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Les Fables de La Fontaine ; Conférence faite à l'Université Laval - l'Abbé Gustave Bourassa (1860 – 1904)

 

Un éminent critique a dit de La Fontaine : «  La Fontaine est le lait de nos premières années, le pain de l’homme mûr, le dernier mets substantiel des vieillards. Nous avons bégayé ses fables tout enfants. Devenus pères, en les faisant réciter à nos fils, nous nous étonnons d’y trouver de graves plaisirs pour notre âge mûr, après y avoir pris un si vif intérêt dans notre enfance ; c’est le génie familier de chaque foyer. » (1)

Rechercher le secret d’une popularité qu’aucun écrivain, même des plus grands, n’a gardée après sa mort, c’est dire les qualités du fabuliste et le mérite des fables qui ont fait sa renommée : car les autres œuvres de La Fontaine, poèmes, épîtres, comédies, contes, malgré quelques beautés de détail, ne l’auraient jamais classé parmi les grands écrivains classiques.

« Nommer la fable, c’est nommer La Fontaine. Le genre et l’auteur ne font qu’un. » C’est dans la fable qu’il a révélé son génie, comme Molière et Racine ont manifesté le leur au théâtre.

C’est dans ses fables qu’il faut donc l’étudier, pour savoir quel écrivain il a été et pourquoi il ne cesse de charmer, depuis des siècles, les hommes de tout âge qui comprennent et goûtent la langue française.

 

  • Le genre même de la fable…
  • Un des grands mérites du fabuliste…
  • Les fables de La Fontaine…
  • Voilà deux caractères et deux personnages des fables…
  • Le fabuliste français…
  • Un jour, dans un pré, dit Esope…

 

I- Le genre même de la fable, traité par un homme de son caractère et de son esprit, devait lui assurer un très spécial succès.

De tous les genres littéraires il n’en est pas qui plaise à un plus grand nombre d’esprits. La Fontaine n’a-t-il pas dit lui-même, dans la première préface de ses fables : « Ce qu’elles nous représentent, confirme les personnes d’âge avancé dans les connaissances que l’usage leur a données et apprend aux enfants ce qu’il faut qu’ils sachent. »

M. Nisard, dans son Histoire de la littérature française, a très heureusement développé cette pensée, en ce qui touche aux enfants.  « Dans l’enfance, dit-il, ce n’est pas la morale de la fable qui frappe ni le rapport du précepte à l’exemple ; mais on s’y intéresse aux propriétés des animaux et à la diversité de leur caractère. Les enfants y reconnaissent les mœurs du chien qu’ils caressent, du chat dont ils abusent, de la souris dont ils ont peur ; toute la basse-cour où ils se plaisent mieux qu’à l’école. Ils y trouvent ce que leur mère leur a dit des bêtes féroces : le loup dont on menace les méchants enfants, le renard qui rôde autour du poulailler, le lion dont on leur a vanté les mœurs clémentes. Ils s’amusent singulièrement des petits drames dans lesquels figurent ces personnages ; ils y prennent parti pour le faible contre le fort, pour le modeste contre le superbe. Ils en tirent ainsi une première idée de la justice. Les plus avisés, ceux devant lesquels on ne dit rien impunément, vont plus loin : ils savent saisir une première ressemblance entre les caractères des hommes et ceux des animaux. J’en sais qui ont cru voir telle de ces fables se jouer dans la maison paternelle. L’esprit de comparaison se forme insensiblement dans leurs tendres intelligences. Ils apprennent du fabuliste à reconnaître leurs impressions, à se représenter leurs souvenirs. En voyant peint si au vif ce qu’ils ont senti, ils s’exercent à sentir vivement ; ils regardent mieux et avec plus d’intérêt. (1)

On pourrait donner une seconde raison de l’intérêt que l’enfant trouve dans les fables. Il est charmé de voir attribuer une voix, une intelligence, des gestes, des paroles humaines à ces bêtes qui l’intéressent déjà telles qu’elles sont, qu’il aime et dont il se sent plus près que nous par la simplicité, la naïveté et la spontanéité de son âge. Cette absence de vie intellectuelle et morale, chez ses compagnons et ses amis, le chien, le chat, le cheval, l’agneau, le lapin, toute la domesticité animale qui l’entoure et qu’il associe à ses jeux, cette lacune lui est sensible ; il souffre de ne pas recevoir de réponse aux paroles qu’il leur adresse, aux questions qu’il leur pose, de retour, parfois, aux caresses qu’il leur donne ; ils fuient souvent, quand il les approche ou les appelle, et sans lui dire pourquoi ; leurs allures capricieuses et muettes le déconcertent, quand il veut les plier à ses volontés et à ses caprices, et il perd ses semonces à vouloir les corriger, les transformer.

Le fabuliste opère pour lui cette transformation et lui donne la revanche de ses déceptions; il lui montre des animaux selon son désir, pensant, réfléchissant, aimant et voulant comme lui, avec des qualités et des -défauts semblables aux siens, plus développés même que les siens, qui sont encore en germe et qu’il ne saurait analyser, dans le demi-jour de sa conscience et les défaillances de sa raison à peine éveillée.

