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BIBLIOBUS Littérature française

La vérité sur l’exposition de Chicago

 

Chicago ! Tout le monde descend !

Peu d’instants s’écoulèrent, et un cab rapide comme la pensée nous amena aux portes de the Columbian Exhibition.

Ah ! mes amis ! comme dit M. Sarcey, c’est alors que nous ne regrettâmes point notre voyage !

Vous pensez bien, lecteurs idolâtrés, que je ne vais pas vous conter par le menu toutes les merveilles insérées dans cette exposition.

D’autres s’en sont chargés pour moi, mais avec une telle mauvaise foi que l’heure a sonné de la justice définitive et de l’apothéose.

Des journalistes européens sont allés à Chicago (y sont-ils allés, seulement ?). Ils ont raconté qu’ils ont vu ceci et qu’ils ont vu cela.

Mais ce qu’ils ont évité soigneusement, c’est de dire tout le sensationnel, tout le frisson nouveau qui se dégage de cette incomparable manifestation du génie humain.

Quand ils ont parlé, ces chroniqueurs du vieux monde, du fameux tire-bouchon mû par la force des marées et de la si curieuse essoreuse de poche, ils ont tout dit.

Eh bien ! non, ils n’ont rien dit ! Et voici ce qu’ils oublient (Dieu sait dans quel intérêt mesquin !) :

 

THE AUTOMATIC PEDAGOGY

Le docteur Blagsmith travaille depuis quinze ans à son admirable invention d’élevage et d’éducation mécaniques des enfants.

Son exposition d’Automatic Pedagogy ne fut pas une des moins remarquées.

Plus besoin désormais de mères de famille, de nourrices, de gouvernantes, etc. !

Le docteur Blagsmith prend le baby à son arrivée au monde. Il le porte dans un petit berceau de son invention, lequel est situé dans une chambre (room) également de son invention.

Une fois le baby installé, on n’a plus besoin de s’en occuper durant une période de dix à douze ans.

Néanmoins, pour plus de prudence, il convient de venir, tous les trois ou quatre mois, jeter un coup d’œil sur le jeune nourrisson.

L’enfant est alimenté mécaniquement et instruit mécaniquement.

Une bascule très sensible, sur laquelle repose le berceau, règle d’elle-même la quantité de nourriture à fournir.

Trois fois par jour, un jeu de brosses et d’éponges, des plus ingénieux, s’empare de l’enfant, lui fait sa petite toilette et le recouche soigneusement, comme le ferait la plus tendre des mères.

Quand l’enfant crie, ce sont ses propres vagissements qui, transformés en force par un dynamophone, le bercent et l’endorment.

Devenu un peu plus grand, le baby doit apprendre à lire. Voici de quelle façon se pratique son éducation :

Sur le mur, bien en face de lui, apparaît mécaniquement une lettre, A, par exemple. Au même instant, un phonographe prononce A. Puis, c’est le tour de la lettre B, et ainsi de suite.

Au bout de très peu de temps, l’enfant connaît ses lettres et se plaît à les nommer avant le phonographe.

Son éducation se poursuit aussi rationnellement que dans les meilleures écoles.

L’indolence d’esprit ou la mauvaise volonté ont été prévues par le Dr Blagsmith.

Quand l’enfant ne dit pas sa leçon ou la dit mal, il résulte de cet état de choses une légère inharmonie qui met en jeu un courant électrique de faible tension. L’enfant ressent alors un léger mais désagréable picotement dans les fesses.

Ainsi averti, il apporte dans ses leçons plus d’attention.

L’éducation morale n’a pas été oubliée par le Dr Blagsmith.

Toutes les heures, un phonographe clame les bons principes aux oreilles de l’enfant.

L’avenir dira ce qu’il faut penser de ce nouveau mode de puériculture. Pour le moment, il serait injuste de nier les commodités qu’il apporte, surtout dans les familles très occupées ou simplement un peu indifférentes.

 

LE REZ-DE-CHAUSSEE A TOUS LES ETAGES

Un simple mot, en passant, sur la Maison de l’Ingénieur Moonman.

Plus de concierges, plus d’escaliers, plus d’ascenseurs !

La maison nouvelle de Moonman supprime tous ces inconvénients.

Bâtie sur une cavité de même forme et de même volume qu’elle, machinée de façon à s’enfoncer dans cette cavité au moyen d’un simple déclic, elle offre à ses habitants des avantages qu’on rencontrerait difficilement dans les vieux immeubles de l’ancien continent.

