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BIBLIOBUS Littérature française

Profils militaires - Émile Gaboriau  (1832-1873) 

 

LA CANTINIERE

Elle peut être jeune ou vieille, gentille à croquer ou laide à faire peur, l’extérieur n’y fait rien; elle est partout et toujours la même. Si elle a beaucoup de mauvais, elle a aussi beaucoup de bon; on est femme, quoique—ou parce que—cantinière. Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’elle a toujours le cœur excellent, qu’elle aime le soldat et est toujours prête à lui rendre service.

Il est inutile de montrer la cantinière dans sa gloire c’est-à-dire à la tête de son régiment les jours de revue, en grand uniforme, chapeau ciré sur l’oreille et baril au dos. Tout le monde connaît sa tunique et son tablier coquet, et ses pantalons à bandes rouges, et ses bottes de fantaisie:

De la voir c’est merveille,
Quand le tambour bat,
Le chapeau sur l’oreille
Emboîter le pas du soldat;
Ran tan plan, c’est la cantinière,
Un joli soldat!
Ran tan plan, qui va la première
Quand le tambour bat.

Mais le tambour ne bat pas toujours, heureusement! la gloire et le bruit ne suffisent point à remplir l’estomac. Aussi, rentrée à la caserne, la cantinière dépouille-t-elle sa grande tenue; elle prend son costume de pékin, c’est-à-dire son jupon et sa robe, et s’occupe activement des mille détails de sa cantine.

La cantine n’est pas ce que le pékin pense: c’est tout à la fois un restaurant, un débit de liqueurs, un café, une brasserie et une pension. C’est là que le soldat et parfois l’officier viennent boire la goutte matinale; l’engagé volontaire y mange une partie de l’argent que lui envoie sa famille; l’homme de bon appétit y trouve à bon marché un supplément à l’ordinaire; les flâneurs s’y attablent pour faire leur partie; le troupier casernier peut sans sortir y savourer sa demi-tasse; enfin, c’est à la cantine que les sous-officiers prennent pension. Ils donnent quarante-cinq centimes par jour et fournissent leur pain; ils ont droit, en échange, à deux repas par jour, composés de deux plats et d’un dessert chacun, plus la soupe le soir.

Ce n’est pas cher, on le voit. Aussi les cantinières s’enrichissent moins vite que les restaurateurs des boulevards.

La modicité du prix n’empêche pas de manger de fort bonnes choses; il est des cantinières qui sont des cordons bleus émérites, dignes d’exécuter un plat médité par le docteur Véron.

La cantinière est le plus souvent mariée à un caporal tambour dans l’infanterie, à un brigadier trompette dans la cavalerie; son époux est parfois maître d’armes, voire même simple soldat, mais la position ou le grade n’y font absolument rien; dans la cantine, le mari ne règne point, c’est à peine s’il y paraît, dans les grandes circonstances, lorsqu’il y a foule ou que besoin est de mettre le holà, ce qui est rare.

Le cantinier, son service fini, fume beaucoup de pipes sur la porte en buvant des petits verres, ou de la bière s’il est Allemand; presque tous les cantiniers sont Alsaciens. Les enfants de la cantinière sont mis à l’école régimentaire; quelques-uns deviennent officiers, le plus grand nombre font d’excellents trompettes.

La cantinière trône donc en souveraine dans sa cantine, ce qui ne l’empêche pas de servir. Elle est aidée d’ordinaire par une bonne et par un soldat de bonne volonté, qui devient son soldat, son bras droit, moyennant une petite rente. Si une querelle s’élève, elle le charge de l’apaiser, et met elle-même les turbulents à la porte.

Elle n’aime point à faire crédit, mais elle a si bon cœur qu’elle ne «peut pas voir souffrir un homme,» et il lui est impossible de refuser une goutte à un soldat qui a bien soif. Elle maudit sa bonté, mais elle ne sait pas résister à une prière; disons bien vite qu’elle est presque toujours payée, et que son humanité ne fait pas trop de tort à sa caisse.

Quelle femme ne ferait comme elle? Refusez donc de répondre à une demande dans le genre de celle-ci:

«Ma bonne madame Bajot,

«Je suis au clou pour quatre jours; je n’ai pas le sou et pas une miette de tabac pour bourrer ma pipe. Je vous en prie, faites-moi passer six sous de tabac et un quart d’eau-de-vie, car j’ai bien soif, par mon camarade, dans une petite bouteille, à cause du brigadier; vous me sauverez la vie, et je vous payerai au prochain prêt; qu’il soit bien sec et de la meilleure.

«Soyez sûre de ma reconnaissance éternelle,

«Brulard,
«Du 3e escadron, 1er peloton.»

L’excellente femme frémit en songeant aux privations du prisonnier; elle envoie le tabac et l’eau-de-vie.

Puis, qu’un troupier soit malade, blessé, pas assez néanmoins pour aller à l’hospice militaire, elle le soigne, le panse, et de sa main qui verse le schnick, elle prépare de la tisane qu’elle ne fera jamais payer.

La cantinière est-elle laide, personne n’y trouve à redire; c’est son droit, on ne s’en aperçoit pas, et ce cas n’est signalé que dans une chanson du premier Empire, que quelques régiments chantent encore; en voici un couplet:

Quand nous irons à la guerre,
Nous la mettrons en avant.
Les ennemis, en voyant,
En voyant la cantinière
En avant,
Prendront la fuite en tremblant,
En voyant notre cantinière
En avant.

