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BIBLIOBUS Littérature française

Fables d’Antoine Houdar de La Motte - Livre 1

 

Images 3

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   

1719

 

AU ROY

 

LA BELLE ET LE MIROIR

Prince, l’amour du peuple et sa chere espérance,
Soleil, qui commences ton cours ;
Dont l’aurore déja fait goûter à la France
Le présage des plus beaux jours :
Je te vouë (et mon zèle en ta bonté se fie)
Ces recits ingenus qu’Apollon m’a dictés,
Fables en apparence, en effet vérités :
De ton âge innocent, c’est la philosophie.
La morale au front sérieux,
Au geste grave, au ton severe,
T’ennuiroit ; il est bon qu’elle rie à tes yeux,
Qu’elle badine pour te plaire.
Je l’égaye en mon livre ; un autre peut mieux faire,
Prince ; mais en attendant mieux,
Reçois de mes essais cette offrande sincere ;
S’ils sont de quelque fruit, que j’en loûrai les dieux !
Sous plus d’une riante image,
Les devoirs des rois sont tracez :
J’ose en dire beaucoup ; si ce n’en est assez,
Quelque jour ton exemple en dira davantage.
D’ailleurs, ne vas pas négliger
D’autres points que j’adresse à tous tant que nous sommes ;
Rien d’humain ne t’est étranger ;
Les grands rois se font des grands hommes.
Travaille donc à l’homme ; et quand il sera fait,
Le roi viendra bien aisément s’y joindre :
Faire l’homme est le grand objet ;
Et faire le roi c’est le moindre.
Quels hommes choisis vont t’aider
À consommer en toi cet important ouvrage !
Le vrai va t’être offert ; songe à le regarder,
Songe à l’aimer, et sur son témoignage
Fonde en ton cœur de solides vertus :
Car, lorsque des leçons aura disparu l’âge,
Peut-être que ce vrai ne se montrera plus.
Ce mot est effrayant. Qu’y faire ! C’est l’usage :
Tous les rois sont flattés. Prince, pour l’avenir
Contre les accidens songe à te bien munir.
On dit qu’un jour certaine belle,
Car je choisis tout exprès la beauté,
Qui va de pair avec la royauté :
On dit qu’un jour la demoiselle
Étoit à sa toilette, où son miroir fidelle
Lui disoit en ami plus d’une vérité.
Vous êtes belle, il faut rendre justice,
Lui disoit-il ; à quelque chose près,
Avec Venus vous entreriez en lice,
S’il falloit disputer d’attraits.
À quelque chose près, vous dis-je ;
Il faut qu’un peu de soin corrige
Certains défauts que je vous vois :
Défauts legers, ce sont des bagatelles,
D’accord ; mais tout importe aux belles.
Que sert ce vermillon ? Demandez-moi pourquoi
Vous altérez ainsi vos graces naturelles ?
Adoucissez un peu ces yeux ;
Ce souris moins marqué seroit plus gracieux :
Tous avis que la belle approuve et songe à suivre.
Quand un grand monde la vient voir,
Elle se leve, et quitte le miroir.
Le cercle séducteur de loüanges l’enyvre.
On loüa le faux teint, le regard, le souris ;
Rien n’y manquoit ; tout étoit grace ;
Tant fut dit, que la belle oublia les avis
Qu’elle devoit à sa fidelle glace.
Prince, vous voyez bien que la belle, c’est vous ;
Que le miroir, c’est plus d’un sage
Qui par d’heureux conseils veille à former pour nous
Un roi parfait. Dieu bénisse l’ouvrage.
Quand les flateurs viendront, faites-vous un devoir
De rappeller toujours les avis du miroir.


L’AIGLE ET L’AIGLON
À monseigneur le duc d’Orléans.
Regent du royaume.

Prince, tu crains qu’on ne te louë ;
Et moi j’aime à louer les héros ; je l’avouë.
Comment nous accorder ? J’ai peine à m’en tenir.
J’ai beau me dire : il est des plus modestes ;
Quel gré me sçaura-t-il d’aller l’entretenir
De ses dits, de ses faits et gestes ?
Je l’ennuïrai. La raison à cela
Répond : il est encor plus louable par là.
Je rappelle ton premier âge ;
Quand nous faisions l’apprentissage
Moi d’auteur, et toi de héros.
Phoebus me sourioit, et j’arrangeois des mots.
Mars au grand art de vaincre instruisoit ton courage ;
Et leurs éleves, nous faisions,
Moi, des discours, et toi des actions.
Sulli dans ce temps-là te donnoit une fête ;
Campra t’y préparoit des airs
Dont je m’applaudissois d’avoir fourni les vers.
Quand tu vis ton nom à la tête,
Une noble rougeur s’éleva sur ton front.
La loüange dès-lors te sembloit presque affront.
Je te représentai que tu devois souscrire
Au public applaudissement ;
Que quand on sçait bien faire, il faut le laisser dire ;
Et qu’enfin on n’est pas héros impunément.
L’axiome est incontestable ;
Tu ne peux le désavouer.
Or, quand mille vertus t’ont rendu plus loüable,
Et qu’aussi je sçais mieux loüer ;
Je prétends m’en servir, te chanter à mon aise,
Célébrer tour à tour, talens, sagesse, exploits…
Taisez-vous, me dis-tu ; prince, que je me taise !
Taisez-vous encore une fois.
Et bien, prince, traitons ; accommodons l’affaire ;
Je me tairai ; mais est-il juste aussi
Que jusques-là je me force à te plaire
Sans en avoir un granmerci ?
Eh bien ! Que voulez-vous ? Concluons. Le voici.
Apollon m’a dicté cent fables,
Que je consacre au jeune roi ;
Utiles ; on le dit. Pour les rendre agréables,
Il faut cent estampes, je croi.
C’est pour Louis, il les faut belles.
Finissons ; que coûteront-elles ?
Deux mille écus. Or, voilà bien de quoi :
Pour ne te pas louer c’est bien mince salaire ;
Prince, j’y perds en bonne foi,
Mais je vois bien qu’il faut tout faire
Pour avoir la paix avec toi.
De mes récits, de ma morale
Veux-tu voir un échantillon ?
Il étoit un jour un aiglon,
Orphelin de race royale,
Ayant à soutenir la gloire d’un grand nom.
On lui disoit : croissez ; que les années
Hâtent vos grandes destinées.
Vous êtes le roi des oiseaux.
C’est à vous de donner ou la paix ou la guerre ;
Et Jupiter vous compte entre ses commensaux ;
Vous devez porter son tonnerre,
Pour mériter un sort pareil,
Qu’une aîle généreuse au haut des cieux vous guide ;
Allez dans un essor rapide,
D’une paupiere ferme affronter le soleil.
Ce discours l’échauffoit ; il essayoit ses aîles ;
Ses yeux encor tremblans se tournoient vers Phoebus.
Lui demander mieux, c’est abus.

Attendez des forces nouvelles.
Il voit bientôt après un aigle au haut des airs,
Presque perdu dans le sein de la nuë ;
Et de qui l’intrépide vûe
De l’œil ardent du jour soutenoit les éclairs.
À cet objet l’aiglon s’anime,
Et se faisant sur l’heure un effort magnanime,
Rival hardi de l’aigle il s’éleve et l’atteint.
Leçon commence, exemple acheve.
Prince, tu vois quel est cet aiglon qui s’éleve :
Devine quel aigle j’ai peint.

 



LE PELICAN ET L’ARAIGNEE

Les animaux tiennent école ;
Docteurs regens, et docteurs aggrégés,
Ornés de leur fourure et par ordre rangés,
Tour à tour pour instruire y prennent la parole.
Chacun a son systême à donner sur les mœurs.
De quelque point chaque espéce est l’arbitre.
Tout y regente ; et c’est là qu’à bon titre
Les ânes mêmes sont docteurs.
Maint philosophe en cette classe
Apprit autrefois son métier.
Socrate en fut disciple ; il y tint bien sa place ;
L’esclave de Phrigie y fit un cours entier.
La Fontaine, digne héritier
Des cahiers de ce dernier sage
Y fit maint commentaire et décora l’ouvrage
D’un tour fin et naïf, sublime et familier ;
Solide et riant badinage ;
Oüi, c’est être inventeur que si bien copier.
J’ai fait aussi mon cours, et j’ai pris mes licences
Dans la même université.
Nouveau docteur, et moins accrédité,
J’en rapporte aux humains de nouvelles sentences.
Oüi, messieurs, c’est pour vous que le tout est dicté.
Nous pouvons tous tant que nous sommes,
Trouver ici de quoi corriger nos défauts ;
Et disciples des animaux
En apprendre à devenir hommes.
Pelican le solitaire,
Au pied d’un arbre sec avoit posé son nid.
Il avoit là maint petit,
Dont il faisoit son soin et sa plus douce affaire.
Un jour n’apportant point de pâture pour eux,
Le pauvre nid cria famine.
Que fait le pere oyseau ? De son bec généreux,
Lui-même il s’ouvre la poitrine ;
Et repaît de son sang le nid nécessiteux.
Que fais-tu là, lui dit, Arachné sa voisine ?
Je sauve mes enfans aux dépens de mes jours.
Ils seroient morts sans ce secours.
Eh ! Pauvre fou, repliqua l’araignée,
À ce prix-là pourquoi les secourir ?
Ne vaudroit-il pas mieux vivre encor sans lignée,
Que de laisser des enfans et mourir ?
On ne me prendra pas à pareille folie.
Tu me vois un peuple d’enfans ;
J’en ai fait au moins quatre cens ;
Je les mangerai tous, si dieu me prête vie,
Ma table sera bien servie,
Tant que la canaille vivra ;
Et nous en croquerons autant qu’il en viendra.
Le pelican frémit du discours effroyable ;
Il croit presque voir le soleil
Reculer, comme il fit, en un festin pareil.

Tais-toi, dit-il, tais-toi marâtre détestable.
De tes monstrueux apetits
Étonne la nature, en devorant ta race ;
Je meurs plus satisfait en sauvant mes petits,
Que je ne vivrois à ta place.
Rois choisissez (nous sommes vos enfans)
D’être aragnés ou pelicans.
Codrus sauva son peuple aux dépens de sa vie
Et Néron fit brûler Rome pour son plaisir.
Lequel de l’imiter vous fait naître l’envie ?
Hésiter, ce seroit choisir.

 

 

 

LE PERROQUET


Un homme avoit perdu sa femme ;
Il veut avoir un perroquet.
Se console qui peut. Plein de la bonne dame,
Il veut du moins chez lui remplacer son caquet.
Il court chez l’oyselier. Le marchand de ramages,
Bien assorti de chants et de plumages,
Lui fait voir rossignols, sereins, et sansonnets.
Surtout nombre de perroquets.
Le moindre d’entre eux est habile,
Crie, à la cave, et dit son mot ;
L’un fait tous les cris de la ville ;
L’autre veut déjeuner, qu’on fouette Margot.
Tandis que notre homme marchande,
Hésite sur le choix et tout bas se demande,
Lequel vaudra le mieux ? Il en apperçoit un
Qui rêvoit seul, tapi sous une table :
Et toi, dit-il, monsieur l’insociable,
Tu ne dis mot ; crains-tu d’être importun ?
Je n’en pense pas moins, répond en sage bête
Le perroquet. Peste, la bonne tête !
Dit l’acheteur. ça ; qu’en voulez vous ? Tant.
Le voilà. Je suis trop content.
Il croit que son oyseau va lui dire merveille ;
Mais tout un mois, malgré ses leçons et ses soins,
L’oyseau ne lui frappe l’oreille
Que du son ennuyeux, je n’en pense pas moins.
Que maudite soit la pecore,
Dit le maître ; tu n’es qu’un sot ;
Et moi cent fois plus sot encore,
De t’avoir jugé sur un mot.

