Sous l’étoile d’automne - Knut Hamsun
1906 -
Knud Pedersen, plus connu sous son nom de plume Knut Hamsun (Knut Hamsund avant 1885), né le 4 août 1859 à Vågå, en Norvège, et mort le 19 février 1952 à Nørholm (en), près de Grimstad, est un écrivain norvégien, lauréat du prix Nobel de littérature en 1920.
Sous l’étoile d’automne
Récit d’un vagabond
Traduit du norvégien par
Georges Sautreau
Sous l’étoile d’automne
Édition de référence :
Les Éditions Rieder, Paris, 1928.
I
Hier la mer était polie comme un miroir et aujourd’hui elle est polie comme un miroir. C’est l’été de la Saint-Martin et la chaleur dans l’île – et quelle douceur et quelle chaleur ! – mais il n’y a pas de soleil.
Bien des années ont passé depuis que j’ai vécu dans une telle paix, peut-être vingt ou trente années, peut-être était-ce dans une vie antérieure. Mais une fois déjà, pensé-je, j’ai dû goûter cette paix puisque je marche ici, en fredonnant, puisque je suis ravi et porte intérêt à toutes les pierres et à tous les brins d’herbe, et qu’eux aussi semblent me porter intérêt, en retour. Nous sommes de vieilles connaissances.
Quand je pénètre dans le bois en suivant le sentier envahi par l’herbe, mon cœur palpite d’une joie paradisiaque. Je me rappelle certain endroit sur la côte Est de la Mer Caspienne où je me trouvais une fois. C’était comme ici et la mer était calme et lourde et gris-fer comme maintenant. Je pénétrai dans le bois, je fus ému aux larmes ; j’étais ravi et répétais sans cesse : « Dieu du Ciel ! Qu’il m’ait été donné de revenir ici ! »
Comme si j’y avais déjà été.
Mais sans doute y suis-je venu jadis, d’un autre temps et d’un autre pays où le bois et les sentiers étaient les mêmes. Peut-être étais-je une fleur dans le bois, peut-être étais-je un hanneton qui avait sa demeure dans un acacia.
Et maintenant je suis venu ici. Il se peut que j’aie volé tout ce long chemin et que j’aie été un oiseau. Ou bien il se peut que j’aie été un noyau dans quelque fruit qu’un marchand persan a expédié...
Me voilà loin du bruit et du trafic de la ville, loin des journaux et des hommes, j’ai fui tout cela parce que de nouveau une voix m’appelait, de la campagne et de la solitude, dont je suis natif.
Tu vas voir, ça finira par bien aller, pensé-je, et j’ai le meilleur espoir. Ah ! J’ai déjà fait une pareille fugue, et je suis retourné à la ville. Et de nouveau je me suis enfui.
Mais cette fois c’est mon ferme propos de conquérir la paix à tout prix. Pour le moment j’ai pris pension ici dans une chaumière et la vieille Gunhild est mon hôtesse.
De tous côtés dans le bois de sapins se dressent, les sorbiers avec leurs baies de corail mûres. Ils laissent tomber leurs baies en lourdes grappes qui frappent le sol. Ils se récoltent eux-mêmes et se resèment eux-mêmes ; c’est une incroyable surabondance qu’ils gaspillent chaque année : sur un seul arbre je compte plus de trois cents grappes. Et sur les coteaux d’alentour il y a encore des fleurs obstinées qui se refusent à mourir bien qu’au fond leur temps soit révolu.
Mais la vieille Gunhild, elle aussi son temps est révolu, et voyez si elle meurt ! Elle fait absolument comme si la mort ne la concernait pas. Quand les pêcheurs bricolent là-bas sur la grève, à goudronner leurs casiers ou peindre leurs bateaux, la vieille Gunhild va vers eux, avec les yeux fermés, mais avec le sens commercial le plus madré qui soit.
– Que coûte le maquereau aujourd’hui ? demande-t-elle.
Réponse :
– La même chose qu’hier.
– Alors, vous pouvez le garder, pour ce qui est de moi.
Gunhild retourne vers sa maison.
Mais les pêcheurs savent trop bien que Gunhild n’est pas de celles qui font simplement semblant de s’en aller. Il lui est déjà arrivé de retourner jusqu’à sa chaumière sans un regard en arrière.
– Hei ! lui crient-ils donc, il y aura sept maquereaux à la demi-douzaine aujourd’hui, parce que vous êtes une vieille cliente.
Alors Gunhild achète le poisson...
Sur les cordes à linge pendent des jupons rouges et des chemises bleues et des dessous d’une épaisseur énorme ; tout cela est filé et tissé dans l’île par de vieilles femmes qui survivent encore. Mais il y pend aussi, pour sécher, les fines chemises sans manches qui sont si bonnes pour vous faire geler jusqu’aux os, et les tricots de laine lilas qu’on peut étirer en cordon. D’où viennent ces monstruosités ? Ce sont ses filles, les jeunes filles de nos jours, qui les ont gagnées à la ville. Avec des lavages prudents et rares, elles durent, bien juste un mois. Et on se trouve si délicieusement nue là-dedans, quand les trous commencent à se propager.
Par contre, aucune tricherie avec les souliers de la vieille Gunhild. Elle s’adresse à intervalles convenables à un pêcheur de son âge et dans ses idées et elle fait enduire les empeignes et les semelles avec un épais onguent contre lequel toute eau est sans pouvoir. Je vois comment on cuit l’onguent sur la grève : il y entre du suif, du goudron et de la résine.
Comme je flânais hier sur la grève en regardant les bois d’épaves, les coquillages et les pierres, je trouvai un petit éclat de glace à miroir. Je ne comprends pas comment il peut être venu ici ; mais il a absolument l’air d’une erreur et d’un mensonge. Ce ne peut être un pêcheur venu ici à la rame, qui l’a apporté et posé là, puis est reparti ! Je le laissai où il était, il était épais, ordinaire et commun, il provenait peut-être d’une vitre de tramway. Il fut autrefois un temps où le verre était rare et vert-bouteille... Dieu bénisse le vieux temps où il existait des choses rares !
Maintenant la fumée monte des huttes de pêcheurs à la pointe Sud de l’île. C’est le soir, la bouillie de gruau est sur le feu. Et quand le dîner est avalé, les gens convenables vont se coucher pour se lever de nouveau à la pointe du jour. Il n’y a que les jeunes gens déraisonnables, qui rôdent encore de cabane en cabane pour tuer le temps et n’ont pas idée de ce qui est leur véritable bien.
II
Un homme a abordé ici ce matin ; il est venu pour peindre la maison. Mais comme la vieille Gunhild est très vieille et toute percluse de rhumatismes elle obtient de lui faire d’abord fendre un peu de bois pour l’entretien de son fourneau de cuisine durant quelques jours. Je me suis bien souvent offert moi-même à fendre ce bois, mais elle trouve que j’ai de trop braves habits et elle n’a pas voulu, au grand jamais, me confier la cognée.
Le peintre étranger est un petit homme trapu, avec des cheveux rouges et pas de barbe ; tandis qu’il travaille au bois, je l’épie derrière une vitre pour voir comment il se comporte. Quand je découvre qu’il parle tout seul je me glisse hors de la maison et je tends l’oreille pour entendre sa voix. S’il donne un coup à faux, il prend la chose en patience et laisse aller ; mais s’il se cogne les doigts il se fâche et dit : Diable ! Diable de diable ! Sur quoi, soudain il regarde autour de soi et se met à fredonner pour dissimuler ce qu’il a dit.
Ah çà ! je reconnais le peintre. Mais il n’est fichtre pas peintre, c’est Grindhusen, un de mes camarades du temps où on construisait la route de Skreja.
Je vais à lui, me fais reconnaître et nous bavardons.
Il y a beaucoup, beaucoup d’années que nous étions terrassiers ensemble, Grindhusen et moi. C’était dans notre belle jeunesse : nous dansions le long des chemins avec les souliers les plus pitoyables et nous dévorions ce que nous pouvions trouver, quand nous avions de l’argent. Avions-nous par surcroît de l’argent de reste, alors il y avait bal pour les filles toute la nuit du samedi, et il y avait grand cortège de nos camarades terrassiers et la femme de la maison nous vendait du café, tant et si bien qu’elle en devint riche. Puis on retravaillait à plein cœur toute la semaine en soupirant après le samedi. Mais Grindhusen, c’était un loup rouge après les filles.
– Se rappelait-il les jours de Skreja ?
Il me regarde et me considère et se tient sur la réserve : il me faut un petit moment pour l’entraîner dans mes souvenirs.
Oui, il se rappelle bien Skreja.
– Et te rappelles-tu Anders Fila, et le « Ressort à boudin » ! Et te rappelles-tu Petra ?
– Laquelle d’entre elles ?
– Petra ? Elle qui était ta bonne amie ?
– Oh ! oui, je me la rappelle bien. J’ai fini par rester avec elle.
Grindhusen se remet à fendre son bois.
– Alors tu es resté avec elle ?
– Eh ! bien oui. Ça ne pouvait pas finir autrement. Qu’est-ce que je voulais dire, ah ! tu es devenu fameusement rupin, toi, si je comprends bien ?
– Comment cela ? Mes habits ? N’as-tu pas, toi aussi, des habits du dimanche ?
– Qu’est-ce que tu as payé ceux-là ?
Je ne me rappelais pas, mais ce n’était pas grand-chose, je ne pouvais pas le dire au juste.
Grindhusen me regarde avec étonnement et se met à rire.
– Tu ne te rappelles pas ce que tu as payé tes habits ?
Puis il devient sérieux, secoue la tête et dit :
– Bien possible que tu ne te rappelles pas. C’est comme ça quand on a les moyens.
La vieille Gunhild sort de la chaumière et quand elle nous voit perdre notre temps à bavarder auprès du billot, elle donne ordre à Grindhusen de commencer sa peinture.
– Alors, te voilà devenu peintre, dis-je.
Grindhusen ne répond pas et je comprends que j’ai dit une sottise en présence d’oreilles étrangères.
III
Il mastique et peint quelques heures durant et la petite cabane est bientôt pimpante et rouge sur son côté Nord vers la mer. Durant la pause de midi, je vais trouver Grindhusen avec une goutte, nous nous étendons par terre, et nous bavardons en fumant.
– Peintre ? je ne suis pas autrement peintre que ça, dit-il. Mais si quelqu’un me demande si je sais peindre le mur d’une cabane, alors je le sais. Et si quelqu’un me demande si je sais faire ceci ou cela, alors je le sais aussi. C’est une eau-de-vie rudement bonne que tu as là.
Sa femme et ses deux enfants habitaient à une lieue de chemin, il rentrait à la maison tous les samedis ; deux de ses filles étaient grandes, une était mariée, Grindhusen était déjà grand-père. Quand il aurait peint la cabane de Gunhild, deux couches, il irait au presbytère, creuser un puits ; il y avait toujours quelque chose à faire d’un côté ou de l’autre dans les paroisses. Et quand l’hiver commençait et que la gelée pénétrait la terre, ou bien il allait dans les bois abattre des arbres, ou bien il fainéantait un temps en attendant qu’il se présentât un travail ou un autre. Il n’avait plus une bien grande famille et il se trouverait bien un moyen demain comme aujourd’hui.
– Ma foi, si j’étais en état de le faire, je m’achèterais des outils de maçon, dit Grindhusen.
– Es-tu aussi maçon ?
– Je ne suis pas autrement maçon. Mais une fois le puits creusé, il faudra le maçonner, c’est clair...
Je flâne par l’île à l’accoutumée et je pense à une chose et à l’autre. La Paix, la Paix. De chaque arbre du bois descend vers moi une paix délectable et silencieuse. Voyez, il ne reste plus beaucoup de petits oiseaux, seulement quelques corneilles qui volent, muettes, de place en place et se posent. Et les grappes des sorbiers tombent en chutes lourdes et s’enfouissent dans la mousse.
Il a peut-être raison, Grindhusen, il se trouvera bien un moyen demain comme aujourd’hui pour toutes choses. Voilà deux semaines que je n’ai pas lu les journaux et je vis tout de même, je prospère, je fais de grands progrès en calme intérieur, je chante, je me pavane, je vais nu-tête et le soir je contemple la voûte étoilée.
Dans les dix-huit dernières années j’ai usé mes fonds de culotte sur les banquettes des cafés et j’ai rendu une fourchette au garçon quand elle n’était pas propre, ici chez Gunhild je ne rends pas de fourchette ! As-tu vu Grindhusen ? me dis-je à moi-même. Quand il allume sa pipe il utilise l’allumette jusqu’au fin bout, sans pourtant brûler ses doigts endurcis. J’ai remarqué qu’une mouche marchait sur sa main, mais il la laissait marcher : peut-être ne la sentait-il pas. Voilà comment un homme doit se conduire envers les mouches...
Le soir Grindhusen prend le bateau et s’en va à la rame. Moi j’erre sur la grève, je chantonne, je jette des pierres dans la mer et tire à terre les bois d’épaves. Il y a des étoiles et de la lune. Quelques heures après, Grindhusen revient : il a dans son bateau un bon jeu d’outils de maçon. Il a été les voler, pensé-je. Nous prenons chacun notre charge sur l’épaule et cachons les outils dans le bois.
Puis la nuit vient et nous allons chacun à nos affaires.
L’après-midi suivante la maison est finie de peindre ; mais pour toucher sa journée entière, Grindhusen consent à fendre du bois le reste du temps jusqu’à six heures. Je prends le bateau de Gunhild, et, à la rame, je vais à la pêche, afin de ne pas être présent quand Grindhusen partira.
Je ne prends pas de poisson, mais j’ai froid et regarde souvent ma montre. Maintenant il doit bien être parti, pensé-je, et je rentre vers sept heures. Grindhusen est passé sur la terre ferme et de là me crie adieu.
Une onde chaude me traversa, c’était comme un appel venu de ma jeunesse, de Skreja, un âge d’homme en arrière.
Je rame dans sa direction et je lui dis :
– Peux-tu creuser ce puits tout seul ?
– Non, j’aurai un homme avec moi.
– Prends-moi avec toi, dis-je. Attends ici, le temps de retourner régler mon compte.
Comme j’étais arrivé à mi-chemin, Grindhusen me crie :
– Non... la nuit va me prendre. Et puis ce n’est sans doute pas sérieux de ta part, n’importe comment.
– Attends quelques minutes. Je retourne là-bas un instant.
Et Grindhusen s’assied sur la grève. Il se rappelle que j’ai un peu d’excellente eau-de-vie dans une bouteille.
IV
Nous arrivâmes au presbytère un samedi. Grindhusen avait fini, après bien des hésitations, par me prendre avec lui comme aide, j’avais acheté des provisions et des vêtements de travail, et maintenant j’étais à mon poste, en bourgeron et en bottes. J’étais libre et inconnu, je m’apprenais à marcher à longs pas traînants. L’aspect du prolétaire, je l’avais déjà, tant sur mon visage que sur mes mains. Nous devions demeurer au presbytère ; quant à notre manger, nous pouvions le faire cuire dans la buanderie.
Nous commençâmes à creuser.
Je faisais ma tâche et Grindhusen était content de moi.
– Tu vas voir que tu es encore un as au travail, dit-il.
Au bout d’un instant le pasteur sortit et vint à nous. Nous le saluâmes. C’était un homme affable, entre deux âges, qui parlait posément ; autour des yeux il avait un éventail de rides, on eût dit gravé par mille sourires bénins. Il nous pria de l’excuser, mais chaque année les poules étaient enragées pour entrer dans le jardin ; ne pourrions-nous pas d’abord aller faire une petite chose au mur du jardin, à un seul endroit.
Grindhusen répondit oui, qu’il se trouverait bien un moyen.
Nous relevâmes et redressâmes le mur écroulé et pendant que nous étions occupés à ce travail, une jeune dame sortit pour nous regarder. Nous saluâmes encore et je la trouvai charmante. Un adolescent sortit aussi, vint nous regarder et nous posa mille questions. Ils devaient être frère et sœur. Le travail marchait si légèrement pendant que les jeunes gens nous regardaient.
Puis le soir vint. Grindhusen prit le chemin du logis, tandis que je restais là. Je couchai dans la grange la nuit.
Le lendemain matin c’était dimanche. Je n’osais pas mettre mes habits de ville parce qu’ils auraient peut-être l’air trop chic pour moi, mais je brossai bien mon costume de la veille et flânai dans la propriété par cette douce matinée de dimanche. Je bavardai avec les valets, et comme eux je plaisantai un brin avec un couple de servantes. Quand la cloche se mit à sonner, j’envoyai demander à emprunter un livre de psaumes et le fils du pasteur m’en apporta un. Le plus grand des valets me prêta une veste ; elle n’était pas tout à fait assez grande, mais en enlevant mon bourgeron et mon gilet, elle me cachait très bien. Et je me rendis à l’église.
Mon calme intérieur, que j’avais cultivé durant mon séjour dans l’île, s’avéra ne pas être encore assez grand : quand l’orgue commença à gronder, je fus projeté hors de mon équilibre et je fus sur le point de sangloter. Ferme ton bec, c’est tout simplement de la neurasthénie ! me dis-je à moi-même. Je m’étais assis bien à l’écart et je cachais mon émotion autant qu’il m’était possible, mais j’étais bien content quand le service divin fut terminé.
Après avoir fait cuire ma viande et déjeuné, je fus invité à la cuisine pour prendre le café. Tandis que j’étais assis là, la jeune demoiselle d’hier entra, je me levai et la saluai, et elle répondit à mon salut. Elle était si jolie parce qu’elle était jeune, et elle avait de belles mains. Quand je fus pour m’en aller, je m’oubliai et dis :
– Mille fois merci pour votre amabilité, belle dame !
Elle me regarda, étonnée, fronça les sourcils et peu à peu elle devint pourpre. Sur quoi, elle rejeta la tête en arrière et sortit de la cuisine. Elle était si jeune.
Voilà, j’avais bien réussi !
L’âme chagrine, je me faufilai dans le bois et me cachai. Sot impertinent qui n’avais pas su me taire ! Banal faiseur de phrases !
Les bâtiments du presbytère étaient sis au flanc d’un petit coteau sur le sommet duquel un plateau s’étendait vers l’intérieur, avec des bois et des défrichements. L’idée me vint qu’en réalité c’était là-haut qu’on devrait creuser le puits et poser une canalisation qui descendrait l’eau aux bâtiments. J’évalue la hauteur à vue d’œil et je m’assure qu’il y a une chute suffisante ; en revenant à la maison je mesure la distance approximative, cela fait deux cent cinquante pas.
Du reste, que m’importait le puits ? Ne retombons pas subitement dans la faute d’être distingué, de dire des choses offensantes et de prendre des manières au-dessus de notre condition.
V
Le lundi matin Grindhusen revint et nous commençâmes à creuser. Le vieux pasteur vint encore vers nous et demanda si nous ne pourrions pas lui sceller un poteau sur le chemin qui montait à l’église. Il avait grand besoin de ce poteau, il y en avait eu un là autrefois, mais le vent l’avait renversé ; il s’en servait pour y clouer des affiches et des publications.
Nous dressâmes un nouveau poteau et nous y prîmes tant de soin qu’il était droit comme un cierge ; en guise de toit nous le coiffâmes d’un capuchon de zinc.
Tandis que j’étais occupé à poser ce capuchon, j’amenai Grindhusen à proposer de peindre le poteau en rouge ; il lui restait encore un peu de peinture rouge de la cabane de Gunhild. Comme le pasteur préférait avoir le poteau blanc et que Grindhusen abondait tout bonnement dans son sens, j’objectai que des affiches blanches se voient mieux sur fond rouge. Alors le pasteur sourit de ses innombrables rides autour des yeux et dit : Oui, tu as raison.
Il n’en fallut pas davantage ; ce sourire et cette petite approbation étaient assez pour me rendre fier et heureux dans mon for intérieur.
La jeune demoiselle vint aussi, adressa quelques paroles à Grindhusen, plaisanta même avec lui et demanda qu’est-ce que c’était que ce cardinal rouge qu’il dressait là ? À moi elle ne dit rien et ne me regarda pas quand je la saluai.
Le déjeuner fut un dur moment, non pas que le manger ne fût pas assez bon, mais Grindhusen mangeait sa soupe si salement, et il avait le tour de la bouche tout luisant de lard. Comment doit-il manger la bouillie ? pensai-je hystériquement.
Comme Grindhusen se renversait sur le banc dans l’intention de faire sa sieste dans ce même état graisseux, je lui criai tout à trac :
– Mais essuie-toi donc la bouche, mon vieux !
Il me regarda, s’essuya et regarda sa main.
– La bouche ? dit-il.
Force me fut de tourner la chose en plaisanterie, je dis :
– Haha ! je t’ai bien fait marcher, Grindhusen !
Mais j’étais mécontent de moi-même et je sortis aussitôt de la buanderie.
Du reste il faut que j’amène la jeune demoiselle à répondre quand je la salue, pensai-je ; à bref délai elle doit être informée que je suis un homme à idées. Il y avait ce puits avec la conduite d’eau ; hein ! si j’apportais un plan complet ! Il me manquait un viseur, pour arriver à déterminer la hauteur de chute du sommet du coteau, et je commençai à travailler à cet appareil. Je m’en tirai avec un tuyau de bois sur lequel je mastiquai deux simples verres de lampe comme montants et je remplis le tout avec de l’eau.
Les petits travaux au presbytère se multipliaient, une marche de pierre à remettre d’aplomb, un soubassement à réviser ; quand on dut rentrer la récolte de céréales, il fallut mettre en état l’armature de la passerelle de la grange. Le pasteur tenait à ce que tout fût bien en ordre et pour nous cela n’avait pas d’importance, puisque nous travaillions à la journée. Mais à mesure que les jours passaient je me trouvais de plus en plus mal à l’aise dans la compagnie de mon camarade. Par exemple, le voir appuyer le pain sur sa poitrine et le couper avec un couteau de poche plein de beurre qu’il léchait constamment, me causait une grande torture ; ajoutez à cela, qu’il ne se lavait pas de toute la semaine, d’un dimanche à l’autre. Le matin, avant que le soleil se levât et le soir après qu’il était couché, il lui pendait au nez une goutte claire. Et puis il avait des ongles ! Et ses oreilles étaient si difformes !
Ah ! j’étais un parvenu qui avait appris les bonnes manières au café. Je ne pus me retenir de me plaindre du manque de propreté de mon camarade, et créai ainsi entre nous un désaccord croissant : j’avais grand-peur qu’un beau jour nous dussions nous séparer. Nous n’échangions que les paroles strictement indispensables.
Le puits restait là tel quel, sans être creusé. Le dimanche vint et Grindhusen était allé chez lui.
Mon viseur était terminé ; l’après-midi je montai sur le toit du bâtiment principal et installai mon appareil. Je constatai tout de suite que la visée atteignait le coteau plusieurs mètres au-dessous du sommet. Bien. Même en comptant un bon mètre du sol au niveau de l’eau dans le puits, il y aurait de la pression en surplus.
Tandis que j’étais étendu sur le toit à faire mes visées, je fus découvert par le fils du pasteur. Il s’appelait Harald Meltzer. Qu’est-ce que je faisais là-haut ? Je mesurais le coteau, pourquoi donc ? Pourquoi voulais-je en connaître la hauteur ? Laisse-moi viser aussi ?
Ensuite je me procurai une corde de dix mètres et mesurai le coteau de la base au sommet ; Harald m’y aida. Quand nous redescendîmes au presbytère je me présentai au pasteur et exposai mon plan.
VI
Le pasteur m’écouta avec patience et ne m’éconduisit pas sur-le-champ.
– Qu’est-ce que tu racontes ! dit-il en souriant. Oui, peut-être. Mais cela va coûter très cher. Et d’ailleurs pourquoi ferions-nous cela ?
– Il y a soixante-dix pas jusqu’au puits que nous avons commencé à creuser. C’est soixante-dix pas à marcher pour les bonnes, été comme hiver, par bon et mauvais chemin.
– Oui, c’est vrai. Mais cela coûtera les yeux de la tête.
– Sans compter le puits, qu’il vous faut faire en tout état de cause, la conduite avec les tuyaux et le travail ne reviendront pas à plus d’une couple de cent couronnes, dis-je.
Le pasteur tressaillit.
– Pas plus ?
– Non.
J’attendais un peu à chaque fois pour répondre, comme si j’étais circonspect de nature et comme si j’étais né tel : mais il y avait longtemps que j’avais tout combiné.
– Ce serait un grand allègement, dit le pasteur pensivement. Et puis le réservoir dans la cuisine fait bien du gâchis.
– Et toute cette eau qu’il faut monter dans les chambres à coucher.
– Bah, les chambres à coucher n’en tireraient quand même aucun avantage. Elles sont au premier étage.
– Nous poserons la canalisation jusqu’au premier étage.
– Nous ferons cela ? Jusqu’au premier étage ? Y aura-t-il assez de pression pour cela ?
Ici, je laissai attendre ma réponse encore plus longtemps pour donner plus de poids à ma garantie.
– Je crois pouvoir garantir que le jet d’eau monte plus haut que le toit de la maison, dis-je.
– Non, pas possible ! interrompit le pasteur. Viens, allons voir où tu voudrais mettre le puits.
Nous gravîmes le coteau, le pasteur, Harald et moi. Je fis viser le pasteur avec mon appareil et le convainquis que la pression serait plus que suffisante.
– Il faudra que j’en parle à ton camarade, dit-il.
Alors je répondis, sapant la réputation de Grindhusen :
– Oh ! il ne s’y connaît pas.
Le pasteur me regarda.
– C’est ton avis ? dit-il.
Nous redescendîmes. Le pasteur parlait comme pour soi-même.
– Tu as raison, c’est un perpétuel portage d’eau l’hiver. Et l’été aussi, pour ce qui est de ça. J’en parlerai à ma famille.
Le pasteur rentra.
Dix minutes passèrent, puis je fus appelé sur le perron principal où toute la famille du pasteur était rassemblée.
– C’est toi qui veux nous installer une conduite d’eau ? demanda la dame avec affabilité.
Je saluai de mon bonnet, tenace et circonspect, et le pasteur répondit pour moi :
– Oui, c’est l’homme.
La demoiselle me jeta un regard curieux et se mit aussitôt à bavarder avec Harald. La dame continua à m’interroger : Serait-ce réellement une canalisation comme en ville, on tournerait un robinet et l’eau viendrait ? Et pareillement au premier étage ? Quelques centaines de couronnes ? Écoute, je trouve que tu devrais faire ça ! dit-elle à son mari.
– C’est ton avis ! Viens, nous allons remonter sur le coteau et prendre les visées tous ensemble.
Nous gravîmes le coteau, installâmes le tuyau et tout le monde prit les visées.
– Comme c’est extraordinaire ! dit Madame.
La demoiselle ne dit pas une parole. Le pasteur demanda :
– Mais y a-t-il de l’eau ici ?
Je répondis avec beaucoup de sens qu’il était difficile de le certifier ; mais il y avait de bons indices.
– Quels indices ? demanda Madame.
– La nature du terrain le long du coteau. En outre il pousse ici de l’aulne et de l’osier. Et l’osier aime l’humidité.
