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BIBLIOBUS Littérature française

L’aventure de l’homme-orchestre

 

– Voulez-vous prendre un verre avec moi, mon brave ?

– Très volontiers ! fit l’homme.

Et l’homme s’assit à ma table, en face de ce merveilleux panorama du golfe Juan, devant l’escadre mollement balancée sur ses ancres.

C’était bien le moins que je régalasse cet homme, qui venait deme régaler moi tout seul, lui tout seul, d’un splendide concert à plusieurs instruments.

Je dis moi tout seul, parce que j’étais à ce moment l’unique client de la terrasse du café (ma jeune compagne terminait sa toilette).

Je dis lui tout seul, parce qu’il était un homme-orchestre.

Pour qu’il bût plus à son aise, je l’invitai à se débarrasser tout au moins de sa vielle et de sa flûte de Pan.

Il accepta, eut un léger sourire et dit :

– Vous n’êtes pas comme la comtesse russe, vous !

– Comme la comtesse russe ?… Quelle comtesse russe ?

– Oh ! rien… Une histoire qui m’est arrivée la semaine dernière.

– Contez-moi cela.

– Il était midi. J’avais grand’hâte d’arriver à Menton, car je commençais à crever de faim et de soif. Tout à coup, je m’entends appeler : « Hé ! monsieur le musicien, monsieur le musicien ! » Je me retourne et j’aperçois une jolie petite bonne tout essoufflée d’avoir tant couru : « Madame la comtesse, dit-elle, voudrait que vous veniez lui jouer quelque chose dans le jardin. »

Les affaires, ma foi, ne sont pas si brillantes cette année : je ne crus pas devoir refuser une commande probablement avantageuse et je suivis la petite bonne.

La comtesse, c’est une bonne femme qui n’est pas très vieille, très vieille, mais qui n’est pas non plus très jeune, très jeune. Et puis, elle n’est pas très laide, mais elle n’est pas non plus très belle. Elle n’a qu’une chose pour elle : des yeux gris épatants ! Et surtout une façon de s’en servir ! Avec elle on est fixé tout de suite.

Tout mon répertoire y passa, depuis le Trovatore jusqu’à Tararaboum de ay ! Et à chaque morceau, une pièce de cent sous qu’elle me faisait remettre par la petite bonne.

Quand j’eus égrené toute ma provision :

– Peut-être, dit la comtesse, voudriez-vous vous rafraîchir ?

– Ça ne serait pas de refus, noble dame ! Un verre d’absinthe, par exemple.

– Précisément, j’en ai d’exquise. Carlotta, apporte la bouteille d’absinthe Cusenier !

Comme je me disposais à me mettre un peu à mon aise en me débarrassant de mon chapeau chinois, la comtesse prit un air désolé :

– Oh ! je vous en prie, mon ami, restez comme ça.

Je restai comme ça.

L’absinthe bue, la comtesse devint encore plus aimable :

– Voulez-vous me faire l’amitié de déjeuner avec moi, mon ami ?

Vous auriez accepté, n’est-ce pas ? Moi aussi.

Le déjeuner eût été tout à fait charmant, si cette diablesse de femme n’avait pas eu l’idée de me faire manger avec tout mon attirail sur le corps.

– Vous êtes bien plus joli comme ça ! Restez comme ça !

Après déjeuner :

– Venez vous laver les mains dans mon cabinet de toilette.

Nous montons, et, en moins d’une minute, voilà ma comtesse passée dans un peignoir des plus suggestifs.

Les bras étendus vers moi, elle crie :

– Viens !

Pour le coup, je me crois autorisé à enlever mes instruments de musique. C’était vraiment l’occasion, avouez-le !

Mais elle, se tordant comme une panthère :

– Non !… Tu es beau comme ça !… Je t’aime comme ça !… Viens comme ça !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

 

Le récit de mon homme-orchestre m’avait charmé. Un joli cas de comtesse russe ! pensai-je.

Et comme il n’achevait pas :

– Alors, vous êtes… venu comme ça !

– Dame ! il a bien fallu ! Mais voyez-vous comme c’est commode d’être galant envers une dame avec un chapeau chinois sur la tête, une grosse caisse sur le dos, une vielle sur le ventre, une flûte de Pan sur la bouche, etc. !

– Ça s’est bien passé tout de même ?

– Avec des natures comme cette comtesse-là, ça se passe toujours bien !  (On n’est pas des bœufs - 1896)

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021