minable, qu’il soit aisé de faire passer pour patibulaire, et sujet à la manie de se promener les mains derrière le dos. Ils le mettent comme par mégarde entre eux deux, et grâce à cet innocent stratagème méritent, dans la traversée des villages, sans mécontenter personne, les acclamations populaires. Nous avons exposé plus haut que la capture d’un malfaiteur authentique est hors question : l’uniforme se voit de trop loin et il faudrait que le gendarme fût en civil : mais il cesserait d’être un gendarme et n’aurait plus de psychologie.

1er septembre 1901.

APPENDICE AU « GENDARME »

Des communications d’un intérêt extrême, grossi par l’éloignement des pays d’où elles nous parvinrent, nous font un devoir d’ajouter un mot bref à la psychologie du Gendarme.

Il est téméraire d’affirmer, nous écrit-on de Pologne, que les pandores enclavent leur oncle misérablement entre eux deux par une préméditation malintentionnée. Ils sont mus bien plutôt par des considérations d’ordre esthétique et un louable instinct de la symétrie. En effet, deux gendarmes juxtaposés et un Honnête-Homme qui marche à côté, cela « ne ressemble à rien », c’est chose baroque et inconsidérée, propre à choquer les gens de goût. Un Honnête-Homme entre deux gendarmes – promu du coup à l’indignité de Malhonnête-Homme – voilà pure sagesse et équilibre, et en quelque sorte l’image concrète des balances de la Justice. Que l’on ne récrimine donc plus contre les arrestations dites arbitraires.

Quelques recherches, fondées sur l’analogie, au sujet de ce goût de la symétrie, nous mènent à des constatations dont nous avons le regret d’avouer nous-même l’irrévérence : lâchez en liberté sur le boulevard deux Lieutenants et un Capitaine : fatalement, irrésistiblement, avec une précision infaillible et admirable, ils ne tarderont point, après quelques oscillations, à s’orienter dans ce que nous appellerons le sens pyramidal : les trois galons au milieu, les deux lieutenants à la gauche et à la droite. Si on leur présente – à une distance favorable, la plus convenable est fort exactement de six pas – de simples hommes de troupe, le Capitaine seul saluera ou du moins le premier, et sa main sera comme le bouquet au sommet d’un édifice parachevé, ce qui ravira l’observateur. Si l’on ne dispose que d’un Lieutenant, il se rangera incontinent à gauche. Nos expériences n’ont point été assez prolongées pour nous permettre de vérifier si le système ainsi constitué décline vers le nord-ouest ou tout autre point du compas.

Il est aisé d’expliquer selon la mécanique ce phénomène d’orientation : il semble à première vue que les deux grades inférieurs se groupent symétriquement par rapport au supérieur dans une intention honorifique ; mais s’il en était ainsi il faudrait admettre qu’il en est de même dans les autres cas de symétrie, que les gendarmes se disposent aux côtés de « leur oncle » dans le dessein, identique, de lui être agréable ; ce qui est une hypothèse absurde ; la seule conclusion possible est celle-ci, que des forces se groupent autour d’une force supérieure dans tous les cas, qui n’excèdent pas deux : que cette force supérieure soit de même sens ou de sens contraire ; dans le premier cas, elles lui obéissent, lui résistent dans le second ; moralement, la défendent ou l’attaquent.

Ce processus est de tout point compatible avec la lâcheté de l’être humain et universalise la sagace pensée de M. Prudhomme sur son sabre : nous pouvons dire qu’il n’y a pas de sabre propre à M. Prudhomme, ou, en d’autres termes : ce qu’il a dit de son sabre individuel est vrai de tous les sabres.

15 septembre 1901.

LES CARTES D’ÉLECTRICES

Une très jeune personne, de figure fraîche, de mine modeste et très vraisemblablement vierge si nous en croyons quelques douzaines de messieurs âgés et respectables qui s’étaient plu à vérifier ce détail de vertu, – comparut cette semaine devant la justice française pour propos irrespectueux adressés à un agent. Elle se glorifia devant le tribunal d’une condamnation pour vol, et remercia, avec des larmes de joie, le magistrat qui lui octroyait un mois de prison. Ses transports ne surprendront aucun citoyen tant soit peu versé dans notre belle loi : on n’ignore point, en effet, qu’exciper de deux condamnations est le plus court moyen pour nos filles de s’aplanir le chemin de la soumission aux bonnes mœurs jusqu’à la « carte » officielle.

