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BIBLIOBUS Littérature française

Fables de Jean-Pierre Claris de Florian - Livre 5

 

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1 - Le berger et le rossignol
À M. l'abbé Delille.
Ô toi, dont la touchante et sublime harmonie Charme toujours l'oreille en attachant le coeur, Digne rival, souvent vainqueur, Du chantre fameux d'Ausonie, Delille, ne crains rien, sur mes légers pipeaux Je ne viens point ici célébrer tes travaux, Ni dans de faibles vers parler de poésie. Je sais que l'immortalité Qui t'est déjà promise au temple de mémoire T'est moins chère que ta gaîté ; Je sais que, méritant tes succès sans y croire, Content par caractère et non par vanité, Tu te fais pardonner ta gloire À force d'amabilité : C'est ton secret, aussi je finis ce prologue. Mais du moins lis mon apologue ; Et si quelque envieux, quelque esprit de travers, Outrageant un jour tes beaux vers, Te donne assez d'humeur pour t'empêcher d'écrire, Je te demande alors de vouloir le relire. Dans une belle nuit du charmant mois de mai, Un berger contemplait, du haut d'une colline, La lune promenant sa lumière argentine Au milieu d'un ciel pur d'étoiles parsemé ; Le tilleul odorant, le lilas, l'aubépine, Au gré du doux zéphyr balançant leurs rameaux, Et les ruisseaux dans les prairies Brisant sur des rives fleuries Le cristal de leurs claires eaux. Un rossignol, dans le bocage, Mêlait ses doux accents à ce calme enchanteur ; L'écho les répétait, et notre heureux pasteur, Transporté de plaisir, écoutait son ramage. Mais tout-à-coup l'oiseau finit ses tendres sons. En vain le berger le supplie De continuer ses chansons. Non, dit le rossignol, c'en est fait pour la vie ; Je ne troublerai plus ces paisibles forêts. N'entends-tu pas dans ce marais Mille grenouilles coassantes Qui par des cris affreux insultent à mes chants ? Je cède, et reconnais que mes faibles accents Ne peuvent l'emporter sur leurs voix glapissantes. Ami, dit le berger, tu vas combler leurs voeux ; Te taire est le moyen qu'on les écoute mieux : Je ne les entends plus aussitôt que tu chantes. 2 - Les deux lions Sur les bords africains, aux lieux inhabités Où le char du soleil roule en brûlant la terre, Deux énormes lions, de la soif tourmentés, Arrivèrent au pied d'un rocher solitaire. Un filet d'eau coulait, faible et dernier effort De quelque naïade expirante. Les deux lions courent d'abord Au bruit de cette eau murmurante. Ils pouvaient boire ensemble ; et la fraternité, Le besoin, leur donnaient ce conseil salutaire : Mais l'orgueil disait le contraire, Et l'orgueil fut seul écouté. Chacun veut boire seul : d'un oeil plein de colère L'un l'autre ils vont se mesurant, Hérissent de leur cou l'ondoyante crinière ; De leur terrible queue ils se frappent les flancs, Et s'attaquent avec de tels rugissements, Qu'à ce bruit dans le fond de leur sombre tanière Les tigres d'alentour vont se cacher tremblants. Égaux en vigueur, en courage, Ce combat fut plus long qu'aucun de ces combats Qui d'Achille ou d'Hector signalèrent la rage, Car les dieux ne s'en mêlaient pas. Après une heure ou deux d'efforts et de morsures, Nos héros, fatigués, déchirés, haletants, S'arrêtèrent en même temps. Couverts de sang et de blessures, N'en pouvant plus, morts à demi, Se traînant sur le sable, à la source ils vont boire : Mais, pendant le combat, la source avait tari ; Ils expirent auprès. Vous lisez votre histoire, Malheureux insensés, dont les divisions, L'orgueil, les fureurs, la folie, Consument en douleurs le moment de la vie : Hommes, vous êtes ces lions ; Vos jours, c'est l'eau qui s'est tarie. 