Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature française

Fables d’Antoine Houdar de La Motte - Livre 3

 

Images 3

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA VICTIME

D’une blanche genisse, honneur de son troupeau,
On fit choix pour un sacrifice.
Le dieu que par l’offrande on veut rendre propice,
N’avoit jamais goûté d’un si friand morceau.
Le front orné de saintes bandelettes,
Elle brilloit des plus riches couleurs.
La tête couverte de fleurs,
Elle marche au son des trompettes ;
Grande musique à plusieurs chœurs.
Que de cérémonie ! Eh ! Que puis-je connoître,
Dit la genisse, à tout ceci ?
Serois-je donc déesse ? Et pourquoi non ? Peut-être.
Aux respects qu’on me fait paroître,
Il faut bien qu’on le pense : eh bien, pensons-le aussi.
Elle entre au temple, en raisonnant ainsi.
Nouveaux honneurs ; à l’autel on la mene ;
Le feu sacré s’allume ; on fait fumer l’encens.
De sa divinité la voilà plus certaine,
N’en doutons plus, dit-elle ; je me sens ;
Ils m’adorent ces bonnes gens.
Par le Stix je payerai leur peine.
Certaine mouche alors, fort incivilement,
Bourdonne autour de la genisse,
Tais-toi ; ne vois-tu pas que ton bourdonnement,
Dit la nouvelle Io, trouble le sacrifice ?
À mon apothéose est-ce à toi de souffler ?
Pardon, je ne veux rien troubler
Dit la mouche ; j’attends seulement qu’on t’immole,
Pour te savourer à loisir :
Le mets est bon sur ma parole ;
Ces messieurs sçavent bien choisir.
Seule tu vaux un hecatombe…
La mouche parle encor, que la genisse tombe.
Le fer sacré termine ses erreurs ;
De son sang la terre est couverte.
Ainsi les insensés s’applaudissent d’honneurs
Qui les menent droit à leur perte.

 

 


LES MOINEAUX

Notre cœur veut avoir sa pleine liberté ;
L’ombre de contrainte le blesse ;
Et c’est un roi jaloux de son autorité,
Jusques à la délicatesse.
Cet objet me plaît ; mais sur tout
Ne m’obligez pas de m’y plaire.
Ordonnez-moi ce que je voulois faire ;
Vous allez m’en ôter le goût.
Eh ! Pourquoi cette loi m’est-elle rigoureuse
En me liant à mon plaisir ?
C’est que je n’y sens plus cette douceur flateuse,
Que je goûtois à le choisir.
En choisissant, je croi du diadême
Exercer les droits souverains.
Quelque ordre survient-il ? Je ne suis plus le même ;
Le sceptre me tombe des mains.
Je songe alors à secouer ma chaîne,
Impatient de rentrer dans mes droits :
L’objet de mon plaisir le devient de ma peine ;
Ma dépendance est tout ce que j’y vois.
Tout beau, me dira-t-on ; réprimez ce langage ;
Nos devoirs selon vous sont donc un esclavage ?
La loi qui les prescrit nous devroit allarmer.
Non pas ; car elle est pour le sage
La beauté même qui l’engage ;
Et c’est choisir que de l’aimer.
Dans un bois habité d’un million d’oiseaux,
Spacieuse cité du peuple volatile,
L’amour unissoit deux moineaux
Amour constant, quoique tranquile ;
Caresse sur caresse, et feux toûjours nouveaux ;
Ils ne se quittoient point. Sur les mêmes rameaux
On les eût vûs perchés toute la matinée,
Voler ensemble à la dinée,
S’abreuver dans les mêmes eaux,
Célébrer tout le jour leur flâme fortunée,
Et de leurs amoureux duos
Attendrir au loin les échos.
Même roche la nuit est encor leur hôtesse ;
Ils goûtent côte à côte un sommeil gracieux ;
L’une sans son amant, l’autre sans sa maîtresse,
N’eût jamais pû fermer les yeux.
Ainsi dans une paix profonde,
De plaisirs assidus nourrissant les amours,
Entre tous les oiseaux du monde
Ils se choisissoient tous les jours.
Tous deux à l’ordinaire allant de compagnie,
Dans un piége se trouvent pris ;
En même cage aussi-tôt ils sont mis.
Vous voilà, mes enfans ; passez-là votre vie ;
Que vous êtes heureux d’être si bons amis !
Mais dès le premier jour il semble
Que le couple encagé ne s’aime plus si fort ;
Second jour, ennui d’être ensemble ;
Troisiéme, coups de bec ; puis on se hait à mort.
Plus de duos ; c’est musique nouvelle ;
Dispute et puis combat pour vuider la querelle
Qui les appaisera ? Pour en venir à bout,
Il fallut séparer le mâle et la femelle.
Leur flâme en liberté devoit être éternelle ;
La nécessité gâta tout.

 

 


LE PHŒNIX ET LE HIBOU
À la reine de Prusse.

J’ai commencé mon livre par mon roi ;
Une autre majesté couronnera l’ouvrage.
Reine, agrée ici mon ouvrage ;
Ce tribut étranger n’en vaut que mieux pour toi.
L’encens de tes sujets ressent la dépendance ;
Tous leurs hommages te sont dûs :
Ils sont sujets de ta puissance ;
Je ne le suis, moi, que de tes vertus,
J’ai consulté la renommée
Sur ton cœur et sur ton esprit ;
La bonne courriere charmée
En dit merveille, et jamais ne tarit.
Le ciel dans ton ame, dit-elle,
A versé ses plus grands trésors ;
La noble vérité, la justice fidelle
En sont les sublimes ressors.

Ce que de sages loix à tes peuples commandent,
Tu sçais l’inspirer par tes mœurs ;
Et ta vertu soûmet des cœurs
Qui rebelles aux loix, à l’exemple se rendent.
Plus d’une princesse sous toi
Apprend à soûtenir ton sacré caractere ;
S’instruit à faire un jour, à l’envi de sa mere,
Les délices d’un peuple, et le bonheur d’un roi.
La déesse, en passant, m’a dit que ton suffrage
Ne se refusoit pas à mes heureux écrits :
Sans doute la vertu dont j’y trace l’image,
Y met à tes yeux quelque prix.
Mes fables à peine encor nées
Aspirent aux mêmes honneurs.
De mes odes reçois les sœurs ;
Que ces cadettes formées
Trouvent auprès de toi le sort de leurs aînées :
Elles te font leur cour, tout au moins par les mœurs.
Puisse ton jeune fils, qui sous de sages guides
Va s’instruire à donner la loi,
Partager les leçons solides
Que j’ose donner à mon roi !

Phoenix, premier du nom, roi des champs d’Arabie,
Grand adorateur du soleil,
Avoit, comme un vrai saint, passé sa longue vie :
Le peuple aîlé n’eut jamais son pareil.
L’oiseau religieux, après plus de cent lustres,
À son terme étoit parvenu.
L’ordre enfin veut qu’il meure ; à peine il l’a connu,
Que sans regret à ses destins illustres,
Sans se plaindre, sans s’allarmer ;
Il travaille au bucher qui doit le consumer :
Un hibou près de là, caché dans un trou d’arbre,
Misérable, vieux, mal en point,
Souffrant et glacé comme un marbre,
Maudissoit le soleil qui ne l’échauffoit point.
Mon frere, dit le saint, à quoi bon ce blasphême ?
Prends patience, et meurs mieux que tu n’as vécu ;
La mort n’est point un mal ; crois-le… crois-le toi-même,
Dit le hibou ; moi je suis convaincu
Que c’en est un ; je veux m’en plaindre.
Quand je me portois bien, j’ai fait comme il m’a plû ;
Je meurs encor sans me contraindre,
Et ton sermon est superflu.
D’ailleurs, tu parles bien à l’aise,
Toi, qui seul de ton ordre avec le monde es né ;
Ton dieu, le soleil même, à peine est ton aîné :
Est-il étonnant qu’il te plaise
De mourir ? Tu dois être soû
Et du monde et de son allure :
Si j’avois eu de jours aussi pleine mesure,
Je regretterois moins mon trou.

Qu’aurois-tu vû de plus ? Dit l’arabique apôtre ;
C’est toûjours même chose ; un jour ressemble à l’autre :
Mourant tous deux au même instant,
Nous aurons vêcu tout autant.
Adore le soleil de qui tu tiens la vie ;
Et repens toi de l’avoir fui.
Quel bien t’est revenu de cette fuite impie,
Que remords, que chagrin, qu’ennui ?
Mais je finis ; le temps se passe ;
Et je suis pressé de mourir.
Serviteur, et grand bien te fasse,
Dit le hibou ; pour moi je veux guerir.
Le phoenix alors suit son zéle ;
D’aromates, de bois acheve son bucher
Aux rayons du soleil l’allume de son aîle ;
Et soûmis, il s’y va coucher.
Les feux emportés par Zéphire
Prennent au logis du hibou :
Sur son bucher le saint expire,
L’impie expire dans son trou.
Mais l’un meurt pour toûjours, et l’autre de sa cendre
Renaît avec tout son éclat.
À l’immortalité le juste doit s’attendre :
La mort et pis, est pour le scélérat.

Mais c’est dommage, ce me semble,
D’avoir encor à dire une autre vérité.
Le phoenix est unique ; et pour la rareté,
Le juste à peu près lui ressemble.

 

 


LE FESTIN DU LION

Le lion, en bon roi, voulut traiter sa cour.
Il n’étoit pas comme ces rois de l’Inde,
Qu’on ne voit point, qui craignent le grand jour,
Et dont la majesté sur la terreur se guinde :
Assuré de la crainte, il vouloit de l’amour.
On s’assemble à son antre, où la table est servie,
Ses cuisiniers avoient mis là leur art ;
Chevres, bonne volaille, et moutons gras à lard ;
Bref, du côté des mets, odeur qui fait envie,
Grand appetit de l’autre part.
Sire lion prend donc sa place ;
Princes tigres après ; puis milords sangliers,
Et les ours à l’informe masse ;
Un cerf et quelques loups se placent les derniers :
Bien entendu que de chacune espéce
Les dames se mêlent entr’eux ;
Car pour les ris et pour les jeux,
Que servent bonne chere et bon vin sans maitresse ?
Je dis bon vin, puisqu’il n’y manquoit pas.
Le singe les servoit, échanson du repas
Ce fut lui qui les mit en joie,
Comme Vulcain y mit jadis les dieux.
À son maintien boufon, bonne humeur se déploye ;
Chacun de rire à qui mieux mieux.
Après l’aimable raillerie,
De libertés en libertés,
On poussa la plaisanterie
À d’offençantes vérités.
Comme au plus foible (c’est le stile)
Tous s’adressent au cerf. ô le compere agile !
Disoit-on. Quel héros, s’il ne craignoit le cor !
Il a les pieds legers d’Achille,
Et sçait fuir comme un autre hector.
Tout beau, reprit le cerf chaud de vin et de bile ;
Serois-je ici, messieurs, si je n’avois du cœur ?
Je l’avouerai pourtant, le bruit du cor me blesse :
Mais, comme vous sçavez, chacun à sa foiblesse ;
Demandez même au roi ; la flâme lui fait peur.
Le lion à ces mots demeure comme un terme ;
Et réprimant son couroux cette fois,
Il ouvre seulement la griffe, et la referme :
Clémence est le don des grands rois.
Pour un moment la joye interrompuë
Revient bien-tôt ; on boit sur nouveaux frais.
Dès que la crainte est disparuë,
Voilà tout de nouveau les satyriques traits.
Entre la poire et le fromage,
Le cerf crut avoir bien trouvé
De dire à l’ours : mon dieu le joli personnage !
Qu’il seroit beau ! Que c’est dommage
Qu’on ne l’ait pas tout à fait achevé !

L’ours n’entend guère raillerie ;
Sur le railleur il se jette en furie,
Et vous l’étrangle bel et bien.
D’imiter le lion l’ours n’eût pas le courage :
Le cerf par son danger ne devint pas plus sage ;
Les sots ne profitent de rien.

LE RENARD PREDICATEUR

La morale sans doute est l’ame de la fable ;
C’est une fleur qui doit donner son fruit :
Vous voulez seulement lire un conte agréable ;
Sans le vouloir, vous allez être instruit.
On badine ; il paroît qu’on ne songe qu’à plaire
Et le jeu se tourne en leçon.

L’homme n’eût point voulu d’un précepte sévere ;
Pour le prendre, il falloit trouver cet hameçon.
Ainsi ce phrigien que l’univers renomme,
Fut précepteur du genre humain.
Qu’un lecteur est bien sous sa main !
Il l’amuse en enfant ; mais pour en faire un homme.
Cultivons ce bel art. Qu’à l’envi du premier
S’élevent de nouveaux ésopes,
Censeurs réjoüissans, et qui loin de crier
Comme de chagrins misantropes,
En nous réprimandant se font remercier.
Mais, faisons-nous des regles sûres,
Que le conte soit fait pour la moralité ;
Prenons si juste nos mesures,
Que nous allions tout droit à notre vérité :
Que le trait soit vif, et qu’il frappe.
N’allez pas vous répandre en de trop longs propos ;
Plus le sens est précis, et moins il nous échappe.
Gagnez-vous la mémoire en ménageant les mots.