Il est permis aux pudibonds de supposer que la pure jeune fille ne désirait cette estampille légale que pour s’en prévaloir afin de retirer d’un bureau de poste quelque valeur, envoi affectueux de ses vieux parents ; ou peut-être à ses yeux était-ce une distinction méritoire, du genre de celle qui tend à faire croire que les gens d’honneur sont légion.

Il est remarquable – nous voulons dire : il est à remarquer, personne n’ayant pris ce soin avant nous – que les femmes féministes, au cours de leurs revendications, négligent, on ne sait pourquoi, de reconnaître cette prérogative accordée à certaines d’entre elles par l’État. La femme, en France, dit-on, ne peut rien seule, selon la loi. On oublie qu’il y en a quelques milliers, dites pour antiphrase soumises, qui sont vraiment libres et dont les actes sont légaux. La civilisation s’organisant avec lenteur, le temps n’est pas encore proche où toute fille non en puissance de mari dépouillera les préjugés antisociaux et naîtra à l’existence civile par ce diplôme.

Le législateur n’aura alors que fort peu à modifier à la teneur du petit rectangle de carton, devenu universellement répandu, pour qu’il soit aux femmes ce qu’est aux hommes la carte d’électeur.

D’ici là, une réforme immédiate et des plus faciles est à la portée du gouvernement : que les cartes déjà délivrées aient valeur des cartes d’électrices. Le suffrage universel masculin se verra ainsi adjoindre, sans frais, le suffrage partiel d’une élite de votantes : une élite assurément, car qui oserait prétendre qu’elles ne sont pas déjà fonctionnaires et, par leurs fonctions, les mieux préparées à la vie publique ?

15 septembre 1901.

LA MOBILISATION DES TOURISTES

Nous ne manquerons point à notre coutume d’extraire de toute cérémonie patriotique l’enseignement qu’elle comporte. On a dit dans un grand journal, au sujet de la revue de Dunkerque, et nous n’aurions pas mieux dit, même aux heures où nous nous efforçons, pour garder notre cerveau plus libre, d’en évacuer toute intelligence, que : « l’Angleterre a pu parfois rassembler un plus grand nombre de navires que la France n’en a exhibés à Dunkerque ; mais jamais des navires plus prêts à la guerre… » Il nous avait toujours semblé qu’être prêt est un phénomène instantané et qui ne comporte point de degrés : on est prêt ou on ne l’est pas. C’est du moins ce qui résulte d’un très grand nombre d’interviews où deux personnes à la fois, isolées sur un terrain en plein air, ont été consultées par des amis à elles, vêtus de grave et assistés de médecins, sans doute aliénistes, en ces termes : « Êtes-vous prêts ? » À quoi elles répondaient précipitamment par l’affirmative et tiraient incontinent, sans motif plausible et dans des directions arbitraires, des coups de pistolet.

À part cette critique, nous relevons dans le même journal un excellent compte rendu du premier essai fait en France de la mobilisation des touristes, quoique à vrai dire ce mot technique n’ait pas été prononcé, dans l’intention évidente de dérober l’importance de cette manœuvre aux puissances étrangères, même alliées.

Aucune force navale n’a paru plus formidable que l’escadrille de ces nouvelles troupes : on a surtout admiré l’entrain et l’ensemble avec lesquels, penchées sur le bastingage sans terreur d’une mer démontée, elles couvraient les flots dans un large périmètre d’une substance dont la formule est tenue secrète encore par le ministre de la Marine, et qui a pour effet de rendre opaque la surface de la mer, et, partant, invisibles les sous-marins.

L’expérience a été concluante, et personne ne peut se flatter d’avoir entrevu ces derniers.

1er octobre 1901.

L’ADJUDANT FOURNAUX

Le 20 avril 1901, pendant une inspection dans la cour de la caserne de la Pépinière, l’adjudant Fournaux, ayant voulu replacer, avec une précipitation zélée, sur la tête du soldat Lamiré son képi tombé, trois dents du soldat churent à leur tour, on ne sait comment, et l’adjudant, pour excuser cette mauvaise tenue sur les rangs, s’en déclara personnellement responsable, se disant sujet à des mouvements involontaires et trop brusques, appris à Joinville et « effet direct de la pratique de la boxe ».

Ce brave sous-officier s’exposait ainsi bénévolement à tomber sous le coup de l’article 229 du Code militaire, qui punit les voies de fait envers les inférieurs.