Le pasteur hocha la tête et dit :
– Il connaît bien son affaire, le gaillard, Marie.
Sur le chemin du retour, Madame en était arrivée à ce point de vue insoutenable qu’elle pourrait se tirer d’affaire avec une servante de moins. Pour ne pas la trahir je fis cette remarque :
– Surtout peut-être l’été. L’arrosage du jardin s’effectuera avec un tuyau qui passera par la fenêtre de la cave.
– As-tu jamais entendu chose pareille ! interrompit-elle.
Et encore je n’osais pas souffler mot d’une canalisation pour l’étable. Dès le début mon attention avait été attirée sur ce fait qu’avec un puits de dimensions doubles et une bifurcation de tuyaux vers l’étable, la laitière en éprouverait le même allègement que la cuisinière. Mais cela doublerait aussi les frais, à peu près. Il n’était pas prudent de se lancer dans un si vaste plan.
Déjà, dans l’état actuel des choses, il me fallut consentir à attendre le retour de Grindhusen. Le pasteur dit qu’il voulait une nuit de réflexion.
VII
Il fallait maintenant préparer mon camarade à l’idée que le puits devrait être creusé sur le coteau. Pour ne pas éveiller sa méfiance, je rejetai toute la faute sur le pasteur : c’était lui qui avait eu cette idée le premier, mais je l’avais appuyée. Grindhusen était content ; il avait tout de suite compris que cela nous ferait plus de travail puisqu’il nous faudrait aussi creuser la tranchée pour la canalisation.
Ce fut un vrai bonheur que le lundi matin le pasteur commença par dire à Grindhusen les paroles suivantes, à demi en plaisantant :
– Ton camarade et moi nous avons décidé de creuser le puits là-haut sur le coteau et d’installer une canalisation pour descendre jusqu’ici, que dis-tu d’une pareille folie ?
Grindhusen trouva que c’était une très bonne idée.
Mais quand nous en parlâmes plus avant et allâmes tous trois inspecter l’endroit où devait se trouver le puits, Grindhusen soupçonna que j’avais plus grande part dans le plan que je n’en voulais convenir. Il émit l’avis que la tranchée devrait être très profonde, à cause de la gelée...
– Un mètre trente en hauteur, interrompis-je.
– ... et que ce serait une affaire coûteuse.
– Ton camarade estime une couple de cent couronnes en tout, répondit le pasteur.
Grindhusen ne s’entendait pas le moins du monde aux calculs, aussi ne put-il que dire :
– Oui, mais, deux cents couronnes, c’est aussi de l’argent.
Je dis :
– Et puis le pasteur aura moins à payer comme compensation, quand il s’en ira.
Le pasteur sursauta :
– Compensation ? Je ne m’en irai pas d’ici, dit-il.
– Alors j’espère que le pasteur aura de la joie de cette canalisation durant une longue vie, dis-je.
Le pasteur me regarda et demanda :
– Comment t’appelles-tu ?
– Knut Pedersen.
– D’où es-tu ?
– Du Nordland.
Mais je compris pourquoi ces questions m’étaient adressées et je pris la résolution de ne plus employer un tel langage de roman.
Entre temps... le puits et la canalisation furent décidés et nous nous mîmes à l’œuvre...
Alors vinrent bien des jours pleins de gaieté. Au début j’étais très inquiet de savoir s’il y avait de l’eau à l’endroit choisi et je dormis mal pendant quelques nuits ; mais quand cette inquiétude fut passée, il ne resta qu’un travail simple et facile. Il y avait de l’eau en suffisance ; au bout de quelques jours il nous fallait chaque matin l’épuiser avec des seaux. Le fond était argileux et nous nous engluâmes ferme dans le puits mou.
Après avoir creusé une semaine durant nous commençâmes, la suivante, à extraire à la mine des pierres pour le mur ; mais à ce dernier travail nous étions habitués tous deux depuis Skreja. Puis nous creusâmes encore une semaine et nous étions à bonne profondeur. Le fond devenait si mou qu’il nous fallut commencer aussitôt à maçonner pour empêcher les parois de glaise de glisser et de nous ensevelir.
Nous creusions, nous minions, nous maçonnions et les semaines passaient l’une après l’autre. C’était un grand puits et un heureux travail ; le pasteur était content. Entre Grindhusen et moi les rapports redevinrent meilleurs. Quand il se fut rendu compte que je ne prétendais pas à plus qu’au salaire d’un bon manœuvre, encore qu’en mainte occasion ce fût moi qui prisse la direction de ce travail, il voulut en retour faire quelque chose pour moi, et il commença à se comporter aux repas d’une manière plus appétissante. Je ne pouvais pas être plus heureux que maintenant et jamais plus personne n’arriverait à m’attirer en ville.
Le soir j’allais flâner dans le bois ou dans le cimetière, je lisais les inscriptions sur les tombes et pensais à mainte et mainte chose. Je cherchais aussi un ongle de mort. J’avais besoin de cet ongle, c’était une lubie, une petite drôlerie toute ronde. J’avais déniché un joli morceau de racine de bouleau où je voulais sculpter une tête de pipe en forme d’un poing fermé ; le pouce devait former le couvercle et je voulais y sertir un ongle pour lui donner l’air vivant. Autour de l’annulaire j’enroulerais un petit anneau d’or.
Grâce à ces menues occupations, ma tête devenait saine et calme. Je n’avais plus rien dans la vie qui me pressât, mes rêveries ne me faisaient rien perdre car mes soirées m’appartenaient. Si possible, je voulais aussi essayer de cultiver un peu dans mon âme le sentiment de la sainteté de l’Église, et la terreur des morts ; je me rappelais de loin, très loin en arrière cette mystique profonde et pleine de sens et je souhaitais de nouveau y prendre part. Quand je trouverais l’ongle, peut-être que des tombes une voix crierait : C’est le mien !
Sur quoi je le lâcherais, frappé d’effroi, et prendrais mes jambes à mon cou.
– C’est terrible comme la girouette crie, arrivait-il parfois à Grindhusen de me dire.
– As-tu peur ?
– Je n’ai pas positivement peur ! Mais j’ai froid dans le dos la nuit quand je pense que je suis couché si près des morts.
Heureux Grindhusen !
Une fois Harald m’apprit à planter des pommes de pin et de petits arbustes. Je n’avais encore aucune connaissance dans cet art ; de mon temps d’école primaire, ce n’était pas encore la mode ; mais quand j’eus appris la manière de procéder, je devins un planteur assidu, les dimanches. En échange j’enseignai à Harald différentes choses neuves pour son âge et nous devînmes bons amis.
VIII
Tout aurait marché pour le mieux, n’eût été la jeune demoiselle : je la regardais d’un œil plus tendre de jour en jour. Elle s’appelait Elischeba, Élisabeth. Elle n’était sans doute pas à proprement parler une beauté, mais elle avait une bouche rouge et un regard bleu de vierge qui la rendaient jolie. Elischeba, Élisabeth, tu es juste à l’aube première et tes yeux voient poindre le monde. Un soir, quand tu parlais avec le jeune Érik, de la ferme voisine, tes yeux s’emplirent de maturité et de langueur...
Pour Grindhusen la chose était simple. En son jeune temps il était un vrai loup après les filles et encore maintenant il se pavanait par vieille habitude et portait le chapeau sur l’oreille. Mais il était devenu tout à fait calme et apprivoisé... comme on pouvait s’y attendre : c’était dans l’ordre de la nature. Mais il n’était pas donné à tous de suivre l’ordre de la nature et de devenir apprivoisé. Les autres, comment finiraient-ils ? Et puis il y avait la petite Élisabeth, qui d’ailleurs n’était pas petite, elle était de la taille de sa mère. Et elle avait hérité la poitrine haute de sa mère...
Depuis le premier dimanche je n’avais plus été invité à prendre le café à la cuisine ; c’était conforme à mon désir et j’avais fait ce qu’il fallait pour cela. J’étais encore tout honteux. Mais finalement une des servantes vint, un jour, au milieu de la semaine, me faire savoir que je ne devais pas chaque dimanche après-midi me sauver dans le bois, mais venir prendre le café. C’était la volonté de Madame.
Bien.
Devais-je mettre mes beaux habits ?
Cela ne nuirait peut-être pas de donner à cette jeune fille une petite idée sur moi : c’était de mon propre mouvement que j’avais renoncé à la vie des villes et que j’avais pris la forme d’un serviteur, mais au fond j’étais un talent technique qui pouvait installer des conduites d’eau. Cependant, à peine étais-je habillé que j’eus moi-même le sentiment que le costume d’ouvrier me convenait mieux ; j’ôtai mes beaux habits et les cachai dans mon sac.
À dire le vrai, ce ne fut pas la demoiselle qui me reçut dans la cuisine, mais Madame. Elle s’entretint longtemps avec moi, et elle avait mis un napperon blanc sous ma tasse à café.
– Le tour de l’œuf va finir par nous coûter cher, dit-elle en riant avec bienveillance. Le gamin a déjà employé une demi-douzaine d’œufs.
C’était un tour que j’avais appris à Harald : il consistait à faire passer un œuf dur épluché à travers le col d’une carafe, en raréfiant l’air dans la carafe. C’était à peu près tout ce que je savais de physique.
– Mais l’expérience du bâton qu’on casse entre les deux boucles de papier était particulièrement instructive, continua Madame. Je n’entends rien à ces choses, mais... Quand le puits sera-t-il fini ?
– Le puits est fini. Demain nous nous mettons à la tranchée.
– Combien de temps prendra-t-elle ?
– Une semaine. Et alors le poseur de tuyaux pourra venir.
– Figurez-vous !
Je dis merci pour le café et je sortis. Madame avait une habitude qu’elle avait sans doute conservée de ses jeunes années : de temps à autre elle vous regardait du coin de l’œil bien que ce qu’elle disait ne renfermât pas trace de malice...
Maintenant, une feuille commençait à jaunir par ci par là dans le bois et cela sentait l’automne, dans l’air et par terre. Seuls les champignons étaient en plein épanouissement ; ils levaient de tous les côtés et poussaient, gros et gras sur leurs pieds dodus : girolles, mousserons et lactaires. Çà et là une fausse oronge montrait son chapeau moucheté et se présentait à la face du ciel avec sa couleur rouge. L’étrange champignon ! Il pousse sur le même terrain que les champignons comestibles, il se nourrit du même sol et reçoit le soleil et l’eau du ciel dans les mêmes conditions, il est gras et ferme et il est bon à manger... à cela près qu’il est plein d’impudente muscarine. J’ai pensé une fois à inventer une magnifique vieille légende sur la fausse oronge et à dire que je l’avais lue dans un livre.
J’ai toujours pris intérêt à observer la lutte de toutes les fleurs et de tous les insectes pour ne pas périr. Quand le soleil était chaud ils revenaient à la vie et s’abandonnaient pendant quelques heures à l’ancienne joie ; les grosses fortes mouches étaient exactement aussi vivantes qu’en plein été. Il y avait là une espèce particulière de puces de terre que je n’avais pas encore vues. Elles étaient petites et jaunes, elles n’étaient pas plus grosses qu’une virgule en petit-texte, mais elles sautaient plusieurs milliers de fois leur propre hauteur. Quelles forces démesurées possédait une telle créature en proportion de sa taille ! Ici marche une petite araignée avec un arrière-train comme une perle jaune clair. Cette perle est si lourde que la bestiole doit grimper aux brins d’herbe, le dos tourné en dessous. Quand elle rencontre des obstacles qu’elle est incapable de franchir en traînant sa perle, elle se laisse tomber carrément et recommence sur un autre brin d’herbe. Une telle perle-araignée n’est pas une araignée, un point, c’est tout. Si, pour l’aider à se remettre sur pieds, je lui tends une feuille en guise de parquet, elle tâtonne un moment sur la feuille, puis trouve que vraiment ceci n’est pas naturel ; là-dessus elle se retire à reculons devant le piège d’un pareil parquet...
Du bois en dessous de moi j’entends crier mon nom. C’est Harald. Il me fait l’école du dimanche. Il m’a donné une leçon à apprendre dans le vieux Pontoppidan et il veut me la faire réciter. Cela me touche d’entendre à nouveau la religion prêchée comme je l’aurais prêchée moi-même dans mon enfance.
IX
Le puits était fini, la tranchée creusée et le poseur de tuyaux était venu. Il choisit Grindhusen comme aide pour la pose, et on me mit à préparer la voie pour les tuyaux de la cave au premier étage de la maison.
Tandis que je travaillais à la tranchée dans la cave, Madame y descendit un jour. Je lui criai de faire attention, mais elle prit cela avec le plus grand calme.
– Il ne doit pas y avoir de tranchée ici ? demanda-t-elle en tendant le doigt. Et là il ne doit pas y avoir de tranchée ?
Finalement elle mit le pied au mauvais endroit et glissa dans la tranchée sur moi. Nous voilà bien là. Il ne faisait pas clair chez nous, et pour elle qui venait de la lumière du jour, il devait faire tout à fait sombre. Elle tâta la tranchée et dit :
– Est-ce que je puis remonter ?
Je la soulevai. Ce n’était pas une affaire, elle avait le corps très mince bien qu’elle fût mère d’une grande fille.
– Ah ! par exemple ! dit-elle en secouant la terre de sa robe. Voilà qui est enlevé ! Il faudrait que tu m’aides un jour à arranger quelque chose au premier étage, veux-tu ? Mais il faudra choisir un jour où mon mari est à la paroisse annexe, il n’aime pas les changements. Quand aurez-vous terminé vos travaux au presbytère ?
Je fixai un délai, une semaine ou quelque chose comme cela.
– Où irez-vous en quittant d’ici ?
– À la ferme voisine. Grindhusen nous a engagés pour arracher les pommes de terre...
Puis je montai à la cuisine et découpai un trou dans le parquet avec une scie à main. Mademoiselle Élisabeth ne put éviter d’avoir affaire dans la cuisine pendant que j’étais occupé à ce travail, et bien que je lui fusse antipathique elle prit sur soi de me dire quelques mots et de s’arrêter un moment à regarder mon travail.
– Pense ! quand tu n’auras plus qu’à tourner un robinet, Oline, dit-elle à la servante.
Mais Oline qui était vieille n’avait pas l’air ravie le moins du monde. C’était blasphématoire d’amener l’eau jusque dans la cuisine, dit-elle. Vingt années durant elle avait apporté toute l’eau dont on avait besoin, à quoi s’occuperait-elle maintenant ?
– À te reposer, dis-je.
– Me reposer ? L’homme est bien créé pour travailler.
– Et coudre ton trousseau, dit la demoiselle en riant sous cape.
C’était un propos de jeune fille, mais je lui étais reconnaissant de prendre part à notre conversation et de rester un moment dans la cuisine. Grand Dieu ! Comme je devins moi-même adroit à placer le mot juste et à faire le gamin. Je me le rappelle encore. Soudain on eût dit que Mademoiselle Élisabeth avait réfléchi qu’il n’était pas convenable pour elle de rester plus longtemps avec nous et elle nous quitta.
Le soir, comme maintes fois déjà, je montai au cimetière ; mais quand je vis que la demoiselle y était avant moi, je décampai et allai flâner dans le bois. Là-dessus je pensai : Elle sera certainement touchée de ma modestie et elle dira : Le pauvre, c’est un trait délicat de sa part. Il ne manquerait plus qu’elle me suivît dans le bois. Alors je me lèverais de ma pierre et je saluerais. Elle serait un peu gênée, et dirait : Je passais simplement par là... c’est une si belle soirée... Qu’est-ce que tu fais là ? Je suis assis là, tout simplement, répondrais-je, et j’aurais l’air de revenir de très loin, avec mes yeux innocents. Et en apprenant que je suis simplement assis là tard dans la soirée, elle comprend que je suis une âme profonde et un rêveur, et elle s’éprend de moi...
Elle était encore au cimetière le soir suivant et une pensée folle me traversa la tête : c’est moi qu’elle cherche ! Mais en l’examinant de plus près, il s’avéra qu’elle était occupée à arranger une tombe, ainsi ce n’était pas moi qu’elle cherchait. Je me faufilai dans le bois, remontai jusqu’à la grosse fourmilière et observai les bestioles aussi longtemps que j’y pus voir clair, puis je m’assis et tendis l’oreille, écoutant tomber les pommes de pin et les grappes des sorbiers. Je chantonnais, parlais à voix basse et réfléchissais ; de temps à autre j’étais forcé de me lever et de marcher un peu, à cause du froid. Les heures passèrent, la nuit vint, j’étais si amoureux que j’allais tête nue et me laissais transpercer par les regards des étoiles.
– Où en est la nuit ? demandait parfois Grindhusen quand je rentrais dans la grange.
– Il est onze heures, répondais-je. Bien qu’il fût deux et même trois heures du matin.
– Alors tu trouves qu’il est temps de se coucher ? Que le diable t’emporte ! Réveiller les gens quand ils se sont endormis décemment.
Grindhusen se retourne sur l’autre côté et se rendort au bout d’un instant. Ce n’était pas compliqué pour Grindhusen.
Mais, aïe, comme un homme entre deux âges se rend ridicule quand il est amoureux. Et n’était-ce pas moi qui devais servir d’exemple comme quoi il était possible de trouver le calme et la paix ?
X
Il vint un homme qui voulait ravoir ses outils de maçon. Hein... Grindhusen ne les avait donc pas volés ! Comme tout était ennuyeux et médiocre chez Grindhusen, en rien il n’était large, en rien original.
Je dis :
– Manger et dormir et travailler, tu n’es que cela, toi, Grindhusen. Voici un homme qui vient chercher les outils. Tu les as simplement empruntés, malheureux.
– Tu es un idiot, dit Grindhusen, vexé.
Et pour le radoucir, comme maintes fois déjà, je tournai mes paroles en plaisanterie et en risée.
– Qu’allons-nous faire ! dit-il.
– Parions que tu le sais très bien !
– Je le sais ?
– Oui. Si je te connais bien.
Et Grindhusen était radouci.
Mais à la méridienne, comme je lui coupais les cheveux, je l’offensai de nouveau, en lui recommandant de se laver la tête.
– Qu’un gars sur l’âge comme toi puisse être aussi ridicule ! dit-il.
Et Dieu sait si Grindhusen n’avait pas raison. Il avait conservé tous ses cheveux rouges, bien qu’il fût grand-père...
Est-ce que des revenants commençaient à hanter la grange ? Qui y était entré subitement un jour, y avait mis de l’ordre et l’avait gentiment arrangée ? Grindhusen et moi avions chacun notre place pour nous coucher ; je m’étais acheté deux couvertures, lui, par contre, couchait chaque nuit tout habillé, tel qu’il se trouvait et s’enfouissait dans le foin n’importe où. Maintenant on avait ajusté les deux couvertures que je possédais, si bien que cela ressemblait à un lit à s’y tromper. Je n’avais rien là-contre, c’était sans doute une des servantes qui voulait m’apprendre un peu les bonnes manières. Ça n’avait pas d’importance.
Je devais maintenant pratiquer un trou dans le parquet au premier étage, mais Madame me pria d’attendre au lendemain, le pasteur devait aller à la paroisse annexe, et je ne risquerais pas de le déranger. Mais quand vint le lendemain matin ce fut encore remis, Mademoiselle Élisabeth était prête à aller chez le marchand faire de grandes emplettes et je dus l’accompagner pour porter les paquets.
– Bien, dis-je, j’irai vous rejoindre après.
L’étrange fille s’était-elle décidée à supporter ma compagnie ? Elle dit :
– Mais trouveras-tu le chemin tout seul ?
– Oh ! oui. J’y suis déjà allé, c’est là que nous achetons notre manger.
Comme je ne pouvais pas décemment me promener par toute la paroisse dans mon costume de travail taché de glaise, je mis mon pantalon habillé, mais gardai mon bourgeron. Ainsi équipé je me mis en marche derrière elle. Il y avait plus d’une demi-lieue à marcher ; le dernier quart j’aperçus de temps à autre Mademoiselle Élisabeth devant moi, mais je veillai à ne pas lui arriver trop près sur les talons. Une fois elle se retourna ; je me fis tout petit et me fourrai dans la lisière du bois.
La demoiselle resta chez une amie au bourg et je revins à la maison vers midi avec les marchandises. Je fus invité à manger dans la cuisine. La maison était comme morte, Harald était partit, les servantes cylindraient le linge, seule Oline vaquait dans la cuisine.
Après le déjeuner je montai dans le couloir du premier étage et commençai à scier.
– Viens donc m’aider un peu là-dedans, dit Madame en passant devant moi.
Nous dépassâmes le bureau du pasteur et entrâmes dans la chambre à coucher.
– Je voudrais changer mon lit de place, dit Madame. Il est trop près du poêle en hiver, c’est bien chaud.
Nous transportâmes le lit près de la fenêtre.
– Ne crois-tu pas que ce sera mieux ici ? Plus frais ? demanda-t-elle.
Mes yeux tombèrent sur elle par hasard, elle avait son malicieux regard du coin de l’œil. Aïe ! Ma chair s’émut et je perdis la tête, je l’entendis qui disait :
– Es-tu fou ! Oh, non, mais... la porte...
Puis j’entendis mon nom chuchoté plusieurs fois...
Je découpai mon trou à la scie dans le couloir et mis tout en ordre, Madame était tout le temps présente. Elle aurait tant voulu parler, s’expliquer, et elle riait et pleurait, sans désemparer.
– Le tableau qui est accroché au-dessus de votre lit, ne devrions-nous pas le déplacer aussi ?
– Oui, c’est une idée, répondit Madame.
Et nous rentrâmes dans la chambre.
XI
La canalisation était complètement installée et les robinets posés ; l’eau jaillissait sur l’évier avec une grande force. Grindhusen avait emprunté les outils nécessaires dans un autre endroit, si bien que nous pûmes reboucher pas mal de trous çà et là et quand nous eûmes remblayé la tranchée jusqu’au puits, notre travail au presbytère était terminé. Le pasteur était content de nous, il s’offrit à afficher sur le poteau rouge une annonce comme quoi nous étions des maîtres dans l’art de poser les conduites d’eau ; mais la saison était si avancée que la terre pouvait geler d’un jour à l’autre, cela ne nous était donc d’aucune utilité. Nous le priâmes, au lieu de cela, de se souvenir de nous au printemps.
Nous nous transportâmes donc à la ferme voisine pour arracher les pommes de terre. Au préalable on nous avait fait promettre de revenir au presbytère quand l’occasion s’en présenterait.
Il y avait beaucoup de monde dans notre nouvelle place, nous nous partageâmes en équipes et nous étions heureux et gais. Mais le travail ne devait guère durer plus d’une semaine et puis nous serions de nouveau en chômage.
Un soir le pasteur vint chez nous et m’offrit une place comme valet au presbytère. L’offre était tentante et j’y réfléchis un moment, mais je finis par la décliner. Je préférais errer à l’aventure et être mon maître, faire le travail casuel qui se présentait, dormir à la belle étoile et m’être à moi-même un petit sujet de surprise. Dans le champ de pommes de terre j’avais rencontré un homme avec qui je voulais me mettre en compagnie, quand je me séparerais de Grindhusen. Ce nouvel homme était un type dans mon genre, et d’après ce que j’entendais dire et ce que je voyais de lui, je comprenais aussi qu’il était bon ouvrier. Il avait nom Lars Falkberget, sur quoi il se faisait appeler Falkenberg.
Le jeune Érik était notre chef d’équipe et directeur durant l’arrachage des pommes de terre et se chargeait de rentrer la récolte. C’était un bel homme de vingt ans, mûr et ferme pour son âge et content de soi, en tant que fils de la maison. Il devait bien y avoir quelque chose entre lui et Mademoiselle Élisabeth du presbytère, car elle vint un jour vers nous dans le champ et bavarda avec lui un bon moment. Quand elle fut pour partir elle m’adressa aussi quelques paroles : Oline commençait à se faire à la conduite d’eau, à la maison.
– Et vous-même ? demandai-je.
Par politesse elle répondit vaguement aussi à cette question, mais je vis qu’elle ne voulait pas lier conversation avec moi.
Elle était si joliment habillée, elle avait un nouveau manteau clair qui s’harmonisait à ses yeux bleus...
Le lendemain Érik eut un accident, son cheval s’emporta, le traîna par les labours et les prés et finalement le jeta contre une barrière. Il était fort mal en point et crachait le sang ; même quand il se ranima, quelques heures plus tard, il crachait encore le sang. Ce fut Falkenberg qui fut désigné comme charretier.
Je feignis hypocritement de prendre part à ce malheur et je fus silencieux et morne comme les autres, mais je n’éprouvais aucun chagrin. Non que j’eusse aucune chance auprès de Mademoiselle Élisabeth, ma foi non ; mais celui qui occupait une place plus haute dans son estime était écarté de mon chemin.
Le soir je me rendis au cimetière et je m’assis. Si seulement Mademoiselle Élisabeth pouvait venir ! pensais-je. Un quart d’heure passa, et elle vint. Je me levai brusquement, feignis avec une ruse parfaite de vouloir fuir, mais de me trouver désemparé et de me rendre. Mais ici ma subtilité m’abandonna, je devins incertain parce qu’elle était si près de moi, je commençai à dire quelque chose :
– Érik... figurez-vous, il lui est arrivé un accident hier.
– Je le sais, répondit-elle.
– Il s’est esquinté.
– Oh, oui, il s’est esquinté... Pourquoi me parles-tu de lui ?
– Je croyais... Non, je ne sais pas. Mais il va guérir, naturellement, pour ce qui est de ça. Et tout se réarrangera.
– Mais oui. Mais oui.
Pause.
À l’entendre on eût dit qu’elle voulait me contrefaire. Tout à coup elle dit en souriant :
– Tu es un original. Pourquoi fais-tu tout ce chemin pour venir t’asseoir ici le soir ?
– C’est devenu une petite habitude. Je tue le temps jusqu’à l’heure du coucher.
– Tu n’as donc pas peur ?
Sa plaisanterie me remit d’aplomb, je retrouvai le sol sous mes pieds et je répondis :
– C’est que précisément, je voudrais réapprendre à frissonner, moi aussi.
– Frissonner ? Ah ! bien, tu as lu le conte ? Où l’as-tu lu ?
– Je n’en sais rien. Sans doute un livre que j’ai trouvé un jour.
Pause.
– Pourquoi ne veux-tu pas être valet chez nous ?
– Je n’aurais pas les capacités voulues. Je vais me mettre en compagnie avec un autre homme, nous nous baladerons.
– Où allez-vous ?
– Je n’en sais rien. À l’est ou à l’ouest. Nous sommes des chemineaux.
Pause.
– C’est dommage, dit-elle. À mon avis, tu ne devrais pas faire cela... Mais, que disais-tu de la santé d’Érik ? C’est pour cette raison que je suis venue.
– Il est malade, son état est certainement très grave, mais...
– Le docteur croit-il qu’il se remettra ?
– Il le croit sans doute. Je n’ai pas entendu dire le contraire.
– Bonne nuit, alors !
Ah ! être jeune et riche et beau et célèbre et un puits de science... La voilà qui s’en va...
Avant de quitter le cimetière je trouvai un ongle de pouce utilisable que je mis dans ma poche. J’attendis un peu, fixant mes regards çà et là et tendant l’oreille... tout était calme. Personne ne cria : C’est le mien !
