BIBLIOBUS Littérature française

Mon suicide - Henri Roorda (1870 – 1925)

 

 

 

 

 

  • INTRODUCTION
  • J’AIME LA VIE FACILE
  • LES PROVISIONS
  • L’ARGENT
  • J’AI MAL VÉCU
  • C’EST UNE MAUVAISE ACTION
  • LE PROFESSEUR DE MORALE ET LE PHYSIOLOGISTE
  • L’INDIVIDU ET LA SOCIÉTÉ
  • LES GENS RANGÉS  LES BONS CITOYENS
  • CE QUI DURE TROP
  • DERNIÈRES PENSÉES ; AVANT DE MOURIR

 

 

 

 

INTRODUCTION

Depuis longtemps je me promets d’écrire un petit livre que j’intitulerai : Le pessimisme joyeux. Ce titre me plaît. J’aime le son qu’il rend et il exprime assez bien ce que je voudrais dire.

Mais je crois que j’ai trop attendu : j’ai vieilli ; et il y aura probablement dans mon livre plus de pessimisme que de joie. Notre cœur n’est pas le thermos parfait qui conserverait jusqu’à la fin, sans rien en perdre, l’ardeur de notre jeunesse.

La perspective de mon suicide très probable, et assez prochain, m’enlève d’ailleurs, par moments, tout ce qui me reste de bonne humeur. Il faudra que je fasse des efforts pour que le contenu de mon livre soit conforme à son titre.

Après réflexion, je me dis que « Pessimisme joyeux » est une expression qui pourrait faire hésiter quelques acheteurs. Ils ne comprendront pas. « Mon Suicide » sera un titre plus alléchant. Le public a un goût prononcé pour le mélodrame.

Je voudrais que mon suicide procurât un peu d’argent à mes créanciers. J’ai donc songé à aller voir Fritz, le patron du Grand Café. Je voulais lui dire :

« Annoncez, dans les journaux, une conférence sur Le Suicide, par « Balthasar » ; et ajoutez, en caractères gras : « Le conférencier se suicidera à la fin de sa conférence ». Puis, en caractères plus petits : Places à 20 fr., 10 fr., 5  fr. et 2 fr. (Le prix des consommations sera triplé.) Je suis sûr que nous aurons du monde. »

Mais j’ai renoncé à mon idée. Fritz aurait sûrement refusé ; car mon suicide pourrait laisser une tache ineffaçable sur le plancher de son honorable établissement.

Et puis, la police, tout à fait illégalement, aurait sans doute interdit la représentation.

 

J’AIME LA VIE FACILE

 

APRÈS avoir beaucoup travaillé pendant trente-trois ans, je suis fatigué. Mais j’ai encore un appétit magnifique. C’est ce bel appétit qui m’a fait faire beaucoup de bêtises. Heureux sont ceux qui ont un mauvais estomac, car ils seront vertueux.

Peut-être n’ai-je pas assez bien observé les règles de l’hygiène. En vivant hygiéniquement, on peut, paraît-il, devenir très vieux. Cela ne m’a jamais tenté. Je voudrais, désormais, mener une existence confortable et, principalement, contemplative. Avec de la griserie dans l’esprit, avec de fugitives émotions, je voudrais, du matin au soir, admirer la beauté du monde et savourer des « nourritures terrestres ».

Mais, si je restais sur la terre, je n’aurais pas cette vie facile qui me tente. Pour réparer les fautes que j’ai commises, je devrais, longtemps encore, accomplir des besognes monotones et supporter des privations pénibles. J’aime mieux m’en aller.

 

LES PROVISIONS

 

MON rêve de vie facile n’est pas un rêve irréalisable. Chaque année, des hommes plus vertueux ou plus habiles que moi le réalisent. Ce sont des individus raisonnables qui, toute leur vie, en prévision de leur vieillesse, ont fait « leurs provisions ».

Un homme d’État français a donné, un jour, aux jeunes gens de son pays ce conseil brutal : « Enrichissez-vous ! ». – Autrefois, ce mot me scandalisait ; car j’ai reçu une éducation morale de qualité supérieure. D’éloquents apôtres m’ont dit : « Défends toujours la cause des opprimes ! ». J’en ai tenu compte ; et j’ai toujours été, dans ma famille, le champion de la bonne. Mais l’injustice, comme on l’a prétendu, vaut peut-être mieux que le désordre ; car mon intervention timide provoquait chaque fois de regrettables scènes.

Sans me tromper, mes éducateurs auraient pu me dire :

– « L’humanité est pauvre ; c’est-à-dire qu’elle doit travailler énormément et sans relâche pour donner une forme utilisable aux richesses de toutes sortes que la terre peut produire. Les choses utiles ou désirables sont limitées en quantité. Voilà pourquoi l’homme prévoyant met dans des armoires, qu’il ferme à clef – le plus souvent, des coffres-forts – les provisions qu’il doit à sa persévérance, à son astuce ou à quelque heureux hasard. Car il sait qu’il vieillira. Un jour viendra où il ne voudra plus produire, mais où il éprouvera encore le besoin de consommer. Ce jour-là, il ne pourra se reposer et jouir de la vie que s’il a des provisions.

Les richesses sociales sont limitées en quantité ; le travail est fatigant ; l’être humain est condamné à vieillir et à s’affaiblir. Cela, on ne le changera pas. Ces trois conditions expliquent les convoitises du Pauvre et les précautions que prend le Riche pour que son coffre-fort ne soit pas ouvert avec effraction. Elles expliquent les lois que les hommes ont faites pour qu’il y ait dans la société un ordre durable. »

Voilà ce que mes éducateurs auraient dû m’expliquer. Mais ils m’ont surtout parlé du progrès et de la société future. Et, pendant bien des années, j’ai été le collaborateur convaincu des utopistes qui préparent le bonheur de l’humanité.