La justice militaire sait, heureusement, apprécier, et le conseil a prononcé, presque sans délibération et à l’unanimité, l’acquittement.

Il nous revient qu’un boucher appliqua ainsi, sans y penser, les mouvements acquis dans l’exercice de son commerce, d’abord à assommer, puis à dépecer l’un de ses clients en divers quartiers. Or, il languit maintenant dans les bagnes. À quand sa réhabilitation ?

Il est vrai que c’était un civil.

1er octobre 1901.

HOMMAGES POSTHUMES

Une monstrueuse illégalité judiciaire étant à la veille de se commettre, nous entendons la condamnation de M. Honoré Ardisson ou son internement dans un asile d’aliénés, il nous paraît urgent de dévoiler à quels mobiles, plus forts que la loi, obéissent les magistrats, qui violent ainsi à leur manière. Le législateur, en effet, dans sa sagesse, s’est bien gardé de désapprouver le viol des cadavres : il ne l’a prévu par aucun article du Code, ce qui équivaut, comme on sait, selon l’esprit du Code, à l’encourager.

En ceci le législateur se montre d’accord, comme en tout, avec la conscience du citoyen vertueux, dont il ne fait qu’enregistrer et préciser les élans. Toutefois, la plupart des contribuables n’ont coutume de pratiquer ce viol de cadavre que sous une forme superficielle, encore qu’ostentatoire. À chaque occasion qui s’est présentée d’avoir à leur disposition, sur un lit, un cadavre – femme, époux, mère ou enfant –, ils se sont fait un devoir de déposer, selon la formule consacrée, « un dernier baiser sur le front glacé du mort », mais on doit déplorer que bien peu d’entre eux aient eu le courage de pousser plus loin leurs hommages posthumes, si légitimes pourtant dans le cas de la perte, par exemple, d’un époux ou d’une épouse. Cette sécheresse de cœur et ce manque de démonstration subit s’excuse à peine par l’horreur de ce qui ne vit plus, laquelle n’était à l’origine que la répugnance pour la chair morte acquise au cours des siècles par l’animal humain avec l’habitude des aliments cuits. La cuisson interviendra-t-elle, dans quelque mille ans, même en amour ? Quoi qu’il en soit, conscients de l’affront fait aux morts, les survivants s’efforcent de le pallier par des présents, fleurs et couronnes, ornées de protestations d’affection déclamatoires et non suivies d’effet. Il n’est pas étonnant que M. Ardisson, au cours de sa carrière de fossoyeur, ait été révolté par ces inscriptions fallacieuses et se soit décidé à donner l’exemple qu’eût dû offrir tout honnête homme, en prouvant son amour de l’humanité morte par des expansions plus indéniables.

L’usage de forniquer avec les morts a toujours été considéré comme au plus haut degré saint et moral. Sans rappeler la coutume de certains peuples, qui enterrent l’époux vivant avec son conjoint décédé, remarquons-en un vestige dans notre usage, qu’une personne veuve ne se remarie point avant quelque délai. Or ce délai n’a aucune signification, à moins qu’il ne soit consacré à des rapports sexuels d’outretombe. Il fut sans doute primitivement mesuré sur le temps qui précède la décomposition du cadavre. Les Papes ont toujours été très partisans de cette union posthume, et même sans aucune limite de durée, ainsi qu’ils l’ont fort clairement exprimé par leur hostilité permanente à l’égard du divorce, par lequel les époux éluderaient le devoir conjugal, en l’autre monde comme en celui-ci, au profit d’un adultère.

La science moderne a démontré que cette rigueur est exagérée, et qu’il n’y a point d’utilité, au point de vue de la reproduction, à prolonger les relations sexuelles avec les cadavres au-delà de trois jours. Passé ce terme, le cadavre masculin a perdu son pouvoir fécondant. Dans la pratique, la médecine légale restreint encore ce délai, et c’est dans les quarante-huit heures que la personne défunte est « arrachée aux bras des siens ».

La copulation posthume étant une chose si excellente, comment les magistrats ont-ils été amenés à affecter de considérer M. Ardisson comme un criminel ou un fou, empêchant ainsi d’autres honnêtes gens de suivre son exemple ? Pour deux raisons :

1° Le viol des morts est, par quelque aberration capricieuse du Code militaire, un cas d’exemption de service. Nous convenons que notre patriotisme serait troublé à l’idée de voir un nombre, peut-être par malheur trop grand, de conscrits préférer quelques instants passés dans un cimetière à trois années de caserne. Il serait à craindre que les industriels vendeurs de rubans tricolores substituent à leur commerce celui, plus lucratif, de fabricateurs de jeunes mortes ou entremetteurs funèbres. Aussi l’autorité militaire s’est-elle émue et a-t-elle exercé une pression occulte sur les juges de M. Ardisson.