 

 


LE RENARD ET LE CHAT

Faire parler les animaux,
Ce ne fut pas tout l’art des mensonges d’Esope :
Dans ses contes il dévelope
Leurs apetits divers, leurs instincts inégaux.
Il faut à la nature être toujours fidele ;
Ne point faire du loup l’allié des brebis ;
Ne point vanter les chants de Philomele,
Après qu’elle a fait ses petits.
Comme d’un homme peint quand le portrait ressemble,
On dit que c’est lui-même à la parole près ;
Prenant de l’animal les véritables traits,
Faites dire au lecteur : c’est bien lui, ce me semble ;
Voilà mon drôle, le voilà ;
S’il ne parloit, je croirois le voir là.
La fable ne veut rien de forcé, de bizarre.
Par exemple, je me déclare
Pour le renard gascon qui renvoye aux goujats
Des raisins murs qu’il n’atteint pas :
Mais il n’a plus sa grace naturelle
Avec la tête sans cervelle.
Son mot est excellent. D’accord :
Mais un autre devoit le dire.
Là-dessus, dira-t-on, n’aurez vous jamais tort ?
Sans doute, je l’aurai ; mais alors ma satyre
Tombera sur moi ; j’y souscris.
Qu’on me l’applique sans scrupule.
Veux-je de toute faute exempter mes écrits ?
Je ne suis pas si ridicule.
Qui voudroit écrire à ce prix ?
Le renard et le chat faisant voyage ensemble,
Par maints discours moreaux abrégeoient le chemin.
Qu’il est beau d’être juste ! Ami, que vous en semble ?
Bien pensé, mon compere : et puis discours sans fin.
Sur leur morale saine éloge réciproque ;
Quand à leurs yeux, maître loup sort d’un bois.
Il fond sur un troupeau, prend un mouton, le croque
Malgré les cris et les abois.
Ô, s’écria le chat, ô l’action injuste !
Pourquoi devore-t-il ce paisible mouton ?
Que ne broutoit-il quelque arbuste ?
Que ne vit-il de gland, le perfide glouton ?
Le renard rencherit contre la barbarie ;
Qu’avoit fait le mouton pour perdre ainsi la vie ?
Et pourquoi le loup ravissant
Ne vivoit-il pas d’industrie,
Sans verser le sang innocent ?
Leur zèle s’échauffoit, quand près d’une chaumine
Arrivent nos scandalizés.
Une poule de bonne mine
Du vieux docteur renard frappe les yeux rusés.
Plus de morale ; il court, vous l’attrape et la mange :
Tandis qu’un rat qui sortoit d’une grange,
Assouvit aussi-tôt la faim
Du chat, qui jusques-là s’étoit crû plus humain.
Non loin de là, demoiselle araignée,
Qui de sa toile vit le coup,
Raisonnoit d’eux, comme ils faisoient du loup :
Une mouche à son tour n’en fut pas épargnée.
Nous voilà bien. Souvent nous condamnons autrui.
Que l’occasion s’offre ; en fait-on moins que lui ?

 

 


LE MEDECIN ASTROLOGUE

Enfans de Galien, pardonnez l’apologue.
Un medecin, qui pis est, astrologue,
De son valet Colin, jeune, frais, vigoureux,
Fit l’horoscope ; et vit, selon son thême,
Qu’en même jour le valet et lui-même,
Seroient de maladie emportés tous les deux.
Il calcule vingt fois, rouvre maint et maint livre ;
Voit par tout son arrêt. à peine il doit survivre
Colin d’une heure. Or jugez si Colin,
Du moins si sa santé fut chere au médecin.
Il s’attache à ses pas, ne le perd plus de vûe.
Que sens-tu mon enfant ? Comment va la vigueur ?
Et, dieu t’assiste de grand cœur,
À chaque fois qu’il éternue,
Il veut le voir manger ; lui mesure son vin ;
Le soir lui fait faire un potage ;
Dort-il mal ? Dès le grand matin
Le petit clistere anodin.
Par son regime exact, le docte personnage
Fait tant et tant que de Colin,
Moitié diéte, moitié chagrin,
Fleur de jeunesse, embonpoint démenage.
Surcroît d’allarme, au maigre jouvenceau
Prend une legere colique.
On saigne ; vient la fiévre ; aussi-tôt l’émétique ;
Soudain redoublement ; bon transport au cerveau.
Bien-tôt de soins en soins Colin est au tombeau.
Le sang de l’astrologue en ses veines se glace ;
Il n’a qu’une heure à respirer.
Il fait son testament ; enfin l’heure se passe ;
Puis le jour, puis la nuit ; puis à se rassurer
Il coule la semaine entiere.
L’expérience enfin amena la lumiere.
De Cardan, d’Hipocrate, il abjure les loix.
Voit que l’un et l’autre art n’est qu’erreur et folie.
Heureux de guérir à la fois
Et de la médecine et de l’astrologie !

 

 


LE MOCQUEUR

Alte-là, lecteur, et qui vive ?
Es-tu le partisan ou l’envieux du beau ?
Et si par hazard il m’arrive
De t’offrir quelque trait sensé, vif et nouveau,
N’es-tu point résolu d’avance
À le trouver mauvais, et sans autre pourquoi ?
S’il est ainsi, je te dispense
D’aller plus loin : je n’écris pas pour toi.
Va-t’en porter ta censure hautaine
Sur Corneille, Boileau, Racine ou La Fontaine :
Voilà des écrivains dignes de t’exercer.
Pour moi, je n’en vaux pas la peine.
Ce seroit pauvre gain que de me rabaisser.
Je veux un lecteur équitable,
Qui pour tout mépriser, n’aille pas se saisir
De quelque endroit en effet méprisable ;
Qui me blâme à regret, lorsque je suis blâmable ;
Et lorsque je suis bon, le sente avec plaisir.
Vive ce lecteur sociable :
Mais quant à ces lecteurs malins,
Qui des talens d’autrui font leur propre supplice,
Puissent naître pour eux des ouvrages divins,
Dont le mérite les punisse,
Ils n’auroient avec moi que de petits chagrins.
La nature est par tout variée et féconde.
Dans un pays du nouveau monde
Qu’habitent mille oiseaux inconnus à nos bois,
Il en est un de beau plumage ;
Mais qui pour chant n’eut en partage
Que le talent railleur d’imiter d’autres voix.
Sire mocqueur (c’est ainsi qu’on l’appelle),
Entendit au lever d’une aurore nouvelle,
Ses rivaux saluer le jour.
De brocards fredonnez le railleur les harcelle ;
Rien n’échappe ; tout a son tour.
De l’un il traîne la cadence ;
De l’autre il outre le fausset ;
Change un amour plaintif en fade doleance,
Un ramage joyeux en importun fifflet ;
Donne à tout ce qu’il contrefait
L’air de défaut et d’ignorance.
Tandis que mon mocqueur par son critique écho
Traitoit ainsi nos chantres da-poco ;
Fort bien, dit un d’entre eux, parlant pour tous les autres :
Nos chants sont imparfaits ; mais montrez-nous des vôtres.

 


L’ASNE

Sous quelle étoile suis-je né !
Disoit certain baudet couché dans une étable ;
Que de bon cœur je donne au diable
Le maître ingrat que le ciel m’a donné !
Combien lui rends-je de services ?
Et combien m’en faut-il essuyer d’injustices ?
Debout longtems avant le jour,
Il faut marcher, porter les herbes à la ville,
Courir de porte en porte, et puis à mon retour
Rapporter le fumier qui rend son champ fertile ;
Aller chercher au bois ma charge de fagot ;
Toûjours sur pied, toûjours le trot.
Vient-il un dimanche, une fête ?
Je le porte à la foire, en croupe sa margot,
Et puis en deux paniers Jacqueline et Pierrot.
Son maudit singe encor se campe sur ma tête.
Si je m’écarte un peu pour un brin de chardon,
Soudain marche martin bâton.
Tandis que son bertrand, son baladin de singe,
Franc faineant, maître étourdi,
Sautant, montrant le cul, gâtant habits et linge,
Vit sans soins, mange à table, est sur tout applaudi.
Peste du mauvais maître, et que dieu le confonde !
Ami lui dit un bœuf de cervelle profonde,
Le maître à qui le sort a voulu t’asservir,
N’est pas pire qu’un autre. Apprends qu’en ce bas monde
Il vaut mieux plaire que servir.

 

 


CHAT ET CHAUVE-SOURIS

Gardons-nous de rien feindre en vain.
La vérité doit naître de la fable.
Qu’est-ce qu’un conte sans dessein ?
Parole oiseuse et punissable.
Mais tout vrai ne plaît pas. Un vrai fade et commun
Est chose inutile à rebattre.
Que sert par un conte importun
De me prouver que deux et deux font quatre ?
Nous devons tous mourir. Je le sçavois sans vous ;
Vous n’apprenez rien à personne.
Je veux un vrai plus fin, reconnoissable à tous,
Et qui cependant nous étonne :
De ce vrai, dont tous les esprits
Ont en eux-mêmes la semence :
Qu’on ne cultive point, et que l’on est surpris
De trouver vrai quand on y pense.
Laissez donc là vos fictions,
Me va répondre un censeur difficile.
Pensez-vous nous donner quelques instructions ?
Non pas à vous ; vous êtes trop habile :
Mais il est des lecteurs d’un étage plus bas ;
Et telle fiction qui ne vous instruit pas,
À leur égard pourroit être instructive.
Il faut que tout le monde vive.
Un chat le plus gourmand qui fut,
N’ayant d’autre ami que son ventre,
Fondit sur un serein, et sans respect du chantre,
L’étrangla net et s’en reput.
Le serein et le chat vivoient sous même maître.
À peine apperçoit-on le meurtre de l’oiseau,
Que l’on jure la mort du traître.
Chacun veut être son bourreau.
L’assassin l’entendit et trembla pour sa peau.
Les vœux sont enfans de la crainte ;
Il en fit un. S’il sort de ce danger,
De la faim la plus rude éprouvât-il l’atteinte,
Il renonce aux oiseaux, n’en veut jamais manger :
En atteste les dieux en leur demandant grace ;
Et comme si c’étoit l’effet de son serment,
Le maître oublia sa menace,
Et se calma dans le moment.
Le rominagrobis échappé de l’orage,
Trouva deux jours après une chauve-souris.
Qu’en fera-t-il ? Son vœu l’avertit d’être sage ;
Son appetit glouton n’est pas du même avis.
Grand combat ! Embarras étrange !
Le chat décide enfin. Tu passeras, ma foi,
Dit-il ; en tant qu’oiseau, je ne veux rien de toi ;
Mais comme souris, je te mange.
Le ciel peut-il s’en fâcher ? Non,
Se répondoit le bon apôtre.
Son casuiste, c’est le nôtre ;
L’intérêt, qui d’un mot se fait une raison.
Ce qu’on se défend sous un nom,
On se le permet sous un autre.

 

 


LA RONCE ET LE JARDINIER

La ronce un jour accroche un jardinier :
Un mot, lui dit-elle, de grace ;
Parlons de bonne foi, gros Jean, suis-je à ma place ?
Que ne me traites-tu comme un arbre fruitier ?
Que fais-je ici planté en haye,
Que servir de suisse à ton clos ?
Mets-moi dans ton jardin, et par plaisir essaye
Quel gain t’en reviendra ; je te le promets gros.
Tu n’as qu’à m’arroser, me couvrir de la bise :
Je m’engage à rendre à tes soins
Des fruits d’une saveur exquise,
Et des fleurs qui vaudront roses et lys au moins.
J’en pourrois dire davantage ;
Mais j’ai honte de me louer.
Mets-moi seulement en usage,
Et je veux que dans peu tu viennes m’avouer
Que je vaux moins encor au parler qu’à l’ouvrage.
C’est en ces mots que s’exhaloient
L’amour propre et l’orgueil de la plante inutile.
Gros Jean la crut en imbecile.
Du temps que les plantes parloient
On n’étoit pas encore habile.
On transplante la ronce ; on la fait espalier.
Loin qu’on s’en fie à la rosée,
Quatre fois plutôt qu’une elle étoit arrosée ;
Pour elle ce n’est trop de gros Jean tout entier.
Comme elle l’a promis, elle se multiplie ;
Elle étend sa racine et ses branches au loin.
Sous ses filets armés tout se casse, tout plie ;
Fruits, potager, tout meurt ; les fleurs deviennent foin.
Gros Jean reconnut sa folie,
Et n’en crut plus les plantes sans témoin.
Pour qui se vante point d’oreilles.
Telles gens sont bien-tôt à bout.
À les entendre, ils font merveilles ;
Laissez-les faire, ils gâtent tout.