Si la cantinière est jolie, c’est une autre histoire: elle fait des ravages dans le régiment, et tous les jeunes conscrits tombent subitement épris de ses charmes vainqueurs. Les plus audacieux se déclarent, les autres riment à la sourdine des épîtres brûlantes sur un air connu.

Une entre trois ou quatre cents:

J’aime la cantine et la cantinière,
Moi j’y resterais du matin au soir
A la regarder, à vider mon verre...
Son vin est mauvais, mais son œil est noir.
Ah! si du sergent j’avais la sardine!
Si son vieil époux avait fait le saut!
Nom de bleu! bien vrai, je prendrais d’assaut
La cantinière et la cantine.

J’aime la cantine et la cantinière,
L’odeur du fricot s’y sent dès le seuil,
Je lui fais de l’œil; elle, à sa manière,
Quand j’ai pas le sou, me rend œil pour œil.
Ah! si c’était pas de la discipline!
Que son époux est caporal tambour...
Morbleu! je voudrais tenir à mon tour
La cantinière et la cantine.

Axiome d’un vieux troupier: La bonté du vin est en raison inverse de la beauté de la cantinière.

La cantinière a pour suivre les troupes une petite charrette, attelée d’un ou deux chevaux; c’est dans cet équipage que, lors des manœuvres, elle se rend sur le terrain. Pendant le repos, elle débite aux officiers et aux soldats son tabac et ses liqueurs.

En campagne, elle se dévoue pour son régiment; plus d’une fois, au fort de la bataille, on l’a vue aller de rang en rang porter la goutte aux soldats, et braver la mitraille pour aller donner un peu d’eau aux blessés. Elle ne compte pas, ces jours-là, elle ne vend pas, elle donne.

Plusieurs cantinières ont été décorées, et les exploits de l’une d’elles ont fait le tour de l’Europe. On en a fait un drame qui résume toutes les qualités de la mère du soldat, sous ce titre: la Vivandière de la Grande Armée.

 

LE PERRUQUIER DE L’ESCADRON

C’est sur la joue de ses frères d’armes, presque toujours, qu’il a fait son apprentissage: rude apprentissage pour les joues! Dieu vous garde de tomber jamais sous son pinceau et d’éprouver la légèreté de sa main! Il était autrefois, avant d’entrer au service, charpentier, mécanicien ou tailleur de pierre; sa tenue et sa bonne conduite lui ont valu le poste important de barbier, et depuis, avec plus de conscience que de bonheur, il manie tour à tour les ciseaux et le rasoir.

Ce poste de barbier est un des plus enviés du régiment, et celui qui l’occupe n’en est pas médiocrement fier. Tout d’abord, il a droit, chaque mois, à une rétribution provenant d’une légère retenue faite à chaque soldat; il jouit ensuite de la permission permanente de dix heures; enfin, il est exempt de toutes les corvées et d’un grand nombre d’exercices. Et cependant cet emploi n’est pas une sinécure.

Le barbier est responsable des têtes de toute sa compagnie: les barbes sont-elles trop longues, les cheveux dépassent-ils l’ordonnance, c’est à lui que l’on s’en prend; le règlement est là, il doit l’exécuter à la lettre, passer l’inspection et tondre ses frères d’armes le plus ras possible, malgré eux souvent.

Il est des troupiers, en effet, qui tiennent à leur chevelure, cet ornement naturel de l’homme. Le militaire galant aimerait assez à porter les cheveux longs, peut-être pour qu’une main amie pût en lutiner les boucles; mais le règlement est impitoyable.

«—Du moment ousque les cheveux ils sont saisissables avec la main, dit le brigadier, c’est qu’ils ont itérativement besoin d’être coupés.»

Il n’est sorte de moyen employé par le troupier coquet pour conserver ses cheveux; il les mouille chaque jour ou les colle le long des tempes à force de cosmétique, puis il les relève sous son képi avec un soin extrême.

Peines perdues! les officiers sont au fait de ces ficelles, ils relèvent le képi, ébouriffent les cheveux, et alors le délinquant et le barbier responsable sont à peu près certains de deux ou même de quatre jours de consigne.

Les vieux renards, les finauds, ne s’arrêtent pas à ces moyens vulgaires; ils feignent des maux d’yeux ou d’oreilles et obtiennent du chirurgien-major l’autorisation de porter les cheveux longs.

Les jours de grande revue sont pour le barbier des jours terribles. En moins de deux heures, il doit tomber cent cinquante ou deux cents barbes, sans compter les coupes de cheveux.

C’est alors qu’il faut le voir, les manches retroussées jusqu’au coude, armé de son terrible rasoir, qu’il n’a même pas le temps d’affiler; les soldats, il faudrait dire les patients, se savonnent eux-mêmes d’avance, et les uns après les autres viennent prendre place sur le banc du supplice. En un tour de main la chose est faite, les barbes les plus dures ne résistent pas, les poils qui ne veulent pas se laisser couper sont arrachés; la joue saigne bien un peu, mais c’est la moindre des choses: qu’est-ce qu’une écorchure, d’ailleurs, pour le soldat français? Le barbier est, au reste, un homme consciencieux, et s’il lui arrive parfois de couper une oreille, il a grand soin d’en rendre le morceau au légitime propriétaire.

Les troupiers redoutent le rasoir, mais ils se moquent volontiers du barbier; ils l’appellent le boucher ou l’écorcheur, tout bas, car s’il les entendait, il tient la vengeance entre ses mains.

