BIBLIOBUS Littérature française

Fables d’Antoine Houdar de La Motte - Lire 2

 

Images 3

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ACHILLE ET CHIRON
À monseigneur le maréchal
De Villeroi.

Illustre sang de Villeroi,
Second du nom dans l’important emploi
Dont ta vertu t’a fait un patrimoine ;
Au héros de la Macédoine
Tu vas faire un rival dans notre jeune roi.
Tu feras mieux encor : aussi grand, mais plus sage ;
Dans l’Inde il n’ira point chercher d’autres Porus ;
Louis sera toûjours maître de son courage ;
L’autre du sien fut l’esclave, et rien plus.
Tu ne souffriras point qu’un mauvais alliage
Fasse baisser un jour le prix de ses vertus.
Songe que dans tes mains repose l’espérance
Des peuples qu’il doit gouverner ;
Des fruits qu’il fera moissonner.
Nous les promettre ainsi, c’est déja les donner.
Jouïs-en toi-même d’avance ;
De ton auguste éléve admirant les essais,
Préviens les tems, et que ta prévoyance,
D’un heureux avenir te peigne les succès.
Dans la pitié dont le prince sensible
A pour les malheureux senti les premiers traits,
Vois un autre Titus secourable, accessible,
Soulageant tous les maux, comblant tous les souhaits ;
Pleurant même les jours vuides de ses bienfaits.
Cet oracle sacré, ces paroles touchantes,
Où de Louis mourant l’ame réside encor
Son fils veut les avoir présentes ;
Et son cœur tout entier s’attache à ce trésor.
De combien de vertus ce goût est la promesse !
Ne vois-tu pas déja la justice en maîtresse
Chassant de ses projets l’aveugle passion,
La paix sans luxe et sans molesse,
Tout un regne animé de la religion ?
Oui, Villeroi, voilà le maître
Qu’il t’appartenoit d’élever.
Le sang a commencé ; c’est à toi d’achever :
Sçavoir faire un grand roi, c’est autant que de l’être.
Lis cette fable ; elle va le prouver.
Jadis aux célestes demeures,
L’hymen joignit Pelée à la belle Thétis.
Neuf mois après leur vint un fils ;
Tant l’amour ménagea les heures :
Il fallut l’élever ; le tems court, et déja
La raison commençoit à luire.
À qui remettra-t-on le soin de le conduire ?
Ce fut Chiron qu’on en chargea :
Sage, noble, vaillant, plus encor que cela,
Juste ; ce mot dit tout : c’est au juste d’instruire.
Voilà donc par ce maître Achille gouverné.
Chiron s’y prit si bien que dans l’ame royale
Chaque vertu bien-tôt eut son rang assigné ;
Que d’une main sûre et loyale
Tout vice en fut déraciné,
À la colere près ; c’étoit un vice inné
Qui tint bon contre la morale.
Du reste, Achille étoit fort bien moriginé.
Des vertus du héros les dieux ont tenu compte
Au gouverneur ; le vice fut la honte
Du prince seul ; on n’avoit rien ômis
Pour l’en guérir ; ainsi Chiron fut mis
Entre les dieux ; et c’est ce sagittaire
Qui du ciel encor nous éclaire.
Monument éternel par qui nous apprendrons
Comment nous avons part à la vertu des autres.
Les efforts généreux que nous leur inspirons
Nous sont comptés comme les nôtres.
Mais, Villeroi, souffre qu’ici
J’ajoûte une notte à ma fable :
Achille eut un vice incurable ;
Louis n’en a point, dieu merci.
À toutes les vertus il offre un cœur docile ;
Et le ciel tout exprès l’a fait pour notre bien.
Tu vaux mieux que Chiron : il est meilleur qu’Achille ;
Et la conséquence est facile :
Tu nous le dois parfait ; nous n’en rabatrons rien.

 

 


MONTRE ET CADRAN SOL.

Un jour la montre au cadran insultoit,
Demandant quelle heure il étoit.
Je n’en sçais rien, dit le greffier solaire,
Eh ! Que fais-tu donc là, si tu n’en sçais pas plus ?
J’attends, répondit-il, que le soleil m’éclaire ;
Je ne sçais rien que par Phoebus.
Attends-le donc ; moi je n’en ai que faire,
Dit la montre ; sans lui je vais toûjours mon train.
Tous les huit jours un tour de main,
C’est autant qu’il m’en faut pour toute ma semaine.
Je chemine sans cesse, et ce n’est point en vain
Que mon aiguille en ce rond se promene.
Écoute ; voilà l’heure. Elle sonne à l’instant
Une, deux, trois et quatre. Il en est tout autant,
Dit-elle : mais, tandis que la montre décide,
Phoebus de ses ardens regards,
Chassant nuages et brouillards,
Regarde le cadran, qui fidele à son guide
Marque quatre heures et trois quarts.
Mon enfant, dit-il à l’horloge,
Va t’en te faire remonter.
Tu te vantes, sans hésiter,
De répondre à qui t’interroge :
Mais qui t’en croit peut bien se mécompter.
Je te conseillerois de suivre mon usage.
Si je ne vois bien clair, je dis : je n’en sçais rien.
Je parle peu, mais je dis bien.
C’est le caractere du sage.

 

 


LES LUNETTES

Toute tête abonde en son sens.
Nous sommes ainsi faits ; n’en exceptons personne.
La façon dont je vois et celle dont je sens,
La maniere dont je raisonne,
Je vous soûtiens que c’est la bonne ;
Tandis que selon vous je vois à contre sens.
Ce qui me paroît vrai, vous semble erreur extrême ;
En rien nous ne sommes d’accord :
Mais comment, s’il vous plaît, prouvez-vous que j’ai tort ?
En disant : j’ai raison. Je vous le dis de même :
La confiance est notre fort.
Qui de nous est l’opiniâtre ?
Je ne me rends point ; cédez-vous ?
Je le répete encor ; nous nous ressemblons tous :
De son opinion chacun est idolâtre.
Jupin un jour, en pointe de Nectar,
Voulut faire un présent à la nature humaine.
Momus en est porteur. Sur un rapide char
Des airs il traverse la plaine.
Venez, s’écria-t-il, venez heureux humains ;
Jupin ouvre pour vous ses bienfaisantes mains ;
Il vous fit la vûë un peu basse ;
Mais voici bien de quoi réparer ce défaut.
Il ouvre sa male aussi-tôt ;
Et lunettes alors de tomber sur la place :
Humains de ramasser. Il s’en trouva pour tous ;
Chacun en rapporta sa paire,
Rendant grace à Jupin d’avoir trouvé pour nous
Ce supplement à notre luminaire.
Les lunettes pourtant faisoient voir les objets
Sous de menteuses apparences.
Celui-là les voit bleux ; celui-ci violets ;
Qui blancs, qui noirs ; enfin de toutes les nuances.
Mais, malgré la diversité,
Chacun charmé de sa lunette,
Compta d’avoir attrapé la plus nette ;
Et goûta dans la fausseté
Le plaisir de la vérité.

 

 


LES DEUX PIGEONS

En certains lieux les pigeons sont couriers.
Deux de ces couriers là faisant contraire route,
Se rencontrent dans l’air. Hola, compere, écoute,
S’écria l’un des deux. Vien-t’en sous ces palmiers ;
Jasons un peu ; quelle nouvelle ?
Ta maîtresse persiste-t-elle
À nous aimer ? Par nous, j’entends Damon ;
(c’étoit le maître du pigeon.)
Si nous l’aimons ! Vraiment je lui porte une lettre,
Répondit l’autre ; et je puis te promettre
Que c’est de bon amour, et du meilleur qui soit.
Sur quoi le juges-tu, toi qui ne sçais pas lire ?
J’en suis sûr par plus d’un endroit,
Repartit-il. En la voyant écrire,
J’observois avec soin Iris.
Ses yeux changeoient à chaque ligne ;
Tantôt ardens ; quelquefois adoucis :
Je devinois à plus d’un signe
Sa pensée et ses mots ; j’en sçai tout le précis.
Quelquefois c’est reproche ; aussi-tôt c’est excuse ;
Projet de n’aimer plus ; serment d’aimer toujours ;
Crainte que Damon ne l’abuse,
Et puis crédule espoir de fixer ses amours.
Tu vois bien que sans sçavoir lire,
De la lettre d’Iris je te rends la teneur.
J’oubliois qu’elle est longue ; et s’il faut tout te dire,
Elle n’y rêvoit point, et tout partoit du cœur.
Que je plains donc Iris, lui répond son compere ?
Damon est à ce compte un ingrat achevé.
Iris va par cet ordinaire
Recevoir un billet, mais court ; et pour le faire
Le pauvre homme a long-tems rêvé.
Vive des passions l’éloquence soudaine :
Ne cherchons point ailleurs l’air vif, original ;
L’esprit les imite avec peine ;
Encor le plus souvent les imite-t-il mal.
Quant au pigeon si fort en conjecture,
Où prenoit-il cet art ? Où ? Dans son colombier.
Les pigeons sont amans d’état et de nature ;
Chacun doit sçavoir son métier.

 

 


GRENOUILLES ET ENFANS

Y pensez-vous, messieurs les princes,
Vous vous picquez de nobles sentimens.
Vous voulez batailler, conquerir des provinces :
Ce sont là vos amusemens.
Mais sçavez-vous bien que nous sommes
Les victimes de ces beaux jeux ?
Bon, il n’en coûte que des hommes,
Dites-vous. N’est-ce rien ? Vous comptez bien les sommes ;
Mais, pour les jours des malheureux,
C’est zero : belle arithmétique
Qu’introduit votre politique !
Des grenouilles vivoient en paix,
Barbotant, croassant au gré de leur envie.
Une troupe d’enfans sur les bords du marais
Vint troubler cette douce vie.
Ça, dit l’un d’eux, j’imagine entre nous
Un jeu plaisant, une innocente guerre.
Qui lancera plus loin sa pierre,
Sera notre roi. Taupe. Ils y consentent tous.
Pierres volent soudain. Chacun veut la victoire.
L’enfant n’est il pas homme ? Il aime aussi la gloire.
Bien-tôt tout le marais est couvert de cailloux ;
Et grenoüilles pour fuir n’ont pas assez de trous.
L’une a dans le moment l’épaule fracassée ;
L’autre se plaint d’une côte enfoncée ;
Celle-ci, comme eût dit le chantre d’Ilion,
Reçoit une contusion
Dans l’endroit où le col se joint à la poitrine ;
Celle-là meurt d’un grand coup sur l’échine.
Enfin la plus brave de là
Leve la tête, et dit : messieurs, holà ;
De grace allez plus loin contenter votre envie ;
Choisissez-vous un maître à quelque jeu plus doux,
Ceci n’est pas un jeu pour nous ;
Vos plaisirs nous coûtent la vie.
Rois, serons-nous toûjours des grenoüilles pour vous ?

 

 


LE CASTOR ET LE BŒUF

Nos seigneurs les castors tenant le canada,
Se piquent d’être un peuple libre,
Tel que le fut aux bords du tibre
Ce peuple conquerant que Romulus fonda.
Un de ces messieurs amphibies,
Par certain bœuf un jour fut traité de grossier.
Grossier ! Mon ami, tu t’oublies,
Dit le castor : mais sans t’injurier,
Raisonne un peu. Sur quoi fondes-tu ton reproche ?
Et quelle est à ton sens notre grossiereté ?
C’est, dit le bœuf, que vous fuyez l’approche
De l’homme vrai docteur de la civilité.
Entre vous nuls traités ; aucunes alliances :
C’est pourtant l’animal favori des sciences.
Les autres animaux, les plus sages s’entend,
Chez lui vont prendre leurs licences ;
Il en sçait plus que nous ; partant,
Vivre avec lui, c’est se polir d’autant.
Il est vrai que de vous on compte des merveilles,
Et tous les jours à mes oreilles
On en dit tant que je n’y conçois rien.
Ils disent tous que vous bâtissez bien ;
Que c’est plaisir de voir votre petit ménage,
Et vos maisons à triple étage.
Par vous, digue, chaussée, ont toutes leurs façons ;
Vous portez terre et bois, par tout où bon vous semble ;
Vous êtes, dit-on, tout ensemble,
Les civieres et les maçons.
Mais que sert tout cela ? Malgré tant d’ouvertures,
On ne peut vous civiliser ;
L’homme qui vient à bout des têtes les plus dures
Dit qu’il perd son latin à vous apprivoiser.
La voilà donc notre rudesse ?
Dit le castor. C’étoit mon sens,
Reprit le bœuf. Apprends que c’est sagesse,
Dit le républicain. Comment sans cette adresse,
Pourrions-nous vivre indépendans ?
Si nous faisions comme vous autres,
Et qu’avec l’homme un jour nous fussions familiers,
Il nous feroit servir en valets d’ateliers,
À bâtir ses toits, non les nôtres.
Eh ! Qui ne connoît pas vos jougs et vos colliers ?
Nous prévoyons nos malheurs par les vôtres.
Ne point s’apprivoiser avec gens trop puissans,
N’est grossiereté ; c’est bon sens.

