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Orgueil et Préjugé, 3° Partie - Jane Austen (1775–1817)

 

CHAPITRE PREMIER.

On peut se figurer avec quelle avidité Elisabeth lut cette lettre, et quelle émotion elle lui fit éprouver ; ses sentimens ne pouvoient se définir. Elle vit d’abord avec surprise qu’il ne croyoit point devoir faire d’apologie. Fermement persuadée qu’il ne donneroit pas une explication, qu’un juste sentiment de honte devoit l’engager à éviter ; elle commença la lecture du récit de ce qui s’étoit passé à Netherfield, avec les plus forts préjugés contre tout ce qu’il pouvoit dire ; son impatience lui permettoit à peine d’achever une phrase avant d’en commencer une autre, et ses yeux parcouroient d’avance toutes les lignes ; elle ne voulut d’abord point ajouter foi à l’idée qu’il avoit eue de l’indifférence de sa sœur, et le détail des tristes et véritables obstacles qu’il avoit vus à son mariage avec Bingley, l’irrita trop pour qu’elle pût lui rendre justice ; il n’exprimoit, pour la désarmer, aucun regret de sa conduite ; son style, loin d’être repentant, étoit plein de hauteur ; tout son récit respiroit l’orgueil et l’insolence ; mais, lorsqu’elle arriva à ce qui concernoit Mr. Wikam, lorsqu’elle lut avec calme le récit des événemens qui se lioient si bien avec ce qu’il avoit raconté lui-même, et qui, s’ils étoient prouvés, devoient anéantir la bonne opinion qu’elle avoit sur son compte ; alors ses sentimens commencèrent à changer. Elle étoit alternativement agitée par la crainte, l’étonnement et l’horreur ; elle auroit voulu pouvoir anéantir toutes ces circonstances, en s’écriant à chaque ligne : C’est faux ! cela ne peut pas être ! Et lorsqu’elle eut fini toute la lettre, elle se hâta de la fermer, en se promettant de ne point y ajouter foi, et de ne jamais la relire.

Elle étoit dans un trouble indéfinissable, et ses pensées ne pouvoient s’arrêter sur rien. Une demi-minute après, la lettre fut de nouveau déployée ; rappelant toute son attention, elle recommença la mortifiante lecture de tout ce qui avoit rapport à Wikam, et prit assez d’empire sur elle pour réfléchir sérieusement sur la conséquence de chaque phrase. Tout ce qui concernoit ses liaisons avec la famille de Pemberley, étoit exactement semblable à ce qu’il avoit dit lui-même ; et les bontés qu’avoit eu pour lui Mr. Darcy, étoient parfaitement d’accord avec ses propres expressions. Ainsi, les deux récits se confirmoient mutuellement. Mais, lorsqu’elle en vint au Testament, la différence étoit grande. Tout ce que Wikam avoit dit sur le bénéfice, étoit gravé dans sa mémoire, et en se rappelant ses propres paroles, il lui étoit impossible de ne pas voir qu’il y avoit duplicité d’un des deux côtés ; pendant quelques instans elle se flatta que son cœur ne l’avoit pas trompée ; mais, lorsqu’elle eut lu et relu l’abandon que Wikam avoit fait de ses prétentions au bénéfice, pour une somme aussi forte que celle de trois mille livres, elle fut forcée d’hésiter encore ; elle ferma la lettre une seconde fois et pesa chaque circonstance avec toute l’impartialité qu’elle put y mettre ; elle réfléchit sur la probabilité de cette transaction ; il y avoit assertion des deux parts, comment découvrir la vérité ? Elle reprit donc encore la lettre, mais chaque ligne lui prouvoit que cette affaire qui lui avoit paru ne pouvoir jamais être expliquée d’une manière la moins du monde favorable à Mr. Darcy, étoit cependant susceptible de prendre une tournure qui pouvoit le faire paroître tout-à-fait innocent. L’extravagance et la duplicité dont il accusoit ouvertement Mr. Wikam, l’offensoient d’autant plus qu’elle ne pouvoit lui opposer aucune preuve de son injustice. Car elle n’avoit jamais entendu parler de lui avant qu’il entrât dans le régiment de *** ; dans lequel il ne s’étoit engagé qu’à la persuasion de Mr. Denny qui l’avoit connu autrefois, mais légèrement. On ne savoit dans le Hertfordshire, aucune circonstance sur sa conduite antérieure, que celles qu’il racontoit lui-même ; quant à son véritable caractère, lors même qu’elle auroit pu prendre des informations, elle n’y auroit jamais pensé ; sa contenance, le son de sa voix, l’aisance de ses manières, tout enfin dans son extérieur, lui avoit persuadé qu’il possédoit toutes les vertus. Elle s’efforçoit de se rappeler quelques traits de bonté, quelques preuves de probité et de bienfaisance qui pussent le soustraire aux accusations de Mr. Darcy, ou du moins qui pussent expier ces erreurs momentanées, dans lesquelles elle vouloit ranger ce que Mr. Darcy nommoit les vices de sa jeunesse. Aucun souvenir de cette espèce ne vint la soulager ; elle se représentoit Wikam avec tous ses agrémens, mais elle ne pouvoit s’appuyer d’aucun autre avantage plus essentiel que l’approbation générale de la société de Meryton, et les éloges qu’avoient obtenu ses manières prévenantes. Après avoir réfléchi long-temps elle continua sa lecture ; mais, hélas ! l’histoire de ses desseins sur Miss Darcy, ne lui paroissoit que trop confirmée par ce qui étoit échappé la veille au colonel Fitz-Williams ; enfin on l’engageoit à s’adresser à lui-même pour la confirmation de toutes ces circonstances, et il lui étoit impossible de mettre en doute sa véracité. Elle s’étoit d’abord décidée à s’adresser à lui, mais elle fut ensuite détournée de cette idée par la singularité de cette démarche ; elle y renonça donc complètement, pensant que Mr. Darcy ne la lui auroit pas proposée, s’il n’avoit été bien assuré de l’appui de son cousin. Elle se souvenoit très-bien de tout ce que Mr. Wikam lui avoit dit dans la première soirée qu’elle avoit passée avec lui chez Mistriss Philipps ; elle étoit frappée maintenant de l’inconvenance qu’il y avoit à faire de pareilles confidences à une étrangère, et elle s’étonna de ne pas en avoir fait la remarque jusqu’alors ; elle vit le manque de délicatesse qu’il y avoit à se mettre en avant comme il l’avoit fait, et le peu de rapport qui régnoit entre ses discours et sa conduite : il s’étoit vanté de ne point craindre de rencontrer Mr. Darcy, et de ne rien faire pour l’éviter ; cependant, il n’avoit pas osé paroître au bal de Netherfield. Elle se souvint aussi qu’il n’avoit confié son secret qu’à elle seule, tant que la famille Bingley et Mr. Darcy avoient été dans le pays ; mais que tout de suite après leur départ, cette histoire avoit été connue de tout le monde ; enfin qu’il ne s’étoit fait aucun scrupule de dévoiler le caractère de Mr. Darcy, quoiqu’il l’eût assurée que le respect qu’il conservoit pour la mémoire du père, l’empêcheroit toujours de faire aucun tort au fils.

Que tout ce qui avoit rapport à Mr. Wikam lui paroissoit maintenant sous un point de vue différent ! Ses assiduités auprès de Miss Kings, ne lui sembloient dictées que par des vues tout-à-fait intéressées ; et la médiocrité même de sa fortune n’étoit plus à ses yeux la preuve de la modération de ses désirs, mais du besoin où l’avoit réduit sa dissipation. La conduite même qu’il avoit tenue vis-à-vis d’elle, pouvoit bien avoir été dictée par quelques motifs peu louables. Peu à peu, tout ce qui parloit en sa faveur s’affoiblissoit, et pour justifier encore davantage Mr. Darcy, elle se souvint que Mr. Bingley, interrogé par Jane, avoit assuré qu’il n’avoit aucun tort ; elle ne pouvoit se dissimuler que quelque fières et peu engageantes que fussent ses manières, elle n’avoit, depuis qu’elle le connoissoit, rien vu qui pût déceler qu’il fut injuste, ni dépourvu de morale et de religion ; qu’il étoit aimé et estimé de toutes ses connoissances ; que Wikam lui-même avoit avoué qu’il étoit un excellent frère, et qu’elle lui avoit souvent entendu parler de sa sœur avec une affection qui prouvoit qu’il étoit susceptible de bons sentimens ; que si ses actions avoient été comme le représentoit Wikam, une violation si évidente des droits les mieux établis, le monde en auroit eu connoissance, et que cette vive amitié entre lui et un homme aussi bon que Mr. Bingley, auroit été incompréhensible.

Enfin, elle eut honte d’elle-même, et ne pouvoit penser ni à Darcy, ni à Wikam, sans s’accuser d’avoir été aveuglée, prévenue et ridicule.

— Oh ! que je me suis sottement conduite ! s’écrioit-elle, moi qui me vantois de ma pénétration, qui avois une si haute idée de mon jugement ! moi qui ai souvent regardé avec pitié la généreuse candeur de ma sœur ; qui ai si souvent satisfait ma folie par de vains et injustes soupçons ! quelle humiliation ! mais elle est juste. Je n’aurois pas été plus aveugle si j’avois eu de l’amour ! la vanité et non l’amour a été ma folie ! Flattée de la préférence de l’un, offensée du dédain de l’autre, j’ai, dès le commencement, accueilli la prétention et l’ignorance et banni la raison ; je ne me suis pas connue moi-même jusqu’à présent. — D’elle à Jane, et de Jane à Bingley, ses pensées la ramenèrent bientôt à l’idée que l’explication de Mr. Darcy à leur égard, ne lui avoit pas paru convaincante, et elle la relut. Comme elle la trouva différente à la seconde lecture ! Comment auroit-elle pu ne pas ajouter foi à ses protestations sur un sujet, lorsqu’elle avoit été obligée d’en reconnoître la vérité sur un autre. Il déclaroit qu’il n’avoit pas du tout soupçonné l’attachement de sa sœur ; et elle se souvint quelle avoit été l’opinion de Charlotte à cette occasion.

Elle ne put aussi nier la justesse de ses observations sur Jane ; elle sentoit bien que les sentimens de sa sœur, quoique vifs dans le fond, se manifestoient peu, et que l’égalité et la douceur constante qui régnoient sur sa physionomie et dans sa manière d’être, ne se voyoient pas toujours unies à une grande sensibilité.

Quand elle en vint à cette partie de la lettre où il parloit de sa famille en termes si humilians, et cependant si bien mérités, elle éprouva un véritable sentiment de honte ; la vérité du reproche la frappoit trop vivement pour qu’elle pût le nier. Ce qui s’étoit passé à Netherfield et qui avoit confirmé toutes ces observations, n’avoit pas fait une impression plus vive sur l’esprit de Mr. Darcy que sur le sien même.

Elle ne put s’empêcher de sentir le compliment qu’il lui faisoit ainsi qu’à sa sœur ; il adoucit son chagrin, mais ne la consola point du mépris que le reste de sa famille s’étoit attirée ; et comme elle voyoit que le malheur de Jane étoit l’ouvrage de ses plus proches parens, elle pensa aussi combien le cas qu’on pouvoit faire de toutes deux, devoit avoir été diminué par une conduite si peu convenable, et elle se sentit plus humiliée qu’elle ne l’avoit encore jamais été.

Après avoir erré pendant deux heures, le long du chemin, s’abandonnant à toute l’agitation de ses pensées, réfléchissant de nouveau sur tout ce qu’elle venoit d’apprendre, cherchant à se réconcilier avec un changement d’idées si prompt ; la fatigue et la crainte d’avoir été trop long-temps absente, la firent retourner au Presbytère, et elle rentra dans la maison, décidée à paroître aussi gaie qu’à l’ordinaire, et à éviter toute réflexion qui pût l’empêcher de prendre part à la conversation.

On lui dit que les deux neveux de Lady Catherine étoient venus faire visite pendant son absence. Mr. Darcy avoit pris congé au bout de quelques minutes, mais le colonel Fitz-Williams étoit resté au moins une heure, espérant qu’elle reviendroit, et ne s’en étoit allé qu’avec l’intention de se promener jusqu’à ce qu’il l’eût rencontrée.

Elisabeth affecta quelque chagrin de ne l’avoir pas vu, quoique, dans le fond, elle en fût bien aise. Le colonel Fitz-Williams ne l’occupoit plus ; elle ne pouvoit penser qu’à la lettre qu’elle venoit de recevoir.

CHAPITRE II.

Les deux cousins partirent le lendemain de Rosing ; Mr. Collins ayant été les attendre sur le chemin pour leur faire ses dernières salutations, revint chez lui, assurant qu’ils paroissoient être en très-bonne santé et en aussi bonne disposition d’esprit qu’on pouvoit l’espérer après la triste scène d’adieux qui devoit avoir eu lieu au moment de quitter Rosing. Il se hâta d’aller au château pour consoler Lady Catherine et sa fille, et il en rapporta, à sa grande satisfaction, un message de sa Seigneurie qui se sentoit si maussade qu’elle désiroit que tous les habitans du Presbytère vinssent dîner avec elle.

En revoyant Lady Catherine, Elisabeth pensa que si elle avoit accepté la main de Mr. Darcy, elle lui auroit été présentée probablement ce même jour comme sa future nièce, et elle sourit à l’idée de l’indignation qu’auroit éprouvé sa Seigneurie. Qu’auroit-elle dit ? comment se seroit-elle conduite ? étoient autant de questions qui amusoient intérieurement Elisabeth.

La diminution de la société de Rosing fut le premier sujet de la conversation. Personne, disoit Lady Catherine, ne sent plus vivement que moi l’absence de ses amis ; je suis surtout fort attachée à ces deux jeunes gens, et je sais qu’ils ont pour moi tout le respect et l’affection possibles ; ils étoient extrêmement affligés, comme ils le sont toujours, de nous quitter. Le cher colonel s’est efforcé de conserver sa gaieté jusqu’au bout, mais Darcy sembloit encore plus vivement affligé que l’année dernière ; son affection pour Rosing augmente, je crois, chaque jour.

Mr. Collins eut tout de suite un compliment et une délicate allusion à faire là-dessus, qui firent sourire avec bonté la mère et la fille.

Lady Catherine fit, après le dîner, l’observation que Miss Bennet n’étoit pas si gaie qu’à l’ordinaire ; elle en attribua la cause à la perspective de retourner bientôt chez elle, et elle ajouta ; — Si c’est ainsi, vous devriez écrire à votre mère pour demander la permission de rester ici un peu plus long-temps, je suis sûre, que Mistriss Collins seroit charmée de vous conserver encore.

— Je remercie beaucoup votre Seigneurie de son obligeante invitation, dit Elisabeth, mais je ne puis l’accepter ; je dois être à la ville samedi prochain.

— Pourquoi donc ? Vous n’auriez alors passé que six semaines ici ; je pensois que vous resteriez deux mois ; je l’avois dit à Mr. Collins avant votre arrivée. Il n’y a pas de raisons pour que vous vous en alliez si vîte. Mistriss Bennet se passera bien encore de vous pendant une quinzaine de jours.

— Mais mon père ne le peut pas ; il m’a écrit la semaine dernière de retourner auprès de lui le plutôt que je le pourrai.

— Oh ! si votre mère peut se passer de vous, votre père le pourra bien aussi. Les filles ne sont jamais absolument nécessaires à leurs pères ; si vous voulez rester encore un mois je pourrois mener l’une de vous à Londres, où je compte demeurer une semaine au commencement de juin ; comme Dawson n’a pas de répugnance à aller en calèche, il y aura une place pour une de vous, et en vérité si le temps n’étoit pas trop chaud, je pourrois bien vous prendre toutes les deux ; vous n’êtes pas bien grosses ni l’une, ni l’autre.

— Vous avez bien de la bonté, Madame, mais je crois que nous devons nous en tenir à notre premier plan.

Lady Catherine parut alors en prendre son parti.

— Mistriss Collins, vous devriez les faire accompagner par un domestique. Vous savez que je dis toujours ce que je pense ; je ne puis supporter que deux jeunes personnes voyagent toutes seules en poste ; c’est fort peu convenable ; j’ai la plus grande aversion pour ces choses-là. Les jeunes femmes doivent toujours être accompagnées et surveillées autant que le permet le rang qu’elles occupent dans le monde. Lorsque ma nièce Georgina alla à Ramsgate, l’année dernière, j’insistois pour qu’elle fût accompagnée par deux domestiques hommes. Miss Darcy, fille de Mr. Darcy de Pemberley et de Lady Anne, n’auroit pas paru convenablement d’une autre manière. Je le répète, je suis très-attentive à ces choses-là. Vous devriez envoyer John avec ces jeunes personnes, Mistriss Collins. Je suis bien aise d’avoir eu l’occasion d’en parler, car réellement vous auriez tort de les laisser partir seules.

— Mon oncle doit nous envoyer un domestique, dit Elisabeth.

— Ah ! votre oncle ! Il a un domestique homme ? Je suis bien aise que vous ayez quelqu’un qui pense à ces choses-là. Où changerez-vous de chevaux ? à Bomley sans doute. Si vous prononcez mon nom à la poste, vous serez vite servies.

Lady Catherine eut encore beaucoup de questions à faire sur leur voyage, mais comme elle y répondoit elle-même, il n’étoit pas nécessaire de lui prêter une attention bien soutenue ; c’étoit fort heureux pour Elisabeth, qui avoit l’esprit si préoccupé, qu’elle auroit pu ne pas répondre toujours parfaitement juste. Il faut garder ses réflexions pour la solitude, aussi s’y abandonnoit-elle entièrement lorsqu’elle étoit seule, et il n’y avoit presque pas de jour où elle ne fît quelque grande promenade, pendant laquelle elle se livroit à des souvenirs qui, au reste, étoient peu agréables. Elle savoit presque par cœur la lettre de Mr. Darcy, elle l’étudioit phrase par phrase, et ses sentimens pour celui qui l’avoit écrite n’étoient pas toujours les mêmes ; lorsqu’elle se rappeloit le style de sa déclaration, elle sentoit se réveiller toute son indignation ; mais lorsqu’elle réfléchissoit à son injustice envers lui, et à tous les reproches qu’elle lui avoit adressés, sa colère se tournoit contre elle-même ; l’attachement qu’il avoit pour elle lui inspiroit de la reconnoissance, et elle respectoit son caractère. Cependant elle ne l’aimoit pas, ne regrettoit pas un instant de l’avoir refusé et ne désiroit point le revoir. Elle trouvoit une source constante de chagrins dans la manière dont elle s’étoit conduite, et un sujet de peines encore plus grand dans les malheureux défauts de sa famille, qu’il n’y avoit point d’espérance de pouvoir corriger : son père ne faisoit qu’en rire, et n’employoit jamais son autorité pour réprimer l’étourderie de ses sœurs cadettes, et sa mère avoit si peu le sentiment des convenances, qu’elle ne pouvoit les reprendre. Catherine, avec un caractère foible et irritable, entièrement sous l’influence de Lydie, avoit toujours mal reçu les avis de ses deux sœurs aînées ; Lydie étoit si étourdie et si obstinée, qu’à peine les écoutoit-elle. Elles étoient toutes deux vaines, ignorantes et paresseuses ; tant qu’il y auroit un officier à Meryton, elles le rechercheroient, et tant que Meryton seroit près de Longbourn, elles iroient s’y promener.

L’inquiétude d’Elisabeth à l’égard de Jane étoit un autre tourment. L’explication de Mr. Darcy, en réhabilitant Mr. Bingley dans son opinion, lui faisoit encore mieux sentir tout ce que Jane avoit perdu. Son amour étoit sincère, et sa conduite justifiée, à moins qu’on ne voulût blâmer l’extrême confiance qu’il avoit en son ami. Combien n’étoit-il pas douloureux de penser que, par la folie et la sottise de sa propre famille, Jane avoit été privée d’une position si brillante à tous égards, et qui lui promettoit tant de bonheur !

La découverte du caractère de Wikam, se joignant à toutes ses réflexions, on peut aisément croire que sa gaieté en étoit fort altérée, et qu’il lui étoit même difficile de paroître sereine. Les engagemens à Rosing furent aussi fréquens pendant la dernière semaine de leur séjour à Hunsford, qu’ils l’avoient été durant les premiers temps. Ils y passèrent la soirée la veille de leur départ. Lady Catherine s’informa encore minutieusement des détails de leur voyage, leur donna des conseils sur la manière d’emballer leurs effets, et insista tellement sur les moyens de bien ployer les robes, que Maria, à son arrivée, se crut obligée de refaire entièrement sa malle qu’elle avoit déjà faite dans la matinée.