Parce que les pauvres sont très nombreux, ils parviendront peut-être à mettre de la « justice » dans le mode de répartition des provisions. La perspective d’un État socialiste bien organisé, où l’individu jouirait de la sécurité matérielle, ne me déplairait pas du tout. Quand on est sûr de se procurer chaque jour les aliments dont on a besoin, on peut penser à autre chose : on a l’esprit libre. Dans le monde actuel, où règne « la liberté », la plupart des hommes sont soucieux.

Mais si le socialisme triomphe, sur quelle nourriture l’individu pourra-t-il compter ? Faudra-t-il se contenter de pain, de lait, de légumes frais et du macaroni « social et sans fromage » ? La frugalité, l’abstinence et la vertu seront, sans doute, rendues obligatoires afin qu’il y ait assez de vivres pour tout le monde. L’opulence pour tous suppose un travail collectif formidable. Or, moi, je voudrais une société où le travail corvée serait réduit au minimum et où l’on aurait, chaque jour, beaucoup d’heures pour aimer, pour jouir de son corps et pour jouer avec son intelligence.

Mon rêve est absurde. Qu’on le conçoive d’une manière ou d’une autre, le bonheur durable est impossible. On ne s’est peut-être pas trompé en disant à l’homme : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Mais, alors, faut-il souhaiter que la vie continue ? La société se défend contre l’égoïsme de l’individu parce qu’elle veut durer. Pourquoi durer ? Vers quel avenir désirable allons-nous ? Le Créateur qui, paraît-il, est très intelligent, doit se dire, par moments, que son œuvre est vaine.

Je radote. Penser, réfléchir, est le fait d’une intelligence imparfaite. L’Intelligence Infinie ne pense pas : elle se confond avec l’absolue stupidité ! Dieu ne se dit sûrement rien du tout.

Quand on me parle des Intérêts Supérieurs de l’Humanité, je ne comprends pas. Mais j’aime le râble de chevreuil et le vieux bourgogne. Et je sais ce qu’il peut y avoir d’adorable dans la poésie, dans la musique et dans le sourire de la femme.

L’ARGENT

JE l’ai dit : ceux qui m’ont éduqué n’étaient pas des paysans opiniâtres et rapaces. C’étaient de généreux utopistes. J’ai réellement cru, à l’âge de vingt ans, que l’argent était une chose peu importante. On m’avait fait sentir toute la laideur du régime capitaliste.

Ce qui, en outre, m’a faussé le jugement, c’est que personne n’était méchant pour moi. J’ai toujours eu de si bons amis que je continue à penser un peu de bien de moi-même.

Une fois ou deux, pour suivre leurs conseils amicaux, j’ai essayé de faire des provisions. Mais je les ai mangées tout de suite.

Aujourd’hui, je vois clair dans mes graves erreurs ; mais c’est trop tard. Je comprends trop tard l’importance du rôle que joue l’argent dans la société moderne. Maintenant je sais. Lorsque je pénètre dans une de ces magnifiques banques que l’on a construites récemment à Lausanne, j’éprouve une émotion sacrée : je suis dans le temple de la Religion Vivante. Il n’y a pas d’hypocrites parmi les fidèles que j’y rencontre : aucun d’eux ne doute de la toute-puissance de son dieu.

L’argent fait le bonheur. Pendant la grande guerre de 1914, des hommes riches ont sacrifié généreusement leurs enfants sur l’autel de la Patrie. Mais, plus tard, quand la Patrie a eu besoin d’argent, ces hommes vertueux ont mis leur fortune en lieu sûr. Leur conscience ne leur a pas commandé d’aller jusqu’au sacrifice suprême.

Non seulement, celui qui possède assez d’argent peut vivre confortablement, hygiéniquement et agréablement ; mais il a aussi des loisirs pour cultiver son « pot de fleur intime »,

Humble géranium ou palmier triomphant.

Le riche peut renouveler sa vie. Le pauvre ne peut pas attendre. Si le métier qu’il exerce depuis quelques années lui inspire maintenant de la répulsion, il doit continuer quand même. Pour faire un apprentissage nouveau, pour partir dans une direction nouvelle, il faudrait avoir de l’argent.

Le pauvre et le riche peuvent commettre les mêmes erreurs ; mais, pour le riche, ces erreurs auront des conséquences moins graves. Si j’avais de l’argent, je ne m’infligerais pas la peine de mort, et je pourrais consoler celle à qui j’ai fait beaucoup de mal.

Le riche a le choix : il peut être généreux ou ne pas l’être. S’il le voulait, il pourrait, pendant quelques années, mener une existence de pauvre. Le pauvre, lui, n’a pas le choix.

Quand on possède une volonté de fer, on peut fort bien se passer de la richesse. À l’ordinaire, le pauvre remplace « l’énergie indomptable » qui lui manque par de la résignation.

Les gens très pauvres et très honnêtes sont des êtres insuffisamment nourris. Observez-les : aucune chaleur ne rayonne de leur âme. Ils sont juste assez nourris pour pouvoir continuer. C’est, d’ailleurs, tout ce que leur demande la Société qui a besoin d’eux.

Je me représente la tête que feraient les riches si les pauvres prenaient l’habitude de se suicider pour abréger leur existence grise. Ils diraient sûrement que c’est immoral. Et quels moyens n’emploieraient-ils pas pour empêcher l’évasion de leurs prisonniers !

Il est plus facile au riche qu’au pauvre d’oublier ses grands chagrins : il peut partir ; et, en changeant le décor de sa vie, il changera aussi, par moments, le cours de ses pensées. Qui sait si, en y mettant le prix, il ne trouvera pas l’amie qui l’aimera « pour lui-même » ? Quand elle a beaucoup d’argent, une femme laide paraît moins laide. Le riche Monsieur T. parle avec tant d’assurance qu’on ne remarque pas tout de suite qu’il est bête. Quant au pauvre, il est exposé tous les jours à des humiliations.

Souvent parce qu’ils sont pauvres, des époux qui ont cessé de s’aimer, des êtres qui se détestent doivent continuer à vivre ensemble. La séparation n’est pas à la portée de toutes les bourses.