Dans tous les régiments qui ont fait campagne en Afrique, le barbier a pour plat à barbe une carapace de tortue.

Il court dans l’armée une foule de légendes dont les barbiers sont les héros; c’est d’abord l’histoire du barbier Plumepate, qui appartenait à un régiment de cavalerie.

Ce barbier, fort habile d’ailleurs, avait un caractère des plus vindicatifs. Puni un jour très-sévèrement par son capitaine, il jura de se venger, et annonça tout haut qu’il tuerait celui qui l’avait puni.

Les menaces du barbier arrivèrent aux oreilles du capitaine: il demanda aussitôt Plumepate.

—Tu as juré, lui dit-il, que tu me tuerais: c’est de la forfanterie de ta part, tu n’oserais jamais; tiens, je vais te faire la partie belle, prépare tes instruments, et rase-moi.

Le terrible Plumepate fut complètement déconcerté; il se mit à l’œuvre, mais il n’osa exécuter ses menaces. Jamais, au contraire, il n’avait fait une barbe aussi nette.

Une autre fois, on était en campagne; le barbier d’un régiment de ligne fut appelé pour raser le général en chef. Je laisse à penser si la main du pauvre diable tremblait! elle tremblait tant et si bien, que le général, l’opération terminée, avait la figure en sang. L’infortuné barbier, épouvanté de ce qu’il venait de faire, tremblait de tous ses membres et s’excusait de son mieux.

—Tiens, lui dit le général, voici un louis! Si ta main n’avait pas tremblé en rasant ton général, tu ne serais pas un vrai troupier.

En campagne, le barbier redevient soldat comme les autres; les troupiers, noircis par la poudre, négligent fort leur barbe et leurs cheveux:

«—Lorsqu’on trouve de l’eau en Afrique, on la boit, et on ne s’amuse pas à y faire dissoudre du savon.»

Il advient cependant quelquefois que le barbier d’un régiment est un barbier véritable, qui connaît son état et qui l’exerça avec honneur avant d’être soldat. Alors l’escadron est dans la jubilation, les troupiers se font raser avec bonheur par cet homme rare, qui ne fait jamais d’entailles; dont le rasoir, toujours affilé, se sent à peine. Les plus coquets, moyennant une légère rétribution, se font coiffer et pommader par lui.

Les sous-officiers, non-seulement de l’escadron, mais de tout le régiment, lui donnent leur pratique; il devient leur favori, leur homme indispensable, ils ont pour lui des attentions, presque des prévenances, et vont jusqu’à lui permettre un certain degré de familiarité.

Louis XI, de son barbier, avait bien fait son premier ministre.

 

LE VAGUEMESTRE

Il est pressé, très-pressé, excessivement pressé; c’est sa spécialité. Ne cherchez pas à lui parler, il ne peut vous répondre; n’essayez pas de l’arrêter, il vous flanquerait à la salle de police, tout net. Il ne marche pas, il court; il n’a pas un moment à lui, pas une heure, pas une minute, pas une seconde.

Ce matin, l’affreux réveil n’avait pas encore chassé les soldats de leur étroite couchette, qu’il était déjà debout, lui, rasé, botté, prêt à partir. Il est pressé.

Si cependant vous trouvez le moyen d’interroger le vaguemestre, voici à peu près ce qu’il vous répondra:

—Quelle vie! quel métier! Tenez, monsieur, il n’est pas encore neuf heures du matin, et j’ai déjà fait trente courses; à peine ai-je eu le temps d’avaler la goutte à la hâte, encore j’ai failli m’étrangler. Qui sait si j’aurai le temps d’absorber mon absinthe? Déjeunerai-je, même? c’est une question. Tel que vous me voyez, j’arrive toujours à la pension régulièrement une heure après les autres, tout est mangé, il ne reste plus rien; s’il reste quelque chose, c’est que les autres n’en ont point voulu, c’est par conséquent déplorable. On me fait alors un œuf sur le plat (Avec un rire amer) un œuf! un homme qui a couru toute la matinée! Je suis vaguemestre, monsieur, ne le soyez jamais; existence insoutenable! métier de chien! Demain, bien sûr, je donne ma démission et je reprends mon service à l’escadron, comme les autres... Mais qu’ai-je fait! Voilà dix minutes que je perds à bavarder, sauvez-vous, soyez maudit! J’aurais eu le temps d’absorber mon absinthe.

Tout n’est pas rose, il faut bien l’avouer, dans le métier de vaguemestre!

Le vaguemestre est le Mercure de cet Olympe que l’on appelle l’état-major d’un régiment; comme ce dieu, il doit avoir des ailes aux talons de ses bottes. De plus, il est le directeur de la poste du régiment; toutes les lettres qui partent ou qui arrivent lui sont remises; il doit savoir les heures de départ et d’arrivée des courriers, porter les lettres, aller les chercher; les soldats reçoivent-ils de l’argent sur la poste, ils ne peuvent le toucher eux-mêmes; ils portent leur mandat au vaguemestre, qui reçoit l’argent pour eux et le leur remet ensuite, contre un reçu signé sur son livre de poste. Aussi, je vous le garantis, la journée du vaguemestre est bien employée. Et, encore, s’il ne fallait que de l’agilité, mais c’est qu’il faut penser à tout; le moindre oubli, le moindre retard peuvent avoir des conséquences graves; oubli et retard sont sévèrement punis.