Selon que le locataire habite le quatrième ou le dix-neuvième étage, ce gentleman, quand il veut rentrer chez lui, pousse le quatrième ou le dix-neuvième bouton, et docilement la maison s’enfonce au degré voulu, mettant l’appartement demandé au ras du trottoir.

C’est comme qui dirait le rez-de-chaussée à tous les étages.

Ajoutons que la Moonman-House est facilement transportable. Pour peu que les locataires tombent d’accord sur le choix d’une villégiature, que de frais et d’ennuis évités !

 

L’INTERPRETOPHONE

Un petit instrument qui contribua vivement au gros succès de l’Exposition de Chicago, c’est l’interprétophone du capitaine Humbugson.

Pas plus encombrant ni plus lourd qu’un écran japonais, ce joli appareil se compose de deux minces feuilles d’un parchemin spécial, entre lesquelles opère un délicat réseau électrique qui transforme les vibrations françaises, par exemple, en vibrations anglaises, ou bien les vibrations finlandaises en vibrations tahitiennes.

Au moyen d’un jeu de dix ou douze interprétophones, le voyageur pourra facilement se mettre en rapport avec tous les échantillons de la race humaine.

Reconnaissez qu’il était difficile de pousser plus loin la science et l’ingéniosité.

 

LE TÉLÉPANTE

Également très curieux, le télépante.

Au premier aspect de ce mot, j’avais tout d’abord cru à une revanche scientifique des récidivistes français.

Voici, pensais-je, une invention qui permet à nos sympathiques criminels d’expédier au loin (télé) les membres de la bourgeoisie française qu’en leur langage imagé ils dénomment pantes.

Je m’imaginais, pour mieux dire, une relégation à l’envers dont seraient l’objet tous les gentlemen dignes de ce nom.

Grossière était mon erreur !

Le télépante de sir John Loofock est au téléphone ce que la lumière électrique est à la torche de résine.

Non seulement il transporte le son, mais encore les sensations de vue, d’odorat, de goût et de toucher.

Si vraiment, comme l’affirment de sérieux philosophes, la matière n’existe que par les sensations qu’on en perçoit, il y a dans le nouvel appareil de sir John Loofock de quoi faire réfléchir longuement les actionnaires des chemins de fer.

Attendons-nous pour bientôt à une baisse peu commune de tarifs.

Le télépante offre cet avantage aux Othellos des deux mondes de pouvoir voyager sans leur épouse. Ils auront, ces odieux jaloux, tous les charmes du ménage sans en avoir les mille inconvénients. Insister serait du plus mauvais goût.

Le télépante était installé dans un des plus luxueux pavillons de l’Exposition.

À ce propos, un détail bien américain : quelques églises de Chicago, réputées pour leur grande pudeur, avaient intrigué pour que le télépante ne fonctionnât plus le dimanche.

Ils invoquaient mille raisons de haute moralité qui ne manquèrent pas d’émouvoir les hauts fonctionnaires.

Pourtant, ils n’eurent gain de cause que sur un point.

On décida que, le jour du Seigneur, le transport de la sensation du toucher serait interdit. Que dites-vous de cette pudibonderie transatlantique ?

 

SUPPRESSION DE LA DISTANCE

M. Brokenface, un jeune ingénieur de beaucoup d’avenir, a trouvé le moyen de supprimer la distance ou, tout au moins, de la réduire à tel point qu’on pourra désormais la considérer comme négligeable.

Vous n’êtes pas sans avoir vu, il y a deux ou trois ans, dans une revue des Variétés, et aussi à l’Hippodrome, ce qu’on appelait des pistes mobiles.

Un large ruban se déroulait rapidement sur lequel galopaient des chevaux. Ces chevaux couraient dans le sens contraire à la direction de la piste mobile, de telle sorte que, ces deux vitesses se neutralisant, les chevaux demeuraient en place.

Il est bien clair que, si les chevaux galopaient dans le sens de la direction du ruban, ils jouiraient d’une double vitesse, la leur propre s’ajoutant à celle de la piste.

Partant de ce principe, M. Brokenface a imaginé de construire non pas une piste mobile, mais une série de pistes superposées, animées chacune d’un mouvement propre et profitant chacune du mouvement de la piste inférieure sur laquelle elle court.

Il est facile de se rendre compte à quelles vitesses vertigineuses on arrive par ce procédé.

L’appareil qu’expose le jeune ingénieur se compose de dix pistes superposées courant chacune à raison de vingt lieues à l’heure.

La piste supérieure est donc animée d’une vitesse de deux cents lieues, chiffre qui a été rarement atteint dans l’industrie, sauf par quelques subtils fluides comme la lumière ou l’électricité.