Le riche n’est pas obligé d’être hypocrite : il a la sécurité. Avoir de l’argent, c’est pouvoir compter sur l’avenir. L’argent, c’est la vie future.

Il y aura toujours des pauvres parmi nous ; une société composée uniquement de riches ne serait pas viable. Mais à l’individu qui n’a aucun goût pour les travaux forcés, il reste une ressource : c’est de s’en aller.

J’AI MAL VÉCU

AU moment de mourir, Socrate s’est souvenu du coq qu’il devait à l’une des divinités de son temps. Et, très honnêtement, il a tenu à « mettre ses affaires en ordre ». Quand on ne doit qu’un coq, c’est facile. Moi, je dois mille coqs ; et comme je sais que je n’aurai pas assez d’énergie, pas assez de vertu pour les rendre tous, je vais m’infliger la peine de mort. Cela mettra fin à l’intolérable inquiétude qui est dans mon esprit. Et la justice des hommes, j’aime à le croire, sera satisfaite.

Je reconnais donc la gravité de mes fautes. J’aurais dû vivre autrement. On ne doit pas trop compter sur les provisions de son prochain. Mais je ne peux pas me juger avec une grande sévérité, car j’ai toujours eu d’excellentes intentions. Quand je disais :

– « Je vous rendrai votre coq le 3o septembre », j’étais d’une sincérité absolue. J’étais même si bien rassuré par ma sincérité qu’au bout d’une heure je pensais à autre chose. Et comme j’ai toujours eu un appétit de riche, il m’arrivait de manger, sans penser à mal, des coqs que j’aurais dû mettre en lieu sûr jusqu’au 3o septembre. Plein d’optimisme, je comptais vaguement sur l’avenir. J’avais souvent entendu dire que la fortune vient en dormant.

 

J’ai très longtemps eu un peu de mépris pour les commerçants. Je croyais que mon âme était plus belle que la leur. Lorsque M. K. me disait avec fierté : « J’ai toujours fait honneur à ma signature », je n’éprouvais pour lui aucune admiration. Sa probité commerciale est incontestable. Mais quand il n’a signé aucun papier, M. K. a moins de scrupules. Il ne craint pas, lorsqu’il en a l’occasion, de réaliser de petites économies sur les maigres salaires de ses employés. Et il ne répond pas toujours aux questions de ses clients avec une loyauté absolue. La loi n’oblige pas le commerçant à dire toute la vérité au premier venu. Elle ne punit pas toutes les formes de la muflerie humaine.

Un professeur qui touche son traitement à la fin de chaque mois est souvent un naïf qui se fait de la vie une idée absurde, car il a trop de temps à consacrer à des spéculations désintéressées. Dans notre monde de négociants et de financiers, l’homme normal est celui qui, du matin au soir, ne pense qu’à de l’argent. Celui-là sait que la vie est un combat qui recommence chaque jour. Il comprend la nécessité d’être attentif et prudent. Je l’ai constaté bien des fois : dans ses conversations, le banquier M. ne s’abandonne jamais complètement ; c’est un homme qui a des pensées à cacher.

En me jugeant meilleur que M. K. et que M. M. j’étais vaniteux et stupide. Il faut de la force pour gagner et pour épargner de l’argent ; il n’en faut pas pour le dépenser. Les moyens que ces messieurs emploient pour s’enrichir manquent souvent d’élégance ; mais ce sont des moyens licites. Monsieur K. a fait son devoir. Il a des provisions et il pourra donner une petite dot à chacune de ses filles.

Mon intelligence de luxe ne m’a jamais aidé à devenir plus fort ; le délicat que je suis était fait pour dépenser aristocratiquement l’argent gagné par les autres. Je vais m’en aller, car il me serait très difficile de supporter les conséquences de ma coupable imprévoyance.

Jeunes gens, enrichissez-vous !

C’EST
UNE MAUVAISE ACTION

ROUSSEAU me dirait que mon suicide sera une mauvaise action car, en vivant, je pourrais faire encore un peu de bien. Oui, mon vieux Rousseau : tu as raison ; mais si je continuais à vivre, je ferais aussi beaucoup de mal. Je ne serais pas méchant ; il n’y a en moi aucune méchanceté ; mais mon égoïsme pourrait faire souffrir. C’est égal : l’objection de Rousseau me gêne. En m’en allant, j’abandonne le compagnon-victime qui, durant le long voyage que nous avons fait ensemble, a toujours porté mon sac. On s’habitue très vite à la générosité de son compagnon. Il doit y en avoir beaucoup de ces couples où l’un des associés est le serviteur dévoué de l’autre et où l’autre ne s’en aperçoit même pas.

Pour que la société dure avec sa structure actuelle[1], il faut que les individus se marient et fondent des familles. Mais dans l’immense majorité des cas, le mariage est un lien qui fait souffrir. Deux êtres « qui sont faits pour s’entendre » ne sont pas nécessairement faits pour vivre ensemble, du matin au soir et du soir au matin, quarante ans de suite. Parce qu’ils sont doués de sensibilité et d’imagination, par le simple fait qu’ils sont vivants, l’homme et la femme sont incapables d’obéir au représentant de l’État, qui leur dit : « Il faut que désormais vos sentiments ne changent plus. »

 

PHILIPPE est venu me voir ; et j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt ses confidences. Il y a vingt-cinq ans, il s’est marié ! Ceux qui se marient ne savent jamais ce qu’ils font. Philippe est un de ces hommes qui ne peuvent aimer d’une manière durable que des idées. Son goût très vif pour la spéculation philosophique fait de lui un distrait qui ne s’occupe pas beaucoup des êtres au milieu desquels il vit. Parce que son esprit était ailleurs, il oubliait, souvent, d’être affectueux. Au bout d’un an, sa femme souffrait déjà de la solitude du mariage. Il m’a dit : « Insensiblement, sans m’en apercevoir, j’ai laissé s’user et se rompre tous les fils qui m’attachaient à une compagne que j’ai aimée, qui est jolie et qui vaut beaucoup mieux que la grande majorité des femmes. Nous avons peu à peu perdu l’habitude de l’intimité et des paroles tendres. Aujourd’hui, je vois le mal que j’ai fait sans méchanceté : ma compagne est seule depuis vingt-cinq ans. Mais c’est trop tard. Je voudrais lui dire que je pense d’elle un bien immense ; et cela m’est impossible. Mes gestes affectueux d’autrefois seraient tellement insolites, tellement nouveaux, que la timidité me paralyse. Et puis, mon devoir de mari n’est peut-être plus, dans mon esprit, qu’une notion morale. Sous la cendre, les feux finissent par s’éteindre.

