BIBLIOBUS Littérature française

Fables de Jean-Pierre Claris de Florian - Livre 3

 

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1 - Les singes et le léopard Des singes dans un bois jouaient à la main chaude ; Certaine guenon moricaude, Assise gravement, tenait sur ses genoux La tête de celui qui, courbant son échine, Sur sa main recevait les coups. On frappait fort, et puis devine ! Il ne devinait point ; c'était alors des ris, Des sauts, des gambades, des cris. Attiré par le bruit du fond de sa tanière, Un jeune léopard, prince assez débonnaire, Se présente au milieu de nos singes joyeux. Tout tremble à son aspect. Continuez vos jeux, Leur dit le léopard, je n'en veux à personne : Rassurez-vous, j'ai l'âme bonne ; Et je viens même ici, comme particulier, À vos plaisirs m'associer. Jouons, je suis de la partie. Ah ! Monseigneur, quelle bonté ! Quoi ! Votre altesse veut, quittant sa dignité, Descendre jusqu'à nous ! -oui, c'est ma fantaisie. Mon altesse eut toujours de la philosophie, Et sait que tous les animaux Sont égaux. Jouons donc, mes amis ; jouons, je vous en prie. Les singes enchantés crurent à ce discours, Comme l'on y croira toujours. Toute la troupe joviale Se remet à jouer : l'un d'entre eux tend la main, Le léopard frappe, et soudain On voit couler du sang sous la griffe royale. Le singe cette fois devina qui frappait ; Mais il s'en alla sans le dire. Ses compagnons faisaient semblant de rire, Et le léopard seul riait. Bientôt chacun s'excuse et s'échappe à la hâte En se disant entre leurs dents : Ne jouons point avec les grands, Le plus doux a toujours des griffes à la patte. 2 - L'inondation Des laboureurs vivaient paisibles et contents Dans un riche et nombreux village ; Dès l'aurore ils allaient travailler à leurs champs, Le soir ils revenaient chantants Au sein d'un tranquille ménage ; Et la nature bonne et sage, Pour prix de leurs travaux, leur donnait tous les ans De beaux bleds et de beaux enfants. Mais il faut bien souffrir, c'est notre destinée. Or il arriva qu'une année, Dans le mois où le blond Phébus S'en va faire visite au brûlant Sirius, La terre, de sucs épuisée, Ouvrant de toutes parts son sein, Haletait sous un ciel d'airain. Point de pluie et point de rosée. Sur un sol crevassé l'on voit noircir le grain, Les épis sont brûlés, et leurs têtes penchées Tombent sur leurs tiges séchées. On trembla de mourir de faim ; La commune s'assemble. En hâte on délibère ; Et chacun, comme à l'ordinaire, Parle beaucoup et rien ne dit. Enfin quelques vieillards, gens de sens et d'esprit, Proposèrent un parti sage : Mes amis, dirent-ils, d'ici vous pouvez voir Ce mont peu distant du village ; Là se trouve un grand lac, immense réservoir Des souterraines eaux qui s'y font un passage. Allez saigner ce lac ; mais sachez ménager Un petit nombre de saignées, Afin qu'à votre gré vous puissiez diriger Ces bienfaisantes eaux dans vos terres baignées. Juste quand il faudra nous les arrêterons. Prenez bien garde au moins... oui, oui, courons, courons, S'écrie aussitôt l'assemblée. Et voilà mille jeunes gens Armés d'hoyaux, de pics, et d'autres instruments, Qui volent vers le lac : la terre est travaillée Tout autour de ses bords ; on perce en cent endroits À la fois ; D'un morceau de terrain chaque ouvrier se charge : Courage ! Allons ! Point de repos ! L'ouverture jamais ne peut être assez large. Cela fut bientôt fait. Avant la nuit, les eaux, Tombant de tout leur poids sur leur digue affaiblie, De partout roulent à grands flots. Transports et compliments de la troupe ébahie, Qui s'admire dans ses travaux. Le lendemain matin ce ne fut pas de même : On voit flotter les bleds sur un océan d'eau ; Pour sortir du village il faut prendre un bateau ; Tout est perdu, noyé. La douleur est extrême, On s'en prend aux vieillards : c'est vous, leur disoit-on, Qui nous coûtez notre moisson ; Votre maudit conseil... il était salutaire, Répondit un d'entre eux ; mais ce qu'on vient de faire Est fort loin du conseil comme de la raison. Nous voulions un peu d'eau, vous nous lâchez la bonde ; L'excès d'un très grand bien devient un mal très grand : Le sage arrose doucement, L'insensé tout de suite inonde. 