C’est le Havre à un quart d’heure de Paris !

En théorie, le projet de M. Brokenface ne manque pas d’être fort séduisant, mais je redoute fort que sa réalisation ne présente quelques périls.

Songez donc, deux cents lieues à l’heure !

Ces diables d’Américains ne doutent de rien.

 


Le colonel W.-K. Slowly, qui mène, depuis longtemps, en Amérique, une curieuse campagne individualiste, a exposé un petit objet bien modeste, mais dont la vulgarisation pourrait néanmoins porter un rude coup aux compagnies de gaz ou d’électricité.

Le colonel a trouvé le moyen d’utiliser le suif de mouton pour l’éclairage privé.

Le procédé est assez curieux.

Dans un bain de suif en fusion, M. Slowly trempe une mèche de coton et la retire immédiatement.

La petite quantité de suif qui s’est aggloméré autour de la mèche se fige à l’air froid. Un second trempage agglomère une nouvelle couche de suif.

Et ainsi de suite jusqu’à ce que l’on ait composé une espèce de petit cylindre de suif, ayant pour axe la mèche de coton.

En allumant le bout de cette mèche, on détermine la fusion d’une petite partie de suif qui, par capillarité, monte dans les fibres du coton et brûle avec une lumière fort douce.

Les avantages de ce nouveau mode d’éclairage n’échapperont à personne. Nul doute que le public ne lui réserve un chaleureux accueil.

Les deux inconvénients qu’on pourrait reprocher à l’ingénieux objet du colonel Slowly, c’est, d’abord, une petite fumée noirâtre résultant de la combustion de la mèche ; ensuite, une légère odeur de suif fondu fort capable d’incommoder les personnes qui n’aiment pas ce parfum.

N’y aurait-il point moyen d’obvier à cet inconvénient en remplaçant le suif de mouton par une autre substance carburée, la cire d’abeilles, par exemple, ou peut-être même la stéarine ?

Je donne pour ce qu’elle vaut mon idée à l’aimable colonel W.-K. Slowly, et je le remercie publiquement ici du charmant accueil qu’il nous fit dans ses ateliers de Pig-Park.

 

FUNERALS

Une section importante est réservée aux Funerals, c’est-à-dire à toutes choses relatives aux obsèques.

Je glisserai rapidement sur ce peu réjouissant sujet, mais pas assez vite pour ne point vous parler de l’Inaération.

On n’a trouvé, jusqu’à présent, pour faire disparaître nos pauvres dépouilles, que deux procédés vraiment pratiques : les enfouir dans la terre ou les consumer par le feu.

Ceux qui ont perdu un être cher savent tout ce qu’ont de pénible l’un et l’autre de ces systèmes.

Le Révérend Merrylad a imaginé, pour cette triste circonstance, ce que les mathématiciens appellent une solution élégante.

C’est la Nécropyrie.

Cet excellent homme prend son corps (pas le sien, bien entendu, mais celui qu’on lui confie). Il le met dans un four-étuve de son invention, et le débarrasse de toute l’eau que recèle son organisme (80 pour 100 ! Qui l’eût cru ?)

Quand le corps est desséché, tel un vieux parchemin, le Révérend Merrylad le fait mariner dans un mélange composé de : deux parties d’acide azotique, une partie d’acide sulfurique (mélange semblable à celui employé pour la fabrication du fulmicoton). On lave à grande eau et on sèche.

Ainsi traité, le corps est devenu un explosif de premier ordre.

Si on l’allume à l’air libre, crac ! une grande flamme, un peu de fumée blanche et puis, plus rien !… Ce que c’est que de nous, pourtant !

M. Merrylad se charge d’accommoder les corps en pièces d’artifice, si la famille le désire : pétards, fusées, chandelles romaines, etc., etc., et, même, bouquet allégorique pour les défunts illustres ou fastueux.

Les vieux militaires peuvent léguer leurs restes ainsi préparés à la direction de l’artillerie qui en charge des obus.

Quelle joie pour les mânes d’un patriote d’aller, vingt ans après sa mort, frapper les ennemis de son cher pays !

 

LES BEAUX-ARTS

Mais je n’en finirais pas s’il me fallait vous détailler les mille extra-ordinarisms qui composent la stupéfiante Exposition de Chicago.

Deux mots seulement sur les Beaux-Arts.

Pour la peinture, rien de bien spécial. Les Américains seront en cet art, longtemps encore, les tributaires du vieux continent.

Mais, pour la sculpture, quelle innovation !

Et comme nos vieux bustes de marbre, nos groupes de bronze, nos frigides plâtres, nous paraissent surannés et ridicules, au retour de Chicago !