Dès le matin, le vaguemestre court à la poste, et de là chez le colonel pour prendre l’ordre; il revient alors bien vite à la caserne avec le courrier.

Il trie à la hâte les lettres, les réunit par escadron, et les remet aux maréchaux des logis chefs, qui les donnent aux brigadiers de semaine, qui les distribuent aux soldats auxquels elles sont adressées.

Mais l’heure du rapport est arrivée, le vaguemestre court au rapport. Aussitôt il repart: il doit communiquer le rapport aux officiers supérieurs. Le lieutenant-colonel attend, le gros-major attend, les chefs d’escadrons attendent; le vaguemestre précipite sa course. Il doit en revenant passer chez le payeur et voir un capitaine qui l’a fait demander; il a, de plus, une lettre à remettre, de la part du colonel, à un lieutenant qui demeure à l’extrémité de la ville, quel guignon! Il y court, il ne le trouve pas; la lettre est pressée: le lieutenant doit être au café—les lieutenants sont souvent au café—à moins qu’ils ne soient à déjeuner; le vaguemestre visite le café, personne; enfin, il trouve son lieutenant à la pension, il remet la lettre...

Ouf! il va donc déjeuner. Il se hâte de toute la vitesse de ses jambes fatiguées; l’appétit lui donne des ailes, il rentre à la caserne; malheur! l’adjudant-major qui sort de table, l’arrête au passage, il a quelques observations à lui faire:—les adjudants-majors ont toujours des observations à faire...

Enfin il déjeune à son tour, il devra ensuite... Mais à quoi bon détailler la journée?

Le vaguemestre est doué d’une prodigieuse mémoire; chaque semaine, lorsqu’il distribue l’argent reçu par les soldats, il doit se souvenir de l’état de la masse de chacun; il doit savoir si ceux qui ont à toucher sont, ou punis, ou portés malades; chaque semaine, les maréchaux des logis chefs doivent lui fournir un état qui l’informe de toutes ces choses; mais consulter l’état serait trop long, le vaguemestre préfère se souvenir.

Le dimanche matin, donc, le clairon sonne au vaguemestre, c’est-à-dire exécute une fanfare qui signifie ceci:

«Que tous ceux qui ont reçu des mandats sur la poste aillent trouver le vaguemestre, ils vont en toucher le montant.»

Cette sonnerie est fort bien comprise, les soldats accourent, alors s’engagent des colloques dans ce genre:

Le vaguemestre.—Soldat Demanet, vous avez reçu 12 francs?

Le soldat Demanet.—Oui, mon lieutenant.

Le vaguemestre.—Soldat Demanet, votre masse n’est pas complète, vous n’avez que 11 francs à votre masse, ce qui est déplorable; il faut y verser les 12 francs.

Le soldat Demanet.—Je vous en prie, mon lieutenant...

Le vaguemestre.—Allons, tenez, voilà cent sous, on ne versera que 7 francs; faites un reçu.

DEUXIÈME EXEMPLE.

Le vaguemestre.—Soldat Castagnol, vous avez reçu 50 francs.

Le soldat Castagnol.—Oui, mon lieutenant.

Le vaguemestre.—Vos parents ont donc de l’argent de trop?

Le soldat Castagnol.—Mon lieutenant, ma famille...

Le vaguemestre.—Ah! c’est juste, vous êtes engagé volontaire; eh bien, vous pouvez vous retirer.

Le soldat Castagnol.—Et mon argent?...

Le vaguemestre.—Vous avez huit jours de salle de police à faire; dimanche prochain, si vous n’êtes pas puni, vous toucherez.

Le soldat Castagnol.—Mais...

Le vaguemestre.—Pas d’observation.

Le soldat Castagnol, sortant furieux.—Je dirai à ma famille de m’envoyer des billets de banque.

Le vaguemestre étant d’ordinaire un adjudant, on l’appelle mon lieutenant.

 

LE ZOUAVE

Beaucoup ont parlé du zouave, peu le connaissent.

Tout le monde l’a vu paresseusement accroupi aux guichets des Tuileries, comme un sphinx de granit au seuil des palais assyriens. Il montait sa garde. D’un air profondément mélancolique il faisait sa faction, mâchait sa chique avec une fiévreuse impatience, ou bien, tout en fumant sa chiffarde, il guettait avec anxiété quelque rayon de notre soleil parisien, clair de lune de ce soleil d’Afrique qui tombe sur la boule comme du plomb fondu.

Une pièce de calicot blanc ou vert, roulée autour d’un fez rouge, une veste bleue à passe-poils rouges ou jaunes laissant le col entièrement nu, un large pantalon garance taillé à l’orientale, des guêtres blanches montant un peu au-dessus de la cheville, voilà pour le costume.

Faut-il dépeindre l’homme?

Petit, trapu, musculeux, nerveux, les épaules larges, les poings carrés, la tête rasée, la barbe touffue, l’œil hardi, le sourire narquois, la démarche décidée et aventureuse, tel est le zouave, le premier soldat du monde pour les coups de main, les escarmouches d’avant-postes, les embuscades impossibles, les marches rapides et imprévues.

Habitué à poursuivre l’Arabe, son éternel ennemi, le zouave est au fait de toutes les ruses de guerre du désert; il les a apprises à ses dépens; aussi surprendra-t-il toujours les armées de l’Europe.

«L’Arabe est bien rusé, mais le zouave est plus rusé encore.»