Lorsqu’elles prirent congé, Lady Catherine leur souhaita un bon voyage avec toute l’affabilité qui la caractérisoit, et les invita à revenir l’année prochaine à Hunsford ; et Miss de Bourgh alla jusqu’à tendre la main aux deux jeunes personnes.

CHAPITRE III.

Le samedi matin, Mr. Collins, se trouvant avec Elisabeth dans la salle du déjeuner quelques momens avant les autres, saisit cette occasion pour lui faire sur son départ les complimens qu’il jugeoit indispensablement nécessaires.

— Je ne sais pas, Miss Elisabeth, si Mistriss Collins vous a exprimé toute notre reconnoissance de la bonté que vous avez eue de venir nous voir, mais je suis bien sûr que vous ne partirez pas sans qu’elle vous ait fait ses remercîmens. Nous avons bien apprécié, je vous assure, toute l’étendue de la faveur que vous nous avez faite ; nous savons que notre humble demeure ne doit avoir d’attrait pour personne. La simplicité de notre genre de vie, la petitesse de nos chambres, le petit nombre de nos domestiques et le peu de monde que nous voyons, doivent rendre Hunsford un fort triste séjour pour une jeune dame comme vous ; mais j’espère que vous nous croyez reconnoissans de votre condescendance, et que vous êtes persuadée que nous avons fait tout ce qui étoit en notre pouvoir pour que vous passassiez votre temps le moins désagréablement possible.

Elisabeth lui fit mille remercîmens, elle l’assura qu’elle venoit de passer six semaines fort agréables, et que le plaisir d’être avec Charlotte et toutes les attentions qu’on avoit eues pour elle, devoient lui laisser un souvenir très-doux d’Hunsford. M. Collins parut fort satisfait, et lui répondit avec une solennité plus grande encore :

— J’éprouve le plus grand plaisir à entendre ce témoignage de votre propre bouche. Nous avons assurément fait tous nos efforts pour vous bien recevoir, et il étoit heureusement en notre pouvoir de vous présenter dans une société supérieure. Nos rapports avec Rosing nous donnant les moyens de varier les scènes de notre humble demeure, j’espère que votre séjour à Hunsford n’aura pas été dépourvu d’agrémens. Notre position, relativement à Lady Catherine, est en vérité un avantage extraordinaire et un bonheur dont nous ne pouvons trop nous vanter ! Vous voyez sur quel pied nous sommes avec elle ! Elle nous invite constamment !… Je dois avouer qu’aucun des désavantages que peut avoir cet humble presbytère, ne sera un sujet de plainte pour moi, tant que nous jouirons de cette intimité avec les habitans de Rosing.

Les phrases ne lui suffisant plus pour exprimer tout son bonheur, il se promenoit à grands pas autour de la chambre, tandis qu’Elisabeth s’efforçoit de ne pas rire, en lui répondant quelques mots de politesse.

— Vous pouvez au moins rendre un compte très-favorable de nous, dans le Hertfordshire, ma chère cousine, ajouta Mr. Collins, et j’espère que vous le ferez. Vous avez été témoin journellement des extrêmes attentions de Lady Catherine pour Mistriss Collins, et je pense que vous n’avez pas trouvé que votre amie eût l’air d’être malheureuse. Mais il vaut mieux garder le silence sur ce sujet. Permettez-moi, ma chère Miss Elisabeth, de vous souhaiter cordialement autant de félicité dans le mariage. Ma chère Charlotte et moi nous n’avons qu’une manière de voir et de penser ; il y a une ressemblance parfaite entre nos caractères et nos idées ; il semble que nous ayons été formés l’un pour l’autre.

Elisabeth ne fut pas fâchée de voir la conversation interrompue par l’arrivée de Mistriss Collins. Pauvre Charlotte ! Il étoit triste de la laisser dans une pareille société ! Mais elle l’avoit choisie de plein gré, et quoiqu’elle parût très-fâchée du départ de ses hôtes, cependant elle ne croyoit point être à plaindre ; sa maison, son ménage, sa basse-cour, sa paroisse et tout ce qui y avoit rapport, n’avoient point encore perdu de leurs charmes pour elle.

Enfin, la chaise de poste arriva, on chargea les malles, on plaça les paquets dans l’intérieur, et l’on annonça que tout étoit prêt pour le départ. Après avoir fait de très-tendres adieux à son amie, Elisabeth fut accompagnée jusqu’à la voiture par Mr. Collins. En traversant le jardin, il la pria de présenter ses respects à toute la famille de Longbourn, n’oubliant point de renouveler ses remiercîmens pour toutes les bontés qu’on avoit eues pour lui l’automne dernier, et ses complimens pour Mr. et Mistriss Gardiner, quoiqu’il ne les connût pas. Il l’aida alors à monter en voiture et rendit ensuite le même service à Maria. Il alloit fermer la portière, lorsqu’il leur rappela tout à coup, d’un air consterné, qu’elles avoient oublié de laisser quelques commissions pour les dames de Rosing. Mais, ajouta-t-il, vous voulez sûrement qu’on leur présente vos humbles respects et vos sincères remercîmens pour toute la bonté qu’elles vous ont témoignée pendant votre séjour ici ?

Elisabeth ne s’y opposant point, il permit alors qu’on fermât la portière, et la voiture partit.

— Bon Dieu ! s’écria Maria après quelques instans de silence, il semble qu’il n’y a que bien peu de jours que nous arrivions ici, et cependant que de choses se sont passées !

— Oui, en vérité, dit sa compagne en soupirant.

— Nous avons dîné neuf fois à Rosing, et nous y avons passé deux soirées ! Que de choses j’aurai à raconter !

— Que de choses j’aurai à cacher ! pensa Elisabeth.

Leur voyage se fit sans accident, et quatre heures après avoir quitté Hunsford, elles arrivèrent chez Mr. Gardiner, où elles passèrent quelques jours.



 

CHAPITRE IV.

Ce fut la seconde semaine de Mai que Jane, Elisabeth et Maria quittèrent Londres pour retourner dans le Hertfordshire. En arrivant dans la ville de X**, où la voiture de Mr. Bennet les attendoit, elles aperçurent à une fenêtre de l’auberge Lydie et Catherine qui étoient venues à leur rencontre. Elles s’amusoient à observer tous les mouvemens d’une sentinelle, et à préparer une salade de concombres.

Après avoir embrassé leurs sœurs, elles les conduisirent en triomphe auprès d’une table couverte de tous les mets froids qu’elles avoient pu trouver dans l’auberge, et s’écrièrent : N’est-ce pas joli cela ? n’est ce pas une surprise agréable ?

— Nous avons l’intention de vous bien traiter, ajouta Lydie, mais il faut que vous nous prêtiez de l’argent ; nous avons dépensé tout le nôtre dans cette boutique. Je veux vous montrer mes emplettes : voyez, j’ai acheté ce bonnet ! Je ne le trouvois pas très joli, mais n’importe ; j’ai pensé que je pouvois bien le prendre également. Lorsque je serai à la maison, je le déferai et je tâcherai d’en faire quelque chose de mieux. Ses sœurs avouant qu’elles le trouvoient fort laid, elle ajouta avec une insouciance complète : Oh ! il y en avoit encore de bien plus laids dans cette boutique ; mais lorsque j’aurai acheté de jolis rubans roses pour le garnir, il sera passable ; et d’ailleurs, c’est bien égal quoi qu’on porte cet été, le régiment quitte Meryton dans quinze jours.

— En vérité ! s’écria Elisabeth avec le plus vif plaisir.

— Ils vont camper près de Brighton, et je supplierai bien mon père de nous y mener cet été ; ce seroit un voyage délicieux, je crois qu’il ne nous coûteroit pas grand’chose. Maman a aussi grande envie d’y aller. Figurez-vous le triste été que nous allons passer sans cela !

— Oui, pensa Elisabeth, ce seroit un voyage délicieux, et surtout bien convenable ! Grand Dieu ! à Brighton, au milieu d’un camp de soldats ! nous à qui un simple régiment de milice, et quelques bals à Meryton ont déjà fait tant de tort !

— J’ai bien des nouvelles à vous apprendre, dit Lydie, lorsqu’on se mit à table ; devinez ce que c’est ! ce sont d’excellentes nouvelles, de grandes nouvelles, sur quelqu’un que nous aimons tous ! Jane et Elisabeth se regardèrent, et firent signe au domestique qui les servoit, qu’on n’avoit pas besoin de lui.

Lydie se mit à rire et dit :

— Oh voilà bien votre prudence, vos précautions ! Vous trouvez que le domestique ne doit pas nous entendre, comme s’il y pensoit seulement ! Je vous assure qu’il entend souvent des choses bien pires que celles que je vais vous dire. Au reste, il est si laid, que je suis fort aise qu’il soit sorti ; je n’ai de ma vie vu un si long menton ! Mais venons-en à mes nouvelles, elles concernent le cher Wikam. Il n’y a plus à craindre qu’il épouse Mary King ! Elle est allée auprès de son oncle à Liverpool, où elle doit rester long-temps. Ainsi, Wikam est sauvé ! et vous pouvez reprendre de l’espérance.

— Et Mary King est sauvée, pensa Elisabeth, sauvée et sa fortune aussi !

— Elle est bien bête d’être partie, reprit Lydie, si elle l’aimoit.

— J’espère qu’il n’y avoit pas un attachement bien vif d’un côté, ni de l’autre, dit Jane.

— Je suis sûre qu’il n’y en avoit pas du côté de Wikam et qu’il ne s’en est jamais soucié. Qui se soucieroit d’une laide petite personne toute tachée de rousseurs ?

Dès qu’elles eurent dîné et que les deux aînées eurent payé, on fit atteler la voiture. Ce fut avec bien de la peine que toute la société, avec les malles, les paquets, les sacs d’ouvrage, et la fâcheuse augmentation des emplettes de Lydie et de Kitty, put enfin s’y placer.

— Comme nous sommes entassées ! s’écria Lydie ; je suis bien aise d’avoir acheté mon bonnet, quand ce ne seroit que pour avoir un embarras de plus ! C’est égal ; serrons-nous encore un peu pour être mieux, et causons et rions jusqu’à ce que nous arrivions à la maison ; pour commencer, racontez-nous tout ce qui vous est arrivé depuis votre départ. Avez-vous vu des hommes agréables ? Vous ont-ils fait la cour ? J’avois bien espéré qu’une de vous, au moins, trouveroit un mari avant de revenir. Jane, vous serez bientôt une vieille fille ; vous avez presque vingt-trois ans. Ah ! Seigneur, que je serois honteuse si je n’étois pas encore mariée à vingt-trois ans ! Vous ne pouvez imaginer combien ma tante Phillips est fâchée que vous ne soyez pas encore mariées ; elle dit que Lizzy auroit dû prendre Mr. Collins ; moi je crois que cela n’auroit pas été très gai, très-divertissant. Ah ! mon Dieu, que je voudrois être mariée avant vous toutes ! Alors je vous servirois de chaperon dans tous les bals. À propos, nous nous sommes bien amusées l’autre jour chez le colonel Forster ; nous devions y passer toute la journée Kitty et moi, et Mr. Forster nous avoit promis qu’on danseroit le soir (par parenthèse je suis très-bonne amie de Mr. Forster), il invita les deux Harrington ; Harriet étoit malade, et Pia vint seule. Que croyez-vous que nous fîmes alors ? Nous habillâmes le valet-de-chambre en femme, dans l’intention de le faire passer pour une grande dame ; figurez-vous comme cela étoit divertissant ; il n’y avoit dans la confidence que le colonel Forster, sa femme, Kitty et moi, et puis ma tante, car nous fûmes obligés de lui emprunter une robe. Vous ne pouvez vous imaginer quelle mine il avoit ! Quand Denny, Wikam et Pratt et quelques autres encore arrivèrent ; ils ne le reconnurent pas du tout. Ah ! mon Dieu, comme j’ai ri ; j’ai cru que j’en mourrois ; aussi cela fit soupçonner quelque chose à ces Messieurs, et ils devinèrent bientôt ce que c’étoit.

C’étoit avec de tels récits de ses divertissemens et de ses plaisanteries avec ses amis les officiers, que Lydie, aidée de Kitty, cherchoit à amuser ses sœurs pendant la route jusqu’à Longbourn. Elisabeth écoutoit peu ; cependant le nom de Wikam, souvent répété, ne lui échappoit point.

Elles furent reçues très-tendrement par leurs parens. Mistriss Bennet étoit charmée de voir que Jane n’avoit rien perdu de sa beauté, et Mr. Bennet dit plusieurs fois à Elisabeth, pendant le dîner :

— Je suis bien aise que vous soyez de retour, Lizzy.

La société fut très-nombreuse après le dîner, car presque tous les Lucas vinrent pour chercher Maria. La conversation étoit fort animée. Lady Lucas demandoit à Maria, à travers la table, si la basse-cour de Mistriss Collins prospéroit ; Mistriss Bennet faisoit raconter à Jane les modes du moment, et les répétoit ensuite aux plus jeunes Miss Lucas ; Lydie, d’une voix qui retentissoit par-dessus toutes les autres, disoit à qui vouloit l’entendre, leurs plaisirs de la matinée.

— Oh ! Mary, disoit-elle, j’aurois voulu que vous fussiez avec nous ; nous nous sommes si bien amusées ! en allant, Kitty et moi, nous voyions tous les aveugles qui se rangeoient sur notre passage ; et puis nous faisions comme s’il n’y avoit personne dans la voiture ; et nous aurions continué ainsi tout le long de la route, si Kitty n’avoit pas été malade. En arrivant dans l’auberge, nous avons agi très-magnifiquement, car nous avons reçu les trois voyageuses avec le plus beau déjeûner froid du monde, et si vous étiez venue nous vous aurions régalée de même. Quand il a fallu revenir c’étoit une véritable comédie ; j’ai cru que nous ne pourrions jamais entrer toutes dans la voiture ; j’ai pensé mourir à force de rire ; nous avons été si gaies pendant le chemin, nous parlions et nous riions si fort, qu’on auroit pu nous entendre à dix milles de là.

Mary répondit gravement :

— Loin de moi, ma chère sœur, de chercher à déprécier de tels plaisirs ; ils ont sans doute beaucoup d’affinité avec le goût des femmes en général ; mais j’avoue qu’ils n’auroient aucuns charmes pour moi ; je préfère infiniment un livre. Lydie n’entendit pas un mot de cette réponse ; elle écoutoit rarement les gens plus d’une demi-minute, et, pour Mary, elle ne l’écoutoit jamais. Elle fut très-pressante, dans l’après-midi, pour engager ses sœurs à aller avec elle à Meryton voir ce qui s’y passoit ; mais Elisabeth s’y opposa fermement. Il ne sera pas dit, pensa-t-elle, que les Miss Bennet ne peuvent pas être une demi-journée, après leur retour, sans courir après les officiers ; elle craignoit aussi de revoir Mr. Wikam, et étoit décidée à l’éviter autant qu’elle le pourroit, jusqu’au départ du régiment.

Elle ne fut pas long-temps sans s’apercevoir que le projet d’aller à Brighton, dont lui avoit parlé Lydie à l’auberge, étoit le sujet de fréquentes discussions entre ses parens ; elle vit que son père n’avoit pas la moindre intention de céder ; mais ses réponses étoient si vagues, que sa mère, quoique souvent découragée, ne désespéroit cependant pas de réussir.



 

CHAPITRE V.

Elisabeth avoit attendu d’être de retour à Longbourn, pour communiquer à Jane tout ce qui s’étoit passé à Hunsford ; son impatience ne pouvoit être réprimée plus long-temps ; elle se décida à supprimer toutes les particularités dans lesquelles sa sœur étoit intéressée, et après l’avoir préparée à entendre quelque chose qui devoit la surprendre, elle lui raconta ce qui s’étoit passé entre elle et Mr. Darcy.

L’étonnement de Miss Bennet fut fort diminué par la haute idée qu’elle avoit du mérite de sa sœur ; sa tendresse lui faisoit paroître fort naturelle l’admiration qu’on pouvoit avoir pour elle ; mais la surprise fit ensuite place à d’autres sentimens. Elle étoit fâchée que Mr. Darcy eût déclaré son amour d’une manière si peu propre à le faire écouter favorablement ; et elle étoit encore plus fâchée du chagrin que devoit lui avoir fait éprouver le refus de sa sœur.

— Il a eu tort, disoit-elle, de se croire si sûr de réussir et il n’auroit pas dû le montrer ; mais pensez à quel point cela a dû augmenter son désappointement !

— En vérité, répliquoit Elisabeth, j’en suis très-fâchée pour lui ; mais l’amour-propre blessé le guérira probablement du sentiment qu’il avoit pour moi. Vous ne me blâmez pas cependant de l’avoir refusé ?

— Vous blâmer ? oh ! non.

— Mais vous me blâmez d’avoir parlé de Wikam avec tant de chaleur ?

— Non, je ne trouve pas que vous ayez eu tort de dire ce que vous avez dit.

— Mais vous le trouverez, je crois, lorsque je vous raconterai ce qui s’est passé le jour suivant.

Elle parla alors de la lettre, répétant tout ce qu’elle contenoit sur le compte de Wikam. Quel coup pour la pauvre Jane, qui auroit voulu pouvoir traverser la vie sans imaginer que tant de perversité pût exister dans le monde entier. Quel chagrin d’être désabusée ! La justification de Darcy ne pouvoit la consoler d’une telle découverte ; elle fit tout ce qu’elle put pour supposer encore quelque erreur, et chercha à justifier l’un sans accuser l’autre.

— C’est inutile, disoit Elisabeth, vous ne pourrez jamais arranger les choses de manière qu’ils soient tous deux innocens. Choisissez, et contentez-vous d’en justifier un.

— Mais ils ont tous deux tant de qualités !

— Justement assez entre eux deux pour former un homme accompli, si on pouvoit les rassembler sur un seul ; pour ma part je serois à présent assez disposée à les donner toutes à Mr. Darcy ; quant à vous, vous ferez comme vous voudrez.

Elle fut assez long-tems cependant sans parvenir à faire rire Jane.

— Je ne sais pas ce qui me fait le plus de peine, disoit-elle, Wikam si corrompu ! ou ce pauvre M. Darcy ! Chère Lizzy ! Pensez à ce qu’il doit avoir souffert ? Quel mécompte ! Apprendre la mauvaise opinion que vous aviez de lui ! Une semblable révélation à vous faire sur sa sœur ! C’est trop cruel ! Je suis sûre que vous le sentez aussi.

— Oh non ! ma compassion s’évanouit à mesure que la vôtre augmente ; votre excessive bonté me sauve, et pour peu que vous le plaigniez encore quelques instans, mon cœur deviendra léger comme une plume.

— Pauvre Wikam ! sa contenance porte si bien l’empreinte de la franchise ! Il y a tant de douceur et de bonté dans ses manières !

— Il y a certainement eu quelque grand vice dans l’éducation de ces deux jeunes gens ; l’un a pris toute la bonté et l’autre en a toute l’apparence.

— Mais je n’ai jamais trouvé que Mr. Darcy fût aussi dépourvu de cette apparence, que vous le dites Lizzy.

— Et moi qui prenois l’aversion décidée qu’il m’inspiroit, pour la preuve d’une pénétration peu commune !

— Qu’il est malheureux, que vous vous soyez servie d’expressions si fortes en parlant à Mr. Darcy !

— Certainement ; mais l’amertume avec laquelle je me suis exprimée étoit la conséquence des préjugés que j’avois nourris. Il y a un point sur lequel il faut que vous me donniez votre avis. Dois-je dévoiler le caractère de Wikam à nos connoissances ?

Miss Bennet réfléchit quelques instans :

— Je ne vois pas de nécessité à lui faire un si grand tort ; et vous, Lizzy, quelle est votre opinion ?

— Que je ne dois pas le faire ; Mr. Darcy ne m’a pas autorisée à rendre publiques les preuves qu’il m’a données de la fausseté du caractère de Wikam. Au contraire, toutes les circonstances qui ont rapport à sa sœur doivent rester dans le plus profond secret, et si j’essayois de détromper les gens quant au reste de sa conduite, qui me croiroit ? Les préjugés contre Mr. Darcy sont si violens qu’il seroit plus facile de vouloir la mort de la moitié des bonnes gens de Meryton plutôt que d’essayer de le placer sous un jour plus favorable ; je ne m’en sens pas le courage, Wikam sera bientôt parti, alors n’importe ce qu’il soit ! Dans quelque temps tout se découvrira peut-être, et nous rirons de la simplicité de ceux qui ne l’auront pas deviné plutôt ; maintenant je ne dirai rien.

