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Orgueil et Préjugé, 2° Partie - Jane Austen (1775–1817)

CHAPITRE PREMIER.

Le jour suivant fut témoin d’une nouvelle scène à Longbourn. Mr. Collins fit sa déclaration dans toutes les formes.

Sa permission de séjour ne s’étendant pas au-delà du samedi suivant, il étoit décidé à ne point perdre de temps, et n’ayant pas la plus légère crainte d’être refusé, il prit une marche méthodique, n’oubliant aucune des formes qu’il croyoit très-essentielles dans une affaire de ce genre-là. Trouvant donc Mistriss Bennet, Elisabeth et une de ses sœurs cadettes, réunies après le déjeuner, il s’adressa à la mère, dans ces termes :

— Puis-je espérer, Madame, que vous m’accorderez votre intercession auprès de votre belle et aimable fille Elisabeth, si je sollicite d’elle une audience particulière dans le courant de la matinée ?

— Elisabeth rougit de surprise, et Mistriss Bennet se hâta de répondre.

— Oui, certainement ! Je pense que Lizzy sera trop heureuse ! Je suis sûre qu’elle n’aura point d’objections : … — venez Kitty, montez avec moi. Elle rassembloit son ouvrage avec précipitation lorsqu’Elisabeth la rappela.

— Chère Madame, ne vous en allez pas… je vous supplie de ne pas sortir… Mr. Collins doit m’excuser, mais il ne doit avoir rien à me dire, que tout le monde ne puisse entendre. Si vous sortez je sortirai aussi.

— Non, non Lizzy, quel enfantillage ! je désire que vous restiez. Voyant qu’Elisabeth avoit l’air fâchée et très-embarrassée, et qu’elle cherchoit à s’échapper, elle ajouta : Lizzy j’insiste pour que vous restiez et que vous écoutiez Mr. Collins.

Elisabeth ne pouvoit résister après une injonction aussi précise, et un instant de réflexion lui fit comprendre que le parti le plus sage étoit de tâcher de s’en tirer le plus vite et le plus tranquillement possible, elle se rassit donc, et s’efforça en baissant la tête sur son ouvrage, de cacher l’ennui et l’embarras qu’elle éprouvoit. Mistriss Bennet et Kitty s’échappèrent furtivement, et aussitôt qu’elles furent hors de la chambre, Mr. Collins commença :

— Croyez, ma chère Miss Elisabeth, que loin de vous nuire, votre modestie ne fait qu’embellir encore toutes vos autres perfections. Vous auriez paru moins aimable à mes yeux, si vous n’aviez pas fait cette légère résistance. Mais permettez-moi de vous assurer, que j’ai l’autorisation de votre respectable mère pour m’adresser à vous. Vous ne pouvez méconnoître le but auquel tend ce discours. Cependant je comprends que votre délicatesse naturelle doit vous engager à dissimuler ; mes assiduités ont été trop marquées, pour qu’on ait pu s’y tromper. Presque aussitôt que je suis entré dans cette maison, je vous ai choisie pour devenir la future compagne de ma vie ; mais avant de vous déclarer mes sentimens, il seroit peut-être plus convenable que je vous expliquasse mes raisons pour me marier, et surtout, celles que j’ai eues pour venir dans le Hertfordshire, comme je l’ai fait, dans l’intention de choisir une femme.

Mr. Collins développant ses sentimens, avec un calme si solennel, donna tellement envie de rire à Elisabeth, qu’elle ne put pas profiter de la petite pause, qu’il venoit de faire, pour prendre la parole ; il continua ainsi.

— Mes raisons pour me marier sont : 1.o que je trouve convenable, que tout ecclésiastique, qui est à son aise comme je le suis, donne dans sa paroisse l’exemple du mariage. 2.o que je suis convaincu, qu’il ajoutera beaucoup à mon bonheur. 3.o J’aurois dû peut-être mettre cette raison, la première : c’est le conseil, et la recommandation particulière, de la très-noble dame que j’ai l’honneur d’appeler ma patronne. Deux fois elle a eu la condescendance de me faire connoître son opinion sur ce sujet, et même sans que je le lui eusse demandé, et la dernière fois c’étoit positivement le samedi soir, avant que je quittasse Hunsford, entre deux parties de quadrille pendant que Mrs. Jenkinson rangeoit le tabouret sous les pieds de Miss de Bourg, elle me dit : Mr. Collins, il faut vous marier ; un ecclésiastique doit se marier, mais choisissez bien. Prenez une femme qui puisse me donner de l’agrément ainsi qu’à vous ; que ce soit une personne active, laborieuse, qui n’ait pas été élevée avec beaucoup de soin et de recherches, mais qui vous apporte un bon revenu. Voilà mon avis ; cherchez cette femme, amenez-la à Hunsford et j’irai la voir. Permettez-moi d’observer en passant, ma belle cousine, que la protection de Lady Catherine de Bourg n’est pas moins un des moindres avantages que je puisse offrir. Vous trouverez son ton et ses manières, au-dessus de tout ce que je puis vous dire, et je ne doute pas que votre esprit et votre vivacité ne lui soient fort agréables, surtout lorsqu’ils seront modifiés, par le respect, et le silence que son rang vous imposera inévitablement. Voilà sur quels motifs sont fondées mes idées générales en faveur de ce mariage. Il me reste maintenant à vous dire pourquoi j’ai tourné les yeux sur Longbourn pour y chercher une femme plutôt que sur Hunsford, où il y a je vous assure des jeunes personnes fort aimables : étant destiné à hériter de cette terre, après la mort de votre très-honoré père, qui vivra encore cependant bien des années, j’ai voulu choisir ma femme parmi ses filles, afin qu’au moment de ce triste événement (qui, comme je l’ai déjà dit ne doit arriver que dans bien long-temps) la perte soit au moins, aussi légère que possible pour elles. Voilà le motif qui m’a conduit à vos pieds ma belle cousine, je me flatte qu’il ne me nuira point dans votre esprit. Et maintenant, il ne me reste qu’à vous assurer dans les termes les plus énergiques de la violence de mon amour. Quant à la fortune elle m’est parfaitement indifférente, et je ne ferai à votre père aucune demande qui y ait rapport, parce que je suis parfaitement sûr, qu’il ne me l’accorderoit pas, et que mille livres au quatre pour cent sera toute votre fortune, seulement après le décès de votre mère ; je serai donc muet sur ce chapitre-là, et je puis vous assurer, que lorsque nous serons mariés, aucun reproche peu généreux ne s’échappera de mes lèvres. — Il devenoit cependant absolument nécessaire de l’interrompre.

— Vous êtes trop prompt, Monsieur, s’écria Elisabeth, et vous oubliez que je ne vous ai fait encore aucune réponse, permettez-moi donc, sans tarder plus long-temps, de vous en faire une positive. Recevez mes remerciemens, pour l’honneur que vous me faites, j’y suis très-sensible, mais je ne puis l’accepter.

— Ce n’est pas d’aujourd’hui, reprit Mr. Collins, avec un geste solennel, que je sais qu’il est d’usage chez les jeunes personnes de refuser d’abord l’homme qu’elles ont l’intention secrète d’épouser, et souvent même le refus est répété une seconde et une troisième fois, ainsi je ne me laisserai point décourager et j’espère vous conduire bientôt à l’autel.

— Sur mon honneur ! Monsieur, s’écria Elisabeth, votre espérance est fort extraordinaire après la déclaration que je viens de vous faire. Je vous assure, que je ne suis point de ces jeunes filles (s’il y en a), assez téméraires pour risquer leur bonheur, en se faisant demander une seconde et une troisième fois. Je suis parfaitement décidée dans mon refus. Vous ne pouvez me rendre heureuse, et je suis convaincue que je suis peut-être la dernière femme au monde, qui puisse vous procurer le bonheur. Si votre amie Lady Catherine me connoissoit, je suis persuadée qu’elle ne me trouveroit sous aucun rapport, propre à remplir ses vues.

— Seroit-il possible que Lady Catherine, pensât de cette manière ? répondit gravement Mr. Collins. Non, je ne puis croire que sa seigneurie désapprouvât tout en vous ; vous pouvez être sûre que lorsque je la reverrai, je lui parlerai avec les plus grands éloges, de votre modestie, de votre économie et de toutes vos autres aimables qualités.

— En vérité, Mr. Collins, tous les éloges que vous ferez de moi seront bien inutiles. Vous devez me permettre de me juger moi-même, et me faire l’honneur de croire ce que je dis. Je souhaite que vous soyez riche et heureux, et en refusant votre main, je fais ce qui est en mon pouvoir, pour empêcher que vous ne deveniez le contraire.

La proposition que vous m’avez faite, doit avoir satisfait la délicatesse de vos sentimens, à l’égard de ma famille, et lorsque le cas arrivera vous pourrez sans aucun scrupule prendre possession de la terre de Longbourn. Cette affaire, doit donc être considérée comme terminée ; et se levant, en prononçant ces dernières paroles elle alloit quitter la chambre lorsque Mr. Collins lui répondit :

— Quand j’aurai l’honneur de vous entretenir de nouveau sur ce sujet, j’espère recevoir une réponse plus favorable que celle que vous venez de me donner. Je suis loin de vous accuser de cruauté dans ce moment, parce que je sais, comme je vous l’ai déjà dit, que c’est un usage établi par les dames, de refuser un homme à la première demande ; et peut-être même avez-vous déjà dit tout ce que la délicatesse du caractère féminin peut vous permettre pour encourager ma poursuite.

Réellement, M. Collins, s’écria Elisabeth, vous m’embarrassez extrêmement, si tout ce que je vous ai dit jusqu’à présent vous paroît des encouragemens, je ne sais plus de quelle manière énoncer mon refus pour vous persuader que c’en est bien un.

— Vous devez ma chère cousine, me permettre d’espérer que le refus que vous faites de ma main n’est qu’une formalité d’usage. Je vais vous dire en deux mots les raisons, que j’ai pour le croire ; il ne me semble pas que ma main, ainsi que l’établissement que je vous offre soient à dédaigner. Ma position dans le monde, mes relations avec la famille de Bourg, ma parenté avec votre famille, sont autant de circonstances, qui plaident en ma faveur ; et vous devez aussi réfléchir que malgré tous vos charmes, il n’est pas sûr, qu’on vous fasse jamais une autre proposition de mariage ; votre fortune est si modique, qu’elle nuira probablement à l’effet de votre beauté et de vos aimables qualités ; j’en dois donc conclure que vous ne me refusez pas sérieusement. J’aime mieux attribuer votre résistance au désir que vous avez d’exciter mon amour, en le tenant en suspens comme font à présent les femmes du bon ton.

— Je puis vous assurer, que je n’ai aucune prétention quelconque à cette espèce de bon ton qui consiste à tourmenter un homme respectable. Je vous remercie donc encore une fois, de l’honneur que vous m’avez fait par votre proposition, mais il m’est impossible de l’accepter, mes sentimens me le défendent à tous égards. Puis-je parler plus clairement ? Ne me considérez plus comme une de ces femmes du bon ton, qui auroit l’intention de vous tourmenter, mais comme une créature raisonnable, qui vous dit la vérité.

— Vous êtes vraiment charmante, s’écria-t-il avec une galanterie pleine d’affectation et de gaucherie, et je suis persuadé que lorsque mes offres seront appuyées par l’autorité de vos excellens parens, elles seront acceptées promptement.

Elisabeth vit qu’il étoit inutile de vouloir combattre une telle obstination à se tromper soi-même ; elle se retira en silence, déterminée, s’il persistoit à regarder ses réponses comme des encouragemens, à s’adresser à son père, dont le refus positif ne pourroit pas au moins être pris pour l’affectation et la coquetterie d’une femme du bon ton.


CHAPITRE II.

Monsieur Collins ne fut pas long-temps seul à méditer sur l’heureux succès de sa déclaration, car Mistriss Bennet qui s’étoit arrêtée dans le vestibule, pour épier la fin de la conférence, n’eût pas plutôt vu Elisabeth sortir de la chambre, et monter l’escalier à pas précipité, qu’elle entra dans le salon et le félicita vivement ainsi qu’elle-même, de la douce perspective, d’une alliance si intime. Mr. Collins reçut ses félicitations, et les lui rendit avec une égale satisfaction, et lui raconta ensuite les particularités de son entretien avec Elisabeth, dont il croyoit avoir toute raison d’être très-content, puisque disoit-il le refus que lui avoit prononcé sa cousine, provenoit tout naturellement de sa modeste timidité, et de la pureté de sa délicatesse. Ce récit cependant donna quelques inquiétudes à Mistriss Bennet ; elle auroit bien voulu que ce fût comme il le disoit, un encouragement, mais elle n’osoit le croire, et se hâta de lui dire.

— Vous pouvez compter Mr. Collins, que Lizzy reviendra promptement à la raison ; je vais lui parler moi-même tout de suite ; c’est une jeune personne très-étourdie et très-entêtée, qui ne connoît point ses intérêts, mais je les lui ferai bien voir.

— Pardonnez-moi, Madame, de vous interrompre, s’écria Mr. Collins ; mais si elle est réellement si étourdie et si entêtée, je ne sais pas alors, si elle feroit une femme très-désirable, pour un homme dans une position comme la mienne, qui cherche le bonheur, dans son intérieur. Si elle persiste toujours à rejeter mon offre, il seroit peut-être plus avantageux pour moi de ne pas la forcer à m’accepter ? avec ces défauts-là, elle ne sauroit vraiment beaucoup contribuer à mon bonheur.

— Vous ne me comprenez point, répondit Miss Bennet allarmée. Lizzy n’est entêtée que sur des sujets comme ceux-ci. Du reste c’est la meilleure fille qu’il y ait jamais eu ! Je vais tout de suite vers Mr. Bennet et je suis bien sûre que la chose sera bientôt arrangée.

— Sans lui laisser le temps de répondre, elle courut précipitamment à la chambre de son mari, et l’appeloit déjà en ouvrant la porte : — Oh ! Mr. Bennet ! il faut que vous veniez promptement ; tout est en rumeur là-bas, il faut que vous forciez Lizzy à épouser Mr. Collins, elle proteste qu’elle ne le veut pas ; et si vous ne vous dépêchez pas, il changera d’idée, et ne la voudra plus.