Il sait se déguiser en touffe d’herbe et s’avancer imperceptiblement jusqu’à la sentinelle qu’il veut surprendre; il peut marcher sans bruit, rester immobile des heures entières, s’effacer dans les moindres replis de terrain, ramper, sauter, bondir, se confondre dans les taillis qui l’environnent, suivre une piste et éventer toutes les ruses.

Comme éclaireur il n’a pas son pareil.

Faut-il enlever une position, il se précipite en avant, tête baissée, renversant tout sur son passage, «ce n’est plus un homme, c’est un boulet. Une fois lancé, il faut qu’il arrive ou qu’il tombe.»

Le zouzou déteste cordialement les grandes villes, il a les garnisons en horreur.

En garnison, la discipline devient minutieuse, il faut astiquer la clarinette, blanchir les buffleteries, polir la giberne, brûler les cuivres, laver le calicot, monter des gardes régulières, défiler la parade, toutes choses ennuyeuses pour le troupier en général, mais insupportables au zouave.

Peut-être ensuite aime-t-il un peu trop les plaisirs bruyants, du moins si l’on prend à la lettre ce couplet d’une chanson de haute fantaisie:

Quand l’zouzou, coiffé de son fez,
A par hasard queuqu’ goutt’ sous l’nez,
L’tremblement s’met dans la cambuse.
Mais s’il faut se flanquer des coups
Il sait rendre atouts pour atouts,
Et gare dessous,
C’est l’zouzou qui s’amuse!
Des coups, des coups, des coups,
C’est l’zouzou qui s’amuse!

Ce qu’il faut au zouave, c’est le sans-gêne du camp, les razzia en pays ennemi, le fritchtic improvisé sous la tente. Pour peu que le bidon soit encore aux trois quarts plein, que la provision de café ne soit pas trop près de sa fin, et que l’on ait un morceau de n’importe quoi, pour graisser la marmite, il chante, il est gai, il est heureux, il est lui-même.

Il est vrai que lorsqu’il n’est pas heureux il est tout de même gai et n’en chante que plus fort.

Le zouave doit aux guerres d’Afrique ses goûts aventureux, ses habitudes presque nomades. A poursuivre sans cesse les Arabes de marais en taillis, de déserts en montagnes, il a pris quelque chose de la façon de vivre de ces tribus errantes.

Comme elles, il a fini par considérer une tente—six pieds de toile pour plusieurs—comme une très-agréable habitation;—il est vrai qu’il n’y a pas de portier—et il s’est accoutumé à borner ses besoins et ses désirs à ce que peut contenir son sac.

A l’exemple du philosophe Bias, le zouave porte avec lui tout ce qu’il possède, ce qui prouve qu’il est peut-être bien près de la sagesse.

Mais aussi il faut voir le sac d’un zouave partant en expédition! C’est monstrueux; on se demande avec effroi s’il ne succombera pas sous le faix, et s’il ne le jettera pas à la première étape. Plutôt mourir! D’ailleurs il est convenu qu’il ne doit pas en sentir le poids.

D’ordinaire, au moment d’entrer en campagne, les fantassins allégent autant que possible leur as de carreau; les chefs non-seulement l’autorisent, mais encore le prescrivent.

Ainsi ne fait pas le zouave. C’est à ce moment surtout que son armoire à poils lui paraît exiguë. Il réduit ses effets au plus mince volume, les serre, les presse, et alors il entasse, il entasse, jusqu’à ce que les courroies deviennent trop courtes et que le sac, gonflé outre mesure, menace d’éclater.

Il y a de tout, dans cette diable d’armoire à poils, sac à malice du zouave. Une énumération ressemblerait à un inventaire de trois boutiques réunies de quincaillerie, de mercerie et d’épicerie.

Il y a du fil, des aiguilles, des boutons, un dé, de la cire, du savon, du suif, du blanc, une fourchette, une ou deux cuillers, plusieurs couteaux, sans compter les condiments indispensables à la confection d’un fritchtic de haut goût.

Car le zouave est un gourmet. C’est pour satisfaire sa bouche que, ne pouvant avoir de valet à ses ordres, il a pris le parti de devenir le premier cuisinier de l’armée.

Ses ragoûts ne feraient peut-être pas fortune chez Véfour, mais en Afrique, dans le désert, que de généraux s’en sont léché les doigts!

Faire un civet avec un lièvre, la belle malice! tout le monde en est capable; mais faire un civet sans lièvre, voilà qui est fort, et vraiment digne du zouave.

Jamais sa fertile imagination ne brille autant que lorsqu’il n’y a pas gras; alors il déploie tous ses moyens, il cherche, il invente, il trouve. Ces jours-là il dîne admirablement. Mais aussi que d’animaux détournés de leur destination pour prendre le chemin de la marmite!

«Je ne demande pas de fraises à mes zouaves, disait un jour au milieu du désert, par une chaleur effroyable, le maréchal Canrobert, alors colonel; mais si j’en avais bien envie, ils seraient capables de m’en déterrer dans le sable.»

Aujourd’hui le zouave est le plus populaire de tous les soldats; sa chachia menace de passer à l’état de légende comme le bonnet à poil des grenadiers du premier Empire. En France, on l’appelle le zouzou; dans l’armée, on l’a surnommé le chacal.

C’est au zouave que l’on doit les paroles de la marche célèbre sous le nom de la Casquette; en voici l’origine:

Une nuit, le camp français est surpris par les Arabes. Un feu terrible étonne d’abord nos soldats, ils hésitent presque. Mais le maréchal Bugeaud s’est précipité hors de sa tente; sa présence seule rend à nos troupes toute leur ardeur: l’ennemi est repoussé.