D’elle-même parfois la fable est évidente ;
Le sens en saute aux yeux, et l’art
Défend alors qu’on le commente.
J’observe ici cette regle prudente.
Qui n’entendra pas mon renard ?
Un renard grand docteur, mais déja chargé d’âge,
Ne pouvant plus comme autrefois,
Assiéger les oiseaux, ni chercher loin ses droits,
De la ruse essaya l’usage.
Il se mit à prêcher, dit-on,
Contre la guerre injuste et l’appetit glouton.
Outre une morale si belle,
Il avoit forte voix, geste libre et bon ton,
L’air humble et grand dehors de zéle :
Pere renard se fit bien-tôt un nom ;
On dit que le lion eut desir de l’entendre ;
Pere renard refusa cet honneur.
Il avoit ses raisons, et qu’il sçut faire prendre
Pour crainte de s’enfler le cœur.
Outardes, poules, et mainte oye
S’en venoient en foule au sermon ;
On n’appréhendoit point de devenir sa proye ;
Son texte rassuroit tout l’auditoire oison.
Malheur, s’écrioit-il, à l’animal vorace !
Quoi, sans tuer ne peut-on se nourrir ?
Nous avons tant de biens que le ciel de sa grace,
Dans les campagnes fait fleurir,
Et sur les rameaux fait meurir :
Vivons d’herbe et de fruits ; que faut-il autre chose ?
Tout ce qui vit, messieurs, doit être respecté.
Nous en dirons plus d’une cause :
Injustice primo ; secundo cruauté ;
Mais cruauté qui nous expose
À manger nos parens ; oui, nos parens, messieurs :
Car apprenez que par métempsicose,
(écoutez bien chers auditeurs)
Après que dans un corps l’ame a fait quelque pause,
Elle passe en un autre, et là ne se repose
Que pour passer encor ailleurs.
Vous voyez bien que le loup sanguinaire
En mangeant un mouton, peut bien manger son pere :
Que moi renard, si j’allois escroquer
Quelque poule ou bien quelque outarde,
Je m’exposerois à croquer
Ma pauvre mere la renarde.
Plûtôt mourir cent fois ! Ah ! Que le ciel m’en garde.

C’est ainsi que s’estomaquoit
Le Pithagore à longue queuë :
Ses exclamations s’entendoient d’une lieue,
Et son zèle le suffoquoit.
Le sermon achevé, tout l’auditoire en joye
En le louant se retiroit :
Mais pour le consulter, quelque poule ou quelque oye
Avec le cafard demeuroit.
Pour sa collation il vous croquoit la proye ;
Bienheureuse qui s’en tiroit !



LE CHIEN ET LE CHAT

Ragotin, chien picard et sentant le terroir,
Fidéle et bien la meilleure ame
Que dans son espéce on pût voir ;
Hôte d’une maison, ne s’y faisoit valoir
Que par ses soins zélés pour monsieur, pour madame,
Pour enfans, valets, tout le train :
Jamais chien ne fut plus humain.
Vous l’eussiez vû caresser sa maîtresse,
Faire cent tours pour l’éguayer ;
Prendre sa part de joye ou de tristesse,
Selon qu’il la voyoit ou rire ou larmoyer ;
D’une lieue annoncer son maître ;
Pour le servir appeller tous ses gens ;
Caresser ses amis, de loin les reconnoître ;
Patte flateuse et point de dents.
Quelquefois dans un petit coche
De traîner les enfans il faisoit son devoir ;
Il escortoit Catos quand elle alloit le soir ;
Pour le cuisinier même il étoit tournebroche ;
Il étoit tout : aussi dans le logis
Ne comptoit-il que des amis :
J’en excepte un matou dont il tira l’oreille

Un jour en disputant un os.
Tu peux t’attendre à pis qu’à la pareille,
Lui dit alors le chat, l’œil en feu, le cœur gros.
Le chien ne prend garde au propos,
Ni n’en gruge moins bien, ni moins bien n’en sommeille.
Mais cependant le traître de matou
Méditant jour et nuit par où
Il pourroit en tirer vengeance,
Le trouve enfin : tout vient quand on y pense.
La maîtresse avoit un serin,
Qui la charmoit de son ramage ;
Le scélérat un beau matin
Incognito s’en va rompre la cage ;
Étrangle le musicien,
Et tout rongé le porte à la loge du chien.
Or, je vous laisse à juger le vacarme
Que la maîtresse fit se trouvant sans serin.
Tout le logis est en allarme ;
On court, on cherche ; on trouve enfin
Le vrai corps du délit auprès de Ragotin.
Ah ! Le perfide ! Il faut qu’il meure ;
Point de pardon pour cet ingrat.
Vîte, qu’on me l’assomme. On obéit sur l’heure ;
En le frappant chacun le pleure :
Mais l’amitié n’alla qu’à soupçonner le chat,
Et pas plus loin : du chien nul ne prit la défence ;
Et pour toute reconnoissance,
C’est dommage, dit-on ; mais qu’y faire ? Il est mort.
Un ennemi nuit plus que cent amis ne servent ;
Qu’à jamais les dieux m’en préservent.
La haine veille, et l’amitié s’endort.


HOMERE ET LE SOURD

À monseigneur le duc
De Noailles.
Noailles, toi, qui fais le métier de héros,
Comme on le sçavoit faire à Rome et dans l’Attique ;
Qui connois l’usage héroïque
De l’action et du repos,
Moderne Scipion, propre à faire un Terence :
Qui même dans les champs de mars,
Entretenois intelligence
Avec les nourriçons des arts ;
Couvert des lauriers dont Bellone
T’a couronné plus d’une fois,
Juge de ceux que je moissonne
Par mes poétiques exploits.
Un arbitre éclairé mal-aisément se trouve ;
Tout lecteur ne m’est pas un juge compétent.
Dans ce siécle hardi (quelquefois je l’éprouve)
Soit que l’on blâme ou qu’on approuve,
On décide plus qu’on n’entend.

Le chantre d’Achille et des rats,
Guindé sur des tréteaux dans une grande place,
Recitoit à la populace
Les sotises des dieux, et les sanglans combats.
Il avoit là son tableau, sa baguette ;
Montroit tous ses héros, les nommoit par leur nom :
Celui-ci, c’est Ajax ; cet autre Agamemnon ;
Puis il chantoit leurs faits : la scéne étoit complette,
Tout en étoit jusques au violon.
Le peuple oisif autour de lui s’empresse ;
De ses mots composés admire le beau son ;
Chacun faisoit voler le mouchoir et la piéce ;
Le chantre renvoyoit et mouchoir et chanson.
On sonne là-dessus le marché du poisson.
Tout déserte ; il reste un seul homme.
Homere court à lui, le nomme
Favori d’Apollon ; l’embrasse tendrement.
Au poisson, lui dit-il, tout court avidement ;
L’heure du marché sonne ; au diable qui demeure !
L’auditeur étoit sourd : que dites-vous de l’heure ?
Le marché sonne en vain, dit le chantre criant,
Il sonne ? Adieu, dit l’autre ; en vous remerciant.

Du grand effet de nos ouvrages
Nous nous applaudissons toûjours.
De tels et tels nous vantons les suffrages ;
Et souvent tels et tels sont sourds.


VERTU TALENT ET REPUTATION

Vertu, talent, et réputation
Alloient faire ensemble un voyage.
Ils étoient bons amis, et l’étroit parentage
N’altéroit point leur union.
Quoique nous fassions même route,
Dit talent, il peut arriver
Qu’on s’égare. On le peut sans doute,
Dit vertu ; dans ce cas comment nous retrouver ?
Réputation dit : il faut donc que d’avance
Vous me donniez des signes assûrés,
Qui, si je vous perdois, me donnent connoissance,
À peu près pour le moins, des lieux où vous serez.
Soit, dit talent : partout où vous verrez
Du progrès dans les arts, du goût dans les ouvrages,
Proses ou vers marqués au bon coin,
Tableaux rians, sculpture enlevant les suffrages,
Cherchez-moi là ; je ne serai pas loin.
Moi, dit vertu, je serai moins facile
À retrouver, si l’on me perd.
Il ne faudra pas trop me chercher à la ville ;
Je serai bien plutôt cachée en un desert.
Mais cependant, où vous verrez paroître
Des riches bienfaisans par le pauvre attendris ;
Des amis empressés faisant gloire de l’être
Pour les amis que le sort a proscrits ;
De fideles époux ; des juges équitables ;
Des ministres zèlés ; des vainqueurs raisonnables,
Aimant le bien public et n’aimant que cela :
Demandez-moi moi ; je serai là :
Fort bien ; je ne puis m’y méprendre,
Répartit réputation :
À mon égard, il n’est qu’une précaution
Que je vous conseille de prendre.
Gardez-moi bien ; ayez attention
À ne me point perdre de vuë
Pour peu que vous m’eussiez perduë
Tous signes seroient superflus :
Qui me perd une fois, ne me retrouve plus.

 

 

LES GRACES

Les graces, bonnes sœurs, goûtoient les sentimens
De l’amitié la plus unie.
L’émulation d’agrémens
Entr’elles un beau jour sema la zizanie.
Chacune prétendit qu’elle plaisoit le plus ;
Qu’à ses yeux seuls les cœurs rendoient les armes,
Et que pour lui prêter des charmes,
Elle suffisoit à Venus.
Je n’en veux d’autre juge qu’elle,
Dit alors Euphrosine avec un ris jaloux.
Soûmettons-lui nos droits ; qu’elle nomme entre nous
La plus aimable et la plus belle :
Mais promettez, mes sœurs, de souscrire à l’arrêt.
Souscrivez-y vous-même, s’il vous plaît,
Lui répondit Thalie effarouchée
De la voir trop compter sur le gain du procès :
J’en vois d’ici la plus fâchée.
Allons, dit Aglaé ; voyons-en le succès.
On avertit Venus de ce nouveau caprice.

La déesse s’assit en son lit de justice,
S’embellissant encor du plaisir de songer
Qu’autrefois en même querelle
Elle s’étoit fait ajuger
La pomme duë à la plus belle.
Les graces paroissant devant ce tribunal,
S’inquiétent du soin de plaire :
Mais ce soin gâta leur affaire ;
Tout leur art leur tournoit à mal.
L’une fait la grimace en resserrant sa bouche ;
L’autre altere ses traits en faisant voir ses dents ;
L’autre tournoit ses yeux de tant de sens
Qu’elle en devenoit presque louche.
Qu’est-ceci, dit Venus ? Où sont donc vos appas ?
Est-ce donc vous qui marchiez sur mes traces ?
Allez, allez ; finissez vos débats,
Si vous voulez redevenir les graces ;
Et pour plaire, n’y songez pas.
N’y point songer ? C’est trop. Eh bien, n’y songez guère.
Je soûtiens sans exception,
Qu’on déplaît, dès qu’on veut trop plaire.
Nul agrément n’est né de l’affectation.

 

LE RENARD ET LE LION

L’homme, sans doute, envers l’homme son frere
Est tenu de sincérité :
Mais il faut souvent, pour bien faire,
Assaisonner la vérité.
Si le vrai prend dans notre bouche
Le ton impérieux, l’air hautain de leçon ;
L’amour propre s’en effarouche,
Il faut l’apprivoiser par un peu de façon.
Il faut par un humble artifice,
L’aider lui-même à se persuader.
Si vous voulez faire aimer la justice,
Inspirez là plutôt que de la commander.
Les rois sur tout veulent qu’on les menage ;
On doit les manier avec dextérité.
Sans cet art, l’avis le plus sage
Leur paroît une atteinte à leur autorité.
Fade flateur, pédant sévere
Le meilleur des deux ne vaut rien.
Qui sçait corriger sans déplaire
Est au but ; qu’il s’y tienne bien.
Ces égards nous sont dûs à tous tant que nous sommes ;
Car tout amour propre a ses droits.
Il faut ménager tous les hommes :
En fait d’orgueil tous les hommes sont rois.

Un renard poursuivi, faute d’un autre azile,
S’étoit sauvé dans l’antre d’un lion,
Le chasseur l’y laissa sans plus d’ambition ;
Violer la franchise eût été difficile.

Mais le renard épouvanté
Ne compta guère alors sur l’hospitalité.
Ça, dit le monarque farouche,
Sois le bien arrivé ; tu seras pour ma bouche.
À quelle sausse es-tu meilleur ? Dis-moi.
Je n’en sçais rien, dit le renard au roi ;
Mais, sire, ce discours et ce regard sévere
Me rappellent mon pauvre pere.
J’en pleure encor quand je pense à sa fin.
Un lapin fugitif lui demandoit azile ;
Mais mon pere trouva la priere incivile ;
Et poussé par le diable, il mangea le lapin.
Le lapin en mourant, reclama la colere
De Jupiter hospitalier ;
Et sur le champ mon pauvre pere
Fut enfumé dans son terrier.
Le lion s’en émût : et soit crainte, soit honte,
Soit pitié du renard, sa faim se ralentit.
Va t’en, dit-il, avec ton conte,
Tu m’as fait passer l’appetit.