Les personnages qui se meuvent dans les fables sont des hommes faits, dérobant leur visage sous le poil ou le plumage de maint animal familier à l’enfant et associant le jeu intéressant des sentiments et des passions humaines à l’exacte description de la physionomie et des mœurs des bêtes : fusion ingénieuse qui séduit l’enfant et le charme, en lui montrant, au-dessous et tout près de nous, dans le règne animal et même dans quelques coins du règne végétal, un monde et une société calqués sur les nôtres.

Est-ce par suite de ce même amour de la fiction et du merveilleux, toujours vivace au fond de notre âme, malgré la maturité qu’elle emprunte à l’âge et à l’expérience des réalités, que nous trouvons encore plaisir aux fables, dans l’âge mûr et jusque dans la vieillesse ?

Ce sentiment y est certainement pour quelque chose, car toujours la chimère et la fantaisie nous plaisent. Nous aimons à nous échapper par quelque ouverture, si petite soit-elle, du cercle étroit où les réalités arides ou douloureuses de l’existence nous enserrent et nous étreignent; la fable est une de ces portes, quoique la plus modeste, et il nous plaît d’en user. Mais nous trouvons aussi dans cette lecture un plaisir plus sérieux et plus réfléchi : celui de vérifier et de goûter la justesse d’une peinture fidèle des défauts, des ridicules et des travers que nous contemplons autour de nous et même en nous ; la vérité d’une maxime de bon sens ou d’expérience, que nous ne saurions aussi bien formuler ; tout un petit code savant de philosophie morale sur l’homme, la société, le devoir ; ou plutôt un petit traité de morale en action, plus agréable qu’un recueil de préceptes et d’une lecture plus aisée qu’un sermon ou un éloge abstrait de la vertu, et nous atteignant d’autant mieux qu’il n’affecte pas l’allure de la leçon ou de la réprimande.

Voilà le mérite essentiel de la fable, le secret de son succès comme genre littéraire, de son aptitude à satisfaire les esprits les plus divers. C’est à ce point de vue que M. Nisard a pu dire avec beaucoup de justesse :  » Si un certain degré de culture est nécessaire pour en goûter toutes les beautés, il suffit d’avoir l’esprit sain, pour s’y plaire. »

Mais on s’y plaira d’autant plus que les beautés seront plus nombreuses, que le fabuliste y aura mis plus de talent et qu’il aura trouvé dans son génie, sa culture, sa manière personnelle, une plus grande puissance d’adaptation à un genre auquel peu de grands écrivains se sont appliqués, et où La Fontaine seul a rencontré la supériorité.

Sans prétendre faire une étude complète de son talent et de son œuvre, ni même présenter une vue d’ensemble de ses fables, je voudrais, en ces quelques pages, indiquer les principaux éléments de cette supériorité. Ce sera, par le fait, procurer à nombre de mes lecteurs le plaisir de réveiller dans leur mémoire, peut-être infidèle, quelques-uns des récits, des personnages et des tableaux qui ont le plus vivement intéressé leur jeune âge.

 

II- Un des grands mérites du fabuliste a été de donner à ses récits une forme dramatique. Il a voulu faire de son recueil, lui-même nous l’apprend,

Une ample comédie à cent actes divers, Et dont la scène est l’univers.

Son livre est un petit théâtre en raccourci, donnant la représentation de tous les genres de drames, depuis les plus élevés, la tragédie et la comédie, jusqu’au plus simple, le vaudeville. Les animaux en sont le plus souvent les acteurs, et il leur attribue toujours un caractère, un langage, des actions conformes à leurs mœurs et à leur physionomie. Ses devanciers ne s’étaient pas montrés aussi fidèles à cette règle d’art.  » Ils ne respectent pas toujours l’espèce et la forme ; ils méconnaissent le caractère ; ils prêtent à l’oiseau ce qui convient au quadrupède ; ils font faire au plus petit ce qui demanderait la force et la taille du plus grand. Leurs ressemblances avec les hommes n’y sont pas tirées de leurs mœurs. Le plus souvent même, le poète ne leur donne aucune propriété particulière, et l’histoire naturelle n’a rien à y prendre ; ce sont des hommes du temps, sous des noms d’animaux.  » (1)

La Fontaine aussi met bien en scène, sous les masques velus et les habits fourrés de ses plaisants acteurs, les hommes et les femmes de son temps, observés dans les salons du grand monde, dans les maisons bourgeoises des villes ou dans les chaumières rustiques. Mais il se garde de leur donner la robe et l’allure d’un animal avec qui ils n’auraient aucun trait de ressemblance ; et, son personnage une fois choisi, il ne réunit pas en lui des traits disparates, pas plus qu’il ne lui attribue des allures qui ne sont pas celles de son type dans la nature.

