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BIBLIOBUS Littérature française

Préface

Plusieurs lecteurs de l’Instruction primaire ont bien voulu nous inviter à réunir en un volume les analyses des Fables de la Fontaine que nous avions écrites spécialement pour ce journal d'éducation. Nous nous sommes rendu à ce désir avec d'autant plus d'empressement que nous avions quelquefois songé à en devancer l'expression.

Nous avons donc rassemblé et revu nos analyses. Pour compléter ce travail, nous y avons ajouté quelques études de morceaux classiques qui nous ont paru propres à révéler aux élèves toutes les difficultés que présente l'art d'écrire. Peut-être n'était-il pas inutile de leur montrer, après tant d'autres, que des écrivains de génie, faute de s'être sévèrement surveillés, se sont exposés parfois aux critiques d'un obscur grammairien.

Quand les écoliers ne retireraient que cette leçon de la lecture de notre livre, nous croirions n'avoir pas perdu toute notre peine en le composant.

C. R.



Introduction (1)

De l'analyse littéraire

Le terme analyse est formé de deux mots grecs, ana et lyo, qui signifient : je décompose, je divise d'un bout à l'autre, c'est-à-dire, tout à fait.

Analyser un corps, c'est le décomposer en toutes ses parties et indiquer la nature et la fonction de chacune d'elles. On sait que cette analyse est le meilleur, ou plutôt, l'unique moyen d'acquérir une connaissance complète des objets matériels.

Mais les choses qui échappent à nos sens, comme la pensée, ne s'étudient pas tout à fait de la même manière. Pour les faire mieux connaître, on les explique (2).

Ainsi, analyser le langage, c'est expliquer la nature et la fonction de toutes les parties dont il se compose.

On peut rechercher de quels éléments primitifs un mot a été formé, séparer la racine des préfixes et des suffixes qui s'y sont ajoutés : on fait alors de l'analyse lexicologique. On peut aussi examiner la nature et la fonction des mots dans chaque proposition : cette analyse s'appelle grammaticale. On peut enfin décomposer les phrases en propositions et étudier le rôle et la composition de chacune d'elles : cette analyse se nomme analyse logique.

Mais, au lieu de se borner à décomposer un morceau do littérature pour en étudier les mots ou les propositions, on peut rechercher si l'auteur qui a écrit cette page a traduit avec exactitude et avec art les idées qui s'y développent. La propriété des expressions, leur convenance, la valeur et la disposition des pensées elles-mêmes, peuvent être l'occasion d'un examen d'autant plus délicat qu'il a pour objet, non plus un simple mécanisme, mais le fond même du morceau, c'est-à-dire la vérité des idées, la justesse des images, et toutes ces délicates nuances que l'artifice de la composition peut prêter à l'expression de la pensée.

On donne à cette analyse le nom d'analyse littéraire.

 Les élèves sont généralement fort embarrassés lorsqu'on leur donne à faire ce travail. C'est que la critique est, en réalité, beaucoup plus difficile qu'on ne le pense. Pour apprécier les oeuvres d'art, il faut avoir un sentiment très délicat et très exact des différentes formes sous lesquelles le beau peut se manifester; et, pour formuler avec élégance un blâme ou un éloge, il faut être artiste soi-même.

Mais on ne peut exiger des élèves cette critique délicate dont certains écrivains nous ont donné d'admirables exemples. Du reste, les appréciations qu'on leur demande ont presque toujours pour objet des oeuvres de choix, dont les beautés leur ont déjà été révélées et analysées en détail pendant les exercices de lecture et de récitation. Lorsque ces jeunes gens sont invités à développer, dans une analyse littéraire, un jugement dont les principaux éléments leur ont été déjà fournis, leur tâche devient assez facile et se réduit d'ordinaire à montrer qu'ils ont profité de la leçon du maître ; il leur suffit de prouver qu'ils ont bien compris l'idée générale qui forme, pour ainsi dire, la substance du passage étudié, et qu'ils ont mis à profit les observations qui leur ont été faites sur la valeur des mots qui entrent dans sa composition.

Quand ces premiers exercices ont inspiré aux élèves le désir de pénétrer dans le sens intime de la langue et les ont habitués à saisir ce que l'on appelle vulgairement les finesses, c'est-à-dire, à trouver par eux-mêmes le secret des beautés qui les ont frappés dans une oeuvre littéraire, leur analyse, assez timide et embarrassée tout d'abord, s'enhardit peu à peu. Elle prend enfin une virile assurance dès qu'elle se sent soutenue par une connaissance plus complète et plus sûre du fond même de la langue : connaissance absolument indispensable à celui qui veut apprécier à sa juste valeur une oeuvre littéraire.