 

LA BALEINE ET L’AMERIQUAIN

Sa majesté dame baleine
Sous son ample épaisseur faisant trembler les mers,
Croisoit la côte amériquaine ;
Elle occupe un arpent de la liquide plaine,
Et ses cris mugissans épouvantent les airs.
Quelle est ma grandeur, disoit-elle !
Les habitans des mers me sont assujettis :
Soit crainte, soit amour, mon peuple m’est fidele ;
Je le mange à mon choix, sans trouver un rebele ;
Je vais de pair avec Thétis.
Contentez-vous, messieurs les hommes
D’oser porter la guerre aux autres animaux.
Si vous êtes leurs rois, apprenez que nous sommes
Vos souverains, vous nos vassaux.
Dame baleine ainsi, de bravade en bravade,
Continuoit sa promenade.
Un céladon amériquain
Sur le rivage alors poursuivoit son Astrée ;
Il vouloit l’attendrir ; hélas ! C’étoit en vain ;
La belle pour tout prix de s’en voir adorée,
Ne lui rendoit que froideur, que dédain.
Quoi ! Dit-il ; toûjours insensible !
À quel prix donc vous mettez-vous ?
Parlez ; je ferai l’impossible.

Soit, lui dit-elle ; engageons-nous ;
Mais à condition, pour vous prendre à la lettre,
Qu’à mes pieds vous allez remettre
Ce monstre qui nous brave tous.

L’amant rêve, médite avant que de promettre ;
Puis trouvant ce qu’il a cherché,
À la clause, dit-il, il faut bien se soûmettre ;
Allons, c’est vous avoir encor à grand marché.

Il se munit de sa massuë,
De deux tampons de bois ; et voilà l’homme à l’eau.
Conduit par son espoir nouveau,
Des ses deux bras nerveux il fend la mer émuë,
Aborde la baleine, et sans civilité
Grimpe au dos de sa majesté.
De ses mugissemens elle fait trembler l’onde,
Non pas l’amant : en vain de ses nazeaux,
Comme rapides traits elle lance les eaux ;
Il prend son temps le mieux du monde :
De sa massuë il enfonce un tampon
Dans un nazeau, puis l’autre ; il vous la coule à fond :
Elle étouffe, et sur le rivage

Notre nouveau Bellérophon
Revient triomphant à la nage.
Les flots secondant son ardeur,
Poussent le monstre mort sur les pas du vainqueur.
C’est ainsi que périt la premiere baleine ;
Sa rodomontade fut vaine.
Le plus fort a son foible. Encor un autre point.
Les passions font tout en tous tant que nous sommes ;
Reglons-les seulement ; ne les étouffons point ;
Elles ont tout appris aux hommes.



LES ABEILLES

Il est bon d’user de clémence :
C’est le plus beau fleuron de la toute-puissance.
Dieux de la terre, aimez à pardonner,
Et ne foudroyez pas, s’il suffit de tonner.
Mais que votre bonté jamais ne se permette
D’ôter à la malice un salutaire effroi ;
Rarement convient-il que le prince se mette
Entre le coupable et la loi.
Souvent la clémence indiscrette
Est le malheur du peuple, et la honte du roi.
C’est par pitié qu’il faut être sévere.
Qui punit bien, a bien moins à punir.
Pour le présent, humeur trop débonnaire
Est cruauté pour l’avenir.
Muscan, roi d’un peuple d’abeilles,
Surnommé grand pour ses merveilles,
Fit dans tout son état publier un édit :
Maint motif élégamment dit
Préparoit la défense expresse
Qu’il faisoit à toute l’espéce
De toucher désormais aux fleurs de mauvais goût,

Attendu que le miel n’en valoit rien du tout :
Enjoint à ses portiers de refuser la porte
À tout contrevenant que l’odeur trahiroit.
La défense est de droit étroit ;
Point de grace en aucune sorte.
Fait en notre louvre emmiélé,
Tel an, tel jour depuis notre séance au trône,
Et du grand sceau de cire jaune
Le tout scellé, contre-scellé.
Le peuple ainsi lié par la loi souveraine,
Choisissoit bien ses mets ; ne touchoit qu’au jasmin,
À l’œillet, à la marjolaine ;
Dînoit le plus souvent de roses et de thin.
Vous les eussiez vûs tous savourer les fleuretes
Dont les jardins sont parfumés ;
Puis dans leurs utiles retraites
Ils revenoient tout embaumés.
Un jour pourtant une abeille imprudente,
Favorite du prince et presque en droit d’errer,
Ayant fait son repas d’une mauvaise plante,
Se présente à la ruche, et l’on vient la flairer.
Vous ne sentez pas bon. Qu’importe que je sente ?
L’ordre n’est pas pour moi, dit la contrevenante.
Les portiers là-dessus la laisserent rentrer :
Mais le prince en faisant sa ronde,
Sentit l’odeur coupable ; il appelle son monde,
Sur son trône de cire il s’assied gravement ;
Il interroge, il pese ; et puis l’affaire instruite ;

Muscan condamne également
Les portiers et la favorite.
Ah ! Sire, s’écria le peuple d’une voix,
Pardonnez-leur du moins pour la premiere fois.
Non, je n’accorde point votre aveugle demande,
Leur dit Muscan ; sçachez qu’un roi
Doit être esclave de sa loi,
Et qu’il doit obéïr à tout ce qu’il commande.
Ma rigueur est clémence, et de l’impunité
Prévient les suites redoutables.
Combien aurois-je un jour à punir de coupables
Que je sauve aujourd’hui par ma sévérité !

 

 

LE RAT TENANT TABLE

Il étoit un grenier vaste dépositaire
Des riches trésors de Cérès.
Un rat habitoit tout auprès,
Qui s’en crut le propriétaire.
Il avoit fait un trou, d’où quand bon lui sembloit ;
Il entroit dans son héritage.
C’étoit peu d’y manger ; le prodigue assembloit,
Les rats de tout le voisinage.
Il tenoit table ouverte en seigneur,
Où selon l’ordre, tout dîneur
Payoit son échot de loüange.
Est toûjours bien fêté celui chez qui l’on mange.
Le bon rat comptoit donc ses amis par ses doigts,
(car il prenoit pour siens les amis de sa table ; )
Chacun l’avoit juré cent fois ;
Voudroient-ils lui mentir ? Cela n’est pas croyable.
Mais cependant l’autre maître du grain,
Voyant que ces messieurs le menoient trop bon train,
Se résolut de le changer de place.
Le grénier fut vuidé du soir au lendemain.
Voilà mon rat à la besace.
Heureusement, dit-il, j’ai fait de bons amis.
Tout plein de cet espoir, chez eux il se transporte ;

Mais d’aucun il ne fut admis ;
Partout on lui ferma la porte.
Un seul rat, bon voisin, qu’il ne connut qu’alors,
Ouvrit la sienne, et le reçut en frere.
J’ai méprisé, dit-il, ton luxe et tes trésors ;
Mais je respecte ta misere :
Sois mon hôte ; j’ai peu ; ce peu nous suffira.
Je m’en fie à ma tempérance :
Mais insensé qui se fiera
À tout ami qu’amene l’abondance !
Il ne vient qu’avec elle ; avec elle il fuira.

 

L’ENFANT SANS SEXE

Il nâquit un enfant sans sexe ni demi,
Contraire de l’hermaphrodite.
Beautés, à cela près, et des graces parmi,
Pronostiquoient en lui le plus rare mérite.
Sur l’étonnante nouveauté
Plus d’un oracle est consulté :
Le cas vaut bien qu’Apollon y réponde.
Il dit donc que l’enfant croîtroit
Sans sexe et tel qu’il vint au monde ;
Mais qu’à vingt ans il choisiroit
D’être homme, ou femme, ou rien ; enfin ce qu’il voudroit.
L’enfant croît ; il est grand ; son esprit, sa prudence
Lui font bien-tôt une foule d’amis.
Tout sexe l’aime ; à tous secrets admis,
Dans son sein pleut la confidence.
Sur tout des tendres cœurs avocat consultant
En juge neutre il les entend ;
Regle au plus juste chaque affaire ;
Conseille, accommode les gens ;
Et sans exiger d’honoraire,
Arbitre entr’eux les frais et les dépens.
Pendant son exercice, il ne reçoit que plaintes,
Ne voit dans les cœurs des amans
Que caprices, qu’emportemens,
Qu’impatiens transports et dévorantes craintes ;
Les biens seulement en desirs ;
Chagrins réels sous l’ombre des plaisirs.

Le temps qui va son train amena la journée
Où le consultant doit opter.
Il marche en pompe au temple où doit s’éxécuter
De l’infaillible dieu la parole donnée.
Les hommes pour leurs intérêts
Le prioient de devenir femme ;
Il en avoit déja tous les attraits :
À quelque bagatelle près
Le ciel l’avoit designé dame.
L’autre sexe de son côté
Le supplioit d’être homme ; pourquoi ? Pour lui plaire ;
Et puis encor, de peur que sa beauté
Ne leur enlevât tout : chacun sçait son affaire.
L’anonime entre au temple, et le peuple à l’entour
Prête au choix qu’il va faire une oreille perplexe.
Dieux, laissez-moi, dit-il, tel que je vins au jour.
L’amitié me suffit. En me donnant un sexe,
Ne m’exposez point à l’amour.
Cette priere fut sage autant qu’imprévûë.
Les sexes sont sans doute établis à propos :
Mais en cela la nature eût en vûë
Ses intérêts plus que notre repos.

 


L’HOROSCOPE DU LION

Les grands sont friands d’horoscope ;
Ils pensent que leur sort est écrit dans les cieux,
Et que rien de nouveau ne s’offre au télescope,
Qu’ils ne s’en trouvent pis ou mieux.
Soleil, étoiles et planetes,
Tout parle d’eux. Petits, n’allons pas nous troubler
Du noir présage des cometes ;
Les princes ont l’orguëil d’en vouloir seuls trembler.
Un lion souverain d’Afrique
Voulut un jour sçavoir son avenir.
Sa cour ne lui pouvoit fournir
Aucun maître en cette rubrique.
De certain astrologue un singe domestique
Promet la chose, et part pour la tenir.
À tout hazard il vole un papier à son maître ;
C’est un horoscope ; il suffit.
Il l’apporte au lion ; on le prend, on le lit.
Que croyez-vous que le lion doive être ?
Esclave, et puis comédien.
L’auriez-vous deviné ? Quoi, traître, oses-tu bien
M’anoncer ce destin, dit le prince au prophéte ?
Tu n’es qu’un ignorant. Sire, je le souhaite,
Dit le singe tremblant. Mais toi,
Sçais-tu ton sort, reprit le roi ?
Voyons ; dirois-tu bien ce qu’il te reste à vivre ?
La griffe étoit ouverte, et le singe à genoux.
Sire, dit-il, j’ai lû dans le céleste livre
Que je devois mourir au même instant que vous.
Ce tour adroit répara l’imprudence.
Le lion superstitieux
Ferma la griffe et retint sa vengeance.
L’amour propre fit encor mieux ;
Il baptisa sa crainte de clémence.
Nos actions parfois ont un air de vertus :
Qu’on les creuse ; c’est un vice ou foiblesse, et rien plus.
Que deviendra la prophétie ?
Écoutez. Le lion arrêté dans des rets
Est pris, enchainé, puis après
Apprivoisé. Son maître en veut gagner sa vie.
Ils partent. Avec eux notre singe devin
Part aussi bien instruit des tours de fagotin.
Par les foires on les promene ;
Par tout nos deux acteurs établissent leur scene,
L’un sérieux, l’autre badin ;
C’est Lelio, c’est Arlequin :

Un seul de ces deux en vaut quatre.
Le monde court en foule à ce nouveau théâtre ;
Chacun les voulut voir. Or le jeu du lion
Étoit de ne le plus paroître,
D’être doux, complaisant et docile à son maître ;
Il jouoit la soumission.

De sa queuë il lui faisoit fête ;
De sa patte le caressoit ;
Souffroit que dans sa gueule il enfonçât la tête ;
Le spectateur en frémissoit.
Le singe d’autre part fait sur son camarade
Cent jolis tours, mainte gambade ;
Monte à cheval sur lui, le mene à son desir :
Le spectacle à la fois faisoit peur et plaisir.
Dom Bertrand applaudi, pour l’être davantage,
S’avise un jour d’un tour de son métier :
Et pour imiter l’homme, osant trop se fier
À la docilité de l’animal sauvage,
Va dans la gueule du lion
Fourer sa tête. Une telle action
Surprend le lion et l’irrite :
Il redevient féroce, et sans attention
À sa mort autrefois prédite,
Il étrangla Bertrand pour l’indiscrétion.
Mais punissant la faute, il en fit une extrême ;
Du colier de Bertrand il s’étrangla lui-même.

C’est ainsi qu’on vit s’achever
Le destin du lion, prononcé pour un homme ;
Jusqu’au tour dont le singe usa pour se sauver,
Tout s’accomplit, tout se consomme,
Qu’après cela l’on prenne le parti
D’un art aveugle et qui n’a point de guide :
Maître hazard s’est par fois diverti
À le justifier ! Mais quoiqu’il en décide,
L’astrologue a toujours menti.