— Vous avez raison, si ses erreurs étoient connues, peut-être seroit-il déshonoré pour toujours. Peut-être à présent est-il fâché de ce qu’il a fait, et désire-t-il de rétablir sa réputation ; nous ne devons pas lui en ôter les moyens.

— Cette conversation calma un peu l’esprit d’Elisabeth ; elle s’étoit délivrée de deux secrets qui lui pesoient sur le cœur depuis quelques jours, et elle étoit bien sûre de trouver dans Jane un être qui l’écouteroit toujours volontiers. Cependant la prudence ne lui avoit pas permis de faire la confidence entière ; elle n’osoit pas parler de l’autre moitié de la lettre, ni dire à sa sœur, à quel point elle avoit été aimée de Bingley. Il y avoit donc encore un secret qu’elle n’osoit confier à personne, et elle étoit sans espérance de pouvoir jamais le dire à Jane. Car si même elle retrouvoit une fois Bingley et qu’il lui fût resté fidèle, elle sauroit tout avant qu’elle eût pu l’en instruire.

Jane n’étoit pas heureuse, elle conservoit une tendre affection pour Bingley ; son sentiment avoit toute la vivacité d’un premier attachement, et son âge et son caractère lui donnoient plus de force et de consistance, qu’il n’en a ordinairement. Son souvenir lui étoit si cher, qu’il falloit toute sa raison et tout le désir qu’elle avoit de voir ses parens heureux, pour l’empêcher de se livrer à des regrets, qui avoient déjà tellement nui à leur tranquillité et à sa propre santé.

— Eh bien Lizzy ! dit un jour Mistriss Bennet, quelle est votre opinion sur cette triste affaire de Jane ? Pour moi je suis bien décidée à n’en reparler jamais à personne. Je l’ai déjà dit à votre tante Phillips. Mais je ne puis comprendre que Jane n’ait rien su et rien entendu de lui à Londres. C’est un jeune homme bien peu estimable, et je crois qu’il n’y a pas de chance qu’elle le retrouve jamais. Je ne crois point qu’il veuille revenir à Netherfield cet été. Je m’en suis informée à tous ceux qui pouvoient le savoir.

— Oui, je ne crois pas qu’il revienne demeurer à Netherfield !

— Ah bien ! ce sera comme il le voudra, on n’a pas besoin qu’il revienne. Mais je dirai toujours qu’il s’est fort mal conduit avec ma fille ; si j’étois elle, je ne l’aurois certainement pas souffert. Au reste ce qui me console, c’est que je suis sûre que Jane mourra de chagrin, et qu’alors il sera fâché de ce qu’il a fait.

Elisabeth, qu’une pareille idée ne consoloit point du tout, ne répondit rien.

— Eh bien Lizzy ! continua sa mère quelques momens après, les Collins vivent très-agréablement dit-on ? Allons, il faut espérer que cela continuera, mais je ne le crois pas. Quelle espèce de maison tiennent-ils ? Charlotte étoit une bonne ménagère, si elle est seulement la moitié autant avare que sa mère, elle économisera. Il n’y a rien de bien extraordinaire, dans leur table, je pense ?

— Non rien du tout.

— Oh oui, ils auront bien soin de ne pas dépenser plus que leurs revenus, ils ne manqueront jamais d’argent. Grand bien leur en fasse, et je pense aussi qu’ils parlent souvent de Longbourn, et de ce qu’ils y feront lorsque votre père sera mort. Je suis sûre, qu’ils le regardent déjà comme à eux, quoiqu’il arrive !

— C’est un sujet, dont ils n’ont point parlé devant moi.

— Oh je le pense bien, cela auroit été trop malhonnête ; mais je ne doute pas qu’ils ne s’en entretiennent très-souvent entre eux. Eh bien s’ils peuvent être heureux avec une terre qui ne leur appartient pas légitimement, tant mieux pour eux ! Je serois honteuse moi, d’une substitution en ma faveur.

CHAPITRE VI.

On étoit au commencement de la seconde semaine après le retour des Miss Bennet, c’étoit la dernière du séjour du régiment à Meryton, et tout le monde étoit dans la consternation ; les deux sœurs aînées seules, pouvoient encore, boire, manger, dormir et suivre le cours de leurs occupations ordinaires. Kitty et Lydie dont l’affliction étoit extrême, leur reprochoient souvent cette insensibilité, et ne pouvoient la comprendre.

— Bon Dieu ! Que deviendrons-nous ? Que ferons-nous ? s’écrioient-elles dans l’excès de leur chagrin.

— Comment pouvez-vous, sourire ainsi, Lizzy ?

Leur tendre mère partageoit leur douleur ; elle se souvenoit de ce qu’elle avoit souffert elle-même dans un cas pareil, il y avoit vingt-cinq ans.

— Je suis sûre, disoit-elle, que je pleurai au moins deux jours entiers ; quand le régiment du Colonel Millas partit, je croyois que mon cœur se fendroit.

— Je suis bien sûre que le mien se brisera, dit Lydie.

— Si on pouvoit aller à Brighton ? ajoutoit Mistriss Bennet.

— Oh oui ! si on pouvoit aller à Brighton ! Mais papa est si intraitable !

— Quelques bains de mer calmeroient mes nerfs et me rétabliroient tout à fait.

— Et ma tante Phillips est sûre qu’ils me feroient aussi beaucoup de bien, ajoutoit Kitty.

Telles étoient les plaintes, qui retentissoient perpétuellement dans la maison de Longbourn. Elisabeth auroit voulu s’en divertir, mais la honte qu’elle en ressentoit prenoit le dessus : elle sentoit de plus en plus la justice des reproches de Mr. Darcy, et elle n’avoit jamais été plus disposée à lui pardonner ce qu’il avoit fait pour empêcher le mariage de son ami.

— Les larmes de Lydie furent bientôt essuyées ; elle reçut une invitation de Mistriss Forster femme du colonel du régiment, pour l’accompagner à Brighton. Cette amie inappréciable, étoit une très-jeune femme, nouvellement mariée ; quelques ressemblances dans son caractère avec celui de Lydie et surtout leur extrême gaieté les avoient rapprochées ; au bout de trois mois, elles s’étoient liées de la manière la plus intime. Les transports de Lydie dans cette occasion, sa reconnoissance pour Mistriss Forster, la joie de Mistriss Bennet et la mortification de Kitty, ne sauroient se dépeindre. Lydie, sans faire aucune attention au chagrin de sa sœur, parcouroit la maison dans un ravissement continuel, demandant des félicitations à tout le monde, parlant et riant avec plus de pétulance que jamais ; tandis que l’infortunée Kitty gémissoit sur son sort, dans des termes aussi peu raisonnables que son accent étoit plaintif.

— Je ne puis comprendre pourquoi Mistriss Forster ne m’invite pas aussi, disoit-elle ; quoique je ne sois pas sa meilleure amie, j’ai tout autant de droits à être invitée que Lydie et encore davantage, puisque j’ai deux ans de plus qu’elle.

En vain Elisabeth s’efforçoit-elle de lui faire entendre raison, et Jane de lui inspirer de la résignation ; elle étoit inconsolable.

Elisabeth voyoit cette invitation avec autant de chagrin que sa mère en avoit de joie ; elle ne put s’empêcher de demander en secret à son père de s’y opposer. Elle lui représenta l’étourderie de Lydie et l’inconvenance qu’il y auroit à la livrer ainsi à elle-même ; le peu d’avantages qu’elle retireroit de l’amitié d’une femme telle que Mistriss Forster ; enfin la probabilité de la voir devenir plus imprudente que jamais, en allant avec une telle compagne à Brighton, où les tentations devoient être encore bien plus grandes qu’à Longbourn ou qu’à Meryton. Il l’écouta attentivement et lui dit ensuite :

— Lydie ne sera pas contente qu’elle n’ait été dans quelque lieu public, et nous ne pouvons pas espérer qu’elle retrouve jamais l’occasion de le faire avec moins de dépenses et de dérangement pour sa famille que dans ce moment.

— Si vous songiez Monsieur, au tort que peuvent nous faire et que nous ont peut-être déjà fait les manières et la conduite inconsidérées de Lydie, vous penseriez peut-être bien différemment.

— Le tort qu’elle vous a déjà fait ? répéta Mr. Bennet ! Quoi ! a-t-elle éloigné quelques-uns de vos prétendans ? Pauvre petite Lizzy ! Mais ne vous laissez pas abattre. Des hommes assez faibles pour redouter d’être alliés à des gens ridicules, ne sont pas dignes de regret ; voyons, montrez-moi la liste de tous ces pauvres garçons que la folie de Lydie a fait fuir ?

— En vérité Monsieur, vous vous trompez ; ce n’est pas pour moi seule que je crains, c’est pour l’avantage de tous que je parle. La considération et le respect dont nous jouissons, peuvent être atteints par la légèreté, l’assurance et le mépris de toutes les convenances qui distinguent le caractère et la conduite de Lydie ; pardonnez ma franchise, mais mon cher père, si vous ne cherchez pas à réprimer ses défauts, bientôt elle ne pourra plus se corriger, et à seize ans Lydie sera décidément une coquette qui couvrira sa famille de ridicule ; ce sera une coquette sans aucun attrait que ceux de la jeunesse et d’une figure passable, incapable par le vide de son esprit de se préserver du blâme général ; elle entraînera Kitty, qui se laisse toujours conduire par elle. Vaines et ignorantes, pouvez-vous croire qu’elles ne seront pas critiquées partout où elles se montreront, et que leurs sœurs ne seront pas enveloppées dans la même disgrâce ?

— Mr. Bennet la voyant vivement émue lui prit la main avec tendresse.

— Ne vous tourmentez pas, mon amour, dit-il, partout où vous vous montrerez Jane et vous, vous serez honorées et respectées, comme vous le méritez ; et pour avoir deux et même je puis dire trois sœurs très-ridicules, vous ne paroîtrez pas avec moins d’avantages. Mais nous n’aurons pas la paix à Longbourn, si Lydie ne va pas à Brighton. Laissez-la donc partir ; le colonel Forster est un homme raisonnable, il l’empêchera de faire de trop grandes extravagances ; elle est malheureusement trop pauvre pour tenter la cupidité de personne. Elle sera même moins en vue à Brighton, qu’elle ne l’étoit ici ; les officiers trouveront des femmes plus dignes qu’elle de leurs soins ; espérons qu’elle y apprendra à connoître sa propre nullité ; elle ne peut pas devenir pire qu’elle ne l’est, sans nous autoriser à l’enfermer pour le reste de ses jours.

Elisabeth fut obligée de se contenter de cette réponse, mais son opinion étant restée la même, elle le quitta, très-affligée et très-inquiète. Cependant il n’étoit pas dans son caractère, d’augmenter ses peines en les exagérant ; elle avoit rempli son devoir en parlant à son père comme elle l’avoit fait ; elle attendit l’évènement avec calme.

Si Lydie et sa mère avoient eu connoissance de la conversation d’Elisabeth avec son père, leur indignation n’auroit point connu de bornes ; elles n’auroient pu trouver de termes assez forts pour l’exprimer, malgré toute leur volubilité. Un voyage à Brighton, présentoit à Lydie le tableau de toutes les félicités terrestres. Son imagination la transportoit déjà dans les rues de cette ville remplies d’officiers, elle se voyoit l’objet de tous leurs soins, elle se croyoit déjà au camp dans tout son éclat, elle parcouroit les tentes déployées, brillantes de jeunesse et de gaieté et éblouissantes d’écarlate, enfin, pour achever le tableau, elle s’y plaçoit elle-même, coquettant avec cinq ou six officiers.

Elisabeth devoit voir Wikam pour la dernière fois au départ du régiment ; l’ayant souvent rencontré en société depuis son retour à Longbourn, elle n’éprouvoit plus d’émotion en sa présence et ne conservoit aucune prévention en sa faveur ; elle avoit même remarqué dans cette douceur qui l’avoit d’abord enchantée, une affectation et une pesanteur, qui la fatiguoient et l’ennuyoient ; et elle avoit été très-blessée de l’intention qu’il avoit manifestée de recommencer auprès d’elle des assiduités, qui d’abord lui avoient été si agréables.

Le jour du départ du régiment, il dîna avec plusieurs officiers à Longbourn. Elisabeth étoit si peu disposée à se séparer amicalement de lui, que lorsqu’il s’informa si elle s’étoit bien trouvée à Hunsford, elle lui répondit que le colonel Fitz-Williams avoit passé trois semaines à Rosing et lui demanda s’il le connoissoit.

Il eut l’air surpris, fâché et inquiet ; mais après quelques instans de réflexions il se remit, et lui répondit avec un sourire, qu’il l’avoit souvent vu autrefois, et que c’étoit un homme doux et agréable ; il lui demanda ce qu’elle en pensoit. Elisabeth en fit un grand éloge, et Wikam ajouta d’un air indifférent ; combien de temps avez-vous passé à Rosing ?

— Environ trois semaines !

— Et le vîtes-vous souvent ?

— Presque tous les jours.

— Ses manières sont très-différentes de celles de son cousin.

— Oui, mais je trouve que Mr. Darcy gagne à être connu.

— En vérité ! s’écria Wikam, d’un air qui n’échappa point à Elisabeth, et puis-je vous demander ?… puis s’interrompant : En quoi a-t-il gagné ? ajouta-t-il d’un ton plus gai, a-t-il daigné mettre un peu plus de politesse, dans ses manières ? Car je n’ose pas espérer continua Wikam d’un ton plus sérieux, et un peu plus bas, qu’il ait changé quant au fond de son caractère. Quant au fond, reprit Elisabeth, je crois qu’il est toujours le même.

Wikam la regardoit attentivement, ne sachant pas ce qu’il devoit penser de ses paroles ; il avoit remarqué quelque chose dans son ton qui lui donnoit de l’inquiétude.

— Quand je dis qu’il gagne à être connu, je ne veux pas dire que son esprit ou ses manières puissent changer, mais qu’en le connoissant davantage on apprécie mieux son mérite.

Wikam rougit tout-à-coup et parut agité ; il se tut un instant ; enfin il lui dit, d’un son de voix très doux :

— Vous qui connoissez bien mes sentimens à l’égard de Mr. Darcy, vous devez facilement comprendre combien je dois me réjouir de ce changement en lui, lors même qu’il ne seroit qu’apparent. Son orgueil, s’il prend cette direction-là, peut être utile même aux autres, surtout s’il le corrige des défauts et de la mauvaise foi dont j’ai souffert. Mais je crains que cette amélioration qui vous a frappée ne soit que pour le temps de ses visites à sa tante, dont il respecte le jugement et l’opinion ; la crainte qu’elle lui inspire, opère toujours une différence chez lui lorsqu’ils sont ensemble, et on peut l’attribuer au vif désir qu’il a d’épouser Miss de Bourgh.

Elisabeth à ces paroles ne put retenir un sourire, et elle ne répondit que par un léger signe de tête ; elle voyoit qu’il vouloit remettre la conversation sur les griefs qu’il avoit contre Mr. Darcy, et elle n’étoit pas d’humeur à le lui permettre. Le reste de la soirée Wikam affecta beaucoup de gaieté, mais il n’eut pas l’air de s’occuper plus d’Elisabeth que des autres femmes ; ils se séparèrent avec politesse, mais peut-être aussi avec le désir mutuel de ne plus se revoir.

Lorsque l’assemblée se sépara, Lydie retourna avec Mistriss Forster à Meryton, d’où elle devoit partir le lendemain de fort bonne heure. Ses adieux à sa famille furent plus bruyans que touchans ; Kitty fut la seule qui répandit quelques larmes, mais c’étoient des larmes de chagrin et d’envie. Mistriss Bennet ne pouvoit assez faire de souhaits pour le bonheur de sa fille, elle lui recommanda de s’amuser autant qu’elle le pourroit ; avis qui je crois devoit être fort bien suivi. Au milieu des bruyans transports de Lydie et de ses adieux à sa famille, l’adieu plus tranquille de ses sœurs fut à peine entendu.



 

CHAPITRE VII.

Si Elisabeth ne se fut formé le tableau du bonheur domestique et de la félicité conjugale que sur les observations que lui fournissoit sa propre famille, elle n’en auroit pas pris une idée bien agréable. Son père séduit par la jeunesse et la beauté, avoit épousé une femme dont l’intelligence bornée et l’esprit rétréci avoient, immédiatement après son mariage, détruit toute la considération qu’il auroit dû avoir pour elle ; l’estime, le respect et la confiance étoient bannis pour toujours de leur ménage, et toute espérance de bonheur domestique avoit disparu. Mais Mr. Bennet n’étoit pas homme à trouver des consolations contre un malheur qu’il devoit à sa propre imprudence, dans ces plaisirs que recherchent trop souvent les maris déçus dans leurs espérances.

Il aimoit passionnément la campagne et la lecture, il tiroit de ces deux goûts ses principales jouissances, il en devoit très-peu à sa femme, excepté, lorsque sa sottise et son ignorance étoient poussées si loin, qu’il s’en amusoit. Ce n’est pas en général l’espèce de bonheur qu’un homme doit désirer obtenir de sa femme, mais lorsque tous les autres lui sont refusés, la véritable philosophie, doit savoir tirer parti de ce qui reste.

Elisabeth n’avoit, malheureusement pour elle, jamais été aveuglée sur les torts de son père comme époux ; elle les avoit toujours vus avec chagrin ; mais respectant toutes ses autres qualités et reconnoissante de l’affection qu’il lui témoignoit, elle s’efforçoit d’oublier ce qu’elle ne pouvoit corriger. Jusqu’à ce moment, elle n’avoit jamais si vivement senti les désavantages qui résultoient pour les enfans, d’un mariage aussi mal assorti ; elle n’avoit jamais été aussi pénétrée de regret du mauvais emploi des talens et des connoissances de son père, qui, s’il les eut crus inutiles au développement de l’esprit de sa femme, auroit pu au moins les employer utilement à l’éducation de ses filles.

Excepté le plaisir qu’Elisabeth ressentit du départ de Wikam, elle trouva peu d’autres sujets de satisfaction dans l’éloignement du régiment. Leurs divertissemens extérieurs étoient encore moins variés qu’à l’ordinaire ; et dans l’intérieur les plaintes continuelles de sa mère et de sa sœur sur l’ennui qui les possédoit, jetoient une teinte de tristesse sur leur cercle domestique. Si on pouvoit espérer que Kitty regagnât le degré de bonheur que lui avoit accordé la nature, pendant l’absence de celle qui lui troubloit le cerveau : l’on pouvoit aussi redouter pour la vaine et imprudente Lydie le double danger de se trouver dans un lieu où l’on prenoit les eaux, et au milieu d’un camp. De quelque côté que la pauvre Elisabeth tournât ses pensées, elle ne trouvoit que mortification, chagrin et inquiétude ; elle avoit besoin de quelque chose qui ranimât son esprit abattu, et elle plaça toutes ses espérances dans le voyage qu’elle devoit bientôt faire dans le nord avec son oncle et sa tante Gardiner. Si Jane avoit pu être de la partie, il lui sembloit que son plaisir eût été complet.

Il est heureux, pensoit-elle, que j’aie toujours quelque chose à désirer ; si ce plan me promettoit un bonheur parfait, je pourrois craindre peut-être quelque chagrin à sa suite ; mais la source constante de regrets qu’occasionnera en moi la privation de ma sœur, peut raisonnablement me faire croire que toutes mes espérances de plaisir se réaliseront. Un projet qui ne présente que des délices continuelles, ne peut jamais s’effectuer ; trop compter sur sa réussite est le moyen de se ménager quelque désappointement.

Lydie avoit promis d’écrire très-souvent et très au long à sa mère et à Kitty ; mais ses lettres se faisoient attendre long-temps et étoient toujours fort courtes. Celles adressées à sa mère contenoient peu de détails, sinon qu’elle revenoit de tel ou tel endroit, accompagnée par tel ou tel officier ; qu’elle avoit vu de si belles choses, qu’elle en étoit stupéfaite ; qu’elle avoit une nouvelle robe ou un nouveau bonnet, dont elle faisoit la description ; et toujours elle finissoit précipitamment, parce que Mistriss Forster l’attendoit pour aller au camp. Sa correspondance avec Kitty étoit nulle pour les autres ; car ses lettres, quoique plus longues, étoient tellement remplies de phrases et de mots soulignés, qu’il étoit impossible de les lire en famille.

