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BIBLIOBUS Littérature française

La Soupe - Georges Courteline


(Deux soldats, la Guillaumette, le colonel, le lecteur.) :

" Le régiment, depuis une semaine, était abruti de punitions : après les deux jours du brigadier, les quatre jours du maréchal des logis, puis la huitaine du sous-lieutenant, et comme ça jusqu’au major. Le colonel, le dimanche suivant, passait la revue dans les chambres, et cet événement considérable a généralement pour effet de faire tomber les jours de boîte sur l’escadron comme la pauvreté sur le monde. Si bien que, du matin au soir, c’était un concert continu de jurements, de vociférations, d’invectives de toutes couleurs, de menaces faites et réalisées.

Or, un soir, comme, en leurs chambres respectives, les hommes procédaient à l’épluchage des pommes de terre, rangés en cercle autour d’un baquet à demi plein déjà et où les pommes tombaient de leurs doigts, une à une, avec le bruit sec d’une grêle, Faës dit tout à coup, avec un petit rire malin :

Faës : - Eh bé ! dis donc, La Guillaumette, toi qui r’nâcles tant sur la soupe, v’là l’coup pour et’ plaindre au colon.

Toute la chambre ricana. La Guillaumette qui s’était mis au lit, et qui, les deux mains sous la nuque, suivait le travail des camarades, dit tranquillement :

La Guillaumette : - Pourquoi que j’y dirais pas ? C’est t’y toi qui m’en empêcheras ?

L’un des cavaliers : - De fait, que la soupe ne vaut pas un clou. J’sais pas ce qu’ils fichent dedans, mais ça doit pour sûr être quéqu’chose comme les vieilles basanes du brig-four.

Faës : - Quien, pardi ! je n’n’ ai cor trouvé un morceau à c’matin.

Et tous les hommes firent chorus pour déclarer la gamelle impossible et jurer contre le fricoteur de cuisinier qu’il faudrait, profitant de la revue, dénoncer au colonel.

La Guillaumette : - Quand j’vous dis que j’y dirai.

Mais Faës haussa les épaules :

Faës : - T’y diras peaudezébie, v’là tout c’ que t’y diras.

La Guillaumette : - J’y dirai peaudezébie ! (cria La Guillaumette furieux et en se soulevant sur ses mains). Et pourquoi donc j’y dirai peaudezébie ? Est-ce que tu me prends pour un sale chouan comme toi ? Je suis de La Villetous, mon vieux, tu sauras ça.

Faës : - Tu crois q’ça me touche !

La Guillaumette : - Que ça te touche ou non, c’est kif-kif, entends-tu ? Maintenant, quand j’ai dit une chose, je la fais ! Pour lors que j’ferai du foin dimanche, et que l’colon n’y coupera pas. D’abord quoi, il n’est pas mauvais bougre, l’ colon.

Plusieurs soldats : - Ça, c’est vrai ; dis-y, La Guillaumette, dis-y !

La Guillaumette : - Certainement q’j’y dirai.

Et, subitement calmé, il exposa son plan, expliqua qu’étant sûr de parler le premier, vu sa place près de la porte, il dévoilerait le pot aux roses, la qualité de la gamelle, les tripotages du fourrier et du brigadier d’ordinaire avec les marchands de la ville, etc., etc., laissant seulement aux autres le soin de le soutenir. Les hommes, pour mieux écouter, s’étaient groupés autour du lit, en bras de chemise, les mains noires, les basanes retroussées au-dessus des sabots.

Tout à coup, une clameur s’éleva :

Les cavaliers : - As pas peur, va, La Guillaumette, on te soutiendra, nom de nom ! En v’là assez comme ça, de la viande pourrie. On nous prend trop pour des cochons ! Dis-y, La Guillaumette, dis-y.

Et la mélancolique extinction des feux parvint seule à remettre un peu de calme dans l’enthousiasme bruyant de la chambrée.

Le jour de la revue arriva.