Mais, pour acquérir une notion aussi exacte que possible de la valeur des mots, l'élève doit se bien persuader que, si les grands écrivains savent tirer des termes qu'ils emploient les effets les plus frappants par la manière dont ils les disposent, ces mots, quelque flottant que leur sens paraisse, n'en ont pas moins une signification très précise qui permet, dans une certaine mesure, de les assimiler à des chiffres.

En effet les mots, comme leur généalogie le prouve, ont un sens primordial, c'est-à-dire une valeur propre, qu'ils empruntent à la racine d'où ils ont été tirés.

Examinons, par exemple, le terme neuf. Ce mot, dans toutes les langues qui se sont parlées et se parlent en Europe, signifie nouveau. La langue française, à ne considérer qu'elle seule, l'atteste. S'il en est ainsi, c'est que la numération s'était vraisemblablement arrêtée, pendant une assez longue période, au nombre huit, et que l'on a appelé nouveau le nombre neuf, quand on l'ajouta aux huit premiers nombres.

De même que les chiffres, les mots ont aussi une valeur relative qu'ils reçoivent du milieu où ils se trouvent, de la place même qu'ils occupent parmi les mots qui les entourent et qui projettent sur eux une sorte de reflet et de nuance particulière. Il y a longtemps que cette influence a été signalée par le poète Horace, qui en a tiré un précepte excellent (3).

Ce n'est pas tout encore. Sous l'influence des comparaisons successives auxquelles ont donné lieu les objets que les mots désignaient tout d'abord, leur sens primitif s'est considérablement élargi et modifié avec les siècles. Ainsi, pour citer encore un exemple des plus familiers, le mot main désigne proprement, c'est-à-dire primitivement, et en vertu de la racine d'où il est sorti, la partie du corps qui termine le bras et dont les doigts sont les extrémités.

Par extension, on donne aussi le nom de main à certains instruments qui, remplissant le même usage que la main, ont été naturellement comparés avec elle. C'est ainsi que l'on appelle aujourd'hui certaines pelles, des mains de fer.

Ce mot main a même fini par s'employer pour désigner la quantité de papier que l'on peut tenir roulée dans la main : une main de papier.

Les Latins sont allés plus loin encore. Ils se sont servis de ce même terme pour désigner la quantité d'hommes qu'un chef peut faire agir à son gré, comme s'il les tenait dans la main; et nous, les disciples des Romains, nous disons comme eux un peloton, une poignée d'hommes.

Sous l'influence de la métaphore, la signification des mots s'étend ainsi avec une incroyable élasticité. Et de môme qu'une pierre, lancée dans une eau tranquille et dormante, y produit une série de cercles concentriques, dont les derniers commencent seulement à se former alors que le premier s'efface, ou même a si bien disparu que les plus éloignés du centre semblent ne se rattacher à rien; de même, sous l'influence des extensions consécutives dont certains mots ont été l'objet, leur sens dernier s'est tellement éloigné de leur signification primitive, qu'il faut souvent bien de la sagacité pour rétablir la série des altérations successives qu'il a subies.

Cette connaissance scientifique du sens propre et des sens figurés des mots est la base indispensable, et la seule base solide de toute critique sérieuse. On ne saurait d'ailleurs consacrer trop de temps à l'acquérir, si l'on veut s'armer d'une solide défense contre les atteintes d'un mauvais goût qui pénètre aujourd'hui partout à la faveur des pièges qu'il tend à la curiosité.

Mais comme les meilleures démonstrations sont encore, après tout, celles qui s'appuient sur des exemples, nous allons étudier ici quelques morceaux choisis. On nous pardonnera certainement d'avoir donné aux élèves l'exemple de la sévérité.

 

I. — Le Sage.

Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux;

Ces deux divinités n'accordent à nos voeux

Que des biens peu certains, qu'un plaisir peu tranquille ;

Des soucis dévorants c'est l'éternel asile,

Véritables vautours, que le fils de Japhet

Représente, enchaîné sur son triste sommet.

L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste;

Le sage y vit en paix et méprise le reste.

Content de ses douceurs, errant parmi les bois,

Il regarde à ses pieds les favoris des rois.