Quinze jours ou trois semaines après le départ de Lydie ; la bonne humeur, la santé et la gaieté revinrent à Longbourn ; tout reprit un aspect plus riant. Les familles du voisinage, qui avoient été passer l’hiver à la ville, revinrent, et les plaisirs et les toilettes d’été recommencèrent. Mistriss Bennet reprit sa dolente sérénité, et, au milieu de Juin, Kitty fut assez bien remise pour pouvoir rentrer à Meryton sans pleurer ; ce qui parut d’un si heureux présage, qu’Elisabeth espéra qu’à Noël prochain elle seroit assez raisonnable pour ne pas parler plus d’une fois par jour d’un officier ; à moins que, par un fâcheux hasard, un autre régiment ne vînt en garnison à Meryton.

L’époque fixée pour le voyage des Gardiner approchoit, et il n’y avoit plus que quinze jours à attendre, lorsqu’il arriva une lettre de Mistriss Gardiner, qui, tout à la fois, en retardoit le moment et en abrégeoit la durée. Des affaires empêchoient Mr. Gardiner de partir avant la dernière quinzaine de Juillet, et il devoit être de retour à Londres au bout d’un mois. Comme c’étoit un terme trop court pour aller aussi loin qu’ils se l’étoient proposés ; du moins pour faire ce voyage d’une manière commode et agréable ; ils abandonnoient le projet d’aller aux lacs, pour faire un tour plus court, et, d’après leurs idées du moment, ils ne devoient aller que dans le Derbyshire. Il y avoit assez de choses à voir dans ce comté pour les occuper pendant trois semaines, et Mistriss Gardiner conservoit pour ce pays-là une affection particulière. La ville où elle avoit autrefois passé plusieurs années, et où elle comptoit maintenant s’arrêter quelques jours, étoit sans doute pour elle un objet d’aussi grand intérêt, que les beautés de Mathock, de Chatsworth, ou de Dordale.

Ce nouvel arrangement ne plut point à Elisabeth ; elle avoit fermement compté voir les lacs, et elle pensoit qu’on auroit eu assez de temps pour y aller ; mais il falloit bien se contenter de ce qu’on lui offroit ; et comme elle se contentoit aisément, ses regrets furent vite oubliés. Le Derbyshire lui rappeloit bien des choses ! Il étoit impossible d’entendre prononcer ce nom sans penser à Pemberley et à son maître ! Mais, disoit-elle, je puis entrer dans ce comté sans qu’il le sache et sans que je le voie.

Il falloit attendre encore long-temps ; quatre semaines devoient s’écouler avant l’arrivée de son oncle et de sa tante ; quelle éternité ! Elles s’écoulèrent cependant, et Mr. et Mistriss Gardiner parurent enfin avec leurs quatre enfans à Longbourn. Deux filles de six à huit ans, et deux petits garçons encore plus jeunes, furent confiés aux soins de leur cousine Jane qui étoit leur favorite, et dont le bon sens et la douceur la rendoient plus capable que toute autre de les surveiller, de les instruire, de les amuser, et, je crois aussi, de les gâter.

Les Gardiner ne passèrent qu’une nuit à Longbourn et partirent le lendemain avec Elisabeth ; ils étoient sûrs de se convenir comme compagnons de voyage ; ils avoient en partage la santé et le genre de caractère qui permettent de supporter de petits inconvéniens de route. La gaieté qui embellit tout, l’amitié et l’esprit qui font oublier les mécomptes ou les privations, leur garantissoient les jouissances qu’ils s’étoient promises.

L’objet de cet ouvrage n’est pas de donner la description du pays qu’ils parcoururent, ni des villes qu’ils visitèrent. Oxford, Bleuhiem, Wirswik, Birmingham, etc. sont assez connues ; nous ne nous occuperons que d’une très petite partie du Derbyshire. Après avoir vu les principales curiosités du pays, ils dirigèrent leur course vers la petite ville de Lambton, où Mistriss Gardiner avoit habité autrefois, et où elle avoit conservé quelques-unes de ses connoissances.

Elisabeth apprit de sa tante que Pemberley étoit à cinq milles de Lambton ; il n’étoit éloigné de la grande route que d’un mille ou deux. Mistriss Gardiner témoigna le désir de revoir cet endroit ; Mr. Gardiner y étoit fort disposé. On voulut consulter le goût d’Elisabeth.

— N’aimeriez-vous pas voir un lieu dont vous avez tant entendu parler, mon amour ? lui dit Mr. Gardiner ; un lieu qui doit vous intéresser : Wikam y a passé toute sa jeunesse, vous le savez.

Elisabeth fut déconcertée ; elle sentoit qu’elle feroit mieux de ne pas aller à Pemberley. Elle étoit fatiguée, disoit-elle, des belles maisons ; elle en avoit déjà tant visité, qu’elle n’éprouvoit réellement plus de plaisir à voir de beaux tapis et de riches draperies.

— Si c’étoit seulement une belle maison richement meublée, dit Mistriss Gardiner, je ne m’en soucierois pas plus que vous ; mais le parc est délicieux, c’est un des plus beaux endroits du pays.

Elisabeth n’ajouta rien ; mais la possibilité de rencontrer Mr. Darcy pendant qu’elle parcourroit sa propriété, se présenta à elle ; elle rougit à cette seule idée, et jugea qu’il valoit peut-être mieux confier tout à sa tante, que de courir un pareil risque ; il y avoit aussi des inconvéniens à lui faire cette confidence. Enfin, elle pensa que ce seroit sa dernière ressource, si les informations qu’elle prendroit sur l’absence de la famille n’étoient pas favorables.

En conséquence, lorsqu’ils arrivèrent le soir à la ville prochaine, elle demanda à la fille d’auberge, si Pemberley n’étoit pas un bel endroit ? quel étoit le nom du propriétaire ? et si sa famille l’occupoit cet été ? La réponse ayant été négative, ses craintes furent dissipées, et elle éprouva la plus grande curiosité de tout visiter, même jusqu’à la maison. Lorsque le sujet fut remis sur le tapis le lendemain matin, et qu’on l’interpella de nouveau ; elle répondit, avec l’air d’une indifférence parfaite, qu’elle n’avoit aucune répugnance à y aller. — Ils partirent donc pour Pemberley.

CHAPITRE VIII.

Elisabeth cherchoit, non sans un léger trouble à découvrir Pemberley, et lorsque la voiture entra dans l’avenue, son cœur battit plus vite qu’à l’ordinaire.

Le parc étoit fort grand et très-varié ils y entrèrent par la partie la plus basse, et marchèrent pendant quelque temps, à travers un beau bois qui s’étendoit au loin.

L’esprit d’Elisabeth étoit trop occupé pour qu’elle pût prendre part à la conservation, mais elle admiroit tous les endroits remarquables et tous les points de vue. Ils montèrent insensiblement pendant un demi-mille et se trouvèrent enfin sur le sommet d’une éminence où le bois cessoit et d’où l’on découvroit tout-à-coup, de l’autre côté d’un vallon, la maison de Pemberley. C’étoit un grand et beau bâtiment situé sur le penchant d’une colline, et appuyé contre des coteaux couverts de bois ; devant l’édifice serpentoit un ruisseau assez considérable, dont les bords n’étoient ni trop négligés ni trop régulièrement soignés. Elisabeth étoit ravie ; elle n’avoit jamais vu un lieu où la nature eût été plus prodigue de ses dons, et où ses beautés eussent été moins défigurées par l’art. Ils étoient tous dans la plus vive admiration, et dans ce moment elle sentit qu’on auroit pu trouver quelques charmes à être maîtresse de Pemberley. Ils descendirent la colline, traversèrent un pont et s’approchèrent de la maison. Pendant qu’ils la considéroient, Elisabeth sentit renaître toutes ses appréhensions de rencontrer Mr. Darcy. Elle craignoit que la fille d’auberge n’eût été mal informée. Lorsqu’ils demandèrent à voir la maison, on les fit entrer dans le vestibule et pendant qu’on alloit chercher la concierge, Elisabeth ne pouvoit assez s’étonner de se trouver dans ces lieux. La concierge arriva ; c’étoit une femme âgée, qui avoit l’air respectable, d’une mise fort simple, et d’une politesse qu’Elisabeth ne s’attendoit pas à trouver dans cette maison. Elle les conduisit dans la salle à manger, c’étoit une chambre spacieuse et très bien meublée ; Elisabeth s’approcha de la fenêtre ; la colline couronnée de bois qu’ils avoient descendue, paroissoit plus escarpée à cette distance et faisoit un bel effet ; les mouvemens de terrain étoient charmans ; la rivière qui serpentoit, les arbres dispersés sus ses bords, et les contours de la vallée, formoient un charmant tableau. Elle voyoit ces objets prendre à chaque moment un aspect différent ; de toutes les fenêtres on découvroit de nouvelles beautés. Les chambres étoient grandes et belles ; leur ameublement étoit d’accord avec la fortune du propriétaire ; mais Elisabeth admira son goût, en observant qu’elles n’étoient pas trop chargées d’ornemens inutiles, et qu’avec peut-être moins de somptuosité, il y avoit plus d’élégance que dans celles de Rosing.

J’aurois pu être maîtresse de tout ceci, pensoit-elle, j’y serais déjà établie, et au lieu de parcourir ces appartemens comme une étrangère, je pourrois y recevoir la visite de mon oncle et de ma tante… Mais non ! cela ne pourroit être !… Mon oncle et ma tante auroient été perdus pour moi ; je n’aurais pas seulement pu les inviter… Cette réminiscence fut heureuse, elle la sauva d’un sentiment qui pouvoit ressembler à des regrets.

Elle avoit bien envie de demander à la concierge si son maître étoit vraiment absent, mais elle n’en eut pas le courage ; son oncle la prévint en faisant cette question lui-même, et Mistriss Reynold répondit qu’il étoit absent, mais qu’elle l’attendoit le lendemain avec plusieurs de ses amis.

Mistriss Gardiner appela Elisabeth pour lui montrer un portrait ; c’étoit celui de Mr. Wikam, suspendu à la cheminée avec plusieurs autres miniatures ; elle lui demanda en souriant comment elle le trouvoit ; la concierge alors s’avança, et dit que c’étoit le portrait d’un jeune homme, fils de l’intendant du père de son maître, qu’il avoit fait élever à ses frais. — Il est à présent à l’armée, ajouta-t-elle, mais je crains qu’il n’ait mal tourné.

Mistriss Gardiner lança un coup-d’œil à Elisabeth.

— Et ceci, dit Mistriss Reynold en montrant une autre miniature, c’est le portrait de mon maître ; il lui ressemble beaucoup ; il a été fait en même temps que l’autre, il y a huit ans.

— J’ai beaucoup entendu parler de la beauté de votre maître, dit Mistriss Gardiner en s’approchant du portrait ; en effet, c’est une belle figure ; mais Lizzy, vous pouvez nous dire s’il est ressemblant ?

Le respect de Mistriss Reynold pour Elisabeth, parut s’augmenter lorsqu’elle apprit qu’elle connoissoit son maître.

— Cette jeune dame connaît Mr. Darcy ? dit-elle ; Elisabeth rougit et répondit : — Un peu.

— Et ne trouvez-vous pas, Madame, que c’est un très-bel homme ?

— Oui, très-beau.

— Oh ! pour moi, je n’en connois point de plus beau ! mais vous verrez là-haut un plus grand portrait de lui. Cette chambre étoit la chambre favorite de feu mon maître, et les miniatures sont placées là, comme elles l’étoient de son temps ; il les aimoit passionnément.

— Voici, ajouta Mistriss Reynold, le portrait de Miss Darcy lorsqu’elle n’avoit que huit ans. C’est la plus belle personne que j’aie jamais vue ! Et tant de talens ! Elle joue du piano ; elle chante tout le jour ! Il y a, dans la chambre à côté, un nouvel instrument qui vient d’arriver pour elle ; c’est un présent de mon maître.

Les manières douces et agréables de Mistriss Gardiner inspiroient la confiance ; par ses questions et ses observations, elle captivoit celle de Mistriss Reynold qui, soit par vanité soit par attachement, avoit un grand plaisir à parler de son maître et de sa sœur.

— Votre maître vient-il souvent à Pemberley ?

— Pas autant que je le voudrois ; mais je crois que dorénavant il y passera la moitié de l’année. Miss Darcy y est toujours pendant les mois d’été.

— Excepté lorsqu’elle est à Ramsgate, pensa Elisabeth.

— Si votre maître se marioit, vous le verriez plus souvent.

— Oui, Madame, mais je ne sais pas quand ce moment arrivera. Quelle femme seroit digne de lui ?

Mr. et Mistriss Gardiner se regardèrent en souriant ; Elisabeth ne put s’empêcher de dire :

— C’est un bien grand éloge, Madame.

— Pas plus grand qu’il ne le mérite ; tous ceux qui le connoissent en disent autant. Je n’ai jamais entendu un mot désagréable sortir de sa bouche ; cependant, je le connois dès l’âge de 4 ans.

C’étoit l’éloge le plus extraordinaire et le plus opposé aux idées d’Elisabeth. Elle n’avoit jamais imaginé que ce fut un homme d’un caractère doux, et sa curiosité fut vivement excitée ; elle désiroit en apprendre davantage, et fut bien aise lorsque son oncle ajouta :

— Il y a peu de gens dont on puisse dire cela. Vous êtes bien heureuse d’avoir un tel maître.

— Oh ! oui Monsieur, je le sais bien. Je chercherois dans le monde entier, sans pouvoir en trouver un meilleur ; mais j’ai toujours vu que ceux qui étoient bons étant enfans, restent bons lorsqu’ils deviennent grands. C’étoit le garçon le plus doux et qui avoit le meilleur cœur possible.

L’étonnement d’Elisabeth étoit extrême. — Est-il possible qu’il soit ainsi ? pensoit-elle.

— Son père étoit un excellent homme ? dit Mistriss Gardiner.

— Oui, Madame, et son fils est comme lui ; tout aussi bon pour les pauvres.

Elisabeth auroit voulu en savoir davantage. Mistriss Reynold ne l’intéressoit plus quand elle parloit d’autres choses. C’étoit en vain qu’elle leur expliquoit le sujet des tableaux, qu’elle leur faisoit remarquer la grandeur des chambres, la richesse des ameublemens. Mr. Gardiner, qui attribuoit à la prévention l’éloge excessif qu’elle faisoit de son maître, s’en amusoit, et il la ramena bientôt sur ce sujet. Alors, elle appuya de nouveau avec chaleur, sur toutes ses qualités.

— C’est le meilleur maître et le meilleur seigneur qu’il y ait jamais eu ; il ne ressemble point à ces jeunes gens d’à présent qui ne pensent qu’à eux ; il n’y a pas un de ses fermiers ou de ses domestiques qui ne lui donne le surnom de bon. Il y a des gens qui le croyent fier ; mais je n’ai certainement rien vu qui puisse le faire juger ainsi, c’est peut-être parce qu’il ne cause pas beaucoup.

— Sous quel aimable jour elle le place ! pensoit Elisabeth.

— Ce bel éloge, lui dit tout bas Mr. Gardiner, n’a pas beaucoup de rapports avec la conduite qu’il a tenue envers notre pauvre ami.

— Peut-être avons-nous été trompés.

— Ce n’est pas vraisemblable, notre autorité étoit trop bonne.

Lorsqu’ils furent arrivés dans la spacieuse galerie de l’étage supérieur, on les fit entrer dans un très joli salon, meublé dans le meilleur goût et avec plus d’élégance que les appartemens d’en bas. Mistriss Reynold leur dit qu’on venoit de l’arranger pour faire une surprise à Miss Darcy, qui s’étoit attachée à cet appartement lors de son dernier séjour à Pemberley.

— Il est certainement bon frère pensoit Elisabeth, en s’approchant d’une fenêtre.

Mistriss Reynold se représentoit déjà le plaisir que Miss Darcy éprouveroit en entrant dans cette chambre. On est sûr, disoit-elle, que tout ce qui peut faire plaisir à sa sœur, il le fait à l’instant même. Il ne restoit plus à voir que les tableaux de la galerie et deux ou trois chambres à coucher. Il y avoit quelques bons tableaux ; Elisabeth n’étoit point connoisseuse, et comme elle en avoit déjà vu en bas, elle regarda surtout les dessins au crayon de Miss Darcy, dont les sujets étoient plus intéressans pour elle. Il y avoit plusieurs portraits de famille qui ne devoient pas fixer beaucoup l’attention des étrangers. Elisabeth cherchoit le seul dont les traits lui fussent connus ; enfin elle le trouva. Elle vit un portrait frappant de Mr. Darcy, avec le sourire qu’elle se souvenoit de lui avoir vu quelquefois lorsqu’il la regardoit ; elle resta quelques momens devant ce portrait dans une sérieuse contemplation, et y retourna encore avant de quitter la galerie. Mistriss Reynold leur dit qu’il avoit été fait du vivant de son père.

Il y avoit certainement alors dans le cœur d’Elisabeth un sentiment plus doux pour l’original qu’elle ne l’avoit jamais eu ; les éloges qu’en avoit faits Mistriss Reynold n’étoient pas insignifians. Quel témoignage a plus de poids que celui d’un serviteur ! En qualité de frère, de seigneur et de maître, de combien de gens le bonheur lui étoit confié ! Combien de peines ou de plaisirs il étoit en son pouvoir d’accorder ! Tout ce que la concierge avoit dit, étoit en faveur de son caractère. Immobile devant la toile où il étoit représenté et où il avoit l’air de fixer ses yeux sur elle, Elisabeth pensoit à l’amour qu’il avoit eu pour elle avec un sentiment plus vif que jamais ; elle se rappeloit son agitation pendant leur dernière entrevue, et se trouvoit disposée à pardonner l’inconvenance de ses expressions.

Lorsqu’ils eurent visité toute la maison, ils prirent congé de la concierge, qui les recommanda à un jardinier pour leur faire voir la campagne. En traversant la prairie qui conduisoit à la rivière, Elisabeth se retourna pour voir encore la maison, son oncle et sa tante se retournèrent aussi ; et tandis que Mr. Gardiner cherchoit à deviner la date de la construction de ce bâtiment ; le propriétaire lui-même sortit tout-à-coup du chemin qui conduisoit aux écuries.

Il n’étoit qu’à vingt pas et il avoit paru si soudainement, qu’il étoit impossible qu’Elisabeth évitât d’être vue ; leurs yeux se rencontrèrent et leurs joues se couvrirent de rougeur. Il recula de quelques pas et parut un instant immobile de surprise ; mais, se remettant bientôt, il s’avança et adressa la parole à Elisabeth : si ce n’étoit pas avec tout le calme possible, c’étoit au moins avec la plus parfaite politesse.

Elle s’étoit éloignée au premier moment sans réflexion, mais, s’arrêtant lorsqu’il s’avança, elle reçut ses complimens avec un embarras qu’il lui fut impossible de surmonter. Quant à Mr. et Mistriss Gardiner, si la ressemblance de Mr. Darcy avec son portrait n’eût pas suffi pour leur assurer que c’étoit bien lui, la surprise du jardinier en voyant son maître le leur auroit appris. Ils se tinrent à l’écart pendant qu’il parloit à leur nièce, qui, étonnée et confuse, osant à peine lever les yeux, ne savoit quelle réponse faire aux questions obligeantes qu’il lui adressoit sur sa famille. Surprise du changement qui s’étoit opéré dans ses manières depuis qu’elle ne l’avoit vu, chaque phrase qu’il prononçoit augmentoit son embarras, et toute l’inconvenance qu’il y avoit à ce qu’elle se trouvât chez lui, se représenta à son esprit plus vivement encore : ce peu de minutes qu’elle passa ainsi lui parurent les plus malheureuses de sa vie. Il ne sembloit pas être beaucoup plus à son aise ; son ton n’étoit pas si froid qu’à l’ordinaire ; mais il répéta si souvent les mêmes questions sur le moment où elle avoit quitté Longbourn et le temps qu’elle avoit déjà passé dans le Derbyshire, et c’étoit d’une manière si embarrassée, qu’on voyoit bien l’agitation de son esprit.