3 - La colombe et son nourrisson Une colombe gémissait De ne pouvoir devenir mère : Elle avait fait cent fois tout ce qu'il fallait faire Pour en venir à bout, rien ne réussissait. Un jour, se promenant dans un bois solitaire, Elle rencontre en un vieux nid Un oeuf abandonné, point trop gros, point petit, Semblable aux oeufs de tourterelle. Ah ! Quel bonheur ! S'écria-t-elle : Je pourrai donc enfin couver, Et puis nourrir, puis élever Un enfant qui fera le charme de ma vie ! Tous les soins qu'il me coûtera, Les tourments qu'il me causera, Seront encor des biens pour mon âme ravie : Quel plaisir vaut ces soucis-là ? Cela dit, dans le nid la colombe établie Se met à couver l'oeuf, et le couve si bien, Qu'elle ne le quitte pour rien, Pas même pour manger : l'amour nourrit les mères. Après vingt et un jours elle voit naître enfin Celui dont elle attend son bonheur, son destin, Et ses délices les plus chères. De joie elle est prête à mourir ; Auprès de son petit nuit et jour elle veille, L'écoute respirer, le regarde dormir, S'épuise pour le mieux nourrir. L'enfant chéri vient à merveille, Son corps grossit en peu de temps : Mais son bec, ses yeux et ses ailes, Différent fort des tourterelles ; La mère les voit ressemblants. À bien élever sa jeunesse Elle met tous ses soins, lui prêche la sagesse, Et surtout l'amitié, lui dit à chaque instant : Pour être heureux, mon cher enfant, Il ne faut que deux points, la paix avec soi-même, Puis quelques bons amis dignes de nous chérir. La vertu de la paix nous fait seule jouir ; Et le secret pour qu'on nous aime, C'est d'aimer les premiers, facile et doux plaisir. Ainsi parlait la tourterelle, Quand, au milieu de sa leçon, Un malheureux petit pinson Échappé de son nid vient s'abattre auprès d'elle. Le jeune nourrisson à peine l'aperçoit, Qu'il court à lui : sa mère croit Que c'est pour le traiter comme ami, comme frère, Et pour offrir au voyageur Une retraite hospitalière. Elle applaudit déjà : mais quelle est sa douleur, Lorsqu'elle voit son fils, ce fils dont la jeunesse N'entendit que leçons de vertu, de sagesse, Saisir le faible oiseau, le plumer, le manger, Et garder au milieu de l'horrible carnage Ce tranquille sang froid, assuré témoignage Que le coeur désormais ne peut se corriger ! Elle en mourut, la pauvre mère. Quel triste prix des soins donnés à cet enfant ! Mais c'était le fils d'un milan : Rien ne change le caractère. 4 - L'âne et la flûte Les sots sont un peuple nombreux, Trouvant toutes choses faciles : Il faut le leur passer, souvent ils sont heureux ; Grand motif de se croire habiles. Un âne, en broutant ses chardons, Regardait un pasteur jouant, sous le feuillage, D'une flûte dont les doux sons Attiraient et charmaient les bergers du bocage. Cet âne mécontent disait : ce monde est fou ! Les voilà tous, bouche béante, Admirant un grand sot qui sue et se tourmente À souffler dans un petit trou. C'est par de tels efforts qu'on parvient à leur plaire, Tandis que moi... suffit... allons-nous-en d'ici, Car je me sens trop en colère. Notre âne, en raisonnant ainsi, Avance quelques pas, lorsque sur la fougère Une flûte oubliée en ces champêtres lieux Par quelque pasteur amoureux Se trouve sous ses pieds. Notre âne se redresse, Sur elle de côté fixe ses deux gros yeux ; Une oreille en avant, lentement il se baisse, Applique son naseau sur le pauvre instrument, Et souffle tant qu'il peut. ô hasard incroyable ! Il en sort un son agréable. L'âne se croit un grand talent, Et tout joyeux s'écrie en faisant la culbute : Eh ! Je joue aussi de la flûte ! 