2° Une surexcitation non moins vive s’est manifestée parmi les jeunes filles à marier, légitimement jalouses.

Cette dernière information est cependant démentie par M. Ardisson lui-même, en ces termes : « Je ne pouvais pas avoir de jeunes filles vivantes, et c’est pour cela que j’ai été obligé de prendre des mortes. » Nous ne croyons pas que M. Ardisson se soit exprimé ici avec sa véracité coutumière. Le dessein de M. Ardisson n’a pu être autrefois, comme maintenant, que de FAIRE, en tout, PLAISIR AU JUGE. Si le juge est, en effet, du même avis que le Code, comme se le figurait, en sa candeur, M. Ardisson, il doit préférer – à moins d’une duplicité que nous n’osons supposer – le viol des mortes, autorisé par la loi, à celui des vivantes, explicitement défendu si l’on n’est muni de permis ou contrat. En outre, M. Ardisson aimait emporter chez lui la tête coupée des jeunes filles, comme l’a dit admirablement un écrivain : « pour son dessert d’amour ». Il fallait que la jeune fille fût déjà morte, sinon il aurait dû gâter ses douces effusions en les précédant d’un acte de violence. Oui, M. Ardisson s’efforce en tout de complaire au juge, mais que veut le juge ? Ses exigences sont bien vagues et incohérentes, et éminemment propres à ébranler l’esprit de tout honnête homme, y compris celui de M. Ardisson. Ainsi, le juge aura atteint le but clandestinement poursuivi, la folie et l’internement de ce vertueux citoyen.

15 octobre 1901.

LES FUSILS TRANSFORMÉS

Nous avons la satisfaction de constater que plusieurs des réformes, postulées ici par nous des pouvoirs tant militaire que civil, sont à l’étude. Nous réclamions, pour des raisons qu’on a pu apprécier, la suppression du fusil dans l’armée. Avec une docilité empressée que nous ne saurions trop louer, l’autorité militaire travaille actuellement à se démunir, au profit des civils, de ses armes à feu, de celles du moins dont il est possible de tirer quelque chose, ou, si l’on veut, avec lesquelles on peut tirer fructueusement sur quelque chose.

Nous reprochions au fusil de guerre son innocuité, due à diverses causes : portée excédant les limites de la visée, vitesse de la balle telle, et calibre si réduit, qu’il n’en résulte pas de blessure, mais une piqûre sans importance ; incapacité de produire de la fumée, etc. Dans les fusils offerts aux civils par l’administration militaire à des conditions de bon marché exceptionnel, une seule transformation, ingénieusement imaginée, suffit à répondre à nos objections.

Par la simple suppression des rayures du canon, la portée est ramenée à une distance raisonnable et qui permet un tir juste ; il est en même temps meurtrier, car l’on dispose, grâce à cet alèsement, d’un plus fort calibre.

Il va sans dire que l’on n’a pris la peine de transformer que le fusil Gras ; car c’est une constatation avérée que dans le fusil Lebel modèle 86 le mécanisme de répétition, si l’on a l’imprudence de le manœuvrer, se bloque, incontinent, ce qui a pour effet de mettre, de façon définitive, l’arme hors de service. Il est permis de supposer que l’inventeur n’avait établi cet appareil que pour rendre, en cas de défaite, notre armement inutilisable par l’ennemi.

Rappelons aux curieux candides qui ne savent où se procurer des cartouches et fusils Lebel : 1° que tous les bons armuriers vendent des cartouches Lebel, destinées à des revolvers spéciaux ; 20 qu’à défaut du fusil Lebel on trouve chez ces mêmes armuriers tous les derniers modèles de fusils de guerre étrangers, offerts à notre patriotisme éclairé ; ce qui permet de supposer qu’à l’étranger on peut aisément acquérir en non moins grande abondance notre fusil de guerre modèle 86.

P.S. – Nous apprenons, à la dernière minute, que la cupidité militaire n’a rendu ses fusils utilisables qu’afin de surexciter les civils à les acquérir ; après quoi elle les a réquisitionnés arbitrairement, s’enrichissant ainsi d’un vol d’un très grand nombre de fois fr. 11, prix du Gras transformé. Remarquons que la recherche desdites armes à domicile, tombe sous le coup de la loi de violation de domicile et qu’à tout citoyen désireux de se conduire en honnête homme il est recommandé de faire feu sur tout cambrioleur. Nous tenons en état, à cet effet, en notre appartement, trois cents fusils transformés.