Mr. Bennet avoit levé les yeux de dessus son livre lorsqu’elle étoit entrée, et les fixoit sur elle, avec un calme qui ne fut point du tout troublé par ce qu’elle venoit lui apprendre.

— Je n’ai pas le bonheur de vous comprendre, dit-il, lorsqu’elle eut fini son discours, de qui parlez-vous ?

— De Mr. Collins, et de Lizzy, Lizzy déclare qu’elle ne veut pas épouser Mr. Collins, et Mr. Collins commence à dire qu’il ne veut plus épouser Lizzy !

— Et que dois-je faire là ? Il me semble que c’est une affaire désespérée !

— Il faut que vous parliez à Lizzy, et que vous lui disiez que vous exigez qu’elle l’épouse.

— Mr. Bennet tira la sonnette, et l’on fit prier Miss Elisabeth de venir à la bibliothèque.

— Venez ici, mon enfant, lui dit son père lorsqu’elle parut. Je vous ai fait demander pour une affaire importante. J’apprends que Mr. Collins, vous a fait de sérieuses propositions, est-ce vrai ? Elisabeth répondit affirmativement.

— Et cette offre de mariage, vous l’avez rejetée ?

— Oui Monsieur.

— Très-bien. À présent venons au fait ; votre mère insiste pour que vous l’épousiez : n’est-ce pas vrai, Mistriss Bennet ?

— Oui, ou bien je ne la reverrai jamais.

— Vous avez une triste alternative devant vous Elisabeth ; dès ce jour vous devez devenir étrangère à l’un ou à l’autre de nous deux, votre mère ne veut jamais vous revoir, si vous n’épousez pas Mr. Collins, et moi je ne vous reverrai jamais si vous l’épousez.

— Elisabeth ne put s’empêcher de rire à cette conclusion qui avoit si peu de rapport avec le commencement de son interrogatoire. Mistriss Bennet qui avoit cru que son mari envisageoit cette affaire-là, comme elle le désiroit, fut extrêmement désappointée.

— À quoi, pensez-vous donc, Monsieur Bennet, de parler ainsi ? dit-elle ; vous m’aviez promis d’insister pour qu’elle l’épousât.

— Ma chère, répliqua son mari, j’ai deux faveurs à vous demander ; la première, est que vous me permettiez dans cette occasion de faire un libre usage de ma raison, la seconde est de sortir de mon cabinet ; je serai bien aise d’être seul le plutôt possible.

— Cependant, en dépit du mécontentement de son mari, Mistriss Bennet n’abandonna point la partie, elle parla encore long-temps à Elisabeth là-dessus, la flattant et la menaçant tour-à-tour. Elle voulut mettre Jane dans ses intérêts ; mais celle-ci, refusa son intercession avec toute la douceur possible, et Elisabeth répondoit à ses attaques, tantôt avec un sérieux réel, tantôt en plaisantant ; mais quoique sa manière variât, sa détermination étoit toujours la même.

Pendant ce temps-là, Mr. Collins, méditoit dans la solitude sur tout ce qui s’étoit passé ; il avoit trop bonne opinion de lui, pour imaginer que sa cousine eût de véritables motifs pour le refuser. Si son orgueil étoit blessé, il n’avoit pas d’autres souffrances, car son penchant pour elle, étoit tout-à-fait imaginaire, et la possibilité qu’elle pût mériter les reproches de sa mère, prévenoit chez lui toute espèce de regrets.

La famille étoit encore dans ce trouble, lorsque Charlotte Lucas, arriva pour passer la journée à Longbourn. Lydie la rencontra dans le vestibule, et s’élançant vers elle, lui dit à demi voix, je suis bien aise de vous voir ! Il y a de quoi rire ici ! vous n’imagineriez pas ce qui s’est passée ce matin ! Mr. Collins demande Elisabeth, et elle ne veut pas l’accepter.

Charlotte, avoit à peine eu le temps de lui répondre que Kitty survint, qui lui apportoit les mêmes nouvelles, et dès qu’elles furent entrées dans le salon à manger ; Mistriss Bennet, qui y étoit seule, entama aussi le même sujet, implorant le secours de Miss Lucas pour persuader à son amie Lizzy de céder au désir de toute la famille. Je vous en supplie, ma chère Miss Lucas, lui disoit-elle d’un ton chagrin, personne n’est de mon côté, personne ne s’intéresse à moi ! Je suis cruellement traitée ! on n’a aucune pitié de mes pauvres nerfs ! L’arrivée de Jane et d’Elisabeth évita à Charlotte la peine de répondre.

Ah ! la voilà qu’elle revient, dit Mistriss Bennet, elle n’a point l’air embarrassée, et ne s’occupe pas plus de nous que si nous étions au bout du monde ; pourvu qu’elle fasse sa volonté, c’est tout ce qu’il lui faut.

Mais je vous avertis, Miss Lizzy, que si vous vous mettez en tête de refuser ainsi toutes les propositions qu’on vous fera, vous finirez par n’avoir point de mari. Certainement je ne sais pas qui vous entretiendra après la mort de votre père ! Pour moi je ne pourrai pas vous garder, je vous en avertis, j’ai rompu avec vous dès aujourd’hui ; je vous l’ai dit dans la bibliothèque ; vous savez que je ne vous reparlerai jamais, et je tiendrai parole ; je n’ai aucun plaisir à parler à des enfans désobeissans ; au reste je n’ai pas grand plaisir à parler à personne ; les gens qui souffrent des nerfs comme moi, ne désirent que le calme, la tranquillité, on ne peut savoir ce que je souffre ! mais c’est toujours ainsi, on n’a jamais pitié des gens qui ne se plaignent pas.

Ses filles écoutoient en silence cette sortie, persuadées que tous leurs efforts ne feroient que l’irriter d’avantage. Elle continua donc à se plaindre, jusqu’à l’arrivée de Mr. Collins. Il entra dans la chambre avec un air encore plus solemnel qu’à l’ordinaire : en le voyant elle dit à ses filles.

— Maintenant je vous prie de vous taire toutes, et de nous laisser Monsieur Collins et moi avoir une petite conversation ensemble.

Elisabeth sortit de la chambre, Jane et Kitty la suivirent ; Lydie resta à sa place, bien décidée à tout entendre ; et Charlotte, qui avoit été arrêtée par Mr. Collins, qui lui avoit demandé de ses nouvelles et de celles de toute sa famille avec un détail minutieux, poussée ensuite par un léger mouvement de curiosité, se contenta de se retirer dans une embrasure de fenêtre pour avoir l’air de ne rien entendre. Mistriss Bennet, commença alors d’une voix plaintive cet entretien, dans lequel elle comptoit engager Mr. Collins à persévérer dans ses projets.

— Oh ! Monsieur Collins !

— Ma chère Madame, dit-il, gardons le silence sur ce sujet. Loin de moi poursuivit-il, d’un ton qui peignoit tout son déplaisir ; loin de moi tout ressentiment de la conduite de votre fille. La résignation dans les maux inévitables, est le devoir de tous, mais particulièrement d’un homme qui a été aussi heureux que moi et qui joui d’un avancement aussi prématuré ; je suis résigné, je le crois ! peut-être cette résignation, est-elle augmentée par le doute qui s’est élevé dans mon esprit sur le degré de bonheur que j’aurois pu goûter, si ma belle Cousine, m’eût fait l’honneur de m’accorder sa main ; j’ai souvent observé que la résignation n’est jamais si parfaite que lorsque le bien qui nous est refusé commence à perdre un peu de son prix à nos yeux ; ainsi j’espère, ma chère Madame, que vous ne trouverez pas que je manque au respect que je dois à votre famille, en renonçant à mes prétentions à la main de votre fille avant d’avoir fait aucune démarche, auprès de vous et de Mr. Bennet, pour vous demander d’interposer votre autorité en ma faveur. Je crains qu’on ne me blâme, pour avoir accepté mon congé de la bouche de votre fille plutôt que de la vôtre ; mais nous sommes tous sujets à l’erreur. J’ai certainement beaucoup pensé à cette affaire. Mon but étoit d’avoir une aimable compagne, en ayant égard à toutes les considérations dues au plus grand bien de votre famille. Si ma conduite a été le moins du monde repréhensible, je demande ici à vous en faire mes excuses.


CHAPITRE III.

Les discussions sur la demande de Mr. Collins tiroient cependant à leur fin, et Elisabeth ne souffroit plus que de temps en temps de quelques allusions un peu piquantes de la part de sa mère. Quant à lui, les sentimens qu’il éprouvoit, se manifestoient, non par de l’embarras, de la tristesse ou par le soin qu’il prenoit de l’éviter ; mais par encore plus de roideur dans ses manières, et une réserve pleine de ressentiment ; il lui parloit à peine, et l’empressement dont il avoit voulu se faire un mérite auprès d’elle, se tourna pendant le reste de la journée vers Miss Lucas qui, attentive à l’écouter, soulagea toute la famille, et surtout Elisabeth.

Le lendemain n’apporta aucun changement dans la mauvaise humeur et la mauvaise santé de Mistriss Bennet. Mr. Collins étoit dans le même état. Elisabeth avoit espéré que son ressentiment abrègeroit sa visite, mais ses plans n’en parurent pas le moins du monde dérangés ; il n’avoit dû partir que le samedi, et il vouloit rester jusqu’au samedi.

Après le déjeûner les jeunes personnes furent à Mériton s’informer si Mr. Wikam étoit de retour ; il les rencontra au moment où elles entroient dans la ville et les accompagna chez leur tante, où ses regrets de n’avoir pas été au bal de Netherfield, et le chagrin que tout le monde en avoit ressenti, furent encore le sujet de la conversation.

Il avoua cependant à Elisabeth qu’il s’étoit absenté volontairement. — J’ai pensé, dit-il, lorsque le moment du bal s’approcha, que je préférois ne pas rencontrer Mr. Darcy, qu’il seroit peut-être au-dessus de mes forces de me trouver pendant plusieurs heures dans le même cercle dans le même salon que lui, et que, les scènes qui en résulteroient peut-être, pourroient être fâcheuses pour d’autres que pour moi seul. Elisabeth approuva fort sa modération, et ils eurent tout le temps, après une longue conversation, de s’adresser beaucoup de complimens l’un à l’autre.

Wikam et un autre officier accompagnèrent les jeunes Miss jusqu’à Longbourn. Pendant cette promenade Wikam continua à s’occuper particulièrement d’Elisabeth, elle le remarqua avec un certain plaisir, et elle pensa que l’occasion étoit favorable pour le présenter à son père et à sa mère.

Peu de momens après leur retour, on remit à Miss Bennet une lettre de Netherfield. Elle l’ouvrit de suite, l’enveloppe contenoit une feuille d’un petit papier fort élégant et écrit d’une main de femme. Elisabeth vit sa sœur changer de contenance en la lisant ; elle la vit aussi s’arrêter long-temps sur quelques passages. Cependant Jane se remit bientôt, et s’efforça de prendre part à la conversation générale avec sa gaieté ordinaire ; mais Elisabeth éprouvoit une inquiétude qui l’absorboit entièrement, et détournoit même son attention de Wikam ; il n’eut pas plutôt pris congé ainsi que son camarade, qu’un coup-d’œil de Jane l’invita à la suivre. Lorsqu’elles furent dans leur chambre, Jane, montrant la lettre, lui dit :

— Elle est de Caroline Bingley ; son contenu m’a fait de la peine ; ils ont tous quitté Netherfield, et sont en route pour la ville, sans avoir l’intention de revenir ; vous allez entendre ce qu’elle m’écrit :

La première partie de la lettre annonçoit qu’elles venoient de se décider à suivre leur frère à la ville, et qu’elles comptoient arriver le même jour à Grosvenor-Street, où Mistriss Hurst avoit une maison. La seconde partie étoit conçue en ces termes : « De tout ce que je quitte dans le Hertfordshire, je ne regrette que votre société, ma plus chère amie ; mais nous espérons que dans l’avenir nous jouirons encore du retour des momens délicieux que nous avons passés ensemble ; jusqu’alors je compte que nous diminuerons les peines de l’absence par une correspondance active et sans réserve ; je me fonde pour cela sur votre amitié. » Elisabeth écoutoit toutes ces belles phrases avec la froideur de l’incrédulité ; la promptitude de leur départ l’étonnoit, mais elle s’en affligeoit peu. On ne pouvoit pas supposer que leur absence de Netherfield empêchât Mr. Bingley d’y retourner, et quant à leur société, elle pensoit que Jane cesseroit bientôt de la regretter, si elle jouissoit de celle du frère.

— Il est fâcheux, dit-elle, après une légère pause, que vous n’ayez pu voir vos amies avant leur départ ; mais il faut espérer que ce temps à venir dont parle Miss Bingley, arrivera plutôt qu’elle ne le croit, et que les délicieux momens que vous avez passés comme amies, ne se renouvelleront pas avec moins de charmes lorsque vous serez sœurs. Elles ne pourront pas retenir Mr. Bingley à Londres.

— Caroline dit cependant, qu’aucun d’eux ne reviendra cet hiver dans le Hertfordshire. Je vais vous le lire : « Lorsque mon frère nous quitta hier, il pensoit que l’affaire qui l’appeloit à Londres, seroit terminée dans trois ou quatre jours ; mais cela ne peut pas être, et comme nous savons que lorsque Charles est à la ville il n’est jamais pressé de la quitter, nous nous sommes décidées à le suivre, pour ne pas l’y laisser seul. Plusieurs de nos connoissances sont déjà à Londres pour y passer l’hiver ; je voudrois bien, ma chère, que vous vinssiez en augmenter le nombre, mais je n’ose pas l’espérer. Je me flatte pour vous que les fêtes de noël seront fécondes en divertissemens dans le Hertfordshire, et que vos beaux seront assez nombreux pour que vous ne ressentiez point la perte des trois Messieurs que nous vous enlevons. »

— D’après cela dit Jane, il est évident qu’il ne reviendra pas cet hiver.

— Du moins que Miss Bingley l’espère.