XII
Nous nous mettons en route, Falkenberg et moi. C’est le soir, temps frais et ciel haut où les étoiles s’allument. Je détermine mon camarade à faire un détour par le cimetière ; j’étais assez ridicule pour vouloir voir s’il y avait de la lumière dans une petite fenêtre là-bas au presbytère. Ah ! être jeune et riche et...
Nous marchâmes quelques heures ; nous n’en n’avions pas lourd à porter, et puis il faut ajouter que nous deux vagabonds nous étions encore un peu neufs l’un pour l’autre et pouvions bavarder ensemble. Nous avions dépassé le premier bourg, nous arrivâmes à un nouveau et nous aperçûmes le clocher de la paroisse annexe dans le soir clair.
Par vieille habitude je voulus entrer au cimetière, ici aussi, je dis :
– Hein, si nous nous couchions ici quelque part pour la nuit ?
– Il ne manquerait que cela ! répondit Falkenberg. En ce moment il y a du foin dans toutes les granges et si on nous chasse des granges, il fait plus tiède dans le bois.
Et Falkenberg reprit la tête de la colonne.
C’était un homme de trente et quelques années, grand et bien fait, mais le dos un peu voûté ; ses longues moustaches retombaient en arcs. Le parler plutôt bref que long, il était résolu et actif, en outre, il chantait des chansons avec la plus belle voix du monde et dans l’ensemble c’était un autre gaillard que Grindhusen. Quand il parlait, il mélangeait à tort et à travers des mots des dialectes de Trondhjem et de Valders et des mots suédois si bien qu’on ne pouvait pas entendre d’où il était.
Nous arrivâmes à une ferme où les chiens aboyèrent ; les gens n’étaient pas encore couchés et Falkenberg demanda à parler au patron. Un jeune garçon sortit.
– Avait-il du travail pour nous ?
– Non.
– Mais la clôture le long de la route était si misérable, ne devrions-nous pas la réparer un peu ?
– Non. Le patron n’avait lui-même pas d’autre occupation en cette saison d’automne.
– Pourrions-nous avoir un gîte pour la nuit ?
– Malheureusement...
– Dans la grange ?
– Non, les servantes y couchaient encore.
– La vache ! grommela Falkenberg quand nous fûmes assez loin.
Nous prîmes un biais pour entrer dans un petit bois que nous traversâmes en cherchant vaguement un endroit où coucher.
– Hein ? si nous retournions à la ferme... vers les servantes ? Elles ne nous mettraient peut-être pas à la porte ?
Falkenberg réfléchit à cette idée :
– Les chiens aboieraient, répondit-il.
Nous débouchâmes sur une prairie où vaguaient deux chevaux. L’un d’eux portait une sonnaille.
– Ah ! c’est un joli monsieur qui laisse encore ses chevaux vaguer dehors et ses servantes coucher dans la grange en cette saison. Nous allons justement être bons pour les animaux et les monter un moment.
Il attrapa le cheval à la sonnaille, bourra la sonnaille d’herbe et de mousse et se hissa sur le cheval. Le mien était plus farouche et j’eus du mal à m’en saisir.
Nous traversâmes la prairie, trouvâmes une barrière et arrivâmes sur la route. Chacun de nous avait une de mes couvertures pour s’asseoir, mais point de bride ni l’un ni l’autre.
Cela marcha bien, extraordinairement bien, nous chevauchâmes une longue lieue et arrivâmes dans une autre paroisse. Tout à coup nous entendons des gens devant nous sur la route.
– Maintenant il faut prendre le galop, me dit Falkenberg par-dessus son épaule.
Mais le grand Falkenberg n’était pas autrement bon cavalier, il se cramponnait à la courroie de la sonnaille, puis il se jeta en avant et embrassa le cou du cheval. À un moment j’aperçus une de ses jambes contre le ciel, c’était alors qu’il tombait.
Par bonheur, nous ne rencontrâmes aucun danger. C’était un jeune couple qui faisait une promenade sentimentale.
Après une nouvelle demi-heure de chevauchée, nous étions tous deux courbaturés et écorchés ; nous mîmes pied à terre et renvoyâmes les chevaux chez eux. Et nous nous retrouvons à pied.
Gakgak, gakgak ! fait-on dans le lointain. Je connaissais le son, c’étaient les oies sauvages. Quand nous étions enfants nous apprenions à joindre les mains et à rester tranquilles pour ne pas effrayer les oies sauvages quand elles passaient... je n’ai rien de mieux à faire, et je répète mon ancien geste. Un sentiment tendre et mystique flotte en moi, je retiens mon souffle et écarquille les yeux. Les voilà qui viennent : le ciel, derrière elles, est comme un sillage. Gakgak ! disent-elles au-dessus de nos têtes. Et leur charrue splendide continue à glisser sous les étoiles...
À la fin nous trouvâmes une grange dans une ferme tranquille et nous y dormîmes plusieurs heures ; les gens de la ferme nous y surprirent le matin, tant nous dormions lourdement.
Falkenberg s’adressa aussitôt au patron et s’offrit à payer. Nous étions arrivés si tard hier soir que nous n’avions voulu réveiller personne, expliqua-t-il, mais nous n’étions pas des évadés. L’homme ne voulut pas accepter de paiement et par-dessus le marché nous fit servir du café dans la cuisine. Mais il n’avait pas de travail pour nous, on avait fini maintenant de rentrer les récoltes, lui et son valet n’avaient eux-mêmes rien d’autre à faire que de revoir les clôtures.
XIII
Nous cheminâmes durant trois jours sans trouver aucun travail, au contraire nous devions payer pour manger et boire et nous devenions de plus en plus pauvres.
Qu’est-ce qu’il te reste et qu’est-ce qu’il me reste ? Nous n’avancerons à rien de cette manière, dit Falkenberg et il proposa que nous nous mettions à voler un peu.
Nous délibérâmes un moment sur cette question et décidâmes de voir venir. Pour le manger nous n’avions pas de crainte à avoir, nous pourrions toujours chiper une poule ou deux ; mais il n’y avait que les sous qui pouvaient nous aider un peu sérieusement et c’était des sous qu’il nous fallait trouver. Si cela n’arrivait pas d’une manière, cela arriverait d’une autre, nous n’étions pas des anges.
– Je ne suis pas un ange du ciel, disait Falkenberg. Tel que tu me vois, je porte mes meilleurs habits qui pourraient être des habits de tous les jours pour un autre. Je les lave dans le ruisseau et j’attends qu’ils sèchent ; s’ils se déchirent je les raccommode, et le jour où je gagne un peu de superflu, j’en achète d’autres. Ça ne se passe pas différemment.
– Mais le jeune Érik disait que tu étais un buveur fieffé ?
– Ce blanc-bec ! Bien sûr que je bois. C’est trop ennuyeux de manger sans boire... Que nous trouvions un domaine avec un piano ! dit Falkenberg.
Je pensai : un piano dans un domaine suppose une certaine aisance générale, c’est donc là que nous commencerons à voler.
Ce fut dans l’après-midi que nous arrivâmes à un domaine de ce genre. Au préalable, Falkenberg avait revêtu mes habits de ville et m’avait donné aussi son sac à porter. Ainsi lui-même allait franc et libre. Sans plus tergiverser il entra par le grand perron du domaine et disparut un moment. Quand il ressortit, il dit qu’il devait aller accorder le piano.
– Qu’est-ce qu’il allait faire ?
– Tais-toi, dit Falkenberg. Je l’ai déjà fait, bien que je n’aille pas m’en vanter.
Et quand il tira de son sac une clef d’accordeur je compris que c’était sérieux.
Je reçus l’ordre de me tenir dans le voisinage de la ferme pendant qu’il accordait le piano.
J’errai aux alentours pour tuer le temps ; par moments quand je passais du côté sud de la maison j’entendais de quelle façon Falkenberg travaillait au piano dans le salon en employant la violence. Il n’était pas capable de donner une note exacte, mais il avait une bonne oreille ; s’il détendait une corde il avait soin de la retendre exactement comme elle était auparavant. Ainsi l’instrument ne devenait pas pire qu’il n’était.
Je liai conversation avec l’un des valets de la ferme, un jeune garçon. Il avait deux cents couronnes de salaire par an, et puis la nourriture, dit-il. Debout le matin à six heures et demie pour donner à manger aux chevaux, à cinq heures et demie aux périodes de moisson, travail toute la journée jusqu’à huit heures du soir. Mais bien portant et satisfait de cette vie tranquille dans ce petit monde. Je me rappelle sa belle dentition et son joli sourire quand il parlait de sa bonne amie. Il lui avait donné un anneau d’argent orné d’un cœur d’or.
– Qu’a-t-elle dit en recevant ce cadeau ?
– Elle a été étonnée, tu peux le croire.
– Et toi, qu’as-tu dit ?
– Ce que j’ai dit ? Je ne sais pas. Je lui ai dit « grand bien vous fasse ! » Elle aurait dû avoir aussi de l’étoffe pour une robe, mais...
– Est-elle jeune ?
– Oh ! oui. Elle parle absolument comme un harmonica, tant elle est jeune.
– Où demeure-t-elle ?
– Ça, je ne veux pas le dire. Parce que ça se saurait dans la paroisse.
J’étais là devant lui, tel un Alexandre, et j’étais si sage de toute la sagesse du monde et méprisais un peu sa pauvre vie. Quand nous nous séparâmes, je lui donnai une de mes couvertures parce qu’elle était trop lourde à porter ; il déclara aussitôt qu’il en ferait cadeau à sa bonne amie pour qu’elle eût une couverture bien chaude.
Et Alexandre dit : Si je n’étais pas moi je voudrais être toi...
Quand Falkenberg eut fini son travail et revint vers moi il avait des manières si distinguées et grasseyait à la danoise avec tant d’affectation que je le comprenais à peine. La fille du propriétaire l’accompagnait.
– Maintenant nous allions transporter nos pénates au domaine voisin, dit-il, il devait bien s’y trouver aussi un piano qui pouvait avoir besoin d’une révision. Oui, adieu, adieu, Mademoiselle !
– Six couronnes, gars ! me souffla-t-il dans l’oreille. Six au domaine voisin, ça fait douze.
Et nous partîmes, c’était moi qui portais les sacs.
XIV
Falkenberg avait calculé juste, au domaine voisin on ne voulut pas rester en arrière, le piano serait accordé. La fille de la maison était en voyage, mais le travail devait être exécuté en son absence, pour lui faire une petite surprise. Elle s’était plainte si souvent de ce piano désaccordé sur lequel il était impossible de jouer.
À partir de ce moment je fus abandonné à moi-même, Falkenberg se tint dans le salon. Quand il fit nuit on lui donna de la lumière et il continua à accorder. Il mangea son dîner dans le salon ; après le repas il sortit et réclama sa pipe.
– Quelle pipe ?
– Imbécile. Le poing !
Un peu à contrecœur, je me dessaisis de ma pipe artistique, je venais justement de la terminer, avec l’ongle et l’anneau d’or et un long tuyau.
– Ne laisse pas trop chauffer l’ongle, murmurai-je, il pourrait se retourner.
Falkenberg alluma la pipe et rentra au salon, en se rengorgeant. Mais il prit bien soin de moi aussi et exigea qu’on me donnât de la nourriture et du café à la cuisine.
Je me trouvai une place pour dormir dans la grange.
Dans la nuit je m’éveillai : Falkenberg était debout au milieu de la grange et m’appelait. C’était pleine lune et temps clair, je voyais le visage de mon camarade.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Tiens, voilà ta pipe.
– La pipe ?
– Du diable si je veux la garder plus longtemps. Regarde-là, l’ongle se détache.
Je pris la pipe et vis que l’ongle s’était retourné.
Falkenberg dit :
– Il avait l’air de me faire la nique au clair de lune. Et je me suis rappelé d’où venait l’ongle.
Heureux Falkenberg...
Le lendemain, au moment de partir, nous entendîmes la fille de la maison, qui était revenue, marteler une valse sur le piano. Peu après elle sortit et dit :
– Oh ! cela fait une différence. Mille fois merci.
– Mademoiselle est satisfaite ? demanda le maître.
– Oh ! oui. Il a une tout autre voix maintenant.
– Et quel endroit Mademoiselle peut-elle m’indiquer ?
– À Œvrebœ, chez les Falkenberg.
– Chez qui ?
– Les Falkenberg. Vous suivez la route tout droit et quand vous avez marché un quart et demi de lieue, il y a un poteau à droite. Là vous prenez le chemin qui monte.
Alors Falkenberg se laissa choir sur le perron et interrogea la demoiselle dans tous les sens sur les Falkenberg d’Œvrebœ. Penser qu’il allait rencontrer ses parents ici et, pour ainsi dire, rentrer dans son foyer ! Je vous remercie tout particulièrement, Mademoiselle. C’était une grande serviabilité qu’elle lui avait montrée.
Puis nous repartîmes, et moi je portais les sacs.
Quand nous arrivâmes dans le bois, nous nous assîmes pour délibérer. Était-il prudent qu’un Falkenberg ayant rang d’accordeur de pianos arrivât chez le capitaine à Œvrebœ et se dît son parent ? J’étais le plus timoré et je rendis aussi Falkenberg indécis. Mais cela pourrait aussi être amusant.
– N’avait-il pas des papiers avec son nom dessus ? Des certificats.
– Oui, mais, c’est le diable... il y est dit seulement que je suis un ouvrier capable.
Nous réfléchîmes si nous pourrions falsifier un peu les certificats ; mais c’était peut-être mieux d’en écrire un tout neuf. Il pouvait concerner un accordeur de pianos de premier ordre et porter le nom de Léopold au lieu de Lars. Nous avions les mains libres.
– Peux-tu te charger d’écrire ce certificat ? demanda-t-il.
– Oui, je le peux.
Mais alors ma malheureuse fantaisie débridée se mit à m’emporter au trot et à tout gâter. Accordeur de pianos n’était rien, je voulais en faire un mécanicien, un génie qui avait résolu des problèmes difficiles ; il avait une fabrique...
– Un fabricant n’a pas besoin de certificats, interrompit Falkenberg et il refusa de m’écouter davantage. Non, tout cela ne donnerait certainement rien.
De mauvaise humeur et découragés nous nous remîmes en marche et arrivâmes au poteau.
– Alors tu ne montes pas ? dis-je.
– Vas-y, toi, répondit Falkenberg, avec emportement. Tiens, voilà tes frusques.
Mais quand nous eûmes bien dépassé le poteau Falkenberg ralentit tout de même le pas et marmonna :
– Mais aussi c’est agaçant si ça ne réussit pas. Un si bon truc.
– Je trouve que tu devrais monter les saluer. Ce n’est pas du tout impossible non plus que tu sois en famille avec eux.
– C’est dommage que je n’aie pas pu savoir s’il a un neveu en Amérique.
– Si c’était le cas, tu aurais pu parler anglais ?
– Tais-toi, dit Falkenberg, ferme ta boîte. Je ne sais pas ce que tu vas chercher là pour te faire valoir.
Il était nerveux et furieux et se mit à allonger le pas. Tout à coup, il s’arrêta et dit :
– J’y vais. Reprête-moi ta pipe. Je ne l’allumerai pas.
Nous gravîmes la pente. Falkenberg se donnait de grands airs, indiquait une chose ou une autre du tuyau de la pipe et émettait des appréciations sur la situation du domaine. Cela m’agaçait un peu qu’il fût si arrogant tandis que je portais les sacs ; je dis :
– Es-tu donc accordeur de pianos ?
– Je pense avoir prouvé que je sais accorder un piano, répondit-il sèchement. Ainsi donc je le suis.
– Mais supposons que la dame s’y entende un peu ? Et qu’elle essaie ensuite le piano ?
Falkenberg devint muet, je vis qu’il réfléchissait. Peu à peu son dos s’affaissa et se courba en avant.
– Ce n’est peut-être pas prudent. Tiens, voilà ta pipe, dit-il. Nous allons purement et simplement demander du travail.
XV
Il se trouva que nous pûmes nous rendre un peu utiles dès notre arrivée sur le domaine : on devait dresser un nouveau mât pour le drapeau, il y avait peu de monde, nous prêtâmes la main et le mât fut dressé brillamment. Les fenêtres étaient pleines de visages de femmes.
– Le capitaine était-il à la maison ?
– Non.
– Madame ?
Madame sortit. Elle était blonde et grande, pas plus farouche qu’une jeune pouliche. Elle répondit très joliment à notre salut.
– N’avait-elle pas un travail quelconque pour nous ?
– Je ne sais pas. Non, je ne le crois pas. Du moment que mon mari n’est pas à la maison.
J’eus l’impression qu’elle avait peine à dire non et déjà je touchais ma casquette afin de ne pas l’importuner. Mais Falkenberg lui avait sans doute paru étrange, lui qui était si bien habillé et avait un porteur, elle le regarda avec curiosité et demanda :
– Quel travail ?
– Toutes sortes de travaux dehors, répondit Falkenberg, nous pouvons nous charger de faire les clôtures, de creuser des fossés, de maçonner...
– Il commence à être un peu tard dans la saison pour ce genre de travaux, dit un des hommes au pied du mât du drapeau.
– Oui, sans doute, dit Madame, elle aussi. Je ne sais pas... Voilà qu’il est midi, vous voudrez peut-être entrer manger un morceau ? Ce que nous avons.
– Ce n’est pas de refus ! répondit Falkenberg.
Mais alors je fus chagriné de sa réponse, tant elle était vulgaire et nous faisait honte.
– Mille grâces, Madame, vous êtes trop aimable ! dis-je en langage noble et j’ôtai ma casquette.
Elle se tourna et me regarda un instant. Son étonnement était comique.
On nous installa à la cuisine et on nous servit un excellent repas. Madame se retira. Après avoir déjeuné, nous nous préparions à partir, lorsque Madame revint. Falkenberg, qui avait repris de l’aplomb, voulut mettre à profit son amabilité et lui demanda la permission d’accorder son piano.
– Connaissez-vous aussi ce travail ? demanda-t-elle en faisant de grands yeux.
– Oui, je le connais. J’ai accordé les pianos des domaines voisins.
– C’est que j’ai un piano à queue. Je n’aimerais pas...
– Madame peut être tranquille.
– Avez-vous un... ?
– Je n’ai pas de certificats. Je n’ai pas l’habitude d’en demander. Mais Madame peut entendre.
– Eh ! bien, oui, je vous en prie.
Elle passa devant et Falkenberg la suivit. Quand ils franchirent la porte, mon regard plongea dans un salon garni de nombreux tableaux.
Les servantes frétillaient de côté et d’autre dans la cuisine en m’observant, moi, l’homme étranger ; l’une d’elle était très belle. Je m’assis et j’étais fort heureux de m’être rasé le matin.
Dix minutes passèrent, Falkenberg avait commencé à accorder le piano. Madame revint dans la cuisine et dit :
– Et vous qui parlez français. C’est plus que je ne puis faire.
Dieu soit loué, ainsi on s’en tiendrait là. De mon côté, du reste, cela se serait cantonné dans « C’est bien du bruit pour une omelette », « Cherchez la femme » et « l’État c’est moi ».
– Votre camarade m’a montré ses certificats, dit Madame, il paraît que vous êtes de bons ouvriers. Je ne sais pas... je pourrais télégraphier à mon mari et demander si nous avons du travail pour vous.
J’aurais voulu la remercier, mais je ne pus sortir un mot, je commençai à ravaler ma salive.
Neurasthénie.
Puis je flânai par le domaine, et fis un tour dans la prairie, c’était bien tenu partout et la récolte était rentrée. Jusqu’aux fanoirs sur lesquels on fait sécher les fanes de pommes de terre qui dans bien des endroits restent dehors jusqu’à la première neige et qui, ici, étaient rentrés. Je ne vis rien à faire pour nous. Ce devaient être des gens riches.
Comme le soir approchait et que Falkenberg continuait à accorder le piano, je pris quelques provisions et m’éloignai de la maison pour ne pas être invité à dîner. Il y avait de la lune et des étoiles, mais j’aimais à aller à tâtons dans le bois, là où il est le plus fourré, et à m’asseoir dans l’obscurité. C’était là aussi qu’il faisait le plus tiède. Comme tout était calme, sur terre et dans l’air ! La fraîcheur a commencé, il y a de la gelée blanche en plaine ; de temps à autre on entend un craquement sec dans les tiges des herbes, une petite souris piaule, une corneille bat de l’aile au-dessus des cimes des arbres... puis de nouveau tout se tait. As-tu de ta vie vu pareils cheveux blonds ? Oh ! non. Admirablement faite de la tête aux pieds, la bouche tout à fait délicieuse et mûre, et des orfèvreries ruissellent dans sa chevelure. Ah ! pouvoir tirer de son sac un diadème et le lui offrir ! Je veux dénicher un coquillage rose et en faire un ongle et lui présenter la pipe pour son mari, c’est cela que je vais faire...
Falkenberg me rejoint dans la cour et me dit tout bas d’un trait :
– Elle a reçu une réponse du mari, nous pourrons abattre des arbres dans le bois. As-tu l’habitude de ce travail ?
– Oui.
– Alors va à la cuisine. Elle te demande.
J’entrai et Madame dit :
– Où étiez-vous passé ? Je vous en prie, venez manger. Vous avez mangé ? Où donc ?
– Nous avons des vivres dans notre sac.
– Cela n’aurait pas été nécessaire. Ne voulez-vous pas prendre du thé non plus ? Vraiment non ?... J’ai reçu une réponse de mon mari. Savez-vous abattre des arbres ? C’est très bien. Voyez : Un couple de bûcherons sont nécessaires. Petter leur montrera le bois marqué...
Dieu... elle était tout à côté de moi, le doigt sur le télégramme. Son haleine fleurait la jeune fille.
XVI
Dans le bois. Petter – c’est un des valets – nous en a montré le chemin.
Quand nous pûmes causer, Falkenberg et moi, je ne le trouvai pas du tout si reconnaissant de ce que Madame nous avait procuré du travail. Il n’y a pas de quoi la remercier pour cela, dit-il, il y a pénurie de main-d’œuvre ici. Au reste Falkenberg était un bûcheron de qualité tout à fait ordinaire. Pour moi j’avais de l’expérience, amassée dans un autre endroit du monde, et pouvais à la rigueur servir de conducteur ici. Aussi Falkenberg fut-il d’avis que je devais prendre la direction de notre équipe.
Je commençai à ruminer une invention.
Telles sont actuellement les scies de forêt que les hommes doivent être couchés par terre, de travers, et tirer de côté. C’est pour ce motif que le rendement de la journée de travail n’est pas plus grand et qu’il reste dans le bois tant de souches mal coupées. Avec une transmission conique que l’on pourrait fixer par une vis sur la racine de l’arbre, il devrait être possible de tirer la scie à la manière normale, mais avec cette conséquence que la lame scierait horizontalement. Je commençai à dessiner les parties d’une telle machine. Ce qui me donna le plus de cassement de tête, ce fut la petite pression dont la lame de la scie avait besoin. On pourrait l’obtenir au moyen d’un ressort qu’on remonterait comme celui d’une montre, peut-être pourrait-on aussi la produire au moyen d’un poids. Le poids serait de beaucoup le plus commode, mais il serait invariable et à mesure que la scie pénétrerait plus avant, son mouvement serait de plus en plus lent et ne permettrait pas la même pression. Par contre un ressort d’acier se détendrait à mesure que l’entaille deviendrait plus profonde et donnerait toujours la pression convenable. Je me décidai pour le ressort. Tu vas voir que tu pourras construire cet appareil, pensai-je. Et ce serait le plus grand honneur de ma vie.
Les jours passaient, l’un semblable à l’autre, nous abattions des troncs de neuf pouces, nous les ébranchions et les étêtions. La nourriture était bonne et abondante, nous emportions des tartines et du café dans le bois et le soir on nous servait un dîner chaud quand nous rentrions. Puis nous nous lavions et nous brossions pour nous comporter mieux que les valets et restions assis dans la cuisine où il y avait une grosse lampe allumée et trois servantes. Falkenberg devint le bon ami d’Emma.
Et de temps à autre nous entendions une vague d’harmonie provenant du piano du salon, de temps à autre Madame venait vers nous avec sa jeunesse de jeune fille et son affabilité bénie.
– Comment cela a-t-il marché dans le bois aujourd’hui ? disait-elle parfois ; avez-vous vu l’ours ? Mais un soir elle remercia Falkenberg pour son bon travail sur le piano. Hein... pour de bon ? Le visage hâlé de Falkenberg devint beau de joie, je me sentis positivement fier de lui, quand il fit cette réponse modeste :
– Oui, je trouve moi-même que le piano est devenu un peu meilleur.
Ou bien l’entraînement lui avait donné de l’habileté, ou bien Madame lui était reconnaissante de ne pas avoir aggravé l’état de son piano.
Chaque soir Falkenberg mettait mes habits de ville. Il n’y avait vraiment pas moyen de les lui reprendre et de les porter moi-même ; tout le monde aurait cru que je les empruntais tout simplement à mon camarade.
– Tu peux garder les habits si j’ai Emma, dis-je pour plaisanter.
– Eh bien, prends Emma, répondit Falkenberg.
Je me rendis compte qu’il y avait un peu de froid entre Falkenberg et sa bonne amie. Ah ! Falkenberg était devenu amoureux, comme moi, lui aussi. Ah ! quels vrais gosses nous faisions !
– Je me demande si elle viendra dans la cuisine ce soir aussi, demandait parfois Falkenberg dans le bois.
Et je répondais :
– Je ne demande qu’une chose, c’est que le capitaine reste absent. Je suis bien content du moment que le capitaine est absent.
– Oui, répond Falkenberg. Tu entends, si j’ai vent qu’il n’est pas gentil avec elle, ça bardera.
Il arriva qu’un soir Falkenberg chanta une chanson. Et je continuais à être fier pour son compte. Madame vint à la cuisine, il dut reprendre sa chanson et en chanter une autre, sa belle voix emplissait la cuisine et Madame disait, tombée des nues : Non, mais... je n’ai jamais entendu chose pareille !
C’est alors que l’envie naquit dans mon cœur.
– Avez-vous appris le chant ? demanda Madame. Savez-vous lire les notes ?
– Oh ! oui, répondit Falkenberg, j’ai fait partie d’une société.
Mais ici il aurait dû répondre que non, malheureusement, il n’avait rien appris, pensai-je.
– Avez-vous chanté quelquefois en public ? Quelqu’un vous a-t-il entendu ?
– Oui, j’ai chanté par-ci par-là dans des soirées dansantes. Et puis à une noce.
– Mais un vrai connaisseur vous a-t-il entendu ?
– Non, je ne sais pas. Oui, je crois bien.
– Oh ! chantez encore quelque chose.
Falkenberg chanta.
Ça va finir par là qu’un soir il ira au salon et Madame l’accompagnera, pensai-je. Je dis :
– Excusez, le capitaine ne revient-il pas bientôt ?
– Oui ? répondit Madame, interrogativement. Pourquoi cela ?
– C’était pour le travail.
– Avez-vous déjà abattu tout ce qui est marqué ?
– Oh ! non, nous n’en sommes pas là. Non il s’en faut, mais...