3 - Les deux bacheliers Deux jeunes bacheliers logés chez un docteur Y travaillaient avec ardeur À se mettre en état de prendre leurs licences. Là, du matin au soir, en public disputant, Prouvant, divisant, ergotant Sur la nature et ses substances, L'infini, le fini, l'âme, la volonté, Les sens, le libre arbitre et la nécessité, Ils en étaient bientôt à ne plus se comprendre : Même par là souvent l'on dit qu'ils commençaient, Mais c'est alors qu'ils se poussaient Les plus beaux arguments ; qui venait les entendre Bouche béante demeurait, Et leur professeur même en extase admirait. Une nuit qu'ils dormaient dans le grenier du maître Sur un grabat commun, voilà mes jeunes gens Qui, dans un rêve, pensent être À se disputer sur les bancs. Je démontre, dit l'un. Je distingue, dit l'autre. Or, voici mon dilemme. Ergo, voici le nôtre... À ces mots, nos rêveurs, criants, gesticulants, Au lieu de s'en tenir aux simples arguments D'Aristote ou de Scot, soutiennent leur dilemme De coups de poing bien assenés Sur le nez. Tous deux sautent du lit dans une rage extrême, Se saisissent par les cheveux, Tombent, et font tomber pêle-mêle avec eux Tous les meubles qu'ils ont, deux chaises, une table, Et quatre in-folios écrits sur parchemin. Le professeur arrive, une chandelle en main, À ce tintamarre effroyable : Le diable est donc ici ! Dit-il tout hors de soi : Comment ! Sans y voir clair et sans savoir pourquoi, Vous vous battez ainsi ! Quelle mouche vous pique ? Nous ne nous battons point, disent-ils ; jugez mieux : C'est que nous repassons tous deux Nos leçons de métaphysique. 4 - Le rhinocéros et le dromadaire Un rhinocéros jeune et fort Disait un jour au dromadaire : Expliquez-moi, s'il vous plaît, mon cher frère, D'où peut venir pour nous l'injustice du sort. L'homme, cet animal puissant par son adresse, Vous recherche avec soin, vous loge, vous chérit, De son pain même vous nourrit, Et croit augmenter sa richesse En multipliant votre espèce. Je sais bien que sur votre dos Vous portez ses enfants, sa femme, ses fardeaux ; Que vous êtes léger, doux, sobre, infatigable ; J'en conviens franchement : mais le rhinocéros Des mêmes vertus est capable. Je crois même, soit dit sans vous mettre en courroux, Que tout l'avantage est pour nous : Notre corne et notre cuirasse Dans les combats pourraient servir ; Et cependant l'homme nous chasse, Nous méprise, nous hait, et nous force à le fuir. Ami, répond le dromadaire, De notre sort ne soyez point jaloux ; C'est peu de servir l'homme, il faut encor lui plaire. Vous êtes étonné qu'il nous préfère à vous : Mais de cette faveur voici tout le mystère, Nous savons plier les genoux. 5 - Le rossignol et le paon L'aimable et tendre Philomèle, Voyant commencer les beaux jours, Racontait à l'écho fidèle Et ses malheurs et ses amours. Le plus beau paon du voisinage, Maître et sultan de ce canton, Élevant la tête et le ton, Vint interrompre son ramage : C'est bien à toi, chantre ennuyeux, Avec un si triste plumage, Et ce long bec, et ces gros yeux, De vouloir charmer ce bocage ! À la beauté seule il va bien D'oser célébrer la tendresse : De quel droit chantes-tu sans cesse ? Moi, qui suis beau, je ne dis rien. Pardon, répondit Philomèle : Il est vrai, je ne suis pas belle ; Et si je chante dans ce bois, Je n'ai de titre que ma voix. Mais vous, dont la noble arrogance M'ordonne de parler plus bas, Vous vous taisez par impuissance, Et n'avez que vos seuls appas. Ils doivent éblouir sans doute ; Est-ce assez pour se faire aimer ? Allez, puisqu'amour n'y voit goutte, C'est l'oreille qu'il faut charmer. 