— Pourquoi dites-vous cela, Lizzy ? Ne fait-il pas ce qu’il veut ? N’est-il pas son propre maître ? Mais vous ne savez pas tout ; je vais vous lire les lignes qui m’affectent le plus ; je n’ai rien de caché pour vous.

« Mr. Darcy est impatient de rejoindre sa sœur, et pour dire la vérité, nous ne désirons pas moins que lui de la revoir. Je ne crois réellement pas que Georgina Darcy ait son égale pour la beauté, l’élégance et les talens ; et l’affection qu’elle m’inspire ainsi qu’à Louisa est changée en un sentiment encore plus tendre, par l’espérance que dans la suite elle deviendra notre sœur. Je ne sais pas si je vous ai jamais fait part de mes idées sur ce sujet, je ne veux point quitter le pays sans vous les confier, et je me flatte que vous ne les trouverez point sans fondemens. Mon frère l’admire déjà beaucoup, il aura maintenant de fréquentes occasions de la voir d’une manière intime ; toute la famille Darcy désire cette alliance autant que nous. Si la partialité d’une sœur ne m’aveugle pas, je pense que Charles est bien fait pour obtenir le cœur d’une telle femme d’après toutes ces circonstances, et une préférence bien marquée de la part de Charles, ai-je tort, ma chère Jane, de me livrer à l’espérance de voir se réaliser une chose qui feroit le bonheur de tant de gens ? »

— Que pensez-vous de cela ? dit Jane, lorsqu’elle eut fini ; n’est-ce pas assez clair ? N’est-ce pas la preuve que Caroline n’a jamais désiré que je devinsse sa sœur ? qu’elle est parfaitement convaincue de l’indifférence de son frère pour moi, et que si elle soupçonne mes sentimens, elle cherche, avec bonté, à me mettre sur mes gardes ? Peut-on avoir une autre opinion là-dessus ?

— Oui, car la mienne est absolument différente, voulez-vous la connoître ?

— Volontiers.

— Je vous la dirai en peu de mots : Miss Bingley voit que son frère vous aime, et cependant elle désire qu’il épouse Miss Darcy ; elle le suit à la ville dans l’espérance de l’y retenir, et s’efforce de vous persuader qu’il ne pense point à vous.

Jane secoua la tête.

— En vérité, Jane, vous devez me croire ; ceux qui vous ont vus ensemble, ne peuvent douter de son amour pour vous, et Miss Bingley pas plus qu’un autre ; elle n’est pas assez simple, pour s’y méprendre, et je vous assure que, si elle pouvoit croire que Mr. Darcy l’aimât seulement autant, elle auroit déjà commandé sa robe de noce. Le fait est que nous ne sommes ni assez nobles, ni assez riches pour eux ; elle désire, avec d’autant plus d’ardeur, obtenir Miss Darcy pour son frère, qu’elle s’imagine qu’une alliance étant déjà contractée entre les deux familles, elle aura moins de peine à en former une seconde. Il y a une certaine ingénuité là-dedans, et je crois qu’elle réussiroit, si Miss de Bourg ne se trouvoit pas sur son chemin. Mais ma chère Jane, vous ne pouvez pas raisonnablement croire que, parce que Miss Bingley vous dit que son frère admire beaucoup Miss Darcy, il soit moins sensible à votre mérite qu’il ne l’étoit mardi, lorsqu’il prit congé de vous, ni qu’elle puisse lui persuader que ce n’est pas vous qu’il aime, mais son amie.

— Si notre manière de penser sur Miss Bingley étoit la même, dit Jane, vous me persuaderiez ; mais je sais que vous êtes injuste envers Caroline ; elle est incapable de vouloir tromper personne, et tout ce que je puis espérer dans cette occasion, c’est qu’elle se trompe elle-même.

— C’est bien ; vous ne pouviez avoir une plus heureuse idée, puisque vous ne voulez pas adopter la mienne. Croyez qu’elle se trompe de toutes les manières, vous aurez fait votre devoir vis-à-vis d’elle, et vous ne vous inquiéterez plus.

— Mais, ma chère sœur, en supposant même tout ce que vous voulez, pourrai-je être heureuse en acceptant la main d’un homme, dont les sœurs et les amis désirent ardemment le mariage avec une autre personne ?

— C’est à vous à décider cela ; si après une mûre délibération, vous trouvez que le chagrin de désobliger ses deux sœurs, est équivalent, au plaisir d’être sa femme, vous devez en effet y renoncer.

— Pouvez-vous plaisanter ainsi ? dit Jane, en souriant foiblement, vous savez que, malgré le chagrin que leur désapprobation pourroit me donner, je ne saurois cependant pas hésiter.

— Je ne pense pas que vous en eussiez seulement l’idée car si c’étoit le cas, je n’aurois pas pitié de votre sort.

— Enfin, s’il ne revient pas cet hiver, je ne serai pas dans l’alternative ; tant de choses peuvent arriver pendant six mois !

Elisabeth se récria contre la crainte de ne pas le voir revenir ; elle lui paroissoit n’avoir d’autre fondement que les désirs de Caroline ; et elle ne pouvoit supposer un seul instant que ses désirs exprimés ouvertement ou insinués avec adresse, pussent avoir la moindre influence sur un homme parfaitement indépendant.

Elle s’efforça de faire revenir sa sœur à son opinion, et elle eut le plaisir de réussir. Le caractère de Jane n’étoit pas porté à l’inquiétude, et malgré la défiance que donne l’amour, elle finit par espérer que Bingley reviendroit à Netherfield, et qu’il répondroit à tous les souhaits de son cœur.

Il fut donc décidé qu’on apprendroit à Mrs. Bennet le départ de toute la famille de Netherfield, sans paroître avoir aucune inquiétude sur la conduite de Bingley. Cependant cette nouvelle lui fit beaucoup de chagrin, et elle considéra comme une chose très-fâcheuse que les dames fussent parties précisément, lorsqu’elles alloient devenir intimes avec Jane. Après s’être fort lamentée pendant quelque temps, elle se consola cependant par l’espérance du prompt retour de Mr. Bingley, et par l’idée qu’alors il viendroit dîner à Longbourn. La conclusion de tout cela fut que, quoiqu’elle l’eut invité à venir dîner tout-à-fait en famille et sans cérémonie, elle auroit soin cependant qu’il y eût deux services ce jour-là.


CHAPITRE IV.

Les Bennet furent engagés à dîner chez les Lucas. Et Miss Lucas fut encore assez bonne pour accorder toute son attention à Mr. Collins pendant la plus grande partie de la journée. Elisabeth saisit la première occasion pour la remercier : Cela le maintient en bonne humeur, lui disoit-elle, et je vous en suis plus obligée que je ne puis l’exprimer. Charlotte assura son amie que le plaisir de lui être utile, la dédommageoit amplement de ce petit sacrifice. C’étoit certainement fort aimable, mais la complaisance de Charlotte s’étendoit encore plus loin que ne l’imaginoit Elisabeth. Son but n’étoit rien moins que de la mettre pour jamais à l’abri des assiduités de Mr. Collins, en se les assurant à elle-même. Tel étoit le plan de Miss Lucas, et les apparences lui éloient devenues si favorables que le soir, lorsqu’il fallut se séparer, elle se seroit crue presqu’assurée du succès, s’il n’avoit pas dû quitter le Hertfordshire si promptement. Mais en cela, elle ne rendoit pas justice à l’ardeur et à l’indépendance du caractère de Mr. Collins, qui l’engagèrent à s’échapper le lendemain matin de Longbourn avec une adresse admirable, et à courir à Lucas-Lodge pour se jeter à ses pieds. Il désiroit extrêmement éviter la rencontre de ses cousines, persuadé que si elles le voyoient sortir, elles ne manqueroient pas de deviner ses projets, et il ne vouloit pas que la tentative qu’il alloit faire, fût connue, jusqu’à ce qu’on pût aussi en connoître le succès ; car quoique ses sentimens eussent été fort encouragés par Charlotte, il étoit cependant devenu très-méfiant depuis l’aventure du mercredi. — La reception qu’on lui fit, fut très-flatteuse. Miss Lucas l’aperçut d’une fenêtre fort élevée, elle descendit à l’instant et courut dans l’avenue pour le rencontrer comme par hasard ; mais elle n’avoit réellement pas espéré d’être abordée avec autant d’amour et d’éloquence.

Tout fut arrangé entre eux, et à leur satisfaction réciproque en aussi peu de tems que purent le permettre les longs discours de Mr. Collins ; lorsqu’ils entrèrent dans la maison, il la pria avec ardeur, de fixer le jour qui devoit le rendre le plus heureux des hommes ; et quoique l’étiquette dût faire répousser une sollicitation aussi anticipée à Miss Lucas, elle ne se sentit cependant aucun penchant à risquer son bonheur par de trop longs retards. D’ailleurs, la stupidité la pesanteur dont la nature avoit doué Mr. Collins, rendoit la cour qu’il pouvoit faire à sa fiancée si peu agréable, qu’aucune femme ne devoit désirer de la prolonger. — On s’adressa tout de suite à Sir Williams et à Lady Lucas, pour obtenir leur consentement, il fut accordé avec la plus grande joie ; Mr. Collins étoit un fort bon parti pour leur fille, à laquelle ils ne pouvoient donner qu’une très-petite dot. Il avoit de belles espérances, Lady Lucas commença à calculer, combien Mr. Bennet avoit encore de probabilité de vie ; et Sir Williams prononça que dès que Mr. Collins entreroit en possession de Longbourn, il seroit convenable qu’il se fît présenter à St.-James avec sa femme.

Toute la famille étoit extrêmement contente ; les filles cadettes avoient l’espérance d’entrer dans le monde un an ou deux plutôt ; les garçons étoient très-soulagés de la crainte que leur sœur ne mourût vieille fille. Charlotte étoit la plus calme ; après avoir atteint son but, elle avoit le temps de réfléchir ; ses réflexions étoient, en résumé, assez satisfaisantes. Mr. Collins n’étoit assurément pas fort aimable, sa société étoit fatigante et son amour imaginaire, mais enfin il seroit son mari, et sans avoir une bien haute idée, ni des hommes, ni du lien conjugal, le mariage avoit toujours été le but des désirs de Charlotte ; elle pensoit que c’étoit le seul établissement honorable pour une jeune personne bien élevée qui avoit peu de fortune ; quoiqu’il ne lui parût pas certain qu’il procurât le bonheur, c’étoit cependant le préservatif le plus agréable contre la pauvreté. Elle venoit de s’assurer un sort, et à l’âge de vingt-sept ans, n’étant point jolie, elle en sentoit tout le prix. Le côté le moins agréable de toute l’affaire étoit la surprise qu’elle causeroit à Elisabeth Bennet, dont elle prisoit l’amitié au-dessus de celle de toute autre personne. Elisabeth seroit fort étonnée et la blâmeroit probablement ; quoique sa résolution ne pût pas seulement en être ébranlée, elle étoit cependant chagrine de la seule idée de cette désapprobation ; elle se détermina à lui communiquer elle-même son mariage ; en conséquence elle pria Mr. Collins, lorsqu’il retourna à Longbourn, de ne rien laisser soupçonner de ce qui s’étoit passé. — Il lui promit donc de rapporter son secret ; mais ce ne fut pas sans peine, la curiosité qu’avoit excitée sa longue absence perçoit dans toutes les questions qu’on lui fit à son retour ; il ne lui étoit pas facile de garder le silence, car il se réjouissoit beaucoup de publier et son nouvel amour et son mariage.

Comme il devoit partir de trop bonne heure le lendemain, pour voir aucun des membres de la famille, la cérémonie des adieux se fit lorsque les dames se levèrent pour se retirer, et Mistriss Bennet lui dit alors avec beaucoup de politesse et de cordialité qu’elle seroit fort heureuse de le recevoir encore à Longbourn si ses occupations lui permettoient de revenir.

— Ma chère Madame, répondit Mr. Collins, cette invitation m’est d’autant plus agréable que j’avois bien espéré la recevoir, et vous pouvez compter que j’en profiterai le plutôt qu’il me sera possible.

Ils furent tous fort étonnés de cette réponse, et Mr. Bennet qui ne souhaitoit, en aucune manière, un si prompt retour, se hâta d’ajouter :

Mais, mon cher Monsieur, ne craindriez-vous point d’encourir le blâme de Lady Catherine par de si fréquentes absences ? Il vaudroit bien mieux négliger vos parens que de risquer d’offenser votre protectrice !

— Je vous suis très-obligé de cet avis amical, mon cher Monsieur, et vous pouvez compter que je ne ferai jamais une pareille démarche, sans le consentement de sa seigneurie.

— Vous ne sauriez être trop sur vos gardes, reprit Mr. Bennet ; il faut tout abandonner plutôt que de lui déplaire, et si vous voyez qu’elle désapprouve le moins du monde votre retour vers nous, ce que je crois extrêmement probable, restez chez vous, et soyez persuadé que nous ne nous en offenserons point.

— Croyez moi, mon cher Monsieur, dit Mr. Collins, ma reconnoissance est vivement excitée par de si grandes preuves d’attachement. Vous recevrez de moi très-promptement une lettre de remercîmens pour toutes les marques d’amitié dont vous m’avez comblé, pendant mon séjour dans le Hertfordshire. Quant à mes belles cousines quoique mon absence ne doive pas être assez longue pour rendre mes vœux nécessaires, je prends la liberté de leur souhaiter joie et bonheur, sans en excepter ma cousine Elisabeth.

Les dames se retirèrent avec tous les témoignages de civilités convenables, elles étoient toutes également surprises de voir qu’il avoit l’intention de revenir si vite. Mistriss Bennet vouloit entendre par-là qu’il pensoit à adresser ses vœux à l’une de ses filles cadettes, et on auroit pu engager Mary à l’accepter, car elle avoit une plus haute opinion de ses moyens que les autres. Il y avoit une solidité dans ses réflexions, disoit-elle, qui l’avoit souvent frappée ; et quoiqu’il ne fût pas aussi profond qu’elle, elle pensoit cependant que, si son exemple pouvoit l’engager à lire et à s’instruire, il deviendroit un homme aimable. Mais dès le lendemain toute espérance de cette espèce fut détruite. Miss Lucas vint faire visite peu de momens après le déjeuner, et dans un entretien particulier raconta à Elisabeth les événemens de la veille.