Ses personnages ont encore un autre mérite : c’est qu’ils sont essentiellement humains, par le fond même de leur nature et de leurs sentiments. Si le visage et le costume sont tantôt d’un Grec ou d’un Français, d’un habitant des rives du Gange ou d’un citoyen d’Athènes, d’un rat du Levant ou d’un renard d’Angleterre, suivant le sujet de la fable, l’auteur qui le lui fournit, ou le souvenir personnel qui l’évoque en lui, les défauts et les qualités qu’il met en relief sont les défauts et Un des grands mles qualités de l’animal humain, sous toutes les latitudes et dans tous les temps. Ils sont d’une vérité universelle ; les lecteurs de tous les pays en peuvent faire leur profit, en appliquer la leçon à leur propre existence. Les traits individuels, la couleur locale sont là pour assurer la vérité particulière de chaque tableau, le décor convenable à chaque scène, le costume de chaque personnage. Mais ces tableaux et ces scènes sont ceux de la grande comédie humaine, dont la scène est l’univers, et vous pouvez transporter sous tous les cieux, sans les dépayser, ces portraits, si spirituellement peints, du potentat orgueilleux et despotique, du courtisan souple et plat, astucieux et cruel, du charlatan verbeux et spirituel,de la péronnelle indiscrète et bavarde,de l’homme d’Église, oublieux du désintéressement apostolique et qui escompte amoureusement les promesses du casuel.

 

III- Arrêtons-nous quelque peu, à la suite de M. Taine, qui a fait des fables de La Fontaine une si profonde et si charmante étude, à quelques-uns des types que le poète a le plus heureusement décrits, dans ses spirituelles et légères comédies de vingt à cinquante vers.

Prenons, par exemple, le potentat, le souverain tout-puissant et arbitraire, qui prétend bien que l’Etat commence et finit à lui et que tout ce qui n’est pas l’Etat ne vit que pour lui et par lui.

Un personnage aussi auguste ne saurait être représenté que par le roi des animaux,  » sa majesté lionne, » ou par l’aigle,  » reine des airs. »

L’un et l’autre sont graves et majestueux par nature, comme lui-même est grave et majestueux par état. Car s’il lui arrive parfois de rire, c’est par exception, et le fait mérite qu’on le note et qu’on l’excuse ; ainsi, du moins, l’entend notre auteur :

Qu’un pape rie, en bonne foi

Je ne l’ose assurer ; mais je tiendrais un roi

Bien malheureux, s’il n’osait rire.

Mais il ne rit pas tous les jours, comme il ne sourit pas à tout venant.

Ce n’est pas le roi primitif des cités et des petits états antiques, père de son peuple, d’un abord familier et facile. C’est le monarque de Versailles, dominant de très haut, du sommet d’une cour hiérarchisée à l’infini et presque agenouillée devant lui, la nation lointaine qui l’entrevoit de très bas dans sa gloire de roi-soleil. Louis XIV, du moins, était toujours d’une politesse exquise, très souvent aimable dans son toujours très grand air : c’était pour lui devoir de roi. Celui des fables, au contraire, est superbe avant tout et le plus souvent dédaigneux. S’il est condescendant parfois aux petits, c’est quand il a bien dîné et que s’ennuyant, tout comme Jupiter, il trouve certain plaisir à leur babil.

Mais qu’ils aient garde, même en ces moments de bonne grâce et de bonne humeur, de lui faire maladroitement leur cour, de lui offrir de malencontreux services, car il leur fera sentir son mépris et sa colère ; il leur dira comme à la pie :

Ne quittez point votre séjour, Caquet-bon-bec, ma mie ; adieu ; je n’ai que faire D’une babillarde à ma cour : C’est un fort méchant caractère.

S’il appelle ses sujets autour de lui, c’est avant tout pour  » étaler  » devant eux  » sa puissance. » Il tient cour plénière, pour connaître la multitude et la variété de son peuple, et le festin dont il les régale d’abord, suivi des  » tours de Fagotin,  » ne lui est qu’ un prétexte à faire montre de sa magnificence.

Au cours de la fête, sa griffe de prince envoie prestement chez Pluton et l’ours maladroit qui bouche sa narine à l’odeur de ce charnier et le singe flagorneur qui loue avec excès la colère du maître.

Avec l’orgueil, il a l’ambition et le mépris du droit des faibles.

Il ne souffre pas qu’on réclame sa juste part de profit dans l’œuvre commune ; et du gibier abattu il s’arroge les quatre portions, la première, parce qu’il s’appelle lion, la seconde, par droit du plus fort, la troisième comme au plus vaillant, et quant à celle qui reste,

Si quelqu’un de vous touche à la quatrième, Je l’étranglerai tout d’abord. A ce point de vue, il ne vaut guère mieux que le loup? Bête roturière, bandit de bas étage, qui emporte l’innocent agneau et le mange  » sans autre forme de procès. » Chez l’un comme chez l’autre, c’est la force érigeant en droit ses convoitises et ses violences.

La préoccupation, la recherche de son moi domine tout autre sentiment ; et même lorsqu’il fait mine de songer au bien public, c’est encore et surtout au sien qu’il songe. Témoin cet hypocrite examen de conscience, qu’il fait en présence des animaux assemblés en conseil pour aviser au moyen d’apaiser la colère du ciel par le sacrifice du plus coupable d’entre eux :

Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons,

J’ai dévoré force moutons.