Nous vivons ensemble sans nous dire les choses auxquelles nous pensons constamment l’un et l’autre. Elle ne se plaint jamais ; mais sa présence est pour moi un reproche. Et maintenant parce que je souffre comme elle de cette vie muette, je me sauve chaque jour et je vais demander les apparences de la tendresse à la demoiselle qui me sert mes tasses de thé et mon porto. Le mariage peut être une chose atroce.

LE PROFESSEUR DE MORALE
ET LE PHYSIOLOGISTE

LES professeurs de morale sont des fonctionnaires payés par l’État (aux professionnels, s’ajoutent, d’ailleurs, de nombreux amateurs) pour intimider l’individu pendant que celui-ci est encore jeune, afin que, plus tard, il ait honte de se montrer tel qu’il est. Ce moyen que la société emploie pour se défendre est excellent : elle peut ainsi réduire au minimum le nombre de ses gendarmes.

Quand je suis venu au monde, mon innocence, si mes souvenirs ne me trompent pas, était parfaite. À quel âge me suis-je perverti ? Et pourquoi me suis-je perverti ?

Le Monsieur qui parle au nom de Dieu me dit : « Dieu avait eu la bonté de te donner la liberté et la faculté de distinguer le Bien du Mal ». Je réponds au Monsieur : « Dieu a oublié de me donner la volonté suffisante pour résister aux tentations ». Le Monsieur rétorque : « Tu étais libre. Si tu avais voulu, tu aurais pu ». Je riposte : « Pourquoi n’avais-je pas assez de volonté pour vouloir ? »

Cette discussion n’en finirait pas. On veut que je sois « responsable » pour avoir le droit de me punir : voilà tout. En inculquant à l’individu le sentiment du Devoir, l’État est moins brutal et plus habile que s’il se contentait en cas de conflit, d’invoquer le droit du plus fort. Souvent, en satisfaisant nos vrais désirs, nos vrais besoins, nous nuirions à notre prochain. Notre devoir social est donc à l’ordinaire de contrarier notre nature profonde. En somme la société demande à l’individu d’être ce que physiologiquement il n’est pas. Ne soyons pas étonnés si l’action que l’éducateur exerce sur la jeunesse produit beaucoup d’hypocrites et quelques révoltés.

Peut-on dire sérieusement à un jeune homme très bête : « Ton devoir est de devenir très intelligent » ? Les prêcheurs sont en général assez raisonnables pour ne pas le faire. Mais ils reprochent à l’être rêveur et lymphatique de dépenser moins d’énergie que l’homme vigoureux et plein de santé. Ils recommandent la même sobriété au malade et à l’individu dont l’estomac est excellent et qui a un appétit énorme. Sans tenir compte des différences essentielles qui nous distinguaient déjà les uns des autres quand nous sommes venus au monde, ils nous montrent à tous le même modèle et nous disent : « Voilà les vertus que vous devez avoir. »

Un professeur de morale et un physiologiste qui connaîtraient ma vie n’emploieraient pas, pour me caractériser, les mêmes expressions. Et s’il était fait par un théosophe, mon portrait serait encore différent.

Pourtant, je suis ce que je suis. Les jugements que nous portons sur autrui dépendent, avant tout, de nos propres habitudes d’esprit.

On parlera sévèrement de mon affreux égoïsme et de mon manque de sens moral. Or, il y a bien des manières d’être égoïste ; et il y a plusieurs manières aussi d’être moral. Je voudrais être jugé par un physiologiste-psychologue qui aurait étudié attentivement le petit mécanisme qui commande les mouvements de mon âme. Je suis porté à croire que dans ma petite machine intérieure, une courroie de transmission est cassée depuis assez longtemps ; c’est celle qui, à l’origine, communiquait au rouage volonté le mouvement du rouage sentiment. Mes pensées généreuses (j’en ai quelquefois) n’ont pas le pouvoir de me faire agir.

D’autre part, mon moteur essentiel, dénommé « instinct vital », doit être en très mauvais état, puisque, sans être malade, je préfère la mort à une existence où il y aurait, comme dans presque toutes les existences, des corvées quotidiennes, des soucis et des privations.

Un ami m’a fait remarquer que, si je continuais à vivre, mon sort paraîtrait encore enviable à la plupart des humains. Il a raison. Mais je ne comprends pas ces êtres vieillis, pauvres et malheureux qui veulent absolument durer. Qu’espèrent-ils ? Parmi eux, il y a des solitaires qui n’aiment personne et des malades qui alourdissent le fardeau que portent leurs proches.

J’ai besoin de vivre avec ivresse. Bien des fois, le matin, en me rendant à l’école, j’ai été déprimé parce que je commençais une journée ou il n’y aurait rien, rien que l’accomplissement du devoir professionnel. Je ne suis pas un homme vertueux, puisque cette perspective ne me suffisait pas. J’ai besoin d’apercevoir, dans l’avenir prochain, des moments d’exaltation et de joie. Je ne suis heureux que lorsque j’adore quelque chose. Je ne comprends pas l’indifférence avec laquelle tant de gens supportent chaque jour ces heures vides où ils ne font pas autre chose que d’attendre.