5 - Le paysan et la rivière Je veux me corriger, je veux changer de vie, Me disait un ami : dans des liens honteux Mon âme s'est trop avilie ; J'ai cherché le plaisir, guidé par la folie, Et mon coeur n'a trouvé que le remords affreux. C'en est fait, je renonce à l'indigne maîtresse Que j'adorai toujours sans jamais l'estimer ; Tu connais pour le jeu ma coupable faiblesse, Eh bien ! Je vais la réprimer ; Je vais me retirer du monde, Et, calme désormais, libre de tous soucis, Dans une retraite profonde, Vivre pour la sagesse et pour mes seuls amis. Que de fois vous l'avez promis ! Toujours en vain, lui répondis-je. Çà, quand commencez-vous ? -dans huit jours, sûrement. - Pourquoi pas aujourd'hui ? Ce long retard m'afflige. - Oh ! Je ne puis dans un moment Briser une si forte chaîne ; Il me faut un prétexte : il viendra, j'en réponds. Causant ainsi, nous arrivons Jusques sur les bords de la Seine, Et j'aperçois un paysan Assis sur une large pierre Regardant l'eau couler d'un air impatient. - L'ami, que fais-tu là ? -monsieur, pour une affaire Au village prochain je suis contraint d'aller ; Je ne vois point de pont pour passer la rivière, Et j'attends que cette eau cesse enfin de couler. Mon ami, vous voilà, cet homme est votre image ; Vous perdez en projets les plus beaux de vos jours : Si vous voulez passer, jetez-vous à la nage ; Car cette eau coulera toujours. 6 - Le prêtre de Jupiter Un prêtre de Jupiter, Père de deux grandes filles, Toutes deux assez gentilles, De bien les marier fit son soin le plus cher. Les prêtres de ce temps vivaient de sacrifices, Et n'avoient point de bénéfices. La dot était fort mince. Un jeune jardinier Se présenta pour gendre ; on lui donna l'aînée. Bientôt après cet hyménée La cadette devint la femme d'un potier. À quelques jours de là, chaque épouse établie Chez son époux, le père va les voir. Bon jour, dit-il, je viens savoir Si le choix que j'ai fait rend heureuse ta vie, S'il ne te manque rien, si je peux y pourvoir. Jamais, répond la jardinière, Vous ne fîtes meilleure affaire : La paix et le bonheur habitent ma maison ; Je tâche d'être bonne, et mon époux est bon : Il sait m'aimer sans jalousie, Je l'aime sans coquetterie ; Aussi tout est plaisir, tout jusqu'à nos travaux ; Nous ne désirons rien, sinon qu'un peu de pluie Fasse pousser nos artichauts. - C'est là tout ? -oui vraiment. -tu seras satisfaite, Dit le vieillard : demain je célèbre la fête De Jupiter ; je lui dirai deux mots. Adieu, ma fille. -adieu, mon père. Le prêtre de ce pas s'en va chez la potière L'interroger, comme sa soeur, Sur son mari, sur son bonheur. Oh ! Répond celle-ci, dans mon petit ménage, Le travail, l'amour, la santé, Tout va fort bien en vérité ; Nous ne pouvons suffire à la vente, à l'ouvrage : Notre unique désir serait que le soleil Nous montrât plus souvent son visage vermeil Pour sécher notre poterie. Vous, pontife du dieu de l'air, Obtenez-nous cela, mon père, je vous prie ; Parlez pour nous à Jupiter. - très volontiers, ma chère amie : Mais je ne sais comment accorder mes enfants ; Tu me demandes du beau temps, Et ta soeur a besoin de pluie. Ma foi, je me tairai, de peur d'être en défaut. Jupiter mieux que nous sait bien ce qu'il nous faut ; Prétendre le guider serait folie extrême. Sachons prendre le temps comme il veut l'envoyer : L'homme est plus cher aux dieux qu'il ne l'est à lui-même ; Se soumettre, c'est les prier. 7 - Les deux chauves Un jour deux chauves dans un coin Virent briller certain morceau d'ivoire. Chacun d'eux veut l'avoir ; dispute et coups de poing. Le vainqueur y perdit, comme vous pouvez croire, Le peu de cheveux gris qui lui restaient encor. Un peigne était le beau trésor Qu'il eut pour prix de sa victoire. 