 

 

LE PRESENT ET L’AVENIR

Autrefois deux marchands de nouvelle fabrique,
Seigneur présent et seigneur avenir,
Chez les mortels vinrent ouvrir boutique.
C’est une époque à retenir.
Ils se logent l’un près de l’autre ;
Présent dans un lieu fort étroit,
Avenir en grand air. L’un naïf, l’autre adroit,
Crioient à tous passans : messieurs, voyez du notre.
Présent avoit beau dire : arrêtez, alte-là ;
Regardez-moi bien ; me voilà :
Oüi je suis le présent ; venez j’ai votre affaire ;
C’est ici qu’est votre vrai bien :
Mon voisin vous appelle. Hélas ! Qu’iriez-vous faire ?
Il promettra beaucoup ; et ne donnera rien.
Avenir près de là, sur un théâtre vaste
Où brilloit l’adresse et le faste,
Ici, messieurs, s’écrioit-il ;
C’est moi qui de vos jours ai débrouillé le fil ;
Je prédis tout ce qui doit être,
Et plus encor. J’ai de tout ; désirez.
Quel bien voulez-vous voir paroître ;
Vous n’avez qu’à dire, montrez.
Je console d’un mal ; je fais mieux, et d’avance
À sa place je mets un bien,
C’est moi seul qui vends l’espérance ;
Que dis-je ? Je la vends ; je la donne pour rien
Prenez, messieurs, voilà des trésors, de la gloire,
Des plaisirs purs ; jamais les avez-vous goûtés ?
Non : patience, il faut m’en croire ;
Il vous en vient, et des mieux apprêtés.
Mais voulez-vous encor une preuve meilleure.
De mon habileté, de mes droits absolus ?
Présent vous étourdit de ses cris superflus :
Vous l’allez voir disparoître sur l’heure ;
Tenez : vous le voyez ; vous ne le voyez plus.
Prodige ! Il disparut pour tous tant que nous sommes ;
Et le fourbe avenir amusa seul les hommes.


LE BERGER ET LES ECHOS

On nous croiroit gens à réflexions :
Mais nous disons beaucoup et nous ne pensons guères :
Bien rarement de nos décisions
Sommes-nous les propriétaires.
Nous répetons de bouche ou par écrit,
Ce que d’autres ont dit et souvent après d’autres.
Pure mémoire érigée en esprit ;
Jugemens étrangers que nous donnons pour nôtres.
Un seul homme a jugé : bien-tôt mille jaseurs
Adoptent son avis comme loi souveraine ;
Et ce torrent de rediseurs
Grossit si fort qu’il nous entraîne.
C’est trop s’abandoner à la pluralité,
Race imbécille que nous sommes,
Ce n’est pas là que git la vraie autorité.
Pour garants de la vérité,
Comptons les raisons, non les hommes.
Nommé par son hameau pour décider d’un prix,
Titire en un vallon bordé de mainte roche,
Rêvoit seul, méditoit un arrêt sans reproche.
Ciel, daigne m’instruire, et me dis
Lequel chante le mieux de Silvandre ou d’Atis,
S’écrioit-il. L’echo de proche en proche,
Cent fois répete, Atis. Atis chante le mieux !
Dit le berger surpris. Les echos de redire,
Le mieux, le mieux, le mieux. C’est assez, dit Titire ;
Ce suffrage est victorieux.
Il retourne au hameau. ça, dit-il, je puis rendre
Entre nos deux rivaux un jugement certain.
Atis chante mieux que Silvandre ;
Tout le dit d’une voix dans le vallon prochain.
Nous décidons ainsi, crédules que nous sommes
Que d’echos comptés pour des hommes !

 


POISSONS ET LE FEU D’ARTIF.

Sur la riviere à la fin d’un beau jour,
On tiroit un feu d’artifice.
C’est en vain que la nuit croit regner à son tour,
Du soleil endormi Vulcain faisoit l’office ;
Mille jeux de son art, malgré Phoebus absent,
Firent voir le jour renaissant.
Au bruit soudain, tout le peuple aquatique
S’effraye au fonds de son manoir ;
L’air tonant, embrasé, trouble la république
Ils n’osoient entendre ni voir.
Malgré cette premiere transe,
L’onde les rassuroit un peu ;
Car, où seroit la vraisemblance
Que le monde poisson dût périr par le feu ?
Ils ne sont pas long-tems à le trouver possible.
La vraisemblance arrive ; et mille serpentaux,
Vrais foudres à leurs yeux, perçant le sein des eaux
Leur portent de la mort la menace terrible.
Ah ! S’écrierent-ils, le monde va finir.
Chacun déja songe à sa conscience.
Nous le méritons bien ; le ciel veut nous punir,

Dit un brochet : perfide engence,
Sans cesse ici nous nous mangeons ;
Moi, mes enfans ; vous, les goujons ;
Et les goujons quelqu’autre espéce.
Malheur aux plus petits : c’est le dîné des gros,
J’en dis ma coulpe, et le remords me presse ;
Nous avons allumé les célestes carreaux.
Retire ta main vangeresse,
Jupiter ; fais-nous grace, et nous te promettons
De n’être plus inhumains ni gloutons.
Le feu cessa pendant la répentance ;
La peur s’évanouit, et l’appétit revint.
Chacun alors ne se souvint
Que d’aller chercher sa pitance.
Leur vœu d’humanité souffrit bien du déchet.
Le brochet pénitent déjeuna d’un brochet.

 

 

LE VALET ET L’ECOLIER

Martin servoit un financier.
Un jeune étudiant étoit le fils du maître ;
Et le valet et l’ecolier
Étoient amis autant qu’on le peut être.
Parfois ensemble ils raisonnoient :
De quoi ? Des maîtres et des peres.
Sur le tapis sans cesse ils les tenoient.
Les maîtres sont de vrais corsaires,
Disoit Martin ; jamais aucun égard pour nous ;
Aucune humanité : pensent-ils que nous sommes
Des chiens, et qu’eux seuls ils sont hommes ?
Des travaux accablans, des menaces, des coups,
Cela nous vient plus souvent que nos gages.
Quelle maudite engeance ! Eh ! Mon pauvre Martin,
Les peres sont-ils moins sauvages ?
Disoit l’étudiant. Reprimandes sans fin,
Importune morale, ennuyeux verbiages :
Fous qu’ils sont du soir au matin,
Ils voudroient nous voir toûjours sages.
Forçant nos inclinations,
Veut-on être d’épée ? Ils nous veulent de robe :
Quelque penchant qu’on ait il faut qu’on s’y dérobe,
Pour céder à leurs visions.

Non, il n’est point d’espéce plus mauvaise
Que l’espéce de pere, insiste l’ecolier.
Et Martin soûtenant sa thése,
Pour les maîtres veut parier.
Aussi long-tems qu’ensemble ils demeurerent,
Ce fut leur unique entretien.
Mais enfin ils se séparerent ;
Chacun fit route à part. Martin acquit du bien,
D’emplois en emplois fit si bien
Qu’il devint financier lui-même ;
Eut des maisons ; que dis-je ? Eut des palais ;
Table exquise et d’un luxe extrême,
Grand équipage, et peuple de valets.
L’ecolier d’autre part hérite de son pere ;
Augmente encor ses biens ; prend femme ; a des enfans
Le temps coule ; ils sont déja grands :
Martin devenu riche, il le fit son compere :
Aussi bons amis qu’autrefois ;
Ils raisonnoient encor. Quelle étoit leur matiere ?
Les valets, les enfans. ô la pésante croix,
Dit monsieur de la martiniere,
(car le nom de Martin étoit cru de trois doigts ; )
Quel fardeau que des domestiques !
Paresseux, ne craignant ni menaces, ni coups,
Voleurs, traîtres, menteurs, et médisans iniques,
Ils mangent notre pain et se mocquent de nous.
Ah ! Dit le pere de famille,
Parlez-moi des enfans ; voilà le vrai chagrin.
Ils ne valent tous rien, autant garçon que fille ;
L’une est une coquette, et l’autre un libertin.
Nul respect, nulle obéïssance ;
Nous nous tuons pour eux, point de reconnoissance.
Quand mourra-t-il ? Ils attendent l’instant ;
Et se trouvent alors débarassés d’autant.
Ces gens eussent mieux fait peut-être
De n’accuser que l’homme, et non point les états :
Il n’est bon valet ni bon maître,
Bon pere, ni bon fils ; mauvais dans tous les cas ;
Il suit la passion, l’intérêt, le caprice ;
Ne laisse à la raison aucune autorité :
Et semblable à lui-même en sa diversité,
C’est toûjours égale injustice.

 

 

LE CHASSEUR ET LES ELEPHANS

Parmi les animaux l’éléphant est un sage.
Il sçait philosopher, penser profondément.
En doute-t-on ? Voici le témoignage
De son profond raisonnement.
Jadis certain marchand d’yvoire,
Pour amasser de ces os précieux
S’en alloit avant la nuit noire
Se mettre à l’affut dans les lieux
Où les éléphans venoient boire.
Là, d’un arbre élevé notre chasseur lançoit
Sans relâche fléche sur fléche :
Quelqu’une entre autres faisoit bréche,
Et quelque éléphant trépassoit.
Quand le jour éloignoit la troupe éléphantine,
L’homme héritoit des dents du mort.
C’est sur ce gain que rouloit sa cuisine ;
Et chaque soir il tentoit même sort.
Une fois donc qu’il attendoit sa proye,
Grand nombre d’éléphans de loin se firent voir.
Cet objet fut d’abord sa joye ;
Bien-tôt ce fut son désespoir.
Avec une clameur tonnante
Tout ce peuple colosse accourut à l’archer,
Environne son arbre, où saisi d’épouvante
Il maudit mille fois ce qu’il venoit chercher.

Le chef des élephans, d’un seul coup de sa trompe,
Met l’arbre et le chasseur à bas ;
Prend l’homme sur son dos, le mene en grande pompe
Sur une ample colline où l’yvoire est à tas.
Tien, lui dit-il, c’est notre cimetiére ;
Voilà des dents pour toi, pour tes voisins :
Romps ta machine meurtriere,
Et va remplir tes magazins.
Tu ne cherchois qu’à nous détruire ;
Au lieu de te détruire aussi,
Nous t’ôtons seulement l’intérêt de nous nuire.
Le sage doit tâcher de se vanger ainsi.

 

 

LA RAVE

Un jardinier trouvant une rave fort grosse,
Entre les raves vrai colosse,
Dans sa surprise va songer
Qu’il en doit faire hommage au roi de la province.
Tout de ce pas il court offrir au prince
Le phénomene potager.
Sire, pardon de la licence ;
Cette rave, dit-il, est cruë en mon jardin ;
Et j’avions de vous voir si grande impatience
Que j’ons pris, comme on dit, l’occasion au crin.
Je sçavons bien que ce n’est pas grand’chose ;
Mais je sçavons aussi que votre majesté
En revanche a de la bonté :
Si je vous l’offrons, c’est à cause
Qu’elle vous appartient par droit de rareté :
Telle rave, tel roi. Dieu vous doit la santé.
Du bon manant telle fut la harangue.
Le roi prit plaisir à sa langue ;
À son zèle encor plus : il reçut le présent.
Mais c’étoit peu de l’accueil complaisant ;
La royale magnificence
Prisa la rave cent louis ;
Et le manant, les yeux tout éblouis,
Retourne à son village étaler sa chevance.
Eh quoi ! Dit son seigneur surpris,
Payer cent louis une rave !
Vertubleu, le prince est un brave.

Ma fortune est faite à ce prix.
Il vous monte à l’instant sur un coursier d’Espagne,
Beau, bienfait, et qui sur les vents
Prenoit quelquefois les devants :
Comme un rapide trait il franchit la campagne.
On arrive au palais du roi
À qui le seigneur court offrir son palefroi.
Certes le don est superbe, il m’étonne,
Lui dit alors sa majesté :
Mais je me picque un peu de générosité :
Qu’on m’apporte ma rave. On l’apporte ; il la donne.
Tenez, dit-il ; ainsi que le cheval
Dans son genre elle est des plus rares.
Il fit bien de punir le présent déloyal.
Le monde est plein de ces donneurs avares.

 

 

LE BONNET

C’est pour notre repos que les cœurs sont cachés :
Jouissons de notre ignorance.
Nous serions tous bien empêchés,
Si l’on nous parloit comme on pense.
Certaine fée un jour étoit souris.
C’étoit la fatale journée
Où l’ordre de la destinée
Lui faisoit prendre l’habit gris.
Un chat qui la guétoit alloit croquer la fée.
Certain homme le vit : soit caprice ou pitié
Il court après le chat, lui fait manquer sa proye.
Au diable le matou l’envoie ;
Mais aussi la souris le prit en amitié.
Le lendemain elle apparut à l’homme,
Non plus souris, mais déesse ; autant vaut,
Tu m’as sauvé le jour, commence-t-elle, il faut
Te payer du bienfait : le mieux, c’est le plûtôt.
De Doucette, car c’est ainsi que l’on me nomme,
Cœur ingrat n’est point le défaut.
Demande donc, et souhaite à ton aise ;
Je puis tout ; tu n’as qu’à parler.

