BIBLIOBUS Littérature française

Veaux, vaches, cochons et ordonnance – Jules Romains (1885-1972)


 

(Knock : Scène IV – Acte II)

PERSONNAGES:Knock, la Dame en noir

Knock

Voici les consultants. C'est vous qui êtes la première, madame ? Vous êtes bien du canton ?

La Dame en noir

Je suis de la commune.

Knock

De Saint-Maurice même ?

La Dame

J'habite la grande ferme qui est sur la route de Luchère.

Knock

Elle vous appartient ?

La Dame

Oui, à mon mari et à moi.

Knock

Vous devez avoir beaucoup de travail ?

La Dame

Pensez, monsieur ! dix-huit vaches, deux bœufs, deux taureaux, la jument et le poulain, six chèvres, une bonne douzaine de cochons, sans compter la basse-cour.

Knock

Diable ! Vous n'avez pas de domestiques ?

La Dame

Dame si. Trois valets, une servante, et les journaliers dans la belle saison.

Knock

Je vous plains. Il ne doit guère vous rester de temps pour vous soigner ?

La Dame

Oh ! non.

Knock

Et pourtant vous souffrez.

La Dame

J'ai plutôt de la fatigue.

Knock

Oui, vous appelez ça de la fatigue. Tirez la langue. Vous ne devez pas avoir beaucoup d'appétit.

La Dame

Non.

Knock

Vous êtes constipée.

La Dame

Oui.

Knock

Baissez la tête. Respirez. Toussez. Vous n'êtes jamais tombée d'une échelle étant petite ?

La Dame

Je ne m'en souviens pas.

Knock

Vous n'avez jamais mal ici le soir en vous couchant ? Une espèce de courbature ?

La Dame

Oui, des fois.

Knock

Essayez de vous rappeler. Ça devait être une grande échelle.

La Dame

Oui

Knock

C'était une échelle d'environ trois mètres cinquante, posée contre le mur. Vous êtes tombée à la renverse. C'est la fesse gauche, heureusement, qui a porté.

La Dame

Ah oui !

Knock

Vous aviez déjà consulté le docteur Parpalaid ?

La Dame

Non, jamais.

Knock

Pourquoi ?

La Dame

Il ne donnait pas de consultations gratuites.

Knock

Vous vous rendez compte de votre état ?

La Dame

Non.

Knock

Tant mieux. Vous avez envie de guérir, ou vous n'avez pas envie ?

La Dame

J'ai envie.

Knock

J'aime mieux vous prévenir tout de suite que ce sera très long et très coûteux.

La Dame

Ah ! mon Dieu ! Et pourquoi ça ?

Knock

Parce qu'on ne guérit pas en cinq minutes un mal qu'on traîne depuis quarante ans.

La Dame

Depuis quarante ans ?

Knock

Oui, depuis que vous êtes tombée de votre échelle.

La Dame

Et combien que ça me coûterait ?

Knock

Qu'est-ce que valent les veaux, actuellement ?

La Dame

Ça dépend des marchés et de la grosseur. Mais il faut bien compter deux ou trois mille francs.

Knock

Et les cochons gras ?

La Dame

Il y en a qui font plus de mille.

Knock

Eh bien ! ça vous coûtera à peu près deux cochons et deux veaux.

La Dame

Ah ! là ! là! Près de huit mille francs ? C'est une désolation, Jésus Marie !

Knock

Si vous aimez mieux faire un pèlerinage, je ne vous empêche pas.

La Dame

Oh ! un pèlerinage, ça revient cher aussi et ça ne réussit pas souvent. Mais qu'est-ce que je peux donc avoir de si terrible que ça ?

Knock

Je vais vous l'expliquer en une minute .Voici votre moelle épinière, en coupe, très schématiquement, n'est-ce pas ? Vous reconnaissez ici votre faisceau de Türck et ici votre colonne de Clarke. Vous me suivez ? Eh bien ! quand vous êtes tombée de l'échelle, votre Türck et votre Clarke ont glissé en sens inverse de quelques dixièmes de millimètre. Vous me direz que c'est très peu. Évidemment. Mais c'est très mal placé. Et puis vous avez ici un tiraillement continu qui s'exerce sur les multipolaires.

La Dame

Mon Dieu ! Mon Dieu !

Knock

Remarquez que vous ne mourrez pas du jour au lendemain. Vous pouvez attendre.

La Dame

Oh ! là ! là ! J'ai bien eu du malheur de tomber de cette échelle !

Knock

Je me demande même s'il ne vaut pas mieux laisser les choses comme elles sont. L'argent est si dur à gagner. Tandis que les années de vieillesse, on en a toujours bien assez. Pour le plaisir qu'elles donnent !

La Dame

Et en faisant ça plus... grossièrement, vous ne pourriez pas me guérir à moins cher ?... à condition que ce soit bien fait tout de même.

Knock

Ce que je puis vous proposer, c'est de vous mettre en observation. Ça ne vous coûtera presque rien. Au bout de quelques jours vous vous rendrez compte par vous-même de la tournure que prendra le mal, et vous vous déciderez.

La Dame

Oui, c'est ça.

Knock

Bien. Vous allez rentrer chez vous. Vous êtes venue en voiture ?

La Dame

Non, à pied.

Knock

Il faudra tâcher de trouver une voiture. Vous vous coucherez en arrivant. Une chambre où vous serez seule, autant que possible. Faites fermer les volets et les rideaux pour que la lumière ne vous gêne pas. Défendez qu'on vous parle. Aucune alimentation solide pendant une semaine. Un verre d'eau de Vichy toutes les deux heures, et, à la rigueur, une moitié de biscuit, matin et soir, trempée dans un doigt de lait. Mais j'aimerais autant que vous vous passiez de biscuit. Vous ne diriez pas que je vous ordonne des remèdes coûteux ! A la fin de la semaine, nous verrons comment vous vous sentez. Si vous êtes gaillarde, si vos forces et votre gaieté sont revenues, c'est que le mal est moins sérieux qu'on ne pouvait croire, et je serai le premier à vous rassurer. Si, au contraire, vous éprouvez une faiblesse générale, des lourdeurs de tête, et une certaine paresse à vous lever, l'hésitation ne sera plus permise, et nous commencerons le traitement. C'est convenu ?

La Dame

Oui

Knock

J'irai vous voir bientôt.

 fin

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021