Que m’avaient-ils fait ? Nulle offense. Même il m’est arrivé quelquefois de manger

Le berger. Je me dévouerai donc, s’il le faut. Mais je pense Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi ; Car on doit souhaiter, selon toute justice,

Que le plus coupable périsse.

Vous savez le résultat de cette confession.

Le plus coupable, aux yeux de cette cour de flatteurs, ne fut pas le mangeur de moutons, le mangeur de bergers, mais le pauvre baudet qui avait tondu  » d’un pré la largeur de sa langue. » Le faux pénitent ne cherchait pas autre chose.

Ce roi, du reste, sait régner ; il a les talents de son rôle, s’il en a les vices. Il observe soigneusement toutes les formalités d’une bonne administration,  » tient ses conseils de guerre, »  » envoie ses prévôts, » expédie  » de circulaires écritures avec son sceau, » ou des passeports contenant  » promesse très bien écrite, »  » foi de lion, » pour les députés du peuple et leurs Vassaux.

Malgré son orgueil et son égoïsme, qui le rendent tour à tour ou même à la fois ambitieux, méprisant, hypocrite et cruel, il ne manque à l’occasion ni de clémence ni de grandeur.

Il épargne noblement le rat qui se jette étourdiment entre ses pattes, montrant en cela  » ce qu’il est ;  » et vieux, affaibli par l’âge, livré à ses sujets  » devenus forts par sa faiblesse, » il demeure digne et calme sous leurs outrages, attendant son destin sans proférer une .plainte, sans laisser échapper un murmure, et n’exhalant qu’un gémissement sous l’opprobre du coup de pied de l’âne.

Ainsi meurent les lions, au sentiment du poète, dans leur majestueuse douleur. Ainsi doivent mourir les rois. Si le malicieux bonhomme qui a raillé discrètement deçà et delà à travers ses rimes, mais toujours avec une verve bénigne, les excès du pouvoir absolu, avait pu contempler, vingt ans après sa propre mort, la fin du grand roi qui avait ébloui l’Europe de sa gloire, tout en la liguant contre lui par ses prétentions ambitieuses, il se serait incliné avec respect devant la majesté sereine et triste de ses derniers moments.

Du maître passons au valet, c’est-à-dire du roi au courtisan ; car il n’est valet d’âme plus basse et plus fourbe. Et La Fontaine, fort au courant des mœurs de cour, non par lui-même, car la liberté de son esprit et de ses mœurs, peu agréable à Louis XIV, l’en tint toujours éloigné, mais par les conversations de ses amis, La Fontaine a peint avec beaucoup de finesse les défauts et les vices du courtisan. Il attribue parfois ce personnage au loup, au singe, au cerf ou à quelque autre ; mais c’est au renard qu’en revient presque toujours l’honneur, et à bon droit, car il a tous les talents et tous les vices de l’état.

Infiniment adroit d’abord, astucieux jusqu’au mensonge, il louvoie à merveille au milieu des écueils du métier. Il sait se tirer habilement d’un piège que lui a dressé un bon camarade pour le faire tomber en disgrâce, et même retourner contre lui son embûche.

Un jour par exemple il apprend que le loup vient de lui faire un mauvais parti auprès du prince, interprétant malicieusement son absence de la cour, alors que tous les animaux ont été invités à venir proposer un remède au mal dont souffre Sa Majesté. Mandé par elle en hâte, il s’approche humblement, et d’un ton doux et insinuant présente ainsi sa justification :

Je crains, Sire, dit-il, qu’un rapport peu sincère

Ne m’ait à mépris imputé,

D’avoir différé cet hommage :

Mais j’étais en pèlerinage Et m’acquittais d’un vœu fait pour votre santé.

Et voyez comme le ciel est propice aux âmes pieuses ! En route, il a justement trouvé, auprès de  » gens experts et savants  » qu’il a consultés sur la maladie royale, le remède qui convient à Sa Majesté : c’est, ni plus ni moins,.. .la peau de son rival. Mais il suggère la chose du ton de l’homme de l’art qui recommande un spécifique, en tout désintéressement et pour le plus grand bien de son patient :

Vous ne manquez que de chaleur,

dit-il au royal malade,

Le long âge en vous l’a détruite : D’un loup écorché vif appliquez-vous la peau Toute chaude et toute fumante : Le secret, sans doute, en est beau Pour la nature défaillante.

Et il termine par un trait aigu qu’il décoche à son adversaire, savourant sa vengeance dans ce sarcasme insinuant :

Messire loup vous servira,

S’il vous plaît, de robe de chambre.

Il a du reste la raillerie naturelle et facile, comme les malins égoïstes qui vivent de la naïveté d’autrui, et il ne se gêne pas de se moquer des sots qui se sont mis dans l’embarras pour le tirer d’un mauvais pas. Tel, l’adieu moqueur qu’il jette au pauvre bouc à qui il a demandé le secours de ses pattes et de ses cornes, pour sortir du puits où tous deux étaient si inconsidérément descendus boire sans songer à la sortie :

Si le ciel t’eût donné par excellence Autant de jugement que de barbe au menton, Tu n’aurais pas à la légère Descendu dans ce puits.