Enfin, ces idées parurent l’abandonner, et après être resté quelques momens sans dire un mot, il sembla se recueillir subitement, et prit congé. Mr. et Mistriss Gardiner s’approchèrent alors en se récriant sur la beauté de sa figure, mais Elisabeth n’en entendit pas un mot ; plongée dans ses réflexions, elle les suivit en silence ; elle étoit accablée par la honte et l’inquiétude. Sa présence dans ce lieu étoit la chose la plus malheureuse et la plus inconvenante. Combien elle devoit paroître extraordinaire à Darcy ! Ne pouvoit-il pas croire qu’elle s’étoit trouvée là dans le but de le rencontrer ! Pourquoi étoit-elle venue ? Pourquoi étoit-il arrivé un jour plutôt ? S’ils avoient été vingt pas plus loin, il ne l’auroit point reconnue ! Que signifioit le changement frappant de ses manières ? Non-seulement il étoit étonnant qu’il lui eût parlé, mais encore qu’il y eût mis tant de politesse, et qu’il lui eût demandé des nouvelles de toute sa famille ! Jamais elle ne lui avoit vu l’air moins réservé ; jamais il ne lui avoit parlé avec plus de douceur. Quel contraste avec leur dernière entrevue ; celle où il lui avoit remis sa lettre !

Les voyageurs étoient alors arrivés vers une allée au bord de l’eau, et chaque pas leur découvroit un nouveau mouvement de terrain, ou une plus belle vue ; mais il se passa long-temps avant qu’Elisabeth y fît aucune attention ; quoiqu’elle répondît machinalement aux appels réitérés de son oncle et de sa tante, et qu’elle parût fixer ses yeux sur les objets qu’ils lui faisoient remarquer, elle ne distinguoit cependant aucune partie du tableau. Ses pensées suivoient alors Mr. Darcy ; elle auroit voulu savoir ce qui se passoit dans son esprit, ce qu’il pensoit d’elle, et si elle lui étoit encore chère ! Peut-être n’avoit-il été si poli que parce qu’il sentoit que les torts n’avoient pas été de son côté ; cependant il y avoit dans sa voix quelque chose qui n’indiquoit pas de la tranquillité. Elle n’auroit pas su dire s’il l’avoit revue avec peine ou plaisir, mais certainement il ne l’avoit pas revue avec indifférence ! Enfin, les plaisanteries de ses compagnons de route, sur sa distraction prolongée, la firent revenir à elle-même et elle sentit la convenance de paroître moins préoccupée.

Ils entrèrent dans le bois, et, quittant la rivière pour un moment, ils gravirent quelques coteaux d’où l’on pouvoit, à travers les arbres, apercevoir de temps en temps les charmans points de vue de la vallée. Mr. Gardiner auroit eu le désir de faire le tour du parc, mais le jardinier lui dit, d’un air triomphant, qu’il avoit dix milles de tour ; c’étoit donc impossible. Ils suivirent un chemin qui les ramena en peu de temps près de l’eau. Ils traversèrent un pont dont la simplicité étoit en rapport avec tout ce qui l’entouroit ; c’étoit un lieu plus sauvage que tout ce qu’ils avoient vu ; la vallée, fort resserrée, ne laissoit plus aux bords de la rivière qu’un étroit sentier pratiqué dans le taillis du bois qui la bordoit. Elisabeth auroit voulu en suivre tous les contours ; mais lorsqu’ils virent à quelle distance ils étoient de la maison, Mistriss Gardiner, qui ne marchoit pas volontiers, ne voulut pas aller plus loin, et ne pensa qu’à rejoindre la voiture le plus promptement possible. Ils se dirigèrent donc vers la maison par le chemin le plus court, mais Mr. Gardiner, qui aimoit beaucoup la pêche, étoit si occupé à chercher la trace des poissons dans la rivière, en s’en entretenant avec son conducteur, qu’il avançoit fort peu. En promenant ainsi, ils furent très-étonnés de voir Mr. Darcy qui revenoit vers eux et qui n’étoit déjà plus à une grande distance ; Elisabeth, quoique surprise, étoit cependant mieux préparée à cette entrevue qu’à la première ; elle résolut, s’il avoit réellement l’intention de les aborder, de réprimer son trouble et de lui parler avec calme. Elle crut, pendant quelques momens, qu’il prendroit une autre direction, et un détour du sentier l’ayant dérobé à ses yeux, elle en étoit déjà persuadée, lorsqu’au tournant il se trouva devant elle. Désirant être aussi polie qu’il l’avoit été, elle se récria, en l’abordant, sur la beauté de ce lieu ; mais elle n’eut pas plutôt prononcé les mots de charmant, délicieux, qu’elle s’imagina que l’éloge de Pemberley dans sa bouche pourroit être mal interprété après ce qui s’étoit passé, elle rougit et se tut.

Mistriss Gardiner étoit restée un peu en arrière ; lorsqu’elle s’approcha, Mr. Darcy demanda à Elisabeth de vouloir bien le présenter à ses amis. C’étoit un effort de civilité auquel elle n’étoit point préparée ; elle ne put réprimer un sourire en pensant qu’il vouloit bien maintenant faire connoissance avec ces mêmes personnes contre lesquelles son orgueil l’avoit révolté lorsqu’il avoit demandé sa main. Quelle sera sa surprise, pensa-t-elle, lorsqu’il saura qui ils sont ? Il les prend peut-être pour des gens d’un rang plus relevé. En les nommant, elle jeta sur lui un regard à la dérobée, pour voir comment il supportoit cette découverte ; elle craignoit de le voir s’éloigner aussitôt qu’il le pourroit d’une compagnie aussi vulgaire. Elle vit clairement qu’il étoit en effet très surpris, mais cependant il en prit son parti avec courage, rebroussa chemin avec eux, et entra même en conversation avec Mr. Gardiner. Elisabeth triomphoit ! Il pouvoit voir au moins qu’elle avoit quelques parens, dont elle ne devoit point rougir. Elle écoutoit leur conversation, et s’enorgueillissoit à chaque expression, à chaque phrase de son oncle, qui prouvoient son esprit, son goût et l’élévation de ses sentimens.

On parloit de la pêche, et elle entendit Mr. Darcy inviter son oncle, avec la plus grande politesse, à venir pêcher toutes les fois qu’il le voudroit, pendant qu’il seroit dans le voisinage ; lui offrant même de lui prêter tout l’attirail de la pêche, et lui indiquant les parties de la rivière où il y avoit ordinairement le plus de poisson. Mistriss Gardiner, qui donnoit le bras à Elisabeth, la regardoit avec étonnement. Elisabeth ne disoit rien, mais elle étoit extrêmement flattée, tout cela étoit en son honneur ! Sa surprise croissant toujours, elle cherchoit à deviner la cause de ce changement ; d’où cela peut-il venir, se disoit-elle, les reproches que je lui ai faits à Hunsford, auroient-ils pu opérer une pareille métamorphose ? Mais, non, il est impossible qu’il m’aime encore !

Après s’être promenés quelques momens ainsi, les deux dames en avant, les deux messieurs derrière ; Mistriss Gardiner étant trop fatiguée, et ne trouvant plus que le bras d’Elisabeth fut un soutien assez ferme, prit celui de son mari. Tout naturellement Mr. Darcy se trouva à côté d’Elisabeth. Ils continuèrent ainsi… Elisabeth rompit la première le silence ; elle vouloit qu’il sût qu’elle n’étoit venue à Pemberley que parce qu’on lui avoit affirmé qu’il étoit absent. — Votre concierge, dit-elle, nous avoit assurés que vous n’arriveriez que demain ; nous avions su aussi à Bakwell, qu’on ne vous attendoit point encore. Darcy répondit que quelques affaires l’avoient fait devancer les personnes avec lesquelles il étoit en route ; elles arriveront demain de bonne heure ; parmi elles, il y en a quelques-unes qui réclameront l’honneur d’être connues de vous ; M. Bingley et ses sœurs.

Elisabeth ne répondit que par une légère inclination. Ses pensées la reportèrent au moment où le nom de Mr. Bingley avoit été prononcé entre eux la dernière fois. Mr. Darcy, si elle en jugeoit par sa rougeur, étoit occupé de la même idée.

— Il y a aussi, continua-t-il après une légère pause, une personne qui souhaite surtout de faire votre connoissance ; vous me permettrez, Madame, si ma demande n’est pas trop indiscrète, de vous présenter ma sœur, pendant votre séjour à Lambton.

La surprise d’Elisabeth fut si grande, qu’elle ne sut que répondre ; elle sentoit bien que le désir que pouvoit avoir Miss Darcy de la connoître devoit être l’ouvrage de son frère, et c’étoit une idée bien douce pour elle ! C’étoit la preuve que le ressentiment ne lui avoit pas donné une mauvaise opinion d’elle.

Ils marchoient en silence, plongés tous deux dans leurs réflexions ; Elisabeth n’étoit pas gaie, c’eût été impossible, mais elle étoit flattée et doucement agitée. Ce désir de lui présenter sa sœur étoit le compliment le plus aimable qu’il pût lui faire. Ils eurent bientôt devancé les autres, et lorsqu’ils atteignirent la voiture, Mr. et Mistriss Gardiner étoient encore à un demi-quart de mille.

il la pria alors d’entrer dans la maison, mais elle assura qu’elle n’étoit point fatiguée, et ils restèrent dans la prairie. Le silence étoit fort embarrassant ; elle auroit voulu parler, mais il lui sembloit que tous les sujets lui étoient défendus. Enfin, cependant, elle se souvint qu’elle venoit de voyager, et ils s’entretinrent avec persévérance du Péak, de Maltok, de Dovedale, etc. Mais le temps et Mistriss Gardiner marchoient bien lentement ! La patience et les idées d’Elisabeth étoient à bout avant que le tête-à-tête fût fini. Lorsque son oncle et sa tante les rejoignirent, Darcy les pressa encore d’entrer dans la maison et de prendre quelques rafraîchissemens ; mais ils refusèrent, et on se sépara avec la plus grande politesse de part et d’autre. Mr. Darcy aida les dames à monter dans leur voiture, et lorsqu’elle partit, Elisabeth le vit retourner lentement à la maison.

Alors commencèrent les observations de son oncle et de sa tante, et tous deux déclarèrent qu’ils étoient enchantés.

— Il est tout-à-fait simple et poli, dit son oncle.

— Il est parfaitement sûr qu’il a quelque chose d’imposant, dit sa tante ; c’est dans son air, et cela ne va pas mal ; à présent je dirois volontiers comme la concierge : « Quelques personnes le croient fier, mais moi je ne le trouve pas. »

— Sa conduite envers nous m’a surpris ; il a été plus que poli, rien ne l’obligeoit à tant d’attention, car sa connoissance avec Elisabeth est très-légère.

— Certainement, Lizzy, reprit Mistriss Gardiner, il n’est pas si bien que Wikam, c’est-à dire, sa tournure n’est pas si élégante, mais ses traits sont parfaitement beaux. Comment avez-vous pu nous dire qu’il étoit désagréable ?

Elisabeth s’excusa comme elle le put ; elle dit qu’il lui avoit paru mieux dans le comté de Kent que dans le Hertfordshire, mais qu’elle ne l’avoit jamais vu aussi aimable que ce matin.

— Peut-être est-il un peu capricieux dans sa politesse, reprit Mr. Gardiner ? ces grands Messieurs le sont souvent ; aussi je ne le prendrai pas au mot pour ses offres de pêche, il pourroit changer d’idée, et me prier un autre jour de ne pas entrer chez lui.

Elisabeth vit qu’il avoit tout-à-fait mal jugé son caractère, mais elle ne répliqua rien.

— D’après ce que nous venons de voir et d’entendre, reprit sa tante, jamais je n’aurois imaginé qu’il pût se conduire d’une manière aussi cruelle qu’il l’a fait vis-à-vis de ce pauvre Wikam ! Il n’a point l’air méchant ; au contraire, il a quelque chose d’aimable dans la figure, lorsqu’il parle ; et l’air de dignité répandu sur toute sa personne, ne donne point mauvaise opinion de son cœur. Cependant il est sûr que la bonne femme qui nous a montré sa maison lui prête le plus beau caractère. J’avois quelquefois de la peine à m’empêcher de rire tout haut. Mais je pense que c’est un maître généreux ; ce qui, aux yeux des domestiques, suppose toutes les autres vertus.

Elisabeth se sentit sommée par sa conscience de justifier la conduite de Mr. Darcy avec Wikam ; elle leur donna à entendre, avec toute la réserve possible, que, d’après ce que lui avoient dit plusieurs personnes dans le comté de Kent, les actions de Mr. Darcy pouvoient être interprétées d’une manière bien différente ; que son caractère n’étoit point aussi dur et celui de Wikam point aussi aimable qu’on le leur avoit affirmé, et, pour prouver ce qu’elle avançoit, elle raconta ce qui avoit rapport aux transactions pécuniaires, sans nommer son autorité, mais en établissant bien cependant qu’on devoit y ajouter foi.

Mistriss Gardiner fut très étonnée et presque affectée de tout cela, mais, comme elle alloit revoir le théâtre de ses premiers plaisirs, toutes ses idées se tournèrent vers ce côté ; elle étoit trop occupée à faire remarquer à son mari les lieux les plus intéressans des environs, pour penser à autre chose. Quoiqu’elle eût été fatiguée de la promenade du matin, elle n’eut pas plutôt dîné qu’elle alla chercher ses anciens amis, et la soirée se passa à renouveler connoissance avec des gens qu’elle n’avoit pas vus depuis plusieurs années.

Les événemens de la journée avoient trop d’intérêt pour Elisabeth, pour qu’elle pût donner une grande attention aux nouveaux personnages ; elle ne pouvoit penser qu’à son entrevue avec Mr. Darcy, et surtout au désir qu’il avoit manifesté de lui faire faire connoissance avec sa sœur.



 

CHAPITRE IX.

Elisabeth avoit arrangé dans sa tête que Mr. Darcy lui amèneroit sa sœur le lendemain de son arrivée à Pemberley, et en conséquence elle étoit bien décidée à ne pas s’éloigner de l’auberge de toute la matinée ; mais elle avoit mal calculé, car il l’amena à Lambton le jour même. Elisabeth et sa tante qui s’étoient promenées près de là avec quelques-uns de leurs nouveaux amis, rentroient à l’auberge pour faire leur toilette et aller dîner, lorsque le bruit d’un équipage les attira vers la fenêtre, et elles virent un monsieur et une dame dans un Carricle qui s’arrêta à leur porte. Elisabeth, reconnoissant la livrée, ne causa pas à son oncle et à sa tante une légère surprise, en leur annonçant la visite qu’elle attendoit. Jusqu’alors ils n’avoient eu aucun soupçon de ce qui se passoit ; mais comment expliquer l’embarras d’Elisabeth, et toutes les attentions de Darcy ? Il falloit qu’il eût du penchant pour leur nièce. Pendant que toutes ces nouvelles idées arrivoient confusément dans leurs têtes, le trouble d’Elisabeth augmentoit ; elle craignoit que la partialité du frère n’eût trop prévenu la sœur en sa faveur, et désirant excessivement de plaire, elle craignoit de n’en avoir pas les moyens.

Elle se retira de la fenêtre, et se promena en long et en large dans la chambre, s’efforçant de reprendre un peu de calme ; les regards de surprise que jetoient sur elle son oncle et sa tante augmentoient encore son trouble.

Enfin Miss Darcy et son frère entrèrent, et cette terrible présentation eut lieu. Elisabeth vit avec étonnement que Miss Darcy étoit aussi embarrassée qu’elle ; depuis qu’elle étoit à Lambton elle avoit entendu dire qu’elle étoit extrêmement fière ; mais, après l’avoir observée quelques minutes, elle fut convaincue qu’elle étoit seulement fort timide ; elle eut beaucoup de peine à obtenir d’elle quelque chose de plus que des monosyllabes. Miss Darcy étoit grande, toutes ses proportions étoient un peu plus fortes que celles d’Elisabeth. Quoiqu’elle n’eût que seize ans, sa taille étoit déjà formée ; sa tournure étoit agréable ; elle avoit moins de régularité dans les traits que son frère, mais sa figure portoit l’empreinte de la raison et de la bonté ; ses manières étoient simples et son ton fort doux. Elisabeth qui avoit craint de trouver en elle un observateur aussi pénétrant et aussi imposant que son frère, fut extrêmement rassurée en voyant la différence qu’il y avoit entre eux.

Après quelques momens, Darcy la prévint que Mr. Bingley viendroit aussi lui faire visite ; elle n’avoit eu que le temps d’en exprimer sa satisfaction, lorsqu’on entendit dans l’escalier le pas précipité de ce dernier et au même instant il entra dans la chambre. Toute la colère d’Elisabeth contre lui s’étoit évanouie depuis long-temps, mais si elle en avoit encore ressenti, elle n’auroit pas résisté à la franche cordialité avec laquelle il lui exprima le plaisir qu’il avoit à la revoir. Il demanda, d’une manière fort amicale quoique très-générale, des nouvelles de toute sa famille, et s’exprima avec la même aisance et la même gaieté qu’autrefois.

Elisabeth auroit fort voulu connoître les sentimens de ceux qu’elle recevoit, cacher les siens, et se rendre agréable à tous ; elle n’eut pas de peine à réussir, car ils étoient tous prévenus en sa faveur.

La vue de Bingley reporta naturellement ses pensées sur sa sœur ; oh combien elle auroit voulu savoir s’il y pensoit aussi ! Quelquefois elle s’imaginoit qu’il étoit un peu moins gai qu’à l’ordinaire ; lorsqu’il jetoit les yeux sur elle, elle se plaisoit à croire qu’il cherchoit à découvrir dans sa figure quelques traits de ressemblance avec Jane ; mais elle fut du moins promptement rassurée sur les craintes que Miss Darcy avoit pu faire naître en elle ; rien ni d’un côté ni de l’autre n’annonçoit un sentiment particulier ; pas le moindre regard qui justifiât les espérances de Miss Bingley. Quelques légères circonstances lui persuadèrent même que Mr. Bingley conservoit un tendre soutenir de Jane, et qu’il auroit désiré que la conversation tombât sur elle. Dans un moment où les autres étoient occupés, il dit à Elisabeth, qu’il y avoit bien long-temps qu’il n’avoit eu le plaisir de la voir, et, avant qu’elle eût le temps de répondre, il ajouta :

— Il y a environ huit mois. Nous ne nous sommes pas revus depuis le 26 Novembre, que nous dansions tous ensemble à Netherfield.

Elisabeth étoit ravie de ce souvenir ; il saisit ensuite l’occasion de lui demander, sans que personne l’entendît, si toutes ses sœurs étoient à Longbourn. Cette question et la remarque précédente, quoique presque insignifiantes par elles-mêmes, ne l’étoient plus par le ton avec lequel elles avoient été faites.

Elle osoit à peine jeter les yeux sur Mr. Darcy ; cependant elle s’assura que le changement qu’elle avoit observé en lui la veille, n’avoit pas été l’affaire d’un moment. En le voyant chercher à captiver la bienveillance de gens que quelques mois auparavant il auroit été fâché de connoître ; en le voyant si poli, non-seulement avec elle, mais encore avec ses parens, qu’il avoit si ouvertement méprisés ; et en se rappelant la scène qui s’étoit passée entre eux à Hunsford, elle pouvoit à peine cacher son étonnement. Jamais, ni dans la société de ses chers amis de Netherfield, ni dans celle de ses nobles parens de Rosing, elle ne l’avoit vu animé d’un si vif desir de plaire, et si dépourvu d’importance et de réserve qu’en ce moment.

En prenant congé, Mr. Darcy engagea sa sœur à se joindre à lui pour exprimer le plaisir qu’ils auroient à avoir Mistriss, Mr. Gardiner et Miss Bennet à dîner avant qu’ils quittassent le pays. Miss Darcy le fit avec une timidité qui prouvoit qu’elle avoit encore peu d’habitude de faire des invitations ; Mistriss Gardiner cherchoit à voir dans les yeux de sa nièce, que cette invitation concernoit surtout, si elle étoit disposée à l’accepter ; mais Elisabeth avoit détourné la tête. Présumant que cette manière d’éviter ses regards prouvoit plutôt un peu d’embarras que de la répugnance ; et, voyant dans son mari, qui aimoit beaucoup le monde, la plus grande envie d’accepter, elle se hasarda à promettre qu’ils iroient. Le jour fut fixé au surlendemain.

Bingley témoigna le plus grand plaisir à l’idée de revoir Elisabeth, ayant beaucoup de détails à lui demander sur leurs amis du Hertfordshire. Elisabeth interpréta tout cela en faveur de Jane, et se sentit remplie d’espérances. Craignant les questions et les suppositions de son oncle et de sa tante sur ce qu’ils venoient de voir et d’entendre, elle se hâta de les quitter pour aller s’habiller.