8 - Le léopard et l'écureuil Un écureuil sautant, gambadant sur un chêne, Manqua sa branche, et vint, par un triste hasard, Tomber sur un vieux léopard Qui faisait sa méridienne. Vous jugez s'il eut peur ! En sursaut s'éveillant, L'animal irrité se dresse ; Et l'écureuil s'agenouillant Tremble et se fait petit aux pieds de son altesse. Après l'avoir considéré, Le léopard lui dit : je te donne la vie, Mais à condition que de toi je saurai Pourquoi cette gaîté, ce bonheur que j'envie, Embellissent tes jours, ne te quittent jamais, Tandis que moi, roi des forêts, Je suis si triste et je m'ennuie. Sire, lui répond l'écureuil, Je dois à votre bon accueil La vérité : mais, pour la dire, Sur cet arbre un peu haut je voudrais être assis. - Soit, j'y consens, monte. -j'y suis. À présent je peux vous instruire. Mon grand secret pour être heureux, C'est de vivre dans l'innocence ; L'ignorance du mal fait toute ma science ; Mon coeur est toujours pur, cela rend bien joyeux. Vous ne connaissez pas la volupté suprême De dormir sans remords : vous mangez les chevreuils, Tandis que je partage à tous les écureuils Mes feuilles et mes fruits ; vous haïssez, et j'aime : Tout est dans ces deux mots. Soyez bien convaincu De cette vérité que je tiens de mon père : Lorsque notre bonheur nous vient de la vertu, La gaîté vient bientôt de notre caractère. 9 - Pan et la Fortune Un jeune grand seigneur à des jeux de hasard Avait perdu sa dernière pistole, Et puis joué sur sa parole : Il fallait payer sans retard ; Les dettes du jeu sont sacrées. On peut faire attendre un marchand, Un ouvrier, un indigent, Qui nous a fourni ses denrées ; Mais un escroc ? L'honneur veut qu'au même moment On le paye, et très poliment. La loi par eux fut ainsi faite. Notre jeune seigneur, pour acquitter sa dette, Ordonne une coupe de bois. Aussitôt les ormes, les frênes, Et les hêtres touffus, et les antiques chênes, Tombent l'un sur l'autre à la fois. Les faunes, les sylvains, désertent les bocages ; Les dryades en pleurs regrettent leurs ombrages ; Et le dieu Pan, dans sa fureur, Instruit que le jeu seul a causé ces ravages, S'en prend à la Fortune : ô mère du malheur, Dit-il, infernale furie, Tu troubles à la fois les mortels et les dieux, Tu te plais dans le mal, et ta rage ennemie... Il parlait, lorsque dans ces lieux Tout-à-coup paraît la déesse. Calme, dit-elle à Pan, le chagrin qui te presse ; Je n'ai point causé tes malheurs : Même aux jeux de hasard, avec certains joueurs, Je ne fais rien. -qui donc fait tout ? -l'adresse. 10 - Le petit chien La vanité nous rend aussi dupes que sots. Je me souviens, à ce propos, Qu'au temps jadis, après une sanglante guerre Où, malgré les plus beaux exploits, Maint lion fut couché par terre, L'éléphant régna dans les bois. Le vainqueur, politique habile, Voulant prévenir désormais Jusqu'au moindre sujet de discorde civile, De ses vastes états exila pour jamais La race des lions, son ancienne ennemie. L'édit fut proclamé. Les lions affaiblis, Se soumettant au sort qui les avait trahis, Abandonnent tous leur patrie. Ils ne se plaignent pas, ils gardent dans leur coeur Et leur courage et leur douleur. Un bon vieux petit chien, de la charmante espèce De ceux qui vont portant jusqu'au milieu du dos Une toison tombant à flots, Exhalait ainsi sa tristesse : Il faut donc vous quitter, ô pénates chéris ! Un barbare, à l'âge où je suis, M'oblige à renoncer aux lieux qui m'ont vu naître. Sans appui, sans secours, dans un pays nouveau Je vais, les yeux en pleurs, demander un tombeau, Qu'on me refusera peut-être. Ô tyran, tu le veux ! Allons ! Il faut partir. Un barbet l'entendit : touché de sa misère, Quel motif, lui dit-il, peut t'obliger à fuir ? - Ce qui m'y force, ô ciel ! Et cet édit sévère Qui nous chasse à jamais de cet heureux canton... ? - Nous ? -non pas vous, mais moi. -comment ! Toi, Mon cher frère ? Qu'as-tu donc de commun... ? -plaisante question ! Eh ! Ne suis-je pas un lion ? 