Mon impatience, qui m’a fait commettre tant de fautes, doit sûrement s’expliquer aussi par la nature de mon imagination et par l’état de mes nerfs.

(Il faut croire que je me soucie encore un peu de ce qu’on dira de moi après ma mort puisque j’essaie de me disculper. C’est que, vraiment, ce que les autres disent de nous, c’est trop bête !)

 

JE suis un égoïste qui a beaucoup aimé. J’ai gaspillé ma tendresse comme j’ai gaspillé mon argent. Il devait y avoir dans ma machine thermique un vice de construction, car il s’en échappait constamment de la chaleur qui se perdait dans le vide immense. Souvent, ceux qui se sont approchés de moi ont été réchauffés, une minute, par mon rayonnement tiède.

Un jour, j’ai eu beaucoup de peine à retenir une vieille paysanne de soixante-dix ans qui voulait s’agenouiller devant moi pour me baiser les mains. Trompée par le son de ma voix et par mon manque absolu de morgue et de raideur, elle croyait que j’étais foncièrement bon.

Oui, je suis bon, mais d’une bonté inactive. Je suis beaucoup moins utile que certaines personnes qui ont de la raideur parce qu’elles ont de la fermeté.

Il y a des gens économes qui ne desserrent qu’avec prudence les cordons de leur cœur. Ceux-là ne savent pas faire un bon accueil à l’inconnu qui s’approche. Moi, je souris tout de suite si l’inconnu a une bonne tête. Cela tient à l’extrême mobilité de mon muscle zygomatique.

Une fois, un vieux philosophe m’a dit : « La bienveillance est le fond de votre nature. » Et, comme disent les domestiques, je pourrais fournir encore d’autres bons certificats.

Si les conditions de ma vie avaient été différentes, personne n’aurait souffert de mon égoïsme. En particulier, au pays de Cocagne, j’aurais rempli mon devoir social d’une manière exemplaire. Un homme immoral n’est parfois pas autre chose qu’un homme moral qui n’est pas à sa place.

 

JE dis tout cela pour me rassurer. Aujourd’hui, je serais moins dégoûté de la vie si j’avais réellement été bon, vingt ans de suite, pour un seul être, en ignorant le reste de l’humanité. Le mal que j’ai fait est irréparable. J’ai désespéré une âme. J’ai détruit quelque chose d’infiniment précieux et unique. J’ai commis une mauvaise action que je ne pourrais pas racheter avec toute la monnaie sentimentale que j’ai donnée, centime par centime, à des étrangers.

L’INDIVIDU
ET LA SOCIÉTÉ

TOUT ce qu’il y a en moi de bon, je le dois à la société. Dans le monde actuel, si je ne pouvais compter que sur ma force de vertébré supérieur, je serais incapable de me nourrir et de me défendre. L’individu qui peut vivre seul, dans le désert, s’est d’abord développé dans le milieu social, qui lui a fourni les armes de toutes sortes dont il a besoin.

Je ne saurais pas parler si je n’étais pas né parmi les humains. Ce sont les hommes qui m’ont appris à penser. C’est la société qui m’a révélé toutes les choses belles qui m’ont fait aimer la vie. Je sais que pour durer, elle a besoin de la violence et du mensonge ; mais ce sont ses écrivains qui m’ont parlé de la justice et qui ont mis en moi l’esprit de révolte. Je dois aux autres tout ce que je possède : mes idées et mes joies aussi bien que mes vêtements.

Mais, bientôt, la société nous reprend tout ce qu’elle nous a donné. Après avoir mis dans notre esprit des images exaltantes, elle nous empêche, par sa morale et par ses lois, de satisfaire nos désirs et, souvent, nos besoins les plus impérieux. Ses éducateurs commencent par cultiver en nous le goût de ce qui est beau ; puis elle enlaidit notre vie en faisant de nous des machines.

La société est la plus forte : elle se débarrasse facilement des individus qui la gênent. Mais, dans bien des cas, c’est l’individu qui a raison contre elle : il est déjà le représentant d’une société meilleure. C’est en se révoltant contre la société qu’on accomplit parfois son devoir social.

Pour que la vie continue, il faut que les hommes consentent, chaque jour, pendant de longues heures, à être des machines. Mais la machine n’est pas tout. De ceux qui ont pour tâche d’enrichir la vie intérieure des êtres jeunes, on fait des automates et des maniaques. Depuis trente-trois ans j’enseigne à mes élèves les mathématiques élémentaires. Chaque année, chaque jour, je débite des règles et des formules immuables. (Quant à mes digressions elles sont certainement contraires au Règlement.) Il y a des phrases que j’ai dû énoncer si souvent que, parfois, le dégoût les arrête sur mes lèvres.

L’État ne fournit pas à ceux qui instruisent les écoliers l’occasion de renouveler leur besogne et de rajeunir ainsi leur pensée. Tient-il à ce qu’on enthousiasme les jeunes gens ? Non, l’enthousiasme est dangereux.

Moi, j’aime les commencements, les départs, l’élan nouveau.

« Ah ! les premières fleurs, qu’elles sont parfumées ! »

Aux enfants qu’on m’a confiés, je dois parler, chaque jour, de choses qui occuperont une bien petite place dans leur vie. Dans le fond de mon cœur, j’excuse les « paresseux » qui trouvent tout cela ennuyeux. Pour les rendre attentifs, je dois faire du bruit et dépenser beaucoup de bonne humeur. L’École a le tort d’enseigner à tous trop de choses qui ne sont intéressantes que pour certains spécialistes. L’enfant, dit-on, doit apprendre à obéir. Soit ! Mais que les adultes apprennent à commander raisonnablement.

J’étais fait pour aimer le métier que j’exerce ; et ma cordialité aurait certainement été efficace si, au lieu d’être le maître de mes élèves, j’avais pu être leur entraîneur. La perspective de reprendre mes leçons me déprimerait moins si ceux qui me paient me disaient : « Vous donnerez à ces enfants ce qu’il y a de meilleur dans votre pensée ». Je ne ressemble pas à ces fonctionnaires qui sont fiers d’être un « rouage » de la machine sociale. J’ai besoin d’être ému par les vérités que j’enseigne.

