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BIBLIOBUS Littérature française

Un monsieur qui a trouvé une montre - Georges Courteline (1858-1929)

 

 

 

Contes

 

A Alphonse Allais.

 

DU haut du tramway de l'Étoile, je crus voir à l'ami Breloc qui, justement, traversait la place Blanche, une figure à ce point révolutionnée, que je descendis de voiture exprès pour l'aller questionner :

— Eh ! bon Dieu, qu'est ceci, Breloc ? m'écriai-je ; et quel est ce visage plus mélancolique cent fois qu'une boutique fermée pour cause de décès ?

Il répondit :

— Ne m'en parle pas; j'ai failli aller en prison.

Entendant cela, je supposai qu'il avait commis quelque malhonnêteté et je me suis mis à pousser les hauts cris ; mais lui, sans doute, me devina, car il s'écria :

— Tu n'y es pas !... J'ai failli aller en prison à cause d'une saleté de montre que j'ai trouvée cette nuit, boulevard Saint-Michel, et fidèle-ment reportée ce matin chez le commissaire de police de mon quartier. Hein, elle est raide, celle-là ? Rien n'est plus vrai, pourtant ; et j'en suis encore malade d'ahurissement et de stu¬peur. Du reste, tu vas en juger. Tu as bien cinq minutes ?

— Parbleu !

— Écoute-moi, alors. Et tâche que ça te profite.

Muni de la montre en question — une belle montre d'homme, ma foi, boîtier en or avec ini¬tiales en platine — je me présentai, sur le coup de neuf heures du matin, au commissariat de la rue Duperré et demandai à être introduit près du commissaire de police. Ce personnage, qui achevait de boire son chocolat, donna l'ordre de me faire entrer et sans me souhaiter le bonjour, me faire asseoir ni rien du tout, me dit :

— Qu'est-ce que vous demandez ?

J'avais pris l'air de circonstance, le sourire discret du monsieur qui accomplit une action d'éclat et qui s'attend à être couvert de lauriers.

Je répondis :

— Monsieur le commissaire de police, j'ai l'honneur de déposer entre vos mains une montre que j'ai trouvée cette nuit et que...

Je n'avais pas achevé, que le commissaire se dressait, répétant :

— Une montre! Une montre !

Des gardiens de la paix jouaient au piquet dans le poste.

Il leur cria :

— Hé ! vous autres, fermez donc la porte de la rue. On est ici comme dans un moulin, ma parole !

Et il demeura debout, rognant entre ses dents, à attendre que l'ordre donné eût reçu son exécution.

Quand ce fut fait, il se calma, replongea en son siège et dit :

— Veuillez me remettre cet objet.

Je m'exécutai. Il se saisit de la montre, et pendant une longue minute il la mania, la re¬tourna, la flaira, en fit jouer alternativement le remontoir, le boîtier et le mousqueton d'attache.

— Oui, conclut-il enfin d'un air grave, c'est une montre. Il n'y a pas à dire le contraire.

Là-dessus il étendit le bras, enfouit la montre au fond d'un vaste coffre-fort, qu'il referma ensuite à double et triple tour. Je le regardai faire, étonné.

Il reprit :

— Et où avez-vous, je vous prie, trouvé cet objet de valeur ?

— Boulevard Saint-Michel, répondis-je, au coin de la rue Monsieur-le-Prince.

— Parterre ? fit le commissaire ; sur le trottoir ?

Je répondis qu'il en était ainsi.

— Voilà qui est extraordinaire, dit alors, en fixant sur moi un oeil méfiant, cet homme bien plus extraordinaire encore. Le trottoir, ce n'est pas une place où mettre une montre.

— Je vous ferai remarquer... insinuai-je en souriant.

Sec, le commissaire dit:

— Je vous dispense de toute remarque. J'ai la prétention de connaître mon métier.

Je me tus et cessai de sourire.

Lui reprit :

— Qui êtes-vous, d'abord ?

Je me nommai.

— Où demeurez-vous?

Je dis que j'habitais place Blanche, 26, au premier au-dessus de l'entresol.

— Quels sont vos moyens d'existence ?

J'exposai que j'avais douze mille livres de rentes.

— Quelle heure était-il à peu près, quand vous avez trouvé cette montre ?

— Il était trois heures du matin.

— Pas plus ? s'exclama le commissaire, de¬venu soudainement ironique.

— Mon Dieu non, dis-je ingénument.

— Eh bien, je vous fais mes compliments, railla mon interlocuteur ; vous me faites l'effet de mener une singulière existence.