L’idée que peut-être Mr. Collins se croyoit amoureux de son amie, s’étoit présentée à Elisabeth depuis les deux derniers jours, mais il ne lui paroissoit pas possible que Charlotte pût l’encourager plus qu’elle ne l’avoit fait elle-même ; son étonnement fut si grand qu’il lui fit passer les bornes des convenances ; elle ne put s’empêcher de s’écrier : Promise à Mr. Collins ! c’est impossible ! L’assurance que Charlotte s’étoit efforcée de prendre pour lui raconter tout cela, fut ébranlée par un reproche aussi direct et bien plus positif qu’elle ne s’y étoit attendue ; cependant elle se remit bientôt, et lui répondit avec calme : Pourquoi tant de surprise, ma chère Elisa ? pensiez-vous que Mr. Collins ne pût obtenir l’estime d’aucune femme, parce qu’il n’a pas eu le bonheur de réussir auprès de vous ?

Elisabeth avoit eu le tems de se remettre de son étonnement, et faisant un effort sur elle-même, elle parvint à lui dire que la perspective de devenir sa parente lui étoit fort agréable, et qu’elle lui souhaitoit tout le bonheur imaginable.

— Je vois ce que vous pensez, dit Charlotte, vous devez être étonnée, Monsieur Collins, ayant souhaité si récemment vous épouser ; mais lorsque vous aurez eu le tems de réfléchir que tout étoit absolument fini entre vous, qu’il y avoit renoncé, j’espère que vous approuverez ce que j’ai fait. Je ne suis pas romanesque, vous le savez, je ne l’ai jamais été ; tout ce que je désire, c’est d’avoir un chez moi, une position aisée et plus d’inquiétude pour l’avenir ; en réfléchissant sur le caractère de Mr. Collins, ses relations, sa position, je me suis convaincue que la chance de bonheur que j’ai avec lui, est aussi grande que celles de la plupart des gens qui se marient.

— Sans doute, lui répondit Elisabeth ; et après un moment de silence, pendant lequel elles furent toutes deux assez embarrassées, elles rejoignirent le reste de la famille ; Charlotte ne fit pas une longue visite, et Elisabeth eut le temps de réfléchir à tout ce qui s’étoit passé ; elle fut quelque temps avant de pouvoir se réconcilier avec l’idée d’une union qui lui paroissoit si mal assortie : que M. Collins eût pu demander en mariage deux femmes en trois jours, cela l’étonnoit bien moins que la détermination de Charlotte. Elle savoit que l’opinion de son amie sur ce sujet étoit différente de la sienne ; mais elle n’auroit jamais imaginé qu’appelée à se décider, elle eut tout sacrifié à des avantages mondains. L’idée de la voir devenir la femme de Mr. Collins, étoit pour elle affligeante, et le chagrin que son amie eût pu s’humilier à ce point, et décheoir dans son opinion, ajoutoit encore à sa triste conviction qu’il étoit impossible qu’elle fût heureuse dans le choix qu’elle avoit fait.


CHAPITRE V.

Elisabeth étoit assise auprès de sa mère et de ses sœurs, réfléchissant à tout ce qu’elle venoit d’apprendre, et doutant si elle étoit autorisée à en parler, lorsque Sir Williams Lucas parut, envoyé par sa fille pour communiquer son mariage à toute la famille. Il entama le sujet en se félicitant du plaisir que lui faisoit éprouver la perspective d’une alliance entre leurs deux familles. Il parloit à un auditoire, non seulement étonné mais encore incrédule, car Mistriss Bennet ne cessoit de l’assurer avec plus de constance que de politesse qu’il se trompoit certainement, et Lydie toujours étourdie et souvent incivile, s’écria :

— Bon Dieu, Sir William, comment pouvez-vous nous faire une pareille histoire ? Ne savez-vous pas que Mr. Collins vouloit épouser Lizzy ?

Il falloit bien toute la souplesse d’un courtisan pour entendre cela sans se fâcher. L’usage du monde dont se vantoit Sir Williams, lui faisoit tout supporter, et en demandant la permission de certifier la vérité de ce qu’il venoit de leur apprendre, il écouta leurs impertinences avec la patience la plus obligeante.

Elisabeth, sentant qu’il étoit de son devoir de l’aider à sortir d’une position si désagréable, prit la parole pour confirmer son récit et avoua qu’elle savoit déjà tout de la bouche même de Charlotte ; elle s’efforça d’arrêter les exclamations de sa mère et de ses sœurs, en félicitant vivement Sir Williams. Jane se joignit à elle ; et on parla alors du bonheur que promettoit cette union, de l’excellent caractère de Mr. Collins, et de l’agréable distance de Hunsford à Londres.

Mistriss Bennet étoit trop oppressée pour pouvoir parler beaucoup en présence de Sir Williams ; mais il ne les eut pas plutôt quittés, que ses sentimens se firent une bruyante issue. 1.o Elle persista à ne rien vouloir croire de tout cela ; 2.o elle étoit sûre que Mr. Collins avoit été séduit ; 3.o qu’ils ne pourroient pas être heureux ensemble ; et 4.o que le mariage seroit rompu. Elle tira cependant deux conclusions du tout ; la première c’est qu’Elisabeth étoit la cause de tout le mal, et l’autre qu’elle avoit été barbarement trompée par eux tous. Elle étoit si persuadée de ces deux choses que, durant le reste du jour, rien ne put la consoler, ni l’appaiser. Il se passa une semaine avant qu’elle pût voir Elisabeth sans la gronder, un mois avant qu’elle pût parler poliment à Lady Lucas et à Sir Williams ; et ce ne fut que bien long-temps après qu’elle pût pardonner à leur fille.

Les sentimens de Mr. Bennet étoient beaucoup plus modérés ; il étoit même bien aise, disoit-il, de voir que Charlotte Lucas que jusqu’alors il avoit cru assez raisonnable, étoit tout aussi folle que sa femme, et plus folle que sa fille.

Jane avoua qu’elle étoit un peu étonnée, mais elle parla beaucoup moins de sa surprise que des souhaits ardents qu’elle formoit pour leur bonheur, et Elisabeth ne put parvenir à le lui faire considérer comme peu probable. Kitty et Lydie étoient loin d’envier Miss Lucas, car Mr. Collins n’étoit pas militaire, et ce mariage ne les occupoit que comme une nouvelle à porter à Méryton.

Lady Lucas n’étoit pas insensible au petit triomphe de pouvoir répéter à Mistriss Bennet tout ce qu’elle lui avoit dit peu de jours auparavant sur le bonheur d’avoir une fille mariée. Elle venoit à Longbourn plus souvent qu’à l’ordinaire, pour raconter combien elle étoit heureuse, quoique les regards d’envie de Mistriss Bennet et ses remarques pleines de malice eussent été capables de chasser le bonheur de chez elle.

Il y avoit une certaine contrainte entre Elisabeth et Charlotte qui leur fit garder le silence sur ce sujet. Elisabeth sentoit qu’il ne pouvoit plus y avoir entre elles de véritable confiance, et le mécompte qu’elle venoit d’avoir avec Charlotte, augmenta encore le tendre attachement pour Jane, dont la candeur et la délicatesse ne pouvoient se démentir, et du bonheur de laquelle elle devenoit chaque jour plus inquiète ; plus d’une semaine s’etoit déjà passée depuis le départ de Bingley, et rien n’annonçoit son retour.

Jane avoit très-vite répondu à la lettre de Caroline, et comptoit les jours avec impatience jusqu’au moment où elle pouvoit raisonnablement en attendre des nouvelles.

La lettre de remercîment de Mr. Collins qu’il avoit annoncée arriva le Mardi à Mr. Bennet, elle étoit écrite dans le style le plus solennel, et avec autant de remercîmens qu’on auroit pu en faire pour un séjour d’un an. Après avoir déchargé sa conscience sur ce point, il procédoit à l’informer avec les expressions du plus grand ravissement, du bonheur qu’il avoit eu d’obtenir l’affection et la main de leur aimable voisine Miss Lucas. Il leur avouoit que c’étoit seulement dans le but de se rapprocher d’elle, et de jouir de sa société, qu’il avoit accédé si vivement au désir qu’on lui avoit témoigné de le revoir à Longbourn, où il espéroit pouvoir retourner de lundi en quinze ; car Lady Catherine, ajoutoit-il, approuvoit tellement son mariage, qu’elle souhaitoit qu’il se fît le plus tôt possible, et il espéroit que ce seroit une raison sans réplique, pour que son aimable Charlotte voulût bien fixer le jour qui le rendroit le plus heureux des hommes.

Le retour de Mr. Collins n’étoit plus un sujet de joie pour Mistriss Bennet, au contraire, elle étoit encore plus disposée que son mari, à s’en affliger.

— C’étoit très-étrange, disoit-elle, qu’il vînt à Longbourn plutôt qu’à Lucas-Lodge ; c’étoit peu convenable et fort ennuyeux. Elle détestoit avoir des étrangers chez elle, lorsque sa santé étoit aussi mauvaise. D’ailleurs les amans étoient des gens fort désagréables.

Tels étoient les doux murmures de Mistriss Bennet, et elle ressentoit encore plus vivement le chagrin que lui causoit l’absence prolongée de Mr. Bingley.

Jane et Elisabeth n’étoient pas plus rassurées sur ce sujet. Les jours se succédoient sans apporter aucune nouvelle de lui. Le bruit couroit à Meryton qu’il ne reviendront plus à Netherfield ; bruit qui exaspéroit Mistriss Bennet, et qu’elle repoussoit toujours comme la plus scandaleuse calomnie.

Elisabeth commençoit à craindre, non que Bingley fût indifférent, mais que ses sœurs ne parvinssent à le retenir à Londres, quoiqu’elle repoussât toujours un soupçon si fâcheux pour le bonheur de Jane. Elles se représentoit souvent les efforts réunis de ses deux impitoyables sœurs et de son ami, qui avoient tant d’influence sur lui. Joints aux charmes de Miss Darcy et aux plaisirs de Londres ils pouvoient être plus forts que son amour.

Quant à Jane, il étoit naturel que son inquiétude fût encore plus vive que celle d’Elisabeth, mais elle vouloit la dissimuler, et n’en parloit jamais à sa sœur. Sa mère n’avoit pas tant de délicatesse, et il ne se passoit pas de jour où elle ne parlât de Bingley, et de son désir de le revoir ; souvent elle faisoit avouer à Jane que, s’il ne revenoit pas, elle se trouveroit fort malheureuse ; il falloit bien la constante douceur de Miss Bennet pour supporter ces attaques réitérées.

Mr. Collins revint ponctuellement au jour indiqué, l’accueil qu’on lui fit à Longbourn, ne fut pas si gracieux que la première fois ; mais il étoit trop heureux pour exiger beaucoup de démonstrations ; l’occupation de faire sa cour, débarrassoit ses hôtes de sa société ; il passoit la plus grande partie de la journée à Lucas-Lodge, et souvent ne revenoit à Longbourn qu’au moment où la famille se séparoit pour aller se coucher.

L’état de Mistriss Bennet faisoit réellement pitié. La moindre chose qui pouvoit avoir rapport à ce mariage, la jetoit dans des accès de mauvaise humeur, et cependant partout elle en entendoit parler ; la présence de Miss Lucas lui devenoit odieuse, elle ne la regardoit qu’avec une jalouse horreur, comme devant lui succéder dans sa maison ; elle croyoit qu’elle anticipoit déjà sur le moment où elle en seroit en possession, et chaque fois que Charlotte parloit à demi voix à Mr. Collins, Mistriss Bennet étoit persuadée qu’elle l’entretenoit de la terre de Longbourn, et qu’ils se rejouissoient de la chasser ainsi que ses filles dès que Mr. Bennet seroit mort. Elle se plaignit amèrement de tout cela à son mari.

— En vérité, Mr. Bennet, il est bien cruel, de penser que Charlotte Lucas sera une fois la maîtresse de cette maison, que je serai forcée de la quitter pour elle, et de vivre assez pour l’y voir prendre ma place.

— Ne vous abandonnez pas à ces tristes pensées, ma chère, répondit Mr. Bennet ; espérons que les choses iront mieux que cela. Espérons que je serai le survivant.

Ce n’étoit pas fort consolant pour Mistriss Bennet qui continuoit sur le même ton : — Je ne puis supporter l’idée qu’ils auront cette terre ! Si ce n’étoit cette substitution, je n’y penserois pas.

— À quoi penseriez-vous donc ?

— Je ne penserois à rien du tout.

— Nous ne saurions donc nous trouver trop heureux que vous soyez préservée d’un tel état d’insensibilité.

— Je ne puis me trouver heureuse de rien de ce qui a rapport à cette substitution. Je ne puis comprendre comment on a la conscience de priver ses propres filles d’une terre, par une substitution ; et tout cela en faveur de Mr. Collins ! Pourquoi l’auroit-il plutôt qu’un autre ?

— Je vous le laisse à deviner, dit Mr. Bennet.


CHAPITRE VI.

Enfin la réponse de Miss Bingley arriva et mit fin à toutes les incertitudes. Le premier paragraphe confirmoit leur établissement à Londres pour tout l’hiver et finissoit par les regrets qu’éprouvoit son frère, de n’avoir pas eu le temps de rendre ses devoirs à leurs amis du Hertfordshire avant de quitter le pays.

Toute espérance étoit donc détruite, absolument détruite ! Jane ne trouva dans cette lettre d’autre consolation que l’assurance de l’affection de celle qui l’écrivoit. L’éloge de Miss Darcy en occupoit la plus grande partie ; on insistoit beaucoup sur ses charmes. Caroline se vantoit gaiement des progrès qu’elle faisoit dans son amitié, et osoit prédire l’accomplissement prochain des souhaits qu’elle avoit manifestés dans sa première lettre. Elle disoit aussi que son frère étoit logé chez Mr. Darcy, et elle racontoit, avec délices, quelques projets de ce dernier pour de nouveaux ameublemens.