11 - Le chat et les rats Un angora que sa maîtresse Nourrissait de mets délicats Ne faisait plus la guerre aux rats ; Et les rats, connaissant sa bonté, sa paresse, Allaient, trottaient partout, et ne se gênaient pas. Un jour, dans un grenier retiré, solitaire, Où notre chat dormait après un bon festin, Plusieurs rats viennent dans le grain Prendre leur repas ordinaire. L'angora ne bougeait. Alors mes étourdis Pensent qu'ils lui font peur ; l'orateur de la troupe Parle des chats avec mépris. On applaudit fort, on s'attroupe, On le proclame général. Grimpé sur un boisseau qui sert de tribunal : Braves amis, dit-il, courons à la vengeance. De ce grain désormais nous devons être las, Jurons de ne manger désormais que des chats : On les dit excellents, nous en ferons bombance. À ces mots, partageant son belliqueux transport, Chaque nouveau guerrier sur l'angora s'élance, Et réveille le chat qui dort. Celui-ci, comme on croit, dans sa juste colère, Couche bientôt sur la poussière Général, tribuns et soldats. Il ne s'échappa que deux rats Qui disaient, en fuyant bien vite à leur tanière : Il ne faut point pousser à bout L'ennemi le plus débonnaire ; On perd ce que l'on tient quand on veut gagner tout. 12 - Le crocodile et l'esturgeon Sur la rive du Nil un jour deux beaux enfants S'amusaient à faire sur l'onde, Avec des cailloux plats, ronds, légers et tranchants, Les plus beaux ricochets du monde. Un crocodile affreux arrive entre deux eaux, S'élance tout-à-coup, happe l'un des marmots, Qui crie et disparaît dans sa gueule profonde, L'autre fuit, en pleurant son pauvre compagnon. Un honnête et digne esturgeon, Témoin de cette tragédie, S'éloigne avec horreur, se cache au fond des flots ; Mais bientôt il entend le coupable amphibie Gémir et pousser des sanglots : Le monstre a des remords, dit-il : ô providence, Tu venges souvent l'innocence ; Pourquoi ne la sauves-tu pas ? Ce scélérat du moins pleure ses attentats ; L'instant est propice, je pense, Pour lui prêcher la pénitence : Je m'en vais lui parler. Plein de compassion, Notre saint homme d'esturgeon Vers le crocodile s'avance : Pleurez, lui cria-t-il, pleurez votre forfait ; Livrez votre âme impitoyable Au remords, qui des dieux est le dernier bienfait, Le seul médiateur entre eux et le coupable. Malheureux, manger un enfant ! Mon coeur en a frémi ; j'entends gémir le vôtre... Oui, répond l'assassin, je pleure en ce moment De regret d'avoir manqué l'autre. Tel est le remords du méchant. 13 - La tourterelle et la fauvette Une fauvette jeune et belle S'amusait à chanter tant que durait le jour ; Sa voisine la tourterelle Ne voulait, ne savait rien faire que l'amour. Je plains bien votre erreur, dit-elle à la fauvette ; Vous perdez vos plus beaux moments : Il n'est qu'un seul plaisir, c'est d'avoir des amants. Dites-moi, s'il vous plaît, quelle est la chansonnette Qui peut valoir un doux baiser. Je me garderais bien d'oser Les comparer, répondit la chanteuse : Mais je ne suis point malheureuse, J'ai mis mon bonheur dans mes chants. À ce discours, la tourterelle En se moquant s'éloigna d'elle. Sans se revoir elles furent dix ans. Après ce long espace, un beau jour de printemps, Dans la même forêt elles se rencontrèrent. L'âge avait bien un peu dérangé leurs attraits ; Longtemps elles se regardèrent Avant que de pouvoir se remettre leurs traits. Enfin la fauvette polie S'avance la première : eh ! Bon jour, mon amie, Comment vous portez-vous ? Comment vont les amants ? - Ah ! Ne m'en parlez pas, ma chère : J'ai tout perdu, plaisirs, amis, beaux ans ; Tout a passé comme une ombre légère. J'ai cru que le bonheur était d'aimer, de plaire... Ô souvenir cruel ! ô regrets superflus ! J'aime encore, on ne m'aime plus. J'ai moins perdu que vous, répondit la chanteuse : Cependant je suis vieille et je n'ai plus de voix ; Mais j'aime la musique, et suis encore heureuse Lorsque le rossignol fait retentir ces bois. La beauté, ce présent céleste, Ne peut sans les talents échapper à l'ennui : La beauté passe, un talent reste, On en jouit même en autrui. 