Il lit au front de ceux qu'un vain luxe environne

Que la fortune vend ce qu'on croit qu'elle donne;

Approche-t-if du but, quitte-t-il ce séjour,

Rien ne trouble sa fin ; c'est le soir d'un beau jour.

Analysons les expressions qui nous frappent le plus quand nous lisons ce morceau. Dans ce premier vers :

Ni l'or ni la grandeur ne nous rendent heureux,

ces deux mots, or et grandeur, sont évidemment pris dans leur acception métaphorique la plus familière. La Fontaine veut dire que la fortune et les positions élevées ne suffisent pas pour assurer le bonheur de l'homme. Il ne donne nullement à entendre qu'il considère ces deux mots comme représentant des choses personnifiées, à la façon des divinités du paganisme. Aussi sommes-nous surpris de voir, au vers suivant, l'or et la grandeur devenir des dieux :

Ces deux divinités n'accordent à nos voeux

Que dos biens peu certains...

Voilà par conséquent deux biens qui se changent en deux divinités, lesquelles, à leur tour, n'accordent que des biens peu certains ! La surprise redouble encore au vers suivant, où ces divinités deviennent un asile. Passe encore qu'elles offrent un asile; mais qu'elles soient elles-mêmes un asile, et un asile éternel! Et de qui sont-elles l'asile ? des soucis dévorants! association d'idées fort peu naturelle, puisqu'en général on se figure bien tout ce qui dévore dans un antre, dans une caverne, dans une tanière, mais non dans un de ces refuges que la croyance antique avait placés sous la protection divine.

Enfin, ces soucis dévorants se transforment en vautours :

Véritables vautours, que le fils de Japhot représente...

Mais non, Prométhée ne représente point les vautours ! Prométhée représente l'humanité, continuellement tourmentée par le besoin insatiable de découvrir le mystère que cache le spectacle de ce monde, toujours aux prises avec les redoutables énigmes que lui présentent ces questions mystérieuses : Qui suis-je? d'où viens-je? où vais-je? Sans compter celle nécessité perpétuelle où l'homme se trouve de défendre sa vie contre les forces aveugles de la nature, et de suffire à des besoins toujours renaissants. Voilà les soucis, voilà les véritables vautours qui rongent le foie de Prométhée, enchaîné, non pas sur son triste sommet, expression bien vague et bien obscure en elle-même, mais sur un des rochers froids et nus du Caucase.

Au septième vers, ces soucis dévorants deviennent un tribut funeste... funeste, sans doute, à celui qui le paie. Mais, dans ce vers :

L'humble toit est exempt d'un tribut si funeste.

l'humble toit est personnifié et désigne évidemment celui qui vit sous cet abri, dans cette chaumière, c'est-à-dire, selon l'expression de Malherbe :

Le pauvre on sa cabane où le chaume le couvre.

Et dès lors, comment ce même mot peut-il être pris, au vers suivant, dans son sens propre :

Le sage y vit en paix et méprise le reste?

vers où en paix est évidemment employé dans un sens indéterminé : ce qui n'empêche pas le poète de le considérer comme déterminé au vers suivant, où il dit :

Content de ses douceurs,...

ce que la grammaire ne permet pas.

Enfin ce sage, qui, tout en errant dans les bois, regarde à ses pieds les favoris des rois, présente une image bien singulière. C'est qu'en réalité, errant parmi les bois est pris au propre, tandis que regarde à ses pieds est dit au figuré, et signifie : considère comme bien au-dessous de lui, dédaigne.

On le voit donc, La Fontaine, comme Homère, sommeille quelquefois. Boileau, qui, en sa qualité de critique, aurait toujours dû se tenir en éveil, s'est oublié quelquefois aussi. Au commencement de son Art poétique, par exemple, on voit « un téméraire auteur, monté sur Pégase, mais captif dans son génie étroit, et qui cherche en vain à escalader au Parnasse la hauteur de l'art des vers. » Les métaphores sont aussi incohérentes que dans le Sage de la Fontaine.

 

Etudions maintenant un morceau de prose.

II. — Image de la vie.

« Les hommes passent comme les fleurs, qui s'épanouissent le matin, et qui, le soir, sont flétries et foulées aux pieds. Les générations des hommes s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide : rien ne peut arrêter le temps, qui entraîne après lui tout ce qui parait le plus immobile.