 

 


LES DEUX SOURCES

Filles d’une même montagne,
Deux sources commençoient leur cours.
L’une, à flots résonnans, tomboit dans la campagne ;
L’autre, plus lentement rouloit des flots plus sourds.
Ma sœur, dit la source bruyante,
De ce train-là tu n’iras pas bien loin.
Tu vas tarir dans peu ; tandis que triomphante,
Entre les fleuves moi je vais tenir mon coin.
À trois cens pas d’ici je gage
Que déja je porte bateau ;
Puis étendant mon lit, reculant mon rivage,
Je veux qu’au loin, sur mon passage,
Il ne soit bruit que de mon eau.
Je vais par le commerce appeller la fortune
Dans tous les lieux de mon département ;
Et puis, majestueusement
J’irai porter mon tribut à Neptune.
Adieu, pour remplir mon destin,
Il faut un peu de diligence.
Pour toi, tu ne seras qu’un ruisseau clandestin ;
Adieu, ma sœur ; prends patience.
L’autre ne sçait répondre à ce discours hautain,
Que d’aller doucement son train.
Elle s’ouvre un chemin, descend dans les prairies,
Appelle dans son lit mille petits ruisseaux
Qui serpentoient sur les rives fleuries ;
Et poursuivant son cours, elle en grossit ses eaux.
La voilà parvenue aux honneurs des rivieres ;
Elle a des mariniers, se voit déja des ponts ;
Nourrit un peuple de poissons ;
Abreuve de ses eaux les campagnes entieres :
Puis des rivieres même enflant encor son cours,
La voilà fleuve enfin à force de secours.
Tandis que la source orgueilleuse,
Qui sans aide croyoit suffire à sa grandeur,
Demeurant un ruisseau, se trouva trop heureuse
De se jetter enfin dans les bras de sa sœur.
Envain le sot orgueil s’applaudit et s’admire ;
N’attendez rien de grand de qui croit se suffire.

 

 


CHENILLE ET FOURMI

N’écrire que pour amuser,
Autant vaudroit ne pas écrire.
Du langage c’est abuser,
Que de parler, pour ne rien dire.
Auteurs, j’en ai honte pour vous,
Vous gâtez le métier par ce vain batelage.
Je crois voir des farceurs qu’applaudissent des fous,
Tandis qu’ils sont siflés du sage.
Riches de mots, pauvres de sens,
Tous vos discours ne sont que tours de passe-passe,
Bons pour charmer la populace ;
La populace ici comprend bien des puissans.
Je n’irai pas leur dire en face ;
Je ne le dis, discret auteur,
Qu’à l’oreille de mon lecteur.
Mais ne croyez-vous pas qu’on vous en doit de reste,
Lorsque vous contentant de vaines fictions,
Vous n’allez pas orner d’un agrément funeste
Les vices et les passions ?
Vraiment, je vous trouve admirables :
Vous n’êtes pas les plus coupables ;
Donc vous êtes des gens de bien ?
La conséquence ne vaut rien.
Je punirois l’auteur qui ne cherche qu’à nuire,
Comme un perturbateur de la société.
Je chasserois aussi pour l’inutilité
Celui qui ne sçait pas instruire.
Tout citoyen doit servir son pays
Le soldat de son sang ; le prêtre de son zèle ;
Le juge maintient l’ordre, il sauve les petits
De la griffe des grands ; et le marchand fidele
Garde à tous nos besoins des secours assortis.
Or, qu’exige la république
De mes confreres les rimeurs ?
Que de tous leurs talens, chacun d’entr’eux s’applique
À cultiver l’esprit, à corriger les mœurs.
Malheur aux écrivains frivoles,
Atteints et convaincus de négliger ce bien !
Quel fruit attendent-ils de leurs vaines paroles ?
Rien n’est-il pas le prix de rien ?
Je voudrois lever ce scandale,
Et je tâche du moins à faire mon métier.
J’orne, comme je puis, quelques traits de morale.
Qu’un autre fasse mieux ; je serai le premier
À l’en aller remercier.
Desmoiselle fourmi trottant par la campagne,
Rencontre une chenille à peine remüant.
L’aide du ciel vous accompagne,
Dit le ver en la saluant :
Si tant est cependant que chenille saluë.
Mais la fourmi ne s’en remuë,
Et d’un air dédaigneux recevant l’amitié,
Pauvre animal que tu me fais pitié !
Dit-elle : entre nous la nature
En te faisant a bien manqué.
Qui voudroit te compter pour une créature ?
Tu n’en es qu’un essai croqué.
Dieu soit loüé, puisqu’à me faire
Nature a voulu mettre un peu plus de façon.
Je vais, je viens d’une jambe legere ;
Je… mais c’est trop jaser pour une ménagere ;
Adieu, l’ami rampant : je cours à la moisson.
L’humble chenille est müete à l’outrage ;
S’enferme dans sa coque, y vaque à son ouvrage ;
Puis au moment qu’elle en devoit sortir,
L’orgueilleuse fourmi par cet endroit repasse ;
Le ver sort papillon. Arrête un peu de grace,
Dit-il à la fourmi ; je voudrois t’avertir
Qu’il ne faut mépriser personne :
Le méprisé prend quelquefois l’essor :
Tel qui rampoit s’éleve et nous étonne.
Me voilà dans les airs, et tu rampes encor.

 

 


MOUCHES ET ELEPHANS

En présence étoient deux armées,
Qui d’un courage égal toutes deux animées,
Différoient seulement de force et de secours.
Un long rang d’élephans qui sur de hautes tours,
De soldats bons archers portoit mainte cohorte,
Servoit à l’une de rempart.
L’autre armée est plus foible, et n’a contre la forte
Que bon courage pour sa part.
L’instant fatal arrive ; on a sonné la charge ;
Les élephans de se mouvoir,
Et les traits mortels de pleuvoir.
Quelque tems on tient ferme ; et puis on prend le large.
Par tout devant les tours les escadrons plioient ;
La victoire déja de son aîle divine
Couvroit la troupe élephantine ;
Et les monstres vainqueurs jusqu’au ciel envoyoient
Mille cris dont au loin les échos s’effrayoient.
Par bonheur un essain de mouches
Eut pitié des vaincus, prit en aversion
Les élephans et leurs clameurs farouches.
Ça, punissons un peu cette ostentation,
Dirent-elles. Fondons sur ces superbes masses,
Et que l’on parle aussi de nous.
Ce ne fut pas vaines menaces ;
Et sur les élephans les picqueurs fondent tous.
Il n’est peau si dure qui tienne ;
Le fût-elle encor plus, messieurs, vous en aurez,
Bourdonnent-ils ; vous apprendrez
À qui le destin veut que la gloire appartienne.
Soudain de leurs traits acérés
Ils blessent coup sur coup les yeux de nos colosses ;
Dans l’une ou l’autre oreille, ou dans la trompe entrés,
Ils les harcellent tant, que devenus féroces,
Les élephans désespérés
Retournent en arriere, en foule se renversent
Sur le parti qu’ils troublent, qu’ils dispersent.
Par l’effroi des vainqueurs les vaincus rassurés
Reviennent au combat ; la valeur tourne en rage ;
Ils frappent, percent tout, ce n’est plus qu’un carnage ;
Ils font litiere enfin d’ennemis massacrés.
Un florissant empire ainsi changea de face ;
Le roi fut dépouillé ; l’étranger eut sa place.
Sur cette révolution
L’histoire a debité maintes raisons subtiles.
Les vaincus étoient malhabiles ;
Ils ne firent pas bien leur disposition :
Le vainqueur prudent comme Ulisse
Dans l’armée ennemie avoit des gens à soi ;
C’est de ces gens que vint le désordre et l’effroi ;
Et cent contes pareils que dame histoire glisse,
Et qu’on croit cependant comme article de foi.
Des mouches, pas un mot. Pourquoi ?
Aux grands événemens il faut de grandes causes ;
Voilà son systême, fort bien :
Mais qui sçauroit au vrai les choses,
Verroit souvent que ce n’est rien.




BREBIS ET BUISSON

Quelques-uns veulent que la fable
Soit courte : ils ont raison ; mais l’excès n’en vaut rien.
Qui dit trop peu, ne dit pas bien ;
L’aride n’est point agréable.
Ésope même étoit trop sec ;
Je m’en étonne ; car tout grec
Est grand parleur : témoin notre divin Homere.
Ces deux conteurs ne se ressemblent guère.
L’un par des vers sans fin dit qu’il faut s’accorder.
À l’autre allez le demander ;
En deux mots il vous expédie.
Ces deux extrémités ne sont point de mon goût.
Évitez, c’est bienfait, la longue rapsodie ;
Ne dites rien de trop ; mais aussi dites tout.
La Fontaine a bien fait d’étendre
Son laconique original.
Tout fleurit dans ses vers ; le plus vil animal
Est éloquent : c’est plaisir de l’entendre ;
Tout prend des sentimens, des mœurs ;
Tout converse ; on y croit être avec ses semblables.
Le précepte à loisir se coule sous les fleurs ;
Sans cela que servent les fables ?

Voilà mon maître, et j’en fais vanité ;
Sur son exemple et son autorité,
Je donne à mes récits toûjours quelque étenduë.
Voici pourtant une fable nuë,
Pour le seul intérêt de la variété.
Une brebis choisit, pour éviter l’orage,
Un buisson épineux qui lui tendoit les bras.
La brebis ne se moüilla pas ;
Mais sa laine y resta. La trouvez-vous bien sage ?
Plaideur, commente ici mon sens.
Tu cours aux tribunaux pour rien, pour peu de chose.
Du temps, des frais, des soins ; puis tu gagnes ta cause.
Le gain valoit-il les dépens ?

 

 


LION RENARD ET RAT

Le lion et le tigre ayant eu longue guerre,
Le lion enfin fut vainqueur.
Devant lui se taisoit la terre ;
Et le monde animal reconnut son seigneur.
De chaque espéce aussi-tôt on députe,
Pour aller rendre hommage au roi.
Ainsi qu’un autre Ulisse après quelque dispute,
De harangueur le renard eut l’emploi.
Il loüa donc sa majesté lionne ;
Lui dit que son front seul méritoit la couronne ;
Que semblable à Jupin, qui sur son trône assis,
Ébranle tout le ciel quand il meut ses sourcis,
Du mouvement de sa criniere,
Lui lion, il faisoit trembler la terre entiere ;
Puis, du petit au grand, vient du grand au petit ;
Lui dit qu’il n’a de loi que son seul appetit ;
Que pour son souverain chaque espéce l’avouë ;
Qu’ils sont ses fidéles vassaux ;
Et qu’il peut se joüer des autres animaux,
Comme du rat le chat se jouë.
Le trait déplut au rat qui même en fit la mouë.
Sire lion trouvant que renard disoit d’or,
Lui fit expédier une bonne ordonnance
Payable à certaine échéance,
Par le dragon, garde de son trésor.

Le singe, comme sécrétaire,
En bonne forme mit l’affaire.
Il remet au renard le royal parchemin,
Signé lion, et plus bas, fagotin.
Le renard désormais comptant sur sa fortune,
Croit qu’il achetera les poulets au marché ;
Mais l’argent n’étoit pas touché ;
D’ailleurs le rat n’étoit pas sans rancune.
Le trait de l’oraison lui tenoit fort au cœur ;
Il brûloit d’en tirer vengeance.
Il se glissa chez l’orateur,
Et lui rongea son ordonnance.
Ce que lion flaté vouloit faire de bien ;
Rat offensé le réduisit à rien.




