BIBLIOBUS Littérature française

La langue et l’armée françaises

 

À la terrasse du mastroquet départemental où j’étanchais ma soif, vinrent s’asseoir près de moi deux caporaux de ligne. Deux caporaux blonds avec des taches de rousseur, comme on les a toujours dépeints dans les récits dits naturalistes.

La bouteille de vin blanc entamée, ils s’informèrent gentiment des nouvelles du pays, des familles respectives, et du bien-être qu’ils éprouvaient chacun dans leur compagnie.

Je constatai avec joie, bien que les affaires de ces guerriers ne me concernassent en rien, que tout allait au gré de leurs vœux.

Seulement, l’un éprouvait nonobstant un visible petit souci.

L’autre s’en aperçut :

– Qu’est-ce que t’as ? T’as l’air un peu embêté ?

– Non, je t’assure, j’ai rien.

– Mais si ! T’as quéq’chose.

– Eh ben, oui, j’ai quéq’chose ! j’ai qu’il y a le ratichon qui s’est payé ma poire ce matin, et que j’voudrais bien en être sûr, parce qu’il n’y couperait pas, c’t enfant de salaud-là !

– Un ratichon qui s’est payé ta poire ! Quel ratichon ?

– C’est un apprenti curé qu’on a dans la compagnie et qu’on appelle le ratichon. Y a pas plus rosse que lui ! Et tout le temps un air de se f… du monde !

– Et comment qu’il a fait pour se payer ta poire ?

– Je le commandais de corvée, ce matin, et lui ne voulait rien savoir. Il me donnait des explications qui n’en finissaient pas. Mais moi non plus, je ne voulais rien savoir. C’était à son tour de marcher, je voulais qu’il marche ! Je n’connais que ça, moi ! À la fin, impatienté, je lui dis : « Et puis, en v’là assez, vous pouvez romper ! »

(Explication pour les jeunes gens qui n’ont jamais fichu les pieds sous un drapeau : l’expression : Rompez ! est employée militairement pour désigner à un inférieur qu’on l’a assez vu et qu’il n’a plus qu’à se retirer.)

En prononçant : Vous pouvez romper ! le jeune caporal considéra attentivement son camarade pour juger de l’effet que produisaient ces mots sur lui.

Mais le camarade ne broncha pas.

– Et alors ? demanda-t-il.

– Alors, reprit l’autre, le ratichon s’est mis à rigoler comme une baleine. Je lui ai demandé ce qu’il avait à rigoler, et il m’a dit : « Caporal, on ne dit pas : Vous pouvez romper ! on dit : Vous pouvez rompre ! »

– Rompre ? s’étonna l’autre caporal. Qu’est-ce que ça veut dire, ça, rompre ?

– C’est ce que je me suis demandé. As-tu jamais entendu parler de ça, toi, rompre ? Ça veut rien dire.

– Eh ben, tu peux être tranquille : ton ratichon s’est payé ta bobine !

Les caporaux se versèrent un nouveau verre de vin, qu’ils burent à la santé des bonnes amies restées au pays, et la conversation reprit sur la question : Vous pouvez romper ! ou Vous pouvez rompre !

– Tiens ! s’écria soudain le caporal du ratichon, v’là Brodin !… On va l’appeler. Il va nous renseigner, lui qui est bachelier !

– Te renseigner ! Oui, tu vas voir : il va t’envoyer aux p’lotes !

(Envoyer aux p’lotes : expression militaire pour inviter une personne à aller se faire fiche.)

– M’envoyer aux p’lotes, Brodin ! On voit bien que tu ne le connais pas. Je l’ai eu bleu dans mon escouade. C’est le meilleur gas de tout le régiment.

Pendant ce colloque, ledit Brodin s’approchait, le bras orné des deux galons de fourrier, la mine futée et imberbe d’un jeune rigolo à l’affût des joies de la vie.

– Hé ! Brodin !

– Tiens, Lenoir ! Comment ça va, mon vieux Noirot ?

– Ça s’maintient. Prends-tu quéque chose avec nous ?

– Volontiers ! Qu’est-ce que vous buvez là ?

– Tu vois, du vin blanc.

– Vous avez raison, c’est ce qu’on peut boire de meilleur de ce temps-là, d’autant plus qu’il est délicieux, ici. Un bon verre de vin blanc, ça vaut mieux que toutes ces cochonneries d’apéritifs qui vous démolissent la santé ! Garçon ! une absinthe pure !

– Je t’ai appelé, Brodin, pour te demander une petite consultation…

– Mais, je ne suis pas vétérinaire.

– Ça n’est pas rapport à la question de la santé, c’est pour un mot que je voudrais bien savoir si on le dit ou si on le dit pas.

– Quel mot ?

– Voilà l’affaire : est-ce qu’on dit Vous pouvez romper ou vous pouvez rompre ?…

Les yeux du fourrier Brodin s’allumèrent d’un vif petit feu intérieur.

– Rompre ? s’écria-t-il. Qu’est-ce que ça veut dire ? Je n’ai jamais entendu prononcer ce mot-là ! On doit dire : vous pouvez romper ! Il n’y a pas d’erreur, parbleu !

– Ah ! je savais bien, moi !

– Une supposition, insista Brodin, que tu sois capitaine des pompiers et que tu veuilles dire à tes hommes de pomper, est-ce que tu leur diras : Vous pouvez pomper, ou vous pouvez pompre ?

– Je dirai : Vous pouvez pomper.

– Eh bien ! c’est exactement la même chose.

– Salaud de ratichon ! Crapule ! En v’là un qui ne va pas y couper, dès demain matin !  (On n’est pas des bœufs - 1896)

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021