» Toi-même, ô mon fils! mon cher fils! toi-même qui jouis maintenant d'une jeunesse si vive et si féconde en plaisirs, souviens-toi que ce bel âge n'est qu'une fleur, qui sera presque aussitôt séchée qu'éclose; tu te verras changer insensiblement; les grâces riantes, les doux plaisirs qui t'accompagnent, la force, la santé, la joie s'évanouiront comme un beau songe : il ne t'en restera qu'un triste souvenir; la vieillesse languissante et ennemie des plaisirs viendra rider ton visage, courber ton corps, affaiblir tes membres, faire tarir dans ton coeur la source de la joie, te dégoûter du présent, te faire craindre l'avenir, te rendre insensible à tout, excepté à la douleur.

» Ce temps te paraît éloigné. Hélas! tu te trompes, mon fils : il se hâte, le voilà qui arrive; ce qui vient avec tant de rapidité n'est pas loin de toi : et le présent qui s'enfuit est déjà bien loin, puisqu'il s'anéantit dans le moment que nous parlons, et ne peut plus se rapprocher. » FÉNELON.

Si le lecteur veut bien lire de suite les expressions que nous avons soulignées, il verra que toutes présentent une harmonie de ton et de couleur que nous aurions vainement cherchée dans le morceau précédent.

Toutes ces expressions, en effet, expriment une des nuances de l'idée générale que désigne ce terme : passer, qui commence la première phrase ; toutes nous présentent, dans leur diversité, le tableau continuellement renouvelé de ce changement perpétuel qui agit à la fois sur les hommes et sur les choses. Mais bornons-nous, dans cette analyse, à constater avec quel luxe d'images, et, en même temps, avec quelle précision Fénelon a tracé le tableau des ravages que le temps exerce dans notre domaine, et rendons-nous un compte

exact de la justesse des métaphores à l'aide desquelles il a en quelque sorte dépeint ses idées.

Les hommes passent, dit-il. Quoi de plus vrai? La jeunesse ne s'en aperçoit pas, l'âge mûr en est plus frappé; mais la vieillesse surtout constate combien est rapide le cours de la vie. Oui, les hommes passent comme les fleurs, comme ces éphémères, qui ne voient qu'une journée! On croit entendre les plaintes de cette jeune captive qu'a chantée A. Chénier :

Je n'ai vu luire encor que les feux du matin;

Je veux achever ma journée.

Prenez ce terme « passent » dans son sens propre ou figuré, il est également juste.

Vient ensuite cette grandiose image des générations des hommes qui passent aussi à la manière des fleuves, c'est-à-dire qui s'écoulent comme les ondes d'un fleuve rapide. Le temps est inexorable, comme toutes les lois de la nature. Rien, ne peut arrêter le temps, qui entraîne, à la façon d'un torrent impétueux et irrésistible, tout ce qui. paraît le plus immobile.

De ces idées générales, qui sont pleines de grandeur, le poète... ou plutôt Arcésius, passe à des considérations personnelles. Il a sous les yeux son arrière-petit-fils, plein de force et de jeunesse, et un sentiment de compassion s'empare de son âme, quand il songe à la destinée inflexible qui lui est réservée. Voyez comme les images se ressemblent et comme les métaphores reproduisent, dans leur variété, la même impression. Instruit par l'âge, Arcésius se défie de l'étourderie de la jeunesse; il se répète, il redit les mêmes choses presque dans les mêmes termes. Tout à l'heure, c'étaient les générations des hommes qu'il comparait à un torrent rapide; maintenant la force, la santé, la joie, ces avantages de la jeunesse, sont assimilées à un beau songe dont il ne reste qu'un souvenir : triste souvenir, puisqu'il ne permet plus d'espoir !

Enfin, arrive le tableau de la vieillesse qui, non contente d'exercer ses ravages sur le corps, enlève à l'âme tout ce qui faisait le charme de la vie. Ici Fénelon se rencontre avec un profond philosophe, Aristote.

La vieillesse fait tarir la source de la joie : les vieillards souffrent physiquement, et leur coeur n'a plus d'illusions; — ils craignent l'avenir qui ne peut leur apporter que la mort; — ils sont dégoûtés du présent, qui ne leur offre aucune consolation; — ils sont tellement endurcis par le souvenir de toutes les misères de cette vie, qu'ils sont insensibles à tout, excepté à leurs propres maux.