Elisabeth entendit la lecture de cette lettre avec une muette indignation ; son cœur étoit partagé entre le chagrin qu’elle ressentoit pour sa sœur, et la colère qu’elle eprouvoit contre les autres ; elle ajoutoit peu de foi à ce que Caroline disoit de l’affection de son frère pour Miss Darcy, car elle ne doutoit pas qu’il n’aimât Jane passionnément ; mais elle ne pouvoit penser sans chagrin à cette facilité de caractère, et à ce manque de résolution qui le rendoient esclave de ses amis, et lui faisoient sacrifier son bonheur à leurs caprices et à leurs convenances.

Si sa propre félicité avoit été seule sacrifiée, il lui auroit été bien permis, d’agir comme il le trouvoit le plus convenable, pensoit-elle ; mais il auroit dû voir que celle de Jane y étoit tout aussi intéressée. Ces réflexions étoient infructueuses, et cependant elle ne pouvoit penser à autre chose ; que l’amour de Bingley eût été diminué ou non par l’opposition de ses sœurs et de son ami, qu’il fût persuadé ou non de l’attachement que Jane avoit pour lui, la situation de sa sœur étoit toujours la même, son repos étoit peut-être troublé pour jamais.

Jane n’eut pas d’abord le courage de parler de ses sentimens à Elisabeth. Cependant un jour que Mistriss Bennet après une discussion encore plus vive qu’à l’ordinaire, sur Netherfield et Mr. Bingley, sortit de la chambre laissant les deux sœurs en tête à tête, Jane ne put s’empêcher de s’écrier :

— Oh pourquoi, ma chère mère, n’a-t-elle pas un peu plus d’empire sur elle-même ! elle n’a pas l’idée du mal qu’elle me fait par ses réflexions continuelles sur lui ! Mais, je ne murmure pas ; cela ne peut durer, je l’oublierai, et nous serons tout comme auparavant.

Elisabeth regardoit sa sœur avec une sollicitude incrédule, mais elle ne répondoit rien.

Vous en doutez, dit Jane, en rougissant, vous avez tort ; son souvenir peut rester gravé dans ma mémoire, comme celui de l’homme le plus aimable que j’aie connu, mais voilà tout ! Je n’ai rien à espérer ni à craindre, et rien à lui reprocher, grâce à Dieu ! je n’ai pas ce chagrin. Ainsi, quelque temps encore, et je reprendrai toute ma force… Peu après, elle ajouta, d’une voix un peu plus assurée : — J’ai au moins cette consolation, que tout ceci n’a été qu’une erreur d’imagination de ma part et qu’elle n’a fait de mal qu’à moi.

— Chère Jane ! s’écria Elisabeth, votre douceur et votre générosité sont angéliques ! Je ne sais que vous dire. Je sens que je ne vous avois jamais rendu justice, ni aimé comme vous le méritez ! Miss Bennet assuroit qu’elle ne méritoit pas cet éloge, et l’attribuoit entièrement à la tendre affection de sa sœur.

— Non, dit Elisabeth, cela n’est pas bien ; vous voulez croire tout le monde bon et estimable, vous vous fâchez si je blâme quelqu’un, et vous ne me permettez pas de vous croire parfaite ; gardez-vous de penser que je veuille usurper votre privilège de bienveillance universelle ! Il y a peu de gens que j’aime bien, et moins encore dont j’aie bonne opinion. Plus je vois le monde, et plus j’en suis mécontente. Chaque jour me confirme dans l’idée que j’ai, de la légèreté du caractère humain, et du peu de confiance que l’on doit accorder à ce qui a l’apparence du mérite ou du bon sens. J’en ai eu dernièrement deux exemples, l’un dont je ne vous parlerai pas, l’autre est le mariage de Charlotte qui est inexplicable sous tous les rapports.

— Ne vous abandonnez pas à de telles idées, ma chère Lizzy, elles détruiront votre bonheur. Vous n’accordez rien à la différence de caractère et de position. Considérez les avantages de celle de Mr. Collins, le caractère ferme et prudent de Charlotte ; souvenez-vous que sa famille est nombreuse, et qu’elle fait un excellent mariage quant à la fortune, et croyez pour l’honneur de tous, qu’elle peut éprouver quelque chose qui ressemble à du penchant et à de l’estime pour notre cousin.

— Je voudrois pouvoir tout croire pour vous obliger ; mais peu de gens sont doués, comme vous, d’une telle facilité. Au reste, si je pouvois supposer que Charlotte eût le moindre penchant pour lui, j’aurois encore plus mauvaise opinion de sa raison que je ne l’ai à présent de son cœur. Ma chère Jane, Mr. Collins est un homme vain, plein d’ostentation, d’un esprit rétréci. Vous le connoissez tout comme moi, et vous devez sentir que la femme qu’il épouse ne peut en avoir une meilleure opinion ; vous ne la défendrez pas, quoiqu’elle soit Charlotte Lucas ; pour l’amour d’un seul individu, vous ne changerez pas la signification des mots de principes et d’intégrité ? Vous n’entreprendrez pas de vous persuader ainsi qu’à moi, qu’être intéressé, soit avoir de la prudence, et que ne pas prévoir le danger, soit de la sécurité pour le bonheur.

— Je crois que vos expressions sont trop fortes en parlant de l’un et de l’autre, répliqua Jane ; et j’espère que vous en serez convaincue en les voyant heureux ensemble ; mais c’est assez sur ce sujet. Vous parliez de deux exemples, vous faisiez allusion à une autre personne, je vous ai comprise ; je vous supplie, ma chère Lizzy, de ne pas me faire le chagrin de supposer que cette autre personne est blâmable, et de dire qu’elle a baissé dans votre esprit ; il ne faut pas être si prompte à supposer des torts ; on ne doit pas s’attendre qu’un jeune homme si vif, soit toujours sur ses gardes et ait beaucoup de circonspection ; ce n’est bien souvent que notre propre vanité qui nous trompe ; les femmes s’imaginent toujours qu’on les aime.

— Et les hommes prennent soin de les entretenir dans cette idée ; s’ils le font avec intention, ils ne peuvent être justifiés. Je suis bien éloignée d’attribuer la conduite de Mr. Bingley à quelque motif de fatuité ; mais sans avoir le projet de tromper, de rendre les autres malheureux, on peut avoir des torts ; soit de l’étourderie, soit un manque de réflexion ou d’attention pour les sentimens des autres, soit enfin un défaut de résolution, tout-à-fait condamnable.

— Et vous l’accusez d’un de ces trois défauts ?

— Oui ; mais si je poursuis, je vous déplairai en énonçant mon opinion sur des gens que vous aimez.

— Vous persistez donc encore à penser qu’il se laisse entièrement conduire par ses sœurs ?

— Oui, ainsi que par son ami.

— Je ne puis le croire. Quel intérêt auroient-elles à le diriger ? Elles ne doivent désirer que son bonheur, et s’il m’aimoit véritablement, aucune autre femme ne pourroit le lui procurer.

— Votre première base est fausse. Elles souhaitent beaucoup de choses encore, outre son bonheur. Elles souhaitent qu’il augmente ses richesses, ses dignités ; elles souhaitent qu’il épouse une femme qui réunisse tous les avantages de la fortune, de la naissance, et qui flatte leur orgueil.

— Il n’y a pas de doute qu’elles ne désirent que son choix tombe sur Miss Darcy ; mais ce peut être par des sentimens plus généreux que ceux que vous leur supposez. Il y a plus long-temps qu’elles la connoissent que moi, il n’est pas étonnant qu’elles l’aiment mieux aussi ; mais quels que soient leurs désirs, il n’est point probable qu’elles s’opposent à ceux de leur frère. Quelle sœur pourroit se le permettre ? À moins qu’il n’y eût de fortes objections à faire. Si elles avoient cru qu’il me fût attaché, elles n’auroient pas essayé de nous séparer, et s’il m’avoit véritablement aimé, elles n’auroient pas réussi. En supposant, qu’il eût de l’affection pour moi, vous faites agir tout le monde d’une manière condamnable, et vous me rendez malheureuse ; ne m’affligez donc pas davantage ; je n’éprouve aucun sentiment de honte de m’être trompée, ou du moins ce n’est rien en comparaison de la douleur que je ressentirois, si je me voyois forcée d’avoir mauvaise opinion de lui ou de ses sœurs. Laissez-moi considérer tout cela sous son meilleur point de vue, sous son véritable jour.

— Elisabeth ne pouvoit lui refuser cette satisfaction, et dès ce moment le nom de Mr. Bingley fut à peine prononcé entre elles.

Mistriss Bennet s’affligeoit et s’étonnoit de ce qu’il ne revenoit pas : quoiqu’il se passât rarement un jour, sans qu’Elisabeth lui dît tout ce qu’elle savoit, et s’efforçât de lui persuader (ce qu’elle ne croyoit pas elle-même) que les assiduités de Mr. Bingley n’avoient été que l’effet d’un sentiment passager, que l’absence avoit fait évanouir ; elle fondoit encore toutes ses espérances sur le retour de Mr. Bingley l’été suivant.

Mr. Bennet traitoit la chose bien différemment. — Ainsi, Lizzy, disoit-il un jour, votre sœur a une passion malheureuse ? Je l’en félicite. Il n’y a pas de mal, qu’une jeune fille ait quelques chagrins de cœur avant de se marier, cela l’occupe et lui donne un certain relief parmi ses compagnes. Quand sera-ce votre tour ? Vous ne permettrez sûrement pas à Jane de vous laisser long-temps en arrière de ce côté-là ; ce seroit bien le moment. Il y a assez d’officiers à Meryton maintenant, pour tourner la tête à toutes les jeunes filles du pays. Je vous conseille, de jeter votre dévolu sur Mr. Wikam ; il est fort agréable, il saura très-bien vous faire la cour, et ensuite vous planter là fort honorablement.

— Je vous remercie de vos conseils, Monsieur, mais peut-être ne serois-je pas si exigeante ; un homme moins agréable me suffiroit ; nous ne devons pas nous attendre à être toutes si bien partagées que Jane.

— C’est vrai, dit Mr. Bennet ; enfin c’est une tranquillité d’esprit pour moi, de savoir que vous avez une mère tendre, qui se prêtera volontiers à vous procurer toutes les facilités que vous pourrez désirer dans de semblables occasions.

Les visites de Mr. Wikam étoient absolument nécessaires pour dissiper la tristesse de la famille de Longbourn. Il y venoit souvent, et on pouvoit ajouter à toutes ses autres qualités, celle d’inspirer une confiance générale. Ce qu’il avoit raconté à Elisabeth de ses rapports avec Mr. Darcy, de ce qu’il en avoit souffert, étoit maintenant connu de tout le monde, et faisoit le sujet de toutes les conversations. Chacun se vantoit d’avoir eu assez de pénétration et de discernement pour avoir détesté Mr. Darcy avant même d’avoir rien su contre lui.

Jane étoit la seule qui vouloit supposer qu’il pouvoit y avoir quelques circonstances atténuantes, inconnues à la société du Hertfordshire ; sa bonté douce et constante plaidoit toujours pour l’indulgence et insistoit sur la possibilité des mésentendus, tandis que tous les autres s’accordoient à condamner Mr. Darcy comme le plus méchant des hommes.

CHAPITRE VII.

Après cinq jours passés en protestations d’amour et en projets délicieux, le samedi vint de nouveau séparer Mr. Collins de son aimable Charlotte. Les peines de l’absence dévoient être un peu allégées par les préparatifs qu’il avoit à faire pour la réception de son épouse, car il avoit lieu d’espérer que peu de temps après son retour dans le Hertfordshire le jour qui devoit le rendre le plus heureux des hommes, seroit fixé. Il prit congé de ses parens de Longbourn, avec autant de solennité que la première fois, souhaita encore santé et prospérité à ses belles cousines, et promit à leur père une autre lettre de remercîmens.

Peu de jours après, Mistriss Bennet eut le plaisir de recevoir son frère et sa femme qui venoient toutes les années passer les fêtes de Noël à Longbourn.

Mr. Gardiner étoit fort supérieur à sa sœur, soit par ses qualités naturelles, soit par l’éducation qu’il avoit reçue. Les dames de Netherfield n’auroient jamais pu croire qu’un homme, qui étoit dans le commerce, qui demeuroit dans Chéapside à côté de ses magasins, pût être de si bonne société, si aimable, et surtout pût avoir l’air si comme il faut. Mistriss Gardiner, beaucoup plus jeune que Mistriss Bennet et que Mistriss Phillips, étoit une charmante femme, fort instruite et très-aimable ; elle étoit fort liée avec ses nièces, surtout avec les deux aînées qui avoient souvent demeuré chez elle à Londres.

Le premier soin de Mistriss Gardiner à son arrivée fut de distribuer les cadeaux qu’elle avoit apportés et de répondre à toutes les questions qu’on lui fit sur les modes du moment, les étoffes nouvelles, etc. ; mais lorsqu’elle eut satisfait la curiosité bien naturelle de ses nièces sur ce sujet, son rôle changea ; d’actif qu’il étoit, il devint passif, et ce fut son tour d’écouter. Mistriss Bennet avoit beaucoup de choses lamentables à raconter, et beaucoup de plaintes à lui faire. Elle avoit été très-malheureuse depuis qu’elle n’avoit vu sa sœur ; deux de ses filles avoient été sur le point de se marier, mais il avoit fallu renoncer à de si douces espérances.

— Je ne me plains pas de Jane, disoit-elle ; elle auroit certainement accepté Mr. Bingley, s’il l’avoit demandée ; mais Lizzy !… oh ma sœur ! il est cruel de penser que, sans son obstination, elle seroit à présent la femme de Mr. Collins ! il l’a demandée dans cette chambre même… et elle l’a refusé ! Elle est cause que Lady Lucas aura une fille mariée avant moi, et que la terre de Longbourn sera plus substituée que jamais. Je vous assure, ma sœur, que les Lucas sont des gens bien fins ; ils seroient capables de tout, pour obtenir ce qu’ils veulent. Je suis fâchée d’être obligée de l’avouer, mais c’est la vérité. Rien ne me rend plus nerveuse que d’être ainsi contrariée dans ma famille, et d’avoir des voisins, qui pensent toujours à eux plutôt qu’aux autres ; mais votre arrivée est la plus grande distraction, le plus grand plaisir que je puisse avoir. Je suis bien aise de ce que vous nous dites sur les manches longues.