– Ah ! bien... dit Madame à qui vint une idée. Je ne sais pas... si c’est pour l’argent, alors...
Je me tirai d’affaire en répondant :
– Oui, mille fois merci.
Falkenberg ne dit rien.
– Mais, grand Dieu, vous n’avez qu’à parler. Je vous en prie ! dit-elle en me tendant le billet que j’avais demandé. Et vous ?
– Rien. Merci tout de même, répondit Falkenberg.
Dieu ! Comme je reperdais du terrain, comme je tombais à terre ! Et Falkenberg, cet indigne personnage qui était si riche qu’il n’avait pas besoin d’avance ! Je lui arracherais mes habits ce soir et le mettrais à nu !
Ce qui naturellement n’arriva tout de même pas.
XVII
Et les jours passaient.
– Si elle vient ce soir dans la cuisine, je chanterai Le Coquelicot, disait Falkenberg dans le bois. J’avais oublié celle-là.
– As-tu aussi oublié Emma ? demandai-je.
– Emma ? Je vais te dire une bonne chose, c’est que tu es absolument le même qu’avant.
– Je suis le même ?
– Oui, de fond en comble. Ça ne te gênerait pas d’avoir Emma sous les yeux de Madame, mais moi je ne pourrais pas.
– Là, tu mens, répondis-je, indigné. Jamais tu ne me verras dans une histoire de fille, quelle qu’elle soit, pendant que je suis dans cette place.
– Oh ! moi non plus, je ne cours plus après personne la nuit désormais. Crois-tu qu’elle viendra ce soir ? J’avais oublié Le Coquelicot jusqu’à maintenant. Écoute.
Falkenberg chanta Le Coquelicot.
– Toi, tu as la chance d’avoir ton chant, dis-je ; mais ce n’est aucun de nous qui l’aura.
– L’avoir ? As-tu entendu un singe pareil !
– Ah ! si j’étais jeune et riche et beau, je me chargerais bien de l’avoir, dis-je.
– Dans ce cas, oui. Alors, moi aussi je pourrais l’avoir. Mais il y a le capitaine.
– Oui, et puis il y a toi. Et puis il y a moi. Et puis il y a elle et tout l’univers. Et puis il y a que nous pourrions tenir nos sacrées gueules tous les deux et ne pas parler d’elle, dis-je, furieux contre moi-même à cause de mon bavardage puéril. À quoi ça ressemble-t-il que deux vieux bûcherons clabaudent pareillement ?
Nous devînmes tous deux pâles et maigres et le visage douloureux de Falkenberg se couvrit de rides ; aucun de nous ne mangeait comme avant. Pour nous cacher l’un à l’autre notre état, moi je sifflais des airs joyeux, tandis qu’à chaque repas Falkenberg fanfaronnait, disant qu’il mangeait trop et s’en trouvait tout raide et mal à l’aise.
– Mais vous ne mangez rien, disait parfois Madame quand nous rapportions une trop grosse part de nos provisions. Non ! de drôles de bûcherons.
– C’est Falkenberg, disais-je.
– Hé ! non, c’est lui là, disait Falkenberg, il a positivement cessé de manger.
De temps à autre, quand Madame nous demandait un service, une petite amabilité, nous nous empressions tous deux de l’exécuter ; finalement nous apportions de nous-mêmes l’eau à la cuisine et nous remplissions le coffre à bois. Mais une fois Falkenberg me floua en rapportant du bois une baguette de coudrier pour battre les tapis alors que c’était moi et personne d’autre que Madame avait prié de la couper pour elle.
Et Falkenberg continuait à chanter le soir.
Alors je conçus le projet de rendre Madame jalouse. Ah ! ah ! mon brave garçon, es-tu fou ou es-tu bête, Madame ne daignera pas accorder une pensée à toute cette tentative !
Mais néanmoins je voulais la rendre jalouse.
Des trois servantes il n’y avait qu’Emma dont il pouvait être question pour cette expérience, et je commençai à batifoler avec Emma.
– Emma, j’en sais un qui soupire pour toi.
– D’où sais-tu cela ?
– Des étoiles.
– J’aimerais mieux que tu le saches de quelqu’un ici sur terre.
– Je le sais aussi. De première main.
– C’est de lui-même qu’il parle, dit Falkenberg, de peur de se trouver mêlé à l’affaire.
– Bien sûr c’est de moi-même que je parle. Paratum cor meum.
Mais Emma était inabordable et ne se souciait guère de causer avec moi, bien que je fusse plus habile que Falkenberg. Eh ! quoi... ne pourrais-je même pas venir à bout d’Emma ? Alors je devins fier et silencieux à l’extrême, je faisais bande à part, dessinais ma machine et en construisais de petits modèles. Et le soir quand Falkenberg chantait et que Madame l’écoutait, je gagnais la maison des gens et m’y tenais avec les valets. C’était beaucoup plus digne. Il n’y avait qu’un inconvénient : Petter était tombé malade, il était au lit et ne supportait pas le bruit de la hache ou du marteau ; aussi étais-je forcé de sortir et d’aller dans le bûcher chaque fois que je devais frapper un peu fort.
Mais de temps à autre j’avais l’idée que malgré tout Madame déplorait que je fusse perdu pour la cuisine. Cela apparaissait ainsi à mes yeux. Un soir, pendant que nous mangions, elle me dit :
– J’ai entendu dire aux valets que vous étiez en train de construire une machine ?
– C’est une scie d’un nouveau genre qu’il bricole, dit Falkenberg ; mais elle sera trop lourde.
À cela je ne répondis rien, je fus rusé et préférai souffrir. N’était-ce pas le sort de tous les inventeurs de subir la méconnaissance ? Attends un peu, mon temps n’est pas encore venu. Entre temps j’étais gonflé à en éclater du désir de me faire connaître aux servantes, de leur révéler qu’en réalité j’étais fils d’un homme de condition, mais que l’amour m’avait aiguillé sur une mauvaise voie ; maintenant je cherchais ma consolation dans la bouteille. Ah ! oui, en vérité, l’homme propose et Dieu dispose... Cela pourrait revenir plus tard aux oreilles de Madame.
– Je crois que je vais commencer à aller le soir dans la maison des gens, moi aussi, dit Falkenberg.
Et je compris fort bien pourquoi Falkenberg voulait maintenant venir à la maison des gens ; on ne l’invitait plus à chanter aussi souvent, quel qu’en pût être le motif.
XVIII
Le capitaine était revenu.
Un grand homme barbu vint un jour nous trouver dans le bois et dit :
– Je suis le capitaine Falkenberg. Comment cela va-t-il, garçons ?
Nous saluâmes respectueusement et répondîmes que :
– Oui, merci, ça allait bien.
Nous parlâmes un moment de ce que nous avions abattu et de ce qu’il nous restait à abattre ; le capitaine nous complimenta de ce que nous laissions derrière nous de jolies souches courtes. Puis il calcula ce que nous avions produit par jour et dit que c’était la production normale.
– Le Capitaine oublie de déduire les dimanches, dis-je.
– Vous avez raison, dit-il. Alors, c’est supérieur à la normale. Avez-vous cassé des outils ? Est-ce que la scie tient toujours ?
– Oui.
– Personne ne s’est blessé ?
– Non.
Pause.
– En fait vous ne devriez pas être nourris, dit-il ; mais puisque vous l’avez préféré ainsi, nous arrangerons cela au règlement.
– Nous nous tiendrons pour satisfaits des décisions du Capitaine.
– Oui, nous serons satisfaits, dit aussi Falkenberg.
Le capitaine fit un petit tour dans le bois et revint vers nous.
– Vous ne pouviez pas avoir meilleur temps, dit-il. Pas de neige à déblayer.
– Non, pas de neige. Mais on pourrait souhaiter un peu plus de gelée ?
– Pourquoi cela ? Avez-vous trop chaud ?
– Oh ! cela aussi. Mais principalement parce que la scie glisse mieux dans le bois gelé.
– Êtes-vous habitué de longue date à ce travail ?
– Oui.
– Est-ce vous qui chantez ?
– Non, malheureusement. C’est lui.
– Ah ! c’est vous qui êtes chanteur ? Et nous avons le même nom.
– Oh ! oui, d’une certaine manière, répondit Falkenberg, un peu gêné. Je m’appelle Lars Falkenberg, comme en font foi mes certificats.
– D’où êtes-vous ?
– Du district de Trondhjem.
Le capitaine retourna à la maison. Il était affable, bref et décidé, pas un sourire, pas une plaisanterie. Il avait une bonne figure, un peu ordinaire.
Dès lors Falkenberg ne chanta plus que dans la maison des gens ou en plein air, le chant dans la cuisine cessa complètement à cause du capitaine. Falkenberg était désolé et disait des paroles sombres : Bon Dieu, que la vie était ennuyeuse. On pourrait tout aussi bien se pendre un beau matin. Mais son désespoir ne dura pas longtemps. Un dimanche il retourna aux deux domaines où il avait accordé des pianos et demanda des certificats.
En revenant il me montra les papiers et dit :
– Ça peut servir à se maintenir en vie dans une mauvaise passe.
– Alors, tu n’en arriveras pas à te pendre ?
– Tu en aurais plus sujet que moi, répondit Falkenberg.
Mais moi non plus je n’étais plus aussi déprimé. Quand le capitaine eut vent de ma machine il souhaita aussitôt en savoir davantage sur ce point. Il vit, au premier coup d’œil jeté sur mes croquis, qu’ils étaient par trop imparfaits. Je les avais dessinés sur des papiers trop petits et je n’avais même pas eu de compas. Il me prêta une grande boîte à dessiner et m’enseigna même un peu de calcul mécanique. Lui aussi, le capitaine craignait que ma scie ne fût trop peu maniable. Mais tu n’as qu’à continuer, dit-il, établis-la d’après une échelle déterminée, et nous verrons.
Je compris entre temps qu’un modèle assez bien exécuté donnerait une impression plus complète de l’appareil et quand j’eus fini le dessin, je me mis à tailler un modèle en bois. Je n’avais pas de tour et je dus tailler à la main les deux cylindres et plusieurs roues et vis. J’étais si absorbé par ce travail que le dimanche je n’entendis pas la cloche de midi. Le capitaine vint et cria : Il est midi ! En voyant à quoi je travaillais il s’offrit à aller le lendemain chez le forgeron pour lui faire tourner tout ce dont j’avais besoin.
– Vous n’avez qu’à me donner les mesures dit-il. N’avez-vous pas aussi besoin d’outils ? Bon, une scie à main. Quelques forets. Des vis. Un poinçon fin. Rien d’autre ?
Il prit tout en note. C’était un patron sans pareil.
Mais le soir, j’avais dîné et me rendais à la maison des gens lorsque Madame m’appela. Elle se tenait dans la cour, hors de la lumière des fenêtres de la cuisine, mais elle s’avança tout à fait.
– Mon mari a remarqué que... oui, que vous êtes vêtu trop légèrement. Je ne sais pas si... prenez cela !
Elle entassa tout un costume sur mes bras.
Je remerciai, marmottant et bégayant. Je pourrais bientôt m’acheter un costume moi-même, cela ne pressait pas, je n’en avais pas besoin...
– Oui, je sais bien que vous pouvez vous un acheter un vous-même, mais... Votre camarade a de si bons vêtements, et vous... Prenez-les donc.
Elle s’enfuit aussitôt dans la maison, tout à fait comme une jeune fille qui aurait peur d’être surprise à se montrer trop aimable. Je dus lui crier mon dernier merci dans le dos.
Le lendemain soir, quand le capitaine revint avec mes cylindres et mes roues, je saisis l’occasion de le remercier pour les vêtements.
– Oh ! c’est bon, répondit-il. C’est ma femme qui a cru... Est-ce qu’ils vous vont ?
– Oh ! oui, ils me vont.
– C’est très bien. Oui, c’est ma femme qui... Alors, voici les roues. Et voici les outils. Bonne nuit.
Ils étaient sans doute tous deux également bons quand il s’agissait d’une bonne action. Et quand ils l’avaient faite ils se rejetaient la faute l’un sur l’autre. Ce devait être là le mariage dont les rêveurs ont rêvé sur cette terre...
XIX
Le bois s’est dénudé de son feuillage et il est devenu muet de chants d’oiseaux, seules les corneilles râpent leurs cris vers cinq heures du matin et se répandent par les prairies. Nous les voyons en allant au bois, Falkenberg et moi ; la couvée, de l’année, qui n’a pas encore appris à craindre le monde, sautille dans le sentier devant nos pieds.
Puis nous rencontrons le pinson, le moineau des bois. Il a déjà fait un tour dans le bois et revient chez les hommes parmi lesquels il aime à vivre et qu’il aime à connaître sous toutes leurs faces. Le singulier petit pinson ! En réalité c’est un oiseau migrateur, mais ses parents lui ont appris qu’il est possible, de passer l’hiver dans le Nord ; maintenant il va apprendre à ses enfants que c’est seulement dans le Nord qu’il convient de passer l’hiver. Mais il a encore dans les veines du sang de voyageur, il continue à être un vagabond. Un jour il se réunit avec tous les siens et il s’envole à plusieurs paroisses de là, chez de tous autres hommes dont il veut aussi faire connaissance... et la tremblaie est vide de pinsons. Et il peut se passer toute une longue semaine avant qu’une nouvelle bande de ces vies volantes se pose dans la tremblaie... Grand Dieu ! que de fois je me suis amusé à regarder le pinson !
Falkenberg dit un jour qu’il a repris son aplomb. Cet hiver il va se mettre de côté une centaine de couronnes sur ses gains de bûcheron et d’accordeur de pianos et se réconcilier avec Emma. Moi aussi je devrais cesser de soupirer pour des personnes de premier rang et retourner à mes égales, dit-il.
Il avait raison.
Le samedi soir nous cessâmes le travail un peu plus tôt que de coutume pour aller chez le marchand. Nous avions besoin de chemises, de tabac et de vin.
Tandis que je suis dans la boutique, mon regard tombe sur une boîte à ouvrage avec une garniture de coquillages, une de ces boîtes à ouvrage que dans l’ancien temps les marins achetaient dans les ports et rapportaient à leur bonne amie ; maintenant les Allemands les fabriquent par milliers. J’achetai la boîte dans l’idée de faire un ongle pour ma pipe avec un des coquillages...
– Qu’est-ce que tu vas faire de cette boîte ? demanda Falkenberg. Est-ce Emma qui doit l’avoir ? Sa jalousie s’éveilla, et pour ne pas rester en arrière il acheta un mouchoir de soie pour Emma.
En revenant nous nous mîmes à boire notre vin et à bavarder ; Falkenberg était toujours jaloux. Je choisis le coquillage dont j’avais besoin, je l’arrachai et donnai la boîte à Falkenberg. Et nous redevînmes bons amis.
Il commençait à faire sombre et il n’y avait pas de lune. Soudain nous entendons de la musique dans une maison au haut d’un coteau ; nous pouvions comprendre que l’on dansait dans la cabane, la lumière apparaissait et disparaissait comme un phare à éclipses.
– Allons-y, dit Falkenberg.
Et nous étions de bonne humeur.
En arrivant à la maison nous rencontrâmes quelques jeunes garçons et jeunes filles qui prenaient le frais dehors ; Emma était là aussi.
– Tiens, Emma est là aussi ! cria Falkenberg, avec bonne humeur ; il n’était pas du tout mécontent qu’elle fût venue là sans lui. Emma, viens ici, j’ai quelque chose pour toi.
Il croyait qu’une bonne parole suffirait ; mais Emma se détourna de lui et rentra. Comme Falkenberg voulait la suivre, on lui barra le chemin et on lui signifia qu’il n’avait rien à faire là.
– Mais Emma est là, pourtant. Priez-la de sortir.
– Elle ne sortira pas. Emma est avec Markus, le cordonnier.
Falkenberg resta médusé. Il avait si longtemps été froid envers Emma qu’elle l’avait abandonné. Comme il continuait à avoir l’air tombé des nues, quelques-unes des filles commencèrent à se moquer de lui. Est-ce qu’on ne lui avait pas payé son beurre qu’il avait l’air si pauvre, le malheureux !
En présence de tout le monde, Falkenberg porta la bouteille à ses lèvres et but, puis il essuya le goulot de la main et passa la bouteille à son voisin. L’opinion nous devint plus favorable, nous étions de bons garçons, nous avions des bouteilles dans nos poches et nous les faisions passer à la ronde ; de plus nous étions étrangers au pays, nous apportions un peu de changement. Et Falkenberg dit beaucoup de choses drôles sur Markus, le cordonnier, qu’il appelait constamment Lukas.
Dans la maison, la danse suivait son cours, mais aucune des filles ne nous quitta.
– Je parie qu’Emma aussi voudrait bien revenir vers nous, dit Falkenberg, vantard.
Il y avait là Hélène et Rönnaug et Sara ; après avoir bu à même la bouteille, elles avaient remercié gentiment en nous serrant la main, comme c’était l’usage, mais il y en avait d’autres qui étaient devenues grand genre, et elles dirent seulement « Merci pour la goutte ! » Hélène devint la bonne amie de Falkenberg, il la prit par la taille et déclara que c’était son tour cette nuit. Aussi quand ils s’éloignèrent de plus en plus de nous autres, n’y eut-il personne qui les rappelât ; nous nous appariâmes tous deux par deux et chaque couple alla de son côté dans le bois. Moi, j’étais avec Sara.
Quand nous revînmes du bois, Rönnaug était encore là à prendre le frais. Drôle de fille, était-elle restée là tout le temps ! Je lui pris la main et lui dis quelques mots, elle se contentait de sourire à tout ce que je disais, sans répondre. Comme nous nous mettions en marche vers le bois, nous entendîmes Sara crier derrière nous dans l’obscurité :
– Rönnaug, viens, nous allons plutôt rentrer !
Mais Rönnaug ne répondit pas, elle était si peu causeuse. Elle avait la peau blanche comme du lait, elle était grande et calme.
XX
La première neige est tombée, elle fond tout de suite, mais l’hiver ne doit pas être loin. Et notre travail de bûcherons chez le capitaine tire à sa fin, il nous en reste peut-être encore pour quelques semaines. Qu’allions-nous faire ensuite ? Il y avait des travaux de chemin de fer dans la montagne et peut-être restait-il des arbres à abattre dans une propriété ou une autre sur laquelle nous pouvions tomber. Falkenberg penchait pour la ligne de chemin de fer.
Mais ma machine ne serait pas au point en si peu de temps. Chacun de nous avait ses affaires. Outre ma machine j’avais à terminer l’ongle pour ma pipe, et les soirées seraient trop courtes pour moi. Et Falkenberg avait à se mettre d’accord avec Emma. Comme c’était difficile, et comme cela allait lentement ! Elle avait fréquenté Markus le cordonnier, sans doute ; mais en revanche Falkenberg, dans une heure d’abandon, avait fait cadeau à Hélène, la servante, d’un mouchoir de soie et d’un coffret garni de coquillages.
Falkenberg était embarrassé et disait :
– La vie n’est qu’ennuis, sottise et niaiserie de tous les côtés.
– Tu trouves ?
– Oui, c’est à quoi je la compare, si tu veux le savoir. Je ne peux pas décider Emma à venir avec moi dans la montagne.
– Ce doit être Markus le cordonnier qui la retient ?
Falkenberg se tait, sombre.
– Et je n’ai pas pu continuer à chanter non plus, dit-il après un moment.
Nous en venons à parler du Capitaine et de Madame. Falkenberg a de sombres pressentiments, ça ne va pas entre eux deux.
Le cancanier ! Je dis :
– Excuse, tu ne comprends goutte à ces choses-là.
– Ah ? répondit-il, avec emportement. Et il s’échauffa de plus en plus et dit : Tu les as peut-être vus ne pas se quitter d’une semelle et être l’un pour l’autre comme des friandises ? Je ne les ai jamais entendus échanger une parole.
L’idiot, le baveux !
Je grogne :
– Je ne comprends pas comment tu scies aujourd’hui ! Regarde le trait que tu fais !
– Que je fais ? Nous sommes tout de même deux à le faire !
– Bon, alors c’est que le bois est trop dégelé. Reprenons la cognée.
Un long temps nous bûchons chacun de notre côté, tous deux silencieux et furieux. Quel mensonge avait-il osé dire sur eux..., que jamais ils n’échangeaient une parole ? Mais, grand Dieu, c’est qu’il avait raison ! Falkenberg avait du flair, il comprenait les hommes.
– En tout cas ils parlent très joliment l’un de l’autre, devant nous, dis-je.
Falkenberg se contenta de cogner.
Je réfléchis davantage à la chose.
– Ah ! tu peux avoir raison : ce n’est peut-être pas le mariage dont ont rêvé les rêveurs, mais...
Ceci n’était pas à la portée de Falkenberg, il n’y comprit pas un mot.
Pendant la pause de midi je repris la conversation.
– Tu as bien dit que s’il n’était pas gentil avec elle, ça allait barder ?
– Oui je l’ai dit.
– Mais ça n’a pas bardé.
– Ai-je dit qu’il n’est pas gentil avec elle ? demanda Falkenberg, exaspéré. Mais ils sont las l’un de l’autre, voilà ce qu’ils sont. Quand l’un entre dans une pièce, l’autre en sort. Quand il parle de quelque chose à la cuisine, elle ne l’écoute pas et ses yeux deviennent tout à fait morts, d’ennui.
Nous nous remettons à cogner un long moment et chacun de nous suit ses pensées.
– Je serai peut-être forcé de lui ficher une raclée, dit Falkenberg.
– À qui ?
– À Lukas...
Je terminai la pipe et la fis porter au capitaine par Emma. L’ongle avait l’air tout à fait naturel, et avec les bons outils que le capitaine m’avait donnés, j’avais pu le sertir sur le doigt et le fixer par en dessous sans que les deux petits clous de cuivre fussent visibles. J’étais content de mon travail.
Le soir, pendant que nous mangions, le capitaine vint à la cuisine avec la pipe et m’en remercia ; et j’eus du même coup confirmation de la perspicacité de Falkenberg : le capitaine n’était pas plutôt entré que Madame sortit.
Le capitaine me fit compliment de la pipe et demanda comment j’avais fixé l’ongle ; il me qualifia d’artiste et de maître. Toute la cuisine, debout, écoutait cela, et cela avait du poids, quand le capitaine disait que j’étais un maître. Je crois qu’à ce moment j’aurais pu avoir Emma.
Cette nuit-là il m’arriva d’apprendre à frissonner.
Le cadavre d’une femme entra dans le grenier, vint à moi, tendit sa main gauche et me la montra ; l’ongle du pouce manquait. Je secouai la tête, en disant qu’autrefois j’avais pris un ongle, mais que je l’avais jeté et que j’avais employé un coquillage à la place. Néanmoins le cadavre resta là debout, et moi, je demeurai couché, à frissonner d’effroi. Puis, je parvins à dire que malheureusement je n’y pouvais plus rien et qu’il eût à passer son chemin, au nom de Dieu. Et Notre Père, qui êtes aux cieux... Le cadavre vint droit sur moi, je lançai mes deux poings fermés en avant, et poussai un cri glacé, cependant que j’aplatissais Falkenberg contre le mur.
– Qu’est-ce que c’est ? cria Falkenberg. Au nom du Christ...
Je m’éveillai, moite de sueur, et ouvris les yeux. J’étais étendu, les yeux ouverts, et je vis le cadavre disparaître très lentement dans l’obscurité de la chambre.
Je gémis :
– C’est le cadavre ! La femme veut ravoir son ongle.
Falkenberg se dressa brusquement dans son lit, complètement réveillé lui aussi.
– Je l’ai vue ! dit-il.
– Toi aussi ? Tu as vu le doigt ? Ouf !
– Je ne voudrais pas être dans ta peau pour tout l’or du monde.
– Laisse-moi coucher dans la ruelle ! implorai-je.
– Et moi, où coucherai-je ?
– Il n’y a pas de danger pour toi, tu peux tranquillement coucher sur le devant.
– Comme ça, elle pourra venir me prendre le premier ? Non. Merci !
Là-dessus Falkenberg se recoucha et tira la couverture sur ses yeux.
Je pensai un instant à descendre me coucher près de Petter ; il était en convalescence et ne me donnerait pas sa maladie. Mais je n’osais pas descendre l’escalier.
Je passai une mauvaise nuit.
Le matin, je cherchai l’ongle de droite et de gauche et le trouvai par terre parmi la sciure et les copeaux. Je l’enterrai dans le chemin du bois.
– Il s’agit de savoir si tu ne dois pas porter l’ongle où tu l’as pris, dit Falkenberg.
– C’est à tant de lieues d’ici, c’est tout un voyage...
– Savoir si tu ne seras pas sommé de le faire. Elle ne veut peut-être pas avoir un doigt là-bas et un ongle ici.
Mais j’étais redevenu si hardi, la lumière du jour avait fait de moi un casse-cou, je ris de la superstition de Falkenberg, et déclarai que son point de vue était abandonné par la science.
XXI
Un soir il vint des invités au domaine et comme Petter était toujours malade et que l’autre valet n’était qu’un gamin, ce fut moi qui allai prendre les chevaux. Une dame descendit de la voiture. Les Capitaine sont à la maison ? demanda-t-elle. Au bruit de la voiture des visages apparurent aux fenêtres, des lampes s’allumèrent dans les corridors et les chambres, Madame sortit et cria :
– Est-ce toi, Élisabeth ? Comme je t’ai attendue ! Sois la bienvenue !
C’était Mademoiselle Élisabeth, du presbytère.
– Ah ! il est ici ? demanda-t-elle, surprise.
– Qui ?
C’était moi qu’elle voulait dire. Elle m’avait reconnu...
Le lendemain les deux jeunes dames vinrent près de nous dans le bois. Pour commencer, j’avais peur que le bruit de certaine chevauchée sur les chevaux d’autrui ne fut parvenu au presbytère, mais je me tranquillisai en n’en entendant pas parler.
– La conduite d’eau marche bien, dit Mademoiselle Élisabeth.
– Cela me réjouit de l’apprendre.
– La conduite d’eau ? demanda Madame.
– Il a installé une conduite d’eau chez nous. Dans la cuisine et au premier étage. Nous n’avons qu’à tourner un robinet. Tu devrais aussi en avoir une.
– Oui. Pourrait-on l’installer chez nous ?
Je répondis que oui, cela pouvait se faire.
– Pourquoi n’avez-vous pas raconté cela à mon mari ?
– Je lui en ai parlé. Il devait en causer avec Madame.
Une pause pénible... Même une chose comme celle-là qui intéressait si particulièrement Madame, il ne lui en avait pas parlé.
Pour dire quelque chose, je repris d’un trait :
– En tout cas, la saison est trop avancée cette année. L’hiver nous surprendrait avant que nous ayons fini. Mais, au printemps, alors...
Madame eut l’air de revenir de loin.
– Du reste, je me rappelle maintenant qu’il en a parlé une fois, dit-elle. Que nous en avons discuté. Mais que la saison était trop avancée... Eh ! bien, Élisabeth, n’est-ce pas très amusant de voir abattre des arbres ?
Nous employions par moments une corde pour diriger l’arbre dans sa chute ; Falkenberg venait de fixer cette corde à la cime d’un arbre qui chancelait.