Mais elle avoit tort de redouter l’indiscrétion de Mr. et Miss. Gardiner ; ils n’auroient point cherché, à forcer sa confiance. Il étoit clair pour eux qu’elle connoissoit bien plus Mr. Darcy qu’ils n’avoient cru d’abord, et il étoit aussi trés-clair à leurs yeux, qu’il étoit fort amoureux d’elle : il y avoit bien là de quoi éveiller leur attention, mais non de quoi justifier des questions indiscrètes.

Les pensées d’Elisabeth, étoient encore plus à Pemberley ce jour-là que la veille, et quoique la soirée lui parut longue, elle ne le fut cependant pas assez pour qu’elle pût parvenir à s’expliquer ses propres sentimens. Éprouvoit-elle toujours de l’éloignement pour Darcy ? Voilà ce qu’elle se demandoit pendant la nuit ; mais il y avoit long-tems que sa haine s’étoit évanouie ; elle étoit honteuse des préjugés auxquels elle s’étoit laissée aller ; il avoit été si poli et si prévenant pour elle, il avoit pardonné l’injustice de sa conduite ; enfin il oublioit les amers reproches dont elle avoit accompagné son refus. Le changement complet de ses manières ne pouvoit être attribué qu’à l’amour le plus tendre. Combien elle l’estimoit maintenant ! Elle éprouvoit une vive reconnoissance du sentiment qu’il avoit conservé pour elle, elle souhaitoit son bonheur, mais elle désiroit surtout que ce bonheur dépendît d’elle-même.

Il avoit été décidé dans la soirée entre la tante et la nièce, que vu l’extrême politesse de Miss Darcy, qui étoit venue les voir le jour même de son arrivée à Pemberley, il étoit absolument nécessaire de lui rendre visite le lendemain matin ; et Elisabeth éprouvoit une satisfaction, dont elle avoit peine à se rendre raison.

Le lendemain Mr. Gardiner les quitta peu de momens après le déjeuner ; tous les projets de pêche avoient été renouvelés la veille, et il avoit promis de se trouver à midi à un rendez-vous avec les Messieurs de Pemberley.

CHAPITRE X.

Elisabeth, convaincue que l’éloignement de Miss Bingley pour elle, étoit dû à un sentiment de jalousie, ne pouvoit se dissimuler, que sa visite à Pemberley lui seroit très-désagréable, et elle étoit curieuse de voir quel accueil elle en recevroit.

Lorsqu’elles arrivèrent à Pemberley, on leur fit traverser le vestibule, pour les introduire dans un salon que son exposition au nord rendoit délicieux en été, et dont les fenêtres qui alloient jusqu’au plancher, laissoient voir des collines couvertes de superbes chênes, et de beaux châtaigniers d’Espagne dispersés çà-et-là sur des pentes de verdure. Elles furent reçues dans le salon par Miss Darcy, qui y étoit établie avec Mistriss Hurst, Miss Bingley et la dame qui demeuroit toujours avec elle. Georgina les accueillit avec toute la politesse, mais aussi avec tout l’embarras que donnent la timidité et un extrême désir de plaire. Miss Bingley et Mistriss Hurst firent une légère révérence, et après que chacune se fut assise, il y eut un instant de silence très embarrassant ; il fut enfin rompu par Mistriss Amesley, bonne et aimable femme, qui prouva par les efforts qu’elle fit pour commencer et soutenir la conversation, qu’elle avoit réellement plus d’usage du monde que les autres. Mistriss Gardiner, aidée de tems en tems par Elisabeth, la secondoit ; Miss Darcy avoit l’air de faire tout son possible pour s’y joindre, et elle hasardoit de tems en tems une phrase bien courte, lorsqu’elle supposoit qu’on l’entendroit à peine.

Elisabeth remarqua bientôt qu’elle étoit observée avec soin par Miss Bingley et qu’elle ne pouvoit pas dire un mot, surtout s’il étoit adressé à Miss Darcy, sans attirer son attention, ce qui ne l’auroit point empêché de parler souvent à cette dernière, si elle n’avoit pas été assise fort loin d’elle ; d’ailleurs elle étoit très-préoccupée ; elle s’attendoit à chaque instant que quelques-uns des Messieurs entreroient dans le salon. Après avoir été assise un quart d’heure sans avoir entendu prononcer un mot à Miss Bingley, elle fut fort étonnée de recevoir d’elle une froide question sur la santé de sa famille, elle lui répondit avec autant d’indifférence et de brièveté, et Miss Bingley ne dit plus rien. Le seul événement qui interrompit le calme de leur visite fut l’arrivée d’un domestique avec quelques rafraîchissemens et les plus beaux fruits de la saison. Ce ne fut qu’après bien des regards et des sourires significatifs de Mistriss Amesley que Miss Darcy osa aller prendre sa place et faire les honneurs ; alors toutes les dames furent occupées, et les belles pyramides de raisins, de poires, de pêches, les rassemblèrent autour de la table.

Elisabeth ne pouvoit se rendre compte si elle désiroit ou non de voir paroître Mr. Darcy, lorsqu’il arriva. Il avoit passé une partie de la matinée au bord de la rivière avec Mr. Gardiner et quelques autres Messieurs, et il avoit abandonné la pêche, lorsqu’il avoit appris que les Dames comptoient rendre visite à Georgina. Dès qu’Elisabeth le vit entrer, elle prit la sage résolution de se défaire de tout embarras, et d’être parfaitement à son aise ; résolution très-bonne à prendre, mais très-difficile à exécuter, d’autant plus qu’elle vit bientôt que l’attention de toute l’assemblée étoit fixée sur elle et Mr. Darcy ; la curiosité étoit surtout empreinte sur la figure de Miss Bingley, en dépit de l’air indifférent qu’elle affectoit. Sa jalousie étoit éveillée, quoiqu’elle ne fût pas sûre que ses soupçons fussent fondés.

Depuis l’arrivée de son frère, Miss Darcy faisoit encore plus d’efforts pour alimenter la conversation, car il paroissoit fort désirer qu’elle se liât intimement avec Elisabeth. Miss Bingley voyoit très-bien tout cela, et son imprudente colère, lui fit saisir la première occasion de dire à Elisabeth avec une politesse moqueuse :

— Je vous prie Miss Elisa, le régiment de** a-t-il quitté Meryton ? Ce doit être une grande perte pour votre famille.

Elle n’osa pas prononcer le nom de Wikam en présence de Mr. Darcy, mais Elisabeth comprit tout de suite que c’étoit à lui qu’elle pensoit, et elle éprouva un moment d’embarras. Mais rappelant bientôt toute son énergie pour repousser cette méchante attaque, elle lui répondit d’un ton fort aisé ; un coup-d’œil jetté à la dérobée, lui fit voir Darcy rougissant et la regardant fixement, et sa sœur couverte de confusion n’osant pas même lever les yeux.

Si Miss Bingley avoit su quel embarras elle faisoit éprouver à son amie bien aimée, elle n’auroit sûrement pas dit cela ; mais elle n’avoit voulu que déconcerter Elisabeth, en lui rappelant un homme auquel elle croyoit qu’elle étoit attachée, et en cherchant à lui faire trahir un sentiment qui devoit blesser celui de Darcy. Peut-être aussi vouloit-elle lui rappeler toutes les folies et les ridicules, dont s’étoient couverts quelques individus de sa famille, vis-à-vis des officiers. Elle n’avoit jamais entendu dire un mot de l’enlèvement projeté de Miss Darcy ; il n’avoit été révélé qu’à Elisabeth avec tout le secret possible.

La réponse pleine de dignité d’Elisabeth calma bientôt l’émotion de Mr. Darcy, et Miss Bingley, trompée dans son attente, n’osa pas rappeler Wikam d’une manière plus directe ; Georgina se remit aussi peu à peu, quoiqu’elle n’osât cependant pas parler. Son frère, dont elle craignoit surtout de rencontrer les regards, ne sembloit plus se souvenir de cette affaire, et ce sujet de conversation qu’on n’avoit amené que dans l’intention de nuire à Elisabeth, parut avoir augmenté l’estime de Darcy pour elle.

La visite se termina bientôt, et pendant que Mr. Darcy accompagnoit Mistriss Gardiner et sa nièce jusqu’à leur voiture, Miss Bingley exhaloit sa colère en critiquant la toilette, les manières et toute la personne d’Elisabeth. Mais Georgina ne se joignit point à elle, elle avoit toute confiance en son frère, les éloges qu’il lui avoit faits d’Elisabeth suffisoient pour lui assurer sa faveur. Son jugement ne pouvoit errer, il avoit parlé d’Elisabeth dans des termes qui ne lui permettoient pas de croire qu’elle ne fût pas très-jolie et très-aimable. Lorsque Darcy revint, Miss Bingley ne put s’empêcher de répéter en partie ce qu’elle venoit de dire à sa sœur :

— Miss Elisa Bennet n’étoit pas jolie ce matin, elle a prodigieusement changé depuis cet hiver ; elle est devenue brune, maigre, commune ; nous disions Louisa et moi que nous ne l’aurions pas reconnue.

Quelque peu agréables que fussent ces remarques pour Mr. Darcy, il se contenta de répondre froidement, qu’il ne voyoit aucun changement en elle, qu’elle étoit seulement un peu hâlée, ce qui n’étoit pas étonnant lorsqu’on voyageoit en été.

— Pour moi, reprit Miss Bingley, j’avoue que je n’ai pu la trouver jolie ; elle est trop maigre, son teint n’a pas assez d’éclat, et ses traits ne sont point réguliers ; ses dents sont bien, sans avoir rien d’extraordinaire. Quant à ses yeux qu’on dit beaux, je n’y ai jamais su voir rien de bien merveilleux ; ils ont une expression perçante et maligne que je n’aime pas du tout, et il y a dans sa contenance une hardiesse sans élégance, qui n’est pas tolérable.

Persuadée, comme l’étoit Miss Bingley, que Mr. Darcy étoit amoureux d’Elisabeth, ce n’étoit pas une manière de lui plaire d’en parler ainsi ; mais les gens en colère ne sont ni sages ni adroits. Lorsqu’elle lui vit enfin l’air un peu piqué, elle crut avoir obtenu tout le succès qu’elle désiroit ; cependant il paroissoit décidé à ne rien répondre ; et elle ajouta, dans l’intention de le forcer à dire quelque chose : — Je me souviens combien nous fûmes tous étonnés, en arrivant dans le Hertfordshire, d’apprendre qu’elle avoit une grande réputation de beauté, et je me rappelle qu’un jour qu’elle avoit dîné à Netherfield, vous disiez : « Elle, une beauté ? J’appellerois aussi bien sa mère un génie ! » Mais depuis lors elle a gagné dans votre opinion, et je crois qu’à présent vous la trouvez presque jolie.

— Oui, répondit Darcy qui ne pouvoit plus se contenir, je l’avois à peine vue alors, mais il y a déjà plusieurs mois que je la trouve une des plus belles personnes que je connoisse.

Il sortit alors, et Miss Bingley eut la satisfaction de l’avoir forcé à dire ce qui ne pouvoit faire de la peine qu’à elle-même.

Mistriss Gardiner et sa nièce s’entretinrent en revenant de tout ce qui s’étoit passé dans cette visite, excepté de ce qui les intéressoit le plus toutes les deux ; elles parlèrent de tout le monde, excepté de celui qui les occupoit exclusivement. Cependant Elisabeth auroit voulu savoir ce que sa tante pensoit de lui, et Mistriss Gardiner auroit été enchantée que sa nièce entamât ce sujet.



 

CHAPITRE XI.

Elisabeth avoit été fort désappointée de n’avoir point reçu de lettres de Jane depuis son arrivée à Lambton ; enfin, le troisième jour il en arriva deux à la fois ; la première, par une erreur dans l’adresse, avoit été envoyée ailleurs. Elisabeth alloit sortir, lorsque ces lettres arrivèrent ; elle laissa partir son oncle et sa tante, et resta seule pour les lire. L’une avoit été écrite cinq jours avant l’autre ; le commencement contenoit le récit de toutes leurs petites distractions, de leurs engagemens et de toutes les nouvelles du pays ; mais les dernières pages, datées d’un jour plus tard, étoient écrites avec une agitation extrême.

« Depuis que je vous ai écrit, ma chère Lizzy, disoit Jane, il est arrivé un bien fâcheux événement. Je crains de vous allarmer ; je vous assure, cependant, que nous sommes tous bien portans ; ce que j’ai à vous apprendre concerne la pauvre Lydie. Hier au soir, à minuit, nous étions déjà tous couchés, lorsqu’arriva un exprès du colonel Forster, pour nous annoncer qu’elle avoit pris la fuite avec un de ses officiers, et, pour tout dire, avec Wikam ; qu’ils s’étoient dirigés du côté de l’Écosse ! Imaginez notre surprise ! Cet événement ne paroît pas être très-inattendu pour Kitty ! J’en suis bien fâchée, c’est un mariage si peu convenable pour les deux parties !… Je veux espérer que son caractère a été noirci ; je puis facilement croire qu’il est indiscret et léger ; mais cette démarche, réjouissons-nous-en, ne prouve pas un mauvais cœur ; son choix est désintéressé, car il doit bien savoir que mon père ne peut rien donner à ses filles. Notre pauvre mère est au désespoir de cet événement, mon père le supporte mieux. Combien je trouve heureux que nous n’ayons rien dit contre lui ! Ils s’enfuirent samedi, on croit aux environs de minuit, mais on ne s’en est aperçu que le lendemain ; on nous a envoyé l’exprès à l’instant même. Ils doivent déjà être à dix milles de nous. Le colonel Forster croit que nous les reverrons bientôt ici. Lydie a laissé quelques lignes pour Mistriss Forster, où elle l’informoit de leur intention. Je dois finir, car je ne puis rester plus long-temps éloignée de ma pauvre mère. Je crains que vous ne puissiez pas me lire, je sais à peine ce que j’ai écrit. »

Sans se donner le temps de faire aucune réflexion, Elisabeth, en finissant cette lettre, ouvrit l’autre ; elle avoit été écrite vingt-quatre heures après la première.

« Je souhaite, ma chère sœur, que cette lettre soit plus lisible que la dernière ; cependant je suis si troublée, que je ne saurois mettre beaucoup de suite dans ce que j’écris. J’ai de mauvaises nouvelles à vous donner. Tout malheureux que seroit un mariage entre Mr. Wikam et notre pauvre Lydie, nous sommes réduits à craindre qu’il ne se fasse pas ; car on a des raisons de croire qu’ils n’ont pas été en Écosse. Le colonel Forster est arrivé hier, il avoit quitté Brighton quelques heures seulement après son courrier. Quoique le billet de Lydie à Mistriss Forster donnât à entendre qu’ils alloient à Greatna-Green ; on craint, par quelques mots échappés à Mr. Denny, que Wikam n’ait jamais eu l’intention d’y aller, ni même d’épouser Lydie. Ces paroles ayant été répétées au colonel Forster, il a pris l’alarme, et il est parti sur-le-champ de Brighton pour suivre leurs traces. Il les a gardées jusqu’à Clapham, mais là il les a perdues, car, arrivés dans cette ville, ils ont renvoyé la chaise de poste qui les avoit amenés d’Epsom, et ont pris une voiture de louage. Tout ce qu’on a pu savoir, c’est qu’on les avoit vu prendre la route de Londres. Après avoir fait toutes les perquisitions possibles du côté de Londres, le colonel Forster est revenu dans le Hertfordshire, prenant des informations à toutes les postes et dans toutes les auberges. Personne ne les a vus. Il est venu à Longbourn, et nous a témoigné le plus grand intérêt ; il nous a fait part de toutes ses craintes d’une manière qui fait honneur à son cœur. Pensez combien il est désolé, ainsi que Mistriss Forster ; mais on ne peut jeter aucun blâme sur eux. Notre malheur est grand, ma chère Lizzy ! Mon père et ma mère veulent supposer tout ce qu’il y a de pire, mais je ne puis avoir si mauvaise opinion de Wikam et de ma sœur. Il y a tant de circonstances qui peuvent leur avoir fait préférer d’être mariés secrètement à Londres, plutôt que de suivre leur premier projet, qu’on peut comprendre leur démarche ; et même, si Wikam avoir pu former de tels desseins sur une jeune fille d’une famille respectable, ce qui n’est pas vraisemblable, pouvons-nous croire que Lydie ait perdu tout sentiment d’honneur et de réserve ? Non, c’est impossible ! Cependant j’ai été bien affectée de voir que le colonel Forster ne croyoit point à leur mariage ; il secouoit la tête pendant que j’exprimois les espérances que je conserve encore, et il disoit que Wikam est un homme auquel on ne doit point se fier. — Ma pauvre mère est réellement bien malade, elle garde la chambre ; quant à mon père, je ne l’ai jamais vu si affecté. La pauvre Kitty est très-fâchée d’avoir caché leur inclination ; mais on ne peut lui reprocher de n’avoir pas trahi leur confiance. Je suis bien aise, ma chère Lizzy, que vous n’ayez pas été témoin de ces tristes scènes ; mais à présent que le premier choc est passé, j’avoue que je languis après votre retour ; je ne suis cependant pas assez égoïste pour vous engager à le précipiter, s’il y a quelques inconvéniens. Adieu. »

« P. S. Je reprends la plume justement pour faire ce que je ne voulois pas, mais les circonstances sont telles, que je dois réellement vous engager à revenir ici le plutôt que vous pourrez. Je connois si bien mon oncle et ma tante, que je ne crains pas de m’adresser à eux. Mon père va partir pour Londres avec le colonel Forster, pour tâcher de les découvrir ; je ne sais trop ce qu’il y pourra faire, son extrême affliction ne lui permettra peut-être pas de prendre les meilleurs moyens : le colonel Forster est obligé d’être à Brighton demain au soir. Les avis et les secours de mon oncle seroient bien nécessaires à mon pauvre père ; il comprendra tout ce que nous devons éprouver, et je compte sur sa bonté. »

— Oh ! où est mon oncle ! où est mon oncle ! s’écria Elisabeth s’élançant de son siège pour le chercher, et craignant de perdre un seul instant. Au moment où elle saisissoit la porte, un domestique l’ouvrit et Mr. Darcy parut. La pâleur d’Elisabeth et l’impétuosité de ses mouvemens le firent reculer de quelques pas : mais, uniquement occupée de Lydie, Elisabeth s’écria : — Pardonnez-moi, je dois vous laisser, il faut que je trouve tout de suite Mr. Gardiner ! je n’ai pas un instant à perdre.

— Grand Dieu ! de quoi s’agit-il ? s’écria-t-il, emporté par son premier mouvement. Mais, se recueillant : — Je ne veux pas vous arrêter une minute, mais permettez que ce soit moi ou le domestique qui allions chercher Mr. Gardiner ; vous n’êtes pas bien, vous ne pouvez y aller vous-même. — Elisabeth hésitoit, et ses genoux trembloient sous elle, elle sentoit qu’elle ne pouvoit faire un pas ; alors rappelant le domestique, elle le chargea d’aller chercher son oncle et sa tante, d’une voix si tremblante qu’on pouvoit à peine l’entendre.

Elle s’assit, incapable de se soutenir plus long-temps. Elle avoit l’air si souffrant, qu’il fut impossible à Darcy de la quitter. — Laissez-moi appeler votre femme de chambre, lui dit-il avec l’expression d’un profond sentiment, vous allez vous trouver mal ! je vais chercher des sels. — Non ! je vous remercie, ce ne sera rien ; je suis seulement affligée des terribles nouvelles que je viens de recevoir de Longbourn.

En disant cela, elle fondit en larmes, et pendant quelques momens elle ne put prononcer un seul mot. Darcy, dans la triste incertitude où il étoit, osoit à peine exprimer l’intérêt qu’il prenoit à elle, et la regardoit en silence. Enfin, elle reprit la parole : — Je viens de recevoir une lettre de Jane contenant d’affreuses nouvelles ! elles ne pourront être secrètes pour personne. Ma sœur cadette a abandonné tous ses amis, elle est en fuite ! Elle s’est mise au pouvoir de Mr. Wikam ! Ils sont partis ensemble de Brighton. Vous le connoissez trop bien pour douter du reste. Elle n’a ni fortune ni aucun autre avantage qui puissent l’engager à l’épouser ; elle est perdue pour toujours !