 

 


LES SINGES

Le peuple singe un jour vouloit élire un roi.
Ils prétendoient donner la couronne au mérite ;
C’étoit bien fait. La dépendance irrite,
Quand on n’estime pas ceux qui donnent la loi.
La diete est dans la plaine ; on caracolle, on saute ;
Chacun sur la puissance essaye ainsi son droit ;
Car le sceptre devoit tomber au plus adroit.
Un fruit pendoit au bout d’une branche assez haute ;
Et l’agile sauteur qui sçauroit l’enlever,
Étoit celui qu’au trône on vouloit élever.
Signal donné, le plus hardi s’élance ;
Il ébranle le fruit ; un autre en fait autant ;
L’autre saute à côté, prend l’air pour toute chance,
Et retombe fort mécontent.
Après mainte et mainte secousse,
Prêt à choir où le vent le pousse
Le fruit menaçoit de quitter.
Deux prétendans ont encore à sauter.
Ils s’élancent tous deux ; l’un pesant, l’autre agile ;
Le fruit tombe et vient se planter
Dans la bouche du mal-habile ;
L’adroit n’eut que la queue, il eut beau s’en vanter.
Allons, cria le sénat imbecile ;
Celui qui tient le fruit doit seul nous regenter.
Un long vive le roi fend soudain les nuées ;
L’adresse malheureuse attira les huées.
Oh, oh ! Le plaisant jugement !
Dit un vieux singe ; imprudens que nous sommes,
C’est par trop imiter les hommes :
Nous jugeons par l’évenement.
L’histoire des singes varie ;
Sur cet évenement il est double leçon.
Pour l’un et l’autre cas la nation parie ;
Je doute aussi du vrai ; mais l’un et l’autre est bon.
On dit que le vieux singe affoibli par son âge
Au pied de l’arbre se campa.
Il prévit en animal sage,
Que le fruit ébranlé tomberoit du branchage,
Et dans sa chûte il l’attrapa.
Le peuple à son bon sens décerna la puissance ;
On n’est roi que par la prudence.

 

 


LES SACS DES DESTINEES

La fable, à mon avis, est un morceau d’élite,
Quand, outre la moralité
Que d’obligation elle mene à sa suite,
Elle renferme encor mainte autre vérité ;
Le tout, bien entendu, sans blesser l’unité.
Aller au but par un sentier fertile,
Cüeillir, chemin faisant, les fruits avec les fleurs,
C’est le fait d’une muse habile,
Et le choef-d’œuvre des conteurs.
Donnez en promettant : d’une plume élégante,
Moralisez jusqu’au récit.
Heureuse la fable abondante
Qui me dit quelque chose, avant qu’elle ait tout dit !
Loin ces contes glacés, où le rimeur n’étale
Qu’une aride fécondité ;
L’ennui vient avant la morale :
Le lecteur ne veut plus d’un fruit trop acheté.
Ce précepte est fort bon ; soit dit sans vanité.
L’ai-je toûjours suivi ? Je ne m’en flate guère ;
On dit mieux que l’on ne sçait faire.
On n’est pas bien, dès qu’on veut être mieux.
Mécontent de son sort, sur les autres fortunes
Un homme promenoit ses desirs et ses yeux ;
Et de cent plaintes importunes
Tous les jours fatiguoit les dieux.
Par un beau jour Jupiter le transporte
Dans les célestes magazins,
Où dans autant de sacs scellés par les destins,
Sont par ordre rangés, tous les états que porte
La condition des humains.
Tien, lui dit Jupiter, ton sort est dans tes mains.
Contentons un mortel une fois en la vie ;
Tu n’en es pas trop digne, et ton murmure impie
Méritoit mon courroux plutôt que mes bienfaits ;
Je n’y veux pas ici regarder de si près.
Voilà toutes les destinées ;
Pese et choisi ; mais pour regler ton choix,
Sache que les plus fortunées
Pesent le moins : les maux seuls font le poids.
Grace au seigneur Jupin ; puisque je suis à même
Dit notre homme, soyons heureux.
Il prend le premier sac, le sac du rang suprême,
Cachant les soins cruels sous un éclat pompeux.
Oh, oh ! Dit-il, bien vigoureux
Qui peut porter si lourde masse !
Ce n’est mon fait. Il en pese un second,
Le sac des grands, des gens en place ;
Là gisent le travail et le penser profond,
L’ardeur de s’élever, la peur de la disgrace,
Même les bons conseils que le hazard confond.
Malheur à ceux que ce poids-ci regarde,
Cria nôtre homme ! Et que le ciel m’en garde ;
À d’autres. Il poursuit ; prend et pese toûjours,
Et mille et mille sacs trouvés toûjours trop lourds :
Ceux-ci par les égards et la triste contrainte ;
Ceux-là par les vastes desirs ;
D’autres, par l’envie ou la crainte ;
Quelques-uns seulement par l’ennui des plaisirs.
Ô ciel ! N’est-il donc point de fortune legere ?
Disoit déja le chercheur mécontent :
Mais quoi ! Me plains-je à tort ? J’ai, je crois, mon affaire ;
Celle-ci ne pese pas tant.
Elle peseroit moins encore,
Lui dit alors le dieu qui lui donnoit le choix :
Mais tel en joüit qui l’ignore ;
Cette ignorance en fait le poids.
Je ne suis pas si sot ; souffrez que je m’y tienne,
Dit l’homme : soit ; aussi bien c’est la tienne,
Dit Jupiter. Adieu ; mais là-dessus
Apprends à ne te plaindre plus.

 

 


LES DEUX LEZARDS

Au coin d’un bois, le long d’une muraille,
Deux lezards, bons amis, conversoient au soleil.
Que notre état est mince ! En est-il un pareil ?
Dit l’un. Nous respirons ici vaille que vaille ;
Et puis c’est tout ; à peine le sçait-on,
Nul rang, nulle distinction.
Que maudit soit le sort de m’avoir fait reptile.
Encor, si comme on dit que l’on en trouve ailleurs,
Il m’eût fait gros lezard, et nommé crocodile,
J’aurois ma bonne part d’honneurs :
Je ferois revenir la mode
Du tems où sur le Nil l’homme prenoit sa loi ;
Encensé comme une pagode
Je tiendrois bien mon quant à moi.
Bon, dit l’ami sensé ; quel regret est le vôtre ?
Comptez-vous donc pour rien de vivre sans souci ?
L’air, la campagne, l’eau, le soleil, tout est nôtre :
Jouissons-en, rien ne nous trouble ici.
Mais l’homme nous méprise : en voilà bien d’une autre.
Ne sçaurions-nous le mépriser aussi ?
Que vous avez l’ame petite,
Dit le reptile ambitieux !
Non, mon obscurité m’irrite,
Et je voudrois attirer tous les yeux.
Ah ! Que j’envie au cerf cette taille hautaine,
Et ce bois menaçant qui doit tout effrayer !
Je l’ai vû se mirer tantôt dans la fontaine,
Et cent fois de dépit j’ai pensé m’y noyer.
Il est interrompu par un grand bruit de chasse ;
Et bien-tôt le cerf relancé
Tombe près d’eux, et pleurant sa disgrace,
Céde aux chiens dont il est pressé.
Au bruit d’un cor perçant, tout court à la curée ;
Ni meute, ni chasseur ne songent au lezard ;
Mais la bête superbe à la meute est livrée ;
Brifaut, gersaut, miraut, chacun en prend sa part.
Après sa sanglante avanture,
Fait-il bon être cerf, dit l’ami sage ? Hélas !
Dit le fou détrompé ; vive la vie obscure.
Petits, les grands périls ne nous regardent pas.

 

 


LE BŒUF ET LE CIRON

Qu’est-ce que l’homme ? Aristote répond :
C’est un animal raisonnable.
Je n’en crois rien ; s’il faut le définir à fond,
C’est un animal sot, superbe et misérable.
Chacun de nous sourit à son néant,
S’exagere sa propre idée :
Tel s’imagine être un géant
Qui n’a pas plus d’une coudée.
Aristote n’a pas trouvé notre vrai nom.
Orgueil et petitesse ensemble,
Voilà tout l’homme ce me semble.
Est-ce donc là ce qu’on nomme raison ?
Quoiqu’il en soit, voici quelqu’un qui nous ressemble ;
Au bon cœur près, tout homme est mon ciron.
Messire bœuf, las de vivre en province,
Partoit d’Auvergne pour Paris.
Sur l’animal épais, l’animal le plus mince
Cadet ciron voulut voir le pays.
Il prend place sur une corne ;
Mais à peine s’est-il logé,
Qu’il plaint le pauvre bœuf, et juge à son air morne,
Qu’il se sent déja surchargé.
N’importe ; il faut suivre sa course ;
Eh ! Comment sans cette ressource,
Pouvoit-il voyager, et contenter son goût ?
Le bœuf lui tiendroit lieu de tout ;
D’hôtellerie ainsi que de voiture,
De lit, ainsi que de pâture :
À fatiguer le bœuf, le besoin le résout.
Ils partent donc. Déja de plaine en plaine
Ils ont franchi bien du chemin.
Lorsque le bœuf s’arrête et prend haleine,
Il est grévé ; mon dieu ! Que je lui fais de peine !
Dit le voyageur clandestin.
Si tourmenté de la saison brûlante,
De ses mugissemens l’animal frappe l’air,
Par vanité compatissante
Notre atome se fait leger.
Même, de peur d’amaigrir sa monture,
Vous l’eussiez vû sobre dans ses repas.
Faisons, se disoit-il, faisons chere qui dure ;
Je l’affoiblirois trop ; il n’arriveroit pas.
On arrive pourtant jusqu’à la capitale.
Cadet ciron sain et sauf arrivé,
Demande excuse au bœuf qu’il croit avoir crevé,
Qui me parle là-haut, dit d’une voix brutale
Messire bœuf ? C’est moi. Qui ? Me voilà.
Eh ! L’ami qui te sçavoit-là ?

Je laisserois la fable toute nuë
Qu’ici plus d’un ciron se reconnoîtroit bien !
Tel qui se grossit à sa vûë,
Se croit quelque chose, et n’est rien.

 

 


LA LOTTERIE DE JUPITER

Le bon Jupin voulant gratifier
La race humaine sa servante,
Par Mercure fit publier
Une ample lotterie, en tous biens abondante.
Tout billet étoit noir ; chacun devoit gagner,
Point de sixiéme à prendre sur l’espéce
Les premiers lots étoient les plaisirs, la richesse,
Les honneurs, le droit de regner.
Le gros lot étoit la sagesse.
Le plus grand nombre, et les moins bien traités,
De l’espérance au moins devoient être dotés.
Quant au prix des billets, c’étoit des sacrifices ;
Les autels étoient les bureaux.
Jupiter reçut tout, chevres, moutons, genisses,
Pigeons, jusques à des gâteaux,
Et moins encor, car le dieu favorable,
Aimant les hommes comme siens,
Ne voulut pas que le plus misérable
Demeurât exclus de ses biens.
J’oubliois qu’il voulut permettre
À quelques-uns des dieux d’y mettre.
Bien-tôt la lotterie est pleine ; il faut tirer.
Tous les billets sont jettés dans une urne,
Broüillés et rebroüillés. Puis, le fils de Saturne,
C’est donc au sort à se montrer,
Dit-il ; je veux que ce soit lui qui tire ;
Aveugle il est hors de soupçon.
Le sort tire en effet. Mercure a soin d’écrire
À chaque fois et le lot et le nom.
De l’urne à millions sortent les espérances ;
C’étoit toujours cela. Puis de meilleures chances
Faisoient paroître quelquefois
Des amans fortunés, des riches, et des rois.
Le gros lot vient enfin : on nomme la sagesse.
Pour qui ? Numero tant, et Minerve pour nom.
Soudain entre les dieux fanfares, allégresse ;
Chez l’homme au contraire tristesse,
Murmure, injurieux soupçon.
Que voilà bien un trait de pere de famille !
Dit tout le genre humain fâché.
Jupiter fait tomber le gros lot à sa fille !
Bon, cela saute aux yeux, Jupiter a triché.
Pour punir et calmer cette insolence impie,
Quel moyen croyez-vous que Jupin inventa ?
Au lieu de la sagesse, il donna la folie
À l’homme qui s’en contenta.
On ne se plaignit plus, et depuis ce partage
Le plus fou se crut le plus sage.

