BIBLIOBUS Littérature française

La partie de cartes - Marcel Pagnol (ACTE TROISIÈME: Marius)


Il est 9 heures du soir. Dans le petit café, Escartefigue, Panisse, César et M.Brun sont assis autours d'une table. Autour d'eux, sur le parquet, deux rangs de bouteilles vides. Au comptoir, le chauffeur du ferry-boat (le ferry-boîte ^^), déguisé en garçon de café, mais aussi sale que jamais.

Scène I

 

PANISSE. ESCARTEFIGUE, CÉSAR, LE CHAUFFEUR, M.BRUN

(Quand le rideau se lève, Escartefigue regarde son jeu intensément, et, perplexe, se gratte la tête. Tous attendent sa décision.)

PANISSE (impatient) - Eh bien quoi ? C'est à toi !

 ESCARTEFIGUE - Je le sais bien. Mais j'hésite...

(Il se gratte la tête. Un client de la terrasse frappe sur le table de marbre.)

CÉSAR (au chauffeur)

Hé, l'extra ! On frappe ! (Le chauffeur tressaille et crie.)

 LE CHAUFFEUR- Voilà ! Voilà ! (Il saisi un plateau vide, jette une serviette sur son épaule et s'élance sur la terrasse.)

 CÉSAR (à Escartefigue)- Tu ne vas pas hésiter jusqu'à demain !

 M.BRUN - Allons, capitaine, nous vous attendons !

 (Escartefigue se décide soudain. Il prend une carte, lève le bras pour la jeter sur le tapis, puis, brusquement, il la remet dans son jeu.)

 ESCARTEFIGUE - C'est que la chose est importante ! ( A César.) Ils ont trente-deux et nous, combien nous avons ?  (César jette un coup d'œil sur les jetons en os qui sont près de lui, sur le tapis.)

CÉSAR - Trente.

M.BRUN (sarcastique) - Nous allons en trente-quatre. 

PANISSE - C'est ce coup-ci que la partie se gagne ou se perd.

ESCARTEFIGUE - C'est pour ça que je me demande si Panisse coupe à cœur.

CÉSAR - Si tu avais surveillé le jeu, tu le saurais.

PANISSE (outré) - Eh bien, dis-donc, ne vous gênez plus ! Montre-lui ton jeu puisque tu y es !

CÉSAR - Je ne lui montre pas mon jeu. Je ne lui ai donné aucun renseignement.

M.BRUN - En tout cas, nous jouons à la muette, il est défendu de parler.

PANISSE (à César) - Et si c'était une partie de championnat, tu serais déjà disqualifié.

CÉSAR (froid)- J'en ai vu souvent des championnats. J'en ai vu plus de dix. Je n'y ai jamais vu une figure comme la tienne.

PANISSE - Toi, tu es perdu. Les injures de ton agonie ne peuvent pas toucher ton vainqueur.

 CÉSAR  - Tu es beau. Tu ressemble à la statue de Victor Gélu.

ESCARTEFIGUE (pensif) - Oui, et je me demande toujours s'il coupe à cœur.  (A la dérobée, César fait un signe qu'Escartefigue ne voit pas, mais Panisse l'a surpris.)

PANISSE (furieux) - Et je te prie de ne pas lui faire de signes.

CÉSAR - Moi je lui fais des signes ? Je bats la mesure.

PANISSE - Tu ne dois regarder qu'une seule chose : ton jeu. (A Escartefigue.) Et toi aussi !

 CÉSAR - Bon. (Il baisse les yeux vers ses cartes.)

PANISSE (à Escartefigue) - Si tu continues à faire des grimaces, je fous les cartes en l'air et je rentre chez moi.

M.BRUN - Ne vous fâchez pas, Panisse. Ils sont cuits.

 ESCARTEFIGUE - Moi, je connais très bien le jeu de la Manille, et je n'hésiterais pas une seconde si jâvais la certitude que Panisse coupe à cœur.

PANISSE - Je t'ai déjà dit qu'on ne doit pas parler, même pour dire bonjour à un ami.

 ESCARTEFIGUE - Je ne dis bonjour à personne. Je réfléchis à haute voix.

 PANISSE - Eh bien ! réfléchis en silence... (César continue ses signaux.) Et ils se font encore des signes ! Monsieur Brun, surveillez Escartefigue, moi, je surveille César. (Une silence. Puis César parle sur un ton mélancolique.)

 CÉSAR (à Panisse) - Tu te rends compte comme c'est humiliant ce que tu fais là ? Tu me surveilles comme un tricheur. Réellement, ce n'est pas bien de ta part. Non, ce n'est pas bien.

PANISSE (presque ému) - Allons, César, je t'ai fait de la peine ?

CÉSAR (sarcastique) - Non, tu me fais plaisir.

PANISSE - Allons, César.

 CÉSAR (très ému) - Quand tu me parles sur ce ton, quand tu m'espinches comme si j'étais un scélérat... Je ne dis pas que je vais pleurer, non, mais moralement, tu me fends le cœur.

PANISSE - Allons César, ne prends pas ça au tragique !

CÉSAR (mélancolique) - C'est peut-être que sans en avoir l'air, je suis trop sentimental. (A Escartefigue.) A moi il me fend le cœur. Et à toi, il ne te fait rien ?

 ESCARTEFIGUE (ahuri) - Moi, il ne m'a rien dit

 CÉSAR (il lève les yeux au ciel) - O Bonne Mère ! Vous entendez ça !

(Escartefigue pousse un cri de triomphe. Il vient enfin de comprendre, et il jette une carte sur le tapis. Panisse le regarde, regarde César, puis se lève brusquement, plein de fureur.)

PANISSE - Est-ce que tu me prends pour un imbécile ? Tu as dit : « Il nous fend le cœur » pour lui faire comprendre que je coupe à cœur. Et alors il joue cœur, parbleu !  (César prend un air innocent et surpris.)

PANISSE (il lui jette les cartes au visage) - Tiens, les voilà tes cartes, tricheur, hypocrite ! Je ne joue pas avec un Grec ; siou pas plus fada qué tu sas ! Foou pas mi prendré per un aoutré ! (Il se frappe la poitrine.) Siou mestré Panisse, et siès pas pron fin per m'aganta !  (Il sort violemment en criant : « Tu me fends le cœur. »)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021