LES GENS RANGÉS

LES BONS CITOYENS

PLUS d’une fois je me suis comparé avec un peu de honte aux gens rangés ; aux gens qui, chaque jour, font leur devoir avec simplicité ; qui sont économes et sobres ; et qui donnent une bonne éducation à leurs enfants. En les regardant je me disais : « Voilà comment j’aurais dû vivre ».

Je n’ai à aucun degré le dédain ridicule de certains « bohèmes » pour le Bourgeois. Quelques-unes des vertus que possèdent les gens rangés ont un prix inestimable. Ne pas les avoir, c’est être exposé, continuellement, à commettre les fautes les plus graves. Il y a de modestes employés et de petits boutiquiers qui, trente ou quarante ans de suite, font des efforts et se refusent de petits plaisirs afin que leurs enfants aient, plus tard, une situation supérieure à la leur. En pensant à ceux-là, il me serait facile d’être ému. (Il est vrai que, chez moi, l’émotion vient facilement. J’ai le goût des larmes.) Mais j’écris ce dernier petit livre pour m’expliquer ; je l’écris aussi pour protester d’avance contre la sévérité avec laquelle on me jugera. J’éprouve le besoin de défendre l’individu égoïste contre les exigences de la Morale.

Ce sont les gens rangés, les amis de l’ordre, qui font la stabilité de l’édifice social. Il importe que leur masse soit considérable. Ce sont eux qui fondent des familles. Ils font des petits à leur image, lesquels, à leur tour, se reproduiront ; et, ainsi, la vie continuera. On leur a dit : « Croissez et multipliez ! » Et ils obéissent.

Faut-il admirer sans réserve ces êtres respectueux qui jouent si bien leur rôle de bons citoyens ? Quelle serait la saveur de la vie si la société n’était composée que de ces êtres-là ? C’est peut-être leur manque d’imagination qui leur permet d’être si uniformément vertueux. Ils vivent avec prudence ; ils ne mettent dans leur existence que les petites choses permises ; ils surveillent leurs gestes et leurs paroles ; ils n’ont jamais de grands élans ; ils ne connaissent pas l’exaltation et l’adoration. Et, souvent, le respect les rend bêtes.

Il faut que, de temps en temps, un désordre se produise dans le monde pour que les choses nouvelles puissent naître. Le désordre est toujours provoqué par de mauvais citoyens, des enthousiastes qui se sont grisés avec des mots.

Ces êtres-là, je les comprends. J’ai de l’indulgence pour leurs faiblesses. Comme eux, j’ai besoin de vivre avec ivresse. Il faut qu’il y ait souvent dans ma vie, des minutes éblouissantes. La poésie et la musique peuvent m’en procurer. Je m’exalte aussi en songeant au travail que je vais entreprendre. Se mettrait-on à la besogne si l’on n’était pas ému, d’abord, par la beauté de ce que l’on va créer ? Les bons repas et le vin m’ont procuré aussi des moments de joie profonde. Il y a des vins si nobles qu’en les buvant j’éprouve le besoin de remercier quelqu’un.

Enfin, je me sens fort, je n’ai peur de rien, une immense confiance me remplit dans les moments trop rares où la Femme me sourit.

C’EST évident : le Grand Mécanicien n’a pas construit ma petite machine intérieure avec beaucoup de soin. Il a oublié d’y mettre le régulateur. Cela explique les mouvements désordonnés de mon âme. Il m’était impossible de ressembler à ces êtres prudents, patients et prévoyants qui dès l’âge de vingt ans font des provisions pour leurs vieux jours. Pour moi, la vie normale c’est la vie joyeuse. L’individu déraisonnable que je suis ne veut pas tenir compte de toutes les données du grand problème. Je n’étais pas fait pour vivre dans un monde où l’on doit consacrer sa jeunesse à la préparation de sa vieillesse.

CE QUI DURE TROP

PHILIPPE est revenu chez moi. Il m’a dit : « Il y a en nous des choses qui durent trop longtemps. Hier au café, j’ai vu un vieillard tendre sa main tremblante vers le corsage de la jeune fille qui lui apportait un verre de bière. C’était hideux.

« Je suis bien décidé à mourir avant de ressembler à cet affreux vieillard. Car le même danger nous menace tous. Notre cœur ne veut pas oublier. Il y a un âge où notre besoin d’amour s’explique par le vouloir-vivre de l’espèce. Mais, longtemps après, quand il ne peut plus jouer un rôle utile, l’homme peut être encore obsédé par des désirs qui ont perdu leur raison d’être. Je ne vois d’ailleurs pas très bien si c’est la société ou si c’est la nature qui est responsable des désharmonies dont souffre l’individu. Question bien vaine, en somme, car tout cela se confond. Je t’ai dit que je vais chaque jour demander de la tendresse à Adrienne. Elle me permet de regarder longuement dans ses yeux et de caresser timidement son épaule. Je pourrais contempler pendant des heures, sans me lasser, la ligne adorable de sa nuque. Quand elle est près de moi, j’ai une certitude, j’ai la foi ; je sais qu’il y a dans la vie quelque chose d’infiniment bon. Rien n’est meilleur que cet amour « libre », condamné par les honnêtes gens.

« Je m’en aperçois trop tard. Longtemps j’ai aimé des chimères et je n’ai serré dans mes bras que du vide. Rassurée par ma timidité, Adrienne a parfois un sourire encourageant. Mais, au moment de tendre les mains vers elle, je suis arrêté par un scrupule : je suis gêné ! Elle est jeune et je ne le suis plus. Je pourrais être son père… Comprends-tu ça ? »

« Oui, je comprends. »

« Un autre se contenterait de caresser sa peau douce. Mais, moi, je suis affamé de tendresse.