 

 


LES DEUX STATUES

Sur le sommet d’un temple magnifique,
On voulut élever l’image de Pallas ;
Et pour ce monument toute une république
Mit en œuvre deux Phidias,
Grand prix pour qui feroit la plus belle statuë ;
On veut choisir. Un seul devoit avoir l’argent,
Et la gloire par conséquent ;
L’autre rien. Chacun s’évertuë,
Fait de son mieux ; honneur et gain
Pressent nos ouvriers, leur conduisent la main.
Ils ont bien-tôt achevé leur ouvrage ;
On le porte au parvis. Le peuple d’y courir.
Alors de tous les yeux l’un ravit le suffrage ;
L’autre à peine se peut souffrir.
Celui qu’on admiroit brilloit de mille graces ;
Tous les traits étoient délicats ;
Les contours arondis : bref, malgré ses menaces,
La critique n’y mordit pas.
L’autre n’étoit auprès qu’une marbre encor informe ;
Rien de fini ; chaque trait est grossier ;
Contours monstrueux, taille énorme :
Le peuple renvoyoit l’ouvrage à l’attelier.
Voilà le maître, et l’autre est l’écolier.
Tout beau, dit le sculpteur ; il faut nous éprouver.
Est-ce pour le parvis que ma statuë est faite ;
Sur le temple avec l’autre il la faut élever ;
Et vous verrez d’ici quelle est la plus parfaite.
On le fit, en plaignant les frais ;
Mais d’abord tout changea de face.
La statuë admirée en perdit tous ses traits ;
L’éloignement les confond, les efface.
L’autre par la distance acquiert toute la grace.
Qu’on ne soupçonnoit point, en la voyant de près.
Il faut voir les choses en place.

 

 


LA MAGICIENNE


À M Coypel le fils.
Coypel, digne héritier d’un Appelle nouveau,
Qui, recuëillant sa sublime industrie,
T’es fait donner ta part de son pinceau
En pur avancement d’hoirie ;
Si loin que son art soit allé,
Il doit craindre qu’un jour ton sçavoir ne l’égale.
Je l’en crois, entre nous, déja tout consolé ;
Et nature en ravit l’honneur à la morale.
À mes travaux ajoûte ici les tiens ;
Rends présent ce que je raconte.
Mes vers me semblent bons (chacun le croit des siens)
Mais du tableau l’impression plus prompte
Réunit en un seul moment
Ce que le vers ne dit que successivement.
Rassemble dans tes traits tout l’esprit de l’ouvrage ;
Peins même les discours dans l’air du personnage ;
Que ton pinceau moralise avant moi.
Tant mieux, si je suis presque inutile après toi.

Tu l’as fait. Ce tableau plaisamment formidable,
En action réelle érige mon récit.
Dans ce que tu peins tout est dit ;
Et qui le voit, a lû ma fable.
La nuit avoit au monde amené le repos.
Le silence regnoit sur toute la nature ;
Et l’obligeant Morphée à chaque créature
Faisoit litiere de pavots.
Une sorciere de Carie,
Une vieille Medée, une autre Canidie,
Sçavante en l’art d’interroger le sort,
Pour exercer sa science hardie,
Arrive dans un bois qui tremble à son abord.
Dans le centre d’un cercle elle établit la scéne
De ses enchantemens divers ;
Sur l’autel en triangle allume la verveine,
En prononçant les mots souverains des enfers.
Pour sacrifice au dieu du noir rivage,
Elle souffle la peste au plus prochain bercail ;
Et fait sur l’heure à l’innocent bétail
Perdre le goût du pâturage.
Pluton, de ce grand art le vassal immortel,
Députe à la sorciere une légion d’ombres,
Qui viennent des royaumes sombres
Comparoître au magique autel.

Ce n’est pas tout. Il faut que du ciel arrachée
La lune descende en ce bois.
De son char, par un mot, la voilà détachée.
Des pauvres cariens les tambours et les voix
La rappellent en vain : la lune est empêchée.
À quoi ? Vous allez voir. Dès que tout s’est rendu
Aux loix de la magicienne,
Tirez-moi de souci, leur dit la carienne ;
Où puis-je retrouver un chien que j’ai perdu ?
Quoi, falloit-il troubler l’ordre de la nature,
Lui dit Hecate, pour ton chien ?
Eh que m’importe son allure,
Dit la vieille, pourvû que je n’y perde rien ?
Que de gens ne seroient, avec même puissance,
Ni plus justes ni plus sensez !
Pour un rien ils mettroient tout le monde en souffrance :
Ils se contentent ; c’est assez.
Est-ce hiperbole ? Non : et ma fable s’appuye
D’un fait connu de l’univers.
Parce qu’Alexandre s’ennuye,
Il va mettre le monde aux fers.

 

 


LES OISEAUX

Sur un haut chêne au pied d’une montagne,
S’étoient dès le matin, assemblés mille oiseaux,
Qui voltigeant de rameaux en rameaux
De leurs brillans concerts égayoient la campagne
Ainsi, sans soins, sans embarras,
Chantant leur joye ou leur tendre martyre,
Ils attendoient l’heure de leur repas,
Ou leur apetit, pour mieux dire.
Ils le sentoient venir, lorsque tout à propos
Un sansonnet vint leur apprendre
Qu’à mille pas de l’arbre ils n’avoient qu’à se rendre.
Le grain, leur disoit-il, s’y versoit à grands flots.
Venez… ne soyez pas si sots,
Leur dit une alouette ; on songe à vous surprendre.
Grain, vous dit-on, d’accord ; mais aussi vrais paneaux
Que l’oiseleur vient de vous tendre :
Et que je sois le dernier des oiseaux
Si… la pauvre alouette est une autre Cassandre,
Qu’on ne croit point, qu’on ne veut point entendre ;
Et nos troyens aislez entraînés par la faim,
Suivent le sansonnet au grain.
Vous le voyez ; dit-il. Le premier il y vole.
On l’a suivi sur sa parole ?
Sur son exemple on se met à manger :
Mais le paneau se ferme ; et voilà dans la geole
Nos pauvres indiscrets. Quelques-uns d’enrager ;
Les autres encor de gruger.
En enrageant ; cela console.
Je vous ai prédit le danger ;
Vous trompois-je ? Dit l’alouette,
Qui seule avoit la clef des champs.
Non, répondit quelqu’une de dedans ;
C’est qu’on croit trop ce qu’on souhaite ;
Et l’on connoît son tort quand il n’en est plus tems.




LES DIEUX D’EGYPTE

Dans l’égypte jadis toute bête étoit dieu ;
Tant l’homme au contraire étoit bête !
Tel animal ailleurs, qui n’a ni feu ni lieu,
Avoit là son temple et sa fête.
On avoit fait un jour dans le temple du chat
D’un rat blanc et sans tache un pompeux sacrifice.
Le lendemain, c’est le tour du dieu rat :
Il faut, pour le rendre propice,
Qu’à ses autels un chat périsse.
Maître matou marchoit de festons couronné,
Et de prêtres environné.
Du dieu rat jusqu’aux cieux on portoit la loüange.
Strophe, antistrophe, épode, harmonieux ramas :
Petits faits et grands mots ; pindarique mélange.
Chacun prioit le dieu de menager sa grange.

Ne nous punissez point des insultes des chats,
Disoit-on : que le sang de celui-ci vous vange.
Lui dieu ! Disoit le chat. Et ! Vous n’y pensez pas :
Qui suis-je donc moi qui le mange ?
Hier c’étoit pour moi que fumoit l’encensoir ;
Aujourd’hui mon trépas vous paroît legitime.
Pourquoi passer ainsi du blanc au noir ?
J’étois dieu ; me voilà victime.
Reproche embarrassant qu’on ne résolut point.
Nous sommes tous d’égypte, et leur mode est la nôtre.
Quels sont nos dieux ? Nos passions,
Que suivant les occasions
Nous immolons tour à tour l’une à l’autre.

 

 


L’AVARE ET MINOS

De tous les vices des humains
Le plus mocqué, c’est l’avarice.
C’est aussi le plus fou. Bernez-le, c’est justice.
Quant à moi, j’y donne les mains.
Qu’Apollon me mette à sa place ;
J’arme tous les auteurs contre un vice si sot.
Nul rang, nul honneur au Parnasse
À quiconque sur lui n’eût pas lâché son mot.
Mais quoi ? Me diroient-ils ; la matiere est usée :
De quels siécles, de quels climats
N’a-t-il pas été la risée ?
Qu’en dirons-nous ? Plutôt, que n’en direz-vous pas ?
Peignez l’avare en sa folle disette,
De Belsebut infame anachorette,
Qui fait vœu sur son or de renoncer à tout :
Qui se traite lui-même à sa table maudite,
Comme un effronté parasite
Qu’il voudroit éloigner par un mauvais ragoût.
Quand le vice est opiniâtre
La satyre doit l’être aussi.
Allez le baffouër de théâtre en théâtre,
Tant qu’à le corriger vous ayez réussi.

Mais ne l’attaquez pas avec des bras d’Hercule ;
Vos efforts seroient superflus.
Servez-vous des traits de Momus ;
Il est défait s’il voit son ridicule.
Eh ! Ne le voit-il pas ? Ne l’a-t-on pas bien peint ?
L’avare ignore-t-il, si quelque sens l’éclaire,
Qu’en se privant de tout de peur de la misere,
Il se fait tout le mal qu’il craint ?
On s’en mocque ; il est insensible ;
Ce qui le fâche d’un brocard,
C’est qu’il n’en peut grossir sa chevance d’un liard.
Oh ! Je me rends ; la cure est impossible,
Le vice sans pudeur est trop incorrigible.
Auprès d’un immense trésor
Certain avare expira de misere ;
Et dans sa demeure derniere,
N’emporta qu’un denier qu’on lui plaignit encor.
Car telle est la gent héritiere ;
Vous lui laissez des monceaux d’or ;
Elle plaint au défunt le bucher ou la biere.
Notre ombre arrive au Stix dans le temps que Caron
Recevoir son droit de passage,
Et repoussoit de l’aviron
Quiconque n’avoit pas pour payer son voyage.
Mais l’avare amoureux de son pauvre denier
Ne peut s’en désaisir. Il fraude le péage ;
À la barbe du nautonnier,
Dans le milieu du Stix il se jette à la nage ;
Fend le fleuve. On a beau crier ;
L’ombre, à force de bras, atteint l’autre rivage.
Cerbere à son aspect, aboya triplement.
Bien-tôt à l’affreux heurlement
Des noires sœurs vient la cruelle bande,
Qui se saisit dans le moment
De cette ombre de contrebande.
On la mene à Minos ; le cas étoit nouveau :
On veut par un exemple assûrer le bureau.
Vous eussiez vû Minos rouler dans sa cervelle
Le crime et la punition.
L’ombre avare mérite-t-elle
Le tourment de Tantale, ou celui d’Ixion ?
L’envoira-t-il relayer Promethée,
Ou bien aider Sisiphe à rouler son fardeau ?
Vaut-il mieux l’obliger à remplir ce tonneau,
Où des brus d’Egyptus la troupe détestée
Perd toujours sa peine et son eau ?
Non, dit Minos. Il faut le punir davantage.

Les tourmens d’ici ne sont rien.
Qu’il s’en retourne au monde : ouvrons-lui le passage.
Je le condamne à voir l’usage
Que l’on va faire de son bien.

 

 


LES DEUX ORACLES

À s a s monseigneur le duc.
Prince, que je ne tiens pas
Compte
De surnommer vaillant, car
Vaillant et Condé
C’est même chose et j’aurois honte
D’un pléonasme décidé :
C’est la noble candeur, la droiture héroïque
Qu’aujourd’hui je célébre en toi :
Que la France aime à voir Condé le véridique
Chargé de lui former un roi !

Louis sçaura de toi que son palais doit être
Le temple de la vérité ;
Et que si le mensonge a le front d’y paroître,
L’insolent doit être traité
En criminel de leze-majesté.
De ta bouche sincére il va souvent entendre
Qu’il n’est roi que pour notre bien ;
Et le ciel dans ton cœur a pris soin de répandre
Tout ce qui doit regler le sien.
Veille donc sur cette ame à tes soins confiée ;
Que ses vertus croissent avec ses jours ;
Et qu’à jamais répudiée,
La flatterie en d’autres cours
Aille chercher azile : elle en aura toûjours
Les rois la souffrent trop ; c’est-là leur grande faute ;
Elle corrompt enfin les princes les meilleurs ;
Mais du moins, la releguant ailleurs,
Que le roi ne soit pas son hôte.
Au temple de Delphes un jour
Un roi grec suivi de sa cour,
S’en alla consulter l’oracle.
Il vouloit des amis dont il ne pût douter ;
Mais sa grandeur est un obstacle
À ce jugement sûr qu’il en vouloit porter :
Car comment distinguer l’ami de sa personne
D’avec l’ami de sa couronne,
Le zéle d’avec l’intérêt,
L’attachement réel de ce qui le paroît ?