Il a donc de l’esprit, beaucoup d’esprit, et l’on ne peut s’empêcher d’admirer ses réparties et ses tours ; mais il ne s’en sert jamais que pour railler, tromper ou nuire ; car il n’a ni cœur, ni bonté, ni respect, ni honnêteté. Si, il respecte son prince, mais parce qu’il le craint ; et son respect ne se traduit que par la flatterie la plus adroite et la plus audacieuse ; les crimes et les abus du pouvoir n’ont pas de meilleur avocat ; et ce n’est pas lui qui favorisera jamais chez le prince la velléité passagère de reconnaître ses torts et d’amender sa vie. A sa confession la plus entière il oppose la plus spécieuse justification. Le royal mangeur a dévoré, englouti mainte brebis et même plus d’un berger. Peuh que tout cela !

Sire…, vous êtes trop bon roi ; Vos scrupules font voir trop de délicatesse. Eh bien ! Manger moutons, canaille, sotte espèce, Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, Seigneur,

En les croquant, beaucoup d’honneur.

Et quant au berger, l’on peut dire

Qu’il était digne de tous maux,

Étant de ces gens-là qui sur les animaux

Se font un chimérique empire.

Jamais juriste épris des droits et des prérogatives royales n’a poussé plus loin la complaisance pour l’omnipotence du souverain, et ce renard était bien de la famille des avocats de cour dont parlait le grand Frédéric à son neveu :  » Quand vous voudrez, lui disait-il, revendiquer une province, faites provision de troupes. Vos orateurs prouveront surabondamment vos droits. »

Son talent d’avocat, du reste, lui sert autant pour assurer ses propres intérêts que pour flatter les convoitises du prince. Il nous en donne un délicieux échantillon dans le discours qu’il adresse à  » compère loup, » pour l’attirer dans un puits où il est lui-même descendu, dans l’espoir d’y goûter certain fromage, qui n’était autre que l’image de la lune réfléchie dans l’eau noire. Entendez ces considérations qu’il lui fait valoir, plus alléchantes cent fois que la vaine apparence qui l’a trompé lui-même ; voyez comme il tire parti de toutes les circonstances, comme il explique à son profit tout ce qui peut mettre l’autre en défiance :

……Camarade,

Je veux vous régaler. Voyez-vous cet objet ? C’est un fromage exquis ; le dieu Faune l’a fait,

La vache Io donna le lait ;

Jupiter, s’il était malade, Reprendrait l’appétit en tâtant d’un tel mets. J’en ai mangé cette échancrure, Le reste vous sera suffisante pâture. Descendez dans un seau que j’ai là mis exprès.

En faut-il plus pour convaincre un affamé ? Le loup descendit ; il y est peut-être encore.

Fécond en expédients, en tours inépuisable, presque toujours heureux, grâce à son adresse et à son audace, il ne se trouble pas dans son insuccès et sait dérober ses défaites sous un air galant et dégagé.

Un vieux coq, qu’il a voulu attirer dans ses pattes, mais aussi rusé que lui, le paie de sa monnaie ; du haut de la branche où il le nargue, il lui annonce l’approche de deux lévriers, porteurs sans doute de l’heureuse nouvelle de la paix générale, qu’il vient lui-même de lui annoncer et qu’il voudrait sceller par une accolade :  » Attendez un peu, lui dit-il, nous allons nous embrasser tous ensemble. » Mais non, il est trop pressé, il faut qu’il coure vite au terme de sa route ;  » sa traite est longue à faire. »

Adieu…, dit-il,

Nous nous réjouirons du succès de l’affaire

Une autre fois.

Et son superbe dédain pour ces raisins qu’il trouve « trop verts  » et  » bons pour des goujats, » parce qu’ils sont hors de sa portée ! Personne n’en a oublié la formule ; elle est devenue proverbe ; et nous l’avons tous peut-être appliquée, un jour ou l’autre, à d’autres renards qui n’étaient pas aussi renards que celui-là.

 

IV- Voilà deux caractères et deux personnages des fables, que j’ai choisis de préférence entre vingt autres, parce qu’ils reviennent plus souvent et qu’ils sont plus complètement et plus parfaitement traités. Dans ceux-ci comme dans les autres, la ressemblance du portrait avec son modèle est achevée ; le personnage reste partout et toujours fidèle à lui-même ; ses traits génériques sont ceux du groupe humain ou animal auquel il appartient. Ce sont des traits typiques, qui n’excluent pas d’ailleurs les traits individuels qu’exige la vérité particulière de chaque scène, de chaque tableau. Par leurs personnages, les fables sont donc vraiment dramatiques.

