BIBLIOBUS Littérature française

Les initiales - Félix Galipaux (1860-1931)

 

A Georges PEYRAT.

 

 

—Entrez! dis-je du ton brusque d'un homme qu'on vient de réveiller tout à coup.

Et mon ami Jules, fit son apparition dans ma chambre. Il enjamba pantalon, habit, chapeau, qui traînaient par terre, et s'asseyant sans plus de façon au pied de mon lit—bien qu'un siège vacant ne fût pas introuvable—il aborda carrément la question, me lançant à brûle-pourpoint cette phrase traîtresse:

—Que fais-tu ce soir?

—Je me coucherai, fis-je en me retournant de l'autre côté pour montrer à mon ami que, s'il s'en allait tout de suite, il me ferait bien plaisir et me permettrait ainsi de reprendre le somme interrompu.

Mais, hélas, Jules était comme l'avare Achéron!

—Eh bien, puisque tu es libre, reprit-il, je t'emmène avec moi chez madame de Saint-Girieix.

—Pourquoi faire?

—Comment, pourquoi faire? mais tu n'as donc pas lu les journaux! Elle donne ce soir un bal splendide dans son hôtel, avec kermesse et tout le tralala, au profit des veuves des matelots suisses morts victimes de leur dévouement pendant cet incendie terrible qui a détruit une partie de Berne! Mais on ne parle que de cette fête; ce sera absolument féerique, il faut y venir!

Judic vendra des pêches, Granier des bretelles, Léonce doit faire du trapèze à 6 mètres de hauteur dans le cour d'honneur, enfin, je compte sur toi.... Eh, bien! qu'est-ce que tu as? tu restes abruti ... on dirait, ma parole que tu ne comprends pas.

 

 

_______________________________________

 

 

—En effet, je ne comprends pas comment toi, qui me connais, toi, mon ami, à qui je n'ai jamais fait le moindre mal, toi qui n'ignores pas ma profonde antipathie pour ces petites fêtes chorégraphiques, tu viennes m'inviter à en subir une.... Oui, je sais, avec toi.... C'est égal, je te remercie du choix, mais je ne puis....

—Oh! voyons, tu ne vas pas me refuser de m'accompagner, à présent surtout que j'ai annoncé ta venue à madame de Saint-Girieix. Ce serait joli ... tu me ferais passer pour un farceur!

—Comment, est-ce que ... maladie subite ... empêchement imprévu....

—Sont des clichés usés, mon cher.

—Et puis, crois-tu que madame de Saint-Girieix n'aura pas autre chose à faire qu'à te demander de me présenter.... Dans ces soirées-là, c'est à peine si la maîtresse de la maison regarde les gens qu'on lui présente.... Non, va, un de plus, un de moins, ce n'est pas ça qui ...

—Voyons, ce n'est pas sérieux, ce que tu me dis là.

—Parfaitement. Et, tiens, puisque tu n'es pas convaincu, écoute et suis mon raisonnement:

La foule m'énerve, ce soir, on s'étouffera; tu sais quel mal je me donne pour collectionner dix pièces de vingt sous et tu n'ignores pas que pour tenir tête aux assauts nombreux des jeunes bouquetières, aux sollicitations pressantes, des marchandes de programmes, cigares, etc., il faut pouvoir posséder une certaine quantité de ces petits papiers bleus dont la Banque a seule le monopole. De plus je suis extrêmement fatigué et tu trouveras bon....

—Non, non, non, mille fois non. Je viendrai te prendre à dix heures, nous irons y passer un moment, et nous rentrerons bien gentiment nous coucher chacun chez nous. Allons, c'est entendu, tu acceptes?

—Ah! que le diable t'emporte! je m'étais juré de ne pas sortir ce soir.... Eh bien, oui, là! j'irai, mais à une condition sine qua non. C'est que nous n'y resterons pas plus tard que minuit et que tu ne m'obligeras pas à danser la moindre polka?

—Soit!