Eh bien, dit l’homme, qu’il vous plaise,
M’ouvrir les cœurs, me révéler
Tout ce que les gens ont dans l’ame.
Soit, j’y consens, lui dit la dame.
Tu n’as qu’à prendre ce bonnet :
Il est fée, et tu vas voir les gens à souhait.
Ils ne te diront plus ce qu’ils croiront te dire ;
Mais bien tout ce qu’ils penseront.
Tu les verras tels qu’ils seront.
Grand bien te fasse ; adieu, je me retire.
Voilà bien-tôt notre homme et son bonnet
Parlant aux gens. J’en aurai le cœur net,
Se disoit-il ; je verrai ce qu’on pense.
C’est par sa femme qu’il commence.
Le bonnet de joüer son jeu.
Que je te hais, dit-elle en embrassant le sire !
(contraste assez plaisant du faire avec le dire) :
Oüi, je te hais, et non pas pour un peu ;
Sur tout depuis que j’aime Alcandre.
Ah ! Que la mort tarde à me rendre
Le service de t’emporter !
Pour peu qu’elle me fasse attendre,
Je n’y pourrai plus résister :
Mon amant presse ; il faudra bien se rendre :
(le tout en le flattant ; c’est ce qu’il faut noter.)
La bonne épouse ainsi connuë,
Le pere parle à ses enfans.
En dépit d’eux leur bouche est ingénuë :
Ils attendent ses biens qu’il garde trop long-tems.
Ainsi l’homme au bonnet s’en va de gens en gens
Tirer des cœurs les secrettes pensées ;
Ne trouve en ses amis qu’ames intéressées ;
Ingrats et mauvais cœurs sous dehors obligeans.

Va-t-il rendre quelque visite ?
En lui serrant la main, on l’appelle importun.
D’une parole qu’il a dite,
Quelqu’un veut le loüer : ce quelqu’un hypocrite
Dit qu’il n’a pas le sens commun :
À chaque instant mille dégoûts pour un :
Rien ne le flatte ; tout l’irrite :
Tant et tant, que notre homme excédé de chagrins
Jette enfin son bonnet par-dessus les moulins.
Le cherche qui voudra. Quant à moi, je le quitte.


LE LYS ET SON REJETTON

Au roi.
Un lys majestueux, la gloire des vallées,
Après un regne florissant,
Touche enfin à son terme, et les fleurs désolées,
Regrettoient leur roi périssant.
Il voit un jeune lys, tendre espoir de sa tige :
J’ai regné, lui dit-il, mon fils, regne à ton tour.
De ces champs que ma chute afflige
Deviens et la gloire et l’amour :
Rends grace au soleil qui t’éleve,
Comme je le bénis dans le temps qu’il m’abat :
Que sa douce influence acheve
De te donner ta force et ton éclat.
Attire dans ton sein l’abeille diligente,
Et croissant sous le plus beau ciel,
De ta substance bienfaisante
Aide-là chaque jour à composer son miel
Prince, que ces leçons reglent votre carriere,
Reste tant de lys à nos yeux abbattus,

Rassemblez-en la splendeur toute entiere ;
Offrez mille sujets aux enfans de Phébus ;
Croissez de vertus en vertus,
Nous attendons notre matiere.

 

 

PROLOGUE

Du juste et de l’injuste avons nous quelque idée ?
Où sont-ce-là des mots vuides de sens ?
Interrogeons un homme à ses derniers instans ;
La question est décidée.
Alors la vérité lui défille les yeux :
Il voit au flambeau qui l’éclaire,
Et ce qu’il a dû fuir, et ce qu’il a dû faire ;
Il découvre le mal et le bien et le mieux.
Dans sa conscience confuse
S’éleve un tribunal vengeur de son devoir,
Où lui-même il s’appelle, où lui-même il s’accuse,
Et se juge sans le vouloir ;
Ces vains argumens dont s’abuse
Le coupable en pleine santé,
Lui-même en mourant les recuse,
Amerement surpris de sa crédulité.
Éloignés de ses yeux la mort qui le menace ;

Tous ses doutes vont revenir.
La passion renaît, et le devoir s’efface.
Il ne voudra plus convenir
Qu’il en soit un ; et cette erreur subtile
Le rend tout à la fois et coupable et tranquile.


A MR LE DUC DE NOAILLES

Des trésors de l’état, vigilant oeconome,
Qui loin d’enterrer l’or, comme un avare gnome,
Voudrois qu’il pût servir par un prudent emploi ;
Tout aux peuples et tout au roi.
Pour le succès que ton esprit médite,
Que d’obstacles à surmonter ?
Un autre t’en plaindroit ; mais je t’en félicite ;
Ta gloire à moins ne pouvoit éclater.

Qu’aurois-tu fait dans des tems trop faciles
De ce génie actif et pénétrant,
Courageux, inventeur de ressources fertiles
Et fait tout exprès pour le grand !
On n’en auroit connu que la moindre partie ;
Le reste sans emploi n’eût pû se soupçonner ;
Au travers de ta modestie
Il l’auroit fallu deviner.
Mais, maint obstacle opiniâtre
T’exerce aujourd’hui tout entier ;
C’est le nœud gordien qu’il te faut délier,
Et ton mérite a trouvé son théâtre.
La France a déja vû ton courage guerrier ;
À présent, c’est une autre affaire ;
Il est besoin d’y marier
Le courage du ministere.
Courage de sang froid, courage patient ;
Bien différent de l’autre et de beaucoup plus rare,
Pesant toûjours un inconvénient
Avec le succès qu’il prépare ;
Content de vaincre lentement,
Dans l’utile cherchant sa gloire,
Ne voulant de laurier pour prix de sa victoire,
Que le bonheur public fondé solidement,
Voilà les traits du sage, et c’est là l’ornement
Dont je te crois responsable à l’histoire.
Sçavoir dans les combats faire parler de soi ;
Donner à tout un camp et l’exemple et la loi,

Noailles, c’est bien fait ; il faut que l’on renomme,
Ceux qui de tout leur sang, osent servir leur roi :
Mais, n’être qu’un héros, bagatelle pour toi :
Tu dois à la France un grand homme.


LE HAZARD MEDECIN

C’est un disciple d’Hypocrate ;
On conclut, c’est un assassin.
Et moi, je parle ici, mais d’un peu vieille datte ;
D’un assassin, par hazard médecin.
Il guérit son sujet, sans grec et sans latin,
Et la cure fût délicate.
Vîte, au fait, monsieur le conteur ;
Eh bien, au fait : le voici cher lecteur.
Un spadassin devoit de l’argent à son hôte
Qui sans aucun délai veut avoir cet argent ;
Injure à qui n’a rien : aussi pour cette faute,
Le spadassin ne fût pas indulgent.
Le voilà d’abord l’épée haute
Qui d’un coup décisif payant son créancier,
Le frappe à côté d’une côte ;
Le croit mort, et s’enfuit : le blessé de crier,
On vient ; mais de cette avanture,
Loin de se plaindre, on vante le succès.
Le fer n’a fait que crever un abcès,
Qui se vuide par l’ouverture.
D’autre côté, l’assassin n’est pas loin,
Qu’on l’arrête et qu’on vous le traîne
Dans la prison la plus prochaine.

Le fer encor sanglant étoit un sûr témoin.
Aussi loin de nier la chose
Je ne m’en repens point ; est-il mort, ce marault,
Demande effrontement l’assassin au prevôt ?
Non, et de sa santé vous êtes même cause,
Vous l’avez guéri d’un abcès
Que le pauvre homme avoit dans la poitrine.
Donnez-moi donc, dit-il pour ce succès
Mes licences en médecine,
Non, répondit le juge au coupable effronté :
Laisse au vrai maître l’art, l’honneur de cette cure ;
Au hazard. C’est à lui qu’appartient la fourure
Du doyen de la faculté !


LE JOUR MALHEUREUX

Oui, de la pâte dont nous sommes,
Nous avons tous nos défauts même grands :
Qu’on me donne les plus grands hommes ;
Par quelque endroit, ce sont de vrais enfans.
On voit en même tête et foiblesse et courage ;
Petitesse et force d’esprit :
Plein de haut et de bas, ou le fou tient au sage.
De vice et de vertu l’homme est un alliage ;
Et que pour tous ceci soit dit ;
Ma fable en est un témoignage.
Il étoit un héros, un Pompée, un César,
Ou si vous l’aimez mieux, un nouvel Alexandre,
Qui sembloit enchaîner la victoire à son char ;
Pour qui c’étoit tout un que vaincre et
Qu’entreprendre ;
En un mot qui ne craignoit rien,
Hors certain jour de la semaine.
Quel jour ? Je ne le sçais pas bien ;
Mais qu’importe ? Ce n’est la peine
De le chercher ; l’un ou l’autre est égal ;
Il suffit qu’aux guerriers, il croit ce jour fatal.
Ne pensez pas qu’alors il tentât la victoire ;
Il étoit sûr d’être battu,
Le pauvre homme prenoit pour garand de sa gloire
L’étoile et non pas sa vertu,
Ce jour là cependant trouvant sur son passage,
Les ennemis mal postés, peu nombreux ;
Profitez de votre avantage,
Dit un ami, fondez sur eux,
Vous les tenez : êtes-vous sage !
Repondit le héros, c’est un jour malheureux !

Nous les battrons demain. Quoi demain ! Quand la force
Par vingt secours reçus sera de leur côté !
Tant mieux, à ma valeur le danger sert d’amorce ;
Nous les battrons demain ; le sort en est jetté.

L’ami s’obstine et lui fait honte,
Du délai superstitieux ;
Quoi donc, ce sont les jours qui sont victorieux,
Et non pas vous ! Belle gloire à ce compte ?
J’en rabats bien : ainsi piqué d’honneur,
Pour un moment le héros se surmonte,
Attaque l’ennemi, qui payant de valeur,
Fait renaître bien-tôt en celui qui l’affronte,
Ce vain vain fantôme de malheur,
Tant de résistance l’étonne.
Falloit-il combattre aujourd’hui,
Dit-il, il se confond et croit voir en personne
Le destin irrité décidant contre lui.
Il décide en effet, son trouble,
Qui d’instant en instant redouble,
Des ennemis sert si bien les exploits,
Qu’il est enfin bâtu pour la premiere fois.
Ah ! Dit-il, falloit-il t’en croire ?
Funeste ami, ce jour me coutera ma gloire,
Je le sçavois trop bien qu’il étoit malheureux.
S’il l’étoit, dit l’ami, ce camp si peu nombreux
Auroit-il gagné la victoire ?



LE CHIEN ET L’ASNE

Martin, grave baudet, et l’agile Miraut,
En même endroit s’en alloient pour affaire.
L’un marchoit d’un pas de commere,
L’autre faisoit une toise d’un saut.
Ce n’étoit moyen d’aller même carriere :
Mais sautant en avant, puis autant en arriere,
Le lévrier leger s’éloignoit du lourdaut,
Et le rejoignoit aussi-tôt,
Marchant ainsi de compagnie,
Ils traversent tous deux mainte longue prairie ;
Ils passent monts et bois, fatiguans pour Martin.
Miraut, comme j’ai dit, faisant triple chemin ;
Et de l’agilité dont il faisoit parade,
Divertissant son camarade.
Enfin, tant fût troté, caracolé, sauté
Qu’avant que d’arriver au gîte,
Le haletant Miraut resta sur le côté.
Martin arriva seul, n’alla-t-il pas plus vîte ?
Allez à votre bût l’allure de Martin ;
N’imitez pas Miraut qui se tue en chemin.


LE VOLEUR ET APOLLON

Un scélérat un jour trouvant sa belle,
Ayant guêté longtems sur l’autel d’Apollon,
Coupes et vases d’or, de la sainte vaisselle,
S’avisa de se faire un don :
Prenons ceci, dit-il, nous en battrons monnoie ;
Le dieu s’en passera plus aisément que moi ;
Je suis pauvre, il est riche ; il vit la haut en roi,
Tandis qu’ici j’ai disette de joie ;
Il faut m’en acheter, et voici bien de quoi.
Aurois-je peur qu’il ne chômât d’offrande ?
Il demeuble l’autel en raisonnant ainsi :
Puis ; s’échappe disant, seigneur Dieu, gram-merci :
Vous êtes bon, que le ciel vous le rende.
Chargé de ce butin nouveau,
Le voleur fuit, gagne la plaine,
Courant toûjours, tant que sous le fardeau,
Il succombe, s’arrête, et pour reprendre haleine,
S’endort au pied d’un mur, reste d’un vieux château.
Apollon lui paroît en songe ;
Au plus pressant péril je viens te dérober ;
Reveille-toi, fuis, ce n’est point mensonge ;
Fuis vîte, ce mur va tomber.

Le voleur s’éveillant quitte aussi-tôt la place ;
C’est le plus sûr, tel se mocque des dieux,
Qu’on voit à la moindre menace
Devenir superstitieux.
Le mur tombe pourtant. ô la bonne fortune !
Dit le larron, j’étois du moins estropié.
Voilà mon vol ratifié !
Les dieux sont bonnes gens, ils n’ont point de rancune.
Avec ces beaux pensers, poursuivant son chemin,
Il alloit traverser une forêt obscure.
Échappe encor à ton destin,
Lui dit la voix du songe, ici ta mort est sûre.
Si tu passes dans la forêt,
Un essain de voleurs épiant la capture
À t’assassiner est tout prêt.
Le mur tombé, cautionoit l’augure.
Le larron passe ailleurs en maudissant vingt fois
Ces barbares tyrans des bois,
Qui sans humanité, sans aucune justice,
Font litiére du bien d’autrui.
Les gens sont bien méchans ! Comme va la police !
On ne sçauroit voyager aujourd’hui :
La police pourtant fut trop bonne pour lui.
Des archers le cherchoient et ces détours le menent
Tomber tout droit entre leurs mains.
Ils vous le garotent, l’entraînent ;
Il étoit tout jugé, saisi des vases saints ;
Son supplice expia le larcin sacrilége.
Ainsi la clémence des dieux,
Pour l’impie obstiné, n’est bien souvent qu’un piége.
S’ils sauvent un méchant, c’est pour le perdre mieux.