PLUTON ET PROSERPINE

Dès que l’ardent Pluton eut ravi Proserpine,
Cérès en jetta les hauts cris.
Pour s’en plaindre, elle vôle aux célestes lambris :
Jupin, souffriras-tu que Pluton m’assassine ?
Je perds ma fille ; hélas ! Si ce bien m’est ôté,
Ôte-moi donc aussi mon immortalité.
Votre affaire est embarassante,
Répondit Jupin à Cérès ;
Ce cadet-là n’a pas l’humeur accomodante ;
Il tient bien ce qu’il tient : mais calmez vos regrets :
Afin d’avoir la paix dans ma famille,
J’imagine un traité que le sort scellera.
Que six mois de l’année il garde votre fille ;
Et les six autres mois pour vous elle vivra.
Voilà mon arrêt ; toi, Mercure,
Va le porter au dieu des morts.
L’huissier céleste part, arrive aux sombres bords ;
Instruit Pluton. L’arrêt excite son murmure.
Quoi, mon frere, dit-il, attente à mes desirs !
Prétend-il donc me tailler mes plaisirs ?
Nous lui laissons ses biens ; qu’il nous laisse les nôtres.
Je n’aurois que six mois cette chere beauté !

Eh ! Comment vivre les six autres ?
Est-ce pour l’adorer trop de l’éternité ?
Vous êtes à plaindre sans doute ;
Lui dit Mercure, en reprenant sa route :
Mais c’est l’ordre du sort : tel qu’il est, le voilà ;
Il faut bien en passer par là.
Proserpine est donc épousée.
Grande fête aux enfers ; tout supplice y cessa :
On dit qu’ainsi que l’élisée,
Tout le Tartare à la nôce dansa.
Au bout de quinze jours Pluton dit à sa femme :
On va vous ravir à ma flâme ;
Enfin le terme approche où vous m’allez quitter.
Ici nous ne pouvons compter
Ni les jours ni les mois : nos astres immobiles
Ne sçauroient mesurer le temps :
Mais je sens bien, depuis que mes vœux sont tranquilles,
Qu’il s’est passé bien des instans.
On va nous séparer : ô regrets inutiles !
(le terme est loin pourtant, il falloit deux saisons.)
Autre quinzaine passe, et Pluton s’en étonne.
Quoi, dit-il en bâillant, six mois sont donc bien longs !
Autre mois passe encor ; alors le dieu soupçonne
Que Jupiter le trompe, et qu’enfreignant ses loix,

Il ne veut pas tenir la clause des six mois.
Il s’en plaint ; mais sa plainte eut beau se faire entendre :
Avec sa Proserpine il lui fallut attendre
Qu’il plût au terme d’arriver.
Quand Mercure vint la reprendre,
Notre époux sentit à la rendre
Plus de plaisir qu’à l’enlever.
Dans un bien souhaité quels charmes on suppose !
Vient-on à jouïr de ce bien ?
Tous les jours il décroît, perd toûjours quelque chose ;
Il devient mal en moins de rien.

 



JUGEMENT MEM. IMAGIN.

Imagination, mémoire, et jugement ;
Quels étranges acteurs, dit-on, pour une fable !
Qui fera critique semblable,
N’a pas les trois assurément.
Jugement lui diroit que ces trois personnages
Valent bien le renard, et le loup, et l’agneau ;
Et qu’il s’agit de voir si j’ai de ces images
Pû composer un bon tableau.
Tout est bon, pourvû que du conte
Il résulte une vérité.
La fable git dans la moralité ;
Quand l’auteur y va droit, le lecteur a son compte.
S’il chicane, tant pis ; il a le goût gâté.
Les acteurs n’y font rien ; j’en atteste l’usage.
Mais quand il me contrediroit,
Je soûtiens toûjours qu’il faudroit
En appeller au juge le plus sage,
Au bon sens ; et s’il n’y souscrit,
Je refuse de me soûmettre.
D’ailleurs, qui suit toûjours une regle à la lettre,
En viole souvent l’esprit.
Dom jugement, dame mémoire,
Et demoiselle imagination,
Quoique n’en dise rien la fable ni l’histoire,
Avoient jadis même habitation.
Ils vivoient en commun, enfans de même pere.
Quelque tems de la paix on gouta les douceurs ;
Mais l’union ne dura guère ;
L’humeur broüilla bien-tôt le frere et les deux sœurs.
Imagination cédoit à ses saillies ;
Mémoire babilloit toûjours :
Las de caquet et de folies,
Jugement murmuroit : ainsi passoient leurs jours.
C’étoit sans cesse entr’eux quelque parole ;
Brouillerie au moindre incident :
À leur dire, l’une étoit fole,
L’autre une babillarde, et l’autre un vrai pedant.
Il faut nous séparer, mes sœurs ; que vous en semble,
Leur dit jugement leur aîné ?
Nous ne sçaurions durer ensemble ?
Pour vivre à part chacun de nous est né.
Imagination trouva le conseil sage ;
Pour trois têtes, dit-elle, est-ce assez d’un bonnet ?
Les trois fils de Saturne autorisent le fait,
Reprend mémoire en un long verbiage,
Dont le résultat fut que las de leur ménage,
Ils s’étoient séparés tout net.
L’exemple étoit auguste ; on le met en usage,
On se quitte ; adieu, bon voyage ;
Chacun emporte son paquet.
Les voilà donc tous trois qui cherchent domicile.
Ils trouvent bien-tôt un azile
Chez trois voisins broüillés qui ne se voyoient point :
Circonstance pour eux qui venoit bien à point.
Celui chez qui logea mémoire,
Devint sçavant, dieu sçait ; et du train qu’il alla,
Langues, opinions, usages, fable, histoire,
Il apprit tout, et par de-là.
Imagination fit bien-tôt de son homme
Un poëte hardi, mais des plus effrénés :
Extravagant, entousiaste, en somme
Grand inventeur d’objets mal enchaînés ;
Grand marieur de mots l’un de l’autre étonnés.
Dom jugement, maître d’une autre étoffe,
De son hôte obligeant prit un soin empressé :
En moins de rien il devint philosophe ;
Je disois mal ; il fut homme sensé :
Selon son prix, jugeant de chaque chose ;
Ami du vrai, du juste ; allant toûjours au bien :
Ne décidant jamais de rien
Qu’avec connoissance de cause.
Nos voisins sentirent bien-tôt
Qu’ils pouvoient l’un pour l’autre être de quelque usage.
Les faits chez le sçavant étoient tous en dépôt ;
Et là s’alloient fournir le poëte et le sage.

Des fougues de l’auteur le sage s’amusoit ;
Le bon sens veut qu’on se délasse.
Le poëte aussi s’avisoit
De prendre ses conseils dont parfois il usoit ;
Tant mieux alors pour le parnasse.
Pour l’érudit, il méprisoit,
Qui ? Tout le monde ; et ses voisins ? Sans doute :
Mais il falloit jaser. Où chercher qui l’écoute ?
Chez ses voisins. Il le faisoit.
C’est pour le commun avantage
Qu’ici tous les talens ne sont point d’un côté :
Aucun ne les a tous ; mais ce même partage
Est le lien de la société.




LE SOC ET L’EPEE

Autrefois le soc et l’epée
Se rencontrerent dans les champs.
De sa noblesse elle tout occupée,
Ne sembloit pas appercevoir les gens.
Le soc donne un salut, sans que l’autre le rende.
Pourquoi, dit-il, cette fierté ?
L’ignores-tu ? Belle demande !
Tu n’es qu’un roturier, je suis de qualité.
Eh ! D’où prends tu, dit-il, ta gentilhommerie ?
Tu ne fais que du mal ; je ne fais que du bien :
Mon travail et mon industrie
De l’homme entretiennent la vie ;
Toi, tu la lui ravis, bien souvent sur un rien.
Petit esprit, ame rampante,
Dit l’epée ; est-ce ainsi que pensent les grands cœurs ?
Oüi, répondit le soc ; on a vu des vainqueurs
Remettre à la charuë une main triomphante :
Témoins les romains nos seigneurs.
Mais sans moi, dit la demoiselle,
Ces romains eussent-ils subjugué l’univers ?
Rome n’étoit qu’un bourg ; on n’eût point parlé d’elle,
Si mon pouvoir n’eût mis le monde dans ses fers.
Tant pis ; elle eût mieux fait de se tenir tranquille,
Répondit maître soc, belle nécessité ;
Que l’univers devînt l’esclave d’une ville
Que de sa vaste cruauté
Elle effrayât l’Europe, et l’Afrique, et l’Asie !
Eh ! Pourquoi, s’il vous plaît, à quelle utilité ?
Pour une ambition que rien ne rassasie
Trouves-tu donc cela digne d’être vanté ?
L’epée au bout de sa logique,
Appelle enfin maître soc en duel.
Te voilà ; battons-nous : c’est tout ton rituel,
Dit le soc : quant à moi, ce n’est pas ma pratique ;
Je travaille, et ne me bats point :
Mais, un tiers entre nous pourroit vuider ce point.
Prenons la taupe pour arbitre ;
Comme Themis elle est sans yeux,
L’air grave et robe noire ; on ne peut choisir mieux.
Chacun au juge expose alors son titre.
La nouvelle Thémis les entend de son trou :
Et le tout bien compris, prononce cet adage :
Qui forgea le soc étoit sage,
Et qui fit l’epée étoit fou.

 

 


LES DEUX CHIENS

À madame la marquise De Lambert.
Lambert, mon cœur à chaque instant me dit
Que ma muse te doit un tribut qui te plaise.
Il en parle bien à son aise :
Le plaisir est pour lui, la peine est pour l’esprit.
Tant bien que mal je puis décrire
Ton bon goût, ta raison, tes vertus, tes talens :
Mais parmi de certaines gens,
Semblables vérités sont fâcheuses à dire.
Les sages sont des dieux qui refusent l’encens.
Ne te loüons donc point, quoique le cœur m’en dise.
J’aime mieux te féliciter,
Prendre part à la joie exquise
Qu’avec de vrais amis tu sçais si bien goûter.
Sçavoir, politesse, génie,
Guidés par l’amitié, se rassemblent chez toi.
Ils ont trouvé leur Uranie :
Ils l’aiment : en ce point je parle aussi de moi.

Qu’on demande à chacun de ces amis d’élite,
Quel lien te l’attache et quel est son attrait :
À ton tableau chacun mettra son trait :
Somme totale, on aura tout mérite,
Et par conséquent ton portrait.
Le mot m’est échappé. Tu rougis, mais pardonne ;
Mon intention étoit bonne ;
De ne te point loüer j’avois pris mon parti :
Mais quand le cœur veut quelque chose,
C’est en vain que l’esprit s’oppose ;
Il a toûjours le démenti.
Lis ma fable ; le fait est de ta compétence :
J’y peins la disgrace d’un chien
Qui fera voir à tous, ce que tu sçais si bien,
Qu’amitié veut de la prudence.
Maître Brifaut, chien fort doux, fort civil,
En son chemin rencontra de fortune
Aboyard, chien hargneux, un autre la rancune.
Il l’acoste humblement. Pardonnez, lui dit-il ;
Peut-être je vous trouble en votre rêverie ;
Mais si vous vouliez compagnie,
Je suis à vous, je m’offre de bon cœur ;
Et je tiendrai la grace à grand honneur.
Aboyard n’étoit pas dans son accès farouche :
Les brutaux ont leurs instans.

Nos chiens font amitié : dans la patte on se touche ;
On s’embrasse ; on se traite en amis de tout temps.
Nos freres suivent leur voyage.
Confidences trottoient de la part de Brifaut,
Racontant ses emplois, ses amours, son ménage ;
(amitié fraîche a ce défaut
Qu’elle jase plus qu’il ne faut.)
Le tout, pour amuser le grave personnage,
Qui parloit peu, qui sembloit s’ennuyer,
Plus on prétendoit l’égayer.
Ils arrivent bien-tôt au plus prochain village.
Là notre la rancune aboye à tous les chiens ;
Attaque l’un, puis l’autre, et se fait mille affaires ;
Tant qu’enfin le tocsin sonne sur nos deux freres,
Qui sont, l’un portant l’autre, ajustés en vauriens.
Pauvre Brifaut en fut pour ses oreilles,
Ni plus ni moins que seigneur aboyard.
L’un attira les coups, et l’autre en eut sa part.
Je l’en plains ; mais choses pareilles
Menacent qui choisit ses amis au hazard.