– Pourquoi faites-vous cela ?
– Pour diriger l’arbre dans la bonne voie, commençai-je à expliquer.
Mais Madame ne voulait pas m’entendre davantage, elle répéta sa question directement à Falkenberg et dit :
– Est-ce que toutes les voies ne sont pas bonnes pour tomber ?
Alors Falkenberg dut intervenir :
– Oh ! non, il faut que nous dirigions l’arbre. Pour qu’il n’écrase pas trop de jeune bois là où il se couche.
– Tu as entendu, dit Madame à son amie, tu as entendu la voix qu’il a ? C’est lui qui chante.
Comme j’étais navré d’avoir tant parlé et de ne pas avoir remarqué son désir ! Mais je lui montrerais que j’avais compris la leçon. Du reste c’était Mademoiselle Élisabeth dont j’étais amoureux, et personne d’autre : elle n’était pas capricieuse, elle, et elle était tout aussi jolie que l’autre, même mille fois plus jolie. Je m’engagerais comme valet chez son père... Je me faisais une règle maintenant, chaque fois que Madame me parlait, de regarder d’abord Falkenberg, puis elle, et d’attendre pour répondre, comme si je craignais que ce ne fût pas mon tour. Je crois que cette manière d’agir commença à lui être un peu pénible et elle dit une fois, avec un sourire gêné :
– Mais, c’est vous que j’interrogeais.
Ce sourire et ces paroles... Un tourbillon de joie me traversa le cœur, je me mis à cogner de toute la force que j’avais acquise par l’exercice et à faire d’énormes entailles. Et le travail marchait comme un jeu. De temps à autre seulement j’entendais de quoi l’on parlait.
– Je dois chanter pour elles ce soir, dit Falkenberg, une fois que nous fûmes seuls.
Le soir vint.
Je restai dans la cour et causai un moment avec le capitaine. Nous avions encore pour trois ou quatre jours de travail dans le bois.
– Où irez-vous alors ?
– Aux travaux du chemin de fer.
– J’ai peut-être de quoi vous employer ici, dit le capitaine. Je veux refaire le chemin qui descend à la grande route, il est trop raide. Venez, je vais vous montrer.
Il me conduisit du côté sud de la maison et commença à me donner de la main des indications, bien qu’il fît déjà quelque peu sombre.
– Et quand le chemin sera terminé et quelques autres travaux, ce sera le printemps, dit-il. Et puis il y a la conduite d’eau. De plus, Petter est malade ; cela ne peut pas marcher de la sorte, il me faut un valet de renfort.
Tout à coup nous entendons Falkenberg chanter. On avait fait de la lumière dans le salon, Falkenberg y était et on l’accompagnait au piano. Un flot d’harmonie afflua vers nous, issu de cette voix extraordinaire ; cela me fit trembler contre ma volonté.
Le capitaine sursauta et leva les yeux vers les fenêtres.
– Mais... dit-il tout à coup, il vaut sans doute mieux attendre aussi jusqu’au printemps pour le chemin. Pour combien de temps disiez-vous que vous en avez encore dans le bois ?
– Trois ou quatre jours.
– Bon, alors disons ces trois ou quatre jours et nous cesserons pour cette année.
C’est une détermination singulièrement rapide ! pensai-je.
Je dis :
– Il n’y a aucune raison pour ne pas construire le chemin l’hiver, c’est le meilleur moment d’une certaine manière. Il faut faire sauter de la roche, amener les matériaux sur place...
– Oui, je sais bien, mais... Ah ! il faut que j’entre écouter le chant.
Le capitaine entra.
Je pensai : C’est sûrement par politesse qu’il l’a fait, il ne voulait pas avoir l’air d’être étranger à la venue de Falkenberg dans le salon. Mais en réalité il avait meilleure envie de bavarder avec moi.
Comme j’étais présomptueux, et comme je me trompais !
XXII
Les parties les plus importantes de ma scie étaient terminées, je pouvais les monter et les essayer. Près de la passerelle de la grange il restait le tronçon d’un tremble abattu par le vent, je fixai l’appareil à ce tronçon et me convainquis aussitôt que la scie pouvait couper. Hé ! là, silence, les petits, le problème est résolu ! Comme lame de scie j’avais acheté une énorme scie à main que j’avais dentée tout le long du dos ; pendant le sciage, ces dents s’engrenaient dans un petit pignon destiné à éviter la friction et qui était poussé en avant par le ressort. Ce ressort je l’avais primitivement fait d’un large buse de corset que m’avait donné Emma, mais les essais montrèrent qu’il était trop mou, alors je bandai un nouveau ressort fait d’une lame de scie, large seulement de six millimètres, dont j’avais au préalable émoussé les dents. Mais ce nouveau ressort se trouva donner trop de pression. Je dus donc m’arranger pour le mieux en tendant le ressort seulement à demi, quitte à le retendre quand il serait à bout de course.
Malheureusement je ne connaissais pas assez de théorie, il me fallait tâtonner presque tout le temps, et cela retardait mon travail. Ainsi j’avais dû abandonner complètement la transmission par cônes en m’apercevant qu’elle prenait trop de force et transformer tout l’appareil selon un système plus simple.
Ce fut un dimanche que j’installai ma machine sur le tronçon de tremble ; le bâti de bois neuf et blanc et l’étincelante lame de scie luisaient au soleil. Il y eut bientôt des visages aux fenêtres, le capitaine sortit. Il ne répondit pas à mon salut et se contenta de venir regarder la machine de tous ses yeux.
– Comment cela se présente-t-il ?
Je fis fonctionner la scie.
– Tiens, tiens, il me semble en vérité...
Madame et Mademoiselle Élisabeth sortirent, toutes les servantes sortirent, Falkenberg sortit. Et je fis fonctionner la scie. Eh ! bien, silence vous tous, les petits !
Le capitaine dit :
– Cela ne prendra-t-il pas trop longtemps de fixer cet appareil à chaque arbre ?
– On regagnera une partie du temps avec la bien plus grande facilité du sciage. On n’aura jamais besoin de se reposer.
– Pourquoi cela ?
– Parce que la pression de côté est fournie par un ressort. C’est surtout cette pression qui fatigue les hommes.
– Et le reste du temps ?
– J’ai l’intention de supprimer toute la vis et de la remplacer par un serre-joint que l’on peut desserrer d’un seul coup. Le serre-joint a une série de crans et peut se monter sur des arbres de toutes grosseurs.
Je lui montrai le croquis de ce serre-joint que je n’avais pas encore eu le temps de terminer.
Le capitaine mit lui-même la scie en mouvement et éprouva la force qu’elle exigeait.
Il dit :
– La question est de savoir si ce ne sera pas trop lourd de tirer une scie qui dont la largeur dépassera le double de celle d’une scie de forêt ordinaire.
– Oh ! si, dit Falkenberg, vous pouvez le croire.
Tous regardèrent Falkenberg, puis moi. C’était mon tour de parler :
– Un seul homme peut pousser un wagon de marchandises en pleine charge sur roues, répondis-je. Ici il y a deux hommes pour pousser et tirer une scie qui glisse sur deux galets roulant dans deux gorges d’acier lubrifiées d’huile. Cette scie sera notablement plus légère à manœuvrer que l’ancienne, elle peut au besoin être conduite par un seul homme.
– Je tiens cela pour presque impossible.
– Nous verrons.
Mademoiselle Élisabeth demanda, à demi en plaisantant :
– Mais dis-moi, à moi qui n’y comprends rien, pourquoi ce n’est pas mieux de scier un arbre tout uniment comme dans l’ancien temps ?
– Il veut éviter à ceux qui scient la pression sur le côté, expliqua le capitaine. Grâce à cette scie on peut en effet obtenir une section horizontale avec une pression de même nature que celle destinée à une scie qui descend en faisant une section verticale. Pensez : vous exercez une pression de haut en bas et elle agit sur le côté. Dites-moi, ajouta-t-il en s’adressant à moi, ne croyez-vous pas que l’on arrivera à déprimer les extrémités de la lame et à faire une section convexe ?
– Cela est évité premièrement par ces deux galets sur lesquels repose la scie.
– Oui, cela aide un peu. Et secondement ?
– Secondement, il est impossible de faire une section convexe avec cet appareil, même si on le voulait. La lame de scie a en effet un dos en forme de T qui la rend pratiquement rigide.
Je crois que le capitaine faisait quelques-unes de ses objections sans aucune conviction. Avec ses connaissances, il eût pu les réfuter mieux que moi-même. Par contre il y avait d’autres choses qui échappaient au capitaine mais qui me causaient des inquiétudes. Une machine que l’on devait faire circuler dans le bois ne pouvait pas être un appareil trop délicat, je craignais donc que les deux glissières d’acier ne fussent exposées à des chocs qui les briseraient ou les gauchiraient de telle sorte que les galets n’arriveraient plus à glisser. Il s’agissait de se passer des glissières et d’appliquer les galets sous le dos de la scie. J’étais loin d’en avoir fini avec ma machine.
Le capitaine alla trouver Falkenberg et lui dit :
– Vous n’avez sans doute rien contre l’idée de conduire nos dames demain ; une longue promenade ? Petter est encore trop malade.
– Dame non, je n’ai rien là-contre.
– C’est Mademoiselle qui doit retourner au presbytère, dit le capitaine en s’en allant. Il faut que vous partiez à six heures.
Falkenberg était content et joyeux de la confiance qu’on lui témoignait et il m’accusa en plaisantant d’être jaloux de lui. En réalité je n’étais pas jaloux le moins du monde. Ce me fut peut-être légèrement pénible un moment que l’on me préférât mon camarade, mais sans conteste j’aimais beaucoup mieux être seul avec moi-même dans le bois et le silence que d’être assis sur le siège d’une voiture et d’avoir froid.
Falkenberg était d’une humeur radieuse et dit :
– Tu deviens tout jaune de jalousie, tu devrais soigner ça, un peu d’huile de ricin.
Il bricola toute la matinée autour des préparatifs du voyage, lava la voiture, graissa les roues, inspecta les harnais. Et je l’aidai.
– Tu ne dois même pas savoir conduire à deux, dis-je pour le taquiner. Mais je t’apprendrai l’essentiel demain avant que tu partes.
– Je trouve que c’est dommage que tu souffres à ce point, rien que pour économiser dix öre d’huile de ricin, répondit-il.
Ce n’était que plaisanterie et jovialité entre nous.
Le soir le capitaine vint me trouver et me dit :
– J’aurais voulu vous épargner et envoyer votre camarade avec les dames, mais c’est vous que Mademoiselle Élisabeth exige.
– Moi ?
– Parce que vous êtes de vieilles connaissances.
– Bah, mon camarade n’est pas un homme dangereux, lui non plus.
– Avez-vous quelque chose contre ce voyage ?
– Non.
– Bon. Alors ce sera vous.
J’eus aussitôt cette pensée : Hoho, c’est tout de même moi que les dames préfèrent, parce que je suis un inventeur et un propriétaire de scie et quand je me fais beau, j’ai une belle apparence, une brillante apparence.
Mais le capitaine avait donné à Falkenberg une explication qui écrasa d’un coup ma vanité : Mademoiselle Élisabeth devait me ramener au presbytère afin de permettre à son père de faire une nouvelle tentative pour m’embaucher comme valet. C’était une convention entre elle et son père.
Je réfléchis et réfléchis à cette explication.
– Mais si tu te loues au presbytère, c’en est fini de notre travail à la ligne de chemin de fer, dit Falkenberg.
Je répondis :
– Je ne me louerai pas.
XXIII
De bonne heure le lendemain matin je pars avec les deux dames en voiture fermée. Il faisait fameusement frais pour commencer, ma couverture de laine me rendit grand service : je l’employais alternativement pour mes genoux et comme châle sur les épaules.
Je suivais le chemin que j’avais parcouru à pied avec Falkenberg et je reconnaissais les endroits l’un après l’autre ; là et là, Falkenberg avait accordé les pianos, là nous avions entendu les oies sauvages... Le soleil monta, il fit chaud, les heures passèrent ; à un carrefour les dames frappèrent à la vitre et dirent qu’il était l’heure de déjeuner.
Je vis au soleil qu’il était beaucoup trop tôt pour le déjeuner des dames, par contre cela convenait assez bien pour moi qui mangeais avec Falkenberg à midi. Aussi continuai-je à conduire.
– Ne pouvez-vous pas arrêter ! crièrent les dames.
– Mais vous avez l’habitude de manger à trois heures... Je croyais...
– Mais nous avons faim.
Je rangeai la voiture de côté et dételai les chevaux, leur donnai à manger et leur apportai de l’eau. Ces étranges personnes avaient-elles réglé l’heure de leur repas d’après la mienne ?
– S’il vous plaît ! cria-t-on.
Comme je ne pouvais pas décemment me mêler aux autres à ce repas, je restai debout auprès des chevaux.
– Eh bien ? dit Madame.
– Ayez la bonté de me donner quelque chose à manger, dis-je.
Elles m’en donnèrent toutes les deux et ne pouvaient croire que j’en eusse en suffisance. Je débouchai les bouteilles de bière et en reçus aussi ma large part, ce fut une fête sur la grand-route, un petit conte de fées dans ma vie. Et c’est Madame que j’osais le moins regarder, pour lui éviter de se sentir choquée.
Elles causaient et plaisantaient entre elles et par amabilité me mêlaient aussi à leur conversation. Mademoiselle Élisabeth dit :
– Comme je trouve cela amusant de manger dehors. Ne trouvez-vous pas, vous aussi ?
Cette fois, elle ne dit pas tu, comme elle faisait d’habitude.
– Cela ne doit pas être si nouveau pour lui, dit Madame. Il mange tous les jours dans le bois.
Ah ! cette voix, ces yeux, l’expression fémininement tendre de cette main qui me tendait le verre... J’aurais pu dire quelque chose moi aussi, raconter une chose ou une autre du vaste monde et les égayer ; j’aurais pu corriger leur ignorant babil quand elles parlaient de monter à chameau ou de récolter le vin...
Je me hâtai de manger et de m’éloigner. Je pris le seau et allai chercher davantage d’eau pour les chevaux bien que ce fût inutile : je m’assis au bord du ruisseau.
Au bout d’un moment, Madame m’appela.
– Il faut revenir auprès des chevaux. Nous allons voir si nous trouvons des feuilles de houblon ou d’autres feuillages.
Mais quand j’arrivai à la voiture, elles tombèrent d’accord que le houblon avait perdu ses feuilles et qu’il n’y avait ici ni sorbiers ni feuillages diaprés.
– On ne peut rien trouver dans le bois, dit Mademoiselle. Et elle me posa de nouveau une question directe :
– Dites-moi, ici vous n’avez pas de cimetière où errer ?
– Non...
– Pouvez-vous vous en passer ?
Là-dessus elle expliqua à Madame que j’étais un homme étrange qui allait au cimetière et avait des entrevues avec les morts. C’était là que j’inventais mes machines.
Pour dire quelque chose je lui demande des nouvelles du jeune Érik. Son cheval s’était emporté, il crachait le sang...
– Oh ! il se remettra, répondit Mademoiselle brièvement. N’allons-nous pas bientôt partir, Louise ?
– Oui, ne pouvons-nous partir ?
– Quand vous le désirez, répondis-je.
Et nous repartîmes.
Les heures passent, le soleil décline, il fait de nouveau frais, un air humide, plus tard ce fut du vent et du crachin, mi-pluie mi-neige. Nous passâmes l’église de la paroisse annexe, quelques boutiques de marchands, un domaine après l’autre.
Alors on frappa à la vitre.
– C’est bien ici qu’une nuit vous avez monté les chevaux d’autrui ? demanda Mademoiselle en riant. Nous en avons entendu parler, vous pouvez le croire.
Les deux dames s’en amusèrent.
L’idée me passa de répondre :
– Et, malgré tout, votre père veut m’avoir comme valet, n’est-il pas vrai ?
– Si.
– Puisque nous parlons de cela, Mademoiselle, comment votre père savait-il que je travaillais chez le capitaine Falkenberg ? Vous-même, vous avez été surprise de m’y voir ?
Après une rapide réflexion, elle répondit, en regardant Madame :
– Je l’avais écrit à la maison.
Madame baissa les yeux.
J’avais l’impression que la jeune fille brodait un peu. Mais elle fournissait des réponses excellentes et elle me ferma la bouche. Il n’y avait rien d’invraisemblable à ce que dans un tel mandement à ses parents, elle eût écrit à peu près ceci : « Et savez-vous qui j’ai rencontré ici ? Celui qui a posé la conduite d’eau chez nous au presbytère, maintenant il abat des arbres chez les Capitaine...
Mais quand nous arrivâmes au presbytère le nouveau valet était engagé et en place, il y avait déjà trois semaines qu’il était en service. Ce fut lui qui vint prendre nos chevaux.
Alors je réfléchis et réfléchis encore : pourquoi était-ce moi qu’on avait choisi comme cocher ? Ce devait être pour me faire une petite amabilité en compensation de ce que Falkenberg avait eu la permission de chanter au salon. Mais alors ces gens ne comprenaient-ils pas que j’étais homme à parfaire à bref délai mon invention et que je n’avais plus besoin d’aucune charité !
J’errai de côté et d’autre, sec et aigri et mécontent de moi-même, je mangeai à la cuisine, reçus la bénédiction d’Oline pour le robinet, soignai mes chevaux. À la nuit tombante je m’en allai à la grange avec ma couverture...
Je fus réveillé par quelqu’un qui me tâtait.
– Il ne faut pas que tu couches ici, crois-moi, tu mourras de froid, dit la dame du pasteur. Viens, je vais te montrer.
Nous parlâmes un moment sur ce sujet, je ne voulais pas déménager et je la persuadai de s’asseoir. Elle était une flamme, non, une fille de la nature. Au fond de son âme chantait encore une valse délicieuse.
XXIV
Le lendemain matin j’étais de meilleure humeur, j’étais refroidi et raisonnable, je me résignais. J’aurais seulement dû comprendre mon propre bien et ne jamais quitter cet endroit, j’aurais pu y devenir valet et j’aurais été le premier parmi mes pareils. Oui, et bien m’enraciner dans une calme vie de campagne.
Madame Falkenberg était dans la cour. La blonde créature était comme une colonne, elle se dressait, libre, dans la vaste cour, et elle n’avait pas de chapeau.
Je saluai et dis bonjour.
– Bonjour ! répondit-elle et elle s’avança vers moi. Elle demanda, très doucement :
– J’aurais voulu voir ce qu’on faisait de vous hier soir, mais je n’ai pu m’échapper. Si, naturellement, je me suis échappée, mais... Vous n’avez pas couché dans la grange, j’espère ?
J’entendis les derniers mots comme dans un rêve, et n’arrivai pas à répondre.
– Pourquoi ne répondez-vous pas ?
– Je n’ai pas couché dans la grange ? Mais si.
– Vraiment ? Étiez-vous bien ?
– Oui.
– Ah ! bien. Oui. Nous retournerons à la maison dans la journée.
Elle se détourna et s’en alla avec un visage qui n’était qu’une pourpre...
Harald vint me prier de lui faire un cerf-volant.
– Oui, je te ferai un cerf-volant, répondis-je dans mon trouble, un cerf-volant colossal qui ira jusqu’aux nuages. Pour de bon.
Nous travaillâmes quelques heures, Harald et moi. Il était gentil et innocent dans son ardeur et moi, pour ma part, je pensais à toute autre chose qu’au cerf-volant. Nous liâmes une queue de plusieurs mètres de long, la collâmes et l’attachâmes avec de la ficelle ; deux fois Mademoiselle Élisabeth vint regarder. Elle était peut-être tout aussi gentille et vive qu’auparavant, mais je ne me souciais pas comment elle était et je ne pensais pas à elle.
Puis je reçus l’ordre d’atteler. J’aurais dû obéir tout de suite à cet ordre, car la route était longue jusqu’à la maison, mais au lieu de cela j’envoyai Harald demander une demi-heure de répit. Et nous continuâmes à travailler jusqu’à ce que le cerf-volant fût terminé. Demain quand la colle serait sèche, Harald pourrait lancer le cerf-volant et le suivre des yeux et sentir dans son âme une émotion inconnue, comme la mienne en ce moment.
Les chevaux sont attelés.
Madame sort ; toute la famille du pasteur l’accompagne.
Le pasteur et son épouse me reconnaissent tous deux, répondent à mon salut et disent quelques mots ; mais il ne fut pas question de devenir valet chez eux. Et la dame aux yeux bleus me jeta son malicieux regard du côté de l’œil en me reconnaissant.
Mademoiselle Élisabeth apporte le panier de provisions et emballe son amie dans sa couverture.
– Tu ne veux vraiment pas avoir davantage sur toi ? demanda-t-elle pour la dernière fois.
– Non merci, c’est tout à fait suffisant. Adieu, adieu !
– Sois aussi bon cocher qu’hier, dit Mademoiselle en me faisant un signe de tête à moi aussi.
Nous sortons de la cour.
C’est une journée froide et humide et je vois tout de suite que Madame n’est pas assez protégée par sa couverture.
Nous allons, une heure après l’autre ; les chevaux, comprenant qu’ils sont sur le chemin du retour, trottent sans se faire prier, et comme je n’ai pas de moufles, mes mains s’engourdissent sur les guides. Près d’une cabane un peu à l’écart du chemin, Madame frappe à la vitre pour dire que c’est l’heure de déjeuner. Elle descend, elle est blême de froid.
– Nous allons monter à cette cabane pour déjeuner, dit-elle. Venez me rejoindre quand vous serez prêt, et apportez le panier.
Là-dessus elle se mit à gravir la pente.
Ce doit être à cause du froid qu’elle veut manger dans cette cabane étrangère, pensé-je ; car elle ne doit pas avoir peur de moi... J’attache les chevaux et leur donne à manger ; comme cela sent la pluie, j’étends sur leur dos les toiles cirées, je les flatte de la main, et je monte à la cabane avec le panier.
C’est une vieille femme qui habite la cabane, elle dit : S’il vous plaît, entrez donc ! et continue à faire chauffer sa bouilloire à café. Madame déballe le panier et dit, sans me regarder :
– C’est moi qui vous donne à manger aujourd’hui aussi ?
– Oui, mille fois merci.
Nous mangeons en silence. Je suis assis sur un petit banc, près de la porte et j’ai mon assiette en permanence à côté de moi sur le banc ; Madame est assise à la table, elle regarde presque tout le temps par la fenêtre et n’arrive pas à avaler une bouchée. De temps à autre elle échange un mot avec la bonne femme, de temps à autre elle jette un regard sur mon assiette pour voir si elle est vide. La petite cabane est si étroite, il n’y a pas plus de deux pas entre moi et la fenêtre, de sorte que, malgré tout, nous sommes assis ensemble.
Quand arrive le café, je ne trouve pas de place pour ma tasse sur le bout du banc, et je reste assis en la tenant à la main. Alors Madame tourne tranquillement tout son visage vers moi et dit, en baissant les yeux :
– Il y a de la place ici.
J’entends mon cœur battre à grands coups, je balbutie quelque chose :
– Merci, cela va très bien... Je préfère...
Il n’y a pas de doute qu’elle est agitée, elle est inquiète de moi, elle a peur que je dise quelque chose, que je fasse quelque chose ; de nouveau elle a détourné son visage, mais je vois les mouvements profonds de sa poitrine. Sois donc tranquille, pensé-je, il ne sortira pas une parole de ma misérable bouche !
Je devrais reposer mon assiette vide et ma tasse sur la table, mais je crains de lui faire peur en m’approchant. Je fais un peu de bruit avec la tasse pour éveiller son attention, je porte mes affaires et je remercie.
Elle essaie de prendre son ton de maîtresse de maison :
– Vous ne voulez plus rien ? Je ne comprends pas...
– Non, merci bien... Faut-il rempaqueter ? Mais je ne peux sans doute pas.
Mon regard était tombé sur mes mains : dans la cabane chauffée, elles avaient gonflé effroyablement, elles étaient devenues lourdes et informes, j’étais incapable d’empaqueter quoi que ce soit. Elle comprit ma pensée, regarda d’abord mes mains, puis à terre, et dit en essayant de sourire :
– Vous n’avez donc pas de moufles !
– Non, je n’en ai pas besoin.
Je retournai à ma place et je m’attendais à la voir rempaqueter le panier afin que je pusse l’emporter. Tout à coup elle tourna de nouveau son visage vers moi et demanda encore, sans lever les yeux :
– De quel pays êtes-vous ?
– Du Nordland.
Pause.
J’osai lui demander à mon tour.
– Madame y a-t-elle été ?
– Oui, dans mon enfance.
Ce disant elle regarda sa montre, comme pour m’interdire de la questionner davantage et en même temps me rappeler l’heure.
Je me levai aussitôt et sortis pour aller vers les chevaux.
Le jour avait déjà baissé un peu, le ciel était devenu sombre et il commençait à tomber un crachin de neige humide. En catimini je retirai ma couverture de dessous le siège et la cachai dans la voiture sous la banquette de devant ; cela fait, je donnai à boire aux chevaux et les attelai. Peu après, Madame descendit la pente, je la rencontrai, en montant chercher le panier.
– Où allez-vous donc ?
– Chercher le panier.
– Merci, c’est inutile. Il n’y a rien à remporter.
Nous allâmes à la voiture, elle y monta et je voulus l’aider un peu à s’envelopper. Alors je découvris la couverture sous la banquette de devant et en dissimulai avec soin les lisières pour qu’elle ne la reconnût point.
– Oh ! comme c’est heureux ! dit Madame. Où était-elle ?
– Ici.
– J’aurais pu prendre davantage de couvertures au presbytère, mais les pauvres gens ne les auraient jamais revues... Merci, je puis bien moi-même... Non, merci, je puis moi-même... Préparez-vous.
Je refermai la portière et montai sur le siège.
Si maintenant elle frappe à la vitre, ce sera pour la couverture, et alors je ne m’arrête pas, pensé-je.
Les heures passent l’une après l’autre, il fait noir comme dans un four, il pleut et il neige avec une violence croissante, la route devient de plus en plus molle. De temps à autre je saute à bas du siège et cours à côté de la voiture pour me réchauffer ; l’eau dégoutte de mes vêtements.
Nous approchons de la maison.
Pourvu qu’il n’y ait pas trop de lumière et qu’elle ne reconnaisse pas la couverture, pensé-je.
Malheureusement tout était allumé, on attendait Madame.
Dans ma détresse j’arrêtai les chevaux un bout de chemin avant d’arriver à l’entrée et ouvris la portière.
– Pourquoi ?... Qu’est-ce que c’est ?
– Je pensais que vous auriez la bonté de descendre ici. Le chemin est si mou... Les roues...
Elle crut sans doute que je voulais l’attirer dehors pour Dieu sait quoi, elle dit :
– Mais grand Dieu, avancez donc !
Les chevaux donnèrent un coup de collier et nous arrêtèrent en pleine lumière.
Emma vint recevoir Madame. Celle-ci lui remit les couvertures qu’elle avait réunies d’avance pendant qu’elle était assise dans la voiture.
– Merci pour la conduite, me dit-elle. Dieu ! comme vous êtes trempé.