La lutte finie, le maréchal s’aperçoit que tout le monde sourit en le regardant. Il porte les mains à sa tête... Dans sa précipitation, il était sorti coiffé du casque peu héroïque du roi d’Yvetot, du bonnet de coton, pour tout dire.

Le lendemain, lorsque les clairons sonnèrent la marche, les zouaves, en mémoire de cette originale coiffure, entonnèrent en chœur:

As-tu vu
La casquette,
La casquette,
As-tu vu
La casquette
Du père Bugeaud?

Deux ou trois jours après, le maréchal, au moment de donner l’ordre du départ, disait en s’adressant aux clairons:

«Clairons, sonnez la Casquette

Ce nom est resté à la marche. A combien de victoires a-t-elle conduit et conduira-t-elle les zouaves?

La Casquette du père Bugeaud, en faisant le succès du Duc Job, a rapporté quatre cent mille francs au Théâtre-Français et soixante mille francs à M. Léon Laya.

C’est une vaillante et riche casquette.

LE CHASSEUR A PIED

Il ne marche pas, il court, c’est véritablement le soldat de son siècle: un soldat à vapeur. Il vient de Vincennes à Paris en trente-cinq minutes, il faut juste le double à un fiacre supérieur.

Le chasseur à pied, connu, lors de sa création, sous le nom de tirailleur de Vincennes, est tout aussi populaire que le zouave: à Paris, on l’appelle dératé ou vitrier.

Le premier de ces surnoms s’explique tout seul. La rate ne fait pas partie du petit équipement, disent les chasseurs.

Quant au second, les étymologistes ne sont pas d’accord: les uns prétendent que vitrier est une corruption du nom vitier—qui va vite—donné aux chasseurs lors de leur formation au camp de Saint-Omer.

Les autres assurent que ce sobriquet vient tout simplement des épaulettes vertes; de vert à vitrier il n’y a que l’épaisseur d’une vitre, et les loustics du faubourg Antoine sont bien capables de cet horrible jeu de mots.

**********************

Les chasseurs à pied n’en sont pas à faire leurs preuves; c’est en Afrique, en 1842, qu’ils ont reçu le baptême du feu, un glorieux baptême.

Tout d’abord ils inspirèrent aux Arabes une crainte irrésistible. Il est vrai que tout concourt à leur donner, dans les batailles, un terrible aspect; leur costume sombre, leur allure presque fantastique, le timbre strident de leurs clairons, les font ressembler, au milieu de la fumée, à une légion de diables déchaînés.

Si bien qu’en les voyant accourir, les Arabes lâchaient pied au plus vite. Voilà criaient-ils, les lascars négros, autre surnom.

Quelque engagé volontaire a célébré ces exploits dans une chanson en trente ou quarante couplets: quelle verve! en voici un échantillon:

Les Arbicos sont venus,
Sont venus par douzaines;
Mais les chasseurs les ont si bien reçus,
Qu’ils fuyaient par centaines,
Devant les cha,
Les cha, les cha, les cha, les cha,
Les chasseurs de Vincennes.

Les chasseurs ont une arme terrible: leur carabine à tige, qui se charge avec des balles oblongues, perce une planche de cinquante millimètres d’épaisseur à treize cents mètres, plus d’un quart de lieue.

Or, comme presque tous les chasseurs sont des tireurs excellents—ils ont, disent-ils, le compas dans l’œil—ils font dans les rangs ennemis d’épouvantables ravages.

Il fallait voir, dans le principe, la stupeur profonde des Arabes atteints à cette distance: ils croyaient à quelque diablerie.

A Sébastopol, les éclaireurs volontaires, les enfants perdus se recrutaient dans les rangs des chasseurs. Cachés dans les moindres plis de terrain, ils réussissaient à arriver à portée des batteries, et alors, malheur aux servants! les canons étaient bientôt réduits au silence.

Qui n’a pas vu la manœuvre des chasseurs à pied, ne peut se faire une idée des prodiges qu’enfantent la discipline et un exercice quotidien.

Leur pas ordinaire est un pas accéléré, leur pas accéléré est un pas de course. A un signal du clairon, ils se dispersent de tous côtés, disparaissent, s’agenouillent, se couchent à plat ventre ou sur le dos, chargent leurs armes, ajustent, tirent dans toutes les positions possibles. Un autre signal se fait entendre, les voilà tous à leurs rangs, serrés, massés, la baïonnette croisée, prêts à charger.

Une charge des chasseurs de Vincennes, lancés à fond de train, est irrésistible; si épaisse que soit la masse contre laquelle ils se précipitent, ils l’éventrent avec leurs larges sabres-baïonnettes, et la traversent laissant derrière eux un sanglant sillon.

Ce sont des démons, disait à Sébastopol le prince Mentchikoff. Les chasseurs sont très-fiers de leur renom de vitesse: une fois on leur lisait un ordre du jour qui commençait ainsi: «Soldats, nous allons marcher à l’ennemi.»—«Oh! oh! s’écrièrent-ils, ce n’est point pour nous; on aurait mis courir.»

En dehors du service, le chasseur à pied conserve malgré lui ses allures rapides. Il a d’ailleurs l’air crâne, peut-être même un peu tapageur; il aime à incliner son shako en casseur; son ceinturon est toujours serré outre mesure, le vitrier doit avoir un ventre de fourmi.