 

 


CONQUER. ET LA FEMME

Rois, vous aimez la gloire ; elle est faite pour vous.
Il ne s’agit que de la bien connoître
Soyez ce que vous devez être ;
Elle va vous offrir ce qu’elle a de plus doux.
Mais que devez-vous être ? Et qu’est-ce qu’un monarque ?
C’est plûtôt un pasteur qu’un maître du troupeau ;
C’est le nocher qui gouverne la barque,
Non le possesseur du vaisseau.
Votre empire s’étend du couchant à l’aurore ;
Cent peuples suivent votre loi :
Vous n’êtes que puissant encore ;
Gouvernez bien ; vous voilà roi.
Le fameux vainqueur de l’Asie
N’étoit pas roi : c’étoit un voyageur armé,
Qui, pour passer sa fantaisie,
Voulut voir en courant l’univers allarmé.
De bonne heure Aristote auroit dû le convaincre
Qu’au bien de ses états un roi doit se donner.
Il perdit tout son temps à vaincre,
Et n’en eut pas pour gouverner.
Si Dieu sur votre front grava sa ressemblance,
C’est moins en égalant votre pouvoir au sien,
Qu’en vous faisant pour notre bien
Substituts de sa providence.
Veillez donc à ce bien qu’il veut vous confier ;
Mettez-là votre gloire et n’en cherchez point d’autre.
Craindre, aimer, obéïr, voilà notre métier ;
Et nous rendre heureux, c’est le vôtre.
Certain sophi, tenant Bellone à son service,
Conquerant de profession,
Bon homme pourtant et sans vice,
(exceptez-en l’ambition,
Si c’en est un) qu’on le demande
À messieurs les héros ; ils n’en conviendront point ;
C’est la marque d’une ame grande.
Point de bruit avec eux ; et passons leur ce point.
Le monarque persan de conquête en conquête
Voyoit tous ses voisins domptés ;
Vingt couronnes ceignoient sa tête,
Et sous ses loix couloient cent fleuves bien comptés.

Il usoit bien de ses victoires ;
Et vouloit que par tout la justice fleurît,
Il écoutoit les gens, il lisoit leurs mémoires ;
L’innocent triomphoit, l’injuste étoit proscrit.
Sur cette bonne renommée,
Des bornes de son vaste état,
Une vieille femme opprimée
Vint apporter sa plainte aux pieds du potentat.
Sire, par le droit de la guerre,
Ma fille et moi nous sommes vos vassaux :
On l’a deshonorée, on a pillé ma terre ;
Sous un bon roi doit-on souffrir ces maux :
C’est vous, sire, que je reclame.
Que je vous plains, ma pauvre femme !
Dit le prince : je veille à maintenir les loix ;
Mais de si loin que puis-je faire ?
Puis-je songer à tout ? L’astre qui nous éclaire,
Éclaire-t-il tout le monde à la fois !
Il n’est pas étonnant que si loin de mon trône
Mes bons ordres soient mal suivis.
Eh ! Pourquoi donc, seigneur, répondit la matrone,
Ne pouvant nous régir, nous avez-vous conquis ?

 

 


LES DEUX DANDINS

À Caën pays de sapience,
Vivoient Messieurs Dandins avocats, pere et fils.
Le pere consultoit ; le fils à l’audience
Endormoit quelquefois Thémis.
Qui l’eût cru d’une ame normande ?
Le pere accommodoit les anciens procès ;
Il sauvoit aux plaideurs les dépens et l’amende ;
Le fils admiroit ses succès :
Mais à ses gains encor il portoit plus d’envie.
C’étoit de jour en jour nouveau remerciment ;
L’un lui devoit les biens, l’autre devoit la vie ;
La poule et le ducat au bout du compliment.
Le fils affriandé, sur les traces du pere,
Se met en train de tout accommoder.
Ami de l’un, et de l’autre compere,
Il veut guérir, dit-il, les normands de plaider.
Déja sur la moindre querelle,
Il assemble les contestans,
Leur prêche la paix fraternelle :
Déteste des procès la longueur éternelle :
Ennuis, chagrins, travaux, ruine au bout du tems.
Bien prêché, dit une partie ;
Mais Pierre est un fripon, monsieur.
Les fripons sont chez toi, reprend l’autre crieur.
De repartie en repartie
Chacun se quitte en s’outrageant ;
Laisse Dandin, court au sergent.

D’un démenti reçu notre juge novice
Veut décider. On lui conte le fait ;
Mais en présence de justice,
Le démenti tout frais est payé d’un soufflet.
Pour de si beaux succès, point d’honneur, point d’épice ;
Pas le moindre petit poulet.
Jeannot Dandin court à son pere ;
Qu’est-ceci, lui dit-il ? Comment pouvez-vous faire ?
Arbitre des procès, vous accommodez tout.
Au diable le premier dont Jeannot vienne à bout.
J’en veux prévenir un, j’en fais renaître quatre
J’ai beau dire ; ils veulent plaider.
Eh ! Sot ; que n’attends-tu pour les accommoder
Que les gens soient las de se battre ?




L’ESTOMAC

Jadis un estomac de gourmande mémoire.
Et pour qui, je croi, le premier
Fut inventé l’art de manger et boire
Plus que ne veut besoin notre vrai cuisinier,
Notre vrai médecin, si nous sçavions l’en croire.
Cet estomac étoit amoureux du ragoût,
De potages farcis et de fines entrées,
De piquans entremets, sophistiques denrées,
Qui font à l’appetit survivre encor le goût.
L’insatiable donc s’en donnant à cœur joie,
Ne disoit jamais : c’est assez.
Tant bien que mal il digeroit sa proie ;
Puis, sans rien dire, il vous envoie
Mauvais chile, et de-là se forme mauvais sang ;
Sang qui bien-tôt du corps rend toutes les parties
Languissantes, appesanties :

Toutes s’en trouvoient mal ; chacune avoit son rang.
Tantôt c’étoit bons maux de tête ;
Tantôt colique, ou bien douleurs de reins ;
Poitrine embarassée, ou rhumatisme en quête
De l’une ou l’autre épaule ; et pour combler la fête,
Dame goute entreprend et les pieds et les mains.
Qu’est-ceci, dit l’homme malade ?
Qui cause tout cela ? Ce n’est pas moi du moins,
Dit l’estomac ; je vous rends bien mes soins,
Et ne vous fais point d’incartade.
Vous fais-je mal ? Tâtez ; faut-il d’autres témoins ?
La poitrine ma camarade,
N’est pas si fidele que moi :

La tête rêve trop ; le pied, de bonne foi,
Ne fait pas assez d’exercice :
Le calomniateur donne à chacun son vice ;
On n’est bien servi que de lui.
Le malade le crut : ainsi, ce fut autrui
Que l’on punit des fautes du perfide.
Topiques aux endroits où la douleur réside ;
Puis, bistouris en dance ; enfin la fiévre prend ;
Tout le corps y succombe, et le voilà mourant.
C’est fait, pauvre estomac, dites vos patenôtres ;
Les médecins par les regles de l’art,
Des membres et de vous ont conclu le départ.
Nous avons beau jetter nos fautes sur les autres ;
Nous en patissons tôt ou tard.

 

 


L’AMOUR ET LA MORT

Loin, lecteurs dont la critique
Souffle le chaud et le froid,
Qui répandez sur tout une bile caustique,
Sans distinguer ni le tort, ni le droit.
Toute perfection chez vous s’appelle vice.
Est-on sublime ? On est guindé.
Est-on simple ? On est bas. Tout art est artifice,
Et tout ce qui plaît est fardé.
Si je hazarde quelque conte,
Qui vous semble un peu fort de sens,
Eh quoi ! Direz-vous, quelle honte
De proposer ces traits à des enfans !
Mais, s’il vous plaît, la fable est-elle l’ennemie
Du profond et du fin, quand il vient à propos ?
La prenez-vous pour une mie,
Qui ne sçait rien qu’endormir des marmots ?
Bien-tôt vous allez vous dédire
Au premier trait commun que j’oserai rimer.
N’est-ce qu’à des enfans qu’il veut se faire lire ?
C’est bien la peine d’imprimer.
C’est ainsi que chaque rencontre
Vous voit changer de mesure et de poids ;
Disant blanc ou noir ; pour ou contre ;
Vous contredisant mille fois
Pour vous sauver d’approuver une.
Eh bien, n’approuvez pas ; qui veut vous y forcer ?
Pour moi, me remettant du tout à la fortune.
J’irai mon train sans m’en embarrasser.
J’avertis seulement d’avance,
Que je me propose en effet
D’instruire et d’amuser l’enfance ;
Mais sans oublier l’homme fait.
Je voudrois qu’en mes vers tout âge pût apprendre ;
J’imagine et j’écris pour tous.
Laissez à vos enfans ce qu’ils en pourront prendre ;
Et gardez le reste pour vous.
La mort fille du temps, et l’enfant de Paphos,
Jadis, comme aujourd’hui, voyageoient par le monde.
Tous deux l’arc à la main, le carquois sur le dos,
Ils faisoient ensemble leur ronde.
Jupiter vouloit que l’amour
Blessant les jeunes cœurs, mit des humains au jour ;
Et que la mort frappant la vieillesse imbécile,
Délivrât l’univers d’une charge inutile.
C’étoit là l’ordre ; et tout devoit aller
Selon ce plan que semble exiger l’âge.
Gloto, disoit l’amour, aura de quoi filer ;
Nous lui taillerons de l’ouvrage ;
Et moi, disoit la mort, je m’en vais occuper
Sa sœur Atropos à couper :

Qu’elle ait de bons cizeaux, pour moi j’ai bon courage.
Nos voyageurs, au coin d’un bois,
Se reposant un jour fatigués du voyage,
Ils mettent bas et l’arc et le carquois,
Confondent tout leur équipage ;
Et quand il faut partir, le reprennent sans choix.
De l’enfant le squelete avoit pris maintes fléches ;
L’amour parmi ses traits mêla ceux de la mort.
L’une au cœur des vieillards fit d’amoureuses bréches ;
L’autre des jeunes gens alla trancher le sort.
Jupiter rit de la méprise,
Et n’y mit de remede en rien :
Il pensa que de leur sotise
Il pouvoit naître quelque bien.
Si notre espéce en effet étoit sage,
Depuis ce troc nous craindrions,
Malgré la force ou la langueur de l’âge,
Et la mort et les passions.
Sans ce danger que je soûtiens propice,
Dans la vigueur des ans, ou bien sur leur déclin,
Le vice n’auroit point de frein,
Et la vertu point d’exercice.

 

 


LE ROI DES ANIMAUX
À monseigneur l’ancien évesque de Fréjus.

Fleuri, nouveau mentor d’un nouveau Télémaque,
Toi, qui le promenant par les siécles passés,
Pour le bonheur d’un autre Itaque,
Rapproches sous ses yeux tant de faits dispersés.
Dans ces sédentaires voyages,
Tu le conduis sans crainte des naufrages,
De païs en païs, cueillant par tout des fleurs ;
Formant, chemin faisant, son esprit et ses mœurs.
Tu sçais lui faire de l’histoire
Une étude féconde, où tout rit, où tout plaît,
Il s’instruit de la vraie et de la fausse gloire ;
À chaque trait dont s’orne sa mémoire,
Dans son cœur quelque vertu naît.
Mais sçais-tu bien sur quoi j’espere
De tes leçons le succès le plus grand ?
C’est qu’en instruisant, tu sçais plaire ;
Tu sçais te faire aimer, et voilà mon garand.
Quand tes sages discours l’invitent
À commencer en lui ce qu’il doit être un jour,
Tes graces, ta douceur obtiennent son amour ;
Le maître plaît ; les leçons en profitent.
Tu vois voler son estime et sa foi
Au devant des vertus qu’il confond avec toi.
Fais de cet ascendant un usage fidéle.
L’amour qu’il te donne aujourd’hui,
Est la mesure et la source du zèle
Que tout son peuple aura pour lui.
Lassez de vivre en république
Jadis les animaux essayerent d’un roi ;
Ils firent choix d’un bœuf surnommé pacifique ;
On se promit d’être heureux sous sa loi.
Le monarque nouveau, doux, bienfaisant, affable,
Se fit aimer ; mais ce fut tout.
Il ne sçavoit que plaindre un misérable :
Falloit-il punir un coupable ?
Tout son pouvoir étoit à bout.
Mille petits tirans désoloient sa province ;
Les tigres, les lions enlevoient ses sujets ;
Qu’y faisoit-il ? Il leur prêchoit la paix :
C’étoit pitié qu’un si bon prince.
Bienfaits tant qu’on vouloit, point de punition ;
Partout, indulgences plenieres.
On le dépose enfin, pour choisir le lion.
Le nom de conquerant suit cette élection.
Bien-tôt le nouveau roi recule ses frontieres,
Soûmet tous ses voisins à son ambition ;
Fait trembler ses sujets, plus de rebellion :
Mais aussi point d’amour ; il n’inspiroit que crainte.
Sa majesté cruelle et de sang toûjours teinte,
Effrayoit jusqu’à ses flatteurs ;
Sur un soupçon, sur une plainte ;
Malheur aux accusés, même aux accusateurs.
Qu’est ceci, dit le peuple ? Et quel choix est le nôtre ?
La diéte a bien mal réüssi ;
De deux rois, pas un bon ; nous ne craignions point l’autre ;
Le moyen d’aimer celui-ci ?
Il ne connoît d’autre loi que sa rage.
Enfin désesperé d’un si dur esclavage,
Sur le Néron des bois tout le peuple courut.
Imaginez-vous le carnage ;
Il en coûta du sang ; mais le tiran mourut.