C’étoit l’embarras du monarque.
Il entre seul au temple, interroge Appollon,
Et lui demande à quelle marque
Il connoîtra l’ami digne d’un si beau nom.
Tu veux, lui dit Phoebus, un ami véritable ?
Celui qui t’osera dire la vérité,
La vérité désagréable,
Sera ton homme : adieu ; voilà ta sûreté.
Le prince sort sans rien faire connoître.
Toute sa cour ensuite eut son oracle à part :
Ils demandoient tous par quel art
Ils pourroient faire un ami de leur maître.
En le flatant toûjours, leur dit l’oracle à tous :
Fausse loüange plaît, et l’orgueil la seconde :
N’allez pas dire vrai ; ce seroit fait de vous.
Ce dieu connoissoit bien son monde.
Comment ce double oracle ira-t-il à sa fin ?
Chacun étant ainsi muni de sa recette,
Ils s’assemblent tous au festin,
Où les a conviez le prince qui projette
D’éprouver sur eux son destin.
Mes amis, leur dit-il, au moment que la joye
Commençoit à regner entre nos commensaux,
Que la liberté se déploye :
De l’amitié ; rien plus ; nous sommes tous égaux.
Pour commencer, dites-moi moi défauts.

Si vous en avez, c’est de croire
Que l’on puisse vous en trouver ;
Dit la troupe en chorus. Et là-dessus de boire.
Un seul ne disoit mot. Qu’avez-vous à rêver,
Lui dit le roi ? Je rêve à votre gloire ;
Chacun vous flate ici ; je ne puis l’approuver ;
Vous avez cent vertus dont s’ornera l’histoire ;
Je l’avouë avec joye, et j’en sens tout le prix :
Mais je crains qu’un défaut nuise à votre mémoire ;
Que vos lauriers n’en soient flétris.
Vous aimez trop le vin ; et quelquefois l’yvresse
De votre front fait fuir la majesté.
Insolent ! Dit le roi ; tien, de ta hardiesse
Voilà le prix ; le coup étoit porté.
Enfin mon amitié m’a valu votre haine,
Dit le mourant ; l’oracle consulté
M’a prédit une mort certaine,
Si j’osois à mon roi dire la vérité.
Par l’excès du zèle emporté,
Je n’ai pû vous la taire, et j’en reçois la peine.
Qu’entens-je ? Dit le roi ; pardon, dieux irrités ;
Rendez-moi mon ami ; je reconnois son zèle.
M’allez-vous donc livrer à la troupe cruelle
Des flateurs qui me sont restés ?
Jusques au bout l’ami fidele
Lui dit : je meurs content si vous en profitez.

 

 


LA PIE

Un traitant avoit un commis ;
Le commis un valet ; le valet une pie.
Quoique de la rapine ils fussent tous amis,
Des quatre, l’animal étoit la moins harpie.
Le financier en chef voloit le souverain ;
Le commis en second voloit l’homme d’affaire ;
Le valet grapilloit ; il eut voulu mieux faire ;
Et des gains du valet Margot faisoit sa main.
C’est ainsi que toute la vie,
N’est qu’un cercle de volerie.
Le valet donc à son petit magot
Trouvoit toûjours quelque mécompte.
Qu’est-ce dit-il. Quel est le coquin qui m’affronte ?
Dans mon taudis il n’entre que Margot.
À tout hazard il vous l’épie,
Et la prend bien-tôt sur le fait.
Il voit notre galante pie
Du coin de l’œil faisant le guet,
Prendre à son bec sa piéce de monnoye,
Et puis dans le grenier courant cacher sa proye.
C’étoit-là que Margot avoit son coffre fort ;
Amassant sans jouïr ; bien d’autres ont ce tort.

Oh, ça, dit le valet, en surprenant sa belle,
Je te tiens donc, et mon argent aussi.
Voyez la gentille femelle :
J’en suis d’avis ; on volera pour elle ;
Elle en auroit le gain ; j’en aurois le souci.
Il prononce à ces mots la sentence mortelle.
Margot à sa façon se jette à ses genoux ;
Grace, lui cria-t-elle ; un peu plus d’indulgence ;
Au fonds je n’ai rien fait que vous ne fassiez tous.
Ou par justice, ou par clémence,
Donnez-moi le pardon qu’il vous faudroit pour vous.
Ce caquet étoit raisonnable ;
Mais le valet inéxorable
Lui coupe la parole et lui tord le gosier.
Le plus foible, c’est l’ordre, est puni le premier.

 

 


L’ENFANT ET LES NOIS.

Que j’aime une image naïve
Qui soit en apparence une leçon d’enfant,
Et qui pour le sage instructive
Renferme un précepte important !
Les grandes vérités charment sous cette écorce ;
On ne les attend point, et d’abord on les voit ;
Cette surprise y donne de la force.
Un exemple, dit-on ; eh bien, exemple ; soit.
Philosophiquement, si je vais dire à l’homme,
Contente toi de médiocrité ;
Il ne t’en coûtera le repos ni le somme ;
Tu l’auras sans difficulté.
Mais par mille projets je te vois agité ;
Tes desirs n’ont point de limites ;
Toutes fortunes sont à ton gré trop petites ;
Tu veux tout ; tout échape à ton avidité.
Belles leçons ! Mais l’homme y bâille,
Que faire pour le réveiller ?
Or voici comme j’y travaille ;
Je lui conte une fable ; il cesse de bâiller.

Un jeune enfant, je le tiens d’épictete,
Moitié gourmand et moitié sot.
Mit un jour sa main dans un pot
Où logeoit mainte figue avec mainte noisette.
Il en emplit sa main tant qu’elle en peut tenir ;
Puis veut la retirer ; mais l’ouverture étroite
Ne la laisse point revenir.
Il n’y sçait que pleurer ; en plainte il se consomme ;
Il vouloit tout avoir et ne le pouvoit pas.
Quelqu’un lui dit, (et je le dis à l’homme, )
N’en prends que la moitié, mon enfant ; tu l’auras.




LE LINX ET LA TAUPE

Jadis dans le siécle des fables,
Et du tems qu’il étoit des sirenes, des sphinx,
Centaures et choses semblables,
Vivoit aussi messire linx,
L’argus des animaux, dont la perçante vûë
Ne trouva jamais rien d’obscur :
Tandis que l’œil du jour perce à peine la nuë,
Le sien perce au travers d’un mur.
Un de ces animaux, tapi sous un branchage,
(car ils étoient chasseurs de leur métier)
Se tenoit à l’affût, attendoit le gibier,
Préparant ses dents à l’ouvrage.
Notre Argus apperçoit une taupe en son trou.
Ah ! Lui dit-il ; que je te plains ma mie !
Pauvre animal que fais-tu de la vie ?
Tu n’as point d’yeux ; Jupiter étoit fou
Quand il te fit de cette sorte.
Pourquoi t’ôter le jour qui doit tout éclairer !
Tu fais fort bien de t’enterrer ;
Je te tiens plus d’à moitié morte ;
Et ce seroit faveur que de te dévorer.

Pardonnez-moi, lui dit la dame ;
Je sens fort bien que je vis tout-à-fait.
Je n’ai point d’yeux ; est-ce un sujet
D’accuser Jupiter ? Croyez-m’en sur mon ame,
Il a bien fait ce qu’il a fait.
A-t-il besoin qu’on le conseille ?
Il m’a donné de sa grace une oreille
Qui vaut des yeux, et qui me sert autant.
Tenez, par exemple, elle entend
Derriere vous un bruit qui vous menace ;
Je crains pour vous quelque disgrace,
Fuyez. Dame taupe entendoit
La corde d’un arc qu’on bandoit.
La fléche part, et l’atteinte mortelle
Envoya notre Argus dans la nuit éternelle.
Mépriseurs indiscrets, vous n’y connoissez rien ;
Les dons sont partagés, et chacun a le sien.

 



LES DEUX SONGES

Variété, je t’ai voué mon cœur.
Qui te perd un moment de vûë,
Tombe aussi-tôt dans la langueur.
Rien ne charme à la continuë ;
Seule, tu plais toûjours. J’ai pitié du lecteur
Quand tu n’as pas versé tes graces sur l’auteur.
Préside à mes récits ; préside à mes images ;
Peins toi-même mes paysages ;
Changeons d’objets ; changeons de lieux ;
Promene-moi dans mes ouvrages,
De la terre aux enferts, et des enfers aux cieux.
À peine la nature est-elle assez féconde ;
Tout est dit, tout devient commun.
Les conquerans voudroient un nouveau monde ;
C’est aux rimeurs qu’il en faut un.
Toûjours des animaux, des bois et des campagnes !
Sans cesse le même horizon !
Comment y résister ? L’on se croit en prison.
De la variété les graces sont compagnes,
J’en veux dans mon ouvrage égayer la raison.
Là j’amenerai sur la scène
Cadet Ciron qui se croit important ;
Tout auprès Jupiter de son trône éclatant
Gratifiera la race humaine ;
De-là, je vais aux sombres bords
Faire juger Minos, faire parler les morts.

Aujourd’hui dans le nord et demain dans l’Affrique,
Quelquefois iroquois, et d’autres fois persan,
Gay, sérieux, galant ou politique,
Je serai tout, mais toûjours véridique.
Ça, ma muse, prend le turban,
Et tire ici le vrai des songes d’un sultan.
Deux songes, grands menteurs, l’un noir, mélancolique ;
L’autre blanc et vermeil comme albâtre et corail,
Sortoient un matin du sérail.
D’un esclave le blanc s’étoit fait domestique,
Et le noir avoit pris le grand seigneur à bail,
Même à bail emphitéotique.
Ils retournoient ensemble au ténébreux manoir.
Ça, dit le songe blanc au noir ;
As-tu bien tourmenté ton homme ?
Je t’en réponds, dit l’autre ; et vingt fois en sursaut
Je l’ai retiré de son somme ;
Je l’ai de mal en pis promené comme il faut.
Par l’infidele janissaire,
D’abord de la prison j’ai fait tirer son frere ;
On l’arrachoit du trône, et prêt d’être étranglé
Il s’éveille en criant, tout en eau, tout troublé :
Je l’attendois à la reprise
Il se rendort, et sur le champ
Je me transforme en nouveau Tamerlan
J’attaque sa hautesse et la ville est surprise ;
À mon pouvoir tout se soumet.
De ses enfans je fais ample carnage ;
Et lui-même je vous l’encage,
Ainsi qu’un autre bajazet.
Nouveau sursaut ; et dès qu’il se remet
Sur l’oreiller, nouvelle image
Plus triste encor : enfin, je m’en donne à souhait.
Voilà toutes les nuits le soin qui me regarde.
C’est ma tâche en un mot. Je corromps ses visirs ;
Le mufti le proscrit ; je révolte sa garde ;
Une sultane le poignarde ;
Ce sont là mes menus plaisirs.
Je lui rends la nuit si funeste
Qu’il en a pour le jour du trouble encor de reste.
Oh ! Pour moi, dit le songe blanc,
Je sers mieux mon homme, et ma tâche
Est de le rendre heureux, de rafraîchir son sang.
À peine le sommeil sur son grabat l’attache,
Que d’abord je le fais sultan.

Il prend sa place au trône, assemble le divan,
Fait des loix ; déclare la guerre,
De succès en succès soûmet toute la terre,
N’en fait pour lui qu’un peuple et tout mahometan.
Puis pour se délasser, de sultane en sultane
Va promener ses vœux, examine, et le soir,
Tous attraits bien pesés, il jette le mouchoir.
Je n’offre à ses regards que tableaux de l’Albane.
Chaque nuit ma faveur le met
Au paradis de Mahomet.
Problême embarrassant, question épineuse !
Lequel choisir des deux états ?
Une vie est souvent heureuse ou malheureuse
Par les endroits qu’on n’en voit pas.
Ambitieux toûjours en quête
De puissance et d’honneurs, gare le songe noir.
Nous n’envions les grands que faute de sçavoir
Ce qui leur passe par la tête.