XXV
Une nouvelle surprenante m’attendait : Falkenberg s’est loué comme valet chez le capitaine.
Cet événement bouleversait notre accord et me laissait seul. Je ne pouvais rien y comprendre. Mais j’aurais le temps d’y réfléchir demain.
Il est deux heures du matin et je suis toujours éveillé dans mon lit, j’ai froid et je réfléchis. Durant toutes ces heures il m’a été impossible de me réchauffer, puis finalement, cela tourne à la chaleur, je suis en pleine fièvre... Comme elle avait peur hier, elle n’a pas osé déjeuner avec moi sur la grand-route et elle n’a pas jeté les yeux sur moi durant tout le voyage...
Dans un moment de lucidité je comprends qu’il pourrait m’arriver d’éveiller Falkenberg en m’agitant et peut-être de parler dans le délire, je serre les dents et saute à bas du lit. Je remets mes vêtements mouillés, dégringole l’escalier et prends ma course par les prairies. Après un moment mes vêtements commencent à me réchauffer, je me dirige vers le bois, vers notre chantier et la sueur et la pluie me ruissellent sur le visage. Pourvu que je trouve la scie afin de chasser la fièvre de mon corps en travaillant ; c’est ma vieille cure maintes fois éprouvée. Je ne trouve pas la scie, mais je trouve ma cognée à l’endroit où je l’ai cachée samedi soir, et je commence à cogner. Il fait si sombre que je ne vois presque rien ; mais de temps à autre je tâte l’incision avec la main, et j’abats plusieurs arbres. Je ruisselle de sueur.
Quand je suis suffisamment exténué, je cache la cognée à sa place ancienne ; le jour commence à poindre et je cours à la maison.
– Où as-tu été ? demande Falkenberg.
Je ne veux pas qu’il sache rien de mon refroidissement d’hier dont il parlerait peut-être à la cuisine ; aussi je marmonne vaguement que je ne sais pas au juste où j’ai été.
– Tu as sans doute été vers Rönnaug, dit-il.
– Oui, répondis-je, oui, j’ai été vers Rönnaug, puisque tu l’as deviné.
– Ça n’était pas bien malin à deviner, dit-il. Mais moi, pour ma part, je n’irai plus jamais vers personne.
– Tu épouses Emma, alors ?
– Oui, ça a l’air de ça. C’est bien ennuyeux que tu ne puisses pas rester ici, toi aussi. Car tu aurais peut-être pu épouser quelqu’une des autres.
Et il continue à développer cette idée que peut-être j’aurais pu épouser qui je voulais des autres servantes, mais que le capitaine n’avait plus besoin de moi. Je ne devais même pas aller au bois demain... J’entends les paroles de Falkenberg très loin, par-dessus une mer de sommeil qui s’avance vers moi.
Le matin, ma fièvre est passée, je suis un peu abattu, mais je me dispose néanmoins à aller au bois.
– Tu n’as plus besoin de mettre tes habits de bûcheron, dit Falkenberg. Je te l’ai bien dit.
Ah ! oui, c’est vrai ! Mais je mets tout de même mes habits de bûcheron parce que les autres sont tout mouillés. Falkenberg est un peu embarrassé vis-à-vis de moi parce qu’il a rompu notre compagnonnage ; mais il s’excuse en prétendant avoir cru que j’allais me louer au presbytère.
– Alors, tu ne viens pas avec moi dans la montagne ? demandé-je.
– Hem ! Non, je n’y vais sans doute pas. Oh ! non, tu comprends toi-même, je suis las de vagabonder. Et je ne trouverai pas mieux qu’ici.
Je fais comme si cela n’avait pas grande importance pour moi, je m’intéresse soudain à Petter, le pauvre homme, c’est pire pour lui qui va être mis à la porte et sera sans gîte.
– Sans gîte, lui ! répond Falkenberg. Quand il aura été malade ici exactement le nombre de semaines auquel la loi lui donne droit, il retournera chez lui. Il est fils de propriétaire.
Puis Falkenberg déclare carrément qu’il ne se sent plus que la moitié d’un homme, puisque nous devons nous séparer. N’était Emma, il manquerait de parole au capitaine.
– Tiens, dit-il, tu peux les prendre.
– Qu’est-ce que c’est ?
– C’est les certificats. Je n’en ai plus besoin maintenant, mais ils peuvent te sauver en cas d’embarras. Si une fois peut-être tu voulais accorder un piano.
Il me tend les papiers et la clef d’accordeur.
Mais comme je n’ai pas la bonne oreille de Falkenberg, ces choses sont sans utilité pour moi, et je dis que j’aurais plus facile à accorder une pierre à aiguiser qu’un piano.
Alors Falkenberg éclate de rire et se sent soulagé parce que je suis si drôle jusqu’au dernier moment...
Falkenberg est parti. Maintenant j’ai le temps de paresser ; je m’étends tout habillé sur le lit, je continue à me reposer et à réfléchir. Bah ! notre travail était terminé, nous serions tout de même partis, je ne pouvais pas m’attendre à ce qu’il me fût permis de rester ici une éternité. La seule chose en dehors de toutes nos prévisions, c’était que Falkenberg restât. Plût au ciel que ce fût à moi que fût échu son service, j’aurais travaillé pour deux ! Ne pourrais-je corrompre Falkenberg pour l’engager à se dédire ? Pour tout dire j’avais même cru remarquer une gêne chez le capitaine à cause de cet ouvrier qui circulait par le domaine avec le même nom que lui. Sans doute m’étais-je trompé.
Je réfléchissais, réfléchissais. J’avais pourtant été un bon ouvrier, autant que je sache, et je n’avais jamais volé un instant du temps du capitaine pour travailler à mon invention...
Je me rendors et suis réveillé par des pas dans l’escalier. Avant que je sois parvenu à sortir complètement du lit, le capitaine était dans la porte.
– Non, restez couché, dit-il, affablement, en faisant mine de se retirer. Bah ! puisque je vous ai une fois réveillé, nous pourrions peut-être régler notre compte ?
– Oui, merci. Comme le Capitaine désire.
– Je dois vous dire, nous pensions, votre camarade et moi que vous alliez vous louer au presbytère, et alors... Et puis voici le beau temps passé et il n’est plus possible de travailler au bois ; d’ailleurs il ne reste plus d’arbres à abattre. Que voulais-je dire... j’ai réglé le compte de votre camarade, je ne sais pas si... ?
– Je me contenterai du même salaire, naturellement.
– Nous étions d’accord, votre camarade et moi, que vous deviez avoir un peu plus par jour.
Falkenberg ne m’en avait pas soufflé mot, c’était sûrement, une invention du capitaine.
– J’étais d’accord avec lui pour partager également, dis-je.
– Mais vous étiez le chef de l’équipe. Naturellement vous aurez cinquante öre de plus par jour.
Quand je vis que mon refus n’était pas pris en considération, je laissai le capitaine compter comme il l’entendait et acceptai mon argent. Je lui fis remarquer que cela faisait plus d’argent que je n’en attendais.
Le capitaine répondit :
– Cela me fait plaisir. Et je vous donne volontiers ce certificat pour travail bien exécuté.
Il me tendit le papier.
C’était un homme équitable et droit. Du moment qu’il ne faisait pas allusion à la canalisation d’eau pour le printemps, c’est qu’il avait ses raisons pour cela et il me répugnait de l’importuner.
Il demanda :
– Alors vous allez travailler à la ligne de chemin de fer ?
– Non, je ne sais pas au juste.
– Ah ! bon, merci pour la compagnie.
Il se dirigea vers la porte.
Pauvre diable que j’étais, je ne pus me contenir davantage, et je demandai :
– Le Capitaine n’aura sans doute pas de travail pour moi plus tard, au printemps ?
– Je ne sais pas, nous verrons. Je... Cela dépend. Si vous passez dans ces parages, alors... Qu’allez-vous faire de votre machine ?
– Oserai-je vous demander de la laisser ici ?...
– Naturellement.
Le capitaine parti, je m’assis sur le lit. Alors, c’était fini ; oui-oui, que Dieu nous garde tous !... Il est neuf heures, elle est levée, elle circule dans cette maison que je vois de ma fenêtre. Je n’ai plus qu’à m’en aller.
Je sors mon havresac et fais mon paquetage, je mets ma veste mouillée par-dessus mon bourgeron et je suis prêt. Mais je me rassieds.
Emma entre et dit :
– S’il vous plaît, viens manger !
À ma terreur, elle porte ma couverture sur le bras.
– Et puis je dois demander de la part de Madame si ceci est ta couverture ?
– À moi ? Non. J’ai ma couverture dans mon sac.
Emma repart avec la couverture.
Je ne pouvais naturellement pas la reconnaître pour mienne. Que le diable emporte la couverture !... Peut-être devrais-je descendre manger ? Ainsi je pourrais du même coup dire merci et adieu. Cela n’aurait rien d’extraordinaire.
Emma revient avec la couverture et la pose, joliment pliée, sur un tabouret.
– Si tu ne viens pas tout de suite, le café sera froid, dit-elle.
– Pourquoi poses-tu cette couverture là ?
– Madame m’a dit de la poser là.
– Bah ! c’est peut-être à Falkenberg, marmonnai-je.
Emma demande :
– Tu t’en vas aujourd’hui ?
– Oui. Puisque tu ne veux rien savoir de moi, alors...
– Quelle blague ! dit Emma en rejetant la tête en arrière.
Je descends avec Emma et j’entre à la cuisine ; pendant que je suis à table je vois le capitaine sur le chemin du bois. Je me réjouis qu’il soit parti ; maintenant Madame va peut-être venir.
Je finis de manger et me lève de ma chaise. Devrais-je partir sans plus ? Naturellement. Je fais mes adieux aux servantes et leur dis un petit mot à chacune.
– J’aurais dû dire adieu à Madame aussi, mais...
– Madame est chez elle, je vais...
Emma va à l’appartement, reste absente un instant et revient.
– Madame a la migraine et s’est étendue sur la chaise-longue. Mais je dois saluer de sa part.
– Bienvenu de retour ! disent toutes les servantes quand je pars.
J’ai mon havresac sous le bras et je quitte le domaine. Tout à coup le souvenir me revient de la cognée, peut-être que Falkenberg va la chercher et ne pas la trouver. Alors je reviens sur mes pas, frappe à la fenêtre de la cuisine et donne le renseignement pour la cognée.
En descendant le chemin, je me retourne plusieurs fois et jette un regard en arrière vers les fenêtres du salon. Puis les maisons sont hors de vue.
XXVI
Je croisai autour d’Œvrebœ toute la journée, entrant dans différents domaines m’informer s’il y avait du travail pour moi, et errant comme un banni sans suivre le moindre plan. Le temps était froid et humide et seule cette marche sans répit parvint à me tenir chaud.
Vers le soir je gagnai mon ancien chantier dans le bois du capitaine. Je n’entendis pas de coups de cognée. Falkenberg était rentré à la maison. Je retrouvai les arbres que j’avais abattus la nuit et je ne pus me tenir de rire devant les souches effroyables que j’avais laissées dans le bois. Falkenberg avait certainement vu le ravage et s’était creusé la tête à chercher qui en pouvait être l’auteur. Le bon Falkenberg avait peut-être cru que c’était un esprit, et c’était pour cela qu’il s’était enfui à la maison pendant qu’il faisait encore jour. Hahaha !
Ma gaieté n’était certes pas de bon aloi, elle était due à ma fièvre de cette nuit et à l’abattement qui l’avait suivie ; du reste je ne tardai pas à redevenir triste. Ici, à cette place, elle s’était tenue un jour avec son amie, elles étaient venues vers nous dans le bois et avaient bavardé avec nous...
Quand il fit bien sombre, je me mis en marche dans la direction du domaine. Je pourrais peut-être coucher au grenier cette nuit encore ; demain, quand sa migraine serait passée, elle sortirait. J’approche assez près pour voir les lumières, puis je fais demi-tour. Il est peut-être trop tôt.
Il se passe un temps que j’évalue à deux heures, je me promène et m’asseois, me promène et m’asseois, puis je m’approche de nouveau du domaine. Je pourrais tellement bien monter au grenier et m’y coucher, le misérable Falkenberg n’aurait qu’à oser piper ! Maintenant je sais ce que je vais faire, je vais cacher mon sac avant de monter, comme cela je ferai semblant de revenir chercher une babiole oubliée.
Je retourne au bois.
Quand j’ai bien caché mon sac, je comprends que je n’ai rien à faire avec Falkenberg, le grenier et un lit. Je suis un âne et un idiot, cela ne m’intéresse pas d’avoir un logis pour la nuit, il n’y a qu’une seule et unique personne que je veux voir et là-dessus quitter le domaine et toute la paroisse. Monsieur, me dis-je à moi-même, n’était-ce pas toi qui voulais aller à la recherche de la vie calme et des hommes sains pour retrouver ton calme ?
Je retire mon sac de la cachette, le charge sur mon dos et me dirige vers le domaine pour la troisième fois. Je fais un détour devant la maison des gens et arrive sur le côté sud du bâtiment principal. Il y a de la lumière dans le salon.
Et voilà que j’enlève le havresac de mon dos, bien qu’il fasse sombre, pour ne pas avoir l’air d’un mendiant, je le mets sous mon bras comme un paquet et m’approche du bâtiment avec précaution. Quand j’arrive assez près, je m’arrête. Je me tiens droit et ferme devant les fenêtres du salon, j’ôte mon bonnet et continue à rester là debout. On ne voit personne à l’intérieur, pas une ombre. Dans la salle à manger il fait sombre, le dîner est terminé. La soirée doit être avancée, pensé-je.
Tout à coup la lampe s’éteint dans le salon et toute la maison a l’air comme morte. J’attends un peu, puis je distingue une lumière solitaire au premier étage. C’est sa chambre ! pensé-je. La lumière brûle une demi-heure, et s’éteint. Maintenant elle s’est couchée. Bonne nuit.
Bonne nuit pour toujours !
Et naturellement je ne reviendrai pas en cet endroit au printemps. Il ne manquerait plus que cela.
Après être arrivé sur la grand-route, je charge de nouveau le sac sur mon épaule et je me mets en marche...
Le lendemain matin je continue à marcher. J’ai couché dans une grange et j’ai eu très froid parce que je n’avais pas de couverture ; ajoutez à cela qu’il m’a fallu déguerpir au moment le plus froid, à la pointe de l’aube, pour ne pas être trouvé par les gens.
Je marchais, marchais. Les bois font alterner conifères et bouleaux ; quand je vois des cépées de genévriers aux tiges bien droites, je m’y coupe un bâton, je m’assieds à la lisière du bois et me mets à la sculpter. Çà et là une feuille jaunie reste encore dans le bois, mais les bouleaux sont entièrement couverts de chatons où pendent des perles de pluie. De temps à autre une demi-douzaine de petits oiseaux s’abattent sur un de ces bouleaux et picorent les chatons, après quoi ils cherchent une pierre ou un tronc brut pour nettoyer leur bec de la gomme. Nul ne fait de concession à l’autre, ils se poursuivent, se chassent entre eux bien qu’il y ait un million de chatons à prendre. Et le pourchassé ne fait rien d’autre que de fuir. Si un petit oiseau arrive à tire d’ailes contre un plus gros il forcera ce dernier à lui faire place même une grosse grive ne songe pas à la résistance contre un moineau et se contente de se jeter de côté. Ce doit être la grande vitesse avec laquelle arrive l’assaillant qui le rend dangereux, pensé-je.
Ma sensation de froid et de malaise du matin se dissipe petit à petit, cela me distrait d’observer les différentes choses que je rencontre sur mon chemin et de faire mes petites réflexions sur chacune. C’étaient les oiseaux qui m’amusaient le plus. Du reste cela me ragaillardissait aussi de penser que j’avais ma poche pleine d’argent.
Falkenberg m’avait dit incidemment hier matin où se trouvait la maison natale de Petter et je mis le cap dans cette direction. Je ne trouverais sans doute pas de travail dans cette petite ferme ; mais puisque j’étais riche ce n’était pas non plus le travail qui tenait la première place dans ma pensée. Petter reviendrait sans doute chez lui au premier jour et peut-être aurait-il quelque chose à raconter.
Je pris mes dispositions pour arriver, à la maison de Petter sur le soir. J’apportai le salut du fils de la maison, je dis qu’il allait beaucoup mieux et reviendrait bientôt, et demandai si je pouvais avoir un gîte pour la nuit.
XXVII
J’ai demeuré ici une couple de jours ; Petter est revenu chez lui, mais il n’a rien à raconter.
– Alors, cela va bien à Œvrebœ ?
– Oui, je n’ai pas entendu dire le contraire.
– Les as-tu tous vus quand tu es parti ? Le Capitaine, Madame ?
– Oui.
– Personne n’est malade ?
– Non. Qui veux-tu... ?
– Falkenberg, dis-je. Il se plaignait de s’être foulé la main ; mais cela a sans doute passé...
Il n’y avait pas grand agrément dans cette maison, bien qu’il y régnât certainement une grande aisance. L’homme était premier suppléant du député au Storting et s’était mis à lire les journaux le soir. Ah ! cette lecture, toute la maison en dépérissait et les filles s’ennuyaient à mourir. Quand Petter revint à la maison, toute la famille se mit à calculer s’il avait bien reçu son salaire complet et s’il était resté au lit chez les Capitaine tout le temps permis, tout le temps légal, dit le suppléant. Hier comme j’avais eu le malheur de casser un carreau de fenêtre qui coûtait trois fois rien, on en a chuchoté et tout le monde m’a regardé sans aménité ; alors aujourd’hui je suis allé chez le boutiquier chercher une vitre neuve que j’ai posée soigneusement, avec du mastic. Alors le suppléant a dit : Tu n’aurais pas dû te donner tant de peine pour une vitre.
Ce n’était du reste pas seulement pour la vitre que j’étais allé chez le boutiquier, au contraire j’achetai quelques bouteilles de vin pour ne pas me montrer trop rigoureux sur la valeur de quelques vitres ; de même j’achetai une machine à coudre dont je voulais faire cadeau aux jeunes filles quand je partirais. Ce soir nous pourrions boire le vin, c’était demain dimanche et tout le monde avait le loisir de dormir. Mais lundi matin je reprendrai ma course.
Cela ne devait pas aller comme j’avais pensé. Les deux jeunes filles étaient montées au grenier et avaient fureté dans mon sac ; la machine à coudre aussi bien que les bouteilles leur avaient mis martel en tête, elles s’étaient fait des idées à propos de ces choses et lançaient des allusions. Calmez-vous, pensai-je, attendez que mon heure vienne !
Le soir je suis assis dans la salle avec les gens de la maison et je bavarde. Nous venons de finir de manger et l’homme a mis ses lunettes pour lire les journaux. Alors on toussote dehors. Il y a du monde dans la cour, dis-je. Les jeunes filles échangent des regards et sortent. Un peu après, elles ouvrent la porte toute grande en disant « S’il vous plaît » à deux jeunes gens qui entrent dans la salle. « Voyez à vous trouver des sièges ! » dit la femme.
Au même instant l’idée me vint que ces deux jeunes gens avaient été informés de la présence de mon vin et que c’étaient les amoureux des jeunes filles. De la graine de fille qui promet, dix-huit, dix-neuf ans, et déjà si délurées ! Mais du vin, il n’y en aurait tout simplement pas trace...
On parle du temps : on ne peut pas attendre mieux du temps en cette saison, déjà si avancée, mais, malheureusement, il faut suspendre les labours d’automne, à cause de la pluie. La conversation manquait totalement d’animation et l’une des jeunes filles me dit que j’étais bien silencieux, pourquoi donc ?
– C’est sans doute parce que je dois partir, répondis-je. Lundi matin je serai à deux lieues d’ici.
– Alors nous allons peut-être boire le coup de l’étrier ce soir ?
Quelques-uns ricanèrent à cette question, disant qu’elle tombait à propos, puisque j’étais si chiche de mon vin et le faisais désirer. Mais je ne connaissais pas ces filles et ne me souciais pas d’elles, sinon je me serais comporté différemment.
– Quel coup de l’étrier ? dis-je. J’ai acheté trois bouteilles de vin que je dois apporter quelque part.
– Vas-tu porter ce vin pendant deux lieues ? demanda l’une des jeunes filles au milieu des rires. Il ne manque pas de boutiquiers sur la route.
– Mademoiselle oublie que c’est dimanche demain et que toutes les boutiques sont fermées, répondis-je.
Les rires se turent, mais l’opinion ne m’en fut pas plus favorable, après mon explication si nette. Je m’adressai à la maîtresse de la maison et demandai, d’un ton offensé, combien je devais.
– Cela ne pressait pas. Ne serait-il pas assez tôt demain ?
– Non, cela pressait. J’étais resté quarante-huit heures, faites votre prix.
Elle réfléchit longtemps, finalement elle sortit et décida l’homme à la suivre, ils allaient en délibérer.
Comme cela durait très longtemps, je montai au grenier, préparai mon havresac et le descendis dans le couloir. J’allais me montrer encore plus offensé et ficher mon camp dès ce soir. C’était la bonne façon de m’échapper.
Quand je rentrai dans la salle, Petter dit :
– Tu ne penses pas partir dans la nuit ?
– Si, j’y pense bien.
– Je trouve que tu ne devrais pas être assez bête pour tenir compte de ce que disent des gamines.
– Grand Dieu ! laisse donc partir ce vieux ! dit sa sœur.
Enfin le suppléant et sa femme rentrèrent. Ils s’enfermèrent dans un silence obstiné et prudent.
– Eh ! bien, qu’est-ce que je devais ?
– Hem. C’était à moi de fixer la somme.
Tout ce nid était plein de vermine, je m’y sentais sérieusement mal à l’aise et je jetai à la femme le premier billet qui me tomba sous la main.
– Était-ce assez ?
– Hem. C’était déjà un bon acompte, mais... Et cela pouvait aussi suffire, mais...
– Qu’avait-elle reçu ?
– Un billet de cinq couronnes.
– Bon ! c’était peut-être un peu court. Je cherchai d’autre argent.
– Non, mère, c’était un billet de dix couronnes, dit Petter. Et c’est trop, il faut rendre la monnaie.
La vieille ouvre la main, regarde le billet et fait tout à coup l’étonnée :
– Mais oui, je crois que c’est un dix ! Je ne l’avais pas regardé de si près. Alors, je te remercie bien vivement.
Dans son embarras, le suppléant se mit à parler avec les deux garçons de ce qu’il lisait, dans le journal : un terrible accident, la main broyée dans une batteuse. Les filles faisaient semblant de ne pas me voir, mais en réalité elles étaient comme deux chattes, avec le cou ramassé et les yeux en lame de couteau. Il n’y avait rien à attendre ici... Adieu la maisonnée !
La femme me suit dans le couloir et essaie de m’amadouer :
– Il faut être gentil et nous prêter une des bouteilles de vin, dit-elle. C’est si ennuyeux, puisque ces deux garçons sont là.
– Adieu ! dis-je simplement. Et il n’y faisait pas bon à m’approcher.
J’avais mon havresac sur le dos et la machine à coudre à la main, c’était lourd à porter et le chemin était mou ; mais je marchais néanmoins d’un cœur léger. C’était une ennuyeuse affaire qui m’était arrivée là et je pouvais convenir que je m’étais montré un peu mesquin. Mesquin ? Pas le moins du monde. Je me constituai en un petit jury d’honneur auquel je représentai que ces diablesses de filles avaient voulu offrir une petite fête à leurs amoureux aux dépens de mon vin. Parfait. Mais mon accès de susceptibilité n’était-il pas simplement une éruption de mon vieux sang de mâle. Si l’on avait invité deux jeunes filles étrangères au lieu de ces deux garçons, le vin n’aurait-il pas coulé à flots ? Et puis, « le vieux », avait-elle dit. Mais n’avait-elle pas raison ? Je devais bien être devenu vieux puisque je ne tolérais pas d’être mis de côté pour un laboureur...
Mais la pénible marche fit disparaître ma vexation, le jury fut dissous et je peinai et marchai heure après heure avec ma charge ridicule : trois bouteilles de vin et une machine à coudre. Le temps était doux et brumeux, je ne voyais pas la lumière des fermes avant que d’en être tout près ; alors en règle générale les chiens se lançaient à ma rencontre et m’empêchaient de m’introduire dans une grange. Il se faisait de plus en plus tard, la nuit s’avançait ; j’étais las et triste et me faisais aussi des soucis pour l’avenir. N’avais-je pas gaspillé beaucoup d’argent en pure perte ! Je voulais vendre la machine à coudre et la transformer en monnaie.
À la longue je finis par arriver à une cabane sans chien. Il brillait encore de la lumière à la fenêtre : j’entrai sans plus de façon et demandai un gîte.
XXVIII
À la table une petite fille en âge de confirmation était assise et cousait ; à part elle, il n’y avait personne dans la pièce. Quand je demandai un gîte elle répondit avec la plus grande confiance que oui, elle allait demander ; sur quoi elle entra dans une petite chambre contiguë. Comme elle sortait je lui criai que je m’accommoderais fort bien de m’asseoir tout simplement là auprès du poêle, en attendant le jour.
Un petit moment après la fillette revint avec sa mère qui tout en marchant nouait et boutonnait encore ses vêtements. Bonsoir. Leur situation n’était certes pas telle qu’elles pussent me loger convenablement ; mais elles me laisseraient volontiers coucher dans le cabinet.
– Mais où coucheraient-elles, elles-mêmes ?
– Oh ! il allait bientôt faire jour. La fillette devait d’ailleurs rester debout et coudre encore un moment.
– Qu’est-ce qu’elle cousait ? Une robe ?
– Non, seulement une jupe. Elle devait la mettre pour aller à l’église demain, mais elle n’avait pas voulu permettre à sa mère de l’aider.
J’exhibe ma machine à coudre et dis en plaisantant qu’une jupe de plus ou de moins n’était pas une affaire pour quelqu’un de son espèce ! J’allais lui faire voir !
– J’étais peut-être tailleur ?
– Non. Mais je vendais des machines à coudre.
Je sors le Mode d’emploi et le lis pour apprendre ce que nous avons à faire ; la fillette écoute docilement. Ce n’est qu’une enfant. Ses doigts minces sont devenus bleus à manier l’étoffe qui déteint. Ces doigts bleus sont si pauvres à voir que je sors ma bouteille de vin et nous en verse à tous. Puis nous nous remettons à coudre, je tiens le Mode d’emploi et la fillette tourne la manivelle. Elle trouve que cela marche à merveille et ses yeux sont tout brillants.
– Quel âge avait-elle ?
– Seize ans. Confirmée de l’année dernière.
– Comment s’appelait-elle ?
– Olga.
La mère, debout, nous regarde et a envie de tourner la manivelle, elle aussi, mais chaque fois qu’elle veut y toucher, Olga dit : « Fais attention, mère, de ne pas l’abîmer ! » Comme nous devons charger la bobine et que la mère pour un instant prend la navette dans sa main, Olga a de nouveau peur qu’elle ne puisse être abîmée.
La femme met la bouilloire sur le feu et commence à faire chauffer le café ; il fait bientôt bon et chaud dans la pièce, ces gens solitaires sont pleins de sécurité et de confiance, Olga rit quand j’invente une drôlerie au sujet de la machine. Je fais cette remarque que ni l’une ni l’autre n’a demandé combien coûtait la machine, bien qu’elle fût à vendre ; elle était si totalement hors de leur portée. Mais c’était magnifique de la voir au travail !