Mistriss Gardiner qui, par sa correspondance avec Jane et Elisabeth savoit déjà tout ce qui s’étoit passé, répondit brièvement à Mistriss Bennet, et par égard pour ses nièces, changea de conversation.

Mais lorsqu’elle se trouva seule avec Elisabeth, elle reprit ce sujet :

— Il paroît, dit-elle, que Jane auroit fait un bon mariage. Je suis fâchée qu’il ait manqué ; mais ces choses là arrivent si souvent ! Un jeune homme tel que vous me dépeignez Mr. Bingley, devient facilement amoureux d’une jolie personne qu’il rencontre souvent, le hasard les sépare, et il l’oublie tout aussi vite ; cela se voit tous les jours.

— Ce seroit une consolation, si la chose étoit ainsi, répondit Elisabeth ; mais il n’arrive pas souvent qu’un homme d’une fortune indépendante se laisse persuader par ses amis de renoncer à une femme, dont il est éperdument amoureux.

— Cette expression, éperdument amoureux, est si prodiguée, si douteuse, si vague qu’elle ne me présente aucune idée ; on ne l’applique que trop souvent à des sentimens qui naissent au bout d’une demi-heure, comme à un véritable attachement. Je vous prie, Elisabeth, expliquez-moi ce que c’étoit que cet amour éperdu de Mr. Bingley.

— Je n’ai jamais vu une inclination qui pût donner de plus grandes espérances. Il n’étoit occupé que de Jane, et ne faisoit attention qu’à elle ; chaque fois qu’il la voyoit, il en paraissoit plus amoureux. À son bal, il se rendit coupable d’impolitesse envers deux ou trois jeunes dames, en ne les engageant point pour danser ; moi-même je lui parlai deux fois sans recevoir de réponse. Peut-il y avoir des symptômes plus forts ? Une indifférence générale n’est-elle pas de l’essence de l’amour ?

— Oh oui ! de l’espèce d’amour qu’il éprouvoit, je le crois. Pauvre Jane ! C’est malheureux pour elle ; avec son caractère, elle ne s’en remettra pas facilement. Il auroit été moins fâcheux que cela vous fût arrivé Lizzy ? Vous en auriez ri la première. Mais ne croyez-vous pas qu’on pourroit engager votre sœur à venir avec nous ? sortir de chez elle, changer de place, lui feroit peut-être du bien ?

Elisabeth fut charmée de cette proposition ; elle étoit persuadée que sa sœur l’accepteroit très-volontiers.

— J’espère, ajouta Mistriss Gardiner, qu’elle ne sera retenue par aucune considération qui ait rapport à Mr. Bingley ; nous demeurons dans un tout autre quartier que lui, nous n’avons point les mêmes connoissances, et nous sortons si peu, comme vous le savez, qu’il n’est pas probable que nous le rencontrions jamais, — à moins qu’il ne vienne la voir.

— Et cela est impossible, car il est maintenant sous la garde de son ami ; Mr. Darcy ne lui permettroit certainement pas d’aller voir Jane dans un quartier tel que Cheapside ; comment pouvez-vous imaginer cela, ma chère tante ? Il est possible que Mr. Darcy ait entendu parler d’une rue qui se nomme Church-Street, mais il ne croiroit pas qu’un mois entier d’ablution pût le purifier, s’il y étoit entré une fois seulement, et vous pouvez compter que Mr. Bingley ne fait pas un pas sans lui.

— Tant mieux donc ! J’espère qu’ils ne se rencontreront jamais. Mais Jane n’est-elle pas en correspondance avec une des sœurs ? Elle ne pourra pas se dispenser de venir la voir.

— Elle laissera tomber la connoissance peu-à-peu. Malgré l’assurance qu’Elisabeth affectoit sur ce point, elle n’étoit cependant pas sans espoir. Il étoit possible et quelquefois même elle pensoit qu’il étoit probable, que la tendresse de Bingley pourroit être reveillée par quelque rencontre inattendue, et l’influence de ses amis victorieusement combattue par les charmes de Jane.

Miss Bennet accepta l’invitation de sa tante avec plaisir. Dans ce moment sa modeste résignation lui permettoit seulement d’espérer que Caroline Bingley ne demeurant pas dans la même maison que son frère, elle oseroit aller quelquefois passer la matinée avec elle, sans courir le risque de le rencontrer.

Les Gardiner séjournèrent une semaine à Longbourn, durant laquelle, soit avec les Phillips les Lucas, soit avec les officiers, il ne se passa pas un jour sans quelque divertissement ; Mistriss Bennet mit tant de soins à amuser son frère et sa sœur qu’ils ne dînèrent pas une seule fois en famille. Elle n’avoit jamais de monde chez elle, sans qu’il y eût aussi quelques officiers, et surtout Wikam. Les éloges continuels qu’Elisabeth faisoit de ce dernier, avoient éveillé les soupçons de Mistriss Gardiner qui les observoit attentivement, chaque fois qu’elle les voyoit ensemble. La préférence qu’ils avoient l’un pour l’autre, étoit assez prononcée pour l’inquiéter un peu, sans qu’elle en conclût cependant qu’ils s’aimassent déjà vivement. Elle résolut d’en parler à Elisabeth avant de quitter Longbourn, et de lui représenter l’imprudence qu’il y avoit à encourager les assiduités de Wikam.

Indépendamment des agrémens naturels que l’on se plaisoit à reconnoître en Mr. Wikam, il avoit encore d’autres moyens de plaire à Mistriss Gardiner, qui ayant habité assez long-temps le Derbyshire avant de se marier, avoit des relations communes avec lui ; et quoiqu’il eût peu habité ce comté depuis la mort de Mr. Darcy, c’est-à-dire, depuis cinq ans, les nouvelles qu’il lui donnoit de ses anciens amis, étoient cependant encore plus fraîches que celles qu’elle en avoit.

Mistriss Gardiner avoit vécu près de Pemberley, et avoit beaucoup connu de réputation le père de Mr. Darcy, c’étoit donc pour eux un sujet de conversation inépuisable. Elle se plaisoit à comparer le souvenir qu’elle avoit conservé de Pemberley, avec la description détaillée que lui en faisoit Wikam, ainsi qu’à payer son tribut d’éloges à son ancien maître. Apprenant de quelle manière il avoit été traité par le nouveau Mr. Darcy, elle chercha à se rappeler quelques traits du caractère qu’on lui reconnoissoit lorsqu’il étoit enfant, qui pût avoir rapport à celui qu’on lui reconnoissoit maintenant. Enfin elle crut se souvenir qu’elle avoit entendu dire que Fitz William Darcy étoit un petit garçon fier et méchant.

CHAPITRE VIII.

Mistriss Gardiner saisit la première occasion qu’elle eût d’être seule avec Elisabeth, pour lui dire franchement ce qu’elle pensoit sur Wikam, et termina ainsi :

— Vous êtes trop raisonnable, ma chère Lizzy, pour vous imaginer que vous avez de l’amour pour un homme, simplement parce qu’on vous a avertie d’y prendre garde ; c’est pourquoi je n’ai pas craint de vous en parler à cœur ouvert ; ce que je vous dis, je le pense sérieusement ; ne vous engagez point, et ne l’entraînez pas lui-même à s’engager dans une inclination que le manque de fortune rendroit très-malheureuse. Je n’ai rien à dire contre lui, c’est un jeune homme intéressant, et s’il possédoit la fortune qu’il auroit dû avoir, je pense que vous n’auriez pu mieux faire que de l’épouser ; mais cela n’étant pas, vous ne devez point vous laisser entraîner par votre imagination. Vous avez du jugement ; nous espérons tous que vous en ferez usage. Je suis sûre que votre père compte sur votre raison ; vous ne tromperez pas son attente.

— Tout cela est vraiment bien sérieux, ma chère tante.

— Oui, et j’espère vous engager à y mettre du sérieux aussi.

— Eh bien ! soyez donc sans inquiétude ; je prendrai soin de moi et de Mr. Wikam, et s’il devient amoureux, c’est que je n’aurai pas pu l’en empêcher.

— Elisabeth, vous ne parlez pas sérieusement dans ce moment.

— Je vous demande pardon, ma tante, et je vous le prouverai. Je n’ai point encore d’inclination pour Mr. Wikam ; c’est cependant l’homme le plus aimable que je connoisse, et s’il s’attachoit vraiment à moi… Je sens qu’il vaut mieux que cela ne soit pas ; j’en vois tous les inconvéniens. Oh ! l’abominable Mr. Darcy !… La confiance de mon père me fait honneur, je serois bien malheureuse de la perdre. Mon père lui-même cependant est prévenu en faveur de Mr. Wikam. Enfin, ma chère tante, je serois bien fâchée d’être une cause de chagrin pour aucun de vous. Mais puisque l’on voit tous les jours que le manque de fortune n’empêche pas les jeunes gens d’avoir des inclinations, puis-je vous garantir d’être plus sage que tant d’autres ? L’amour ne raisonne pas, tout ce que je puis vous promettre c’est de ne rien précipiter. Je ne permettrai point à mon imagination de me persuader que je suis l’objet de l’amour de Mr. Wikam ; pourvu que je jouisse de sa société, je ne souhaiterai rien de plus. N’est-ce pas tout ce que l’on peut exiger de moi ?

— Peut-être vaudroit-il encore mieux ne pas l’engager à venir si souvent ici. Au moins, n’excitez pas votre mère à l’inviter.

— Comme j’ai fait l’autre jour, n’est-ce pas ? dit Elisabeth en souriant ; c’est vrai, je ferois mieux de m’en abstenir, mais ne croyez pas qu’il vienne souvent à l’ordinaire. C’est à votre occasion qu’il a été invité si fréquemment cette semaine ; vous savez que ma mère pense qu’il faut toujours avoir du monde pour amuser les amis que l’on a chez soi. Je vous promets de me conduire avec toute la sagesse et la raison possibles. À présent êtes-vous satisfaite ?

Sa tante l’assura qu’elle l’étoit, et Elisabeth, l’ayant remerciée de sa bonté, elles se séparèrent. C’étoit un exemple bien rare d’un conseil donné sur un pareil sujet qui fut reçu sans humeur.

Mr. Collins revint dans le Hertfordshire peu de temps après que les Gardiner et Jane en furent partis ; mais cette fois il ne dérangea pas beaucoup Mistriss Bennet. Il alla demeurer à Lucas-Lodge ; le moment du mariage approchoit ; Mistriss Bennet commençoit enfin à croire qu’il auroit lieu ; elle alloit même, jusqu’à répéter souvent, qu’elle souhaitoit qu’ils pussent être heureux ensemble.

Jeudi devoit être le jour de la noce, et mercredi Miss Lucas fit sa dernière visite à Longbourn. Lorsqu’elle se leva pour prendre congé, Elisabeth, honteuse de la manière peu aimable dont sa mère lui avoit souhaité tout le bonheur possible, et d’ailleurs un peu émue elle-même, l’accompagna hors de la chambre. Charlotte lui dit en descendant l’escalier :

— J’espère que vous m’écrirez très-souvent, Elisa ?

— Certainement.

— Et j’aurai encore une autre grâce à vous demander ; c’est de venir me voir.

— J’espère que vous-même viendrez souvent dans le Hertfordshire.

— Je ne quitterai pas le Comté de Kent de quelque temps probablement, ainsi promettez-moi de venir à Hunsford.

Quoique cette visite fût peu agréable à Elisabeth, elle ne put pas refuser la demande de son amie.

— Mon père et Maria doivent venir me voir au mois de Mars, ajouta Charlotte, j’espère que vous consentirez à les accompagner. Je vous assure, Elisa, que votre visite me rendra fort heureuse.

La noce se fit, et les époux partirent pour Kent en sortant de l’église. Ce mariage fut pendant long-temps le sujet de toutes les conversations. Elisabeth reçut bientôt des nouvelles de son amie, et leur correspondance fut aussi active et aussi régulière qu’elle eût pu jamais l’être, mais il n’y avoit pas autant de confiance et d’abandon ; Elisabeth ne lui écrivoit jamais sans éprouver que les liens d’une véritable intimité étoient rompus, et quoiqu’elle fût bien décidée à ne pas cesser cette correspondance, elle ne la continuoit que par égards pour ce qu’elle avoit été autrefois.

Les premières lettres de Charlotte furent reçues avec assez d’empressement ; il y avoit une certaine curiosité de savoir ce qu’elle diroit de sa nouvelle demeure, si Lady Catherine lui plairoit, si elle oseroit parler de son bonheur. À chaque nouvelle lettre de Charlotte, Elisabeth voyoit qu’elle s’exprimoit sur tous ces sujets justement comme elle l’avoit prévu. Elle écrivoit gaiement, ne paroissoit entourée que de choses agréables, et louoit tout ce dont elle parloit ; la maison, les meubles, le voisinage, les chemins même, tout étoit de son goût. La conduite de Lady Catherine étoit amicale et obligeante. C’étoient les mêmes descriptions, de Rosing et de Hunsford, que celles de Mr. Collins, mais légèrement modifiées par la raison. Elisabeth vit qu’elle devoit attendre d’y avoir été elle-même pour juger du reste.

Jane avoit déjà écrit à Elisabeth, pour lui apprendre son heureuse arrivée à Londres, et celle-ci espéroit que dans sa première lettre elle pourroit lui dire quelque chose de Bingley.

L’impatience avec laquelle elle attendoit cette seconde lettre, fut mal payée. Jane avoit passée une semaine à Londres sans avoir seulement entendu parler de Caroline. Elle cherchoit cependant à excuser son silence, en supposant que la dernière lettre qu’elle lui avoit écrite de Longbourn, ne lui étoit pas parvenue. Ma tante, ajoutoit-elle, doit aller demain dans Grosvenow Street, je saisirai cette occasion pour aller voir Caroline.