14 - La sauterelle C'en est fait, je quitte le monde ; Je veux fuir pour jamais le spectacle odieux Des crimes, des horreurs, dont sont blessés mes yeux. Dans une retraite profonde, Loin des vices, loin des abus, Je passerai mes jours doucement à maudire Les méchants de moi trop connus. Seule ici bas j'ai des vertus : Aussi pour ennemi j'ai tout ce qui respire, Tout l'univers m'en veut ; homme, enfants, animaux, Jusqu'au plus petit des oiseaux, Tous sont occupés de me nuire. Eh ! Qu'ai-je fait pourtant ? ... que du bien. Les ingrats ! Ils me regretteront, mais après mon trépas. Ainsi se lamentait certaine sauterelle, Hypocondre et n'estimant qu'elle. Où prenez-vous cela, ma soeur ? Lui dit une de ses compagnes : Quoi ! Vous ne pouvez pas vivre dans ces campagnes En broutant de ces prés la douce et tendre fleur, Sans vous embarrasser des affaires du monde ? Je sais qu'en travers il abonde : Il fut ainsi toujours, et toujours il sera ; Ce que vous en direz grand'chose n'y fera. D'ailleurs où vit-on mieux ? Quant à votre colère Contre ces ennemis qui n'en veulent qu'à vous, Je pense, ma soeur, entre nous, Que c'est peut-être une chimère, Et que l'orgueil souvent donne ces visions. Dédaignant de répondre à ces sottes raisons, La sauterelle part, et sort de la prairie Sa patrie. Elle sauta deux jours pour faire deux cents pas. Alors elle se croit au bout de l'hémisphère, Chez un peuple inconnu, dans de nouveaux états ; Elle admire ces beaux climats, Salue avec respect cette rive étrangère. Près de là, des épis nombreux Sur de longs chalumeaux, à six pieds de la terre, Ondoyants et pressés se balançaient entre eux. Ah que voilà bien mon affaire ! Dit-elle avec transport : dans ces sombres taillis Je trouverai sans doute un désert solitaire ; C'est un asile sûr contre mes ennemis. La voilà dans le bled. Mais, dès l'aube suivante, Voici venir les moissonneurs. Leur troupe nombreuse et bruyante S'étend en demi-cercle, et, parmi les clameurs, Les ris, les chants des jeunes filles, Les épis entassés tombent sous les faucilles, La terre se découvre, et les bleds abattus Laissent voir les sillons tout nus. Pour le coup, s'écriait la triste sauterelle, Voilà qui prouve bien la haine universelle Qui partout me poursuit : à peine en ce pays A-t-on su que j'étais, qu'un peuple d'ennemis S'en vient pour chercher sa victime. Dans la fureur qui les anime, Employant contre moi les plus affreux moyens, De peur que je n'échappe ils ravagent leurs biens : Ils y mettraient le feu, s'il était nécessaire. Eh ! Messieurs, me voilà, dit-elle en se montrant ; Finissez un travail si grand, Je me livre à votre colère. Un moissonneur, dans ce moment, Par hasard la distingue ; il se baisse, la prend, Et dit, en la jetant dans une herbe fleurie : Va manger, ma petite amie. 15 - La guêpe et l'abeille Dans le calice d'une fleur La guêpe un jour voyant l'abeille, S'approche en l'appelant sa soeur. Ce nom sonne mal à l'oreille De l'insecte plein de fierté, Qui lui répond : nous soeurs ! Ma mie, Depuis quand cette parenté ? Mais c'est depuis toute la vie, Lui dit la guêpe avec courroux : Considérez-moi, je vous prie : J'ai des ailes tout comme vous, Même taille, même corsage ; Et, s'il vous en faut davantage, Nos dards sont aussi ressemblants. Il est vrai, répliqua l'abeille, Nous avons une arme pareille, Mais pour des emplois différents. La vôtre sert votre insolence, La mienne repousse l'offense ; Vous provoquez, je me défends. 