– Olga devrait bien avoir une machine comme cela, car elle a le doigté pour la conduire.
La mère répond qu’il lui faut attendre d’avoir été en place et d’avoir d’abord gagné pendant quelque temps.
– Devait-elle aller en place et gagner ?
– Oui, elle l’espérait bien. Elle avait deux autres filles qui gagnaient. Elles se conduisaient bien, Dieu merci ! Olga devait les retrouver demain, à l’église.
À l’un des murs pend un petit miroir dont la glace est fêlée, à l’autre sont clouées quelques images à un sou : des soldats à cheval et un couple princier en grand apparat.
Comme l’une des images est vieille et déchirée et doit représenter l’impératrice Eugénie, je comprends qu’elle n’a pas été achetée récemment et je demande d’où elle vient ?
– Elle ne se rappelait pas. Ah ! si, c’est l’homme qui avait dû la trouver dans le temps.
– Ici, dans la paroisse ?
– M’étonne si ce n’était pas à Hersaet, où l’homme avait servi durant sa jeunesse. Il y avait peut-être trente ans de cela.
J’ai un petit plan en tête ; en conséquence, je dis :
– Cette image coûte bien des couronnes.
Comme la femme croit que je veux me moquer d’elle, j’examine l’image et je déclare, imperturbable, que ce n’est pas un tableau bon marché, que non pas !
La femme n’est pas du tout bête et dit seulement : Oui-dà, vous croyez ? C’était accroché là depuis que la cabane était construite. Du reste l’image était à Olga, elle l’avait appelée sienne depuis qu’elle était petite.
Je fais le mystérieux et l’entendu et je demande, pour me mettre à fond au courant de l’affaire :
– Et Hersaet, où cela se trouve-t-il ?
– Hersaet était dans la paroisse voisine. C’était à deux lieues d’ici. C’était là que demeurait le bailli...
Le café est prêt ; Olga et moi nous faisons la pause. Il ne nous reste plus que les agrafes à poser. Je demande la permission de voir le corsage qu’elle doit porter avec la jupe, et il s’avère que ce n’est pas un véritable corsage, mais un châle tricoté. Mais une de ses sœurs lui a donné une jaquette qu’elle ne met plus. Elle portera cette jaquette par-dessus pour cacher le tout.
– Olga grandit tellement ces temps-ci que cela n’a pas de sens de faire les frais d’un véritable corsage pour elle, avant au moins un an, me dit-on.
Olga coud les agrafes, c’est bientôt fait. Puis elle a tout à coup si sommeil que cela vaut la peine d’être vu. En conséquence, je lui ordonne, avec une autorité d’emprunt, d’aller se mettre au lit. La femme se croit obligée de rester là à me tenir compagnie, bien que je la prie de retourner se coucher, elle aussi.
– Ah ! tu peux remercier gentiment l’étranger pour toute son aide, dit la mère.
Et Olga vient me remercier en me tendant la main. Je saisis le moment pour la conduire dans le cabinet.
– Rentrez, vous aussi, dis-je à la mère. Je ne bavarderai plus avec vous, n’importe comment, car je suis fatigué.
Quand elle voit que je me couche près du poêle et que je m’installe avec mon havresac sous la nuque, elle secoue la tête en riant et se retire.
XXIX
Je me sens à l’aise et joyeux ici, c’est le matin, le soleil entre par la fenêtre et Olga comme sa mère ont toutes deux les cheveux si mouillés et si plaqués que c’en est un plaisir.
Après le déjeuner que je partage avec les deux femmes, non sans une forte ration de café en supplément, Olga se fait belle avec la jupe neuve, le châle tricoté et la jaquette. Ah ! la merveilleuse jaquette, elle avait tout autour une bordure de satin et deux rangées de boutons de satin, et une garniture de tresse au col et aux manches ; mais la petite Olga ne peut pas la remplir toute. En aucune façon. Car elle est efflanquée comme un petit veau.
– Ne devrions-nous pas en un tour de main rétrécir un peu la jaquette sur le côté ? dis-je. Nous en avons le temps.
Mais la mère et la fille échangent un regard ; c’est dimanche aujourd’hui et l’on ne doit employer ni aiguille ni couteau. Je comprends bien leur pensée, car moi-même je pensais ainsi dans mon enfance et j’essaie d’appeler à mon secours un peu de libre pensée : c’est une autre affaire quand c’est une machine qui coud, c’est comme quand une innocente voiture roule sur la route un dimanche.
Mais non, elles ne comprennent pas cela. Du reste la jaquette était prévue pour qu’Olga pût grandir dedans, d’ici quelques années elle irait tout à fait bien.
Je réfléchis à ce que je pourrais mettre dans la main d’Olga quand elle s’en ira, mais je n’ai rien, je lui donne seulement une pièce d’une couronne. Elle tend la main pour remercier, montre la piécette à sa mère et murmure avec des yeux tout luisants qu’elle la donnera à sa sœur à l’église. Et la mère, presque aussi émue, dit que : Oui, elle pourrait peut-être faire cela.
Olga part pour l’église dans sa jaquette trop longue ; elle descend la côte en brinquebalant, avec les pieds en dedans ou en dehors comme cela se trouve. Dieu ! qu’elle était gentille et amusante.
– Hersaet, était-ce un grand domaine ?
– Oui, un grand domaine.
Je reste un moment, les yeux ensommeillés et clignotants, à faire l’étymologiste : Hersaet pouvait signifier : manoir seigneurial . Ou bien un sénéchal avait gouverné là. Et la fille du Sénéchal est la plus fière vierge du bailliage, et le Jarl en personne vient demander sa main. L’année suivante elle met au monde un fils qui devient roi...
Bref, j’ai l’intention de me rendre à Hersaet. Peu importait l’endroit où j’allais, c’est pourquoi je voulais aller là. Peut-être pourrais-je trouver du travail chez le bailli, peut-être m’arriverait-il une aventure ou une autre, en tout cas ce seraient des gens inconnus, de nouveaux visages. En me décidant ainsi à me rendre à Hersaet, j’avais un but.
Comme je suis somnolent et abruti d’avoir trop peu dormi, j’obtiens permission de la femme de m’étendre sur son lit. Une splendide araignée porte-croix, toute bleue, chemine lentement en montant vers le haut du mur ; étendu, je la suis des yeux jusqu’à ce que je m’endorme.
Je dors une couple d’heures et m’éveille brusquement, reposé et frais. La femme fait cuire le repas de midi. J’emballe mon havresac, paie mon séjour à la femme et déclare finalement que je veux échanger avec Olga ma machine à coudre contre son tableau.
La femme ne me croit toujours pas.
– Cela n’avait pas d’importance, dis-je, si elle était contente, moi aussi. L’image avait sa valeur, je savais ce que je faisais.
Je descendis l’image du mur, en soufflai la poussière et la roulai avec précaution ; elle partie, il restait un carré plus clair sur la cloison de bois. Alors je fis mes adieux.
La femme me suivit dehors : Ne pouvais-je pas attendre le retour d’Olga, comme cela elle pourrait me remercier ? Ah ! si je le pouvais !
– Mais je n’avais pas le temps. Saluez-la et dites-lui que si elle est en doute pour quoi que ce soit, elle lise le Mode d’emploi.
La femme demeura longtemps à me suivre des yeux. Je me pavanais sur la route et sifflais de contentement de mon action. Je n’avais plus que mon sac à porter et j’étais tout à fait reposé, le soleil brillait et la route avait séché un peu. Alors je me mis à chanter de contentement de mon action.
Neurasthénie...
J’arrivai à Hersaet le lendemain. Comme cet endroit avait l’air trop grand et trop chic, j’eus d’abord l’idée de passer mon chemin ; mais après avoir causé un peu avec un des valets de la ferme, je me décidai à me présenter au bailli : J’avais déjà travaillé chez des gens riches, il y avait par exemple les capitaine à Œvrebœ...
Le bailli était un petit monsieur carré des épaules avec une longue barbe blanche et des sourcils bruns. Il parlait sur un ton bourru, mais il avait des yeux bienveillants ; plus tard il s’avéra que c’était un homme jovial qui plaisantait parfois et riait de bon cœur. Une ou deux fois aussi il lui prit fantaisie de faire l’important à cause de sa situation et son aisance et de prétendre à l’honnête homme.
– Non, je n’ai pas de travail. D’où venez-vous ?
Je nommai quelques endroits sur ma route.
– Vous n’avez sans doute pas d’argent et vous allez quémander ?
– Non, je ne quémandais pas, j’avais de l’argent.
– Alors vous pouvez continuer votre route. Non je n’ai pas de travail pour vous, les labours d’automne sont finis. Savez-vous tailler des perches pour les clôtures ?
– Oui.
– Ah ! bien. Mais je n’emploie plus de clôtures en bois, j’ai des clôtures en fils de fer. Savez-vous un peu maçonner ?
– Oui.
– C’est dommage. J’ai justement eu les maçons tout l’automne, vous auriez pu travailler avec eux.
Il restait là debout, à piquer la terre de son bâton.
– Comment avez-vous eu l’idée de venir chez moi ?
– Tout le monde disait que je n’avais qu’à aller chez le bailli, que j’y trouverais du travail.
– Ah ? C’est vrai que j’ai toujours du monde de toute sorte, cet automne c’étaient les maçons. Savez-vous enclore les poules, car il n’y a pas en ce monde âme qui vive capable de le faire, hahaha ! Vous disiez que vous aviez été chez le capitaine Falkenberg à Œvrebœ ?
– Oui.
– Qu’est-ce que vous y faisiez ?
– J’abattais des arbres.
– Je ne connais pas l’homme, car il demeure loin d’ici, mais j’ai entendu parler de lui. Avez-vous un papier de lui ?
Je présente mon certificat.
– Venez, suivez-moi, dit le bailli sans autre explication.
Il me fit faire le tour de la maison et me conduisit à la cuisine.
– Donnez un bon repas à cet homme, il a fait un long chemin, dit-il...
Je suis assis dans la grande cuisine claire et je mange mon meilleur repas depuis bien longtemps. Je viens de finir de manger quand le bailli rentre dans la cuisine.
– Hé ! l’homme, dit-il...
Je me levai aussitôt et me tins droit comme un cierge, il ne sembla pas dédaigner cette petite marque de politesse.
– Non, continuez à manger, finissez votre repas. Vous avez fini ? J’ai pensé à... Venez avec moi.
Le bailli me conduisit au bûcher.
– Vous pourriez aller couper du bois de chauffage un temps durant, qu’en pensez-vous ? J’ai deux valets, mais pour le moment, j’emploie l’un d’eux comme assistant, alors vous irez au bois avec l’autre. Vous voyez que je ne manque pas de bois, mais il peut rester là, du bois, on n’en a jamais de trop. Vous disiez que vous aviez de l’argent, faites-moi voir.
Je lui montrai mes billets.
– Bon. Voyez-vous, je suis magistrat et il faut que je sois renseigné sur mes gens. Mais naturellement vous n’avez rien sur la conscience du moment que vous venez chez le bailli, hahaha ! Comme dit, vous pouvez vous reposer aujourd’hui et aller au bois demain.
Je commençai à bricoler et à me préparer pour le lendemain, j’inspectai mes habits, donnai un coup de lime à la scie, aiguisai la cognée. Il me manquait des moufles, mais le temps n’exigeait pas encore de moufles et à part cela il ne me manquait rien.
Le bailli vint plusieurs fois vers moi bavarder à tort et à travers, cela devait l’amuser de bavarder avec moi parce que j’étais un chemineau étranger.
– Viens ici, Margrethe ! cria-t-il à sa femme qui traversait la cour. Voici le nouvel homme, je l’envoie au bois de chauffage.
XXX
Nous n’avions pas d’instructions, mais nous commençâmes, de notre propre initiative, par n’abattre que des arbres dont la tête était sèche et le soir le bailli dit que c’était bien. Du reste il nous donnerait demain toutes les indications.
Je compris bientôt que le travail du bois de chauffage ne durerait pas jusqu’à Noël. Dans l’état actuel du temps et des chemins, avec gelée la nuit et pas de neige, nous abattions chaque jour une masse de bois et nous n’avions aucun obstacle qui nous retardât ; le bailli lui-même trouvait que nous étions de vrais enragés pour abattre les arbres, hahaha ! Avec ce vieil homme il était facile de travailler, il venait souvent vers nous dans le bois et il était de bonne humeur. Comme je n’avais pas l’habitude de répondre à ses plaisanteries il crut sans doute que j’étais un gaillard ennuyeux, mais sûr. Il commença à m’employer pour porter ou chercher le courrier à la poste.
Il n’y avait pas d’enfants au domaine, non plus que de jeunes gens, à part les servantes et l’un des valets, si bien que le temps paraissait long les soirs. Pour me distraire je me procurai de l’étain et des acides et j’étamai quelques vieux chaudrons de la cuisine. Mais ce fut tôt fait. Alors j’en vins un soir à écrire la lettre suivante :
« Plût au ciel que je fusse où vous êtes, je travaillerais pour deux ! »
Le lendemain je devais aller à la poste pour le bailli, j’emportai ma lettre et l’expédiai. J’étais très agité. La lettre avait au surplus un aspect un peu commun parce que c’était le bailli qui m’avait donné son papier et j’avais dû cacher son nom, imprimé sur l’enveloppe, en y collant toute une bande de timbres-poste. J’aimerais savoir ce qu’elle va dire en la recevant ! Il n’y avait dans la lettre aucune indication de nom ni de lieu.
Et nous travaillons dans le bois, le valet et moi, en causant de nos petites affaires, nous trimons d’arrache-pied et nous nous entendons bien. Les jours passaient, je voyais déjà, malheureusement, la fin de l’ouvrage, mais j’avais un petit espoir que le bailli me trouverait peut-être autre chose quand le travail du bois serait fini. Il se trouverait bien un moyen. Je n’aimerais guère à reprendre ma course avant Noël.
Et voilà qu’un jour où je suis retourné au bureau de poste on me donne une lettre. Je ne comprends pas qu’elle est pour moi et je la tourne et la retourne, tout indécis. Mais le receveur des postes me connaît maintenant, il relit l’adresse et dit que c’est mon nom et de plus l’adresse du bailli. Tout à coup une idée fond sur moi et je saisis la lettre. Oui, c’est pour moi, j’oubliais... Oui, c’est vrai...
Et des cloches se mettent à sonner à mes oreilles, je me hâte de sortir sur la route, j’ouvre la lettre et, je lis :
Ne m’écrivez pas –
Sans nom, sans lieu, mais si claire et merveilleuse. Le principal mot était souligné.
Je ne sais comment je rentrai à la maison. Je me rappelle que je m’assis sur une grosse borne au bord du fossé, je lus la lettre et la mis dans ma poche, puis j’allai jusqu’à une prochaine borne et refis les mêmes gestes. Ne m’écrivez pas. Mais alors, je pourrais venir et peut-être réussir à lui parler ? Cette jolie petite feuille de papier, et ces caractères rapides et fins ! Ses mains avaient tenu cette lettre, elle avait été étalée sous ses yeux, son haleine l’avait effleurée. Et il y avait un trait suspensif pour finir, cela pouvait avoir un monde de significations.
Je rentrai à la maison, remis le courrier et allai au bois. J’étais tout le temps dans un rêve et dus paraître incompréhensible à mon camarade qui me vit lire et relire une lettre coup sur coup puis la serrer avec mon argent.
Comme c’était adroit de sa part de m’avoir trouvé ! Elle avait sans doute tenu l’enveloppe contre la lumière et lu par transparence le nom du bailli sous les timbres. Puis elle avait penché un instant sa tête charmante, cligné les yeux et pensé : il travaille maintenant chez le bailli de Hersaet...
Comme nous étions rentrés à la maison le soir, le bailli vint vers nous, parla de choses et d’autres et demanda :
– Vous disiez que c’était chez le capitaine Falkenberg à Œvrebœ que vous aviez travaillé ?
– Oui ?
– Je vois qu’il a inventé une machine.
– Une machine ?
– Une scie de forêt. C’est dans les journaux.
J’ai un sursaut. Il n’aurait pas inventé ma machine ?
– Ce doit être une erreur, dis-je ; car ce n’est pas le capitaine qui a inventé la scie.
– Ce n’est pas lui ?
– Non, ce n’est pas lui. Mais la scie est chez lui.
Je raconte tout au bailli. Il rentre chercher le journal et nous le lisons tous deux : Nouvelle invention... Notre collaborateur envoyé... Un dispositif de scie qui peut avoir une grande importance pour les propriétaires de bois... La machine repose sur ce principe...
– Vous n’allez pas me dire que c’est vous qui l’avez inventée ?
– Si, c’est moi.
– Et le capitaine veut la voler ? Ah ! ce sera une joyeuse affaire, une très extraordinairement joyeuse affaire. Comptez sur moi. Quelqu’un vous a-t-il vu travailler à votre invention ?
– Oui, tous les gens du capitaine.
– Dieu me pardonne ! c’est ce que j’ai entendu de plus raide, voler votre invention ? Et l’argent... cela peut monter à un million !
Je dus convenir que je ne comprenais pas le capitaine.
– Mais, moi ; je le comprends, je ne suis pas bailli pour rien. Oh ! il y a longtemps que je soupçonne un peu cet homme, il n’est fichtre pas aussi riche qu’il le laisse croire. Je vais lui envoyer une petite lettre de ma façon, une lettre très brève, qu’en pensez-vous ? Hahaha ! Comptez sur moi.
Mais alors l’inquiétude me prit, le bailli était trop prompt, il pouvait se faire que le capitaine fût innocent et que le journaliste eût été inexact. Je priai le bailli de me laisser écrire moi-même.
– Et consentir à partager avec cette canaille ? Jamais. Vous remettez toute l’affaire entre mes mains. Du reste si vous écrivez vous-même vous n’êtes pas capable de mettre cela en bon style comme je puis le faire.
Mais je le manœuvrai si longtemps que j’obtins d’écrire moi-même la première lettre, après quoi il interviendrait. De nouveau le bailli me donna du papier.
Je n’écrivis pas ce soir-là, ç’avait été une journée si agitée et mon âme n’avait pas encore retrouvé son calme. Je rêvassais et réfléchissais : à cause de Madame, je n’allais pas écrire directement au capitaine et par là lui créer peut-être, à elle, des désagréments, par contre j’allais envoyer quelques mots à mon camarade Falkenberg et le prier d’avoir l’œil sur ma machine.
Cette nuit-là, j’eus de nouveau la visite du cadavre, cette lamentable femme en chemise qui ne me laissait jamais tranquille à cause de son ongle de pouce. J’avais éprouvé la veille une émotion de si longue durée qu’elle choisit cette nuit pour venir. Glacé d’effroi, je la vois se glisser par la porte, s’arrêter au milieu de la pièce et tendre sa main. Juste en face, contre l’autre mur, mon compagnon de travail était couché dans son lit et ce me fut un étrange soulagement d’entendre que lui aussi gémissait et s’agitait ; ainsi nous étions deux à courir le danger. Je secouai la tête pour affirmer que j’avais enterré l’ongle dans un endroit tranquille et que je ne pouvais faire plus. Mais le cadavre continuait à rester là. Je lui demandai pardon ; mais brusquement l’irritation me prend, je deviens furieux et déclare à la femme que je ne veux pas bavarder plus longtemps avec elle. Je lui avais simplement emprunté son ongle dans un moment de presse, mais il y avait des mois que j’avais fait mon devoir et que je l’avais réenterré... Alors elle se glisse de côté vers mon oreiller et essaie de me saisir par derrière. Je me redresse en sursaut sur mon séant et pousse un cri.
– Qu’est-ce que c’est ? demande le gars dans l’autre lit.
Je me frotte les yeux et réponds que ce n’était qu’un rêve.
– Qui est-ce qui était dans la chambre ? demande le gars.
– Je ne sais pas. Y avait-il quelqu’un ?
– J’ai vu quelqu’un sortir...
XXXI
Quelques jours passèrent, puis je me mis à écrire tranquillement et d’un ton détaché à Falkenberg. J’avais un petit dispositif de scie qui était resté à Œvrebœ, écrivis-je, il pouvait peut-être un jour avoir sa petite importance pour les propriétaires de bois et j’avais l’intention d’aller le chercher au premier jour. « Sois assez gentil d’avoir l’œil dessus pour qu’il ne lui arrive rien. »
Aussi bénigne fut ma lettre. C’était le plus digne. Étant donné que Falkenberg parlerait de la lettre à la cuisine et peut-être la montrerait, ce devait être une lettre parfaitement distinguée. Mais ce n’était pourtant pas seulement bénignité et bénignité et rien d’autre, je fixai une date précise pour donner du sérieux à la chose : « Le lundi 11 décembre je viendrai chercher la machine. »
Je pensai : ce terme est clair et précis ; si la machine n’est pas là ce lundi, alors il se passera quelque chose.
Je portai moi-même la lettre à la poste, et de nouveau je collai sur l’en-tête de l’enveloppe une bande de timbres-poste...
Ma belle ivresse durait encore, j’avais reçu la plus délicieuse lettre du monde, je la portais dans ma poche, sur mon cœur, elle m’était adressée, à moi. « N’écrivez pas. » Certes non, mais je pouvais venir. Et il y avait un trait suspensif après tout cela.
Ce mot souligné ne devait-il pas être pris en mauvaise part : s’il n’était mis là que pour renforcer la défense dans sa généralité ? Les dames sont tellement enragées pour souligner tous les mots possibles et pour employer les traits suspensifs à tout bout de champ.
Mais pas elle, oh ! non, pas elle !
D’ici quelques jours j’en aurai fini avec mon travail chez le bailli, cela s’arrangeait bien, tout était calculé, le 11 je serai à Œvrebœ ! Ce n’était peut-être pas une minute trop tôt. S’il était vrai que le capitaine eût des vues sur ma machine, il fallait agir promptement. Est-ce qu’un étranger aurait le droit de voler mon million péniblement acquis ? N’avais-je pas trimé pour le gagner ? Je commençais à regretter à demi ma lettre bénigne à Falkenberg, elle aurait pu être sensiblement plus tranchante, peut-être ne croyait-il plus maintenant que j’étais un homme rigoureux. Tu vas voir, il serait même capable d’avoir l’idée de témoigner contre moi, de prétendre que ce n’était pas moi qui avais inventé la machine. Hoho ! mon bon ami Falkenberg, il ne manquerait plus que cela ! Tu perdras, pour commencer, ton salut éternel ; mais si cela ne te suffit pas, je t’assignerai en faux témoignage devant mon ami et protecteur le bailli. Et alors tu connais les conséquences ?
– Naturellement, il faut que vous partiez, me dit le bailli, quand je lui en parlai. Vous n’avez qu’à revenir chez moi avec la machine. Vous devez sauvegarder vos intérêts, il s’agit peut-être de grosses sommes.
Le lendemain le courrier apporta une information qui modifia d’un coup la situation : le capitaine Falkenberg avait écrit de son propre mouvement dans le journal que si la construction de la nouvelle scie de forêt lui avait été attribuée, cela reposait sur un malentendu : C’était par contre à un homme qui avait travaillé un temps sur son domaine que l’invention était due. Au sujet de la machine elle-même il ne voulait exprimer aucune opinion. Capitaine Falkenberg.
Le bailli et moi nous échangeons un regard.
– Eh bien, que pensez-vous ? dit-il.
– Qu’en tout cas le capitaine est innocent.
– Ah ! Savez-vous ce que je pense, moi ?
Pause. Le bailli est bailli de la tête aux pieds, et perce les intrigues.
– Il n’est pas innocent, dit-il.
– Ne l’est-il vraiment pas ?
– J’ai l’habitude de ces sortes d’affaires. Maintenant il retire ses pattes. Votre lettre lui a servi d’avertissement. Hahaha !
Je dus confesser au bailli que je ne m’étais pas adressé directement au capitaine, mais que par contre j’avais envoyé une petite lettre au valet d’Œvrebœ, et que cette lettre n’était même pas encore parvenue à destination, puisque je ne l’avais mise à la poste qu’hier soir.
Alors le bailli devint muet et n’essaya plus de percer les intrigues. Par contre il parut, de ce moment, concevoir un doute sur la valeur de toute l’invention.
– Il peut bien se faire que la machine n’est que pure sornette. Mais il ajouta avec bienveillance : je pense que peut-être elle a besoin d’être rectifiée et perfectionnée. Vous voyez bien comme l’on doit constamment modifier les bateaux de guerre et les dirigeables... Persistez-vous à partir ?
– Oui.
Je n’entendis plus parler de sa proposition de revenir et de rapporter la machine ; mais le bailli me donna un bon certificat. Il aurait bien voulu me garder plus longtemps, était-il écrit, mais le travail avait été interrompu par ce fait que j’avais des intérêts personnels à sauvegarder dans un autre endroit...
Le lendemain matin, comme j’allais partir, une petite fille se tient dans la cour et me guette. C’est Olga. L’étrange enfant, elle doit être debout depuis minuit pour se trouver ici de si bonne heure. Elle se tenait là, dans sa jupe bleue et sa jaquette.
– Est-ce toi, Olga ? Où vas-tu donc ?
– C’était moi qu’elle voulait voir.
– Comment savait-elle que j’étais ici ?
– Elle s’était informée de moi. Était-ce vrai qu’elle devait garder la machine à coudre ? Mais ce n’était sans doute pas à espérer...
– Mais si, la machine était à elle, je l’avais échangée contre son tableau. Est-ce qu’elle cousait bien ?
– Oui, elle cousait bien.
La conversation ne fut pas longue entre nous, je voulais qu’elle partît avant que le bailli sortît de chez lui et se mît à questionner.
– Allons, va-t-en chez toi, mon enfant. Tu as un long chemin.
Olga me donne sa main qui disparaît, complètement enfouie, dans la mienne et y reste aussi longtemps que je veux. Puis elle me remercie et repart gaiement en brinquebalant. Et ses orteils se posent en dedans ou en dehors, comme cela se trouve.
XXXII
Je touche presque au but.
Le dimanche soir je couche dans une chaumière de métayer à proximité d’Œvrebœ pour pouvoir me présenter au domaine lundi dès le matin. À neuf heures tout le monde serait levé et j’aurais bien la chance de rencontrer qui je voulais !
J’étais nerveux à l’extrême et je me représentais maintes choses fâcheuses : j’avais écrit une jolie lettre à Falkenberg, sans récriminations, néanmoins le capitaine pouvait s’être froissé de cette maudite date, de ce délai que je lui avais fixé. Plût au ciel que je n’eusse pas envoyé de lettre !
À mesure que j’approche du domaine je baisse la tête davantage, je me fais petit, bien que je n’aie commis aucun méfait. Je m’écarte du chemin et fais un détour pour arriver d’abord aux communs... là je rencontre Falkenberg. Il est en train de laver une voiture. Nous nous saluons, et nous sommes les mêmes bons camarades qu’autrefois.
– Devait-il sortir la voiture et conduire ?
– Non, il venait de rentrer hier soir. Il avait conduit à la gare.