« Songe à la fréquence de ces regards furtifs qu’échangent l’homme et la femme quand ils se rencontrent dans la rue ou dans un lieu public. Trop moral ou trop timide, l’individu refoule en lui ses instincts ; et il y a dans le monde des millions de cœurs qui ont faim.

« Dans une obscurité profonde où elle ne verrait pas mes cheveux blancs, je voudrais serrer éperdument dans mes bras une femme qui aurait la même émotion que moi.

« C’est impossible. Nous sommes tous condamnés à la solitude. Un médecin français a pu dire : « La plupart des hommes meurent de chagrin. » Cela n’empêche pas la vie de continuer. La nature ne veut que le rapprochement momentané des sexes ; et c’est en vain que l’individu cherche dans l’amour un bonheur durable.

« L’homme est condamné à la tristesse parce qu’il a de l’imagination, parce qu’il pense, parce qu’il est sorti de l’animalité ».

« Philippe, tu as raison. Il y a des cœurs que notre morale imbécile condamne à une jeunesse trop courte et à une vieillesse trop longue. La vieillesse ne sert à rien. Si j’avais créé le monde, j’aurais mis l’amour à la fin de la vie. Les êtres auraient été soutenus, jusqu’au bout, par une espérance confuse et prodigieuse ».

DERNIÈRES PENSÉES

                  AVANT DE MOURIR

TOUT est physiologie. Les raisons qui me décident à m’en aller ne seraient pas suffisantes pour un autre que moi. Ma façon de sentir n’est donc pas celle de tout le monde.

Pour me retenir, des amis m’ont offert de m’aider. Mais je me suis si bien habitué à l’idée de la mort prochaine que j’ai refusé. La perspective de recommencer une vie où il y aurait encore des soucis et, peut-être, de l’humiliation ne me tente pas. Il faut croire qu’il y a en moi un ressort essentiel qui est bien usé. Les raisons que j’ai données n’expliquent donc pas tout. La vérité telle que l’expose un écrivain qui veut être sincère est toujours une chose plus ou moins « arrangée ».

Il y a des existences anormales qui aboutissent tout naturellement au suicide. Voilà tout.

 

JE vais bientôt me tuer. Je ne mérite pas ce châtiment. Je suis sûr d’avoir eu moins de vilaines pensées que la plupart de ces bons citoyens qui réussissent et qui ne songeront jamais à se suicider. Les beaux vers que je me récitais mettaient de la pureté dans mon esprit. Ils m’ont procuré chaque jour une minute d’émotion. Ah ! je voudrais bien rester sur la terre !

 

LORSQU’ON est totalement dépourvu de méchanceté, on peut faire, quand même, énormément de mal. Je voudrais demander pardon à quelqu’un, mais les mots que je devrais dire n’existent pas.

 

DANS le courant d’une journée mon humeur varie souvent. Il y a des moments où j’oublie que je vais mourir. Alors je souris et je chantonne les airs que j’aime. Car il y a encore en moi une grande provision de gaîté. Détruire tout ça, c’est du gaspillage. Je n’ai jamais su être économe.

 

J’AI du plaisir à écrire ce petit livre où il s’agit de mon Suicide. Pendant que je travaille, mes pensées sont aussi pures que celles d’un petit enfant.

 

BEAUCOUP de personnes considèrent le suicide comme un crime. Mais elles ne se disent pas qu’il y a deux sortes de muflerie : celle des criminels et celle des honnêtes gens.

Un minimum de muflerie est indispensable pour vivre.

Un philosophe a dit : « J’ignore ce que peut être un scélérat, mais le cœur d’un honnête homme c’est affreux ».

 

JE n’ai plus peur de l’avenir depuis que j’ai caché dans les ressorts de mon lit un revolver chargé.

 

J’AIME énormément la vie. Mais, pour jouir du spectacle, il faut avoir une bonne place. Sur la terre, la plupart des places sont mauvaises. Il est vrai que les spectateurs ne sont en général pas très difficiles.

 

PAR moment mon suicide me paraît un peu « farce ». Ah ! pourquoi la frontière qui sépare les choses futiles des choses sérieuses n’est-elle pas plus fortement marquée ?

 

SUIS-JE malheureux, ou bien les mots désespérants que je me dis me font-ils croire que je le suis ? Il nous est impossible de distinguer nos maux réels de nos maux imaginaires. Qu’est-ce qui est réel ? Qu’est-ce qui ne l’est pas ?

 

LA musique m’apaise. Je sens qu’elle me pardonne. Je suis sûr que tous les poètes me pardonneraient. (Je ne parle pas, bien entendu, de ces patriotes qui composent des poésies pour l’État.)

 

DEPUIS quelques jours, il y a beaucoup de choses auxquelles je ne m’intéresse plus du tout. Tout ce qui est littérature me paraît bien vain ; et il me serait difficile de prendre part aux discussions qui échauffent les hommes. Je trouve les conversations plus insipides que jamais.

Mais je me fais une idée juste des choses infiniment précieuses que je vais perdre. Il me semble que je distingue mieux, maintenant, ce qui, dans la vie, a de la valeur. Je suis heureux de voir le ciel, les arbres, les fleurs, les animaux, les hommes. Je suis heureux de VOIR. Je suis heureux d’être encore vivant. Je voudrais poser encore une fois mes mains sur les seins d’Alice pour ne pas être seul.

 

« Pour ne pas sentir à ma dernière heure

Que mon cœur se fend ;

Pour ne pas pleurer, pour que l’homme meure

Comme est né l’enfant. »

 

 

PENDANT plus de vingt-cinq ans je me suis intéressé passionnément à un problème que je considérais comme très important. Aujourd’hui, je reconnais mon erreur : je ne m’y intéressais pas parce que j’en avais reconnu l’importance ; mais, sans m’en douter, j’en affirmais l’importance parce que je m’en occupais.