Leste et bien découplé, il adore la danse, c’est son fort, il y obtient des succès que le pompier de Paris pourrait seul lui disputer. Tout naturellement les belles adorent ce brillant danseur, mais qu’elles ne s’y fient pas, le vitrier est plus inconstant que le voltigeur lui-même, ce papillon du cœur.

A Paris, il affectionne les ombrages de Vincennes et de Saint-Mandé; le lundi, le jeudi et le dimanche il accourt danser au son des pistons de la barrière du Trône, heureux si une permission de minuit lui permet de rester jusqu’à la fin; il trouve toujours un pays qui a fait un congé et qui partage fraternellement avec lui quelques bouteilles de vin suret.

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Mais il serait injuste de ne pas dire un mot du clairon des chasseurs à pied.

Que le chasseur, chargé de son sac, de ses vivres, de ses armes, de ses munitions puisse courir sans s’essouffler, on le comprend difficilement.

Mais comment fait le clairon qui, tout en courant comme les autres, trouve par-dessus le marché le moyen de souffler dans sa trompette?

C’est ce que l’on ne comprend pas.

 

LE FANTASSIN

Le fantassin par excellence, c’est le soldat de l’infanterie de ligne; d’aucuns disent: le pioupiou, ou même le lignard. Les cavaliers prétendent que l’infanterie porte les éperons au coude, pour piquer azor, mais les cavaliers ne font que répéter là une vieille plaisanterie, inventée alors qu’on ne connaissait pas encore l’escrime à la baïonnette, un jeu très-dangereux pour les cavaliers.

L’infanterie de ligne, c’est véritablement l’armée française; elle a versé son sang sur tous les champs de bataille, mais elle a su fixer la victoire. C’est elle qui a promené les étendards de la France au travers de l’Europe vaincue. C’est l’infanterie de ligne qui, sans souliers, sans vivres, sans artillerie, s’élançait, du haut des Alpes, à la conquête de l’Italie; c’est elle qui combattait aux Pyramides, et à Eylau, et à la Moskowa. L’infanterie, c’est la reine de batailles: avec elle on passe partout et on se maintient toujours.

L’uniforme de l’infanterie de ligne n’a rien de brillant, et cependant c’est celui qui, en masse, produit le meilleur effet; c’est aussi le plus commode et le mieux approprié à tous les besoins du soldat en campagne.

Aux revues, à la parade, sur les boulevards, il est peut-être des régiments qui attirent les yeux davantage, mais ce n’est pas là qu’il faut voir la ligne. Il faut la voir, manœuvrant sous le feu de l’ennemi, avec autant de précision qu’au champ de Mars. Chaque régiment est devenu un corps, dont les officiers sont la tête. Un boulet arrive qui emporte une file entière:—Serrez les rangs!—Les rangs se serrent, le vide est comblé, sans précipitation, sans trouble, sans confusion.

Rien n’est beau, rien n’est magnifique, comme un régiment de ligne marchant au pas de charge pour aborder l’ennemi à la baïonnette. Cherchez dans les rangs, examinez, l’un après l’autre, ces soldats noirs de poudre, essayez de reconnaître le pioupiou que vous avez vu, s’épatant devant les boutiques des grandes villes, le shako en arrière et le ventre en avant. Le pioupiou d’hier est le héros d’aujourd’hui. Le danger, à cette heure, illumine toutes ces têtes; le courage, comme une auréole, resplendit sur tous ces fronts. Place à la ligne! sur ses drapeaux est écrite notre glorieuse histoire.

Le fantassin, en garnison, ne ressemble aucunement au héros du champ de bataille. Il ne se souvient plus de ses exploits d’hier; il ne se doute pas des grandes actions qu’il accomplira demain, si une fois de plus la France a besoin de son dévouement et de son courage.

Le fantassin en garnison redevient le pioupiou, c’est-à-dire le meilleur et le plus inoffensif des hommes, cherchant toujours à se rendre utile, toujours prêt à rendre un service. Simples sont ses goûts et modestes ses désirs: les joies turbulentes sont sans attrait pour lui, et rarement la dive bouteille, qu’il aime à fêter, cependant, parvient à lui faire oublier l’heure de la retraite.

Comme tous les soldats de la terre, le fantassin est généralement pané.

Car en France comme en Autriche,
Le militaire n’est pas riche,
Chacun sait ça.

Il est de fait qu’avec cinq centimes par jour il est difficile de faire des folies. Heureusement il est des moyens d’augmenter ce mince revenu. Dans beaucoup de régiments, les soldats ont l’autorisation de s’occuper en ville—pourvu, toutefois, que la discipline n’en souffre pas.—Ceux qui ont un métier y consacrent tout le temps qu’ils ont de disponible; ceux, et c’est le plus grand nombre, qui n’ont que leurs deux bras et leur bonne volonté, trouvent cependant un moyen de se rendre utiles; dans quelques maisons bourgeoises, ils prennent soin du jardin ou entretiennent les parquets.

Enfin, il est une autre source de revenu, qui, si elle n’est pas la plus avouable, est certainement la plus employée, c’est la carotte à la famille.