6 - Le lièvre, ses amis et les deux chevreuils Un lièvre de bon caractère Voulait avoir beaucoup d'amis. Beaucoup ! Me direz-vous, c'est une grande affaire ; Un seul est rare en ce pays. J'en conviens ; mais mon lièvre avait cette marotte, Et ne savait pas qu'Aristote Disait aux jeunes grecs à son école admis : Mes amis, il n'est point d'amis. Sans cesse il s'occupait d'obliger et de plaire ; S'il passait un lapin, d'un air doux et civil Vite il courait à lui : mon cousin, disait-il, J'ai du beau serpolet tout près de ma tanière, De déjeuner chez moi faites-moi la faveur. S'il voyait un cheval paître dans la campagne, Il allait l'aborder : peut-être monseigneur A-t-il besoin de boire ; au pied de la montagne Je connais un lac transparent Qui n'est jamais ridé par le moindre zéphyr : Si monseigneur veut, dans l'instant J'aurai l'honneur de l'y conduire. Ainsi, pour tous les animaux, Cerfs, moutons, coursiers, daims, taureaux, Complaisant, empressé, toujours rempli de zèle, Il voulait de chacun faire un ami fidèle, Et s'en croyait aimé parcequ'il les aimait. Certain jour que tranquille en son gîte il dormait, Le bruit du cor l'éveille, il décampe au plus vite. Quatre chiens s'élancent après, Un maudit piqueur les excite ; Et voilà notre lièvre arpentant les guérets. Il va, tourne, revient, aux mêmes lieux repasse, Saute, franchit un long espace Pour dévoyer les chiens, et, prompt comme l'éclair, Gagne pays, et puis s'arrête. Assis, les deux pattes en l'air, L'oeil et l'oreille au guet, il élève la tête, Cherchant s'il ne voit point quelqu'un de ses amis. Il aperçoit dans des taillis Un lapin que toujours il traita comme un frère ; Il y court : par pitié, sauve-moi, lui dit-il, Donne retraite à ma misère, Ouvre-moi ton terrier ; tu vois l'affreux péril... Ah ! Que j'en suis fâché ! Répond d'un air tranquille Le lapin : je ne puis t'offrir mon logement, Ma femme accouche en ce moment, Sa famille et la mienne ont rempli mon asile ; Je te plains bien sincèrement : Adieu, mon cher ami. Cela dit, il s'échappe ; Et voici la meute qui jappe. Le pauvre lièvre part. à quelques pas plus loin, Il rencontre un taureau que cent fois au besoin Il avait obligé ; tendrement il le prie D'arrêter un moment cette meute en furie Qui de ses cornes aura peur. Hélas ! Dit le taureau, ce serait de grand coeur : Mais des génisses la plus belle Est seule dans ce bois, je l'entends qui m'appelle ; Et tu ne voudrais pas retarder mon bonheur. Disant ces mots, il part. Notre lièvre hors d'haleine Implore vainement un daim, un cerf dix-cors, Ses amis les plus sûrs ; ils l'écoutent à peine, Tant ils ont peur du bruit des cors. Le pauvre infortuné, sans force et sans courage, Allait se rendre aux chiens, quand, du milieu du bois, Deux chevreuils reposant sous le même feuillage Des chasseurs entendent la voix. L'un d'eux se lève et part ; la meute sanguinaire Quitte le lièvre et court après. En vain le piqueur en colère Crie, et jure, et se fâche ; à travers les forêts Le chevreuil emmène la chasse, Va faire un long circuit, et revient au buisson Où l'attendait son compagnon, Qui dans l'instant part à sa place. Celui-ci fait de même, et, pendant tout le jour, Les deux chevreuils