Les fables ont encore un autre grand mérite : elles révèlent une observation juste et fine de la nature, un sentiment exquis de ses beautés, une compréhension sympathique de tous ses mouvements et de tous ses aspects. On reconnaît, en les lisant, l’homme qui a fait de longues promenades et des rêveries sans fin à travers le monde des animaux et des plantes. Les bois, avec leurs hautes voûtes feuillues, leurs buissons épais, leurs racines moussues où l’on s’assied pour lire et pour rêver ; les plaines ondulant sous la moisson, à travers laquelle sautille l’alouette et où les petits oiseaux viennent picorer les épis en bravant la faucille du moissonneur ; le ruisseau où grouillent, dans l’eau transparente et rapide, les tanches que dédaigne le héron qui se promène sur ses bords ; la basse-cour, bruyante de gloussements et de caquets ; l’étable et l’écurie qui fument, bêlent et mugissent : il a tout traversé, tout observé, tout noté il y a pris mille images pittoresques et vivantes qui peuplent sa mémoire et viennent à son appel colorer et animer ses récits. Dans ses petits tableaux vifs, où il a peint des scènes champêtres, on reconnaît l’observateur attentif et l’ami de la nature.

Voyez, par exemple, ce serpent qu’un villageois vient de ramasser sur la neige,

Transi, gelé, perclus, immobile, rendu,

N’ayant pas à vivre un quart d’heure.

A peine ranimé par la chaleur de l’âtre,

Il lève un peu la tête, et puis siffle aussitôt,

Puis fait un long repli, puis tâche à faire un saut,

puis, un instant après, devenu  » trois serpents  » sous les deux coups de cognée qui le tranchent,

Un tronçon, la queue et la tête,

 » Sautillant,  »  » cherchant à se réunir. « 

Voilà en quelques lignes, en quelques mots, une description complète, courte et vive, où l’on sert et la chose vue et l’intérêt de l’observateur qui a saisi et noté les moindres mouvements du reptile.

Ailleurs, c’est la description, si lestement enlevée, d’un âne prenant ses ébats dans  » un pré plein d’herbe et fleurissant », où son maître l’a lâché :

…Le grison se rue

Au travers de l’herbe menue,

Se vautrant, grattant et frottant,

Gambadant, chantant et broutant,

Et faisant mainte place nette.

Non seulement on croit le voir, dans ses gambades extravagantes de bête libre et heureuse, mais on sent presque son plaisir tout physique, tout animal, qui éclate dans la consonance répétée et prolongée de ces participes accumulés.

Beaucoup de ces portraits de bêtes sont charmants de vérité. Souvent, un ou deux traits en font tous les frais :  " la dame du logis avec son long museau,  » la belette ;  » le héron au long bec emmanché d’un long cou ;  » le mulet  » marchant d’un pas relevé, en faisant sonner sa sonnette. » D’autres fois, plus complets et se dessinant avec plus de relief par l’opposition et le contraste : tels, le lièvre et la tortue, dans leur gageure et leur course ; l’un qui » regarde d’où vient le vent, »  » broute, »  » se repose, »  » s’amuse à tout autre chose que la gageure, »  » part enfin comme un trait, » multiplie ses  » élans, » pendant que l’autre part tout de suite et  » d’un train de sénateur, »  » s’évertue,  »  » se hâte avec lenteur,  » et finalement arrive la première. Tels, ce chat et ce jeune coq, décrits par le souriceau naïf et sans expérience, qui compare entre eux ces deux animaux d’aspect si différent, l’un  » doux, bénin et gracieux, »  » velouté comme nous, »  » longue queue, »  » une humble contenance, »  » un modeste regard,  » et  » pourtant l’œil luisant ;  » l’autre « turbulent et plein d’inquiétude, » avec une  » voix perçante et rude, »  » sur la tête un morceau de chair, » et « une sorte de bras dont il s’élève en l’air comme pour prendre sa volée, »  » la queue en panache étalée. »

Remarquez que ces portraits sont mis au compte d’un jouvenceau qui ignore certains mots, parce qu’il ignore les choses qu’ils désignent ; ce  » morceau de chair  » et cette  » sorte de bras  » sont bien d’un tout jeune souriceau qui n’a jamais vu de bête portant aile et crête, et qui rentre de sa première exploration au-delà des « monts qui bornent l’état  » où il a vu le jour. Ces traits nous montrent avec quelle fidélité La Fontaine adapte ses discours à l’âge, au caractère et à la situation de ses personnages.

Car il n’est pas moins soucieux de la vérité des discours que de celle des caractères et des descriptions, et c’est là encore une qualité essentielle du draine.

Qu’il nous révèle lui-même les sentiments et les impressions intimes de ses acteurs, ou qu’il les fasse parler, la note est toujours juste, toujours celle du caractère de l’acteur et de sa situation.

Aussi vrai que celui du souriceau novice est le mono­logue du  » petit rat de peu de cervelle « , qui,  » soûl des lares paternels, » part un jour en découverte, loin du trou et du cercle exigu où se sont étiolés ses premiers jours.

La moindre taupinée est mont à ses yeux, et dans les premières huîtres qu’il rencontre, il

Crut voir, en les voyant, des vaisseaux de haut bord.