16 - Le hérisson et les lapins Il est certains esprits d'un naturel hargneux Qui toujours ont besoin de guerre ; Ils aiment à piquer, se plaisent à déplaire, Et montrent pour cela des talents merveilleux. Quant à moi, je les fuis sans cesse, Eussent-ils tous les dons et tous les attributs : J'y veux de l'indulgence ou de la politesse ; C'est la parure des vertus. Un hérisson, qu'une tracasserie Avait forcé de quitter sa patrie, Dans un grand terrier de lapins Vint porter sa misanthropie. Il leur conta ses longs chagrins, Contre ses ennemis exhala bien sa bile, Et finit par prier les hôtes souterrains De vouloir lui donner asile. Volontiers, lui dit le doyen : Nous sommes bonnes gens, nous vivons comme frères, Et nous ne connaissons ni le tien ni le mien ; Tout est commun ici : nos plus grandes affaires Sont d'aller, dès l'aube du jour, Brouter le serpolet, jouer sur l'herbe tendre : Chacun, pendant ce temps, sentinelle à son tour, Veille sur le chasseur qui voudrait nous surprendre ; S'il l'aperçoit, il frappe, et nous voilà blottis. Avec nos femmes, nos petits, Dans la gaîté, dans la concorde, Nous passons les instants que le ciel nous accorde. Souvent ils sont prompts à finir ; Les panneaux, les furets, abrègent notre vie, Raison de plus pour en jouir. Du moins par l'amitié, l'amour et le plaisir, Autant qu'elle a duré nous l'avons embellie : Telle est notre philosophie. Si cela vous convient, demeurez avec nous, Et soyez de la colonie ; Sinon, faites l'honneur à notre compagnie D'accepter à dîner, puis retournez chez vous. À ce discours plein de sagesse, Le hérisson repart qu'il sera trop heureux De passer ses jours avec eux. Alors chaque lapin s'empresse D'imiter l'honnête doyen Et de lui faire politesse. Jusques au soir tout alla bien. Mais lorsqu'après souper la troupe réunie Se mit à deviser des affaires du temps, Le hérisson de ses piquants Blesse un jeune lapin. Doucement, je vous prie, Lui dit le père de l'enfant. Le hérisson, se retournant, En pique deux, puis trois, et puis un quatrième. On murmure, on se fâche, on l'entoure en grondant. Messieurs, s'écria-t-il, mon regret est extrême ; Il faut me le passer, je suis ainsi bâti, Et je ne puis pas me refondre. Ma foi, dit le doyen, en ce cas, mon ami, Tu peux aller te faire tondre. 17 - Le charlatan Sur le pont-neuf, entouré de badauds, Un charlatan criait à pleine tête : Venez, messieurs, accourez faire emplette Du grand remède à tous les maux : C'est une poudre admirable Qui donne de l'esprit aux sots, De l'honneur aux fripons, l'innocence aux coupables, Aux vieilles femmes des amants, Au vieillard amoureux une jeune maîtresse, Aux fous le prix de la sagesse, Et la science aux ignorants. Avec ma poudre, il n'est rien dans la vie Dont bientôt on ne vienne à bout ; Par elle on obtient tout, on sait tout, on fait tout ; C'est la grande encyclopédie. Vite je m'approchai pour voir ce beau trésor.... C'était un peu de poudre d'or. 18 - Le chien coupable Mon frère, sais-tu la nouvelle ? Mouflar, le bon Mouflar, de nos chiens le modèle, Si redouté des loups, si soumis au berger, Mouflar vient, dit-on, de manger Le petit agneau noir, puis la brebis sa mère, Et puis sur le berger s'est jeté furieux. - Serait-il vrai ? -très vrai, mon frère. - À qui donc se fier, grands dieux ! C'est ainsi que parlaient deux moutons dans la plaine ; Et la nouvelle était certaine. Mouflar, sur le fait même pris, N'attendait plus que le supplice ; Et le fermier voulait qu'une prompte justice Effrayât les chiens du pays. La procédure en un jour est finie. Mille témoins pour un déposent l'attentat : Récolés, confrontés, aucun d'eux ne varie ; Mouflar est convaincu du triple assassinat : Mouflar recevra donc deux balles dans la tête Sur le lieu même du délit. À son supplice qui s'apprête