LE BASILIC ET LE DRAGON

Mes vers ont déja fait quelques leçons aux rois ;
Mais il est bon pour l’importance
D’y revenir plus d’une fois.
Leurs mœurs sur nous n’ont que trop d’influence ;
Elles ont la force des loix.
Selon qu’ils sçavent se conduire,
Nous nous trouvons ou mal ou bien.
C’est à la fable à les instruire ;
La vérité sans art irrite et n’y fait rien ;
Il faut les servir sans se nuire.
Un jour le roi serpent mourut.
La couronne étoit élective.
Il fallut pourvoir au salut
De la république plaintive.
Pour cet effet le sénat serpentin,
Convoqua chaque palatin,
Deux prétendans aspiroient à l’empire :
Le prince basilic et le prince dragon.
On les entend tous deux, car avant que d’élir
On vouloit consulter le droit et la raison.

Le prince basilic disoit que la nature
L’avoit désigné roi, qu’il naissoit couronné,
Que ses regards au loin portoient une mort sûre,
Marque encor qu’à regner il étoit destiné.
Qu’il ne rampoit jamais, nouvelle bienséance
Nécessaire à la dignité.
Enfin qu’il étoit fait pour être majesté.
Et qu’il s’étonne qu’on balance.
Son discours finissoit par-là :
Le dragon à son tour traita de bagatelles
Les raisons que l’autre étala.
Il est né couronné : mais qu’est-ce que cela ?
Un ornement, il faut des qualités réelles.
Ses yeux portent au loin des atteintes mortelles ;
Tant pis, que feriez-vous d’un cruel Attila ?
Il ne rampe jamais, mais en va-t-il plus vîte ?
Un vil terrier en est-il moins son gîte ?
Quant à moi, messieurs, me voilà.
Vous voyez de mes yeux les vives étincelles ;
Mais contens d’effrayer ils n’ont point de venin :
Vous connoissez ma force et mon courage, enfin
Je sçai veiller, j’ai des pieds et des aîles,
Et de plus pour oüir l’organe le plus fin.
J’ai dit : seigneurs serpens, c’est à votre prudence
À voir qui de nous deux doit vous donner la loi.
Le dragon d’une voix eût la toute-puissance,
Le prince basilic s’en plaignit fort : mais quoi,
La couronne fait-elle un roi ?
Non ; c’est talent, courage et vigilance.

 

LES FOUS

Hostes forcés d’un hôpital,
Une folle et trois fous vivoient de compagnie ;
Ils n’étoient point à part ; telle étoit leur folie
Qu’il n’en pouvoit entr’eux arriver aucun mal.
La folle bossue et boiteusse,
Mais se trouvant à cela près
Bonne provision d’attraits,
Déploroit son destin : princesse malheureuse,
Le fils d’un roi l’aimoit, mais le pere tyran,
Troubloit cette flâme amoureuse :
Captive depuis plus d’un an,
Elle ne sçavoit où ni quand
Revoir le seul objet dont elle est désireuse.
Un des trois fous, soldat estropié,
Chevalier errant de manie,
Prenoit la princesse en pitié,
Consolez-vous, dit-il, belle briolanie :
Pour reparer les torts je suis né, dieu merci.
Envain un enchanteur me tient captif ici ;
Les charmes n’ont qu’un terme, après ma délivrance,
Je vous promets le trône et votre amant.
Vous avoir pû servir sera ma récompense,
Foudre, éclairs, hâtez-vous, rompez l’enchantement,
Marquez ce bienheureux moment.
L’autre fou, soi disant grand chantre et grand poëte,
Quoiqu’il ne béguayât qu’un mauvais bas bréton,
Comptant l’affaire déja faite,
S’apprête à la chanter du plus sublime ton.
En vain Phoebus, jaloux de son génie,
Le retient là, pensant qu’il y croupit ;
Il veut qu’en ce grand jour, ses vers, son harmonie,
Le fassent crever de dépit.
Bon, mes enfans, courage, un peu de patience,
Disoit le troisiéme insensé !
Quoique je sois aveugle de naissance,
Je vois tout l’avenir clair comme le passé :
Jupiter ici me renferme,
De crainte que je n’aille éventer ses secrets ;
Mais malgré lui je vois le terme
De vos maux et des miens ; j’en dis trop, je me tais.
L’assortiment d’extravagance
Faisoit vivre ces fous de bonne intelligence ;
On enferme avec eux un homme mieux timbré,
Mais coupable pourtant d’un meurtre de vengeance
Qui du nom de folie avoit été plâtré,
Il contredit nos fous, se met en fantaisie
De les tirer d’erreur, dit à chacun son mot ;
Au bas-breton poëte, au nouveau tyresie,
À l’infante boiteuse, à l’amadis manchot.
Ils étoient fous, et lui, le sot.
En les contredisant, bien-tôt il se fit battre ;
Et toûjours bien, seul contre quatre.
Pour couper court aux injures, aux coups,
On resserra le sage et l’on laissa les fous
Vivre ensemble à leur ordinaire.
La paix renaît ; on ne pouvoit mieux faire,
N’est-ce pas le portrait de la société ?
Tout n’est qu’erreur, chacun a sa folie ;
Mais quoi ! L’une à l’autre se lie ;
Le monde va son train et rien n’est arrêté.
Téméraire qui se propose
De le refondre, à force de raisons.
Penser y réussir, c’est chose
Digne des petites maisons.

 

 

LA VERITE

On dit que chez l’homme autrefois,
La vérité voulut établir sa demeure,
Elle quitte les cieux, fend l’air, et veut sur l’heure
Essayer du palais des rois ;
Du meilleur prince elle fait choix,
Va droit à lui, l’on trouve à dire,
Que sans autre façon elle osât lui parler.
Je viens pour regler votre empire ;
Mais, dit-elle, avant tout, c’est vous qu’il faut regler
Je veux de vos défauts… quoi ! Des défauts, s’écrie
Un courtisan : ils sont bien inconnus !
Oüi des défauts ; souffrir la flatterie,
Et d’un : de celui-là mille autres sont venus.
Taisez-vous flatteurs ; et vous, sire,
Écoûtez-moi, je vous vois assiéger
Par cent brigueurs d’emplois, qui n’y pouroient suffire ;
Orguëil pour tout talent : n’allez pas en charger
Ces importuns ; mais cherchez le mérite ;
Il se cache, et pour lui, c’est moi qui sollicite,
Tels et tels ignorez sont vos meilleurs sujets ;
Voilà vos gens d’état ; placez là vos bienfaits.

Ainsi, de tout le bien qu’exerceront les autres,
Vous pouvez mériter le prix,
Au lieu qu’en employant d’indignes favoris
Leurs crimes deviennent les vôtres,
En voilà bien pour une fois,
Sire, mais pardonnez, j’ai hâte de vous rendre
Le parfait modelle des rois.
Tout ira bien ; vous n’avez qu’à m’entendre.
Confus de ces libres leçons,
Le prince ne fit pas grand accuëil à la dame,
Les courtisans daubés lui chanterent sa game ;
Allez ailleurs débiter vos chansons :
Ici la vérité de rien ne nous importe ;
Sortez, voilà votre chemin,
On la chasse, et depuis, la hallebarde en main,
Flaterie a gardé la porte.
La pauvre vérité cherchant à se loger
De chez le bourgeois même est encore éconduite
Par dame politesse, et fut enfin réduite,
À la cabane d’un berger.

 

 

LE CALIFE

Des humains fortune se joüe ;
Êtes-vous au haut de sa roüe ?
Demain, vous serez au plus bas,
C’est son plaisir. Celui du sage
Est de rire de la volage.
Elle change, il ne change pas.
Eh ! Que peut-elle aussi sur le courage,
Sur la vertu ? Rien du tout : en ce cas,
Pourquoi lui rendre notre hommage.
Tout le reste vaut-il que l’on en fasse un pas ?
Beaux discours, dira-t-on ; mais de peu de pratique ;
En valent-ils moins pour cela ?
Ce n’est pas qu’il ne soit quelque tête stoïque,
En veut-on une ! La voilà.
Un calife puissant perdit une bataille ;
En vain l’arabesque héros
Combatit d’estoc et de taille ;
Fortune lui tourna le dos.
Tout fut pris hors lui seul, qui se sauvant à peine,
Arrive enfin sous le toît d’un berger ;
L’instruit de son malheur : tu me vois hors d’haleine,
Dit-il, tu peux me soulager ;
Je meurs de faim ; n’as-tu rien à manger ?

Oüi, seigneur, dans cette chaudiere,
Voilà mon soupé cuit, répondit le manant :
J’ai bon cœur, mon pouvoir n’est pas à l’avenant
Pardon de si petite chere.
Va, ton bon cœur, et cela me suffit.
Le berger là-dessus va chercher quelque assiéte ;
Son chien qui sent le soupé cuit,
Affâmé d’une longue diéte,
Vient flairer la chaudiere, ose y porter les doigts
S’échaude et soudain les retire ;
S’essaie encor, revient à plusieurs fois,
Assiéger le soupé du sire ;
Et s’échaudant toûjours, ne sçauroit s’en dédire :
Manege assez plaisant, qui pourroit le décrire.
Le pastre à son retour, voit le dessein du chien,
Court à lui, mais nôtre vaurien
S’embarassant au cou l’anse de la chaudiere,
Le voilà qui s’enfuit sans regarder derriere,
Le calife de rire, eh, dequoi donc seigneur,
Pouvez-vous rire au milieu de vos peines ?
Qui ne riroit, dit le prince au pasteur
Du retour des choses humaines ?
Cent esclaves hier avoient peine à porter
Mon soupé, ma table ordinaire,
Mon souper d’aujourd’hui ne lui ressemble guère,
Un chien seul vient de l’emporter.

 

 

LA CHATE ET SES PETITS

Une châte encor du bel âge,
Coquête de profession,
Pour vivre libre et sans soins de menage
Mît ses enfans en pension.
L’un chez Ratapon, chat sauvage,
Et l’autre chez Mitis bourgeois du voisinage,
Remettant à leurs soins cette éducation.
Adieu, mes amis, mes comperes ;
Et vous, adieu mes fils, soyez honnêtes gens ;
Regardez ces messieurs en peres ;
Et vous, traitez les en enfans.
Ils se quittent ; l’aîné suit le matou champêtre ;
En quelques mois il devient grand chasseur ;
Vit de lapins qu’il prend en traître ;
Se bat souvent, est toûjours l’agresseur ;
Prend enfin toute la noirceur
Et la cruauté de son maître.
Le cadet suit Mitis qui va le présenter
Du même pas à son hôtesse ;
La suppliant que de grace elle laisse
Le petit chat sous ses toîts habiter :
Des yeux il semble lui promettre
Qu’on la servira bien et qu’on vivra de peu.
Qu’il reste, dit l’hôtesse ; il n’en faudra pas mettre,
Je pense, plus grand pôt au feu.

En moins de rien le petit chat imite
Les manieres du grand, ses caresses, ses tours,
Et mieux encor s’en acquitte,
Saute, fait l’arlequin, fait patte de velours ;
Caprices que son âge assaisonne toûjours.
Il se rend si joli qu’on quitte
Le grand pour le petit ; c’est donc le chat gâté ;
Il est en pays de cocagne,
N’a que deux soins, paresse et volupté ;
Mange à table, couche à côté
De sa maîtresse en guise de compagne,
Et quand en vagabond, l’autre court la campagne,
Le cadet s’accoquine à son oisiveté.
La mere chate enfin lasse de ses tournées
Redemande ses fils et les reprend chez soi.
Ça, leur dit-elle, en mes vieilles années,
J’ai bien compté sur vous ; ayez grand soin de moi.
Soyez mon baton de vieillesse ;
La pauvre mere ! Elle avoit mal compté ;
L’un lui manque par sa paresse,
Et l’autre par sa dureté.
En vain elle se plaint, elle gronde, menace,
L’aîné la bat, cadet n’en travaille pas mieux.
Elle languit, succombe, et maudissant sa race,
De chagrin et de faim s’en va voir ses ayeux.

Voilà ce que je devois craindre,
Mes enfans, leur dit-elle, au moment du trépas,
Je vous ai négligé ; quand je vous trouve ingrats,
C’est de moi que je dois me plaindre.

