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BIBLIOBUS Littérature française

Le bon bûcher

 

De préférence à toute autre, je recherche la conversation des savants et des voyageurs.

Surtout celle des voyageurs.

Quand j’entends dire d’un monsieur :

Voici un homme qui a beaucoup voyagé, je m’approche et, sans plus tarder, je mets tout en œuvre pour mériter la confiance du hardi pionnier, et lui arracher le récit de ses aventures.

C’est ainsi que j’ai fait connaissance d’un nommé Lamitouille, actuellement limonadier à Fécamp, mais, jadis, infatigable trotteur de globe, comme disent les Anglais.

Ce pauvre Lamitouille, aujourd’hui complètement abruti par l’alcool et toutes sortes de débauches, était, en son temps, un joyeux drille, paraît-il, et un rude lapin.

À de certains instants, sa conversation dégage encore quelque intérêt, et quand il n’a pas absorbé plus de sept ou huit absinthes, on peut tirer de lui le récit à peu près intelligible d’une aventure pas trop banale.

Hier soir, il nous contait, de sa voix pâteuse et inarticulée, les tablatures inouïes que lui procura la traversée d’une inextricable forêt en Afrique, dans cette darkest Africa où Stanley n’a jamais mis les pieds, affirme Lamitouille.

— Je me demande, dit l’un de nous, quel plaisir on peut éprouver à de telles entreprises.

— Mais si ! mais si ! On ne rigole pas tout le temps, mais quand on rigole, on rigole bien.

— Ah ! ah !

— Tenez, dans cette forêt d’Afrique, de laquelle je vous parle, nous sommes tombés sur une peuplade épatante et pas ordinaire, je vous prie de le croire. Quelles drôles de mœurs ils ont, ces gens-là !… Ainsi, quand une fille se marie, on fait monter sa mère sur un bûcher et on la brûle le jour même de la noce.

— Voilà qui simplifie étrangement la question des belles-mères.

— Je vous écoute ! Aussi, vous pensez si nous avons profité de l’occase ! Les sept blancs que nous étions dans l’expédition, nous avons demandé en mariage sept jeunes filles du pays, nous les avons épousées le même jour, nous avons brûlé nos sept belles-mères sur le bûcher !… Jamais, vous entendez bien, jamais nous n’avons tant ri !

En disant ces paroles, les traits de Lamitouille reflétaient l’expression la plus hideuse de la féroce allégresse.

Avez-vous vu parfois un tigre rigoler comme une baleine ? (La nature est fertile en telles analogies.)

Le fait est que ces sept infortunées créatures flambant en chœur devaient constituer un assez curieux spectacle, et nul doute que si pareille combustion avait lieu à Dieppe, par exemple, la Compagnie de l’Ouest ne manquerait pas d’organiser un excellent train de plaisir pour la circonstance !

— Si le mariage en France, conclut Lamitouille, s’accompagnait de cette formalité, si chaque fois qu’on unit une jeune fille à un jeune homme on réduisait en cendres la maman d’icelle, tenez pour certain que le mariage retrouverait vite sa vieille vogue d’autrefois.

— Oui, mais jamais la France n’adoptera une mesure pourtant si simple, et qui suffirait à paralyser la dépopulation.

— Et toujours, en France, les meilleures réformes seront entravées par je ne sais quel sentimentalisme niais. » (Amours, délices et orgues – 1898)

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021