 


LES SINGES MATELOTS

Un navire chargé d’une peuplade singe,
Colonie amassée aux forêts de Narsinge,
Venoit d’arriver dans un port.
Le débit étoit sûr de cette marchandise ;
Le roi du pays l’aimoit fort.
Que ce fût bon goût ou sotise,
Avec lui tout son peuple avoit raison ou tort.
Le monde se conforme à l’exemple du maître ;
Et sur tout de la cour c’est-là le rudiment,
Le prince est enrumé ; le courtisan veut l’être ;
La mode en court dans le moment.
Nos marchands de magots, pour annoncer leur foire,
Dans la ville étoient descendus ;
L’équipage étoit allé boire ;
Les singes restoient et rien plus.
Leur doyen se leva, capable personnage :
Camarades, dit-il, je médite un bon tour.
Dérobons-nous à l’esclavage,
L’occasion nous rit, hâtons nôtre retour.

Vous avez vû quelle manœuvre
Gouverne les vents et les flots ;
Pour notre apprentissage essayons ce chef-d’œuvre ;
Je serai le pilote, et vous les matelots.
Vivent les bons conseils, s’écria l’assemblée ;
Partons ; liberté, liberté !
On démare aussi-tôt ; la voile est étalée :
Et voilà par les vents le navire emporté.
Tout alloit bien d’abord ; plus d’un zéphir les pousse ;
Vous eussiez vû maint petit mousse
Courant de vergue en vergue, et grimpant sur les mats ;
Tandis qu’au gouvernail le vieux singe se place,
D’un pilote inquiet affectant la grimace :
On l’eût pris pour Tiphis à son grave embarras.
Messieurs, leur disoit-il, l’orage nous menace ;
Je vois un nuage là-bas ;
Déja des mers se ride et se noircit la face ;
Nous aurons du gros tems ; mais ne le craignez pas.
Il disoit vrai quant à l’orage ;
Quant à son art, c’étoit un autre cas.
Les vents dans le moment déployerent leur rage ;
De foudres redoublés un horrible fracas
Allarme le pauvre équipage,
Qui se voit à toute heure à deux doigts du trépas.

Ils font à tout hazard ce qu’ils avoient vû faire ;
Mais ils le font en imprudens.
Il faut caler la voile ; ils font tout le contraire.
Voulant fuir les rochers, ils vont donner dedans.
Comme ils ont vû dans pareille avanture,
Des matelots jurans, d’autres faisant des vœux ;
Les singes font de même entr’eux ;
Celui là prie, et l’autre jure.
Priant, jurant, chacun travaille à qui mieux mieux,
Ou bien à qui plus mal ; c’est pure étourderie.
Eh ! Que leur sert leur aveugle industrie ?
Le vaisseau heurte un roc et se brise à leurs yeux ;
Et la mer abîma toute la singerie.
Imitateurs, je prends mes singes à témoin ;
Vous échouerez ; votre art ne vous mene pas loin.

 

 


LA ROSE ET LE PAPILLON

Qu’est devenu cet âge où la nature
Rioit sans cesse au genre humain ;
Cet âge d’or, dont la peinture
Nous flate encor ? Songe doux quoique vain.
Mais ce n’est pas que j’en rappelle
Les jours sereins et les tranquilles nuits.
Que la nature fût plus belle,
Que Flore eût plus de fleurs, Pomone plus de fruits,
Ce n’est pas-là ce qui fait mes ennuis.
J’en regrette d’autres délices ;
La foi naïve et la simple candeur,
Les vertus hôtesses du cœur,
L’ignorance même des vices.
Oüi, ce fut-là son plus rare trésor,
Les discours n’étoient point des embûches dressées ;
Les paroles et les pensées
N’étoient point en divorce encor.
Quoi ! Ces gens étoient-ils des hommes,
Demanderoit-on volontiers ?
Tant on les trouve singuliers
Et tout autres que nous ne sommes !

Oüi, c’en étoit. Ces bonnes gens
Furent vos peres et vos meres.
Qui croiroit, messieurs leurs enfans,
Que vous vinssiez d’ayeux sincéres ?
De mensonge aujourd’hui vous donnez des leçons ;
Tout se viole et tout se falsifie
Promesses et sermens passent pour des chansons :
Sot qui les tient : fou qui s’y fie.

À nous voir en si mauvais train,
Ce n’est plus l’âge d’or qu’à présent je regrette.
C’en seroit trop. Je ne souhaite
Que de revoir l’âge d’airain.
Environ ce temps-là fleurissoit ma coquette.
Il étoit une rose en un jardin fleuri,
Se piquant de regner entre les fleurs nouvelles.
Papillon aux brillantes aîles,
Digne d’être son favori,
Au lever du soleil lui compte son martyre :
Rose rougit et puis soupire.
Ils n’ont pas comme nous le tems des longs délais ;
Marché fut fait de part et d’autre.
Je suis à vous, dit-il : moi : je suis toute votre ;

Ils se jurent tous deux d’être unis à jamais.
Le papillon content la quitte pour affaire :
Ne revient que sur le midi.
Quoi ! Ce feu soit disant si vif et si sincére,
Lui dit la rose, est déja réfroidi ?
Un siécle s’est passé, (c’étoit trois ou quatre heures)
Sans aucun soin que vous m’ayez rendu.
Je vous ai vû dans ces demeures,
Porter de fleurs en fleurs un amour qui m’est dû.
Ingrat, je vous ai vû baiser la violette,
Entre les fleurs simple grisette,
Qu’à peine on regarde en ces lieux ;
Toute noire qu’elle est, elle a charmé vos yeux.
Vous avez caressé la tulipe insipide,
La jonquille aux pâles couleurs,
La tubéreuse aux malignes odeurs.
Est-ce assez me trahir ? Es-tu content, perfide ?
Le petit-maître papillon
Repliqua sur le même ton.
Il vous sied bien, coquette que vous êtes,
De condamner mes petits tours ;
Je ne fais que ce que vous faites ;
Car j’observois aussi vos volages amours.
Avec quel goût je vous voyois sourire
Au souffle caressant de l’amoureux Zéphire !
Je vous passerois celui-là :
Mais non contente de cela,
Je vous voyois recevoir à merveille
Les soins empressés de l’abeille ;
Et puis après l’abeille arrive le frelon ;
Vous voulez plaire à tous jusques-au moucheron.
Vous ne refusez nul hommage ;
Ils sont tous bien venus, et chacun à son tour.
C’est providence de l’amour
Que coquette trouve un volage.




L’ORME ET LE NOYER

Sur le penchant d’une montagne,
Haut et puissant seigneur de la campagne,
L’orme habitoit près du noyer.
Bons voisins, ils jasoient pour se désennuyer.
L’orme disoit à son compere ;
En vérité j’ai lieu de me plaindre du sort.
Je suis haut, verdoyant et fort ;
Stérile avec cela ; point de fruit ; j’ai beau faire ;
Je n’en sçaurois porter ; la nature eut grand tort.
Je fais ombre, et c’est tout. Cela me mortifie.
Voisin noyer le consoloit :
Il te fâche de voir comme je fructifie ;
J’ai de trop ce qu’il te falloit.
Mais que veux-tu ? Le ciel répand ses graces
Comme il lui plaît ; non pas comme nous l’entendons.
Plus élevé que moi, de vingt pieds tu me passes ;
Il m’a fait à moi d’autres dons.
J’ai le meilleur lot, à tout prendre.
Le fruit nous sied fort bien ; arbre qui n’en peut rendre,
N’est à mon sens, un arbre qu’à demi ;
Mais console toi, mon ami,
Il ne t’en viendra pas à force de murmure ;
Il faut vouloir, ce que veut la nature.

Le noyer babillard continuoit toûjours,
Quand un essain d’enfans interrompt son discours.
À coups de bâtons et de pierre
Le bataillon lui livre une cruelle guerre.

Le pauvre arbre n’a point de noix
Qui ne lui coûte au moins une blessure :
Il reçoit cent coups à la fois ;
Adieu ses fruits et sa verdure.
La moisson faite, on veut encore glaner :
Sans respect du noyer, sur lui la troupe monte ;
On le rompt, on l’ébranche ; il crie, on n’en tient compte,
Tant qu’il n’ait plus rien à donner.
Enfin, chargés de noix, c’est sous l’orme tranquille
Que les enfans vont les manger ;
Et l’orme dit en les voyant gruger ;
C’est souvent un malheur que d’être trop utile.

 

 


LE CAMELEON

Deux de ces gens coureurs du monde,
Qui n’ont point assez d’yeux et qui voudroient tout voir ;
Qui pour dire, j’ai vû, je le dois bien sçavoir,
Feroient vingt fois toute la terre ronde :
Deux voyageurs, n’importe de leur nom,
Chemin faisant dans les champs d’Arabie
Raisonnoient du caméléon.
L’animal singulier ! Disoit l’un ; de ma vie
Je n’ai vû son pareil ; sa tête de poisson,
Son petit corps lezard, avec sa longue queuë,
Ses quatre pattes à trois doigts,
Son pas tardif, à faire une toise par mois,
Par-dessus tout, sa couleur bleuë…
Alte-là, dit l’autre ; il est verd ;
De mes deux yeux je l’ai vû tout à l’aise.
Il étoit au soleil, et le gosier ouvert,
Il prenoit son répas d’air pur… ne vous déplaise,
Réprit l’autre, il est bleu ; je l’ai vû mieux que vous,
Quoique ce fût à l’ombre : il est verd ; bleu, vous dis-je :
Démenti ; puis injure ; alloient venir les coups,
Lorsqu’il arrive un tiers. Eh ? Messieurs quel vertige !
Holà donc ; calmez-vous un peu.
Volontiers, dit l’un d’eux ; mais jugez la querelle
Sur le caméléon ; sa couleur, quelle est-elle ?
Monsieur veut qu’il soit verd ; moi je dis qu’il est bleu.
Soyez d’accord, il n’est ni l’un ni l’autre,
Dit le grave arbitre ; il est noir.
À la chandelle, hier au soir,
Je l’examinai bien ; je l’ai pris, il est nôtre,
Et je le tiens encor dans mon mouchoir.
Non, disent nos mutins, non je puis vous répondre
Qu’il est verd ; qu’il est bleu ; j’y donnerois mon sang.
Noir, insiste le juge ; alors pour les confondre,
Il ouvre le mouchoir, et l’animal sort blanc.
Voilà trois étonnés, les plaideurs et l’arbitre ;
Ne l’étoient-ils pas à bon titre ?
Allez enfans, allez, dit le caméléon ;
Vous avez tous tort et raison.
Croyez qu’il est des yeux aussi bons que les vôtres ;
Dites vos jugemens ; mais ne soyez pas fous
Jusqu’à vouloir y soûmettre les autres.
Tout est caméléon pour vous.

 

 


APOLLON MERC. ET BERG.

L’homme est ingrat ; c’est son grand vice.
Comme une grace il sollicite un bien ;
L’a-t-il reçû ? Ce n’est plus que justice ;
On a bien fait ; il n’en doit rien.
Place-t-on un nouveau ministre ?
Il faut pour ses flatteurs agrandir son palais.
Des graces, des trésors n’a-t-il plus le registre ?
Une solitude sinistre
Fait deserter jusques à ses valets.
La foule se presse où l’on donne ;
Mais où l’on a donné, l’on ne voit plus personne ;
Je plaindrois un vendeur d’encens
Qui n’en débiteroit qu’aux cœurs reconnoissans.
On a tort ! Les plaisirs que l’on daigne nous faire
Doivent être payés du cœur ;
Et c’est voler son bienfaiteur
Que lui retenir ce salaire.
Mais nous, sans intérêt obligeons les humains.
Que l’honneur de servir soit le prix du service.
La vertu sur ce point fait un tour d’avarice ;
Elle se paye par ses mains.
L’obligeant Apollon et le malin Mercure
Un jour firent une gageure.
On m’adore pour ma bonté,
Disoit l’un : moi pour ma malice,
Disoit l’autre ; et je suis le plus accrédité.
Faisons un peu l’essai de nôtre autorité !
Qui de nous obtiendra le premier sacrifice,
Aura le pas sur l’autre. On conclut le traité.
Apollon voit alors un berger dans la plaine,
Qui du son de sa flûte éveilloit les échos.
Il lui fait sous ses pas rencontrer une aubaine ;
C’est une pierre où sont écrits ces mots :
Ici gît un trésor qu’Apollon te décele.
Est-il possible ! ô cieux ! S’écria le berger.
Il renverse la pierre et la trouve fidéle.
Riche trésor. L’envisager,
Le tirer, le compter ce ne fut qu’une affaire.
Il songe en le comptant à ce qu’il en peut faire.
Il achetera tout ; terres, forêts, châteaux ;
Rien de trop cher avec si grosse somme.
Adieu donc mes pauvres troupeaux ;
Le bon Guillot n’est plus vôtre homme.
Tandis qu’ainsi le pastre, yvre de son trésor,
Laisse égarer ses yeux et sa pensée ;
Le dieu malin enleve l’or.
Il ne faut à ce dieu qu’un instant, moins encor ;
Toute la somme est éclipsée.
L’œil de Guillot revient. Plus d’argent. Justes dieux !
Étoit-ce un songe ? Non. Je veille ; j’ai des yeux ;
Voilà le trou ; voilà la pierre renversée.
Il y voit en effet ces autres mots écrits :
Apollon te le donne, et Mercure l’a pris.
Ciel ! Mercure l’a pris ! ô disgrace mortelle !
Voilà bon Guillot à genoux.
Prenez pitié de moi ; Mercure calmez-vous,
Je vais vous immoler ma brebis la plus belle.
Il le dit ; il le fait ; et les larmes aux yeux,
Allume le bucher, y met la pauvre bête.
Mercure en rit du haut des cieux,
Et sans songer à signer sa requête,
S’écria, j’ai gagné. Qu’il nous connoissoit bien !
Intérêt obtient tout ; reconnoissance rien.