Alors, ce bœuf si débonnaire,
Qu’on avoit déposé sans qu’il en dit un mot :
Messieurs, dit-il, j’ai trouvé votre affaire ;
Cet élephant est votre vrai balot.
Il est bon comme moi, terrible comme l’autre ;
Vous serez ses enfans ; il vous défendra bien ;
Je lui donne ma voix, joignez-y tous la vôtre ;
Pour vous régir, que lui manque-t-il ? Rien,
S’écria tout le peuple. On le choisit : son regne
Répara les malheurs passés.
Rois, qu’on vous aime et qu’on vous craigne :
L’un sans l’autre n’est pas assez.

 

 


LE PECHER ET LE MEURIER

Un pécher, les amours et l’espoir de son maître,
Du jardin l’arbre favori,
Le printems ne faisant que naître,
S’applaudissoit d’être déja fleuri.
Il avise un meurier tout aussi sec encore
Que dans les froids les plus cuisans :
Aucun signe de vie ; on n’y voit rien éclore,
Feüilles ni fleurs ; ses rameaux languissans
Sont encor tous transis à la honte de Flore.
L’ami, dit le pécher, que te sert le printems ?
Ta paresse le deshonore.
Déja de sa touchante voix.
Philomele l’annonce aux échos de ces bois ;
Toute la nature s’éveille.
Dès le matin une aurore vermeille
Vient nous arroser de ses pleurs,
Nectar délicieux des arbres et des fleurs.
Cependant, paresseux, le zéphire a beau faire ;
Tu dors, quand tout est éveillé.
Que ne m’imites-tu ? Regarde, considere
Comme j’ai déja travaillé.

Me voilà tout fleuri ; d’une belle espérance
Voilà déja mon maître régalé.
Je lui tiendrai parole, il peut compter d’avance
Qu’au nombre de mes fleurs mon fruit est égalé.
À peine l’arbre a-t-il parlé,
Qu’un vent de bize souffle, et détruit tout l’ouvrage.
Du pécher la fleur déménage,
Et tout espoir de fruit avec elle envolé
Lui laisse à peine attendre un stérile feüillage.
Eh bien, dit le meurier, avois-je donc grand tort
De ne me pas presser si fort ?
Zéphire a beau souffler, je crains encor la bise.
Sçache qu’il faut à tems commencer l’entreprise,
Quand on veut en venir à bout.
L’impatience gâte tout.




L’OPINION

J’implore ton secours, invention divine,
Je ne puis travailler sur d’antiques tableaux :
Si je ne crée et si je n’imagine,
Je jette de dépit et couleurs et pinceaux.
Les fictions d’autrui n’excitent point ma veine ;
Si le fonds n’est à moi j’y bâtis avec peine.
Je craindrois toûjours que le dol
Ne m’en dépossédât sous ombre de justice,
Et qu’un jour le maître du sol
Ne revendiquât l’édifice.
Ne brodons point enfin le canevas d’autrui.
Jadis on inventoit ; inventons aujourd’hui.
Nos peres l’ont bien fait ; ne pourrions-nous le faire ?
Non, me dit-on, les tems en sont passés.
Il falloit naître aux jours ou d’ésope ou d’Homere ;
Mais vous venez trop tard. Imitez : c’est assez.
Je n’en suis point d’avis. Il semble à ce langage
Que le monde soit décrépit,
Qu’il ait tout vû, qu’il ait tout dit :
Il s’en faut bien ; il n’est qu’à la fleur de son âge ;
Et c’est trop dire, il n’a que cinq ou six mille ans.
Or, près des millions d’années
Que vraisemblablement portent ses destinées,
Il ne fait que de naître ; et nous sommes enfans.
Il y paroît, toûjours timides,
Nous n’osons avancer, si nous n’avons des guides.
Nous demandons à chaque pas,
A-t-on été par-là ? Non ; n’y marchons donc pas.
Voilà bien le discours d’enfans tels que nous sommes.
Nous serons plus hardis, quand nous serons des hommes.
Que de terres encor restent à découvrir !
La fiction sur tout est un païs immense :
On ira loin, pourvû qu’on pense.
Les chemins manquent-ils ? C’est à nous d’en ouvrir.
Imaginons des faits ; créons des personnages ;
Si nous trouvons des critiques sauvages,
Allons toûjours, et laissons-les crier.
À l’honneur d’inventer Apollon nous convie ;
Et nous sommes, malgré l’envie,
Créateurs de notre métier.
En vertu de ce privilége
Voici donc de nouveaux acteurs,
Dame ignorance et son cortége,
Paresse, orgueil. écoutons ces docteurs.
Ils font déja gronder tout le peuple critique
Contre un conte métaphisique.

Demoiselle ignorance étoit grosse d’enfant.
Demandez-moi qui l’avoit abusée ?
Je n’en sçais rien, mais on comprend
Qu’abuser l’ignorance est chose bien aisée :
Elle étoit grosse enfin, le dernier mois couroit.
Sur cet évenement maint oracle à la ronde
En termes pompeux déclaroit
Qu’elle alloit accoucher de la reine du monde ;
D’un enfant qui feroit des rois, même des dieux ;
Qui regleroit lui seul tous les usages ;
Et si vous voulez encor mieux,
Qui fonderoit des écoles de sages ;
Le monde désormais verroit tout par ses yeux.
On accouche de peur ; mais la pauvre ignorance
Accoucha d’admiration :
L’oracle s’accomplit. Comment ? Par la naissance
De demoiselle opinion.
On fait venir l’orguëil et la paresse,
Parens de l’ignorance, et de plus ses amis ;
Et de nommer l’enfant l’honneur leur est remis.
La marraine l’admire, et lui sourit sans cesse ;
Le parrain gravement le flate, le caresse ;
Et de leur pleine autorité
Ils l’appellent la vérité.

 

 


LES CHIENS

Pour chercher sûrement fortune
Nombre de braves chiens se liguerent entr’eux.
De gloire et de butin faisons bourse commune,
Leur dit, monté sur la tribune,
Un dogue, orateur vigoureux.
Vous l’eussiez entendu par sa docte harangue
Enflammer les confédérés,
Et leur étaler en sa langue
La concorde et ses droits sacrés :
Ce dogue en un collége avoit pris ses dégrés.
Vous avez tous maint Hector à poursuivre,
Les loups, les sangliers : courez ; je vous les livre,
Si de votre union vous serrez le lien :
Mais si quelqu’un hargneux et difficile à vivre
Met le trouble entre vous, et s’en va sur un rien
Traiter son compagnon de visage de chien,
Si vous donnez entrée à la guerre civile,
Vous périrez ; et j’en atteste ici
Les manes querelleurs d’Achille :
Car, comme vous voyez, l’orateur, dieu merci,
Étoit sçavant et plagiaire aussi.
Sur sa figure pathétique
Nos ligués font serment de demeurer unis.
Du zéle de la république
Contre tout intérêt les voilà bien munis.
De ce pas nos héros partirent,
Trouvent un sanglier, l’attaquent, le déchirent ;
Il n’est plus question que de le partager.
C’est le point délicat. Nos gens se désunirent.
Moi disoit l’un, j’en veux manger
Ma grosse part : j’ai renversé la bête.
L’autre, c’est moi qui viens de l’étrangler.
Pour ceux-ci, qui de loin ont regardé la fête,
Pensent-ils par se régaler
Comme les plus vaillans ? Qu’ils jeunent ; à la quête
Pour leur compte ils peuvent aller.
Tant fut dit, que le feu leur montant à la tête,
Les voilà furieux, combatans pour les parts.
De moment en moment s’accroît leur barbarie ;
La farouche Bellone et l’implacable Mars
Irritant encor la furie,
De carnage et de sang repaissent leurs regards.
Ce champ au peuple chien fut une autre pharsale
Où n’écoutant qu’une rage brutale,
Parens contre parens, chacun se disputa
Le sanglier dont aucun ne tâta :
Car, tandis qu’en ce choc leur fureur se déploye,
Que de s’entretuer ils se donnent la joye,
Ils virent accourir une troupe de loups.
Qui put s’enfuir, s’enfuit ; mais ils ne purent tous :
Des loups le reste fut la proye.
Or, de cela deux vérités :
C’est l’intérêt qui fait et qui rompt les traités.
La discorde sa fille enfante la ruine.
En seize mille vers bien sonnans, bien comptés,
Plus n’en apprend l’iliade divine.

 

 


LE PORTRAIT

Le monde est plein de faux censeurs.
Qu’on leur montre une bonne piéce,
Leur ignorante hardiesse
De son autorité la renvoye aux farceurs.
Ils n’y trouvent ni goût, ni force, ni justesse ;
C’est ceci, cela qui les blesse ;
Blâmant, proscrivant tout, et de par les neuf sœurs.
Eh, messieurs, c’est orgueil, et non délicatesse :
Vous n’êtes qu’ignorans, soi disans connoisseurs.
De se faire tirer certain homme eut envie.
Chacun veut être peint une fois en sa vie.
L’amour propre de son métier
Est ami des portraits : cet art qui nous copie
Semble aussi nous multiplier.
Ce n’est pas là notre unique folie.
Le portrait achevé, notre homme veut avoir
L’avis de ses amis, gens experts en peinture :
Regardez, il s’agit de voir
Si je suis attrapé, si c’est là ma figure.
Bon, dit l’un on vous a fait noir ;
Vous êtes blanc. Cette bouche grimace,
Dit un autre. Ce nés n’est pas bien à sa place,
Reprend un tiers : je voudrois bien sçavoir
Si vous avez les yeux si petits et si sombres ?
Et puis, en vérité, que servent-là ces ombres ?
Ce n’est point vous enfin ; il faut tout retoucher.
Le peintre en vain s’écrie ; il a beau se fâcher ;
Sur cet arrêt il faut qu’il recommence :
Il travaille, fait mieux, réüssit à son choix,
Et gageroit tout son bien cette fois
Pour la parfaite ressemblance.
Les connoisseurs assemblés de nouveau
Condamnent encor tout l’ouvrage.
On vous allonge le visage ;
On vous creuse la jouë ; on vous ride la peau ;
Vous êtes là laid et sexagenaire ;
Et flaterie à part, vous êtes jeune et beau.
Eh bien, leur dit le peintre, il faut encor refaire ;
Je m’engage à vous satisfaire,
Ou j’y brûlerai mon pinceau.
Les connoisseurs partis, le peintre dit à l’homme,
Vos amis, de leur nom s’il faut que je les nomme,
Ne sont que de francs ignorans ;
Et si vous le voulez, demain je les y prends.
D’un semblable tableau je laisserai la tête,
Vous mettrez la vôtre en son lieu.
Qu’ils reviennent demain ; l’affaire sera prête.
J’y consens, dit notre homme ; à demain donc ; adieu.
La troupe des experts le lendemain s’assemble,
Le peintre leur montrant le portrait d’un peu loin,
Cela vous plaît-il mieux ? Dites ; que vous en semble ?
Du moins j’ai retouché la tête avec grand soin.
Pourquoi nous rappeller, dirent-ils ? Quel besoin
De nous montrer encore cette ébauche ?
S’il faut parler de bonne foi,
Ce n’est point du tout lui, vous l’avez pris à gauche.
Vous vous trompez, messieurs, dit la tête, c’est moi.

 

 


LES GOURMETS

Mais n’est-il pas aussi des goûts sûrs ? Oüi sans doute :
Ils sont rares ; mais il en est.
Heureux qui les rencontre ! Heureux qui les écoute !
Plus heureux encor qui leur plaît !
Travaillons-y, quoiqu’il en coûte.
Sur un vin frais cuvé le maître d’un logis
Tenoit conseil, interrogeoit son monde ;
La tasse couroit à la ronde ;
Il vouloit que chacun en donnât son avis.
L’un le goûtant à vingt reprises,
Très élegamment décidoit
Qu’il étoit fait exprès pour les tables exquises ;
Un autre en l’avalant opinoit du godet.
Ce vin tout d’une voix vaut la liqueur suprême
Dont les dieux s’enivrent là-haut :
On eût défié Bacchus même
D’y trouver le moindre défaut.
Arrivent deux gourmets, docteurs en l’art de boire,
Le marguillier Lucas et le syndic Gregoire ;
On leur en fait goûter. Eh bien, qu’en dites-vous ?
Votre avis n’est-il pas le nôtre ?
Il sent le fer, dit l’un : le cuir aussi, dit l’autre.
Bon, dit-on, quelle idée ! Et d’où viendroient ces goûts ?
Le bacchique sénat les croit devenus fous.
On les raille à l’envi ; mais courte fut la joie ;
L’évenement vint les justifier.
On trouve, en le vuidant, dans le fonds du cuvier,
Une petite clef pendant à sa courroye ;
Et railla bien qui railla le dernier.
Auteurs, à mille gens votre ouvrage a sçû plaire ;
On le dit excellent ; ne vous y fiez pas.
Maint défaut échape au vulgaire,
Qu’appercevront les délicats.