– Qui était parti en voyage ?
– Madame.
– Madame ?
– Madame, oui.
Pause.
– Oui-da. Où était allée Madame ?
– En ville, faire un tour.
Pause.
– Il est venu ici un étranger qui a écrit dans les journaux sur ta machine, dit Falkenberg.
– Le capitaine est-il parti aussi ?
– Non, le capitaine est à la maison. Il a fait la grimace quand ta lettre est venue.
Je fis monter Falkenberg à notre ancien grenier, j’avais encore deux bouteilles de vin dans mon havresac, je les sortis et versai à boire. Ah ! ces deux bouteilles que j’avais portées et rapportées, des lieues et des lieues, et qu’il m’avait fallu porter avec tant de précaution, elles me furent alors bien utiles. Sans elles, Falkenberg n’en aurait pas tant dit.
– Pourquoi le capitaine avait-il fait la grimace à cause de ma lettre ? L’avait-il donc vue ?
– Ça a commencé comme ça, dit Falkenberg, que Madame était dans la cuisine quand je suis venu avec le courrier. Qu’est-ce que cette lettre avec tous ces timbres ? dit-elle. Je l’ouvre et dis que c’était de toi et que tu viendrais le 11.
– Que dit-elle alors ?
– Elle ne dit rien de plus. Il vient le 11 ? me demanda-t-elle seulement une autre fois. Oui, il vient le 11, répondis-je.
– Et une couple de jours après tu reçus l’ordre de la conduire au chemin de fer.
– Oui, ce devait être une couple de jours après. Alors j’ai pensé : du moment que Madame a connaissance de la lettre, il faut bien que le capitaine aussi en ait connaissance. Sais-tu ce qu’il a dit quand je la lui ai portée ?
Je ne répondis pas à cette question, mais je réfléchissais, réfléchissais. Il y avait peut-être quelque chose là-dessous. Avait-elle fui devant moi ? J’étais fou, la dame du capitaine d’Œvrebœ ne fuyait pas devant un de ses ouvriers. Mais tout cela ne m’en paraissait pas moins bien étrange. J’avais eu l’espoir d’obtenir la permission de lui parler puisqu’il m’était défendu d’écrire.
Falkenberg continue, un peu embarrassé.
– J’ai donc montré la lettre au capitaine, bien que tu ne l’aies pas dit. N’aurais-je pas dû le faire ?
– Si, cela n’avait pas d’importance. Et qu’a-t-il dit ?
– Oui, veille bien à la machine, qu’il a dit, avec une petite grimace. Que personne ne vienne la prendre, qu’il a dit.
– Alors maintenant le capitaine est furieux contre moi ?
– Oh ! non. Non, je ne croirai jamais ça. Je n’en ai pas entendu reparler depuis.
L’opinion du capitaine ne m’importait guère. Quand Falkenberg a bu pas mal de vin, je lui demande s’il connaît l’adresse de Madame en ville. Non, mais Emma la sait peut-être. Nous mettons la main sur Emma, je lui offre du vin, nous bavardons à bâtons rompus, nous nous rapprochons de la question et finalement je l’interroge avec finesse. Non, Emma ne savait pas l’adresse de Madame. Mais Madame devait faire ses emplettes de Noël et elle était partie avec Mademoiselle Élisabeth, du presbytère ; donc là on devait savoir l’adresse ! Du reste, que voulais-je en faire ?
– J’avais déniché une broche en filigrane et j’avais pensé lui demander si elle voulait me l’acheter.
– Montre voir.
Je fus assez heureux de pouvoir montrer la broche à Emma. Elle était ancienne et charmante, je l’avais achetée à l’une des servantes de Hersaet.
– Madame n’en voudra pas, dit Emma. Et moi je n’en voudrais pas davantage.
– Oh ! si, au cas où tu m’aurais par-dessus le marché, dis-je, en me forçant à plaisanter.
Emma s’en va. Je me remets à cuisiner Falkenberg. Falkenberg ne manquait pas de flair, il lui arrivait parfois de comprendre les hommes.
– Avait-il encore coutume de chanter devant Madame ?
– Oh ! non.
Et Falkenberg regrettait de s’être loué ici ; il semblait que de plus en plus ce n’étaient que chagrins et larmes.
– Chagrins et larmes ? Le capitaine et Madame n’étaient-ils pas bons amis ?
– Grand Dieu ! Si, ils étaient bons amis. Absolument comme avant. Samedi dernier elle a pleuré toute la journée.
– Dire que cela devait tourner ainsi. Ils sont certainement très bien élevés et loyaux vis-à-vis l’un de l’autre, dis-je, et j’épie sa réponse.
– Mais ils sont si las l’un de l’autre, dit Falkenberg en dialecte de Valders. Et puis elle a rudement perdu, rien que depuis ton départ, elle est devenue toute pâle et maigre.
Je restai quelques heures dans le grenier et surveillai de ma fenêtre la maison des maîtres, mais le capitaine ne se montra pas. Pourquoi ne sortait-il pas ? Cela n’avait pas de sens d’attendre plus longtemps, je n’avais qu’à partir sans m’excuser auprès du capitaine. J’aurais eu de bonnes raisons à lui alléguer, j’aurais pu mettre la faute sur le premier article dans le journal, dire qu’il m’avait un peu tourné la tête, ce qui contenait aussi un grain de vérité. Maintenant il ne me restait plus qu’à faire un paquet bien ficelé de la machine, la couvrir du mieux possible avec mon sac et me mettre en marche.
Emma était dans la cuisine et elle chipa un peu de manger pour moi, avant que je parte.
De nouveau j’avais une longue tournée devant moi, d’abord il fallait aller au presbytère, qui du reste était presque sur ma route, et de là au chemin de fer. Il tombait un peu de neige qui commençait à rendre la marche difficile, en outre je n’avais pas le loisir de flâner à mon gré, et il me fallait marcher de toutes mes forces : les dames n’allaient en ville que pour leurs emplettes de Noël et elles avaient déjà une bonne avance.
Le lendemain après-midi j’arrivai au presbytère. J’avais supputé qu’il était préférable de m’adresser à Madame.
– Je suis en route pour la ville, lui dis-je. Je porte là une machine, me serait-il permis de déposer ici le plus lourd du bâti ?
– Tu vas à la ville ? demande Madame. Mais tu vas bien rester ici jusqu’à demain ?
– Non, merci. Parce que je dois être en ville demain.
Madame réfléchit et dit :
– Élisabeth est en ville. Tu pourrais prendre un paquet pour elle, quelque chose qu’elle a oublié.
Voilà l’adresse ! pensai-je.
– Mais il y a quelque chose qu’il faut terminer d’abord.
– Alors Mademoiselle Élisabeth pourrait être partie avant mon arrivée ?
– Oh ! non, elle est avec Madame Falkenberg, elles restent une semaine.
C’était un heureux renseignement, un magnifique renseignement. Maintenant je savais tout, l’adresse et la durée du séjour.
Madame reste là à me regarder du coin de l’œil, et elle dit :
– Alors, tu vas bien rester ? Car il y a réellement quelque chose que je dois préparer...
On me donna une chambre dans la maison des maîtres parce qu’il faisait trop froid maintenant dans la grange. Et le soir quand les gens furent couchés et que tout fut tranquille dans la maison, Madame entra chez moi avec le paquet et dit :
– Excuse-moi de venir à cette heure. Mais tu partiras sans doute si tôt demain que je ne serai pas encore levée.
XXXIII
Me revoilà donc au milieu du bruit et de la presse de la ville, et des journaux et des gens, et, comme il y a bien des mois que cela ne m’est arrivé, cela ne me déplaît pas au fond. Je fais relâche une matinée, me procure quelques autres vêtements, me rends chez Mademoiselle Élisabeth. Elle habitait chez des parents.
Aurais-je la chance de rencontrer l’autre ? Je suis agité comme un gamin. Je suis si gauche et si déshabitué des gants que je les retire ; en montant l’escalier je vois que mes mains ne vont pas avec mes vêtements, et je remets mes gants. Puis je sonne.
– Mademoiselle Élisabeth ? Oui, veuillez attendre un peu.
Mademoiselle Élisabeth arrive.
– Bonjour ? Est-ce moi que vous vouliez... ? Ah ! c’est vous !
– J’avais un paquet pour elle, de la part de sa mère. S’il vous plaît.
Elle déchire le papier du paquet et jette un regard dans le trou.
– Ah ! Maman n’a pas sa pareille ! La lorgnette. Nous avons déjà été au théâtre... Je ne vous ai pas reconnu tout de suite.
– Ah ! Il n’y a pourtant pas si longtemps depuis la dernière fois.
– Non, mais... Dites, vous avez sûrement envie de demander des nouvelles d’une autre ? Hahaha !
– Oui, dis-je.
– Elle n’est pas ici. C’est seulement moi qui suis ici chez des parents. Non, elle habite Hôtel Victoria.
– Bah ! Du reste c’est à vous que j’avais affaire, dis-je alors en essayant de dominer ma déception.
– Attendez un peu. Je dois justement retourner en ville, nous ferons route ensemble.
Mademoiselle Élisabeth s’habille, crie « adieu, à tout à l’heure » à travers une porte et m’accompagne. Nous prenons une voiture et nous nous faisons conduire à un café tranquille. Mademoiselle Élisabeth s’écrie :
– Oh ! dites ! c’est si amusant d’aller au café. Mais celui-ci n’est pas amusant.
– Préférait-elle un autre endroit !
– Oui. Au Grand Hôtel.
Je craignais de ne pas y être en sûreté, j’avais été longtemps absent et serais peut-être obligé de saluer des personnes de connaissance. Mais la demoiselle exige le Grand Hôtel. Son entraînement ne datait que de quelques jours et déjà elle était devenue très sûre d’elle-même. Mais elle me plaisait davantage autrefois.
Nous repartons en voiture et arrivons au Grand Hôtel. Le soir approche. La demoiselle s’assied en pleine lumière crue et elle-même rayonne de toute cette gaieté. On apporte du vin.
– Ah ! comme vous êtes devenu chic, dit-elle en riant.
– Je ne pouvais pas venir ici en bourgeron.
– Non, naturellement, mais, à parler franc, ce bourgeron... Puis-je dire ce que je pense ?
– Je vous en prie.
– Le bourgeron vous allait mieux.
C’est ça, le diable emporte ces vêtements de citadin ! La tête me bout de bien d’autres choses et je ne me soucie pas de ce bavardage.
– Restez-vous longtemps en ville ? demandé-je.
– Aussi longtemps que Louise reste, nous avons fini nos achats. Ah ! C’est bien trop court, malheureusement...
Puis elle redevient gaie et demande en riant :
– Trouviez-vous que c’était amusant chez nous à la campagne ?
– Oui. C’était le bon temps.
– Reviendrez-vous bientôt ? Hahaha !
Elle s’amusait de moi, tout simplement. Elle voulait sans doute montrer qu’elle m’avait pénétré, que tout n’était pas clair dans le rôle que j’avais joué à la campagne. La pauvre enfant... Moi qui pourrais en remontrer à un ouvrier et qui suis en bien des choses un spécialiste. Cependant que dans ma profession proprement dite je n’atteins rigoureusement qu’à peu près ce que j’avais rêvé.
– Dois-je prier papa d’afficher sur le poteau au printemps que vous vous chargez des installations d’eau en tous genres ?
Elle ferma les yeux et se mit à rire. Comme elle riait de bon cœur.
Je suis torturé d’impatience et souffre de ce badinage, tout bienveillant qu’il est. Je regarde autour de moi dans le café, pour me reprendre. Çà et là, un chapeau se lève et je réponds. Tout cela me paraît si loin de moi. C’était la jolie dame près de laquelle j’étais assis qui attirait sur nous l’attention des gens.
– Alors vous connaissez ces gens, puisque vous vous saluez ?
– Oui, quelques-uns... Vous êtes-vous bien amusée ici en ville ?
– Admirablement. J’ai deux cousins et ils ont eux-mêmes quelques camarades.
– Le pauvre jeune Érik là-bas ! dis-je pour plaisanter.
– Ah ! Votre jeune Érik ! Il y en a un ici qui s’appelle Bewer. Mais pour le moment nous sommes brouillés.
– Oh ! cela passera.
– Vous croyez ? Du reste c’est passablement sérieux. Écoutez, j’attends à moitié qu’il vienne ici tout à l’heure.
– Alors, vous me le montrerez.
– En venant ici, dans la voiture, je pensais que vous et moi nous pourrions nous asseoir ici ensemble pour le rendre jaloux.
– Hé ! oui, nous allons faire ça.
– Oui, mais... Ah ! il faudrait que vous soyez un peu plus jeune. Je veux dire...
Je me force à rire. Oh ! nous en viendrions bien à bout. Ne nous méprisez pas, nous, les vieux, les ancêtres, nous pouvons être tout à fait incomparables.
– Laissez-moi seulement m’asseoir sur la banquette à côté de vous pour qu’il ne voie pas ma tonsure.
Ah ! comme c’est difficile de doubler le cap fatal de la vieillesse, de belle et calme façon. L’exagération intervient, l’esbroufe, les grimaces, la lutte avec les jeunes, l’envie.
– Écoutez, Mademoiselle, dis-je – et je la prie de tout mon cœur – ne pouvez-vous aller au téléphone demander à Madame Falkenberg de venir ici ?
Elle y réfléchit.
– Si, nous allons le faire, dit-elle, compatissante.
Nous allons au téléphone, demandons l’hôtel Victoria et obtenons la communication avec Madame.
– C’est toi, Louise ? Si tu savais avec qui je suis ! Peux-tu sortir ? C’est très bien. Nous sommes au Grand Hôtel. Je ne peux pas le dire. Certainement c’est un homme, mais il est un Monsieur maintenant, je n’en dis pas davantage. Alors tu viens ? Eh ! bien, voilà que tu hésites ? La famille ? Ah ! bien, tu feras comme tu voudras, mais... Oui, il est à côté de moi. C’est terrible comme tu es pressée. Bien, alors, adieu !
Mademoiselle Élisabeth raccroche le récepteur et dit compendieusement :
– Elle était invitée en famille.
Nous revenons nous asseoir. Nous redemandons du vin, j’essaie d’être joyeux et je propose du champagne. Oui, merci. À brûle-pourpoint, la demoiselle dit :
– Voilà Bewer. C’est une vraie chance que nous ayons du champagne.
Je n’ai qu’une idée en tête et comme il me faut maintenant montrer mes talents et charmer la demoiselle au profit d’un autre, je dis une chose et j’en pense une autre. Il est inévitable que ça rate. Je suis incapable de me sortir cette conversation téléphonique de la tête : elle avait sûrement pressenti la combinaison, et que c’était moi qui l’attendais. Au demeurant, quel crime avais-je commis ? Pourquoi diable aussi avais-je été congédié si brusquement d’Œvrebœ et Falkenberg engagé à ma place ? Entre le capitaine et Madame ne régnait peut-être pas toujours une amitié céleste, mais le mari avait pressenti en moi un danger et avait néanmoins voulu sauver sa femme d’une chute aussi ridicule. Et maintenant elle avait honte, parce que j’avais travaillé sur son domaine, honte de m’avoir employé comme cocher et d’avoir à deux reprises partagé ses provisions avec moi. Et elle avait honte de ma semi-vieillesse...
– Ah ! non, ça ne marche pas, dit Mademoiselle Élisabeth.
De nouveau je m’applique et je dis mille folies dont elle commence à rire. Je bois beaucoup et deviens de plus en plus hardi et inventif, finalement la demoiselle semble avoir la conviction que je travaille vraiment vis-à-vis d’elle pour mon propre compte. Elle commence à me regarder.
– Est-ce vrai, vous trouvez que je suis un peu jolie ?
– Écoutez-moi, voulez-vous... c’est de Madame Falkenberg que je parle.
– Chut ! dit la demoiselle. Naturellement c’est de Madame Falkenberg, je le savais depuis toujours, mais vous n’avez pas besoin de le dire. Je crois que cela commence à agir sur lui, là-bas. Continuons tout simplement et ayons l’air de nous intéresser aussi vivement.
Ainsi elle n’avait pas la conviction que je travaillais pour mon propre compte. J’étais trop vieux pour tout cela, que diable !
– Mais, Madame Falkenberg, vous ne pouvez pas l’avoir, reprend-elle. C’est sans espoir.
– Non, elle, je ne peux pas l’avoir. Et vous non plus, je ne peux pas vous avoir.
– Est-ce encore à Madame Falkenberg que vous parlez ?
– Non, maintenant c’est à vous.
Pause.
– Savez-vous que j’ai été amoureuse de vous ? Mais oui, c’était à la maison.
– Voilà que cela commence à devenir amusant, dis-je, en me rapprochant sur la banquette. Maintenant nous allons écraser Bewer.
– Oui. Pensez-donc, je montais le soir au cimetière pour vous rencontrer. Mais vous, stupide individu, vous n’y avez compris goutte.
– Maintenant c’est sans doute à Bewer que vous parlez, dis-je.
– Non, c’est réellement vrai, ce que je dis. Et une fois je suis allée vous trouver dans les champs. Ce n’était pas votre jeune Érik que je voulais voir.
– Pensez donc, c’était moi que vous cherchiez ! dis-je en feignant la mélancolie.
– Oui, vous trouvez sans doute cela bizarre. Mais n’oubliez pas qu’il nous faut quelqu’un à aimer, à la campagne aussi.
– Est-ce que Madame Falkenberg dit la même chose ?
– Madame Falkenberg... non, elle dit qu’elle ne veut aimer personne, elle veut seulement jouer du piano et autres choses dans ce goût. Mais je parle pour moi-même. Savez-vous ce que j’ai fait une fois ? Mais non, je ne le dirai pas. Voulez-vous le savoir ?
– Je l’entendrai volontiers.
– Oh, je suis une petite fille par rapport à vous, alors cela ne fait rien : c’était quand vous couchiez dans la grange, à la maison, une fois je m’y suis glissée et j’ai arrangé vos couvertures pour en faire un lit.
– C’est vous qui avez fait cela ! dis-je, sincère, cette fois et sortant de mon rôle.
– Vous auriez dû voir comme je me faufilais, hahaha !
Mais la jeune fille manquait d’entraînement, elle changea de couleur en faisant sa petite confession et rit d’un rire forcé pour se tirer d’affaire.
Je veux lui venir en aide, et je dis :
– Vous êtes tout de même une personne admirable. Voilà une chose que Madame Falkenberg n’aurait pas pu faire.
– Non, mais aussi elle est plus âgée. Vous croyiez peut-être que nous étions du même âge ?
– Madame Falkenberg dit-elle qu’elle ne veut aimer personne ?
– Oui. Ah ! non, du reste, je ne sais pas. Mais Madame Falkenberg est mariée, vous savez, elle ne dit rien. Maintenant causez un peu avec moi... Et puis, cette fois où nous devions aller ensemble à la boutique. Vous rappelez-vous ? J’allais de plus en plus lentement pour que vous me rattrapiez...
– Oui, c’était gentil de votre part. Et maintenant, en récompense je veux vous faire une joie.
Je me lève et vais trouver le jeune Bewer et lui demande s’il ne veut pas venir boire un verre de champagne avec nous, à notre table. Je le ramène avec moi ; Mademoiselle Élisabeth devient pourpre en le voyant arriver. Puis je bavarde et réconcilie les deux jeunes gens et je me rappelle tout à coup que j’ai quelque chose à faire et que je suis forcé de les quitter...
– Quoiqu’il m’en coûte, Messieurs et dames. Vous, Mademoiselle Élisabeth, vous m’avez complètement ensorcelé, sans doute, mais je me rends compte que vous ne serez tout de même pas à moi. Du reste, c’est pour moi une énigme...
XXXIV
Je déambule vers la rue de l’Hôtel de Ville et reste un moment auprès des cochers à surveiller la porte de l’Hôtel Victoria. Mais c’est vrai, elle était en famille ce soir. Alors j’entre comme par hasard à l’hôtel et bavarde avec le portier.
– Si, Madame est chez elle. Chambre n° 12, premier étage.
– Alors, Madame n’est pas sortie dans sa famille ?
– Non.
– Part-elle bientôt ?
– Elle n’en a rien dit.
Je ressors et les cochers ouvrent le tablier de leurs fiacres avec leur « S’il vous plaît ! » Je choisis ma voiture et y monte.
– Où allez-vous ?
– Nous allons rester ici. Je vous prends à l’heure.
Les cochers vont de l’un à l’autre et chuchotent, l’un croit ceci, l’autre cela : « Il veut surveiller l’hôtel, c’est sans doute sa femme qui est là avec un commis-voyageur. »
Oui, je surveille l’hôtel. Il y a de la lumière dans quelques chambres et subitement l’idée me vient qu’elle peut être debout à une fenêtre et me voir. Attendez un peu, dis-je au cocher, et je rentre à l’hôtel.
– Où se trouve le n° 12 ?
– Au premier étage.
– Et les fenêtres donnent sur la rue de l’Hôtel de Ville ?
– Oui.
– Alors c’était tout de même ma sœur qui me faisait signe, dis-je, mentant pour que le portier me laisse passer.
Je monte l’escalier, et pour ne pas me laisser l’occasion de revenir sur mes pas, je frappe dès que j’ai trouvé le numéro. Pas de réponse. Je frappe une seconde fois.
– Est-ce la femme de chambre ? demande une voix à l’intérieur.
Je ne pouvais pas répondre : Oui, ma voix m’aurait trahi. Je mis la main sur le bouton ; la porte était fermée à clef. Elle avait sans doute eu peur que je ne vienne, peut-être aussi m’avait-elle vu dehors.
– Non, ce n’est pas la femme de chambre, dis-je, et j’entends mes paroles trembler étrangement.
Après quoi j’attends un long moment en prêtant l’oreille ; j’entends remuer à l’intérieur, mais la porte ne s’ouvre pas. Puis, de l’une des chambres, on sonne chez le portier, deux coups brefs. C’est elle, pensé-je, elle appelle la femme de chambre, elle est inquiète. Je m’éloigne de sa porte pour ne pas la compromettre, et quand la femme de chambre arrive, je la croise comme si je voulais descendre. Je l’entends dire : Oui, c’est la femme de chambre. Et j’entends la porte s’ouvrir.
– Oh ! non, dit encore la femme de chambre, il n’y avait qu’un monsieur qui vient de descendre.
Je pensai à prendre une chambre à l’hôtel, mais cette idée me répugna, elle n’était pas une dame qui a un rendez-vous avec un commis-voyageur. Quand j’arrivai en bas près du portier je dis simplement que Madame s’était sans doute couchée.
Alors je sors et me rassieds dans la voiture. Le temps passe, une heure passe, le cocher demande si je n’ai pas froid ? Oh ! si, un peu. Attendais-je quelqu’un ? Oui... Il me donne sa couverture de siège, et comme il est aimable, je lui tends de quoi prendre un grog.
Le temps passe, les heures passent, l’une après l’autre. Les cochers ne se gênent plus, mais se disent l’un à l’autre que je vais faire crever le cheval de froid.
Non, cela ne servait à rien. Je paie la voiture, rentre chez moi et écris la lettre suivante :
« Je ne devais pas vous écrire, me sera-t-il permis seulement de vous revoir ? Je me présenterai à l’hôtel demain à cinq heures après-midi. »
Devais-je fixer une heure moins tardive ? Mais la lumière du matin est si vive ! Quand j’étais ému et que ma bouche tremblait convulsivement, je devais avoir l’air affreux.
Je portai la lettre moi-même à l’hôtel Victoria et rentrai chez moi.
Une longue nuit, oh ! comme les heures étaient longues ! Maintenant que j’aurais dû dormir pour prendre des forces et être frais, j’en étais incapable. Le jour poignit et je me levai. Après une longue errance dans les rues, je déambule à la maison, je me couche et je m’endors.
Les heures passent. Dès que je suis réveillé et que j’ai repris mes esprits, je me précipite au téléphone, dans mon anxiété, et demande si Madame est partie.
– Non, elle n’est pas partie.
Dieu merci, elle n’avait donc pas voulu me fuir, car elle devait avoir reçu ma lettre depuis longtemps. Non, seulement, hier le moment était mal choisi, voilà tout.
Je mange et me recouche pour dormir, et quand je me réveille il est plus de midi. De nouveau je me précipite au téléphone et sonne.
– Non, Madame n’est pas partie. Mais elle a fait ses malles. Elle est sortie pour le moment.
Je finis de m’habiller et me hâte de courir Rue de l’Hôtel de Ville surveiller l’hôtel. Dans le courant d’une demi-heure, beaucoup de gens entrent et sortent par la porte de l’hôtel, mais pas elle. Maintenant il est cinq heures et j’entre chez le portier.
– Madame est partie.
– Partie ?
– Est-ce vous qui avez téléphoné ? Elle est rentrée au même moment et a pris ses bagages. Mais j’ai une lettre.
Je prends la lettre, et sans l’ouvrir, je m’informe du train.
– Le train partait à quatre heures quarante-cinq, dit le portier, en regardant sa montre. Maintenant il est cinq heures.
J’avais gaspillé une demi-heure à guetter dehors.
Je m’assieds sur une marche, les yeux fixés à terre. Le portier continue à bavarder.
Il doit bien se rendre compte que la dame n’était pas ma sœur.
– J’ai dit à Madame qu’un Monsieur venait justement de téléphoner. Mais elle a simplement répondu qu’elle n’avait pas le temps et que je vous donne cette lettre.
– Y avait-il une autre dame qui l’accompagnait quand elle est partie ?
– Non.
Je me lève et m’en vais. Dans la rue, j’ouvre la lettre et je lis :
« Il ne faut pas me poursuivre davantage ».
Je mets la lettre dans ma poche, complètement stupide. Cela ne m’étonnait pas, ne me faisait aucune impression nouvelle. Bien féminin ! Des mots hâtifs, sous la première impulsion, des mots soulignés, un trait suspensif...
Alors l’idée me vient de chercher l’adresse de Mademoiselle Élisabeth et de lui téléphoner ; il me restait encore ce dernier espoir. J’entends la sonnerie bourdonner au loin après que j’ai pressé le bouton, et je reste là à prêter l’oreille comme dans un désert bruissant.
Mademoiselle Élisabeth était partie depuis une heure.
Alors c’est encore du vin, puis c’est du whisky. Puis ce sont des masses de whisky. Et c’est de nouveau une bombe de vingt et un jours durant laquelle un rideau s’abaisse devant ma conscience terrestre. Dans cet état, l’idée me vient un beau jour d’envoyer dans une cabane à la campagne un miroir avec un cadre gai et doré. C’était pour une petite fille du nom d’Olga qui était exactement aussi douce et amusante qu’un petit veau.
Car j’ai encore ma neurasthénie.
Dans ma chambre traîne la machine. Je ne puis plus la monter, car les parties principales du bâti sont restées dans un presbytère à la campagne. Cela n’a pas d’importance, mon affection pour la machine s’est émoussée. Messieurs les neurasthéniques, nous sommes de mauvais hommes, et pour faire des animaux, de quelque sorte que ce soit, nous ne valons rien non plus.
Puis, un jour, cela finira bien par devenir trop ennuyeux d’être inconscient plus longtemps et je repartirai pour une île. - FIN
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