BIBLIOBUS Littérature française

La fausse blasphématrice

 

La pluie m’avait surpris au bas de la rue de Rennes, en face de la burlesque statue du regretté Diderot.

Une averse triste, grise, obstinée.

Si je vous disais que j’avais oublié mon parapluie, je mentirais : je n’ai pas de parapluie. (Ça va bien quand il fait beau, mais quand il tombe de la pluie, je suis trempé jusqu’aux os, comme dit la chanson.)

Alors quoi ? me réfugier sous une porte cochère ? Tel n’est point mon apanage.

Entrer dans un café et y attendre la fin de l’averse ? Je n’ai jamais mis les pieds dans un café et je ne commencerai pas à mon âge.

L’église Saint-Germain-des-Prés me tendait son porche. Je m’y ruai littéralement.

Du haut du ciel, sa demeure dernière, feu Germain des Prés devait être enchanté, car son saint lieu était plein, comme aux meilleurs temps de la foi chrétienne.

Des femmes surtout, et des jeunes filles, et des enfants. Et aussi des messieurs.

Certaines dames, d’esprit probablement très pratique, ne tenaient point à perdre leur temps. On les voyait utiliser leur séjour forcé dans l’église en signes de croix et prières, comme elles auraient pu faire du crochet, si la situation y eût prêté.

Et la pluie tombait toujours.

Un jour gris passait par les vitraux violets et mettait dans l’air je ne sais quelle vague angoisse planante.

Dehors, les tramways passaient, et leurs cornes jetaient de rauques clameurs, comme de mort.

Les petits lustres allumés sempiternellement devant le tabernacle clignotaient, ainsi que des yeux tristes et fatigués.

Je m’étais assis près de l’autel de la Vierge.

Et je vis une chose inouïe.

Par la porte latérale du boulevard Saint-Germain, entra une petite vieille, sordide, ratatinée à faire peur, une pauvresse mauvaise à qui je donne des sous, par trac.

Ses guenilles étaient absolument saturées d’eau.

Toute grelottante, elle s’avança dans l’allée de la Vierge.

À une quinzaine de mètres de l’autel, elle s’arrêta net au beau milieu du passage et s’y tint debout.

Sur le fond, or sur bleu, luisait, autour de la Reine des Anges, l’inscription : Consolatrix afflictorum.

La mendiante esquissa un humble signe de croix et demeura ainsi, les mains passées dans son vieux caraco, toute recroquevillée.

Un peu étonné de découvrir des sentiments religieux chez cette mauvaise petite vieille, je ne me lassais pas de la contempler.

D’abord, elle avait eu l’air d’implorer.

Et puis, petit à petit, voilà que son attitude changeait.

Elle avait redressé, autant qu’elle pouvait, sa maigre taille. Ses bras étaient croisés haut sur sa poitrine, et elle semblait, la misérable, défier la Mère de Notre-Seigneur.

Je dois à la vérité de déclarer que l’épouse de saint Joseph paraissait assez peu se préoccuper de cette impertinence.

La pluie cessa ; l’église se vida.

Il ne restait plus, près de la Vierge, que deux ou trois dévotes, la pauvresse et moi.

Et j’eus l’explication.

Pauvre vieille ! Elle s’était installée sur la bouche d’un calorifère.

Elle ne blasphémait pas : elle séchait. (En ribouldinguant – 1900)

Le patron bon au fond

 

Lucie, ma jolie petite british bonne amie, ma tant blonde, comme disent les poètes, m’a conté une histoire qui fit ma joie.

C’est arrivé, paraît-il, en Écosse. Mais n’ajoutez aucune importance à ce détail, car la chose aurait pu aussi bien se passer dans le Hanovre, le Rouergue, le Palatinat ou la vallée d’Auge.

Ce récit gagnera à être lu, par places, avec un léger accent anglais :

Le jeune Alexander Mac-Astrol était un charmant garçon, doué d’une figure avenante et d’une bonne humeur incoercible.

De plus, musicien consommé, rompu aux mille séductions de son âge et de son sexe, il excellait à tous les sports, à tous les divertissements, ce qui le faisait rechercher des meilleures familles d’Edinboro (coutumière façon nationale de dire et d’écrire Édimbourg).

Malheureusement, toutes ces belles qualités étaient gâtées par l’abominable défaut de paresse : Alexander Mac-Astrol était paresseux comme tous les loirs de la création, y compris le peintre Luigi Loir lui-même.

En outre, il était peu sérieux en affaires : quand on l’envoyait en course, il demeurait de très longs temps à fumer des cigarettes dans Princes-Street, ainsi que font les Français sur les grands boulevards.

Et l’occasion se présenta bien souvent, qu’entrant à l’improviste dans le bureau d’Alexander, le directeur le trouva exécutant la danse des claymores — les claymores étant remplacées par des parapluies.

Quel bon patron c’était que le directeur de la Central Pneumatic Bank (limited) !

Jamais, de sa part, un mot plus haut que l’autre ! Jamais un mouvement d’impatience !

Quand un employé avait manqué à ses devoirs, M. Mac-Rynolinn — c’est ainsi qu’il s’appelait — le mandait en son bureau, le blaguait un peu, perpétrait parfois un calembour sur son nom et le renvoyait à son affaire.

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

·

À quelques jours de là — la date ne fait rien à la chose — le jeune Alexander Mac-Astrol s’affubla d’une physionomie éplorée pour annoncer à M. Mac-Rynolinn qu’une de ses tantes — à lui, Mac-Astrol — venait de mourir, et qu’il serait bien heureux d’avoir libre sa journée du lendemain, afin d’assister aux obsèques de la bonne vieille lady.

— Mais, comment donc ! acquiesça l’excellent M. Mac-Rynolinn, c’est trop juste !… Amusez-vous bien, mon ami.

Le lendemain de ce jour, le directeur de la Central Pneumatic Bank (limited) se promenait avec quelques Français de ses amis…

Parmi ces Français, se trouvait un nommé Taupin, que M. Mac-Rynolinn s’amusait énormément à appeler sir Blackburn, on n’a jamais su pourquoi.

… avec quelques Français de ses amis, dis-je, quand il aperçut, pêchant dans la Coldfly — petite rivière qui se jette dans le Forth — un jeune homme qui ressemblait furieusement à Alexander Mac-Astrol.

Si furieusement, d’ailleurs, que c’était Alexander Mac-Astrol lui-même.

Le bon patron ne voulut pas déranger son commis d’une opération qui semblait le passionner tant.

Mais, le lendemain matin, le jeune Alexander fut avisé par un groom que le directeur le mandait en son bureau :

— Ah ! vous voilà, mon ami, fit M. Mac-Rynolinn. Asseyez-vous… ou plutôt, ne vous asseyez pas, car je n’ai qu’un mot à vous dire.

Alexander ne s’assit pas et le patron continua, en tripotant ses favoris :

— La prochaine fois que vous aurez la douleur de perdre madame votre tante, soyez donc assez gentil pour me rapporter une friture. » (En ribouldinguant – 1900)

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021