1er novembre 1901.

CONCLUSION

DU « PIÉTON ÉCRASEUR»

Un règlement s’élabore pour refréner le piéton écraseur. Dans l’intention de nous documenter plus amplement au sujet de celui-ci, nous nous sommes exposé à sa férocité, monté sur un hétéromobile. Le piéton observé, en bas âge, s’est conformé de tous points à la description que nous avons donnée, dans cette revue, de ses allures. Après l’expérience, comme nous n’avions plus besoin de lui, l’humanité nous a fait un devoir de le mettre hors d’usage.

Voici, croyons-nous, quelques-unes des prescriptions du futur règlement en vigueur déjà dans plusieurs communes et l’article IV universellement appliqué :

ARTICLE PREMIER

Le permis de circulation du piéton ne sera exigible que des personnes mineures : enfants, femmes et hommes n’ayant point encore accompli leur service militaire. On sait que ce dernier a été institué principalement pour inculquer à l’homme les premiers rudiments de la marche à pied.

ART. II

Le piéton en âge requis ou dûment autorisé, muni des appareils avertisseurs réglementaires sera (à l’inspiration de la loi qui régit les voitures sans chevaux en Angleterre) précédé à cinquante pas d’un agent des Ponts et Chaussées, assermenté, agitant un drapeau ou un fanal rouge ; et suivi, à la même distance, par un gardien de la paix brandissant avec frénésie un drapeau ou un fanal vert.

ART. III

Le piéton en bas âge, étant justement soupçonné de propension à une allure exagérée, ne sera admis sur la voie publique, sans préjudice des garanties précitées, que tenu en laisse.

ART. IV

Un seul drapeau collectif pourra suffire au piéton en troupe ; mais, comme il ne convient pas que la sécurité publique soit compromise par une si large tolérance, cette troupe devra être précédée d’une musique de qualité arbitraire mais assez bruyante pour être entendue à cinq cents mètres : chaque individu devra être porteur, en outre, d’un avertisseur à détonation.

1er novembre 1901.

L’ÉCHÉANCE DANS SES RAPPORTS AVEC LE SUICIDE

Des lecteurs rassis, pratiques et cupides s’attendent depuis de longs mois, sur le vu de notre titre « Spéculations », à ce que nous élucidions, une fois au moins, quelque ardue question financière. Ceci ne nous est point arrivé depuis le premier janvier dernier, où, bibliographiant ici l’Économie politique pure de M. Léon Walras, nous avons esquissé une théorie de la fabrication de la monnaie fiduciaire en libre concurrence, opération dite irrévérencieusement par l’État faux-monnayage quand il ne la perpètre pas lui-même.

Nous examinerons aujourd’hui le mécanisme d’un phénomène commercial périodiquement actuel, l’échéance, et, pour plus de précision, nous ne l’étudierons que dans ses rapports avec le suicide.

L’art dramatique a vulgarisé cette idée, que l’honnête homme, aux mêmes dates où il se plaît d’ordinaire à vider sa caisse entre les mains d’un garçon délégué par la Banque sur convocation adressée trois mois d’avance, – échappe quelquefois et sans motif apparent aux suites de cette entrevue par le suicide. La constatation remarquable ayant toujours été faite, en pareille circonstance, du vide de la caisse, l’opinion s’est accréditée que ledit honnête homme s’était tué « n’ayant pu faire face à son échéance ».

Il y a donc assez souvent coexistence de deux phénomènes, échéance et suicide, et nous sommes bien fondé à nous servir, comme commune mesure, de l’un d’eux, le suicide, lequel présente cet avantage mathématique d’être bien connu des statisticiens, ainsi qu’on sait, pour se présenter tous les ans en quantité constante.

Or, le chiffre annuel des suicides, dans n’importe quel pays où il existe des commerçants et des échéances, n’est que sensiblement constant. Si l’on examine la courbe des suicides de toute espèce, on y découvrira des irrégularités semblables entre elles, et distantes comme les nombres 5, 15, 25, 30, qui ne sont autres que les quantièmes du mois réservés aux échéances. En outre, à ces mêmes intervalles, le sommet des sinuosités vient coïncider, de curieuse façon, avec la courbe des assassinats suivis de vol.