lancés et quittés tour-à-tour Fatiguent la meute obstinée. Enfin les chasseurs tout honteux Prennent le bon parti de retourner chez eux ; Déjà la retraite est sonnée, Et les chevreuils rejoints. Le lièvre palpitant S'approche, et leur raconte, en les félicitant, Que ses nombreux amis, dans ce péril extrême, L'avoient abandonné. Je n'en suis pas surpris, Répond un des chevreuils : à quoi bon tant d'amis ? Un seul suffit quand il nous aime. 7 - Le renard qui prêche Un vieux renard cassé, goutteux, apoplectique, Mais instruit, éloquent, disert, Et sachant très bien sa logique, Se mit à prêcher au désert. Son style était fleuri, sa morale excellente. Il prouvait en trois points que la simplicité, Les bonnes moeurs, la probité, Donnent à peu de frais cette félicité Qu'un monde imposteur nous présente Et nous fait payer cher sans la donner jamais. Notre prédicateur n'avait aucun succès ; Personne ne venait, hors cinq ou six marmottes, Ou bien quelques biches dévotes Qui vivaient loin du bruit, sans entour, sans faveur, Et ne pouvaient pas mettre en crédit l'orateur. Il prit le bon parti de changer de matière, Prêcha contre les ours, les tigres, les lions, Contre leurs appétits gloutons, Leur soif, leur rage sanguinaire. Tout le monde accourut alors à ses sermons : Cerfs, gazelles, chevreuils, y trouvaient mille charmes ; L'auditoire sortait toujours baigné de larmes ; Et le nom du renard devint bientôt fameux. Un loin, roi de la contrée, Bon homme au demeurant, et vieillard fort pieux, De l'entendre fut curieux. Le renard fut charmé de faire son entrée À la cour : il arrive, il prêche, et, cette fois, Se surpassant lui-même, il tonne, il épouvante Les féroces tyrans des bois, Peint la faible innocence à leur aspect tremblante, Implorant chaque jour la justice trop lente Du maître et du juge des rois. Les courtisans, surpris de tant de hardiesse, Se regardaient sans dire rien ; Car le roi trouvait cela bien. La nouveauté par fois fait aimer la rudesse. Au sortir du sermon, le monarque enchanté Fit venir le renard : vous avez su me plaire, Lui dit-il, vous m'avez montré la vérité ; Je vous dois un juste salaire : Que me demandez-vous pour prix de vos leçons ? Le renard répondit : sire, quelques dindons. 8 - Le roi Alphonse Certain roi qui régnait sur les rives du Tage, Et que l'on surnomma le sage , Non parcequ'il était prudent, Mais parcequ'il était savant, Alphonse, fut surtout un habile astronome. Il connaissait le ciel bien mieux que son royaume, Et quittait souvent son conseil Pour la lune ou pour le soleil. Un soir qu'il retournait à son observatoire, Entouré de ses courtisans, Mes amis, disait-il, enfin j'ai lieu de croire Qu'avec mes nouveaux instruments Je verrai cette nuit des hommes dans la lune. Votre majesté les verra, Répondait-on ; la chose est même trop commune, Elle doit voir mieux que cela. Pendant tous ces discours, un pauvre, dans la rue, S'approche, en demandant humblement, chapeau bas, Quelques maravédis : le roi ne l'entend pas, Et, sans le regarder, son chemin continue. Le pauvre suit le roi, toujours tendant la main, Toujours renouvelant sa prière importune ; Mais, les yeux vers le ciel, le roi, pour tout refrain, Répétait : je verrai des hommes dans la lune. Enfin le pauvre le saisit Par son manteau royal, et gravement lui dit : Ce n'est pas de là haut, c'est des lieux où nous sommes Que Dieu vous a fait souverain. Regardez à vos pieds ; là vous verrez des hommes, Et des hommes manquant de pain. 9 - Le sanglier et les rossignols Un homme riche, sot et vain, Qualités qui par fois marchent de compagnie, Croyait pour tous les arts avoir un goût divin, Et pensait que son