Sa fatuité égale sa naïveté, et c’est de la meilleure foi du monde qu’il en vient très vite à dédaigner l’existence casanière de l’auteur de ses jours :

Certes, dit-il, mon père était un pauvre sire :

Il n’osait voyager, craintif au dernier point.

Pour moi, j’ai déjà vu le maritime empire ;

J’ai passé les déserts…

Ils parlent presque tous ainsi, avec la même sincérité d’accent, le même bonheur d’expression, le même sen­timent de leurs besoins et de leur état.

Ecoutez le petit poisson, pris à l’hameçon du pêcheur et sollicitant sa pitié :

Que ferez-vous de moi ? Je ne saurais fournir

Au plus qu’une demi-bouchée.

Laissez-moi carpe devenir :

Je serai par vous repêchée ;

Quelque gros partisan m’achètera bien cher :

Au lieu qu’il vous en faut chercher

Peut-être encore cent de ma taille Pour faire un plat : quel plat ! croyez-moi, rien qui vaille.

C’est là de l’éloquence de carpillon, et de la meilleure î Et celle des grenouilles donc !

Elles ont appris que le soleil, dont elles ont si souvent à souffrir, est sur le point de contracter mariage, et voici dans quels termes elles s’en plaignent au sort :

Que ferons-nous, s’il lui vient des enfants ?

……un seul soleil à peine

Se peut souffrir ; une demi-douzaine

Mettra la mer à sec, et tous ses habitants.

Adieu, joncs et marais : notre race est détruite ;

Bientôt on la verra réduite

A l’eau du Styx.

 

V- Cette couleur, ce mouvement, cette vie en parole et en action, qui font tout le drame, sont essentiellement propres au fabuliste français.

Il ne faut pas croire que ses admirateurs, devenus injustes par le fait d’un enthousiasme aveugle, se plaisent à l’exalter au détriment de ses devanciers, Esope, Phèdre, Bilpay, Abstémius, Rabelais et les auteurs de fabliaux du moyen âge, à qui il doit une très grande partie de son fonds. Non, cette supériorité de la mise en œuvre des mêmes matériaux est bien réelle chez lui ; elle est saisissante ; et pour s’en assurer, on n’a qu’à comparer le même sujet, traité par lui et par l’un des autres. On voit immédiatement de quel côté se trouve l’action, le mouvement, la vie. M. Taine a fait plusieurs de ces rapprochements décisifs ; je lui emprunte celui-ci.

Il s’agit de la fable de la Vieille et les deux Servantes, que La Fontaine a prise à Esope. Voici comment Esope en raconte la première partie :  » Une femme veuve, laborieuse, ayant des servantes, avait coutume de les éveiller la nuit, au chant du coq, pour les mettre à l’ouvrage. Celles-ci, lassées de leur travail continu, résolurent d’étrangler le coq, car elles croyaient qu’il causait leurs maux, en éveillant la nuit leur maîtresse. »

Voilà un récit bien sec et bien terne, fait uniquement pour conduire au dénouement et à la morale dont il est le prétexte ; ce n’est pas un tableau, c’est tout au plus un sujet de tableau. Ouvrez maintenant La Fontaine. Il prend ce croquis à peine tracé ; il saisit sa palette et ses pinceaux, et voici le tableau qu’il nous donne :

Dès que l’aurore, dis-je, en son char remontait, Un misérable coq à point nommé chantait. Aussitôt notre vieille, encore plus misérable, ». S’affublait d’un jupon crasseux et détestable, Allumait une lampe, et courait droit au lit Où, de tout leur pouvoir, de tout leur appétit,

Dormaient les deux pauvres servantes. L’une entr’ouvrait un œil, l’autre étendait un bras;

Et toutes deux, très mal contentes, Disaient entre leurs dents : Maudit coq! tu mourras.

C’est de la peinture, et faite, pour emprunter les paroles de M. Taine,  » avec des couleurs aussi vraies, aussi familières, aussi franches que celles de Van Ostade et de Téniers. »

 

VI- Ce qu’il fait par le récit, il le fait aussi par le discours. Il fait parler ses personnages, où les autres s’étaient contentés de les faire agir. Il recourt presque toujours au discours direct, qui est celui du drame. Voyez, par exemple, comment une toute [petite fable d’Esope se transforme et s’anime par ce procédé.

 » Un jour, dans un pré, dit Esope, une grenouille vit un bœuf; et, envieuse d’une telle grandeur, elle enfla sa peau ridée, puis demanda à ses enfants si elle était plus grosse que le bœuf. Ceux-ci dirent que non.

 » Alors elle tendit de nouveau sa peau, par un effort plus grand, et demanda qui des deux était le plus grand. Ils dirent que c’était le bœuf. A la fin, indignée, et voulant s’enfler encore plus fortement, son corps creva et elle resta morte. »

Prenez La Fontaine ; il n’a rien ajouté, mais il a mis le récit en dialogue ; voyez la différence.

Une grenouille vit un bœuf

Qui lui sembla de belle taille.

Elle, qui n’était pas grosse en tout comme un œuf,

Envieuse, s’étend, et s’enfle et se travaille

Pour égaler l’animal en grosseur ;

Disant : Regardez bien, ma sœur,

Est-ce assez ? Dites-moi ; n’y suis-je point encore ?