La conclusion est lumineuse : le garçon de banque, sur le sort de qui se sont apitoyés bien à tort des philanthropes et jusqu’à ces gens nés pour le rire, des humoristes ; le garçon de banque, à des jours qui ne peuvent être que les 5, 15, etc., commence par accomplir son devoir professionnel jusqu’au bout, c’est-à-dire recueillir l’or et abandonner en échange la traite dont il est porteur. Mais ensuite – et alors se déchaîne son initiative individuelle ! – ensuite : il brûle la cervelle du commerçant, REPREND LA TRAITE, et, devenu ainsi légitime possesseur de l’or, rapporte le papier à la Banque, ce qui le démontre impayé.

La Banque a d’ordinaire la mansuétude de ne pas inquiéter le commerçant, sinon dans sa postérité, considérant qu’il s’est dérobé à la ruine et au déshonneur par le suicide, ce qui est une des manières socialement admises, quoique frauduleuses, de rester honnête homme.

P.-S. – Un auteur en bas âge publie à Cayeux-sur-Mer en Picardie une petite plaquette dont une page de « Privilège » est signée « Ubu ». Si abjecte que puisse être notre modestie naturelle elle se refuse cependant à laisser supposer que nous ayons contribué en rien à ce vagissement.

15 novembre 1901.

À PROPOS DE « L’AVARIE »

De par la courtoisie de MM. Antoine et Brieux, nous fûmes, pêle-mêle avec un fort grand nombre de personnages compétents, convoqués à la lecture des Avariés.

Nous hésitâmes longtemps avant de découvrir quel critérium avait pu présider au choix desdites compétences. Enfin, vu le sujet tout spécial de la pièce, il nous sembla qu’on n’avait pu, sans absurdité, élire à en connaître que des spécialistes, à savoir les plus notoires syphilitiques. À l’irrévérence de cette déduction, nous ne pûmes nous empêcher de rester évanoui plusieurs heures.

Quand « nous reprîmes l’usage de nos sens », quelque part dans une voiture, à la porte du théâtre Antoine, des agents, l’heure étant passée d’entrer sans interrompre la lecture, montaient une garde farouche, surexcités par leurs sentiments moraux et persuadés probablement qu’ils gardaient un mur derrière lequel il se passait quelque chose d’officiellement infâme pour ne relever que du service, supérieur dans la hiérarchie policière, des mœurs.

Chacun a pu entendre, aux abords de tous les théâtres, les cris de vendeurs clamant : « Demandez la pièce !… » Sur ce boulevard, où les vendeurs étaient écartés par le rigorisme de la police, on tolérait néanmoins les allées et venues de jeunes personnes, au pas moins léger que leurs mœurs, qui, dans des intentions philanthropiques et littéraires, s’offraient à documenter les passants sur le « sujet » de la pièce. Quelques jeunes gens candides succombèrent, de ceux, nombreux quoique oubliés par Brieux, qui se font gloire de l’Avarie parce que l’Avarie implique… qu’on a eu la vaillance de la mériter.

Quelques bourgeois pratiques, dont nous fûmes, déclinèrent ces offres et propositions, réfléchissant que, pour bénéficier de l’Avarie, il fallait attendre neuf semaines, pas moins du quart de ce qu’on attend après s’être exténué afin d’être père ; et que la vie est mal douée quant à sa dimension en longueur. À l’instar de ces gens pressés, nous jugeâmes plus expéditif de nous introduire, par effraction d’ailleurs, dans la salle.

Des hurlements saluèrent notre entrée, éructés par quelques députés groupés, selon toute apparence, d’après leurs noms adéquats au sujet. M. Couyba, si nous avons bien entendu, revendiquait l’abolition de la censure et même, emporté par sa fougue, celle, par une loi, de la syphilis. Il nous semble que cet homme éminent soit passé à côté d’une idée féconde : la guérison de la syphilis par la censure : car pourquoi cette institution, qui a le pouvoir d’extirper le mot des pièces, serait-elle impuissante à délivrer de la chose les personnes ? Nous n’objecterons à l’honorable député que ceci : est-ce bien soutenir la pièce de M. Brieux que postuler une loi qui supprimerait un mal – lequel dans ce cas particulier est un bien – sans lequel cette pièce n’aurait pas de raison d’être ?

Pendant ce temps, sans souci de la pièce, mais au plus grand profit, nous le voulons croire, de la santé humaine, s’évertuaient des philanthropes subventionnés par l’Assistance publique.