or lui donnait du génie. Chaque jour à sa table on voyait réunis Peintres, sculpteurs, savants, artistes, beaux esprits, Qui lui prodiguaient les hommages, Lui montraient des dessins, lui lisaient des ouvrages, Écoutaient les conseils qu'il daignait leur donner, Et l'appelaient Mécène en mangeant son dîner. Se promenant un soir dans son parc solitaire, Suivi d'un jardinier, homme instruit et de sens, Il vit un sanglier qui labourait la terre, Comme ils font quelquefois pour aiguiser leurs dents. Autour du sanglier, les merles, les fauvettes, Surtout les rossignols, voltigeant, s'arrêtant, Répétaient à l'envi leurs douces chansonnettes, Et le suivaient toujours chantant. L'animal écoutait l'harmonieux ramage Avec la gravité d'un docte connaisseur, Baissait par fois la hure en signe de faveur, Ou bien, la secouant, refusait son suffrage. Qu'est-ce ci ? Dit le financier : Comment ! Les chantres du bocage Pour leur juge ont choisi cet animal sauvage ! Nenni, répond le jardinier ; De la terre par lui fraîchement labourée Sont sortis plusieurs vers, excellente curée Qui seule attire ces oiseaux : Ils ne se tiennent à sa suite Que pour manger ces vermisseaux ; Et l'imbécile croit que c'est pour son mérite. 10 - Hercule au ciel Lorsque le fils d'Alcmène, après ses longs travaux, Fut reçu dans le ciel, tous les dieux s'empressèrent De venir au devant de ce fameux héros. Mars, Minerve, Vénus, tendrement l'embrassèrent. Junon même lui fit un accueil assez doux. Hercule transporté les remerciait tous, Quand Plutus, qui voulait être aussi de la fête, Vient d'un air insolent lui présenter la main. Le héros irrité passe en tournant la tête. Mon fils, lui dit alors Jupin, Que t'a donc fait ce dieu ? D'où vient que la colère, À son aspect, trouble tes sens ? - C'est que je le connais, mon père, Et presque toujours sur la terre Je l'ai vu l'ami des méchants. 11 - Le dervis, la corneille et le faucon Un de ces pieux solitaires Qui, détachant leur coeur des choses d'ici bas, Font voeu de renoncer à des biens qu'ils n'ont pas. Pour vivre du bien de leurs frères, Un dervis en un mot, s'en allait mendiant Et priant, Lorsque les cris plaintifs d'une jeune corneille Par des parents cruels laissée en son berceau, Presque sans plume encor, vinrent à son oreille. Notre dervis regarde, et voit le pauvre oiseau Allongeant sur son nid sa tête demi-nue : Dans l'instant, du haut de la nue, Un faucon descend vers ce nid, Et, le bec rempli de pâture, Il apporte sa nourriture À l'orpheline qui gémit. Ô du puissant Allah providence adorable ! S'écria le dervis : plutôt qu'un innocent Périsse sans secours, tu rends compatissant Des oiseaux le moins pitoyable ! Et moi, fils du très-haut, je chercherais mon pain ! Non, par le prophète j'en jure : Tranquille désormais, je remets mon destin À celui qui prend soin de toute la nature. Cela dit, le dervis, couché tout de son long, Se met à bayer aux corneilles, De la création admire les merveilles, De l'univers l'ordre profond. Le soir vint, notre solitaire Eut un peu d'appétit en faisant sa prière : Ce n'est rien, disait-il ; mon souper va venir. Le souper ne vient point. Allons, il faut dormir ; Ce sera pour demain. Le lendemain l'aurore Paraît, et point de déjeuner. Ceci commence à l'étonner ; Cependant il persiste encore, Et croit à chaque instant voir venir son dîner. Personne n'arrivait ; la journée est finie, Et le dervis à jeun voyait d'un oeil d'envie Ce faucon qui venait toujours Nourrir sa pupille chérie. Tout-à-coup il l'entend lui tenir ce discours : Tant que vous n'avez pu, ma mie, Pourvoir vous-même à vos besoins, De vous j'ai pris de tendres soins ; À présent que vous voilà grande, Je ne reviendrai plus. Allah nous recommande Les faibles et les malheureux : Mais être faible, ou paresseux, C'est une grande différence. Nous ne recevons l'existence Qu'afin de travailler pour nous ou pour autrui. De ce devoir sacré quiconque se dispense Est puni de la providence Par le besoin ou par l'ennui. Le faucon dit et part. Touché de ce langage, Le dervis converti reconnaît son erreur, Et, gagnant le premier village, Se fait valet de laboureur. 