La carotte est généralement ourdie par quelque vieux grognard qui sait plus d’un bon tour. Un engagé volontaire, mauvaise tête, mais possédant une superbe main, se charge d’écrire la lettre. Une maladie, tel est le prétexte le plus ordinaire. C’est le plus simple, et rarement il manque son effet. Comment voulez-vous que des parents refusent quelques francs, lorsqu’il reçoivent de leur enfant une lettre qui commence ainsi:

«Chère mère,

«L’intention de la présente est pour vous faire savoir que je me trouve insensiblement à l’hôpital!...»

La famille envoie de l’argent. Une lettre du pays arrive, qui renferme un beau bon sur la poste. Le vaguemestre l’a vite échangé contre de belles pièces de cent sous. Mais, hélas! il dure, cet argent, ce que dure un beau rêve. Et comment peut-il en être autrement? Tant d’amis doivent avoir leur part de cette bonne aubaine: Il y a, d’abord, le camarade de lit—ensuite l’inventeur de la carotte, puis l’écrivain, puis deux ou trois pays, puis un caporal qui a été obligeant, et bien d’autres encore. D’ailleurs il est convenu qu’un troupier ne doit pas dépenser son argent seul.

Un soldat qui sort seul, qui boit seul, est déshonoré aux yeux de ses camarades, on dit qu’il fait suisse... Dire à un soldat: Tu fais suisse, est une mortelle injure.

Lorsqu’il a terminé sa besogne journalière de la caserne, astiqué ses armes, répondu à l’appel, s’il n’est ni de garde, ni de service, ni de corvée, ni puni, alors le fantassin est libre, il peut sortir. Presque toujours il s’empresse d’en profiter. Il faut, pour le retenir à la chambre, quelque motif d’une haute gravité; une lettre à écrire, quelque petit ouvrage à faire, une pipe d’une remarquable longueur à culotter pour un officier qui en fait collection. Mais ces cas sont fort rares. Le fantassin aime les longues promenades. Est-il dans une petite ville, on le rencontre le long des sentiers, dans les bois; il cueille de petites baguettes pour battre ses habits.

S’il est dans une grande ville, le fantassin varie ses distractions: il aime à visiter les étalages des grands magasins; il affectionne les promenades et les jardins publics; les saltimbanques ont en lui un public toujours patient, toujours bienveillant, toujours prêt à rire des plaisanteries du pitre. Le saltimbanque et le fantassin se sont compris depuis longtemps: «Entrez, entrez, messieurs et mesdames, c’est dix centimes, deux sous: Messieurs les militaires ne payeront que demi-place

Mais Paris est, pour le fantassin, une ville bénie. Le vin y est bien un peu cher, mais que de distractions! Voilà une ville! on y peut flâner cinq heures de suite sans risquer d’y voir les mêmes objets. D’ailleurs Paris a le Jardin des Plantes; et le Jardin des Plantes est, chacun le sait, le paradis terrestre du fantassin.

Là il passe sans ennui ses heures de liberté. Il visite successivement tous les cabinets d’histoire naturelle, il se tient les côtes de rire devant le palais des singes, s’extasie le long des loges des animaux féroces, et frémit en contemplant les reptiles. Mais ses bêtes de prédilection sont les ours et l’éléphant. Jamais il ne sortira du Jardin des Plantes sans avoir fait grimper Martin à l’arbre, sans avoir été porter à l’éléphant une croûte de pain mise en réserve—faute de poches à son pantalon—dans le fond de son képi.

Mais le fantassin serait un corps sans âme s’il n’avait pas une payse. La payse a été créée pour le tourlourou,—autre nom du fantassin—tout comme le tourlourou a été créé pour la payse. Ils s’aiment et ils se comprennent. Le tourlourou accompagne la payse, qui est bonne d’enfants, il l’aide à surveiller les mioches quand il ne l’empêche pas de les surveiller; sur la promenade, le tourlourou s’assied près de la payse et lui conte des douceurs pendant que les moutards jouent sur le sable. «Honni soit qui mal y pense!»

Malgré la fatigue qui en résulte, le fantassin aime les changements de garnison; il va gaiement d’un bout à l’autre de la France, en chantant des chansons, en quatre-vingt-quinze couplets, qui enlèvent le pas. Chaque jour, avant deux heures, il a son étape dans les jambes, ce qui ne l’empêche pas, aussitôt arrivé à la ville où l’on doit coucher, de se donner bien vite un coup de brosse et de courir visiter les curiosités du pays.

Le billet de logement inquiète peu le soldat. Le billet de logement est cependant un billet de loterie: il en est de très-bons, il en est qui sont mauvais. Rarement le soldat est mal reçu; cela se voit cependant quelquefois par-ci par-là. De son côté, le fantassin n’abuse presque jamais de l’hospitalité. Le billet de logement est très-bon lorsque les hôtes invitent le soldat à partager leur dîner. C’est une économie de temps et d’argent; inutile de faire la tamponne. Le fantassin est tout joyeux, et pour remercier ses hôtes, il leur raconte son histoire au dessert.

Rentré dans ses foyers, son congé fini, le fantassin n’abuse pas de sa supériorité. Il raconte volontiers ses campagnes et ses voyages, mais il le fait sans forfanterie. Il trouve toujours des auditeurs attentifs; nous aimons les anciens soldats en France.

On a accusé le fantassin d’être naïf: il est des cas où une naïveté vaut un poëme.

—Que faisiez-vous à Solferino? demandait-on à un soldat du centre.

—Moi, répondit-il avec modestie, je faisais comme les autres; je tuais et on me tuait.

Naïveté sublime, qui résume à elle seule toute la logique et toute la philosophie de la guerre! - FIN