 

 


PANDORE

Vulcain tout frais banni du céleste serdeau
Voulut à sa façon faire une créature.
D’abord, en employant la forge et le marteau.
Il imita du corps la secrette structure ;
Puis en fit les dehors ; et son adroit cizeau
Tailla, polit, acheva la figure.
Jupiter dit : l’ouvrage est beau ;
Certes mon fils entend bien la sculpture :
D’humains il feroit presque une manufacture :
Mais après tout, ce n’est qu’un corps,
Qu’une statuë ; il y faut joindre une ame
Qui de l’ouvrage anime les ressorts.
Il dit : l’airain respire, et la statuë est femme.
Tout habitant du ciel voulut lui faire un don.
Jugez quel fut son appanage !
Rien ne manquoit à son ménage ;
De graces et de ris on lui fit sa maison.
Chaque dieu la dota d’un nouvel avantage,
De charmes, de talens, d’adresse, de courage ;
Et de là Pandore est son nom ;
C’est-à-dire, tout don, ô le bel assemblage !
Mais le dieu sournois de là-bas,
Pluton, s’en vint offrir une boëte à Pandore.
Tenez, dit-il ; voici bien mieux encore ;
C’est le plus grand trésor, si vous ne l’ouvrez pas.
La belle à ce discours trouva quelque embarras.
Elle étoit femme et partant curieuse ;
L’œil toûjours sur la boëte on la voit soucieuse ;
Ne point l’ouvrir, dit-elle ! On se mocque de moi :
Plaisant trésor de qui la jouïssance
Est de n’en point user ! Je m’y perds, plus j’y pense ;
C’est une enigme : oh, par ma foi,
J’en aurai le cœur net. Il faut voir. Elle l’ouvre.
Dieux, qu’en sort-il ? Qu’est-ce qu’elle découvre ?
Quels maux affreux s’échapperent de-là ?
La douleur et la mort : pis encor que cela :
Des vices odieux l’engeance toute entiere
Se produisit à la lumiere.
Or je demande en quel rang mettrons nous
La curiosité qui fut mere de tous ?
À ce fait ancien joignons un peu du nôtre.
Je ne puis me guerir de l’émulation.
Cette fable en enfante une autre :
C’étoit mon avant scène ; et voici l’action.
Nous voilà, se dirent les vices,
Mais que deviendrons-nous ? Songeons à nous loger.
Moi, dit l’ambition, je n’ai point à songer :
Des grands je ferai les délices,
Et de ce pas je m’y vais héberger :
La cour des rois sera mon gîte.
Et moi, dit l’intérêt, je m’en vais au plus vite
Chez les négocians et messieurs leurs commis ;
J’y ferai bien-tôt des amis.
Je veux leur enseigner à se tracer sur l’onde
Aux plus lointains climats mille chemins nouveaux :
Je veux que sur de bons vaisseaux,
Ils me promenent par le monde :
Je verrai le païs. La débauche à son tour,
Dans la maison du riche établit son séjour.
Là, de rien elle n’aura faute ;
Goûtant de plus d’un vin et de plus d’un amour,
Elle va regner chez son hôte.
L’hipocrisie alors se logeoit encor mieux ;
Ces gens au doux parler, au saint baissement d’yeux,
Pour elle ont des chambres garnies :
Elle sera dans les temples des dieux
Maitresse des cérémonies,
Quant à la jalousie, où sera son quartier ?
Peut-elle manquer de retraites ?
Ne fût-il dans le monde entier
Que deux belles ou deux poëtes ?
Ainsi de se loger tout vice vint à bout.
La vanité pourtant paroissoit sans domaine.
Et toi, lui dit quelqu’un ? N’en soyez point en peine ;
Moi, dit-elle, messieurs, je logerai par tout.

 

 


LE CHAT ET LA SOURIS

Finette, gentille souris,
Avoit un jour donné dans une souriciere :
Pour un morceau de lard la voilà prisonniere :
Par fois les plus sages sont pris.
Maître matou que cette odeur attire,
S’en vient flairer le trébuchet ;
Il y voit la souris et du lard à souhait :
Quel repas pour le maître sire !
Pour l’avoir, le rusé se met sur son beau dire.
Ma commere, dit-il d’un ton de papelard,
Mettons bas la vieille rancune ;
C’est trop vivre ennemis ; j’en suis las pour ma part :
Si comme moi la guerre t’importune,
Il ne tiendra qu’à toi que desormais
Nous ne vivions en pleine paix.
Du meilleur de mon cœur, lui répondit Finette.
Quoi, tout de bon, dit l’un ? Oüi, dit l’autre. Voyons,
Reprit le chat ; pour faire alliance complette,
Ouvre-moi ton logis, que nous nous embrassions.
Volontiers ; vous n’avez qu’à lever une planche
Qui le ferme de ce côté.
Ça, dit le chat de bonne volonté,
Et qui déja croit tenir dans sa manche
Souris et lard tant convoité.
De ses deux griffes il attrappe
Le long morceau de bois où la planche pendoit.
Il se baisse, elle leve. Alors Finette échappe
Avec le lard qu’elle mordoit.
Le chat court, mais trop tard, et bien loin de son compte,
N’eut ni lard ni souris, n’eut que sa courte honte.
Le prudent sçait tirer son bien,
Même de l’ennemi qui pense à le détruire.
Autre morale y viendroit aussi-bien.
Tel nous sert en voulant nous nuire.

 

 


LES DEUX LIVRES

J’ai vû quelquefois un enfant
Pleurer d’être petit, en être inconsolable.
L’élevoit-on sur une table ?
Le marmot pensoit être grand.
Tout homme est cet enfant. Les dignités, les places,
La noblesse, les biens, le luxe et la splendeur,
C’est la table du nain ; ce sont autant d’échasses,
Qu’il prend pour sa propre grandeur.
Je demande à ce grand, qui me regarde à peine,
Et dont l’acuëil même est dedain,
Qui peut fonder en lui cette fierté hautaine ?
Est-ce sa race, ou son rang, ou son train ?
Mais quoi ? De tes ayeux la mémoire honorable ;
L’autorité de ton emploi,
Ton palais, tes meubles, ta table,
Tout cela, pauvre homme ; est-ce toi ?
Rien moins ; et puisqu’il faut qu’ici je t’apprétie,
Un cœur bas, un esprit mal-fait,
Une ame de vices noircie
Te voilà nud, mais trait pour trait.
Du surplus ton orgueil te trompe et nous surfait.
Il est quelques puissans que de leurs dons célestes
Les dieux prennent plaisir d’orner :
L’orgueil à ceux-là seuls pourroit se pardonner ;
Mais ceux-là sont les seuls modestes.
C’est un double exemple à donner.
Côte à côte sur une planche,
Deux livres ensemble habitoient.
L’un neuf, en maroquin et bien doré sur tranche ;
L’autre en parchemin vieux que les vers grignotoient.
Le livre neuf, tout fier de sa parure,
S’écrioit : qu’on m’ôte d’ici ;
Mon dieu, qu’il put la moisissure !
Le moyen de durer auprès de ce gueux-ci ?
Voyez la belle contenance
Qu’on me fait faire à côté du vilain ?
Est-il œil qui ne s’en offense ?
Eh ! De grace, compere, un peu moins de dedain,
Lui dit le livre vieux ; chacun a son mérite,
Et peut-être qu’on vous vaut bien.
Si vous me connoissiez à fonds… je vous en quitte,
Dit le livre seigneur. Un moment d’entretien,
Reprend son camarade. Eh non ; je n’entends rien.
Souffrez du moins que je vous conte…
Taisez-vous ; vous me faites honte ;
Holà mons du libraire, holà,
Pour votre honneur, retirez-moi de là.
Un marchand vient sur l’entrefaite,
Demande à voir des livres ; il en voit :
À l’aspect du bouquin, il l’admire et l’achette ;
C’étoit un auteur rare, un oracle du droit.
Au seul titre de l’autre, ô la mauvaise emplette !
Dit le marchand homme entendu.
Que faites-vous de ce poëte
Extravagant ensemble et morfondu ?
C’est bien du maroquin perdu.
Reconnoissez-les bien ; faut-il qu’on vous les nomme,
Ceux dont en ces vers il s’agit ?
Du sage mal vêtu le grand seigneur rougit ;
Et cependant l’un est un homme ;
L’autre n’est souvent qu’un habit.

 

 


HOMME INSTRUMENT DE DESTIN

Un homme avoit un jour obtenu du destin,
Que de son avenir il lui fit confidence.
Au livre de la providence,
Il lut donc tout son sort, ses progrès et sa fin.
Parmi de menus faits, de grandes avantures
Se déployerent à ses yeux.
Il devoit être roi, puissant et glorieux,
Et puis captif, et puis mourir dans les tortures.
Ces révolutions sont le plaisir des dieux.
De tous ces objets quelle idée
Occupe desormais mon pauvre curieux !
Sa mort le suit par tout ; son ame intimidée
La souffre à toute heure, en tous lieux.
Ce roi futur, que la frayeur consume,
Se voit dans son affreux chagrin,
Esclave comme Montezume,
Grillé comme Guatimosin.
Ah ! Par pitié, grands dieux, ôtez-moi cette image,
S’écriat-t’il. Ses vœux sont exaucés.
Il ne voit plus la mort ni l’esclavage ;
Dans son esprit ce sont traits effacés.
Le voilà donc qui voit en perspective
Ce sceptre absolu qui l’attend :
En est-il mieux ? Le croyez-vous content ?
L’impatience la plus vive
Lui fait un siécle d’un instant.
Quelque faveur que le ciel lui déploye,
Tout est insipide pour lui :
Où les autres mourroient de joie,
Ce roi futur séche d’ennui.
Ciel, cria-t-il encor, retranchez les années
Qui me séparent de mon bien.
Hâtez mes grandes destinées :
Hors de-là je ne goûte rien.
Çà dit le sort, malgré ton imprudence
Je ferai mieux que tu ne veux.
C’en est fait, tu va être heureux ;
Je te rends à ton ignorance.
Bon lot ! Bien à propos tout homme en fut pourvû.
Sans cela notre impatience
Feroit un mal d’un bien prévû.
Et le mal nous tueroit d’avance.

 

 


LES ARBRES

Chez nos ayeux, à qui Dieu fasse paix,
Un astrologue étoit un meuble nécessaire.
Sans son avis on ne pouvoit rien faire.
La raison commandoit ; il reste encore un mais ;
Qu’est-ce que l’astrologue augure de l’affaire ?
Vouloit-on bâtir, voyager,
Vendre, aller faire des emplettes,
Se marier ou se purger ?
Il vous falloit surtout le visa des planetes.
Tout astrologue étoit prisé son pesant d’or,
Idiot préjugé, qui n’exceptoit personne !
L’homme est si sot, que je m’étonne
Que la mode n’en dure encor.
Un grand seigneur ami du jardinage,
Avoit des arbres à planter.
Son prédiseur qu’il s’en va consulter,
Fait son thême, étudie, et trouve pour l’ouvrage
Les célestes aspects dont il faut profiter.
Allons, dit le docteur, qu’on plante tout-à-l’heure ;
Le ciel ne veut ni délai, ni demeure ;
Si l’on tarde un moment, ces arbres sont perdus.
Pour l’influence bienfaisante
Je ne compte qu’une heure au plus
Soudain on obéït, on plante ;
En moins de rien voilà nos arbres en état,
Munis d’un bon certificat.
Ils devoient atteindre un grand âge ;
Grêle, pluie et vents en courroux,
Main d’homme n’y pourroit causer aucun dommage ;
Le ciel les protégeoit envers et contre tous.
À quelques jours de ce plantage,
Le seigneur prend un nouveau jardinier.
Le plan ne lui plut pas ; il arracha l’ouvrage
Qui selon lui n’eut pû fructifier.
Quand le seigneur le vit ; ah malheureux, ah traître !
Qu’as-tu fait là, dit-il au déplanteur ?
Ces arbres auroient fait le plaisir de ton maître.
Mon astrologue en ce point grand docteur,
Avoit pour les planter pris l’instant bienfaicteur,
Où tout le sénat planétaire
M’étoit garand du succès de l’affaire.
Tout beau, dit le manant, à tort vous vous fâchez ;
Je n’entends-rien, monsieur, à votre dialogue :
Mais vos arbres sont arrachés :
L’instant ne valoit rien ; battez votre astrologue.