 

 


LE FROMAGE

Deux chats avoient pris un fromage,
Et tous deux à l’aubaine avoient un droit égal.
Dispute entre eux pour le partage.
Qui le fera ? Nul n’est assez loyal.
Beaucoup de gourmandise et peu de conscience ;
Témoin leur propre fait, le fromage volé.
Ils veulent donc qu’à l’audiance,
Dame justice entr’eux vuide le démêlé.
Un singe maître clerc du bailli du village,
Et que pour lui-même on prenoit,
Quand il mettoit par fois sa robe et son bonnet,
Parut à nos deux chats tout un aréopage.
Pardevant dom Bertrand le fromage est porté,
Bertrand s’assied, prend la balance,
Tousse, crache, impose silence,
Fait deux parts avec gravité ;
En charge les bassins ; puis cherchant l’équilibre,
Pésons, dit-il, d’un esprit libre,
D’une main circonspecte ; et vive l’équité,
Ça ; celle-ci me paroît déja trop pésante.
Il en mange un morceau. L’autre pése à son tour ;
Nouveau morceau mangé par raison du plus lourd.
Un des bassins n’a plus qu’une legere pente.
Bon ! Nous voilà contens, donnez, disent les chats.
Si vous êtes contens ; justice ne l’est pas,
Leur dit Bertrand ; race ignorante
Croyez-vous donc qu’on se contente
De passer comme vous les choses au gros sas ?
Et ce disant, monseigneur se tourmente
À manger toûjours l’excédent ;
Par équité toûjours donne son coup de dent ;
De scrupule en scrupule avançoit le fromage.
Nos plaideurs enfin las des frais,
Veulent le reste sans partage.
Tout beau, leur dit Bertrand ; soyez hors de procès ;
Mais le reste, messieurs, m’appartient comme épice.
À nous autres aussi nous nous devons justice.
Allez en paix ; et rendez grace aux dieux.
Le bailli n’eût pas jugé mieux.

 

 


L’ECLIPSE

De nos récits chassons l’emphase ;
Laissons le stile ambitieux
À ces chantres hardis qu’embrase
L’ardeur de célébrer les héros et les dieux.
Moi, chantre d’animaux et simple fabuliste,
Je dois conter naïvement,
Suivre toûjours la nature à la piste.
Nous le sçavons ; c’est notre rudiment ;
Mais prenons garde à la bassesse
Trop voisine du familier.
Souvent un auteur sans adresse
Veut être simple ; il est grossier.
Point de tour trivial, aucune image basse ;
Apollon veut expressément
Que l’on soit rustique avec grace,
Et populaire élégamment.
Cela n’est pas aisé. J’en conviens ; mais qu’y faire ?
Dit le lecteur. Ce n’est pas mon affaire :
Surmontez la difficulté.
Quand votre ouvrage sçait me plaire,
Je ne calcule point ce qu’il vous a coûté :
Mais je vous louë ; et ce salaire
Mérite bien d’être acheté.
Vous parlez de bons sens, cher lecteur, et j’adopte
Ce solide raisonnement.
Veut-on plaire ou déplaire ? Il faut qu’un auteur opte ;
Qu’il écrive sans peine, ou bien mal-aisément.
C’est par le travail que l’on cache
L’air même du travail qui déplairoit aux gens.
Du creux de la cervelle un trait naïf s’arrache ;
Il semble s’être offert, on l’a cherché long-temps.
Mais revenons au style de la fable.
Il est aisé, sans faste et sans ambition ;
Si ce n’est que l’occasion
Demande un ton plus haut, alors plus convenable.
Comme on sçait, toute regle a son exception.
La Fontaine est naïf, eh bien ce La Fontaine
Nomme le vent qui déracine un chêne,
Le plus terrible des enfans
Que jusques-là le nord eût porté dans ses flancs.
Fort bien. Le fait en vaut la peine.
Ici, je suis en cas pareil.
J’éleve un peu ma voix ; mais pourroit-on s’en plaindre ?
Devois-je moins ? J’avois à peindre
Toute la gloire du soleil.
Sur son char lumineux devancé par les heures,
Et des traits enflammés perçans le sein des airs,
Le soleil du plus haut des célestes demeures
Donnoit le plus beau jour qu’eut jamais l’univers.
La terre en devenoit plus belle et plus féconde ;
Flore brilloit de toutes parts ;
Et Cérès à la tresse blonde
Déployoit ses trésors dans les plaines épars ;
Mille soleils nouveaux étinceloient dans l’onde.
Il sembloit enfin que le monde
Vouloit par sa beauté mériter ses regards.
Ah ! C’est trop, s’écria la lune,
Tant de splendeur blesse mes yeux.
Le soleil prétend-il regner seul dans les cieux ?
D’une gloire qui m’importune
Il faut anéantir l’éclat injurieux.
Je veux par un coup de ma tête,
Apprendre au monde qui je suis :
C’est déja moi qui fais les belles nuits ;
Faisons-nous un droit de conquête
De donner aussi les beaux jours.
Le soleil est de trop ; c’est assez de mon cours,
Ce qu’elle projettoit, la folle l’exécute :
Elle se va placer entre nous et Phoebus ;
Lui livre le combat. Mais quoi ! De cette lutte
Quel fut le fruit ? En brilla-t-elle plus ?
Au contraire, cette avanture,
Qui sur tout l’horison jetta l’obscurité,
Nous apprit que de sa nature
Dame lune n’étoit qu’une planette obscure,
Et de son frere seul empruntoit sa clarté.
Hommes, voilà notre imprudence.
Nous prenons bien souvent, pour nous faire valoir,
Des moyens insensés qui ne font que mieux voir
Notre jalouse insuffisance.

 

 


MERCURE ET LES OMBRES

Mercure conduisoit quatre ombres aux enfers.
Comptons-les : une jeune fille,
Item un pere de famille,
Plus un héros, enfin un grand faiseur de vers.
Allant de compagnie, au gré du caducée
Ils s’entretenoient en chemin.
Hélas, dit l’ombre fille, en pleurant son destin,
Que l’on me plaint là-haut ! Je lis dans la pensée
De mon amant ; il mourra de chagrin.
Il me l’a dit cent fois, du ton qui se fait croire,
Que loin de moi, le jour ne lui seroit de rien.
Quel amour ! Chaque instant en serroit le lien.
M’aimer, me plaire, étoient son plaisir et sa gloire.
S’il ne meurt, je me promets bien
De revivre dans sans mémoire,
Pour moi, dit l’ombre pere, il me reste là-haut
Des enfans bien nés, une femme
Ils m’aimoient tous du meilleur de leur ame.
Je suis sûr qu’à présent on pleure comme il faut.
Ils me regretteront long-temps sur ma parole ;
Les pauvres gens ! Que le ciel les console.
L’ombre héros disoit : eh qu’êtes-vous vraiment,
Près d’un mort comme moi par cent combats célébre ?
Je m’assure qu’en ce moment
Les cris des peuples font mon oraison funèbre.
Mon nom ne mourra point ; du Gange jusqu’à l’èbre,
D’âge en âge il ira semer l’étonnement.
Croirai-je que quelque autre espére
De vivre autant que moi ? Moi, dit le fier rimeur ;
Qu’est-ce qu’Achille auprès d’Homere ?
On me lira par-tout ; on m’apprendra par cœur.
Dieu sçait comme à présent le monde me regrette.
Vous vous trompez, héros, pere, amante, poëte,
Leur dit le dieu. Toi la belle aux doux yeux,
Ton amant consolé près d’une autre s’engage.
Toi, pere, tes enfans chiffrant à qui mieux, mieux,
Calculent tous tes biens, travaillent au partage ;
Ta femme les chicane ; et de toi, pas un mot :
Chacun ne songe qu’à son lot.
Quant à toi, général d’armée,
On a nommé ton successeur.
C’est le héros du jour ; déja la renommée
Le met bien au-dessus de son prédécesseur.
Et vous, monsieur l’auteur, qui ne pouviez comprendre
Que de vous on put se passer,
La mort, disent-ils tous à bien fait de vous prendre.
Vous commenciez fort à baisser.
Ces ombres se trompoient ; nous faisons même faute.
Aux morts comme aux absens nul ne prend intérêt.
Nous laissons en mourant le monde comme il est.
Compter sur des regrets, c’est compter sans son hôte.

 

 


ECREV. QUI ROMPT JAMBE

Nous autres inventeurs de fables
Nous avons droit pour orner nos tableaux,
Et sur le vrai-semblable, et même sur le faux.
Nous pouvons, s’il nous plaît donner pour véritables
Les chimeres des temps passés.
Un fait est faux ; n’importe ; on l’a cru ; c’est assez
Phenix, sirenes, sphinx, sont de notre domaine.
Ce naturalisme menteur
Sied bien dans une fable ; et le vrai qu’il amene
N’en perd rien aux yeux du lecteur.
Mais, quoi des vérités modernes
Ne pourrons-nous user aussi dans nos besoins ?
Qui peut le plus, ne peut-il pas le moins ?
Les plines d’autrefois, ce sont les subalternes ;
Ceux d’aujourd’hui, voilà les bons témoins.
Ils sçavent rejetter l’opinion commune
Qui n’a de fondement que la crédulité.
Ils veulent voir, revoir, trente fois plûtôt qu’une :
Sçavent douter d’un fait par tout autre attesté ;
Tout est vû, touché, discuté.
Sur leur scrupuleux témoignage,
J’ose donc mettre en œuvre un des plus jolis faits.
L’écrevisse a, dit-on, des jambes de relais.
S’en rompt-elle une ? Il s’en trouve au passage
Une autre que nature y substituë exprès.
Une jambe est enfin un magazin de jambes.
Vous riez ; vous prenez ceci
Pour l’histoire des sevarambes.
N’en riez point. C’est un fait éclairci.
Mais remarquez que ces jambes nouvelles
Pour renaître n’ont pas même facilité.
Il est certains endroits favorables pour elles.
Or l’écrevisse sent cette inégalité :
Et lorsque sa jambe se casse
À l’endroit le moins propre à la production,
Elle se la va rompre elle-même à la place
D’où renaîtra bien-tôt sa consolation.
Vous êtes avertis. Passons à l’action.
Une écrevisse allant chercher fortune,
Se rompit une jambe. Il est tant d’accidens !
Pour les bêtes et pour les gens
C’est une misere commune ;
Nul ne s’en sauve. Or avec bien du mal,
À peine se traînoit l’invalide animal.
Alors du bord de la riviere,
La grenouille lui dit, raillant hors de saison :
Tu ne trotteras plus en avant, en arriere,
À droite, à gauche, ainsi que tu le trouvois bon.
Il faudra, mon enfant, rester à la maison.
Point du tout, reprit la boiteuse ;
Nous trotterons encor avec l’aide de Dieu.
J’ai des jambes de reste. Où, ma mie, en quel lieu
Les mets-tu ? Lui dit la railleuse.
Oüi, j’en trouve quand il m’en faut ;
Et je sçaurai bien-tôt m’en faire une meilleure,
Dit l’écrevisse, qui sur l’heure.
Se casse la jambe plus haut.
Que fais-tu là ? Dit la grenoüille.
Est-ce-là ton remede ? Oüi. Tu n’y penses pas ;
C’est se plonger dans l’eau, de peur qu’on ne se moüille.
Attends cinq ou six jours, dit l’autre, et tu verras.
En effet, de par la nature,
La jambe en peu de jours revint.
La raison quelquefois fait ce que fit l’instinct.
Il est des maux de difficile cure.
Les remèdes en sont d’autres maux apparens.
En discerner les temps, en appliquer l’usage,
N’est pas le fait des ignorans :
C’est le vrai chef-d’œuvre du sage.