Après cette visite, Jane lui écrivoit : « J’ai trouvé Caroline moins gaie qu’à Netherfield ; elle a été bien aise de me voir, et m’a fait des reproches de ne lui avoir pas mandé mon arrivée à Londres ; j’avois donc bien deviné que ma dernière lettre ne lui étoit point parvenue. J’ai demandé des nouvelles de son frère ; il est bien, mais tellement occupé avec Mr. Darcy qu’à peine le voyent-elles. Elle me dit qu’elle attendoit Miss Darcy à dîner ; j’aurois désiré la voir. Ma visite n’a pas été longue, Caroline et Mistriss Hurst devant sortir. Je crois qu’elles viendront me voir. »

Elisabeth secoua la tête, elle fut dès-lors convaincue que ce ne seroit que par hasard que Bingley découvriroit que Jane étoit à Londres. Quatre semaines s’étoient déjà écoulées, et Jane ne l’avoit point encore vu ; elle s’efforçoit de se persuader qu’elle n’en avoit pas de regrets, mais elle ne put s’abuser long-temps sur la froideur de Miss Bingley ; après l’avoir attendue tous les matins pendant quinze jours, et avoir inventé tous les soirs un nouveau prétexte pour excuser ce retard, elle la vit enfin arriver ; mais sa visite fut si courte et ses manières si différentes de ce qu’elles étoient autrefois, que Jane ne pût s’aveugler plus long-temps. La lettre qu’elle écrivoit à sa sœur à cette occasion, montroit tout ce qu’elle pensoit.

« Ma chère Lizzy sera, j’en suis bien sûre, incapable de triompher à mes dépens, lorsque je lui avouerai que je me suis trompée sur l’amitié que je croyois avoir inspirée à Miss Bingley. Mais, ma chère sœur, quoique l’événement ait prouvé que vous aviez raison, ne me croyez point obstinée, si je trouve, en réfléchissant sur ce qui s’est passé, que ma confiance étoit aussi naturelle que vos soupçons. Je ne peux comprendre encore quels étoient ses motifs pour vouloir être liée avec moi, et si les mêmes circonstances se représentoient, je suis sûre que je serois encore trompée. Caroline ne m’a rendu ma visite qu’hier ; je n’avois pas reçu un seul billet d’elle pendant tout ce temps. Il est bien clair qu’elle ne se faisoit pas le moindre plaisir de me voir. Elle m’a fait de légères et brèves excuses de n’être pas venue plutôt ; elle n’a pas dit un mot pour m’engager à retourner chez elle ; enfin elle est si changée que je suis décidée à ne pas entretenir nos relations plus long-temps. Je la plains, quoique je ne puisse m’empêcher de la blâmer ; elle a eu très-grand tort de me distinguer, comme elle l’a fait. Car je puis dire avec sincérité que c’est elle qui a fait toutes les avances ; mais je la plains, parce qu’elle doit sentir qu’elle s’est mal conduite, et je suis très-sûre que l’inquiétude qu’elle a sur son frère en est la cause ; quoique nous sachions que cette inquiétude est sans fondement ; cependant, si elle l’éprouve réellement, cela suffit pour expliquer sa manière d’être à mon égard. Il est si naturel qu’elle préfère son frère à tout, que ce sentiment doit l’excuser ; mais je ne puis que m’étonner, qu’elle ait encore de pareilles craintes ; s’il pensoit à moi le moins du monde, il y a long-temps qu’il auroit cherché à me voir ; je suis presque sûre, d’après ce qu’elle a dit, qu’il sait que je suis à Londres. Cependant il sembleroit, dans toute sa manière, qu’elle cherche à se persuader qu’il aime Miss Darcy ! Enfin je n’y comprends rien ; quelquefois, si je ne craignois pas de porter un jugement téméraire, je serois tentée de croire, qu’il y a quelque intrigue là-dessous. — Mais je veux éloigner toute idée pénible, et ne penser qu’aux choses qui me rendent heureuse, à votre tendresse, et à la constante bonté que me témoignent mon oncle et ma tante. Écrivez-moi bientôt. Miss Bingley a bien dit quelques mots sur ce qu’ils ne retourneroient jamais à Nétherfield, et sur ce qu’ils alloient rendre la maison ; mais elle n’en avoit pas l’air parfaitement sûre, nous ferons mieux de n’en pas parler. Je suis charmée que vous ayez de bonnes nouvelles de nos amis de Hunsford. Je pense

que vous irez les voir, avec sir Williams et Marie ; vous leur ferez un grand plaisir et vous vous y trouverez fort bien.

Votre, etc. etc.

Cette lettre fit de la peine à Elisabeth, cependant elle se sentit soulagée par l’idée qu’au moins Jane ne seroit plus la dupe de Miss Bingley. Quant au frère, on ne pouvoit plus rien en espérer ; elle ne désiroit pas même, qu’il recommençât ses assiduités auprès de Jane, son caractère avoit trop déchu dans son opinion, et autant pour sa punition, que pour le bien de Jane, elle souhaitoit sincèrement qu’il épousât bientôt la sœur de Mr. Darcy ; d’après ce que lui avoit dit Mr. Wikam, il ne tarderoit pas à regretter vivement celle qu’il avoit abandonnée.

Dans le même temps Mistriss Gardiner rappela à Elisabeth ce qu’elle lui avoit promis, et lui demanda de ses nouvelles ; ce qu’Elisabeth lui en dit, dut satisfaire sa tante plus qu’elle-même ; les assiduités de Mr. Wikam avoient beaucoup diminué ; il étoit l’adorateur d’une autre femme. Elisabeth avoit trop de pénétration pour ne pas s’en être aperçue, mais elle ne pouvoit en être témoin et l’écrire, sans éprouver un vif chagrin. Son cœur n’avoit été que légèrement atteint, mais sa vanité avoit été fort satisfaite de l’idée qu’il l’auroit choisie, si la fortune le lui avoit permis. Un héritage de dix mille livres, étoit le charme le plus puissant de la jeune personne à laquelle Wikam faisoit sa cour dans ce moment ; Elisabeth moins clairvoyante peut-être dans ce cas-ci que dans celui où s’étoit trouvée Charlotte, ne l’en estimoit pas moins pour son désir d’être indépendant : au contraire, rien ne lui paroissoit plus naturel, et tant qu’elle pût croire qu’il ne l’abandonnoit qu’à regret, elle fut très-disposée à trouver qu’il agissoit en homme sage et raisonnable, et elle souhaita sincèrement qu’il fût heureux. Tout cela étoit expliqué fort au long à Mistriss Gardiner ; enfin après avoir raconté jusqu’aux moindres circonstances, elle ajoutoit : « Je suis convaincue à présent ma chère tante, que je n’ai jamais eu vraiment de l’amour pour lui ; car s’il m’avoit fait éprouver cette passion, je ne pourrois pas même entendre prononcer son nom, et je lui souhaiterois tous les maux possibles. Non-seulement les sentimens que j’ai pour lui sont pleins de cordialité, mais je me sens aussi beaucoup d’impartialité à l’égard de Miss King. Je ne la hais point, même je la crois une assez bonne personne. Il n’y a donc pas d’amour dans mon fait ! Ma vigilance a eu un bon résultat, et quoique je fusse peut-être devenue plus intéressante aux yeux de tous nos amis si je l’avois aimé éperdument, je puis dire que je ne regrette pas le relief que cela m’auroit donné ; on l’achète souvent trop cher. Kitty et Lydie prennent sa défection beaucoup plus à cœur que moi ; mais c’est qu’elles sont jeunes et qu’elles ne sont pas encore faites à la mortifiante idée, qu’il faut que les jeunes gens les plus beaux et les plus aimables aient de quoi vivre, comme les autres. »


CHAPITRE IX.

Les mois de Janvier et de Février se passèrent sans amener de nouveaux évènemens dans la famille de Longbourn, dont les plus grands divertissemens étoient de fréquentes promenades à Meryton, tantôt par le froid, tantôt par l’humidité. Au mois de Mars on devoit emmener Elisabeth à Hunsford ; elle n’avoit pas d’abord pensé sérieusement à y aller, mais voyant que Charlotte comptoit sur elle, peu-à-peu elle commença à s’en faire un plaisir. L’absence lui avoit fait sentir le besoin de revoir son amie, et avoit diminué son aversion contre Mr. Collins. Ce voyage avoit pour elle le charme de la nouveauté, et avec une mère et des sœurs qui lui offroient si peu de ressources pour la société, l’intérieur de la maison ne devoit pas être fort agréable ; un peu de changement devenoit nécessaire ; cette course devoit surtout lui procurer le plaisir de voir Jane, puisqu’il falloit passer par Londres. Enfin plus le moment approchoit, et plus elle auroit été fâchée qu’il survînt quelque retard.

Son seul chagrin étoit de quitter son père à qui elle étoit très-nécessaire, et qui eut tant de regrets en la voyant partir qu’il la pria de lui écrire, et promit presque de lui répondre.

M. Wikam parut fâché de son départ ; la cour dont il étoit occupé dans ce moment, ne lui avoit point fait oublier qu’Elisabeth avoit été la première femme du pays à laquelle il avoit adressé ses hommages, et la première à l’écouter comme à le plaindre ; en lui disant adieu, il lui rappela tout ce qu’elle devoit attendre de Lady Catherine de Bourg, et espéra que l’idée qu’elle en alloit prendre seroit conforme à celle qu’il lui en avoit donnée ; enfin, il parut si plein d’intérêt et de sollicitude pour tout ce qui concernoit Elisabeth, qu’elle le quitta persuadée que, marié ou non, il seroit toujours un modèle d’amabilité et d’agrémens.

Ses compagnons de voyage n’étoient pas propres à le faire paroître moins aimable. Sir Williams et sa fille Marie qui étoit une excellente personne, mais aussi dépourvue d’esprit que lui, n’avoient rien à dire qui fût digne d’attention. Les ridicules amusoient beaucoup Elisabeth, mais elle connaissoit trop à fond ceux de Sir Williams ; les circonstances remarquables de sa présentation à St.-James, et les raffinemens de son excessive politesse étoient usés pour elle et ne pouvoient plus fournir à son divertissement.

Ils étoient partis de si bonne heure, qu’ils arrivèrent à midi dans Church Street ; lorsque la voiture s’arrêta devant la maison de M. Gardiner, Jane attendoit à la fenêtre l’arrivée de sa sœur ; elle se précipita au bas de l’escalier pour la recevoir, dès le premier coup-d’œil Elisabeth eut le plaisir de la retrouver plus jolie que jamais, et avec toute l’apparence de la santé ; elle étoit accompagnée d’une bande d’enfans que l’impatience de voir leur cousine avoit fait venir sur l’escalier, et que la timidité retenoit cependant un peu en arrière. La journée se passa très-agréablement, le matin à courir les boutiques, et le soir au théâtre.

Elisabeth put alors s’asseoir à côté de sa tante, et s’entretenir avec elle de ce qui l’intéressoit le plus. Elle fut très-affligée d’apprendre que Jane, malgré tous ses efforts, étoit souvent très-abattue ; il falloit cependant espérer qu’elle finiroit par se remettre tout-à-fait.

Mistriss Gardiner lui raconta en détail la visite de Miss Bingley, ainsi que plusieurs conversations qu’elle avoit eues avec Jane, et dont le résultat étoit que Jane avoit tout-à-fait renoncé à cette liaison.

Mistriss Gardiner, plaisanta ensuite sa nièce sur la désertion de M. Wikam, et la félicita sur la manière dont elle supportoit ce malheur.

— Dites-moi, ma chère Elisabeth, ajouta-t-elle, quelle femme est Miss King ? Je serois fâchée s’il n’étoit guidé que par l’intérêt.

— Mais je vous prie, ma tante, lorsqu’il s’agit de mariage, quelle est la différence entre un motif intéressé et la prudence qu’on nous recommande tant ?

À Noël dernier, vous aviez la crainte que je ne l’épousasse ; c’eût été une folie, disiez-vous, et maintenant parce qu’il recherche une femme qui a seulement dix mille livres, vous l’accusez d’être intéressé ?

— Si vous voulez me dire seulement quelle espèce de femme est Miss King, je saurois alors qu’en penser.

— Je crois que c’est une très-bonne personne ; je n’en ai entendu dire aucun mal.

— Mais ne l’avoit-il jamais remarquée avant que la mort de son grand-père l’eût rendue maîtresse de cette fortune ?

— Non, pourquoi l’auroit-il remarquée, s’il ne lui étoit pas permis de chercher à obtenir ma tendresse ? Parce que je n’avois pas assez de fortune, pourquoi auroit-il fait sa cour à une personne qui ne lui plaisoit pas, et qui étoit aussi pauvre que moi ?

— Mais il me semble qu’il manque de délicatesse, en lui adressant ses vœux si vite après cet évènement ?

— Un homme qui se trouve dans une position gênée n’a pas le temps d’observer le même décorum que les autres ; d’ailleurs, si elle ne fait point d’objections elle-même, pourquoi en ferions-nous ?

— Cela ne suffit pas pour le justifier ; cela prouve seulement que Miss King a peu de jugement et de sensibilité.

— Eh bien ! s’écria Elisabeth, choisissez, puisque vous voulez absolument que Miss King, soit folle ou que Mr. Wikam soit intéressé.

— Non, Lizzy, c’est une chose que je ne puis prononcer, puisque vous savez bien que je serois très-fâchée d’avoir une mauvaise opinion d’un homme que je regarde presque comme mon compatriote ; il a vécu si long-temps dans le Derbyshire !

— Oh ! si ce n’est que cela, j’ai peu bonne opinion des hommes qui ont vécu dans le Derbyshire, et de leurs amis intimes qui ont demeuré dans le Hertfordshire. Je suis lasse d’eux tous… Dieu merci, je vais demain dans un pays où je trouverai un homme qui n’a pas une seule qualité agréable, et dont les manières et le jugement ne peuvent pas le rendre le moins du monde intéressant : après tout, les hommes tout-à-fait stupides sont les seuls qu’on puisse connoître !

— Prenez garde, Lizzy, que ce discours ne décèle trop le désappointement !

Avant de terminer la journée, Elisabeth eut le bonheur inespéré de recevoir de son oncle et de sa tante l’invitation de les accompagner dans un petit voyage de plaisir qu’ils se proposoient de faire dans le courant de l’été.

— Nous ne sommes pas encore bien décidés où nous irons, dit Mistriss Gardiner, peut-être aux lacs.