 

 

L’ECREVISSE PHILOSOPHE

L’écrévisse, dit-on, a sa façon d’aller ;
Et sa marche est de reculer.
Une écrévisse philosophe,
Qui sans raison n’adoptoit rien,
Et qui dans son espéce eût l’esprit de l’étofe
Dont parmi nous Descartes eût le sien ;
Cette écrévisse donc examina la chose,
La jugea ridicule en soi,
Et n’en pût trouver d’autre cause
Qu’un usage ancien ; mais voilà bien de quoi,
Autoriser une sotise,
Dit-elle, essayons l’autre guise…
Elle alla droit, s’en trouva bien ;
Puis voulant enseigner les autres :
Venez, mes sœurs, je n’ai d’intérêts que les vôtres ;
Écoutez-moi pour votre bien.
Quittons nôtre marche incertaine ;
J’en sçais une qui convient mieux,
Faisons suivre la queuë, et que la tête mene,
Et pour guides prenons nos yeux.
Que la gent écrévisse est bonne
D’aller sans cesse se heurter !
Ne savoir où l’on va ! Dans quels piéges l’on donne,
Allons droit pour les éviter.

Je sçai ce que je dis, et moi-même en personne,
J’ai fait l’essai, tenez, regardez-moi troter.
Bon, dit une vieille obstinée ;
Celle-ci veut savoir plus que nos anciens ?
Suivons la loi qu’ils ont donnée :
Marchons comme eux, quant à moi je m’y tiens
Pour nous régir se croit-elle donc née ?
Petit esprit ! Mettez ses raisons bout à bout ;
Vous trouverez orguëil, rêverie, et c’est tout,
La vieille dit : et ses injures
L’emporterent sur la raison.
La philosophe essuya les murmures
Du sot peuple, et les têtes dures
Firent gloire d’aller toûjours à reculon.
Pour les vieilles erreurs point de respect bizare ;
Examinons aussi la nouveauté.
Par les deux excès on s’égare ;
Mais la raison va droit ; marchons de son côté.



LES CIGNES ET LES HERONS
Allégorique.

La gent cigne et la gent hérone
Pour un canal à sable d’or,
Contestoient, la pêche étoit bonne ;
Chacun vouloit avoir et poisson et trésor.
La guerre se déclare, et tambours et trompettes
Des combats donnent le signal,
Troupes bien lestes, bien complettes
Déja des deux côtés suivent leur général.
Mais le roi cigne, habile entre tous les monarques
À connoître ses gens, à les bien employer,
Se servoit d’un hector, vrai substitut des parques,
Né tout exprès pour guerroïer.
L’hector cigne aux hérons livre mainte bataille,
Joint ensemble ruse et valeur ;
Les surprend, en piéces les taille ;
Est blessé cependant, Vulcain de sa tenaille,
N’avoit pas travaillé le harnois du seigneur.
Mais au combat rentré de victoire en victoire,
Il réduit les hérons à souhaiter la paix.
C’est son hector qui traite et pour comble de gloire,
Il est tout à la fois et le triomphateur
Et l’heureux pacificateur.
Ainsi, par cette paix insigne
Où le héron se vit soumis,
Le canal reste au peuple cigne,
D’ailleurs quittes et bons amis.
Quant au cigne héros, ses faits, sa grandeur d’ame,
Eurent leur prix : Apollon le reclame,
D’olive et de laurier le couronne à plaisir,
De plus, lui fait un doux loisir.
Le voilà transporté sur les bords du permesse,
Où tout est charmé de ses sons ;
La troupe des neufs sœurs autour de lui s’empresse ;
Il rend caresse pour caresse ;
Leur plaisir est sa gloire, est le sien leurs chansons.

 

 

LE PYRRHONIEN

Un des disciples de Pyrrhon,
Obstiné partisan du doute,
N’assuroit rien, hésitoit sur son nom,
Doutant même s’il est sans que cela lui coûte.
Ce philosophe donc dans le doute affermi,
Et tout fier de son ignorance ;
Se promenant un jour avec un sien ami
Dont il lassoit la patience,
Le lieu charmant ! Disoit l’homme sensé ;
Je n’en sçai rien, disoit le philosophe.
Quoi ! Ne trouvez-vous pas ce château bien placé ?
Reprenoit l’autre ; à l’apostrophe,
Le docteur ne rendoit qu’un peut-être glacé :
Nouveau discours, nouveau peut-être ;
À chaque question, toûjours je n’en sçai rien.
Vous êtes fou, je croi, disoit l’ami ; mon traître,
Répondoit fierement, cela se pourroit bien.
Pendant cet entretien bisarre ;
Un char sur leur chemin venoit au grand galop ;
Le cocher du plus loin s’écrioit ; gare, gare ;
Retirons-nous : pourquoi ? Bon, vous le voyez trop ;
Ce char… est-il des chars ? Eh que diable, il s’approche,
Il est à nous, voyez ; que sçai-je si je voi ?
Voulez-vous donc qu’il vous accroche,
Qu’il vous écrase ? Eh monsieur, croyez-moi,
Nous, et ce char, le mal, s’il en peut faire,
Dit le docteur, rien n’est certain.
Demeurons, allons notre train.
Demeurez donc, c’est votre affaire,
Reprit l’ami, pour moi j’évite le hazard.
Le philosophe reste, et le cocher du char
Lui sangle un coup de fouet : il frappoit commequatre,
Le docteur crie et fuit, vous vous êtes fait battre ;
Lui dit l’ami, vous voyez bien
Qu’il est des foüets ; l’opiniâtre
Croit mettre à son mal une emplâtre,
D’oser répondre encor son fier, je n’en sçai rien.
La vérité pour nous se couvre d’un nuage ;
Mais elle perce, enfin tout n’est pas ignoré,
Le doute qui souvent est la marque du sage ;
L’est du fou, quand il est outré.



LE LION TIRAN ET LE RENARD

Sire lion, tyran d’une contrée,
Levoit sur ses sujets un tribut inhumain.
Tous les jours un d’ent’reux amené sous sa main,
Devoit lui servir de curée.
Maître renard le brutus de ces bois,
Par son héroïque industrie,
De la dent tirannique affranchit sa patrie ;
Ainsi que la valeur, la ruse a ses exploits.
Un jour il se présente au prince ;
Sire, dit-il, après plus d’un salut,
Je m’étois chargé du tribut
Que vous rend votre humble province.
J’amenois le renard le plus beau d’entre nous ;
Gras et fait à plaisir pour être votre proie ;
Qui même en bon sujet se faisoit une joie
D’avoir été choisi pour vous.
Un lion insolent m’attendoit au passage ;
Il m’a pris le tribut, sans vouloir m’écouter,
De moi daignez vous contenter,
Ai-je redit vingt fois ; cet autre est le partage
D’un roi qui ne vaut rien fâché ;
Pour moi, vous dis-je encor, je suis à bon marché.
Va, m’a-t’il repondu, va chercher qui te mange,
L’ami, je perdrois trop au change ;
Tu n’es qu’une bouchée auprès de celui-ci.
Ah l’insolent ! Il faut que je me vange,
Dit le prince ; est-il loin d’ici :
Non, sire, il est encor tout proche.
Où ? Dans ce puits, là, près de cette roche.

Ça, tout à l’heure, conduis moi ;
Que le rebelle apprenne à connoître son roi.
Ils courent vers le puits. Voyons ce téméraire,
Dit le lion. Je vais vous le montrer,
Dit le renard. Tenez moi, pour bien faire ;
Si je parois sans vous, il va me devorer,
Aussi bien que mon pauvre frere.
Le lion le tenant, le renard dans les eaux
Lui montre alors la double image
D’un lion prêt à mettre un renard en morceaux,
Le tiran se livre à sa rage,
Il jette là le renard à côté ;
Et déja dans le puits, pour vanger son outrage,
Lui-même il s’est précipité.
Sa majesté s’y trouva prise ;
Le renard en partant, lui dit encor ce mot :
Foiblesse et ruse est un bon lot
Qui vaut bien puissance et sottise.

 

 

CHIEN ET ASNE FATIGUES

Un chien fort alteré, certain âne fort las,
Arriverent ensemble au bord d’une riviere.
Ce n’étoit pour nos gens le bout de leur carriere ;
La riviere comprise il s’en falloit cent pas.
Que ferons-nous, dit l’âne ? Ami, veux-tu m’en croire,
Dit le chien alteré ? Pour sortir d’embarras
Je suis de l’avis qu’il faut boire,
Toute cette onde, et moi je n’en suis pas,
Dit l’âne fatigué : nous ferons mieux d’attendre
Que l’eau s’écoule, en attendant
Je me reposerai d’autant.
Le chien but et creva, l’âne se laissa prendre
Par les loups que la nuit fit sortir des forêts,
Vous riez ! Et pour vous la fable est faite exprès
Vous arrive-t-il une affaire ;
La passion présente est votre conseillere.

LE ROSSIGNOL

Un rossignol, issu je crois, de Philomele
Né pour être l’honneur des bois
Saluant l’aurore nouvelle,
Réjouissoit les champs de sa naissante voix.
Arrive un lourd satyre, et moins homme que chevre ;
Il veut au rossignol donner quelques leçons,
Et posant sur sa flute une hideuse levre ;
Hola, l’ami, dit-il, repete un peu ces sons
Qu’est-ce ? Tu ne dis mot ! Allons ; que l’on s’essaie,
L’oiseau commence à peine ; il le gronde, il l’effraie ;
Rien qui vaille ; encor mal, plus mal, recomençons.
Mais l’oiseau rebuté du féroce satyre,
Se tait ne veut répondre à rien
La douce flute avoit beau dire ;
Le joueur gâtoit tout : rien ne paroissoit bien.
Il a beau changer d’airs, donner du guai, du triste ;
Essayer becare et bemol.
Dans son silence encor le rossignol persiste.
Que te sert d’être rossignol,
Dit enfin le fluteur ? Tu fais honte à ta race.
Il en jette sa flute ; et laisse là l’oiseau.
Un jeune berger prend sa place,
Et de la flute qu’il ramasse
Veut sur le rossignol faire un essai nouveau.
Doux chantre du printems, approche et viens m’entendre,
Dit-il ; le ciel t’a fait pour le chant le plus tendre ;
Daigne imiter les miens, tu les embelliras ;
En m’imitant, tu m’instruiras,
Le compliment réussit à merveille ;
Au berger gracieux l’oiseau prête l’oreille,
L’admire, imite ses accens,
Repete et rend encor ses cadences plus belles ;
D’abondance de cœur y joint des ritournelles
Et surprend les échos de ses sons ravissans,
À ce nouveau maître fidelle,
Près de lui chaque jour il revient voltiger,
Et le flattant, le carressant de l’aîle
Semble lui demander quelque leçon nouvelle
Qu’il aime autant que le berger.
Le chantre fit si bien qu’il devint le modele
Des rossignols, et dans ses sons
Les bois crurent encor entendre Philomele.
Le maître est-il aimé ? Comptez sur ses leçons.

 

 

LE FAUCON ET SA SONNETTE

Certain oiseau de proie échappé de sa chaîne
Une sonnette au pied voloit je ne sçais où,
Le bruit attiroit dans la plaine
Nombre de regardans, car le monde est si fou ?
L’oiseau qui n’étoit pas plus sage
Comptoit avec orguëil ce peuple curieux.
Qu’elle foule sur mon passage
Se disoit-il ! Sur moi tout le monde a les yeux.
Oiseaux qui volés sans sonnettes
Vous parcourez les airs sans qu’on en fasse un pas.
À peine sçait-on si vous êtes,
J’aimerois autant n’être pas ;
Il faut faire du bruit afin qu’on nous regarde,
Il étaloit ainsi sa fierté babillarde.
Le maître arrive au bruit, et l’esclave aussi-tôt
Volé par un faucon servant de grand prévôt,
S’abat, est contraint de se rendre
Sans sa sonnette où l’eût-on été prendre ?
Votre nom fait du bruit, vous vous en savez gré !
Mais en de vrais liens souvent ce bruit vous jette.
Pour être libre, il faut être ignoré.
Heureux les hommes sans sonnettes.

 

L’INDIEN ET LE SOLEIL

Grand roi, qui vois les arts d’un regard favorable,
Et dont avec transport j’éprouve la bonté,
Souffre qu’ici la vérité
Se cache un moment sous la fable.
Un habitant de l’Inde adoroit le soleil
Un zéle renaissant nuit et jour le devore,
Et plein de l’objet qu’il adore,
L’ardeur de le loüer interrompt son sommeil.
Quelquefois célébrant sa lumiere féconde,
D’un regard attentif il le suit dans son cours,
Admire en lui l’ame du monde ;
Toûjours chantant, et se plaignant toûjours
Qu’à ce qu’il sent nul terme ne réponde.
Il peint tantôt le celeste flambeau
Vainement assiégé par les sombres nuages,
Et bien-tôt vainqueur des orages
Reparoissant encor plus beau.
Il fait hymne sur hymne, en remplit la contrée ;
Tout accourt à sa voix, et chacun l’écoutant,
Benissoit la puissance en ses vers célébrée,
Tandis que du plaisir de la voir adorée
Le chantre se tient trop content.

Le soleil touché de ce zèle,
Sur ses champs desséchés jette un œil carressant,
Soudain, moisson double et plus belle ;
Verger fertile et fleurissant.
Soleil, dit l’indien, je rends à tes largesses
Tout l’hommage que je leur dois :
Tes bienfaits cependant n’acquierent rien sur moi ;
Tu peux augmenter mes richesses,
Mais non pas mon zèle pour toi.