Toute la ferme se rendit. Les agneaux de Mouflar demandèrent la grâce ; Elle fut refusée. On leur fit prendre place : Les chiens se rangèrent près d'eux, Tristes, humiliés, mornes, l'oreille basse, Plaignant, sans l'excuser, leur frère malheureux. Tout le monde attendait dans un profond silence. Mouflar paraît bientôt, conduit par deux pasteurs : Il arrive ; et, levant au ciel ses yeux en pleurs, Il harangue ainsi l'assistance : Ô vous, qu'en ce moment je n'ose et je ne puis Nommer, comme autrefois, mes frères, mes amis, Témoins de mon heure dernière, Voyez où peut conduire un coupable désir ! De la vertu quinze ans j'ai suivi la carrière, Un faux pas m'en a fait sortir. Apprenez mes forfaits. Au lever de l'aurore, Seul, auprès du grand bois, je gardois le troupeau ; Un loup vient, emporte un agneau, Et tout en fuyant le dévore. Je cours, j'atteins le loup, qui, laissant son festin, Vient m'attaquer : je le terrasse, Et je l'étrangle sur la place. C'était bien jusques là : mais, pressé par la faim, De l'agneau dévoré je regarde le reste, J'hésite, je balance... à la fin, cependant, J'y porte une coupable dent : Voilà de mes malheurs l'origine funeste. La brebis vient dans cet instant, Elle jette des cris de mère.... La tête m'a tourné, j'ai craint que la brebis Ne m'accusât d'avoir assassiné son fils ; Et, pour la forcer à se taire, Je l'égorge dans ma colère. Le berger accourait armé de son bâton. N'espérant plus aucun pardon, Je me jette sur lui : mais bientôt on m'enchaîne, Et me voici prêt à subir De mes crimes la juste peine. Apprenez tous du moins, en me voyant mourir, Que la plus légère injustice Aux forfaits les plus grands peut conduire d'abord ; Et que, dans le chemin du vice, On est au fond du précipice, Dès qu'on met un pied sur le bord. 19 - Jupiter et Minos Mon fils, disait un jour Jupiter à Minos, Toi qui juges la race humaine, Explique-moi pourquoi l'enfer suffit à peine Aux nombreux criminels que t'envoie Atropos. Quel est de la vertu le fatal adversaire Qui corrompt à ce point la faible humanité ? C'est, je crois, l'intérêt. - l'intérêt ? Non, mon père. - Et qu'est-ce donc ? - l'oisiveté. 20 - L'auteur et les souris Un auteur se plaignait que ses meilleurs écrits Étaient rongés par les souris. Il avait beau changer d'armoire, Avoir tous les pièges à rats, Et de bons chats ; Rien n'y faisait : prose, vers, drame, histoire, Tout était entamé ; les maudites souris Ne respectaient pas plus un héros et sa gloire, Ou le récit d'une victoire, Qu'un petit bouquet à Chloris. Notre homme au désespoir, et, l'on peut bien m'en croire, Pour y mettre un auteur peu de chose suffit, Jette un peu d'arsenic au fond de l'écritoire ; Puis, dans sa colère, il écrit. Comme il le prévoyait, les souris grignotèrent, Et crevèrent. C'est bien fait, direz-vous ; cet auteur eut raison. Je suis loin de le croire : il n'est point de volume Qu'on n'ait mordu, mauvais ou bon ; Et l'on déshonore sa plume En la trempant dans du poison. 21 - Épilogue C'est assez, suspendons ma lyre, Terminons ici mes travaux : Sur nos vices, sur nos défauts, J'aurais encor beaucoup à dire ; Mais un autre le dira mieux. Malgré ses efforts plus heureux, L'orgueil, l'intérêt, la folie, Troubleront toujours l'univers ; Vainement la philosophie Reproche à l'homme ses travers, Elle y perd sa prose et ses vers. Laissons, laissons aller le monde Comme il lui plaît, comme il l'entend ; Vivons caché, libre et content, Dans une retraite profonde. Là, que faut-il pour le bonheur ? La paix, la douce paix du coeur, Le désir vrai qu'on nous oublie, Le travail qui sait éloigner Tous les fléaux de notre vie, Assez de bien pour en donner, Et pas assez pour faire envie.
Fin.

Date de dernière mise à jour : 05/07/2021