APOLLON ET MIN. MEDEC.
À M De Fontenelle.

Fontenelle, grand maître et de prose et de rime,
De qui l’esprit contient tous les esprits,
Et qui, doué d’une raison sublime,
Ne l’as point aux dépens des graces et des ris :
Je traite dans ces vers la science commune
Que personne n’apprend, que chacun croit sçavoir,
La morale ; et de peur qu’elle soit importune,
Sous des voiles rians je la fais entrevoir.
Tu sçais à fonds cet art qu’à peine l’on effleure.
Avant de t’élever aux spéculations,
Tu t’étois muni de bonne heure
Du principe des actions.
Prononce donc sur mes allégories ;
Juges-en sans appel le fonds et le détail :
C’est à tes lumieres chéries
Que je soûmets tout mon travail :
Non pas qu’en tout j’espére gain de cause ;
J’aurai tort en plus d’un endroit.
Ici la rime souffre, et plus loin c’est la chose ;
Je n’irai pas peut-être à mon but assez droit ;
Parfois un mot intrus d’un autre tient la place,
Et quelquefois le tour est vicieux ;
Tantôt trop de foiblesse, et tantôt trop d’audace ;
Même, où j’aurai bien fait, j’aurai manqué le mieux.
Mais quoi ! Ne sçai-tu pas quelle espéce est la nôtre ?
Chacun de ses talens a beau s’enorgueillir :
Dès qu’on est homme, il faut faillir,
Et je suis homme en cela plus qu’un autre.
Apollon et Minerve étoient bannis des cieux.
Pour quel sujet ? Cela n’importe ;
Passons-nous-en ; le souverain des dieux,
Quand tel est son plaisir, met les gens à la porte :
On obéït, faute de mieux.
Que faire, dirent-ils ? Sevrez de l’ambroisie
Il faut chez les mortels aller gagner sa vie.
Moi, dit le dieu, je sçais un bon métier.
J’ai bien aussi le mien, répondit la déesse.
Ils firent choix d’une ville de Gréce,
Et s’établirent là, chacun en son quartier.
Apollon se fit empirique ;
Guérissoit tous les maux du corps ;
Des organes usés rajustoit les ressorts ;
Pour chaque maladie avoit un spécifique.

Quant à Minerve, elle exerçoit
Une plus haute médecine ;
C’étoit l’ame qu’elle pansoit ;
En extirpoit le mal jusques à la racine.
L’homme est ami du stile charlatan :
Bien le sçavoit la prudente déesse.
Elle l’affecta donc, et comme orvietan,
Elle débitoit la sagesse.
Son affiche portoit en caracteres d’or
Qu’à son art souverain rien n’étoit incurable.
Que l’on m’amene un scélérat, un diable,
Quelque chose de pis encor ;
Je vous le rends blanc comme neige ;
Je vous le guéris net d’un seul trait d’élixir :
Au sortir de chez moi les vertus en cortege
Marcheront sur ses pas ; il n’aura qu’à choisir.
Je vous redresse un esprit gauche ;
Je vous nétoye un cœur gangréné de débauche ;
Fiévre d’ambition, au feu toûjours nouveau,
Avec redoublement et transport au cerveau
Mensonge continu, malice invétérée,
Avarice désespérée,
Tous les vices en un monceau,
Je m’en joue, et cent fois j’ai fait semblables cures.
Et n’allez pas penser que ce soient impostures :
Usez de mon reméde, et je n’en veux le prix
Que de ceux que j’aurai guéris.

Apollon faisoit mieux, on le payoit d’avance ;
Avant la guérison il vendoit l’espérance.
Cependant tout couroit chez le dieu médecin ;
Surchargé de pratique, il prenoit davantage ;
La foule en augmentoit ; on eût tout mis en gage,
Plutôt que de manquer le remede divin.
Il fut riche bien-tôt, comme un homme d’affaire,
Et Minerve n’étréna pas.
Les maux du corps font tout notre embarras :
Ceux de l’ame n’importent guère.

 

 


LE TRESOR

Un prince voyageoit, cherchant les avantures,
Mais non pas tout à fait en chevalier errant ;
Il marchoit avec suite, avoit pris ses mesures,
Sa cassete suivoit, bon trésor, sûr garand.
Contre mille besoins enfans des longues courses ;
Le courage et l’argent, c’étoit là ses ressources.
Il apperçoit un jour, écrits sur un rocher,
Ces mots en vrai stile d’oracle :
Je mene au grand trésor qu’un dieu voulut cacher ;
Il est gardé par maint obstacle,
Et d’abord, pour premier miracle,
C’est par mon sein qu’il faut marcher.
Perçons-le, dit le prince. On assemble mille hommes,
Travaillans jour et nuit, bien nourris, bien payés ;
Et moyennant de grosses sommes
En peu de jours les chemins sont frayés.
Le rocher traversé, se présente un abîme.
Le trésor est plus loin, dit un autre écriteau ;
Comble-moi. soit, comblons ; dit l’Amadis nouveau ;
Le trésor, à ce que j’estime
Sur ces précautions, doit être un bon morceau.
Nouveau travail et nouvelles dépenses.
Mais l’abîme comblé, les belles espérances
Se reculent encor. D’une épaisse forêt
Un pin gravé lui dit : le trésor est tout prêt ;
Mais pour aller jusqu’à sa niche,
Il faut abattre bien du bois.
Sur nouveaux frais, on travaille, on défriche ;
La cassette du prince est enfin aux abois.
Il arrive au travers de la futaye ouverte
Dans une campagne déserte.
Un seul dragon gardien du trésor,
Lui dit : ce n’est pas tout, il faut me vaincre encor.
Bon, dit l’autre ; il s’agit maintenant de courage :
Ma bourse étoit à bout, ma valeur ne l’est pas.
Il fond sur le dragon, qui réveillant sa rage,
Et d’un regard terrible annonçant le trépas,
Vomissoit un affreux nuage
De fumée et de feux precurseurs du carnage.
Le prince combat en héros ;
Le danger même l’évertuë.
Il porte mille coups ; le sang coule à grands flots ;
Il est blessé vingt fois ; mais à la fin il tuë.
Enfin, voici, dit-il, le trésor qu’on me doit.
Il appelle ; on vient voir ; on calcule la somme ;
On trouve, sou pour sou, tout l’argent qu’à nôtre homme
Avoit coûté ce grand exploit ;
Et d’un baume excellent deux petites mesures,
Juste, ce qu’il en faut pour guérir ses blessures,
Le dieu s’étoit joué du chevalier errant.
Il vouloit par-là nous apprendre,
Qu’après bien des peines souvent
On n’est pas mieux qu’auparavant.
Heureux qui n’est pas pis ! Ce sont graces à rendre.

 

 


LE CHAMEAU

Par pitié pour le fou souvent le sage plie ;
Pour vrai respect le fou prend sa pitié.
L’égard qu’on a pour la folie,
La rend plus folle de moitié.
Ce grand ne peut souffrir que l’on le contredise.
Eh bien, soit, vous avez raison.
Nous voilà pris au mot : pas le moindre soupçon
Qu’il vient de dire une sotise,
Et que notre ménagement
Lui dit qu’il est sot doublement.
On voit un auteur fanatique,
Sur chacun de ses vers prêt à s’extasier,
Pâlissant, frémissant à la moindre critique :
De peur de le mortifier,
Nous nous prêtons à sa manie ;
Un mot d’éloge échappe ; et mon homme est perdu.
L’idiot désormais se va croire un génie.
Vous l’avez dit : du moins, l’a-t-il bien entendu.
J’alléguerois sans peine un tas d’autres exemples ;
La morale n’a point de matieres plus amples :
Mais je n’épuise rien ; et de crainte d’ennui,
L’art demande que je m’arrête.
Dire tout au lecteur, cela n’est pas honnête :
C’est trop se défier de lui.
Pour mille bons endroits, les chameaux ont un vice ;
Ce n’est pas trop ; le pied leur glisse ;
Ils sont sujets à s’écarter.
Ceci posé, je puis conter
Comme un chameau, d’ailleurs fort sage et fort honnête,
S’enorgueillit d’un cas qui lui tourna la tête.
Avec ce monsieur-là, ceux qui le conduisoient
Alloient passer un mont fort rude.
Le chameau patissoit ; ses pieds s’y refusoient ;
Nos gens sont en inquiétude ;
Pour rendre le chemin moins glissant et plus beau,
Ils mettoient des tapis sous les pieds du chameau.
À la précaution qu’il prend pour déférence,
Le chameau se rengorge ; il vous fait le gros dos ;
Compte ses pas, comme un pedant ses mots,
Et marche gravement ainsi qu’une éminence.
À passer la montagne il met le jour entier ;
Et la nuit toute entiere il rêve
À l’honneur du tapis ; le sommeil n’y fait trêve ;
Il ne dort point, de peur de l’oublier.
Mais quand, le lendemain, on veut qu’à l’ordinaire,
Pour recevoir sa charge il baisse les genoux,
Qu’est-ce, messieurs ? êtes-vous fous,
Dit le superbe dromadaire ?

N’est-ce pas moi qu’hier vous traitiez en seigneur ?
Suis-je aujourd’hui d’une autre espéce ?
Ses maîtres à grands coups guérissent son yvresse,
Allons, bas, maître raisonneur ;
Le tapis t’a gâté : ce n’étoit pas honneur ;
C’étoit égard pour ta foiblesse.


LES AMIS TROP D’ACCORD

Il étoit quatre amis qu’assortit la fortune ;
Gens de goût et d’esprit divers.
L’un étoit pour la blonde, et l’autre pour la brune ;
Un autre aimoit la prose, et celui-là les vers.
L’un prenoit-il l’endroit ? L’autre prenoit l’envers.
Comme toûjours quelque dispute
Assaisonnoit leur entretien,
Un jour on s’échauffa si bien,
Que l’entretien devint presque une lutte.
Les poumons l’emportoient ; raison n’y faisoit rien.
Messieurs, dit l’un d’eux, quand on s’aime,
Qu’il seroit doux d’avoir même goût, mêmes yeux !
Si nous sentions, si nous pensions de même,
Nous nous aimons beaucoup, nous nous aimerions mieux.
Chacun étourdiment fut d’avis du problême,
Et l’on se proposa d’aller prier les dieux
De faire en eux ce changement extrême.
Ils vont au temple d’Apollon
Présenter leur humble requête ;
Et le dieu sur le champ, dit-on,
Des quatre ne fit qu’une tête :
C’est-à-dire, qu’il leur donna
Sentimens tout pareils et pareilles pensées ;
L’un comme l’autre raisonna.
Bon, dirent-ils, voilà les disputes chassées
Oui, mais aussi voilà tout charme évanouï ;
Plus d’entretien qui les amuse.
Si quelqu’un parle, ils répondent tous, oüi.
C’est désormais entr’eux le seul mot dont on use.
L’ennui vint : l’amitié s’en sentit altérer.
Pour être trop d’accord nos gens se désunissent.
Ils cherchent enfin, n’y pouvant plus durer,
Des amis qui les contredissent.
C’est un grand agrément que la diversité.
Nous sommes bien comme nous sommes.
Donnez le même esprit aux hommes ;
Vous ôtez tout le sel de la société.
L’ennui nâquit un jour de l’uniformité.
LA PAIX

Entre les dieux jadis survint un incident
Les uns vouloient perdre une ville,
Les autres la sauver ; ils s’échauffent la bile ;
Peu de raisons, grand bruit, et couroux imprudent :
On se raille, on s’outrage, et rien ne se décide ;
Déja, l’un l’autre s’excédant,
Pluton branle sa fourche, et Pallas son égide,
Et le dieu des mers son trident.
Quoi, messieurs, dit Jupin ; quoi, pour une autre Troye,
La guerre encor s’éleveroit chez vous ?
Voulez-vous toûjours qu’on vous croye
Des dieux capricieux et fous ?
N’a-t-on pas dit assez de sotises de nous ?
Holà, la paix, dit-il, la paix. Point de nouvelles ;
La paix n’étoit au ciel ; il fallut la chercher.
Va, Mercure, ajuste tes aîles ;
J’ignore où cette paix peut s’être allé cacher ;
Cherche-la vîte et me l’amene.
Mercure part, arrive, et le tout d’une haleine.