Nenni. —M’y voici donc? — Point du tout. —M’y voilà? Vous n’en approchez pas. La chétive pécore

S’enfla si bien qu’elle creva.

Voilà à coup sûr le ton et la forme du drame, que La Fontaine a su donner à beaucoup de ses fables et qui lui ont assuré un si vif attrait.

Mais il ne les a pas toutes soumises à cette forme.  » Il craindrait, dit M. Nisard, qu’on ne s’en lassât ; ou plutôt il en change par plaisir. Plus d’une fable n’est qu’un récit sans interlocuteur et sans dialogue. D’autres sont mélangées de description et de récit. Souvent le poète intervient de sa personne, comme un auteur qui interromprait les comédiens pour dire son avis sur la pièce ; il s’amuse de ses propres inventions, il se met lui-même en scène ; il sourit, il se plaint doucement ; il regrette les années qui s’envolent. Que ne lui passerait-on pas ? il a rendu le moi aimable. C’est du caprice ; mais ce caprice se montre si à propos et si en passant qu’on est tenté de le prendre pour une des lois du genre. Tel est le privilège du génie ; la physionomie même par laquelle le génie est une personne, l’humeur, l’abandon y paraissent autant de conditions du genre. »

C’est ce caprice qui fait le charme de ton et de style de ses fables. Il a un style unique, parce qu’il ne contient pas sa verve et son humeur, et qu’il a l’humeur et la verve d’un véritable artiste, sentant vivement tout ce qu’il voit, se l’assimilant par l’imagination et la mémoire, et trouvant, sur chaque sujet qu’il aborde, des images et des impressions personnelles.

Il ne contraint pas davantage son vers, en l’attachant à un mètre déterminé ; ses vers s’allongent tour à tour et s’accourcissent d’après les exigences du sujet ; la même pièce en contient presque toujours de plusieurs sortes : l’alexandrin, en général, pour les choses importantes ; le petit vers pour les indifférentes ; les vers de deux et trois syllabes, pour finir le sens.

Il arrive, par cette variété du rythme, à des effets saisissants. Il produit par la seule sonorité du vers une impression analogue à celle que l’objet même ferait sur nous ; et ses vers, comme des phrases musicales, jettent souvent notre esprit dans l’état voulu par leur auteur.

En voici, au hasard, quelques-uns de cette espèce :

C’est promettre beaucoup ; mais qu’en sort-il souvent ?

Du vent.

Même il m’est arrivé quelquefois de manger

Le berger.

C’est ce coup qu’il est bon de partir, mes enfants.

Et ces petits, en même temps,

Voletant, se culbutants,

S’éloignent tous sans trompette.

L’insecte du combat se retire avec gloire :

Comme il sonna la charge, il sonne la victoire.

Il avait formé son style aux sources les plus variées. Les anciens, les Italiens de la Renaissance, Rabelais et les vieux conteurs français, il les avait tous lus et il les relisait tous avec un égal plaisir, leur empruntant avec une intelligente liberté ce qu’ils avaient de meilleur et de plus approprié à ses besoins.  « J’en lis qui sont du nord et qui sont du midi, » écrit-il quelque part. On trouve dans ses vers la langue classique et la langue populaire, sans compter certains mots pittoresques qu’il fabrique hardiment avec des racines prises en toutes les langues. Il a fait rentrer dans la littérature du grand siècle la plupart des locutions proverbiales et des termes vieillis que nous aurions perdus sans lui. La richesse de son vocabulaire et la variété de ses tours de phrases sont étonnantes, au point qu’un critique contemporain n’a pas craint de dire  « qu’après Ronsard et avant Victor Hugo, c’est le seul de nos poètes qui ait travaillé efficacement au développement normal de la langue française.  » (2)

J’ajouterai, pour la consolation des jeunes littérateurs que pourrait effrayer, dans leurs premiers efforts, la perfection des grands modèles de notre langue, que La Fontaine, comme Boileau et Racine, faisait laborieusement des vers faciles, et qu’un de ses brouillons, celui du Renard et le Hérisson, ne contient que deux vers de la rédaction définitive.

Conclusion

Faut-il tirer une conclusion de ce travail, une morale de cette étude d’un recueil de fables qui toutes ont leur morale ? La conclusion, le lecteur peut la tirer lui-même : c’est qu’il faut lire La Fontaine de temps à autre ; pour goûter un plaisir d’esprit exquis ; pour ranimer au contact d’un de ses maîtres les plus sûrs et les plus charmants l’admiration et le goût de notre belle langue française ; pour rapprendre à propos une de ces saines et spirituelles leçons de bon sens et d’expérience, que ces aimables bêtes nous donnent en nous amusant et que nous demanderions quelquefois en vain à nos semblables. - FIN

 

 

 

NOTES :

(1) D. Nisard, Histoire de la littérature française, 13ème édition, t. III, p. 134-135. (Fables de La Fontaine par l’Abbé G. Bourassa)^^

(2) M. Emile Faguet.^^