12 - La chenille Un jour, causant entre eux, différents animaux Louaient beaucoup le ver à soie. Quel talent, disaient-ils, cet insecte déploie En composant ces fils si doux, si fins, si beaux, Qui de l'homme font la richesse ! Tous vantaient son travail, exaltaient son adresse. Une chenille seule y trouvait des défauts, Aux animaux surpris en faisait la critique, Disait des mais , et puis des si . Un renard s'écria : messieurs, cela s'explique ; C'est que madame file aussi. 13 - La balance de Minos Minos, ne pouvant plus suffire Au fatigant métier d'entendre et de juger Chaque ombre descendue au ténébreux empire, Imagina, pour abréger, De faire faire une balance Où dans l'un des bassins il mettait à la fois Cinq ou six morts, dans l'autre un certain poids Qui déterminait la sentence. Si le poids s'élevait, alors plus à loisir Minos examinait l'affaire ; Si le poids baissait au contraire, Sans scrupule il faisait punir. La méthode était sûre, expéditive et claire ; Minos s'en trouvait bien. Un jour, en même temps, Au bord du Styx la mort rassemble Deux rois, un grand ministre, un héros, trois savants. Minos les fait peser ensemble. Le poids s'élève, il en met deux, Et puis trois, c'est en vain ; quatre ne font pas mieux. Minos, un peu surpris, ôte de la balance Ces inutiles poids, cherche un autre moyen ; Et, près de là voyant un pauvre homme de bien Qui dans un coin obscur attendait en silence, Il le met seul en contrepoids : Les six ombres alors s'élèvent à la fois. 14 - L'hermine, le castor et le sanglier Une hermine, un castor, un jeune sanglier, Cadets de leur famille, et partant sans fortune, Dans l'espoir d'en acquérir une Quittèrent leur forêt, leur étang, leur hallier. Après un long voyage, après mainte aventure, Ils arrivent dans un pays Où s'offrent à leurs yeux ravis Tous les trésors de la nature, Des prés, des eaux, des bois, des vergers pleins de fruits. Nos pèlerins, voyant cette terre chérie, Éprouvent les mêmes transports Qu'énée et ses troyens en découvrant les bords Du royaume de Lavinie. Mais ce riche pays était de toutes parts Entouré d'un marais de bourbe Où des serpents et des lézards Se jouait l'effroyable tourbe. Il fallait le passer ; et nos trois voyageurs S'arrêtent sur le bord, étonnés et rêveurs. L'hermine la première avance un peu la patte ; Elle la retire aussitôt, En arrière elle fait un saut, En disant : mes amis, fuyons en grande hâte ; Ce lieu, tout beau qu'il est, ne peut nous convenir, Pour arriver là bas il faudrait se salir ; Et moi je suis si délicate, Qu'une tache me fait mourir. Ma soeur, dit le castor, un peu de patience ; On peut, sans se tacher, quelquefois réussir : Il faut alors du temps et de l'intelligence ; Nous avons tout cela : pour moi, qui suis maçon, Je vais en quinze jours vous bâtir un beau pont Sur lequel nous pourrons, sans craindre les morsures De ces vilains serpents, sans gâter nos fourrures, Arriver au milieu de ce charmant vallon. Quinze jours ! Ce terme est bien long, Répond le sanglier : moi, j'y serai plus vite ; Vous allez voir comment. En prononçant ces mots, Le voilà qui se précipite Au plus fort du bourbier, s'y plonge jusqu'au dos, À travers les serpents, les lézards, les crapauds, Marche, pousse à son but, arrive plein de boue ; Et là, tandis qu'il se secoue, Jetant à ses amis un regard de dédain : Apprenez, leur dit-il, comme on fait son chemin. 