 

 


L’HUITRE

Deux voyageurs firent naufrage ;
Et sur le débris du vaisseau
Ils abordent tous deux dans une isle sauvage,
Où les suit un danger nouveau :
L’affreuse faim. Nos gens cherchent par tout à vivre ;
Mais ils ont beau courir, nuls fruits, nuls animaux ;
Sable alteré comme eux. Les voilà près de suivre
Leurs compagnons engloutis dans les eaux.
Après deux ou trois jours, sur la rive ils découvrent
Grand nombre d’huîtres prenant l’air.
Voilà des coquilles qui s’ouvrent,
Dit l’un, nous serions bien obligés à la mer,
Si c’étoit quelque proye. Il prend le coquillage,
Et l’ouvrant tout-à-fait, voit les mets odieux,
Effrayant le goût par les yeux.
Il vaut autant mourir, s’écria le moins sage,
Que de manger cela ; disant pour sa raison,
Que faim n’est pire que poison.
Le cœur lui soûlevoit contre l’affreuse proye.
Il languit et mourut de faim.
L’autre à l’extrémité l’employe,
L’avale en grimaçant. Oh, oh ! Dit-il soudain,
Ce mets est exquis ; c’est dommage
Que les humains encor n’en sçachent pas l’usage.
Quel goût ! Quelle fraîcheur ! Il avaloit toûjours.
Grande exclamation à chaque huître avalée :
Vive, dit-il, cette eau salée.
Quel délice ! à ce prix je passe ici mes jours.
C’est assez lui crioit tempérance importune.
Il est sourd à ses cris : encor une, encor une ;
Et d’une en une il arriva
Que l’imprudent glouton creva.
Voilà l’humaine extravagance.
Nous nous perdons par les excès.
Contre plaisir et répugnance
Raison perd toûjours son procès.

 

 


CORBEAU ET FAUCON

Un corbeau vigoureux dans la fleur de son âge,
Par monts, par vaux, alloit chercher son pain.
Un vieux corbeau du voisinage,
Tout pelé, tout gouteux (le grand âge est mal sain)
Se tenoit dans son trou, prêt à mourir de faim.
Le jeune vit un jour un faucon charitable
Qui chez le centenaire apportoit à manger.
Eh quoi ! Dit-il ; moi, pauvre diable,
En travaillant beaucoup à peine ai-je à gruger ;
Tandis que mon vieux frere assûré de sa table
Fait grand chere sans se bouger.
Oh, oh ! Puisque la providence
Nous a donné des pourvoyeurs,
Je m’en remets à ces messieurs.
Désormais des faucons j’attens ma subsistance.
Le subtil raisonneur agit en conséquence.
Il se tient chez lui clos et coi ;
Joüit de sa paresse en attendant de quoi
Flater aussi sa gourmandise.
L’apetit vient. Le faucon ne vient pas.
Mon paresseux s’en scandalise ;
Mais, content d’en gronder, il n’en fait pas un pas.
Après quelques jours de paresse,
Et se sentant faillir le cœur,
Il veut sortir ; mais sa foiblesse
L’arrête, et l’insensé meurt enfin de langueur.
Le ciel prétend qu’en son aide on espere :
Mais il faut distinguer les cas.
Faites toûjours ce que vous pouvez faire.
La providence est la commune mere.
Fiez-vous-y : mais ne la tentez pas.

 

 


L’HOMME ET LA SIRENE

Quelle espece est l’humaine engeance !
Pauvres mortels où sont donc vos beaux jours ?
Gens de desir et d’espérance,
Vous soûpirez long-temps après la jouïssance ;
Jouïssez-vous ? Vous vous plaignez toûjours.
Mille et mille projets roulent dans vos cervelles.
Quand ferai-je ceci ? Quand aurai-je cela ?
Jupiter vous dit, le voilà,
Demain dites-m’en des nouvelles,
Jouïssez ; je vous attends-là.
Ne vous y trompez pas ; toute chose à deux faces ;
Moitié défauts et moitié graces.
Que cet objet est beau ! Vous en êtes tenté.
Qu’il sera laid, s’il devient vôtre !
Ce qu’on souhaite est vû du bon côté ;
Ce qu’on posséde est vû de l’autre.
D’une sirène un homme étoit amoureux fou.
Il venoit sans cesse au rivage
Offrir à sa Venus le plus ardent hommage ;
Se tenoit là, soupiroit tout son soû.
La nuit l’en arrachoit à peine,
Les soucis avoient pris la place du sommeil ;
Et la nuit se passoit à presser le soleil
De revenir lui montrer sa sirène.
Quels yeux ! Quels traits ! Et quel corps fait au tour !
S’écrioit-il : quelle voix ravissante !
Le ciel n’enferme pas de beauté si touchante.
Il languit, séche, meurt d’amour.
Neptune en eut pitié. ça, lui dit-il un jour,
La sirène est à toi ; je l’accorde à ta flamme.
L’hymen se fait ; il est au comble de ses vœux ;
Mais dès le lendemain le pauvre malheureux
Trouve un monstre au lieu d’une femme.
Pauvre homme ! Autant l’avoient travaillé ses transports,
Autant le dégoût le travaille.
Le desirant ne vit que la tête et le corps ;
Le jouïssant ne vit que la queuë et l’écaille.

 

 


L’ASNE ET LE LIEVRE

Aux tems aînés de cet âge où nous sommes,
Entre les animaux une guerre survint.
Parfois, n’en déplaise à l’instinct,
Ils sont aussi fous que les hommes.
La commune vouloit l’emporter sur les lords ;
Chambre-basse prétend devenir chambre-haute.
On s’arme, on s’assemble et sans faute
On veut voir ce jour-là qui seront les plus forts.
Au service de la commune
Le liévre et l’asne offrirent leur appui,
Non pour se battre et tenter la fortune ;
Mais, ils se disoient bons pour exciter autrui.
L’asne, excellent sonneur, misene d’Arcadie,
Devoit appeller Mars, et par sa voix hardie
Rendre le combat plus sanglant.
Le liévre étoit tambour ; c’étoit-là son talent.
Derriere une haye on les place,
Où commençant leurs belliqueux accords,
Voilà dans tous les cœurs une nouvelle audace :
On s’attaque ; on se mêle ; on porte mille morts :
Mais, trompette et tambour bien-tôt sont inutiles.
Le camp des lords étoit plein de héros.
C’étoit autant d’Ajax ; c’étoit autant d’Achilles ;
La commune effrayée enfin tourna le dos.
Derriere leur buisson, on prend l’asne et le liévre
Embarassé de son tambour.
Nos deux poltrons ont déja la fiévre.
Leur supplice, dit-on, va finir ce grand jour :
Ils ont beau, pour obtenir grace,
Alléguer aux vainqueurs qu’ils n’étoient point soldats :
Qu’ils n’ont porté nul coup, ni même fait un pas,
Oüi ; mais des révoltés vous excitiez l’audace ;
Poltrons séditieux, vous n’échapperez pas.
C’étoit à mon avis bien décider l’affaire.
Aider au mal, c’est autant que le faire.

 

 


LES GRILLONS

Deux grillons bourgeois d’une ville,
Avoient élû pour domicile
D’un magistrat le spacieux palais.
Hôtes du même lieu, sans pourtant se connoître,
L’un logeoit en seigneur au cabinet du maître ;
L’autre dans l’antichambre habitoit en laquais,
Un jour jasmin grillon sort de sa cheminée ;
Trotte de chambre en chambre, et faisant sa tournée,
Arrive au cabinet ; entend l’autre grillon.
Bon jour, frere, dit-il. Bon jour, répondit l’autre.
Votre serviteur. Moi le vôtre.
Mettez-vous là, dit l’un. L’autre, point de façon ;
Traitez-moi comme ami ; je suis de la maison.
Je vis dans l’antichambre, où de mainte partie
Monseigneur reçoit les placets ;
Qu’il est sage et qu’il m’édifie !
Désintéressement, équité, modestie,
Il a tout : c’est plaisir que d’avoir des procès.
Bon droit avec tel juge est bien sûr du succès.
Tu te trompes, l’ami ; ce n’est pas là mon maitre,
Dit messire grillon. Je le connois bien mieux.

Toi, tu le prends là-bas, pour ce qu’il veut paroître ;
Ici je le vois tel que le sort l’a fait naître.
Pour les riches, des mains ; pour les belles, des yeux ;
Pour les puissans, égards et tours officieux ;
Voilà tout le code du traître.
N’en sois donc plus la dupe ; et laisse le commun
S’abuser à la mascarade.
Ne confondons rien, camarade.
Distinguons deux hommes en un :
L’homme secret, et l’homme de parade.

 

 


MINOS ET LA MORT

Rions, chantons, parons-nous de ces roses,
Que les doux zéphirs de leur main
Nous offrent fraîchement écloses ;
Saisissons un plaisir certain ;
De vin, d’amour doublons les doses ;
Hâtons-nous ; nous mourrons demain.
C’est fort mal conclu, n’en déplaise
Au bon Horace, au vieillard de Theos
Ils posent par tout cette these ;
Moi, j’en pose une autre en deux mots.
Laissons-là le plaisir ; songeons à la justice ;
Les momens que nous différons,
Pis que perdus pour nous, sont gagnés pour le vice ;
Hâtons-nous, demain nous mourrons.
Ces gens pour le plaisir tenant l’affirmative,
Fondez sur un prochain trepas,
Ne le voyoient pourtant qu’en perspective ;
Ils en parloient ; mais ils n’y pensoient pas.
Qui croit mourir demain, se tient sur le qui vive ;
Il voudroit être juste à vingt-quatre carats.
Ce n’est pas des plaisirs que l’on compte là-bas
Avec Minos et ses confreres ;
Ils veulent des vertus : songeons à nos affaires.
Ce Minos à la mort faisoit un jour sa plainte :
Vous ne nous envoyez ici que des pervers ;
Les bons de votre faux bravent-ils donc l’atteinte ?
Il n’en vient pas-un aux enfers.
Voluptueux, perfide, ambitieux, avare,
On n’y voit autre chose ; il faut toûjours punir.
Tout regorge dans le Tartare.
Megere aux criminels ne sçauroit plus fournir ;
S’il en arrive encor, où pourront-ils tenir ?
L’Elisée est desert, et ses heureux ombrages
N’hebergent plus d’hôtes nouveaux.
Par ci, par-là, quelques anciens sages
Tout esseulés errent au bord des eaux :
J’ai presque peur que l’ennui ne les gagne ;
C’est peu d’un bois fleuri, d’une belle campagne ;
Si quelqu’un n’admire avec nous,
C’est bien-tôt fait. Or je m’en prends à vous.
Moi, dit la mort, j’abats ce que je trouve.
Qu’y faire, si Minos réprouve
Tous les humains que moissonne ma faux ?
Quelle part ai-je à leurs défauts ?
Oüi, vous dis-je, c’est vôtre faute ;
Vous les frappez, sans vous montrer.
Tenez-leur la bride plus haute ;
D’une utile frayeur sçachez les pénétrer ;
Guérissez-les de la longue espérance ;
Vous verrez changer cette engeance :
Et par plaisir, essayez ces moyens ;
L’Elisée en aura bien-tôt des citoyens.
Volontiers, dit la mort. Alors d’un pas rapide,
Au milieu d’une ville elle va se loger ;
Fait trembler le plus intrépide ;
Se montre à tous, ne les laisse songer
Qu’au glaive pendu sur leur tête.
Plus de jeux, plus de folle fête ;
Le squelette à toute heure est présent à leurs yeux,
Leur prêchant le devoir et la crainte des dieux.
Tout prit bien-tôt une face nouvelle.
Le magistrat fut juste, et le prêtre fut saint ;
Le mari sage et la femme fidelle,
L’enfant soûmis. C’est la faux que l’on craint,
Il est vrai ; mais la crainte amena la sagesse ;
Par ses propres appas elle se fit aimer.
Cette ville devint celle que dans la Grece
Platon auroit voulu former.
On n’y vit ni crimes, ni fautes.
Minos fut satisfait ; l’Elisée eut des hôtes.

 

Livre 2

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021