Qu’il nous soit permis de rappeler ce fait bien connu, que la syphilis, terrible à l’origine, est aujourd’hui, à en croire les initiés, fort bénigne. Il est infiniment plausible que la société microbienne qui l’a « lancée » ne disposait que d’un nombre limité d’actions. Plus de contribuables y participeront et plus restreint sera le nombre de microbes dont chacun pâtira. En désignant par n ce nombre de microbes en circulation, le jour où ils seront répartis sur un nombre de contribuables > n, chaque contribuable n’aura affaire qu’à n : > n microbes = < 1 microbe, c’est-à-dire une fraction de microbe. L’organisme vivant n’étant point, sauf le cas de scissiparité, divisible sans périr, ce sera la guérison universelle.

On a pu lire dans les quotidiens que l’Assistance publique s’emploie activement à cette diffusion raisonnée. De courageux infirmiers, pères nourriciers ou nourrices, après avoir assumé sur eux-mêmes une part du mal, l’ont fait circuler à la hâte et au prix du sacrifice de leur pudeur individuelle, en n’hésitant pas à violer les petites filles et même les petits garçons confiés à leur garde. Au prochain banquet officiel, le maire de la Nièvre ne manquera point de les célébrer par la citation classique : Et quasi cursores, v… lampada tradunt.

À peine quelque préfet, sournoisement, entrave-t-il leur œuvre humanitaire, ainsi qu’il appert de ce fragment de l’ordre du jour de M. Poirier de Narçay :

Le Conseil général…

Blâme l’Administration de l’Assistance publique…

Regrette que le service des enfants assistés et des filles en particulier soit – en fait sinon en droit – soumis, AU POINT DE VUE DE L’ÉTOUFFEMENT, à l’autorité abusive du Préfet…

On a bien lu : le préfet de la Nièvre se plaît à ÉTOUFFER les petits enfants…

Mais même si ce sadisme abject contrarie l’œuvre patriotique, philanthropique et philosyphilitique de l’Assistance, il nous reste, pour la propagation bienfaisante du mal, ce merveilleux instrument de promiscuité, l’Armée…

Des esprits subversifs diront qu’il y a un moyen d’échapper à l’Avarie : c’est de ne point prêter sa personne à ladite propagation : mais alors… c’est quelque chose comme le refus du service exigible par l’État : c’est de l’anarchie !

1er décembre 1901.

CYNÉGÉTIQUE DE L’OMNIBUS

Des diverses espèces de grands fauves et pachydermes non encore éteintes sur le territoire parisien, aucune, sans contredit, ne réserve plus d’émotions et de surprises au trappeur que celle de l’omnibus.

Des Compagnies se sont réservé le monopole de cette chasse ; à première vue l’on ne s’explique pas leur prospérité : la fourrure de l’omnibus est en effet sans valeur et sa chair n’est pas comestible.

Il existe un grand nombre de variétés d’omnibus, si on les distingue par la couleur ; mais ce ne sont là que des différences accidentelles, dues à l’habitat et à l’influence du milieu. Si le pelage du « Batignolles-Clichy-Odéon », par exemple, est d’une nuance qui rappelle celle de l’énorme rhinocéros blanc, le « borelé » de l’Afrique du Sud, il n’en faut chercher d’autre cause que les migrations périodiques de l’animal. Ce phénomène de mimétisme n’est pas plus anormal que celui qui se manifeste chez les quadrupèdes des régions polaires.

Nous proposerons une division plus scientifique, en deux variétés dont la permanence est bien reconnue : 1° celle qui dissimule ses traces ; 2° celle qui laisse une piste apparente. Les foulées de cette dernière sont extraordinairement rapprochées, comme produites par une reptation, et semblables, à s’y méprendre, à l’ornière creusée par le passage d’une roue. Les naturalistes discutent encore pour savoir si la première variété est la plus ancienne, ou si elle est seulement retournée à une existence plus sauvage. Il est indiscutable, quoi qu’il en soit, que la seconde variété est la plus stupide, puisqu’elle ignore l’art de dissimuler sa piste ; mais – et ceci expliquerait qu’elle ne soit point encore toute exterminée – elle est, selon toute apparence, plus féroce, à en juger par son cri qui fait fuir les hommes, sur son passage, en une tumultueuse panique, et qui n’est comparable qu’à celui du canard ou de l’ornithorynque.