15 - Les enfants et les perdreaux Deux enfants d'un fermier, gentils, espiègles, beaux, Mais un peu gâtés par leur père, Cherchant des nids dans leur enclos, Trouvèrent de petits perdreaux Qui voletaient après leur mère. Vous jugez de la joie, et comment mes bambins À la troupe qui s'éparpille Vont partout couper les chemins, Et n'ont pas assez de leurs mains Pour prendre la pauvre famille ! La perdrix, traînant l'aile, appelant ses petits, Tourne en vain, voltige, s'approche ; Déjà mes jeunes étourdis Ont toute sa couvée en poche. Ils veulent partager comme de bons amis ; Chacun en garde six, il en reste un treizième : L'aîné le veut, l'autre le veut aussi. - Tirons au doigt mouillé. -parbleu non. -parbleu si. - Cède, ou bien tu verras. -mais tu verras toi-même. De propos en propos, l'aîné, peu patient, Jette à la tête de son frère Le perdreau disputé. Le cadet en colère D'un des siens riposte à l'instant. L'aîné recommence d'autant ; Et ce jeu qui leur plaît couvre autour d'eux la terre De pauvres perdreaux palpitants. Le fermier, qui passait en revenant des champs, Voit ce spectacle sanguinaire, Accourt, et dit à ses enfants : Comment donc ! Petits rois, vos discordes cruelles Font que tant d'innocents expirent par vos coups ! De quel droit, s'il vous plaît, dans vos tristes querelles, Faut-il que l'on meure pour vous ? 16 - Le perroquet Un gros perroquet gris, échappé de sa cage, Vint s'établir dans un bocage : Et là, prenant le ton de nos faux connaisseurs, Jugeant tout, blâmant tout, d'un air de suffisance, Au chant du rossignol il trouvait des longueurs, Critiquait surtout sa cadence. Le linot, selon lui, ne savait pas chanter ; La fauvette aurait fait quelque chose peut-être, Si de bonne heure il eût été son maître Et qu'elle eût voulu profiter. Enfin aucun oiseau n'avait l'art de lui plaire ; Et dès qu'ils commençaient leurs joyeuses chansons, Par des coups de sifflet répondant à leurs sons, Le perroquet les faisait taire. Lassés de tant d'affronts, tous les oiseaux du bois Viennent lui dire un jour : mais parlez donc, beau sire, Vous qui sifflez toujours, faites qu'on vous admire ; Sans doute vous avez une brillante voix, Daignez chanter pour nous instruire. Le perroquet, dans l'embarras, Se gratte un peu la tête, et finit par leur dire : Messieurs, je siffle bien, mais je ne chante pas. 17 - Le renard déguisé Un renard plein d'esprit, d'adresse, de prudence, À la cour d'un lion servait depuis longtemps. Les succès les plus éclatants Avoient prouvé son zèle et son intelligence. Pour peu qu'on l'employât, toute affaire allait bien. On le louait beaucoup, mais sans lui donner rien ; Et l'habile renard était dans l'indigence. Lassé de servir des ingrats, De réussir toujours sans en être plus gras, Il s'enfuit de la cour ; dans un bois solitaire Il s'en va trouver son grand-père, Vieux renard retiré, qui jadis fut vizir. Là, contant ses exploits, et puis les injustices, Les dégoûts qu'il eut à souffrir, Il demande pourquoi de si nombreux services N'ont jamais pu rien obtenir. Le bon homme renard, avec sa voix cassée, Lui dit : mon cher enfant, la semaine passée, Un blaireau mon cousin est mort dans ce terrier : C'est moi qui suis son héritier, J'ai conservé sa peau : mets-la dessus la tienne, Et retourne à la cour. Le renard avec peine Se soumit au conseil ; affublé de la peau De feu son cousin le blaireau, Il va se regarder dans l'eau d'une fontaine, Se trouve l'air d'un sot, tel qu'était le cousin. Tout honteux, de la cour il reprend le chemin. Mais, quelques mois après, dans un riche équipage, Entouré de valets, d'esclaves, de flatteurs, Comblé de dons et de faveurs, Il vient de sa fortune au vieillard faire hommage : Il était grand vizir. Je te l'avais bien dit, S'écrie alors le vieux grand-père : Mon ami, chez les grands quiconque voudra plaire Doit d'abord cacher son esprit. 