BIBLIOBUS Littérature française

La statuaire dans les départements

 

Mon excellent ami Goutière-Vernolle, un des meilleurs esthètes de Nancy, vient de me raconter une jolie, histoire, qu’il m’autorise à publier, mais dont je lui laisse toute la responsabilité (ayant moi-même assez d’affaires comme cela sur les bras) :

Dans la petite ville de Ringie (Lot), il n’y avait encore, voilà deux ans, aucune statue sur aucune place publique.

Dire la honte que ressentaient les habitants dépasserait toute tâche humaine.

Quand on leur parlait de ce sujet, une épaisse couche de rouge envahissait leur front, et, vite, ces pauvres gens essayaient de changer de conversation.

Pas la moindre statue, pas le plus mince buste !

Cette situation aurait pu s’éterniser, tant est stagnante l’inertie de ces citoyens, quand advint la période des élections municipales.

Un parti politique conçut le projet ingénieux de prendre comme plate-forme la question brûlante de la statue absente et d’en remuer jusqu’au tréfonds les masses électorales.

Les murs de Ringie disparurent sous la polychromie des affiches ; des meetings grouillèrent sur les places publiques ; la presse locale sembla rédigée par des spadassins épileptiformes et des punchs d’indignation flambèrent jusques au ciel.

La population ordinairement si paisible de Ringie avait enfin retrouvé des torrents de passion, de combativité et d’âpre véhémence.

Les électeurs envoyèrent à la mairie une poignée d’hommes énergiques avec le mandat impératif de tailler dans le marbre ou de couler dans le bronze quelque glorieux concitoyen. Sur ces entrefaites, une personnalité du cru, M. Leneuf-Decœur, vieux professeur de rhétorique, vint à mourir.

On s’en saisit : le héros était trouvé !

Quant au sculpteur, on fut d’avis de le demander au concours.

Le programme se trouva vite élaboré ; Ringie tout entière déclara que c’était une page !

« Une statue sera élevée sur la place de Ringie à l’honneur de l’éloquence personnifiée par l’image de M. Leneuf-Decœur. L’artiste devra s’inspirer moins des traits du modèle que de cette phrase de M. Taine : Il y a une science des sciences, c’est cette science qu’on appelle logique.

» Leneuf-Decœur sera représenté démontrant la puissance du syllogisme et l’influence qu’il eut sur les progrès de l’esprit humain ; tandis que sa physionomie exprimera l’horreur qu’il éprouve pour le paralogisme, redoutant les dangers que les sophistes peuvent en faire courir à la patrie.

» Le piédestal sera triangulaire, en mémoire des trois termes du raisonnement, avec bas-reliefs symboliques, etc., etc. »

Personne ne se présenta pour concourir.

Ce détail n’avait, d’ailleurs, aucune importance, car, concours ou pas concours, il était entendu que la commande devait être confiée à un jeune boursier de Ringie, pas encore très fort mais plein de promesses.

Ce damoiseau s’appelait Jean, et comme il n’avait pas d’atelier, ni d’outils (ni rien, principalement), ses amis l’avaient surnommé Jean-Sans-Terre-Glaise.

Cette commande était donc une veine pour le jeune artiste.

Notre ami se mit tout de suite à la selle et poussa vivement sa maquette. La façon surtout dont il symbolisa les tableaux synoptiques accompagnant le programme, prouve toute sa subtile ingéniosité. Comme il n’avait guère remarqué que les accolades de ce document, il les traduisit par des couples enlacés.

Leneuf-Decœur était représenté debout, en habit noir, gilet blanc, cravate crème, gibus sous le bras, ganté beurre frais (sculpture polychrome, ainsi que M. Gérôme tend à nous y faire revenir).

Il avait des petits cailloux dans la bouche, pour rappeler Démosthène ; un pois chiche sur le nez pour rappeler Cicéron ; le visage grêlé, pour rappeler Mirabeau ; un œil de verre, pour rappeler Gambetta, et l’accent anglais, pour rappeler Clémenceau.

Enfin, quand la maquette fut terminée, l’artiste, satisfait, en fit faire deux photographies, l’une de face et l’autre de profil, dont il envoya des épreuves à la commission.

La commission les transmit au maire qui réunit le Conseil municipal.

Jean-Sans-Terre-Glaise attendait philosophiquement une lettre de la mairie de Ringie ; elle lui parvint un soir, tandis qu’il buvait quelque vague bière chez un jeune architecte de ses amis, en compagnie de Sarah Brown (qui posait alors pour les architectes) et de mon vieux camarade Goutière-Vernolle.

La réponse était ainsi conçue :

 

MAIRIE DE RINGIE

CABINET DU MAIRE

BEAUX-ARTS

 

« Monsieur,

» J’ai le plaisir de vous informer que le Conseil municipal, dans sa séance du …, a examiné les projets que vous lui avez soumis, et qu’il a choisi à l’unanimité le nº 2 : M. Leneuf-Decœur de profil.

» Veuillez agréer, etc. »

 

Jean-Sans-Terre-Glaise eut, paraît-il, un léger moment de stupeur, qu’il crut devoir noyer dans une joyeuse canette. (Rose et Vert-Pomme – 1894)

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021