Observez ceux qui depuis très longtemps s’occupent de la défense nationale, ou de l’hygiène publique, ou des écoles, ou de « l’art pour le peuple » : chacun d’eux est victime de la même illusion ; chacun accomplit sa tâche avec ardeur sans accorder beaucoup d’importance à ce que font les autres.

L’importance réelle des problèmes ne peut pas être mesurée.

L’univers aura beaucoup moins d’importance quand je ne serai plus là.

 

N’AYANT plus aucune œuvre à entreprendre, j’ai, par moments, l’impression d’être en vacances.

 

JE suis un joueur qui ne demanderait pas mieux que de continuer à jouer, mais qui ne veut pas accepter les règles du jeu.

IL y a beaucoup d’hypocrisie chez ceux qui continuent à vivre. Est-ce que sans le mensonge la vie sociale serait possible ? Non.

 

LE mensonge, l’hypocrisie : voilà, peut-être, ce qui distingue le mieux l’homme de l’animal.

 

J’AIME énormément le vin. Il rajeunit momentanément mon âme usée. Le vice, c’est de trop aimer quelque chose.

Il y a deux sortes de gens vertueux : ceux dont les désirs sont faibles et qui résistent facilement aux tentations ; et ceux qui, volontairement, contrarient leur vraie nature. Ceux-ci sont rares. Parmi eux il y a des fous qui se torturent pour faire plaisir à Dieu. Et il y a aussi des êtres exceptionnellement bons qui se sacrifient par amour ou par pitié. Ce sont les seuls qui puissent me faire sentir mon infériorité.

Les autres ne valent pas mieux que moi. Ce sont des prudents qui n’aiment rien éperdument. Ils avancent longtemps dans la vie sans tomber, car ils ne se penchent ni à gauche ni à droite. Les habiles, ceux qui réussissent, sont des équilibristes.

Pourquoi faut-il être vertueux ? Pour que la vie continue. Et pourquoi faut-il que la vie continue ? Dieu ne pourrait pas répondre à tous les « pourquoi » de l’homme. S’il répondait, il dirait sans doute qu’il a créé le monde parce qu’il ne pouvait pas faire autrement ; et il déclinerait toute responsabilité. Nous sommes tous les mêmes.

Dans un petit recueil de « pensées » du philosophe Charles Secrétan, j’ai trouvé ces mots :

« Dans l’amour de la créature pour son Dieu, le but de la création est atteint. »

Si Dieu tenait uniquement à se faire adorer, il aurait pu employer des moyens moins cruels.

Moi, je ne pourrais aimer qu’un Dieu humain.

 

MON suicide sera sévèrement jugé. Mais, puisque les hommes dans leur grande majorité, sont des êtres médiocres et peu intelligents, quelle importance dois-je accorder à l’opinion publique ?

Ah ! non ! les honnêtes gens ne valent pas mieux que moi. Je suis réconforté lorsque je me compare à ceux qui, devant la foule, parlent au nom de l’État. Quelle prudence ! Quelle platitude ! Et, souvent, quelle bassesse !

 

EN me promenant, j’ai regardé attentivement quelques passants. Je devinais leur genre de vie, leurs habitudes, leur mentalité. Je songeais à tout ce qu’ils seraient incapables de faire.

L’individu est tout ; pour que les choses soient belles, il faut d’abord qu’il existe un être vivant capable d’en sentir la beauté.

 

JE me faisais de la vie une idée tout à fait fausse. J’accordais beaucoup trop d’importance à ce qui est exceptionnel : l’enthousiasme, l’exaltation, l’ivresse. Ce qui occupe presque toute la place dans une vie humaine, ce sont les besognes quotidiennes et monotones, ce sont les heures où l’on attend, les heures où rien n’arrive. L’homme normal est celui qui sait végéter.

 

MON crime, c’est ne pas avoir eu pitié d’un être malheureux que je voyais tous les jours et dire que je m’attendris si facilement !

 

LE moment de mon suicide approche. Je suis tellement vivant que je ne sens pas les approches de la mort.

 

IL m’arrive de regarder avec envie des passants totalement dépourvus de prestige, car ils continueront à vivre.

 

JE me rappelle un dessin de l’Assiette au beurre où l’on voyait un avocat défendant un criminel devant la Cour d’assises. Cet avocat disait : « Oui Messieurs, nous avons volé, nous avons violé, nous avons assassiné. Mais c’était au nom de Dieu, du tzar et de la Patrie. » Et dire qu’il y a dans certains pays, des gens bien élevés, chrétiens, vertueux et universellement honorés qui sont impérialistes ! ! Ils ne sentent pas ce qu’il y a d’ignoble dans leur patriotisme.

Décidément l’homme immoral que je suis ne tient pas à l’estime des bons citoyens.

 

« Que les soleils sont beaux dans les chaudes soirées ! »

« Que l’espace est profond ! Que le cœur est puissant »

 

 

JE me logerai une balle dans le cœur. Cela me fera sûrement moins mal que dans la tête.

Je n’ai pas peur de ce qui m’arrivera après, car j’ai la foi : je sais que je ne comparaîtrai pas devant le Juge suprême. C’est seulement sur la terre qu’il y a des « tribunaux comiques ».

Mais j’aurai tout de même de l’émotion. Pour être plus insouciant, je boirai d’abord une demi-bouteille de vieux Porto.

Je vais peut-être me rater. Si les lois étaient faites par des hommes charitables, on faciliterait le suicide de ceux qui veulent s’en aller.

 

DES amis sont encore venus me proposer de m’aider et de me guérir. J’ai refusé, car je sais bien que rien ne pourrait me débarrasser des désirs, des images et des pensées qui sont dans mon esprit depuis quarante ans.

 

IL faudra que je prenne des précautions pour que la détonation ne retentisse pas trop fort dans le cœur d’un être sensible. - FIN

 

 



[1] Existera-t-il un jour une société très différente de la nôtre, où les individus pourront plus facilement se rapprocher et se séparer les uns des autres ?

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021