Le voilà d’abord à la cour.
On sçait que politesse habite ce séjour :
Le dieu croit tenir son affaire.
On s’y louë, on s’embrasse, on s’empresse à se plaire ;
Offres, soins obligeans, complimens faits au tour.
Bon, n’allons pas plus loin ; mais il se désabuse ;
Il voît bien-tôt que c’est traitresse ruse,
Que tout est divisé, qu’on se hait, qu’on se nuit,
Que la guerre est réelle, et le reste un vain bruit.
Aux tribunaux Mercure se transporte ;
Non pas qu’il crût trouver la paix chez les plaideurs,
Mais chez les magistrats : gravité les escorte ;
La paix regne en leur air, et semble être en leurs cœurs.
Mais il s’y trompe encor ; Thémis embarrassée
Ne peut les accorder sur le sens de ses loix ;
Chacun plaide pour sa pensée ;
Chicane brouille tout, les avis et les droits.
Des tribunaux Mercure court aux temples ;
Leurs ministres, dit-il, doivent les bons exemples ;
J’y trouverai la paix. Non pas la paix, je croi,
Monsieur le dieu ; mais bien discorde continuë,
Sentimens opposés, haine, mauvaise foi.
L’un soûtient son oracle, et l’autre sa statuë ;
Chacun veut tout tirer à soi.
Voyons chez les sçavans ; car la science est une,
Dit le dieu ; ces messieurs doivent être d’accord.
Point du tout ; jalouse rancune
Au milieu d’eux est comme dans son fort.
Dispute à l’infini ; procédé malhonnête ;
Modernes, anciens, sont toûjours en procès.
Homere étoit un dieu. Non, c’étoit une bête,
Dit l’autre : et des deux parts excès.
Mercure de ce pas s’en va dans les familles.
Que trouve-t-il chez les époux ?
Prudes et débauchés, coquettes et jaloux,
Maris caducs, femmes qu’on laisse filles,
Et s’en vengeant peut-être ; enfin les béatilles
De l’himenée, ennuis, chagrins, dégoûts :
L’un dit blanc, l’autre noir ; voilà comme ils sont tous.
Entre freres autre discorde ;
Jalousie, intérêt, et toûjours démêlés.
Ne trouverai-je donc personne qui s’accorde ?
Tous les cerveaux sont-ils troublés,
Dit Mercure ? Du moins les enfans et les peres…
Autre erreur, et nouveaux débats.
Il les trouve appointés contraires,
Ou les peres sont durs, ou les enfans ingrats.
Ô juste ciel ! J’ai fait une belle ambassade,
Disoit déja Mercure, en retournant aux cieux :
Mais comme en son chemin il détournoit les yeux,
Il voit la paix assise, ainsi qu’une nayade,
Au bord d’une fontaine et sous de verds rameaux.
Ah, te voilà ; dit-il ? J’habite ces hameaux,
Lui répond-elle, avec ce solitaire.
Fort bien, reprit Mercure, à ce que je puis
Voir,
Non plus que nous, l’homme a beau faire,
Il faut être seul pour t’avoir.
Encor avec soi-même a-t-on plus d’une affaire.

 

 


LE CHEVAL ET LE LION

Doutez, mortels, doutez ; car vous ne sçavez rien.
Je ris, quand je vous vois prendre l’affirmative ;
Je ris quand je vous vois tenir la négative :
Doutez, vous dis-je encor ; cela seul vous sied bien.
Point de questions décidées ;
Vous n’avez qu’un petit cerveau,
Où voltigent quelques idées
Qui ne sont pas du vrai l’infaillible flambeau.
Il est ailleurs un océan immense
De vérités qui ne vous luisent point ;
Et votre être même est un point
Que vous sentez sans connoissance.
Après cela, pourriez-vous bien
En croire sur le reste un orgueil qui vous flate ?
Apprenez seulement ce que sçavoit Socrate :
Sçachez que vous ne sçavez rien.
Certain cheval natif de la Norvege
Voyageur d’inclination,
Étoit sorti de son climat de neige
Pour voir le monde ; il passe en Albion,
Puis en France, en Espagne, et poussant son voyage
Aborde enfin à l’africaine plage.
C’étoit-là que sire lion,
Prince absolu du voisinage,
Donnoit son sens, son appetit pour loi.
L’étranger sçavoit vivre, et pour lui rendre hommage,
Il se fait présenter au roi.
L’audience est des plus superbes ;
Le lion est assis sur un haut trône d’herbes ;
Et sous un riche dais de rameaux enlassés :
Ses courtisans nombreux autour de lui placés,
Sur l’air du souverain composoient leurs visages.
Soyez le bien venu, dit-il, et commencez
À me raconter vos voyages.
J’ai du loisir ; parlez, et me réjouissez.
Sire, dit le cheval faisant la révérence,
Sçachez d’abord la différence
De mon païs à celui-ci,
Les hommes y sont blancs ; je les vois noir ici.
Là les campagnes et les arbres
Brillent d’une blanche toison,
Que le ciel y verse à foison
Les fleuves durs comme les marbres,
Se traversent à pied, portent d’énormes poids…
Ô l’insolent menteur ! Interompt le monarque ?
Me croit-il une dupe ? En ai-je quelque marque ?
Est-ce ainsi qu’on impose aux rois ?
Notre voyageur quadrupéde
Veut repartir ; il n’est plus tems.
Au diable le trompeur de gens,
Cria toute la cour : on vous le chasse ; il céde.
Aux coups de cornes et de dents.
Tel esprit fort, soit disant infaillible,
Nie avec même orguëil, tout ce qui le surprend.
Je ne le conçois point ; donc il est impossible.
Vrai sillogisme d’ignorant !

 

 


LES ANIMAUX COMEDIENS

À Monsieur Gillot.
Gillot, mon frere en Apollon,
Car ce n’est pas par fantaisie
Que la peinture avec la poësie
Fraternise au sacré vallon ;
Leur origine en effet est pareille ;
L’une et l’autre est un don des cieux :
Ce que par les discours l’une peint à l’oreille,
L’autre par les couleurs sçait le conter aux yeux.
Les animaux qui parlent dans mes fables,
Doivent agir dans tes tableaux.
Montre-les sous des traits naïfs et véritables ;
Que sous ta main, quadrupédes, oiseaux,
Insectes, que tout prenne une ame.
Vole plutôt au ciel y dérober la flâme
Dont Prométhée autrefois anima
Le corps humain que lui-même il forma.
Argumente par ton génie
Contre l’orgueil cartésien
Dont la logique aux animaux dénie
Crainte, desir et tout : je n’y souscris en rien.
Je les fais raisonner ; et ton art, je m’en flate,
M’empêchera de paroître menteur :
Tout animal par toi va dire au spectateur :
Qu’en pensez-vous ? Suis-je automate ?
Les animaux, un jour joüoient la comédie.
Théâtre artistement formé de rameaux verds ;
Dans les entr’actes simphonie
D’oiseaux, de rossignols experts.
Le plus beau cependant n’étoit pas l’harmonie.
Ce qui se faisoit plus loüer,
C’étoit l’assortiment des rôles au génie
Des acteurs qui devoient joüer.
Le lion fait le roi ; roi qu’il étoit lui-même,
Doute-t-on que sa majesté
Ne soûtint bien l’honneur du diadême ?
Qu’il ne prît, comme il faut, le ton d’autorité ?
Le taureau fait l’amant ; air noble, mine haute,
Et vive flâme dans les yeux ;
Passion ne lui faisoit faute ;
Sentant ce qu’il disoit, sentant même encor mieux.
Le chien prudent et plein de zéle,
Étoit de l’amoureux le confident fidéle.
La genisse à la blanche peau,
Parée encor de sa jeunesse,
Faisoit le rôle de princesse,
Recevant fierement les soupirs du taureau.
Le tigre pour regner ménageoit une ligue ;
D’un vrai conspirateur il avoit le maintien :
Bref, afin qu’il n’y manquât rien,
Le renard conduisoit l’intrigue.
Le beau spectacle que c’étoit
Qu’un choix de tels acteurs, tous dans leur caractére !
Étoit-ce une action que l’on représentoit ?
Non, c’étoit le vrai même ; on ne pouvoit mieux faire ;
C’étoit la bonne troupe : aussi l’on s’y portoit.
Mais, un singe un beau jour en levant les épaules,
Ô, dit-il, les pauvres acteurs !
Il gagea que lui seul joueroit tous les rôles,
Et raviroit les spectateurs.
On vous le prend au mot ; il joue,
Contrefait tout en moins de rien ;
Mais que servent ses sauts, sa grimace et sa moue ?
En faisant tout, il ne fait rien de bien.
Pour imiter le roi, sur ses pieds il se hausse,
Il fronce le sourcil, crie haut, fait l’emporté ;
Et ne met qu’une grandeur fausse
En place de la majesté.
Il fait l’amant sans grace et sans délicatesse ;
Le confident sans zéle et sans discrétion ;
Met dans le rôle de princesse
Force mines, faux airs, mainte affectation ;
Dans le séditieux ne fait voir que bassesse,
Ne mêle aucun courage avec l’ambition.
Enfin au lieu d’un intriguant habile,
Il ne montra qu’un étourdi.
De siflets redoublés l’acteur est assourdi.
Que ne se donnoit-il pour bouffon, pour agile ?
Dans la farce on l’eût applaudi.
La vie humaine est une piéce,
Où nous avons notre rôle à jouer.
Chacun a le sien propre où nature le dresse.
En veut-on prendre un autre ? On se fait bafouer.

 

 


LE TYRAN DEVENU BON

Non, il n’est rien de ce que nous voyons
Qui ne parle et ne nous instruise.
Tout est matiere à nos réflexions ;
Tout évenement moralise.
Sçachons donc réfléchir, méditer, raisonner ;
Sans ce point là l’homme et la bête
Sont même chose : on pourroit les donner
L’un pour l’autre, tête pour tête.
Ne comptons point sur les avis d’autrui :
Ils ne causent souvent que colere ou qu’ennui.
De tout censeur, quel qu’il puisse être,
Le sermon nous est odieux ;
Quand on se parle, on s’écoute bien mieux ;
Pour être bon disciple, il faut être son maître.
Pourquoi cela ? Demande-t-on.
En voici, je croi, la raison.
C’est qu’on ne sent quand un autre nous blâme
Que la honte d’être en son tort :
Sentiment douloureux qui repousse notre ame.
Et qui lui seul épuise son effort.
Mais, quand soi-même on sçait se faire entendre
Que la raison nous doit donner la loi,
On sent l’honneur de se reprendre,
Et le plaisir de ne céder qu’à soi.
Ce qu’un autre nous dit se grave sur le sable ;
Ce que nous nous disons se grave sur l’airain.
Ainsi fut fait l’esprit humain ;
Et vous l’allez voir par ma fable.
Il étoit un tyran, l’horreur de ses vassaux,
Qui se joüa long-tems au gré de son envie,
De leur honneur, de leurs biens, de leur vie.
Guerre, famine, peste, et s’il est d’autres maux,
Tous ensemble eussent moins affligé la province,
Que ne faisoit ce méchant prince.
Il changea pourtant un beau jour.
Le tyran se transforme en prince débonnaire ;
Neron devint Titus, et son peuple eut un pere :
Il en étoit l’horreur ; il en devint l’amour.
Un de ses courtisans lui demandant la cause
De cet étrange changement ;
Tout étrange qu’il est, dit le roi, peu de chose
L’a produit en un seul moment.
Un jour que j’étois à la chasse,
J’apperçus un renard, qui de gayeté de cœur
Étrangloit un poulet qui lui demandoit grace :
Soudain accourt un loup d’aussi mauvaise humeur,
Qui vous met le renard en quartiers sur la place.
Je vois un tigre au même-tems,
Qui sur le loup assouvissant sa rage
Vous le déchire à belles dents ;
Et le tigre après ce carnage,
Alla tomber plus loin sous les traits de mes gens.
Je m’avisai de trouver là l’image
De mes tyranniques penchans ;
Et je me rappellai cette vengeance sage,
Qui garde en ses trésors un salaire aux méchans.
Le bien ou le mal se moissonne,
Selon qu’on seme ou le mal ou le bien.
Cette réflexion fit naître en moins de rien
Tout le changement qui t’étonne.
Sans qu’il en voulût être instruit,
On l’avoit mille fois étourdi de ce thême ;
Mais la leçon porta son fruit,
Dès qu’il se la donna lui-même.

 

 Livre 3

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021