 

________________________________________

 

 

A dix heures précises, Jules arrivait sous les armes, claque et camélia compris.

Vingt minutes après, nous descendions de voiture devant le perron de l'hôtel de madame de Saint-Girieix.

Lanternes vénitiennes, plantes rares, orchestre Desgranges, sibylle, petits chevaux, rochers factices au milieu desquels serpentait un filet d'eau coloré en vert par un continuel feu de bengale invisible; bref, rien ne manquait.

Nous montâmes au salon de danse.

Je ne sais si vous êtes comme moi, mais rien ne me semble drôle comme de voir cirer le parquet à un tas de gens essoufflés, rouges comme des tomates et suant sang et eau; ils tournent deux à deux, sans se parler et avec la dignité de gens qui remplissent un sacerdoce; oui, ça m'amuse toujours de voir sauter ainsi mes contemporains.... Ah! j'avoue que la chorégraphie est un sens qui me manque!

J'étais donc dans l'embrasure d'une fenêtre, en train de contempler les minois plus ou moins chiffonnés, lorsque Desgranges, levant son archet magique, donna le signal de la danse. Les couples se formèrent.

J'aperçus alors Octave, un de mes amis que je n'avais pas revu depuis le collège, qui invitait une jeune fille blonde et belle comme Vénus, quoique moins décolletée.

La jeune fille se leva, Octave posa son claque sur sa chaise et tous deux s'enlacèrent pour la valse qui préludait.

Je les suivis un moment des yeux; mais ce charmant couple disparut dans le tourbillon des danseurs. Une polka remplaça la valse, une scottish succéda à la polka.

 

________________________________________

 

 

Changeant alors de spectacle, (j'aime les contrastes), je regardai les duègnes qui tapissaient le salon. Je vis une dame sèche et jaune, et qui dut être fort bien en 1812, sourire derrière son éventail.

Je n'y prêtais pas une bien grande attention, la chose n'ayant rien d'extraordinaire en elle-même, lorsque un éclat de rire formidable me fit reporter les yeux au même endroit. Je vis alors trois ou quatre dames, à droite et à gauche de la sus-indiquée, riant à gorge déployée.

Qu'était-ce donc?

Elles se penchaient à l'oreille de leurs voisines pour leur faire part de quelque chose et le nombre des rieuses allait s'augmentant. Bientôt l'hilarité devint générale; ce fut comme une traînée de poudre, toute la rangée des matrones était en ébullition; ces bonnes dames se tordaient dans des convulsions impossibles à décrire; elles avaient toutes l'air d'être atteintes de la danse de Saint-Guy. C'était inénarrable!

Enfin, grâce à l'une de ces Camerera qui, ne se contentant pas de désigner des yeux, montrait avec le doigt—O Sainte impolitesse!—un groupe tournoyant au milieu du salon, je sus enfin la cause de cette joie générale: la danseuse d'Octave s'était, sans s'en être aperçue, assise sur le claque de mon ami, et sa robe en tulle blanc avait gardé accrochées les gigantesques initiales de son cavalier, qui s'appelait—horrible fatalité—Octave Quesnel ... et pas par un K!

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Autres œuvres de Félix Galipaux sur le site LABO-BERGAHAMMOU

 

Nos acteurs en tournée

Le sac de Géronte

Concert-express

Une réception

Déception

Les initiales

Ténor et prestidigitateur

Les extra

Un impresario

Un concert à Athis-Mons

Les médecins de Molière

Les animaux au théâtre

Rien de nouveau

Billet de faveur

Chez Momus

Un chanteur commerçant

Le concert de la place de la Bourse

Sans le vouloir

Les souffleurs

Une maladie de peau

Lettre

L'acteur réaliste

Lamentations de Boieldieu

Un drôle de couple

Lettre de Jeannine à Suzanne

Les tics

Les vacances d'un comédien

33, boulevard Haussmann

Un père

Une représentation extraordinaire

Le ruban

Virgo

Lettre

Un clarinettiste

Les commandements du comédien

Lettre

Les tournées

   

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021