Darcy étoit muet d’étonnement. — Oh quand je pense que j’aurois pu prévenir cela ! ajouta-t-elle d’une voix encore plus agitée, moi qui savois ce qu’il étoit ! Si j’avois dit à ma famille ce que j’avois appris sur lui ! si j’avois dévoilé son caractère, tout cela ne seroit pas arrivé ! Mais c’est trop tard !

— Mais, s’écria Darcy, est-ce une chose parfaitement sûre ?

— Ce n’est que trop certain, ils sont partis de Brighton samedi soir ; on a suivi leurs traces presque jusqu’à Londres, mais pas au-delà ; ils ne sont certainement pas allés en Écosse.

— Quel moyen a-t-on employé pour les découvrir ?

— Mon père est parti pour Londres, et Jane écrit pour implorer le secours de mon oncle. J’espère que nous allons partir tout de suite ; mais, hélas ! que peut-on faire ? Que peut-on espérer d’un homme pareil ? Comment pourra-t-on les découvrir ? Ah ! je n’ai pas la plus légère espérance. Tout cela est affreux !

Darcy secouoit la tête, et ne pouvoit rien lui dire pour la rassurer.

— Oh, que n’ai-je parlé lorsque j’ai eu les yeux ouverts sur son véritable caractère ! Mais j’ai craint de révéler… Oh malheureuse, malheureuse erreur !

Darcy ne répondit point, il paroissoit à peine l’entendre, et se promenoit dans la chambre, plongé dans une profonde rêverie, les sourcils froncés, toute la figure empreinte d’une expression sombre. Elisabeth le vit, et sentit ce qu’il devoit éprouver !… Tous les charmes qu’elle avoit eus pour lui alloient s’évanouir, tout sentiment devoit disparoître à côté d’un tel déshonneur dans sa famille ! elle ne pouvoit ni s’en étonner, ni le condamner. Jamais elle n’avoit si bien senti qu’elle l’aimoit, que dans ce moment où elle voyoit qu’il falloit renoncer à lui ! Mais ce retour sur elle-même ne pouvoit l’occuper long-temps. Lydie, l’humiliation et le malheur qu’elle répandoit sur sa famille, absorbèrent bientôt toute autre idée ; et, couvrant son visage de son mouchoir, elle resta quelque temps comme abîmée dans ses réflexions ; elle ne fut rappelée à elle-même que quelques momens après, par la voix de Mr. Darcy, qui, d’un ton où se peignoit la compassion, quoiqu’il eût repris sa réserve ordinaire, lui dit : — Je crains que vous n’ayez désiré mon départ depuis long-temps, et je n’ai d’autre excuse, pour me faire pardonner l’indiscrétion de ma présence, que l’intérêt que vous m’inspirez. Oh, si le Ciel me permettoit de pouvoir apporter quelque soulagement à votre douleur ! Mais je ne veux pas vous fatiguer par des souhaits inutiles. Je crains que ce malheureux événement ne prive ma sœur du plaisir de vous voir à Pemberley aujourd’hui.

— Oh oui ! Ayez la bonté de nous excuser auprès de Miss Darcy ; dites-lui que des affaires pressantes nous rappellent ! Cachez la malheureuse réalité aussi long-temps que vous pourrez ; je crains bien qu’elle ne soit trop vite connue.

Il lui promit de garder le secret, témoigna encore toute la part qu’il prenoit à sa douleur, souhaita que cette triste affaire finît plus heureusement qu’on ne pouvoit l’espérer dans ce moment, et, la chargeant de ses respects pour son oncle et sa tante, il la quitta avec un regard plein de compassion.

Elisabeth sentit alors combien il étoit peu probable qu’ils se revissent jamais avec le degré de bienveillance et d’intérêt qui avoit marqué leur rencontre dans le Derbyshire ; et, jetant ses regards en arrière sur toute la suite de leurs liaisons, qui avoit été si remplie d’événemens variés et contradictoires, elle soupira en pensant à la singularité des sentimens qui lui faisoient regretter maintenant si vivement celui qu’elle se seroit réjouie autrefois de ne plus voir. Les chagrins qu’elle alloit devoir à la coupable conduite de sa sœur, augmentoient encore l’horreur de ses réflexions. La seconde lettre de Jane lui ôtoit toute espérance ; Jane seule pouvoit encore se flatter là-dessus.

Pendant le séjour du régiment dans le Hertfordshire, Elisabeth ne s’étoit jamais aperçue que Lydie eût un sentiment particulier pour Wikam, mais elle étoit convaincue qu’il ne lui avoit pas fallu beaucoup de peine pour la captiver. Lydie changeoit souvent de favori, tantôt un officier, tantôt l’autre ; elle ne les estimoit que d’après leurs assiduités auprès d’elle. Ses affections étoient toujours flottantes, mais jamais sans objet. L’insouciance de son père et l’indulgence mal entendue de sa mère avoient fait son malheur. Elisabeth désiroit avec ardeur de retourner à Longbourn, pour partager avec Jane les soins qui devoient tous reposer sur elle dans une famille où le trouble régnoit, dont le père étoit absent, et où la mère, incapable de prendre une résolution, demandoit des soins continuels. Quoiqu’elle fût persuadée qu’on ne pouvoit rien faire pour Lydie, cependant le secours de son oncle lui paroissoit de la plus grande nécessité ; son impatience de le voir arriver étoit extrême. Mr. et Mistriss Gardiner, alarmés par le récit du domestique, avoient supposé que leur nièce s’étoit trouvée mal, et s’étoient hâtés de revenir ; mais elle les tranquillisa bientôt à cet égard, et leur apprit le sujet de son message en lisant les deux lettres de Jane, et en appuyant avec énergie sur le post-scriptum de la dernière.

L’impression que cette lecture produisit sur Mr. et Mistriss Gardiner n’étoit pas douteuse. Après les premières exclamations de chagrin, Mr. Gardiner promit de faire tout ce qui seroit en son pouvoir. Elisabeth, quoiqu’elle n’en eût pas attendu moins, le remercia avec des larmes de reconnoissance. Les préparatifs du départ furent bientôt faits. Ils vouloient partir aussitôt. — Mais que faut-il faire pour Pemberley ? s’écria Mistriss Gardiner ; John nous a dit que Mr. Darcy étoit ici lorsque vous nous avez envoyé chercher, est-ce vrai ?

— Oui, et je lui ai dit que nous ne pouvions remplir notre engagement ; tout cela est arrangé.

— Tout cela est arrangé ! répétoit sa tante en passant dans sa chambre pour achever les préparatifs. Sont-ils donc sur un tel pied ensemble, qu’elle ait osé lui dire la vérité ? Oh ! que je voudrois savoir ce qu’il en est.

Au milieu de toutes les occupations de nos voyageurs, ils eurent encore plusieurs billets à écrire à leurs connoissances de Lambton, pour donner quelques raisons supposées de leur départ précipité ; cependant tout fut fini au bout d’une heure. Pendant ce temps, Mr. Gardiner régloit ses comptes ; et enfin Elisabeth se trouva en voiture sur la route de Longbourn, en bien moins de temps qu’elle ne l’auroit cru.



 

CHAPITRE XII.

J’y ai encore bien réfléchi, Elisabeth, lui dit son oncle après qu’ils eurent été quelques momens en voiture, et je penche beaucoup à juger la chose comme votre sœur aînée. Il me semble si peu vraisemblable qu’un homme forme de si mauvais desseins sur une jeune fille qui n’est pas sans amis et sans protection, qu’on doit vraiment espérer que la chose tournera mieux. Peut-il imaginer que ses amis ne feront aucunes démarches pour elle ? Peut-il croire qu’il sera bien vu dans le régiment, après avoir fait un tel affront au colonel chez qui elle demeuroit alors ? Non, le plaisir qu’il pourroit y trouver n’est pas égal aux risques qu’il court.

— Pensez-vous ? s’écria Elisabeth, avec une lueur d’espérance.

— Mais vraiment, dit Mistriss Gardiner, je commence à être de l’avis de votre oncle ; il seroit trop coupable envers l’honneur, la décence et son intérêt même ; je ne puis avoir si mauvaise opinion de Wikam ; pouvez-vous vous-même l’en croire capable ?

— Non, je ne le crois pas capable de négliger son propre intérêt ; hors de là, il peut tout faire. Cependant, si la chose est telle que vous la supposez, pourquoi n’auroient ils pas été en Écosse ?

— D’abord, reprit Mr. Gardiner, il n’y a pas de preuves positives qu’ils n’y soient pas allés.

— Mais on n’a point trouvé leurs traces sur le chemin de Barnet.

— Eh bien, supposons qu’ils aient été à Londres ; quoiqu’ils se cachent, ils peuvent avoir la même intention. Ils ne doivent pas avoir beaucoup d’argent ni l’un ni l’autre, et peut-être ont-ils eu l’idée qu’ils seroient mariés d’une manière plus prompte et plus économique à Londres.

— Pourquoi ce mystère ? Pourquoi leur mariage doit-il être si secret ? Ne voyez-vous pas, par le récit de Jane, que son plus intime ami ne croyoit pas qu’il eût l’intention de se marier ? Wikam n’épousera jamais une femme sans fortune, il ne peut s’en passer. Et quels charmes a Lydie, après ceux que donnent la santé, la jeunesse et la gaieté, qui puissent le séduire jusqu’à lui faire renoncer à la possibilité de faire un bon mariage ? Quant à la crainte d’être mal vu dans le régiment pour l’avoir enlevée et déshonorée, je ne puis en juger ; mais pour les autres considérations qui, dites-vous, auroient dû l’arrêter, je ne les crois pas fondées. Lydie n’a point de frère pour venger son honneur ; et Wikam peut supposer, d’après la conduite, l’insouciance de mon père et le peu de soin qu’il a toujours paru donner à tout ce qui concerne sa famille, que, dans ce cas-ci, il se mettra peu en peine d’agir et de le poursuivre.

— Mais supposez-vous que Lydie ait si peu d’honneur et l’aime assez passionnément, pour avoir consenti à le suivre à d’autres conditions que celles du mariage ?

— Il est bien cruel, répondit Elisabeth les larmes aux yeux, de douter de la vertu d’une sœur dans une pareille occasion. Mais… je ne sais que dire… peut-être je ne lui rends pas justice. Elle est bien jeune, on ne lui a jamais appris à réfléchir, depuis six mois, depuis un an même, on lui a permis de disposer de son temps de la manière la plus frivole, de s’abandonner aux plaisirs et à la vanité, et d’adopter toutes les opinions qui lui plaisoient. Depuis que le régiment de ** a été en garnison à Brighton, elle n’a plus eu en tête qu’officiers, amour et coquetterie ; ses sentimens qui étoient assez vifs ont pris encore plus d’ardeur, et nous savons que Wikam a toute l’adresse et tous les charmes qui peuvent captiver une femme.

— Mais vous voyez cependant que Jane n’a pas assez mauvaise opinion de Wikam pour le croire capable d’une telle action.

— De qui Jane a-t-elle jamais eu mauvaise opinion ? et quel homme pourroit-elle croire capable d’une telle action ? Mais elle sait aussi bien que moi ce qu’est Wikam ; nous savons toutes deux qu’il n’a ni honneur ni probité, et qu’il est aussi fourbe, aussi trompeur qu’insinuant.

— Comment ! vous savez tout cela ? s’écria Mistriss Gardiner, dont la curiosité étoit vivement excitée.

— Oui, je le sais, répéta Elisabeth en rougissant ; je vous ai parlé l’autre jour de son infâme conduite envers Mr. Darcy, et vous avez entendu vous-même, pendant votre dernier séjour à Longbourn, comment il parloit de l’homme qui avoit eu tant de libéralité et d’indulgence pour lui : il y a encore d’autres circonstances que je ne puis… et qu’il n’est pas nécessaire de raconter ; mais ses mensonges sur la famille de Pemberley sont innombrables. D’après ce qu’il m’avoit dit de Miss Darcy, je m’étois préparée à voir une personne fière, dédaigneuse et désagréable, cependant il savoit mieux que personne combien elle est simple et aimable.

— Mais Lydie n’a-t-elle eu connoissance de rien de tout cela ? Peut-elle ignorer ce que Jane et vous semblez si bien savoir ?

— C’est ce qu’il y a de plus malheureux ! J’ai ignoré moi-même la vérité jusqu’au moment où j’ai été dans le comté de Kent, où j’ai beaucoup vu Mr. Darcy et son cousin le colonel Fitz-Williams ; et lorsque je revins à Longbourn, le régiment

    • devant quitter

Meryton quinze jours après, nous ne crûmes pas nécessaire, Jane et moi, de rendre public ce que nous avions appris. Quel avantage pouvoit-il y avoir à détruire la bonne opinion qu’on avoit de lui dans tout le pays ? et même, lorsqu’il a été décidé que Lydie accompagneroit Mistriss Forster, la nécessité de lui ouvrir les yeux sur le véritable caractère de Wikam, ne s’est pas présentée à moi ; l’idée qu’il pourroit chercher à la séduire ne m’étoit jamais venue dans la tête.

— Vous n’aviez, je pense, aucune raison de les croire épris l’un de l’autre, lorsqu’ils sont partis pour Brighton ?

— Pas la plus légère ; je ne puis me rappeler aucune marque d’affection ni d’un côté ni de l’autre ; notre famille n’est pas de celles où l’on n’auroit pas remarqué des signes de préférence. Lorsque Wikam arriva dans le pays, Lydie en étoit, comme nous toutes, très-enchantée : il n’y avoit pas une jeune fille dans Meryton et dans tout le voisinage qui ne fût fort occupée de lui pendant les deux premiers mois. Mais il ne l’a jamais distinguée, il n’a jamais eu pour elle des attentions particulières, et après les premiers momens, son admiration pour lui se calma. D’autres officiers du régiment, qui s’occupoient davantage d’elle, devinrent ses favoris.

Les voyageurs cheminoient avec toute la promptitude possible, et, après avoir couru la nuit entière, ils arrivèrent à Longbourn au moment du dîner. Lorsqu’ils entrèrent dans la cour, les petits Gardiner, attirés par le bruit d’une chaise de poste, accoururent sur le pas de la porte, et lorsqu’ils virent la voiture s’arrêter, la joie et la surprise brillèrent sur leur figure, et se manifestèrent par des bonds et des sauts. Elisabeth s’élança hors de la voiture, et, après les avoir embrassés, elle se précipita dans le vestibule, où elle rencontra Jane qui descendoit de l’appartement de sa mère.

Elisabeth l’embrassa tendrement ; les larmes coulèrent des yeux de l’une et de l’autre ; sa première question fut, si l’on n’avoit point de nouvelles des fugitifs ?

— Pas encore, répondit Jane, mais à présent que mon cher oncle est arrivé, j’espère que tout ira bien.

— Mon père est-il à Londres ?

— Oui, il est parti mardi, comme je vous l’ai écrit.

— Et avez-vous eu de ses nouvelles ?

— Nous en avons eu une fois seulement. Il m’écrivit quelques lignes mercredi, pour me dire qu’il étoit arrivé en bonne santé, et pour me donner des instructions que je lui avois demandées avant son départ ; il ajoutoit qu’il ne nous écriroit pas jusqu’à ce qu’il eût quelque chose de nouveau à nous dire.

— Et ma mère, comment est-elle ? comment êtes-vous toutes ?

— Ma mère est passablement à présent, quoiqu’elle ait été bien ébranlée ; elle est en-haut, elle aura bien du plaisir à vous voir ; elle ne quitte pas encore sa chambre. Mary et Kitty sont bien, Dieu merci.

— Et vous-même ? s’écria Elisabeth, vous avez bien souffert ! vous êtes pâle !

Sa sœur l’assura cependant qu’elle étoit bien, et cette conversation, qui avoit eu lieu pendant que Mr. et Mistriss Gardiner étoient occupés de leurs enfans, fut interrompue par leur approche. Jane s’avança vers eux, et les remercia de leur promptitude, les larmes aux yeux.

Lorsqu’ils furent tous dans le salon, les questions qu’Elisabeth avoit déjà faites furent réitérées par les autres. Jane leur dit aussi qu’elle n’avoit rien de nouveau à leur apprendre, elle vouloit cependant espérer encore que tout iroit bien ; elle croyoit tous les matins recevoir quelque lettre de son père ou de Lydie, qui expliqueroit la conduite des fugitifs, et annonceroit peut-être leur mariage.

Mistriss Bennet, dans l’appartement de laquelle ils montèrent ensuite, les reçut, comme on pouvoit s’y attendre, avec des lamentations, des regrets, des invectives contre l’infâme conduite de Wikam, des complaintes sur ce qu’elle avoit souffert, sur la manière dont on avoit agi avec elle, blâmant tout, excepté son peu de prévoyance et l’indulgence mal entendue qui étoient cause des fautes de sa fille.

— Si j’avois pu, disoit-elle, aller à Brighton, comme je le voulois, avec toute ma famille, tout cela ne seroit pas arrivé ; mais ma pauvre Lydie n’a eu personne pour la diriger. Pourquoi les Forster l’ont-ils jamais perdue de vue ? Je suis sûre qu’il y a eu beaucoup de négligence de leur côté, car elle n’étoit pas fille à faire une chose pareille, si elle avoit été bien surveillée. J’avois toujours craint de la leur confier, mais l’on n’a pas voulu me croire, et j’ai été entraînée comme je le suis toujours ! Pauvre chère enfant ! Et maintenant Mr. Bennet est parti, je suis sûre qu’il se battra avec Wikam partout où il le rencontrera ; il sera tué, et alors que deviendrons-nous ! Les Collins nous mettront à la porte avant qu’on lui ait rendu les derniers devoirs seulement ! Ah, si vous n’avez pas pitié de nous, mon cher frère, je ne sais pas ce que nous deviendrons ! Ils se récrièrent contre de si tristes idées ; et Mr. Gardiner, après l’avoir assurée de son affection pour toute sa famille, lui dit qu’il avoit l’intention d’aller à Londres dès le lendemain, et qu’il uniroit ses efforts à ceux de Mr. Bennet pour découvrir Lydie.

— Ne vous abandonnez pas à de vaines alarmes, ajouta-t-il, quoiqu’il soit sage d’être préparé à tout. Cependant il n’y a pas encore huit jours qu’ils ont quitté Brighton, dans quelques jours nous pourrons avoir de leurs nouvelles ; et jusqu’à ce que nous sachions positivement qu’ils ne sont pas mariés et qu’ils ne veulent pas se marier, nous ne devons pas nous désespérer. Dès que j’arriverai à Londres, j’irai chercher mon frère, je l’amènerai chez moi, et nous pourrons nous consulter sur ce que nous aurons à faire.

— Oh ! mon cher frère, répondit Mistriss Bennet, c’est absolument ce que je désirois ; et lorsque vous serez à Londres, découvrez-les où qu’ils soient, et, s’ils ne sont pas déjà mariés, faites-les marier. Quant aux habits de noces, ne leur permettez pas de retarder pour cela ; dites à Lydie qu’elle aura tout l’argent qu’elle voudra pour les acheter après qu’elle sera mariée. Sur toutes choses, empêchez Mr. Bennet de se battre ; dites-lui dans quel état je suis ; que je meurs de frayeur ! que j’ai tant de tremblements, tant de palpitations, tant de spasmes, tant de douleurs à la tête, tant de serremens de cœur, que je n’ai pas un instant de repos, ni jour ni nuit. Dites à ma chère Lydie de ne point acheter son trousseau que je ne l’aie vue, parce qu’elle ne sait pas quels sont les meilleurs magasins. Oh ! mon frère, que vous êtes bon ! Je suis sûre que vous viendrez à bout de tout.

Mais Mr. Gardiner, en renouvelant ses promesses de faire tout ce qu’il pourroit, fut obligé de lui recommander de mettre de la modération dans ses espérances, comme dans ses craintes ; et, après être resté avec elle jusqu’à ce qu’on annonçât le dîner, ils la laissèrent exprimer ses sentimens à sa femme de charge qui lui tenoit compagnie pendant l’absence de ses filles.

Quoique son frère et sa sœur eussent jugé qu’elle n’étoit pas assez malade pour garder la chambre, ils ne la pressèrent point cependant de venir se mettre à table avec eux, parce qu’ils savoient qu’elle n’auroit pas la prudence de se taire devant les domestiques, et qu’il valoit mieux qu’il n’y en eût qu’un (auquel on pouvoit recommander le secret) qui fût dans la confidence de tout ce qu’elle craignoit et de tout ce qu’elle espéroit.