Et, comme j'excipais de mon droit à user de la vie selon ma fantaisie :

— Possible ! reprit le commissaire ! seulement, moi, j'ai le droit de me demander ce que vous pouviez fiche, à trois heures du matin, au coin du boulevard Saint-Michel et de la rue Monsieur¬-le-Prince, vous qui dites habiter place Blanche !

— Comment, je dis ?

— Oui, vous le dites.

— Si je le dis, c'est que cela est.

— C'est ce qu'il faudra établir. En atten¬dant, faites-moi donc le plaisir de ne pas détour¬ner la question et de répondre avec courtoisie aux questions que mes devoirs m'obligent à vous poser. Je vous demande ce que vous fai¬siez à une heure aussi avancée de la nuit, en un quartier qui n'est pas le vôtre ?

J'exposai, comme cela était vrai, que je reve¬nais de chez ma maîtresse.

Il prit note et demanda :

— Qu'est-ce qu'elle fait, votre maîtresse ?

— C'est une femme mariée, répondis-je.

— A qui ? fit-il alors.

— A un pharmacien.

— Qui s'appelle ?

Pour le coup :

— Ça ne vous regarde pas ! ripostai-je impatienté.

— C'est à moi que vous parlez ? cria le commissaire.

— Je pense.

Le commissaire devint violet.

— Oh ! mais, mon garçon, cria-t-il, vous allez changer de langage ! Vous le prenez sur un ton qui ne me revient pas.

Puis :

— Contrairement à votre figure... qui me revient, elle !

— Ah bah ?

— Oui... comme un souvenir.

Il y eut un instant de silence.

Enfin :

— Vous n'avez jamais eu de condamnations, Breloc ?

Ceci mit le comble à la mesure.

— Et vous ? demandai-je.

D'un bond, le commissaire fut debout.

— Vous êtes un goujat ! cria-t-il.

— Vous êtes un crétin ! répliquai-je.

Je dis, et, dans le même instant, jugeai ma dernière heure venue. Le commissaire s'était précipité sur moi, suant, bavant, le sang à la face. Sous la broussaille de ses sourcils, je voyais flamber ses yeux de fauve.

— Vous dites ? bégaya-t-il ; vous dites ? Je tentai de placer un mot, mais il ne m'en laissa pas le temps.

Il rugit :

— Et je dis, moi, que je vais vous envoyer au Dépôt, ça ne va pas traîner ! C'est l'heure du panier à salade, justement. Qui est-ce qui m'a bâti un polichinelle pareil ? Ah ! vous voulez faire de la rouspétance ! Ah ! vous voulez vous ficher de moi, et de la loi que je représente ! Eh bien, vous êtes bien tombé !

Il scandait chacune de ses phrases à grands coups de poing abattus parmi les paperasses de sa table

 — Est-ce que je vous connais, moi ? Est-ce que je sais qui vous êtes ? Vous dites que vous vous appelez Breloc, je n'en sais rien ! Vous dites que vous habitez place Blanche, qu'est-ce qui me le prouve ? Vous dites que vous avez douze mille livres de rente, est-ce que je suis forcé de vous croire ? Faites-les donc, voir un peu, vos douze mille livres de rentes, hein ! vous seriez bien en peine de les montrer.

J'étais abasourdi.

— Tout cela n'est pas clair du tout, conclut-il avec violence ; je dis, entendez-vous bien, que tout cela n'est rien moins que clair et que j'ignore si vous ne l'avez pas volée, moi, cette montre !

— Volée !

— Oui ! volée ! D'ailleurs, ce n'est pas tout ça ; je vais en avoir le cœur net.

Des agents, au bruit, étaient venus. Il leur cria :

— Fouillez cet homme !

L'homme, c'était moi.

En une seconde, je fus tel qu'un petit Saint-Jean, ma chemise tombée autour de mes pieds nus.

— Ah ! vous voulez faire le malin ! répétait le commissaire goguenard ; ah ! vous voulez faire le malin ! — Levez-lui donc les bras, vous autres ; faites-lui donc écarter les jambes.

Au renouvelé de tant de misères, la voix Breloc s'altérait. Mais comme je riais, moi, aux larmes, hochant la tête, satisfait, reconnaissant là tout entières ces deux vieilles ennemies achar¬nées des gens de bien, l'administration et la loi :

— Que j'en trouve encore une, de montre... hurla en manière de morale mon infortuné camarade, cependant que son poing exaspéré et clos élevait une menace vers l'avenir.

Date de dernière mise à jour : 02/07/2021