Vu la grande facilité de découvrir la piste de l’animal, facilité décuplée par sa curieuse habitude de repasser exactement sur la même voie dans ses migrations périodiques, l’espèce humaine s’est ingéniée à le faire périr dans des trappes pratiquées sur son parcours. Avec un instinct surprenant, la lourde masse, arrivée au point dangereux, a toujours fait demi-tour sur elle-même, rebroussant chemin et prenant grand soin, cette fois, de brouiller sa piste en la faisant coïncider avec ses précédentes foulées.

On a essayé d’autres systèmes de pièges, sortes de huttes disposées, à intervalles réguliers, le long de la voie et assez pareilles à celles qui servent pour la chasse au marais. Des bandes de gaillards résolus s’y embusquent et guettent le passage de l’animal : le plus souvent celui-ci les évente et s’enfuit, non sans donner des signes de fureur par un froncement de sa peau postérieure, bleue comme celle de certains singes et phosphorescente la nuit ; cette grimace figure assez bien, en rides blanches, le graphique du mot français : « complet ».

Quelques spécimens de l’espèce se sont toutefois laissé domestiquer : ils obéissent avec une suffisante docilité à leur cornac, qui les fait avancer ou s’arrêter, en les tirant par la queue. Cet appendice diffère peu de celui de l’éléphant. La Société protectrice des animaux a obtenu – de même qu’on supporte la queue adipeuse de certains moutons du Thibet sur un petit chariot – que celle de l’omnibus fût protégée par une poignée en bois.

Cette mesure de douceur est assez inconsidérée, car les individus sauvages dévorent les hommes, qu’ils attirent en les fascinant à la façon du serpent. Par suite d’une adaptation compliquée de leur appareil digestif, ils excrètent leurs victimes encore vivantes, après avoir assimilé les parcelles de cuivre qu’ils en ont pu extraire. Ce qui prouve qu’il y a bien digestion, c’est que l’absorption du numéraire à la surface – l’épiderme dorsal – est moindre exactement de moitié que l’assimilation à l’intérieur.

Il convient peut-être de rapprocher de ce phénomène l’espèce de joyeuse pétarade, au son métallique, qui précède invariablement leur repas.

Quelques-uns vivent dans un commensalisme étrange avec le cheval, qui semble être pour eux un dangereux parasite : sa présence est en effet caractérisée par une déperdition rapide des forces locomotrices, remarquables au contraire chez les individus sains.

On ne sait rien de leurs amours ni de leur mode de reproduction.

La loi française paraît considérer ces grands fauves comme nuisibles, car elle ne suspend leur chasse par aucun intervalle de prohibition.

15 décembre 1901.

L’AVIATION RÉSOLUE

Les successifs Santos-Dumont ont tourné l’attention du côté de la locomotion aérienne. On remarquera qu’aucun de ces appareils n’essaye d’imiter de près le mécanisme du vol de l’oiseau. Mais nous ne croyons point que personne se soit rendu compte de la vraie raison pour laquelle il ne fallait point l’imiter. Or, si l’on prend la peine d’y réfléchir, on constatera que le mécanisme du vol chez l’oiseau est à ce point rudimentaire que, s’il donne quelques résultats, c’est en dépit de toutes les lois mécaniques : les ailes de l’oiseau – que l’on peut figurer schématiquement par deux triangles opposés par le sommet – ne s’appuient sur l’air qu’à droite et à gauche, négligeant la bonne moitié du support disponible qui s’étend devant et derrière. D’autre part, si l’on conçoit une aile circulaire, comprimant sans perte l’atmosphère tout autour du corps à élever, ce sera là un aviateur deux fois plus efficace que l’oiseau. Or cet aviateur est dans les mains de tous : le parapluie, dont l’application au vol n’est qu’ébauchée dans le parachute. On sait que le parachute est supporté par l’air qu’il comprime. Qu’on suppose donc un moteur le fermant avec violence : l’air sera comprimé davantage, et l’appareil s’élèvera, avec d’autant plus de facilité que, demi-fermé, il rencontre moins de résistance. On se le figure aisément palpitant, épanoui puis contracté, ainsi que la méduse progresse dans la mer. La soupape du parachute réservée à l’excès d’air se ramifierait dans des baleines en tubes d’acier dont l’orifice clos ou libre permettrait de modifier la direction.

Quant à savoir si cette invention ferait plus de kilomètres à l’heure que le Santos-Dumont… un parapluie fermé, cela ressemble beaucoup à une flèche !

15 décembre 1901.