Télémaque pourrait se consoler, au milieu do toutes ces tristesses, en pensant que l'avenir lui reste, et que cet avenir durera longtemps. Arcésius se hâte, de lui ôter cette dernière espérance. La vieillesse est là, qui le guette; la voilà qui se hâte et qui arrive, apportée par cette terrible évolution du temps, qui ressemble à la course d'un fleuve rapide, et qui fait que le présent qui s'enfuit, est déjà bien loin... On frémit en se rappelant ce vers de Boileau :

Le moment où je parle est déjà loin de moi.

Que l'on relise cent fois ce morceau : on n'y trouvera pas une métaphore qui déconcerte l'esprit, ni même qui le surprenne. Toutes procèdent d'une même idée, l'idée de changement. Tout au plus les délicats pourraient-ils reprocher à Fénelon de les avoir fait passer un peu brusquement des fleurs qui s'épanouissent le matin, aux ondes d'un fleuve rapide...

La loi générale sur laquelle repose l'art d'écrire pourrait donc se résumer ainsi : convenance parfaite des expressions avec les idées. En effet, on ne saurait trop simplifier les principes de la critique, quand on s'adresse à des enfants, qui n'ont généralement à apprécier que des morceaux détachés et, par suite, considérés isolément.

 

La Fontaine peut-il être considéré comme un moraliste?

La Fontaine a répondu lui-même à cette question dans la préface de ses fables. Voici ce qu'il dit de l'utilité morale de l'apologue :

« S'il m'est permis de mêler ce que nous avons de plus sacré parmi les erreurs du paganisme, nous voyons que la vérité a parlé aux hommes par paraboles : et la parabole est-elle autre chose que l'apologue, c'est-à-dire un exemple fabuleux, et qui s'insinue avec d'autant plus de facilité et d'effet qu'il est plus commun et plus familier? Qui ne nous proposerait à imiter que les maîtres de la sagesse, nous fournirait un sujet d'excuse : il n'y en a point quand dos abeilles et des fourmis sont capables de cela même qu'on nous demande.

C'est pour ces raisons que Platon, ayant banni Homère de sa République, y a donné à Esope une place très honorable. Il souhaite que les enfants sucent ses fables avec le lait; il recommande aux nourrices de les leur apprendre : car on ne saurait s'accoutumer de trop bonne heure à la sagesse et à la vertu. Plutôt que d'être réduits à corriger nos habitudes, il faut travailler à les rendre bonnes pendant qu'elles sont encore indifférentes au bien ou au mal. Or, quelle méthode y

peut CONTRIBUER PLUS UTILEMENT que ces fables?

Le fabuliste ne se contente point de s'appuyer sur l'autorité d'un philosophe aussi éminent que Platon.

Il ajoute, à l'opinion qu'il exprime, une preuve qu'il emprunte à un apologue.

Dites à un enfant que Crassus, allant contre les Parthes, s'engagea dans leur pays sans considérer comment il en sortirait; que cela le fit périr, lui et son armée, quelque effort qu'il fît pour se retirer. — Dites au même enfant que le Renard et le Bouc descendirent dans un puits pour y éteindre leur soif; que le Renard en sortit, s'étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d'une échelle; qu'au contraire le Bouc y demeura pour n'avoir point eu tant de prévoyance; et que, par conséquent, il faut considérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d'impression sur cet enfant. Ne s'arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionné que l'autre à la petitesse de son esprit?

Et comme la Fontaine prévoit qu'on pourra se faire, contre la fable, un argument de la familiarité enfantine qui la caractérise ordinairement, surtout dans les apologues que l'on attribue à Esope, il prévient cette critique et y répond ainsi :

Il ne faut pas m'alléguer que les pensées de l'enfance sont d'elles-mêmes assez enfantines sans y joindre de nouvelles badineries. Ces badineries ne sont telles qu'en apparence ; car, dans le fond, elles portent un sens très solide. Et comme, par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d'autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre, de même aussi, par les raisonnements et les conséquences que l'on peut tirer de ces fables, ON SE FORME LE JUGEMENT ET LES MŒURS, ON SE REND CAPABLE DE GRANDES CHOSES.