La sculpture américaine, aujourd’hui, c’est la vie, c’est le mouvement !

Plus de marbre, plus de bronze, plus de plâtre ! Place au celluloïd articulé !

Toute la section américaine de sculpture est composée de statues colorées et animées.

Montées sur de délicates armatures d’acier, recelant en leur flanc d’ingénieux moteurs et de subtils phonographes, les statues bougent, frissonnent, palpitent, chantent, comme vous et moi, et peut-être mieux encore.

Les bustes des hommes politiques disent de belles paroles, les ténors roucoulent leurs enchantements, les professional beauties arborent, toutes les cinq minutes, d’énigmatiques sourires, et leurs paupières battent.

Il y a là, pour les artistes de la vieille Europe, une source d’enseignements profitables.

La routine a fait son temps, disait dernièrement M. Sarcey. Et comme il avait raison !

 

LE THÉÂTRE

Le Figaro a donné des détails sur la saison théâtrale de Chicago, durant l’Exposition. Il n’a oublié que de mentionner la pantomime qu’on joua au Ballskin-Theater et dont le titre est Abraham Lincoln.

Cette pièce, qui se termine par l’assassinat du célèbre président des États-Unis, jouit, là-bas, d’un vif succès, d’autant plus que les managers y ont introduit une innovation véritablement sensationnelle.

Le rôle de Lincoln était joué chaque soir par une personne nouvelle, et à la fin du spectacle, cette personne était réellement assassinée sous les yeux des spectateurs. Le prix du cachet de ce rôle appartenait aux héritiers désignés par l’acteur sacrifié.

Le croirait-on, l’administration du Ballskin-Theater fut littéralement submergée par les demandes de candidats au rôle d’Abraham Lincoln.

Beaucoup de ces personnes étaient poussées à cette démarche par la misère des leurs, d’autres par spleen ; certains autres mus par une sorte de pose vaniteuse assez connue de l’autre côté de l’Atlantique.

Se décider à paraître sur les planches dans ces conditions, n’est-ce point le comble du cabotinage ?

 

LE CLOU

Nous arrivons au clou de l’exposition. On avait parlé d’une maison de 120 étages et de la planète Mars rapprochée à 25 centimètres de la terre.

Rien de cela ne s’est réalisé.

Le clou de Chicago consistait en une exhibition à la fois grandiose et charmante, laquelle prouve bien que les Américains, quoi qu’on dise, sont capables d’allier au gigantesque de leurs conceptions modernes, une fantaisie exquise et féerique.

C’est à M. Dirtyfellow, le grand savonnier de Clean-York, qu’on doit ce joli spectacle.

Il s’agit d’une bulle de savon de 1,000 pieds de diamètre (mille pieds !)

Il m’a été donné d’assister au gonflement d’une de ces bulles. Cela tient du prodige.

À dire vrai, la substance employée n’est pas seulement du savon. On y ajoute une certaine quantité de colle de poisson et d’acétate d’alumine.

Malgré sa minceur presque chimérique, la pellicule de la bulle est d’une souplesse et d’une résistance extraordinaires.

J’ai vu de petits oiseaux se poser sur cet immense ballon, sans en froisser l’enveveloppe.

La façon dont cette bulle est attachée à terre n’est pas un des moins intéressants détails de cette innovation.

À force de patience et de travail, M. Dirtyfellow est arrivé à dresser des araignées à la rapide élaboration d’un léger et solide réseau qui va de la bulle à un point du sol.

C’est surtout la nuit, que ce spectacle défie toute comparaison !

Grâce à une petite quantité de sulfure de zinc (procédé Charles Henry) figurant dans sa composition, la bulle de savon de M. Dirtyfellow est lumineuse.

(Le sulfure de zinc a la propriété de briller, pendant la nuit, de toute la lumière qu’il a reçue pendant le jour.)

On ne peut pas, non véritablement, on ne peut pas s’imaginer l’émotion presque religieuse qui s’empare de vous à la contemplation de cette lune de 1,000 pieds, se balançant gracieusement dans les airs, presque à la portée de votre main !

 


Mais la place m’est mesurée.

Je m’arrête !…

Je ne me dissimule aucunement que bien des personnes crieront à l’exagération.

Je ne répondrai qu’un mot aux sceptiques : Si vous ne me croyez pas, allez vous rendre compte par vous-mêmes. Vous m’en direz des nouvelles.

Si vous trouvez l’Exposition fermée, dites que vous venez de ma part : on vous la rouvrira. (Rose et Vert-Pomme – 1894)

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021