18 - Le hibou, le chat, l'oison et le rat De jeunes écoliers avoient pris dans un trou Un hibou, Et l'avoient élevé dans la cour du collège. Un vieux chat, un jeune oison, Nourris par le portier, étaient en liaison Avec l'oiseau ; tous trois avoient le privilège D'aller et de venir par toute la maison. À force d'être dans la classe, Ils avoient orné leur esprit, Savaient par coeur Denys d'Halicarnasse Et tout ce qu'Hérodote et Tite-Live ont dit. Un soir, en disputant (des docteurs c'est l'usage), Ils comparaient entre eux les peuples anciens. Ma foi, disait le chat, c'est aux égyptiens Que je donne le prix : c'était un peuple sage, Un peuple ami des lois, instruit, discret, pieux, Rempli de respect pour ses dieux ; Cela seul, à mon gré, lui donne l'avantage. J'aime mieux les athéniens, Répondait le hibou : que d'esprit ! Que de grâce ! Et dans les combats quelle audace ! Que d'aimables héros parmi leurs citoyens ! A-t-on jamais plus fait avec moins de moyens ? Des nations c'est la première. Parbleu ! Dit l'oison en colère, Messieurs, je vous trouve plaisants : Et les romains, que vous en semble ? Est-il un peuple qui rassemble Plus de grandeur, de gloire, et de faits éclatants ? Dans les arts, comme dans la guerre, Ils ont surpassé vos amis. Pour moi, ce sont mes favoris ; Tout doit céder le pas aux vainqueurs de la terre. Chacun des trois pédants s'obstine en son avis, Quand un rat, qui de loin entendait la dispute, Rat savant, qui mangeait des thèmes dans sa hutte, Leur cria : je vois bien d'où viennent vos débats : L'Égypte vénérait les chats, Athènes les hiboux, et Rome, au capitole, Aux dépens de l'état nourrissait des oisons : Ainsi notre intérêt est toujours la boussole Que suivent nos opinions. 19 - Le parricide Un fils avait tué son père. Ce crime affreux n'arrive guère Chez les tigres, les ours ; mais l'homme le commet. Ce parricide eut l'art de cacher son forfait, Nul ne le soupçonna : farouche et solitaire, Il fuyait les humains, il vivait dans les bois, Espérant échapper aux remords comme aux lois. Certain jour on le vit détruire à coups de pierre Un malheureux nid de moineaux. Eh ! Que vous ont fait ces oiseaux ? Lui demande un passant : pourquoi tant de colère ? Ce qu'ils m'ont fait ? Répond le criminel : Ces oisillons menteurs, que confonde le ciel, Me reprochent d'avoir assassiné mon père. Le passant le regarde ; il se trouble, il pâlit, Sur son front son crime se lit : Conduit devant le juge, il l'avoue et l'expie. Ô des vertus dernière amie, Toi qu'on voudrait en vain éviter ou tromper, Conscience terrible, on ne peut t'échapper ! 20 - L'amour et sa mère Quand la belle Vénus, sortant du sein des mers, Promena ses regards sur la plaine profonde, Elle se crut d'abord seule dans l'univers ; Mais près d'elle aussitôt l'amour naquit de l'onde. Vénus lui fit un signe, il embrassa Vénus ; Et, se reconnaissant sans s'être jamais vus, Tous deux sur un dauphin voguèrent vers la plage. Comme ils approchaient du rivage, L'amour, qu'elle portait, s'échappe de ses bras, Et lance plusieurs traits en criant : terre ! Terre ! Que faites-vous, mon fils ? Lui dit alors sa mère. Maman, répondit-il, j'entre dans mes états.



Livre 4

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021