Ils furent bientôt joints dans la chambre à manger par Mary et Kitty, qui avoient été trop occupées chacune dans leur appartement, l’une avec ses livres, l’autre à sa toilette, pour pouvoir paroître plutôt. Leurs physionomies étoient assez calmes, et l’on ne voyoit aucun changement ni dans l’une ni dans l’autre ; seulement, l’absence de sa sœur favorite avoit donné quelque chose de plus aigre encore à l’accent de Kitty. Quant à Mary, elle fut assez maîtresse d’elle-même pour pouvoir dire à Elisabeth, avec l’air d’avoir profondément réfléchi :

— C’est une affaire bien malheureuse ma chère sœur et dont on parlera sûrement beaucoup ; mais nous devons nous armer de fermeté, pour résister aux flots de la médisance et faire pénétrer dans nos cœurs affligés, le baume de la consolation fraternelle.

S’apercevant ensuite qu’Elisabeth ne lui répondoit rien, elle ajouta : — tout malheureux qu’est cet événement pour Lydie, nous devons en tirer cette utile leçon que la perte de la vertu dans le cœur d’une femme, est irréparable ; qu’une fausse démarche, l’entraîne à une ruine inévitable ; que sa réputation n’est pas moins fragile que sa beauté ; et qu’elle ne sauroit être trop réservée vis-à-vis des personnes peu estimables de l’autre sexe.

Elisabeth écoutoit cette longue déclamation avec étonnement ; mais elle étoit trop oppressée, pour pouvoir y répondre, et Marie eut toute liberté de se consoler par des réflexions, des maux qui pesoient sur sa famille.

Dans l’après-dîné les deux sœurs aînées purent enfin être seules pendant une demi-heure. Elisabeth pria Jane de lui raconter les plus petits détails de ce triste événement.

— Le colonel Forster dit Jane a avoué qu’il avoit soupçonné un peu d’inclination, surtout du côté de Lydie, mais qu’il n’avoit rien vu qui dût lui donner de l’inquiétude. Je suis si fâchée pour lui de tout ceci ! sa conduite a été si pleine d’attentions pour nous. Il est venu nous témoigner l’intérêt qu’il prenoit à cette affaire, avant d’avoir l’idée qu’ils ne fussent pas allés en Écosse.

— Et Mr. Denny étoit-il convaincu que Wikam ne l’épouseroit pas ? Avoit-il su d’avance leur dessein de s’enfuir ? Le colonel avoit-il vu Mr. Denny lui-même.

— Oui, mais lorsqu’il l’a questionné, Mr. Denny a nié d’avoir eu aucune connoissance de leur projet, et n’a pas voulu dire son opinion ; il n’a point répété alors qu’il ne crut pas à Wikam l’intention de se marier. D’après cela, j’espère qu’on l’aura peut-être mal compris en premier lieu.

— Et vous n’avez eu de doutes sur le mariage qu’au moment où le colonel Forster est arrivé ?

— Comment une pareille idée pouvoit-elle se présenter à nous ? J’avois un peu d’inquiétude sur le bonheur que Lydie pourroit trouver dans cette union, parce que je savois que la conduite de Wikam n’avoit pas toujours été parfaitement bonne. Mon père et ma mère ne savoient rien de tout cela ; seulement ils sentoient combien ce mariage étoit peu convenable. Kitty avoua alors d’un air triomphant qu’elle en savoit plus que nous, que Lydie, dans sa dernière lettre, l’avoit préparée à cette nouvelle. Il paroît que Kitty connoissoit depuis plusieurs semaines l’inclination qu’ils avoient l’un pour l’autre.

— Cependant pas avant leur départ pour Brighton ?

— Je ne le crois pas.

— Et le colonel Forster paroissoit-il avoir mauvaise opinion de Wikam ? connoissoit-il son véritable caractère ?

— Je dois avouer qu’il ne parloit plus de Wikam avec autant d’estime qu’autrefois, il le croyoit léger et étourdi. Depuis cette triste affaire, on a dit qu’il avoit laissé beaucoup de dettes à Meryton, mais j’espère que cela est faux.

— Oh Jane ! si nous avions été moins discrètes, moins réservées ; si nous avions dit tout ce que nous savions de lui ; tout cela ne seroit pas arrivé !

— Peut-être aurions-nous mieux fait, répondit sa sœur, mais il sembloit si injuste de publier ses anciennes erreurs sans savoir quels étoient ses nouveaux sentimens ! Nous avons d’ailleurs agi dans les meilleures intentions.

— Le colonel Forster put-il vous rapporter les propres expressions de Lydie dans le billet qu’elle avoit écrit à sa femme.

— Il l’a apporté pour nous le montrer.

Jane le prit alors dans son portefeuille, et le donna à Elisabeth qui lut ce qui suit.

« Ma chère Harriet,

Vous rirez lorsque vous apprendrez où je suis allée, et je ne puis m’empêcher de rire moi-même à l’idée de la surprise que vous éprouverez demain matin lorsque vous saurez que je suis partie. Je vais à Greatna-Green, et si vous ne devinez pas avec qui, vous n’êtes pas bien habile, car il n’y a qu’un homme dans le monde que j’aime, et c’est un ange ! Je ne serois jamais heureuse sans lui, ainsi je pense qu’il n’y a pas de mal à le suivre. Vous n’avez pas besoin d’écrire mon départ à Longbourn, si cela vous ennuye ; leur surprise sera bien plus grande, lorsque je leur écrirai, et que je signerai Lydie-Wikam ! Quelle drôle de chose ce sera ! Je ris de si bon cœur, que j’ai bien de la peine à écrire. Je vous prie de faire mes excuses à Srott, pour n’avoir pas tenu l’engagement que j’avois pris de danser avec lui ce soir ; dites lui que j’espère qu’il me pardonnera lorsqu’il saura tout, et que je danserai avec grand plaisir avec lui, au premier bal où nous nous trouverons ensemble. J’enverrai chercher mes effets lorsque nous serons à Longbourn ; mais je voudrais, que vous dissiez à Sally de refaire une grande déchirure à ma robe de mousseline brodée, avant de la mettre dans la malle. Adieu, faites mes amitiés au colonel ; j’espère que vous boirez à notre bon voyage.

Votre amie affectionnée

Lydie Bennet. »

— Étourdie ! étourdie Lydie ! s’écria Elisabeth, quelle lettre pour avoir été écrite dans un pareil moment ! Au moins elle étoit bien convaincue qu’elle alloit se marier ; quoi qu’il puisse lui avoir persuadé depuis lors, elle ne croyoit pas lorsqu’elle est partie compromettre son honneur. Mon père qu’a-t-il dû éprouver ?

— Je n’ai jamais vu une si grande consternation ; il ne put prononcer une parole pendant plus de dix minutes ; ma mère se trouva mal, et toute la maison étoit dans la confusion.

— Et peut-être, s’écria Elisabeth, il n’y a pas un des domestiques qui n’ait su toute l’histoire avant la fin du jour ?

— Je ne sais, mais il étoit bien difficile qu’elle restât secrète dans ce moment ; ma mère prit des attaques de nerfs, et quoique je fisse tout ce que je pouvois, je crains de n’avoir pas encore fait tout, ce que j’aurois dû.

— Vous avez bien souffert ma chère Jane, vous n’avez pas l’air bien ; oh que n’étois-je avec vous pour partager vos peines et votre inquiétude !

— Marie et Kitty ont été très-aimables, elles auroient bien voulu m’aider, j’en suis sûre ; mais je ne trouvois pas que cela convînt ni à l’une ni à l’autre ; Kitty est trop maigre et trop délicate, et Marie étudie trop pour qu’on puisse troubler ses heures de repos. Ma tante Phillips est venue à Longbourn, mardi après le départ de mon père, et a été assez bonne pour rester avec moi jusqu’à jeudi. Elle nous a bien soulagées. Lady Lucas a aussi montré beaucoup de bonté, elle vint mercredi matin, et nous offrit ses services et ceux de ses filles s’ils pouvoient nous être utiles.

— Elle auroit mieux fait de rester chez elle, s’écria Elisabeth, peut être avoient-elles de bonnes intentions, mais dans de pareils malheurs, on ne sauroit trop s’éloigner de ses voisins ; ils ne peuvent donner aucune consolation, et leur compassion est insupportable.

Ensuite elle s’informa des mesures que son père comptoit prendre à Londres pour tâcher de découvrir sa fille.

Il avoit l’intention d’aller à Epsom, dernier endroit où ils ont changé de chevaux, pour parler aux postillons. Son intention étoit aussi de chercher à découvrir le numéro du fiacre qui les a emmenés de Clapham ; il comptoit faire des recherches à Clapham, où il ne seroit pas impossible qu’il ne découvrît leurs traces. Je ne sais pas quels étoient ses autres projets ; il est parti avec une telle précipitation et il étoit si troublé, que je n’ai pu lui en demander davantage.


CHAPITRE XIII.

On espéroit recevoir une lettre de Mr. Bennet le lendemain ; mais la poste arriva sans apporter une seule ligne de lui. Ses enfans le connoissoient pour être un correspondant fort négligent et fort paresseux, mais ils avoient espéré que dans cette occasion il seroit plus exact. On conclut de son silence qu’il n’avoit point de bonnes nouvelles à donner. Mr. Gardiner avoit attendu l’arrivée du courrier avant de se mettre en route, et voyant qu’il n’apportoit point de lettre, il partit pour Londres où il étoit bien sûr alors d’être constamment informé de tout ce qui arriveroit. Il promit de faire tout ce qu’il pourroit pour engager Mr. Bennet à retourner à Longbourn, afin de calmer sa femme qui craignoit toujours, quoiqu’on pût lui dire, qu’il ne fût tué en duel.

Mistriss Gardiner et ses enfans devoient passer encore quelques jours à Longbourn ; elle partageoit les soins qu’il falloit prodiguer à Mistriss Bennet, et procuroit à ses filles quelque distraction dans les momens de calme. Mistriss Phillips venoit aussi les voir souvent, dans l’intention disoit-elle, de leur donner du courage et de les amuser, mais comme elle avoit toujours quelque chose de nouveau à raconter sur la folie et l’extravagance de Wikam, elle s’en alloit rarement sans les laisser encore plus abattues, qu’elle ne les avoit trouvées.

Toute la ville de Meryton sembloit prendre plaisir à accuser et à condamner l’homme que trois mois auparavant elle regardoit comme un ange descendu du ciel. On prétendoit qu’il devoit à tous les marchands ; que ses intrigues, qu’on honoroit du nom de séductions, s’étendoient jusque dans toutes familles de la classe marchande ; chacun disoit ouvertement que c’étoit le jeune homme le plus dépravé du monde, et que sa feinte douceur ne les avoit point trompés. Quoiqu’Elisabeth n’admît pas tout ce qu’on disoit sur son compte, elle en savoit assez pour considérer le déshonneur de sa sœur comme certain ; Jane, à qui il étoit encore bien plus difficile de persuader le mal, commençoit à perdre toute espérance. En effet s’ils avoient été en Écosse, comme elle avoit persisté à le croire, on auroit dû en recevoir déjà quelques nouvelles.

Mr. Gardiner avoit quitté Longbourn le dimanche, et le mardi sa femme reçut une lettre de lui qui disoit qu’il avoit trouvé Mr. Bennet, et qu’il l’avoit engagé à venir demeurer chez lui ; il ajoutoit qu’il avoit été déjà à Epsom et à Clapham sans pouvoir obtenir aucun renseignement, et que maintenant il étoit décidé à aller s’informer dans tous les hôtels de la ville, pensant que les fugitifs devoient avoir passé quelque tems dans un hôtel, avant de s’être procuré un autre logement. Il ajoutoit que Mr. Bennet ne paroissoit point disposé à quitter Londres dans ce moment, promettoit d’écrire bientôt et terminoit sa lettre par le Post-scriptum suivant.

« J’ai écrit au colonel Forster pour lui demander de chercher à découvrir, par le moyen de quelques-uns des jeunes gens du régiment qui sont liés avec Wikam, s’il n’a pas des parens ou des amis dans Londres chez lesquels il ait pu aller se cacher. Si nous pouvions avoir des données là-dessus, elles nous seroient de la plus grande utilité, car nous n’avons rien pour nous guider. Je crois que le colonel Forster fera tout ce qui lui sera possible pour nous obliger ; mais je réfléchis que Lizzy pourra peut-être mieux qu’aucun autre nous donner quelques éclaircissemens là-dessus. »

Elisabeth vit bien d’où venoit cette confiance en elle, mais elle ne put pas la justifier ; elle n’avoit jamais entendu dire que Wikam eût eu d’aunes parens que son père et sa mère qui étoient morts depuis plusieurs années ; cependant il étoit possible que quelques-uns de ses camarades fussent en état de donner plus de renseignemens qu’elle.

Chaque jour étoit à Longbourn un jour d’anxiété, et le moment le plus fâcheux étoit celui où l’on attendoit les lettres. Enfin il en arriva une, mais elle étoit pour Mr. Bennet et venoit de Mr. Collins ; Jane d’après les ordres qu’elle avoit reçus de son père d’ouvrir tout ce qui arriveroit à son adresse pendant son absence, la lut, et Elisabeth qui se souvenoit combien les lettres de son cousin étoient bizarres, suivoit des yeux par dessus l’épaule de sa sœur.

« Mon cher Monsieur

« Je suis appelé par les liens qui m’unissent à votre famille ainsi que par ma vocation, à venir m’affliger avec vous du malheur qui vous est arrivé, et que nous avons appris hier par une lettre du Hertfordshire. Soyez persuadé, Monsieur et cher parent, que Mistriss Collins et moi simpathisons vivement avec vous et votre respectable famille, et que nous partageons votre douleur actuelle qui doit être de l’espèce la plus amère puisqu’elle vient d’une cause que le tems ne sauroit atténuer. Je ne saurois trouver aucun argument qui puisse adoucir votre peine, dans une circonstance qui doit être plus affligeante que toute autre pour le cœur d’un père. La mort de votre fille auroit été une bénédiction en comparaison de ceci ; et l’on doit s’affliger d’autant plus, que d’après ce que me dit ma chère Charlotte, on a des raisons de supposer que cette excessive dissolution de votre fille est due à une indulgence fort mal entendue : mais je puis vous assurer pour votre consolation et celle de Mistriss Bennet, que je suis porté à croire qu’il falloit que ses dispositions naturelles fussent fort mauvaises. Car autrement si jeune, elle auroit été incapable d’une conduite aussi condamnable. Quoiqu’il en soit, vous êtes dignes de pitié, c’est une opinion que je partage, non-seulement avec Mistriss Collins, mais encore avec Lady Catherine et sa fille à qui j’ai raconté toute l’affaire. Elles craignent comme moi que cette fausse démarche d’une de vos filles ne soit très-fâcheuse pour le sort des autres ; car, comme le dit Lady Catherine elle-même, qui voudra maintenant s’allier avec une telle famille ? Cette considération me fait réfléchir avec encore plus de satisfaction à un certain événement du mois de novembre dernier ; s’il avoit tourné différemment, j’aurois été aussi enveloppé dans votre chagrin et dans votre malheur. Permettez-moi donc, mon cher Monsieur, en vous exhortant à vous résigner et à vous consoler, de vous conseiller aussi de rejeter de votre sein votre indigne enfant, et de lui laisser recueillir les fruits de son infâme conduite.

Je suis, mon cher Monsieur, etc. »

Mr. Gardiner ne récrivit à Longbourn que lorsqu’il eut reçu la réponse du colonel Forster ; il n’avoit rien de consolant à dire. On ne connoissoit pas à Wikam un seul parent avec lequel il eût conservé quelques relations, et il paroissoit bien positif qu’il n’en avoit point de bien proches. Il avoit eu autrefois de nombreuses connoissances, mais depuis qu’il étoit dans le militaire, on ne croyoit pas qu’il les eût conservées ; ainsi donc il n’y avoit personne qui pût donner de ses nouvelles. Outre la crainte qu’il devoit avoir des parens de Lydie, le mauvais état où étoient ses finances, devoit l’engager à garder un profond secret sur le lieu de sa retraite, car on venoit de découvrir que ses dettes de jeu se montoient à une somme considérable. Le colonel Forster pensoit qu’il faudroit plus de mille livres pour payer ce qu’il devoit à Brighton aux gens de la ville. Mais ses dettes d’honneur étoient encore plus fortes. Mr. Gardiner n’avoit pas jugé convenable de cacher tous ces détails à la famille de Lydie, et Jane les entendit avec horreur. — Qui auroit pu s’attendre à ce que ce fût un joueur ? s’écria-t-elle.

Mr. Gardiner ajoutoit que ses nièces pouvoient espérer de revoir leur père le lendemain. Découragé par le mauvais succès de ses recherches, il avoit cédé aux instances de son beau-frère pour retourner dans sa famille et il le laissoit chargé de continuer la poursuite des fugitifs.

On s’empressa de donner cette bonne nouvelle à Mistriss Bennet ; mais elle n’en éprouva pas autant de satisfaction que ses enfans l’avoient espéré, d’après les craintes qu’elle avoit manifestées pour la vie de son mari.

— Quoi ! s’écria-t-elle, il revient sans la pauvre Lydie ! oh ! sûrement il ne quittera point Londres sans les avoir découverts ! Qui pourroit se battre avec Wikam et le forcer à épouser Lydie, s’il revenoit ici ?

Mistriss Gardiner désirant cependant retourner chez elle, partit avec ses enfans dans la voiture qui avoit ramené Mr. Bennet, emportant avec elle le vif désir de connoître les rapports qui existoient entre Elisabeth et Mr. Darcy. Celle-ci n’avoit jamais prononcé son nom depuis son retour du Derbyshire. Elle paroissoit accablée, mais la fuite de Lydie étoit bien suffisante pour motiver sa tristesse.

Mr. Bennet arriva avec son air calme et philosophe ; il parloit aussi peu que jamais, il ne dit pas un mot de l’événement qui l’avoit fait partir, et qui occupoit uniquement toute sa famille. Ce ne fut que dans l’après-dîné, lorsqu’il revint auprès de ses enfans pour prendre le thé, qu’Elisabeth osa enfin entamer ce sujet. Elle lui exprima brièvement le chagrin qu’elle avoit éprouvé de ce qu’il avoit eu à souffrir.

— Ne parlez pas de cela, lui répondit-il. Qui doit souffrir si ce n’est moi ? J’ai fait le mal, je dois le supporter sans me plaindre.

— Ne soyez pas si sévère envers vous-même, mon père.

— Il est si rare que la nature humaine avoue ses erreurs ! Lizzy ! Laissez-moi une fois dans ma vie reconnoître combien j’ai été blâmable ; ne craignez pas que ce sentiment soit trop accablant, l’impression s’en évanouira peut-être bien vite.

— Croyez-vous, Monsieur, que les fugitifs soient à Londres ?

— Je le crois. Où pourroient-ils être si bien cachés ?

— Et Lydie qui avoit toujours tant désiré aller à Londres ! dit Kitty.

— Elle est donc contente à présent, reprit son père sèchement, le séjour qu’elle y fera sera peut-être long.

Après quelques instans de silence, il reprit : — Lizzy, ne croyez pas que je vous en veuille pour avoir montré plus de jugement que moi dans l’avis que vous m’avez donné au mois de Mai, et que je n’ai pas suivi.

Ils furent interrompus par Jane, qui venoit chercher du thé pour sa mère.

— Ce que c’est que l’ostentation ! s’écria-t-il, elle donne de l’élégance au malheur ! Je suis bien tenté d’aller m’établir dans ma bibliothèque avec ma robe de chambre et mon bonnet, je m’affligerai là plus commodément. Mais, non, pas encore, j’attendrai que Kitty s’enfuie.

— Je ne veux point m’enfuir, s’écria Kitty avec humeur ! Si je vais jamais à Brighton, je me conduirai bien différemment que Lydie.

— Vous à Brighton ! Je n’oserois pas seulement vous envoyer à la distance de Lasbourn, quand on me donneroit cinquante guinées ! Non, Kitty, j’ai enfin appris à être prudent et vous en verrez les effets ; désormais aucun officier n’entrera dans ma maison, ni même ne traversera le village. Les bals vous seront absolument défendus, à moins qu’une de vos sœurs aînées veuille bien vous y accompagner ; et vous ne passerez plus le seuil de la porte que vous n’ayez été occupée raisonnablement au moins dix minutes par jour.

Kitty, qui prenoit toutes ces menaces au pied de la lettre, commençoit déjà à pleurer.

— Allons, allons, dit-il, ne vous affligez pas trop ; si vous êtes une bonne fille, dans dix ans je vous mènerai à une revue. - Fin du troisième volume.

 

 

QUATRIÈME VOLUME

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