 

 

LES TROIS POISSONS

Trois poissons les plus beaux du monde,
Habitoient un étang, y couloient leur destin.
Ils étoient les rois de cette onde ;
Le reste étoit peuple et fretin.
Des pêcheurs, vrais fléaux de l’espéce nâgeante,
Passent par-là, reconnoissent les lieux ;
Bon, dirent-ils, voici pêche abondante ;
Faisons là dès demain, le plûtôt vaut le mieux,
Faisons là dès demain ! Partons donc tout à l’heure ;
Dit un des trois poissons et du meilleur cerveau.
Sans le dire à personne, il quitte sa demeure ;
Par un canal étroit s’enfuit dans un ruisseau.
Le lendemain par le même passage
Le second voulut s’échaper,
Il y trouva des rêts prêts à l’enveloper ;
Quel passeport pour son voyage ;
Il reste donc, arrivent les pêcheurs
Qui d’avance déja se partageoient la proie.
Nous les aurons ces trois messieurs,
Mais il fallut rabattre un bon tiers de leur joie.
Ils n’apperçoivent plus que deux de ces poissons,
Prenons toûjours ; c’est encor bonne pêche.

Notre rusé qui sçait que tous leurs hameçons
N’en veulent qu’à la viande fraîche,
Paroît sur l’eau contrefaisant le mort.
On le prend ; il ne donne aucun signe de vie,
Il est rejetté là comme viande pourrie,
Et qui même sent déja fort,
Nous aurons du moins le troisiéme.
Ce troisiéme en effet bête comme un poisson,
Privé de sens, vuide de stratagême,
Ne sçait que gober l’hameçon.
Sa fortune est souvent la nôtre :
Contre les accidens l’adresse sçait lutter,
La prudence fait mieux et sait les éviter ;
Le sot ne sçait ni l’un ni l’autre.



LA JUSTICE ET L’INTEREST

C’est moi seul qui regis le monde,
Dit à dame justice, un jour sire intérêt ;
N’y fais-je donc rien s’il vous plaît ?
Dit justice ; et sur quoi se fonde
Ce grand titre de souverain,
D’unique roi du genre humain ?
Vous avez pour cela de plaisantes maximes,
À votre sens chacun a droit sur tout ;
Ni devoirs, ni vertus, ni crimes,
Il n’est point de projets qui ne soient légitimes
Pourvû que l’on en vienne à bout.
Fort bien, dit intérêt, vous sçavez mon systême ;
Chacun a droit sur tout ; mais pour regler ces droits,
J’ai dicté, j’ai gravé des loix.
Qui les fait observer ? Dit justice : moi-même,
Repartit intérêt. On se passe de vous ;
Je fais agir la crainte, excellente maîtresse ;
Les hommes ne sont pas si fous
D’enfraindre la loi vengeresse ;
Et c’est par ce secret que je les unis tous.

Mais, dit justice alors, s’il est quelque ame noire,
Qui trouve l’art en certains cas de frauder la loi,
Quel est son frein ? Son frein ? Sa propre gloire,
Dit intérêt ; car comme roi
J’ai mon ministre honneur, qui gouverne sous moi.
Quel est cet honneur, je vous prie ?
Dit justice, ne brouillons rien.
Vous vetillés, et vous m’entendez bien,
Dit le prétendu roi, cet honneur c’est l’envie
D’être loué, d’être estimé,
Mettez-y, s’il le faut le desir d’être aimé,
Quant à votre philosophie,
Amour du juste, amour de son devoir,
Dans mon empire ils n’ont que voir.
Au bien public qui par moi fructifie,
Tous vos fantômes vains de devoirs, de vertu,
N’ajouteroient pas un fêtu,
C’est donc là tout ? Dit la dame équitable.
Oüi, c’est tout, moi je vous soutiens
Que ce n’est pas assez, qu’avec ces beaux liens
L’homme est encor insociable :
Qu’en un mot, et c’est là le point,
On doit tout redouter de qui ne m’aime point.
Voulez-vous par plaisir faire une expérience ?
Nommez-moi votre bon ami,
Votre meilleur éleve, et le plus affermi ;
Je vous nommerai l’homme instruit en ma science.
Nous les éprouverons tous deux à votre choix,
Vous, mon éleve, moi, moi le vôtre ;
Et nous verrons qui de l’un ou de l’autre
Aura plûtôt trahi les loix.
D’accord, dit intérêt ; Philautas est mon homme,
Sera bien fin qui pourra l’embrouiller.
Et moi, dit justice, je nomme
Théophile ; allons travailler.
Certain fripon connu tel par la ville,
Avoit pas ses bons tours mis à part un gros bien.
Il en goûtoit la joie, et d’autant plus tranquille
Que personne n’en savoit rien.
Justice lui va mettre en tête
De déposer aux mains de Philautas
De son or mal acquis l’illégitime tas.
En toute occasion la somme seroit prête ;
Il n’auroit qu’à parler, coffre fort, trou, ni mur,
N’étoient pas un endroit si sûr,
Par vingt successions rendues,
Par autant de dépôts remis à point nommé,
Le nom de Philautas est porté jusqu’aux nuës ;
C’étoit la foi parfaite et l’honneur consommé.
Tant et si bien harangua l’oratrice,
Que ce mot hazardé passe pour aujourd’hui ;
Tant fut que le fripon en crut dame justice ;
Car bien qu’il ne l’aimât chez lui,
Dumoins l’aimoit-il chez autrui.
L’homme d’honneur est donc dépositaire.
À quelque tems de là notre fripon,
Se fait une mauvaise affaire ;
C’étoit la troisiéme, dit-on,
Calomnie, ou faux témoignage ;
Haut et clair par Thémis il fut reprimandé ;
Et ce qui fut pis, amendé.
De son argent il falloit faire usage ;
Il redemande le dépôt ;
Pour cette fois il ne vint pas si-tôt ;
Il ne vint point du tout ; faut-il qu’on s’en étonne !
Philautas raisonna ; car l’intérêt raisonne,
Mon homme est trop connu pour gueux, pour imposteur,
Et moi pour juste ; avec l’honneur
Gardons l’argent, dit-il ; la conséquence est bonne.
De ce raisonnement muni,
Comme il le dit, il lui plut de le faire.
Son honneur n’en fut point terni ;
L’autre fripon pour tout salaire
N’eut point d’argent, fut encor puni,
Justice a fait son coup, et voilà dans le piége
Philautas rudement tombé ;
D’autre part intérêt assiége
Théophile, voyons s’il n’a point succombé.
Un des amis de Théophile,
Disons l’ami ; de tels on n’en a qu’un,
Pleine ouverture entr’eux, vivre ensemble et tranquille,
Zèle impatient d’être utile,
Tristesse, joie, honneurs, tout étoit en commun.
Cet ami donc, après trois jours d’absence,
Rentrant chez lui, trouve au lit nuptial,
Près de sa femme, l’apparence
D’un de ces ennemis de l’honneur conjugal,
Pour lever tout scrupule, il voit des habits d’homme
Sur un fauteuil voisin, quel coup pour un mari !
Quoi ! Me trahir, dit-il, et dormir de ce somme !
Hélas ! Je me croiois chéri !
Le désespoir est prompt ; il tire son épée,
Et s’écriant, perfide, il faut venger mes droits,
Il en frappe sa femme, et la tire trempée
De ce sang que du sien il eût payé cent fois.
Le prétendu galant se réveille, il le frappe ;
Ne croi pas que ton sang m’échappe,
Dit-il ; en le frappant, il connoit son erreur.

C’est son épouse et son amie
Que vient d’immoler sa fureur.
L’une près de l’autre endormie
Au retour d’un long bal, elles ne pensoient pas,
Que leur sommeil touchoit à leur trépas.
Il demeure éperdu, de douleur immobile
Quoi ! Tu meurs ! Et c’est moi qui te donne la mort !
Il appelle Dubois, va chercher Théophile ;
Qu’il vienne ; je l’attends pour décider mon sort ;
Ne lui dis rien de plus ; Dubois fait son message,
Et Théophile d’accourir ;
Il arrive : voi mon ouvrage,
Dit le désesperé ; voi l’effet de ma rage,
Elle meurt ; et c’est moi, moi, qui la fais périr !
Cruelle erreur ! ô malheureux voyage,
Adieu donc, cher ami ; je n’ai plus qu’à mourir,
Théophile se fait expliquer l’avanture.
Le tout sçu. Fui, dit-il, éloigne-toi d’ici ;
Tien, voilà tout mon or. Non, non, ma mort est sûre.
Veux-tu donc que j’expire aussi,
Va-t’en, va pleurer ta disgrace ;
Nous voilà condamnés à d’éternelles pleurs !
Mais vis du moins pour moi, je te demande grace,
Et n’augmente pas mes malheurs.
L’ami céde à la fin : il sort ; par sa retraite,
Théophile étoit rassuré ;
Lorsque par le bruit attiré,
On monte dans la chambre : une terreur muette
Fait déja soupçonner l’innocent éploré.
Puis le fer tout sanglant, et les deux corps sans vie
Ne laissent plus douter qu’il ne soit criminel.
On le traîne en prison l’affront est solemnel ;
C’est trop peu d’une mort pour cette perfidie ;
Et déja mille voix portent l’arrêt mortel
C’est alors qu’intérêt vient tenter Théophile ;
Cet accident lui donnoit beau,
Decele ton ami, veux-tu donc, imbécile,
Être toi-même ton bourreau ?
Passe encor pour tes jours ; mais immoler ta gloire,
Pourquoi ? Pour un secret que tu n’as pas promis,
Voir deshonorer ta mémoire !
Songe que tes enfans sont tes premiers amis
Théophile loin de les croire
N’écoutoit pas seulement ses amis ;
Fidélité parloit, ses ordres sont suivis.
Il n’employoit à sa défence
Que le oüi, que le non, mais sans rien déceler ;
Les seuls maux de l’absent ébranlent sa constance,
Et son propre péril ne le fait pas trembler.
Il eût enfin subi la mortelle sentence
C’est assez dit justice ; il est tems de parler ;
Intérêt, tu vois ma puissance ;
Pour vos plaisirs irions-nous l’immoler
Non, non, dit intérêt, tu peux tout réveler,
Je consens à sa délivrance.

Justice parla donc, on connut l’innocence ;
Même du criminel qui ne l’est qu’à demi,
On ne croit pas devoir tirer vengeance ;
On lui fait grace, et c’est la récompense
D’avoir pû s’attacher un si fidelle ami ;
Justice est le seul bien des royaumes, des villes
Sans elle, tout à redouter.
Quels fous aimeroient mieux traiter
Avec les philautas qu’avec les théophiles.
Théophile avec un sien frere,
Neveu d’un oncle riche, habitoient sous son toît,
L’un plein de probité, complaisant, mais sincére,
L’autre plein de détours, aussi malin qu’adroit,
L’aîné songe à servir, le cadet songe à plaire ;
L’un s’en tenoit à l’oncle, et l’autre alloit tout droit,
À la succession, par fraude, par mistére,
Par médisance, il croyoit tout de droit,
L’oncle riche un beau jour mourut de mort subite ;
C’étoit la mode, alors comme aujourd’hui ;
Le neveu juste étoit seul avec lui ;
Le fripon étoit en visite ;
Nous dirions mieux, en débauche, je croi.
N’importe, après des pleurs versés de bonne foi,
Après de vrais sanglots dont son cœur se soulage,
Il ouvre une cassette ; et parmi maint papier,
Trouve deux testamens, dont le premier plus sage,
Le faisoit unique héritier.

En faveur du cadet s’expliquoit le dernier ;
Fruit de la flaterie et de la médisance,
Fruit du vieil âge aussi sot que l’enfance.
Tout est pour le cadet, pour lui pas un denier,
C’est alors qu’intérêt assiége Théophile,
Cet incident lui donnoit beau ;
Brûle ce testament, veux-tu donc imbécile,
Plus gueux que Diogène habiter son tonneau,
La belle occasion de te venger d’un frere
Qui te mettoit à l’hôpital !
Brûle, brûle, rends-lui le mal
Que le traître t’a voulu faire.
Passe encor pour l’aider ; ce sera ton affaire ;
Mais te trahir toi-même ! Et te deshériter !
Quoi, tu ne te rends point : tes enfans et ta femme ?
Tu peux les mettre à l’aise ! Et tu les vas jetter,
Dans le besoin, dans la disette infâme !
Ton oncle l’a voulu, dieu veuille avoir son ame :
Mais puisque tu l’aimois, sauve-le donc du blâme,
Et songe à réhabiliter
Sa mémoire qu’il deshonore.
Intérêt préchoit bien ; qu’auroit-il dit encore !
Mais on a beau précher qui ne veut écouter.
Ce bien n’est pas à moi ; réponse à la harangue
De l’orateur qui s’en mordoit la langue.
Théophile remit et sans condition,
Le testament et la succession,
Or, comment dans cette avanture,
En usa le cadet ! Hélas je n’en sçai rien ;
Ce qui suffit, c’est qu’on voit bien
Qu’intérêt perdit la gageure,
Que sert de tant argumenter ?
Justice est le seul bien, des royaumes, des villes ;
Quels fous aimeroient mieux traiter
Avec les philautas qu’avec les théophiles ?

 

FIN

 

 

 

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021