Depuis quatre heures du matin, les hommes lavaient le plancher à grande eau, grattaient la planche à pain du bout de leurs couteaux, enduisaient de cirage les pieds de lit, et récuraient au tripoli les gourmettes des shakos et les coquilles de sabre. Toutes les cinq minutes, dans un vacarme de portes qui battent et retombent, des sous-officiers entraient, suant, hurlant, jurant des " sacré nom de Dieu " et accablant de jours de boîte le malheureux homme de chambre qui, ne sachant plus auquel entendre, galopait comme un affolé, dans les criailleries continuelles de : " L’homme de chambre, à l’eau ! L’homme de chambre, au cirage ! L’homme de chambre, au coup de balai ! "

Bref, à midi, tout était achevé, et les cavaliers en veste d’écurie, les basanes claires comme des glaces, attendaient debout au pied de leurs lits. À deux heures, le brigadier, en sentinelle sur le seuil de la porte, cria enfin :

Le Brigadier : - À vos rangs ! Fixe !

Il se fit un silence profond, tandis que, d’un seul mouvement, tous les hommes se découvraient. Le colonel parut, escorté d’une ribambelle d’officiers chamarrés de croix et de galons.

Il inspecta d’abord toute la salle d’un coup d’œil, puis, apparemment satisfait de la tenue de ses cavaliers, il s’approcha de La Guillaumette. Il commença par lui tirailler un à un tous les boutons de sa veste bleue pour se convaincre de leur solidité, s’assura ensuite de visu que le pantalon qu’il portait était bien maintenu à l’aide de bretelles, et, ceci fait, lui fit sur un ton jovial :

Le colonel : - Eh bien, mon brave, vous plaisez-vous au régiment ? Avez-vous une réclamation à m’adresser ?

La Guillaumette (simplement) : - Mon colonel, j’ai à vous dire que la soupe ne vaut rien.

Le colonel (s’exclamant) : - La soupe ne vaut rien !

La Guillaumette : - Non, mon colonel, rien du tout, y a que du déchet, du suif et de l’os. Le cuisinier est un fricoteur. Voilà tout ce que j’ai à vous dire.

Les hommes, toujours immobiles, l’œil fixe, les bras tombants, semblaient n’avoir pas entendu.

Le colonel : - Ah ! vraiment.

Le colonel (se tournant vers le fourrier) : - Eh bien, vous entendez, voilà un homme qui se plaint. La nourriture n’est pas bonne, paraît-il ?

Le fourrier changea de couleur et hasarda :

Le fourrier : - Mon colonel…

Le colonel (criant) : - C’est bon, nous viderons cette question tout à l’heure.

Le colonel : - Quant à vous, mon garçon (et il frappa amicalement sur l’épaule de La Guillaumette), vous avez bien fait de me prévenir. À partir de demain, la soupe sera meilleure ; vous pouvez y compter, c’est moi qui vous le dis.

Il était remonté de quelques pas, silencieux, mordillant du bout de ses dents brûlées le retour de ses longues moustaches couleur de foin. Brusquement, il exécuta un quart de cercle et se planta droit devant Faës.

Le colonel (d’une voix brève) : - Comme ça, la soupe ne vaut rien, ici ?

L’homme bouleversé, devint blanc comme un linge, et l’œil fixé sur le plancher, d’une voix à peine perceptible, répondit :

Faës : - Si, mon colonel.

Le colonel tressauta :

Le colonel : - Comment, si ? Mais voilà votre camarade qui prétend justement le contraire !

Faës se tut.

Le colonel : - Voyons, ne vous troublez pas ; qu’est-ce que vous pensez de la gamelle ?

Faës : - Elle est bonne, mon colonel.

Le colonel : - Bon. Et vous ?

Celui auquel s’adressait cette question eut un moment d’hésitation, puis balbutia :

Un soldat : - Mais… elle est… bonne.

Le colonel : - Parfait. Et vous là-bas, le gros rouge ?

Le gros rouge, qui depuis longtemps convoitait les galons de cavalier de première classe, répondit immédiatement :

Le gros rouge : - Mon colonel, la soupe est excellente.

Le colonel, cette fois, se tut ; mais revenant vers La Guillaumette :

Le colonel : - Ah ça ! qu’est-ce que vous me chantez, vous ?

La Guillaumette : - Mon colonel…

Le colonel : - Quoi ? Qu’est-ce que c’est ! Vous répliquez maintenant !

La Guillaumette : - Mais…

Le colonel : - Voulez-vous bien me foutre la paix ! Vous êtes une forte tête, à ce que je vois ; vous voulez faire de la rouspétance. Vous tombez bien. Mar’chal d’logis de semaine vous me fourrez quinze jours de boîte à cet homme-là !

Et voilà comment, au 15 e chasseur, la gamelle qui ne valait rien valut pourtant quinze jours de prison au complaisant La Guillaumette

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021