La grandeur, la majesté même de la comparaison que l'apologue inspire à la Fontaine montre toute la foi qu'il avait dans la bienfaisante influence de ses fables. Le poète, on le voit, avait conscience de ce rôle de moraliste qu'on lui a contesté et qu'il prétendait remplir en faisant passer dans notre langue les paraboles d'Esope. Si, dans sa conduite, il ne s'est pas toujours conformé aux préceptes que renferment ses moralités, dans ses fables, du moins, il prête à la morale une force d'autant plus pénétrante qu'il l'a fait découler tout naturellement des peintures les plus saisissantes. Eternellement vraies, parce qu'elles peignent fidèlement notre fond qui, sous des apparences changeantes, reste éternellement le même, elles charment aussi bien l'enfance que la vieillesse, parce que toutes deux peuvent y trouver le plaisir particulier que recherchent ces deux âges. L'apologue éveille la curiosité de l'enfant, qui suit avec le plus vif intérêt ces petits drames, et acquiert ainsi, sur le monde qui l'entoure, des notions que l'expérience rendra plus précises et plus sûres ; l'autre y trouve la confirmation des enseignements que lui a donnés l'expérience, et goûte le plus vif plaisir à relire ces apologues qui lui rappellent, dans leur diversité, toutes les leçons qu'il a reçues dans le cours de son existence. Ce retour que nous faisons sur nous-mêmes au déclin de la vie, n'est pas le moindre de tous les effets que produit le moraliste.

Que la Fontaine ait souvent suivi les doctrines d'un épicurisme commode; qu'il ait, même dans la moralité de quelques-unes de ses fables, indiqué ce qu'il a vu faire plutôt que ce qui doit être fait : il n'en est pas moins établi qu'il a voulu, comme il le dit lui-même, se servir des animaux pour instruire les hommes. Ses fables sont un tableau où l'humanité est dépeinte, et où chacun de nous peut trouver, en retournant la besace qu'il porte, ses faiblesses et ses défauts. Eh bien, n'est-ce pas la première condition qu'il faut remplir lorsqu'on veut se corriger?

Les fables de la Fontaine renferment des préceptes pour les hommes de toutes les conditions. Depuis le monarque, assis sur son trône, jusqu'au misérable bûcheron, courbé sous le fagot qu'il vient de ramasser dans la forêt, tous peuvent y trouver des enseignements pour toutes les situations de la vie. Avec un courage dont on citerait peu d'exemples sous le règne du grand roi, il dénonce l'injustice, les exactions, les persécutions, les pillages, si haut placés que soient les coupables. Non content de dénoncer la cruauté du lion, la bassesse ou la perfidie des fauves qui forment sa cour, il excite notre pitié en faveur de ce pauvre baudet, de ce malheureux pelé, de ce sympathique galeux, taillable et corvéable à volonté, en qui se personnifie le peuple dont la Bruyère a dépeint la misère dans un si lamentable tableau.

Rendons par conséquent justice à l'esprit d'indépendance qui anime la plupart des fables de ce poète, dont le corps, il faut bien l'avouer, fut toute sa vie si dépendant.

Il ne ménage la vérité ni aux rois ni aux puissants de la terre. Voici ce qu'il dit de leur équité :

Selon que vous serez puissant ou misérable,

Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

(Animaux: malades de la peste.)

Voici ce qu'il dit de la rapacité des représentants de la Justice elle-même :

Perrin tire l'argent à lui

Et ne laisse aux plaideurs que le sac et les quilles.

Une moralité dont la portée est bien plus générale, nous dépeint l'indulgence avec laquelle nous fermons les yeux sur nos propres défauts et la clairvoyance avec laquelle nous devinons les moindres faiblesses du prochain :

Dieu fit pour nos défauts la poche de derrière Et celle de devant pour les défauts d'autrui.

Une ironie mordante flétrit la violence de ceux qui abusent de leur force pour opprimer les innocents :

La raison du plus fort est toujours la meilleure.

Le vers suivant prêche aux hommes la charité, et leur enseigne qu'ils sont unis par une solidarité mutuelle.

Il se faut entr'aider : c'est la loi de nature.

Mais à quoi bon multiplier ces exemples? La lecture des fables do la Fontaine en apprendra plus sur ce sujet que toutes les citations. Leur force semble môme se perdre quand on les lit ainsi, séparées des apologues d'où elles découlent si naturellement.

 

 

 

 ANALYSES DE FABLES DE LA FONTAINE

 

NOTES :

(1)Le premier chapitre est destiné à servir de lecture à haute voix. Le maître expliquera et commentera les termes techniques et s'assurera, à l'aide de questions, qu'ils ont été bien compris.^^

(2) Expliquer signifie proprement : développer tous les plis d'un objet, de telle sorte qu'aucune partie ne puisse échapper à l'examen.^^

(3) Diveris egregie, notum si callida verbum

Reddiderit junctura novum. (HOR., Art poét.)^^