- PLAN DU SITE
- HUMOUR
- Jugement sévère de mon jeune ami Pierre sur La Fontaine en particulier et sur le Grand siècle en général
Jugement sévère de mon jeune ami Pierre sur La Fontaine en particulier et sur le Grand siècle en général
Tout à coup, mon petit ami Pierre interrompit notre conversation pour écraser des insectes qui traversaient la route.
Il mettait à cette besogne une cruauté que je ne lui savais pas, et une âpreté de langage que ne semblaient pas comporter d’aussi minuscules bestioles.
– Tiens, vache ! Tiens, salope ! Tiens, chameau !
Et chaque tiens s’accompagnait d’un écrasement rageur.
– Que fais-tu donc là, féroce petit Pierre ?
– Tu vois, j’écrase des fourmis. Ah ! les sales bêtes !
– Elles ont du poil aux pattes ?
– Non, elles n’ont pas de poil aux pattes, mais c’est tout de même des sales bêtes ! Tiens, charogne ! Tiens, crapule !
– Je t’assure que tu te trompes, Pierre : les fourmis sont de braves petites bêtes, très intelligentes, très travailleuses…
– Et très rosses ! Y a pas plus vache que les fourmis ! T’as donc pas lu les fables de La Fontaine ?
– Tu veux sans doute parler de l’histoire de la Cigale et la Fourmi ?
– Juste, Auguste ! Tu l’approuves, toi, celle sale fourmi, qui a plein ses magasins de provisions et qui refuse un malheureux grain de blé à la pauvre petite cigale ? Tu l’approuves ?
– Non, je ne l’approuve pas.
– Ah ! tu vois donc bien que c’est des rosses, les fourmis ! Aussi, depuis que j’ai lu cette fable de La Fontaine, je leur fais une guerre acharnée.
Et le manège reprit de plus belle.
– Tiens, fripouille ! Ah ! vous n’êtes pas prêteuse, c’est là votre moindre défaut ? Tiens, vieille bourgeoise ! Ah ! vous avez refusé un grain de blé à la pauvre petite cigale qui mourait de faim et qui vaut dix fois mieux que vous ? J’en suis fort aise, eh bien ! crevez, maintenant ! Tas de saloperies ! Tiens ! tiens ! tiens !
Ce fut un vrai carnage !
– Quand je pense, reprit le jeune Pierre, qu’on nous fait apprendre des fables pour nous améliorer ! Eh bien ! ça serait du propre si, dans la vie, on faisait comme les bêtes du bon La Fontaine ! Dis donc, on l’appelait le bon La Fontaine pour se fiche de lui, j’espère !
– Mais pas du tout !
– Non ? Ah ben alors, zut ! Ce bonhomme qui prend parti pour la fourmi contre cette pauvre petite chanteuse de cigale, mais c’est un sale muff, ton bon La Fontaine !
– Tu vas un peu loin, Pierre.
– On ne va jamais trop loin avec des gens comme ça !… Et non seulement c’est un muff, mais encore c’est un imbécile !
– Pierre, la passion t’emporte.
– Oui, un imbécile ! et une andouille ! Je connais des fables de La Fontaine à faire hausser les épaules à un hippopotame… Tiens, te rappelles-tu la fable intitulée : le Satyre et le Passant ?
– Dis-moi la chose en deux mots.
– Voici. C’est une espèce de bonhomme à moitié sauvage qui est, avec sa femme et ses gosses, dans une caverne, en train de manger leur potage. Alors, tout d’un coup, il se met à tomber de l’eau, et voilà un type civilisé qui est sorti sans parapluie, et qui vient se mettre à l’abri dans la caverne au sauvage. Le sauvage l’invite à manger une assiettée de soupe avec eux. Le civilisé accepte ; mais comme il est gelé de froid, il se réchauffe d’abord les doigts en soufflant dessus. Ce truc-là commence à épater le sauvage. Et puis, comme le potage est trop chaud, le civilisé souffle dessus pour le faire refroidir. Du coup, v’là le sauvage tout à fait baba. Il ne comprend pas que le même souffle puisse d’abord réchauffer les mains et puis ensuite rafraîchir la soupe. Alors, il flanque le civilisé à la porte de sa caverne en lui disant :
Ne plaise aux Dieux que je couche
Avec vous sous même toit !
Arrière ceux dont la bouche
Souffle le chaud et le froid !
– Et alors ?
– Alors, c’est tout ! Connais-tu quelque chose de plus idiot que ça ? Ce sauvage qui ne s’est jamais soufflé sur les doigts ni sur sa soupe ! Comme si c’étaient des trucs qu’on apprend à la Sorbonne ou au Collège de France !
– Je te concède que cette fable est d’une moralité plutôt contestable, mais il en est tant d’autres si charmantes !…
– Charmantes !… Ah ! on voit bien que tu n’es pas forcé de les apprendre par cœur ! Et puis, il y a une chose qui me dégoûte de La Fontaine, c’est la Lettre à Monseigneur le Dauphin, qui est au commencement du bouquin, parce que, tu sais, il a écrit des fables exprès pour le gosse à Louis XIV. Il parle à ce moutard avec la platitude d’un larbin qui rince les pots de chambre et qui est encore bien content !… Ah ! je comprends qu’il n’aimait pas les cigales, ce type-là, les petites cigales qui se foutaient pas mal de Louis XIV et de ses perruques et de son sale gosse. Est-ce qu’il avait déjà une perruque, le gosse à Louis XIV ? Mon Dieu, mon Dieu, quelle époque de crétins ! (On n’est pas des bœufs - 1896)
Date de dernière mise à jour : 05/07/2021