Aucune proposition ne pouvoit être plus agréable à Elisabeth, aussi l’accepta-t-elle avec la reconnaissance la plus vive et la plus expansive. Ma chère, ma chère bonne tante, s’écrioit-elle dans son transport, quels délices ! quelle félicité ! Vous me donnez une nouvelle vie ! Adieu les désappointemens, la mélancolie ! Que sont les hommes en comparaison des rochers, des montagnes ! Quelles heures de ravissement nous allons passer ! lorsque nous reviendrons, je ne serai pas, comme les autres voyageurs, incapable de donner une idée exacte de ce que nous avons vu ; nous connoîtrons à fond le pays que nous aurons parcouru, nous nous rappellerons tout ; les lacs, les montagnes, les rivières, ne seront pas confondus dans notre tête, quand nous voudrons raconter quelques scènes particulières, nous ne commencerons pas par nous disputer sur le lieu où elle s’est passée, et nos descriptions seront peut-être moins ennuyeuses que celles de la plupart des voyageurs.


CHAPITRE X.

Tout étoit nouveau et intéressant pour Elisabeth dans son voyage de Londres à Hunsford ; elle étoit disposée à jouir, car elle avoit vu sa sœur assez bien pour n’avoir plus aucune inquiétude sur sa santé, et la perspective d’un voyage dans le nord étoit pour elle une source inépuisable de jouissances.

— Lorsqu’ils eurent quitté la grande route pour prendre le chemin de Hunsford, tous les yeux cherchoient à découvrir le presbytère, on croyoit le voir à chaque pas ; les murs du parc de Rosing bordoient le chemin d’un côté, et Elisabeth sourioit en se rappelant tout ce qu’elle avoit entendu dire de ses habitans.

Enfin l’on aperçut le presbytère ; le jardin le long du chemin, la maison entourée de vertes palissades, et la haie de lauriers ; tout leur disoit que c’étoit bien là l’humble demeure du pasteur.

Mr. Collins et Charlotte parurent sur le seuil de leur maison ; la voiture s’arrêta devant la petite porte du jardin ; ils descendirent au milieu des démonstrations de joie les plus sincères. Mistriss Collins reçut son amie avec le plus vif plaisir, et Elisabeth fut charmée d’être venue, lorsqu’elle se vit accueillie avec tant d’affection. Elle s’aperçut tout de suite que le mariage n’avoit opéré aucun changement dans les manières de son cousin. Ses civilités étoient toujours les mêmes ; il la retint quelques minutes à la porte pour lui demander des nouvelles de toute sa famille fort en détail. Il leur permit ensuite d’entrer dans la maison sans y mettre d’autre retard que celui de leur faire remarquer la propreté de l’entrée, et dès qu’ils furent dans le salon, il leur souhaita une seconde fois avec beaucoup d’ostentation la bienvenue dans son humble demeure, et répéta ponctuellement les offres de raffraîchissemens qu’avoit déjà faites sa femme.

Elisabeth s’étoit préparée à le voir dans toute sa gloire ; elle ne pouvoit s’empêcher de croire qu’en leur faisant remarquer la grandeur de son salon, ses belles proportions et son ameublement, il ne s’adressât particulièrement à elle, souhaitant de lui faire sentir tout ce qu’elle avoit perdu en le refusant ; mais ce fut en vain, quoique tout parut très-propre et très-confortable, il fut impossible à Elisabeth de le gratifier d’aucune apparence de regrets ; elle étoit même étonnée que son amie pût avoir l’air si gai avec un tel époux ; et chaque fois que M. Collins disoit ou faisoit quelque chose dont sa femme pouvoit souffrir, ce qui certainement n’étoit pas rare, elle jetoit involontairement les yeux sur elle : une ou deux fois seulement elle crut distinguer une foible rougeur, mais en général, et c’étoit fort sage, Charlotte n’entendoit et ne voyoit point. Lorsqu’ils eurent admiré tous les meubles de la chambre, depuis le buffet jusqu’au garde-feu, et raconté toutes les particularités de leur voyage et de leur séjour à Londres, M. Collins les engagea à faire le tour du jardin, qui étoit grand, bien tenu et qu’il cultivoit lui-même. Travailler dans son jardin étoit un de ses plus grands plaisirs, et Elisabeth admiroit l’air de bonne foi avec lequel Charlotte disoit que c’étoit un exercice très sain et qu’elle étoit la première à encourager son mari à s’y livrer. M. Collins, en conduisant ses hôtes à travers tous les sentiers, et en leur donnant à peine le temps d’achever les éloges qu’il leur demandoit, leur désignoit chaque point de vue avec un détail si minutieux qu’il leur en faisoit oublier les beautés.

Il étoit capable de compter tous les champs que l’œil embrassoit, et pouvoit dire combien il y avoit d’arbres dans le bois le plus éloigné ; mais de tous les sites que son jardin, le comté même et peut-être le royaume pouvoit offrir, aucun, disoit-il, n’étoit comparable à celui de Rosing, où l’on avoit ménagé une ouverture dans les arbres du parc, en face de la maison, beau bâtiment moderne, bien situé sur une petite colline.

De son jardin, M. Collins vouloit les conduire dans ses deux prairies, mais les dames qui n’avoient pas des chaussures capables de résister à l’humidité d’une blanche gelée, le quittèrent ; et pendant qu’il y conduisoit sir Williams, Charlotte emmena sa sœur et son amie dans la maison, charmée probablement de la leur montrer sans l’aide de son mari. Elle étoit petite, mais bien bâtie, commode et tenue avec un ordre et une propreté dont Elisabeth attribua tout l’honneur à Charlotte ; on pouvoit réellement s’y trouver très-bien lorsqu’on parvenoit à oublier M. Collins, et l’air de contentement de Charlotte fit présumer à Elisabeth que c’étoit souvent le cas.

Elle savoit que Lady Catherine étoit dans le pays, et l’on en parla à dîner. — Oui, Miss Elisabeth, dit M. Collins, vous aurez l’honneur de voir Lady Catherine de Bourgh à l’Église, dimanche prochain, je n’ai pas besoin de vous dire que vous serez enchantée d’elle. Elle est remplie d’affabilité et de condescendance, et je ne doute pas qu’elle ne vous honore de quelqu’attention lorsque le service sera fini ; je crois même pouvoir vous assurer qu’elle vous comprendra vous et ma sœur Marie dans toutes les invitations dont elle nous honorera pendant votre séjour ici. Sa conduite vis-à-vis de ma chère Charlotte est très-aimable. Nous dînons deux fois par semaine à Rosing, et l’on ne nous permet jamais de revenir à pied. La voiture de sa seigneurie est régulièrement commandée pour nous. Je voulois dire, une des voitures de sa seigneurie, car elle en a plusieurs.

— Lady Catherine est une femme respectable et sensée, dit Charlotte, et une voisine remplie d’attentions pour nous.

— C’est vrai, ma chère, c’est positivement ce que je dis ; c’est une femme pour laquelle on ne sauroit avoir trop d’égards et de déférence.

La soirée se passa à parler du Hertfordshire et de tout ce qui s’y étoit passé depuis le départ de Charlotte. Lorsque chacun se fut retiré dans sa chambre, Elisabeth put méditer sur le degré de bonheur dont jouissoit son amie, sur l’adresse avec laquelle elle conduisoit son mari, et sur le calme avec lequel elle le supportoit ; elle anticipa aussi sur la manière dont se passeroit le temps de son séjour à Hunsford, sur la tranquillité de leurs occupations journalières, sur les ennuyeuses interruptions de Mr. Collins, et sur les divertissemens de Rosing. Son imagination un peu vive eut bientôt arrangé tout cela.

Dans la matinée du lendemain, pendant qu’elle étoit remontée dans sa chambre pour se préparer à aller faire une promenade, elle entendit tout-à-coup un tel bruit en bas, qu’on auroit pu croire que toute la maison étoit en confusion. Après avoir écouté quelques instans, elle s’aperçut qu’on montoit avec précipitation l’escalier et qu’on appeloit fortement ; elle ouvrit la porte et trouva Marie toute essoufflée, qui lui cria :

— Ma chère Elisabeth, dépêchez-vous et descendez dans la salle à manger ; il y a quelque chose qu’il faut que vous voyez, mais je ne veux pas vous dire ce que c’est ; dépêchez-vous !

Elisabeth fit quelques questions, mais ce fut inutile, Marie n’en voulut pas dire davantage, elles se précipitèrent dans la salle à manger qui donnoit sur le chemin, et elles virent deux dames dans un petit phaëton, arrêté à la porte du jardin.

— Ah c’est là tout ? s’écria Elisabeth ; je croyois pour le moins que toute la basse-cour s’etoit échappée dans le jardin ; il n’y a là que Lady Catherine et sa fille.

— Non ma chère, reprit Marie, presqu’offensée de la méprise, ce n’est point Lady Catherine, la vieille dame est Mistriss Jenkinson qui demeure chez elle ; l’autre est Miss de Bourgh. Mais regardez quelle pauvre créature c’est ! Qui auroit deviné qu’elle fût si maigre et si petite ?

— Elle est bien impolie de tenir Charlotte dehors par le temps qu’il fait ; pourquoi n’entre-t-elle pas ?

— Oh ! Charlotte dit qu’elle entre rarement dans la maison ; c’est la plus grande des faveurs lorsqu’elle vient faire visite.

— Eh bien ! sa mine me plaît, dit Elisabeth, poursuivant une autre idée ; elle a l’air maladif, elle est bossue, elle lui conviendra parfaitement et sera une excellente femme pour lui.

Mr. Collins et Charlotte étoient tous deux à la porte, faisant la conversation avec ces dames, et Sir Williams étoit, au grand divertissement d’Elisabeth, placé au milieu du sentier qui conduisoit au chemin, dans une sérieuse contemplation des grandeurs qui étoient devant ses yeux, il saluoit chaque fois que les regards de Miss de Bourgh se tournoient de son côté.

Enfin les deux dames partirent et les autres rentrèrent dans le salon. Mr. Collins ne vit pas plutôt les jeunes Miss qu’il les félicita sur leur heureuse étoile, et Charlotte leur communiqua que toute la famille étoit invitée à dîner à Rosing le lendemain.

CHAPITRE XI.

Cette invitation faisoit triompher Mr. Collins. Tout ce qu’il désiroit le plus, étoit une occasion de rendre ses hôtes témoins de la grandeur de sa patrone et de leur faire remarquer sa politesse pour lui et pour sa femme. Cette occasion qui se présentoit si promptement, étoit une nouvelle preuve de la bonté de Lady Catherine qu’il ne se lassoit point d’admirer.

— J’avoue, disoit-il, que je n’aurois point été surpris que sa seigneurie nous eût invités dimanche à prendre le thé et à passer la soirée à Rosing, et même connoissant son affabilité, je m’y attendois ; mais qui auroit pu prévoir une attention comme celle-ci ? Qui auroit pu prévoir que nous recevrions une invitation (et surtout une invitation qui comprend toute la société) pour y dîner si peu de temps après votre arrivée ?

— J’en suis moins surpris que vous, répondit Sir Williams, à cause de l’habitude que j’ai de la manière d’agir des grands, habitude que ma position m’a mis à portée d’acquérir ; ces manières nobles sont très-communes à la cour.

À peine parla-t-on d’autre chose tout le jour et le lendemain que de ce dîner à Rosing. Mr. Collins les prépara soigneusement à tout ce qu’ils devoient voir, afin que tant de beaux salons, tant de domestiques, un dîner si splendide, et tant de rares choses, ne les étonnassent pas trop ; lorsque les dames se préparèrent pour aller s’habiller, il dit à Elisabeth :

— Ne vous inquiétez pas trop de votre toilette ; ma chère cousine, Lady Catherine est loin d’exiger de nous la même élégance qu’elle a, elle et sa fille. Je vous conseille seulement de mettre ce que vous avez de mieux en fait de vêtemens ; il n’y a pas besoin d’autre chose. Lady Catherine ne prendra point mauvaise opinion de vous, parce que vous serez simplement vêtue ; elle aime au contraire que l’on conserve la distinction des rangs.

Pendant qu’elles s’habilloient, il vint trois ou quatre fois frapper à toutes les portes, pour leur recommander de se dépêcher, parce que Lady Catherine n’aimoit pas qu’on la fît attendre pour dîner. Tant de récits sur sa Seigneurie et tout ce qui l’entouroit, finirent par intimider tout-à-fait Marie Lucas, qui étoit inaccoutumée au grand monde, et qui pensoit à son introduction à Rosing avec autant d’émotion que son père en avoit eu jadis pour sa présentation à St.-James.

Le temps étoit fort beau, et il n’y avoit qu’un demi-mille à faire à travers le parc pour arriver à la maison de Lady Catherine. Chaque parc a ses beautés et ses points de vue, et Elisabeth vit beaucoup des choses qui lui plaisoient quoiqu’elle ne pût pas être dans un ravissement continuel, comme Mr. Collins l’auroit désiré ; elle écoutoit surtout fort peu attentivement l’énumération des fenêtres de la face de la maison, et le compte qu’il faisoit de ce que tous les vitraux avoient originairement coûté à Sir Lewis de Bourgh.

En montant les marches du vestibule la frayeur de Maria augmentoit à chaque pas. Sir Williams lui-même n’avoit pas l’air très-rassuré. Le courage d’Elisabeth ne l’abandonna point. Elle n’avoit pas une si haute idée du mérite de Lady Catherine, et pensoit qu’elle pourroit soutenir sans terreur l’éclat de son rang et de sa fortune.

Lorsqu’ils furent dans le vestibule dont Mr. Collins se hâta de leur faire remarquer les belles proportions, ils trouvèrent un domestique qui les conduisit à travers une longue antichambre, au salon où étoient Lady Catherine, sa fille et Mistriss Jenkinson. Sa Seigneurie se leva avec beaucoup d’affabilité pour les recevoir, et comme Mistriss Collins étoit convenue avec son mari que ce seroit elle qui présenteroit son amie et ses parens, elle le fit d’une manière très-convenable, sans aucuns de ces remercîmens et de ces excuses qu’il auroit crus très-nécessaires.

Malgré sa présentation à St.-James et son habitude de la cour et des grands, Sir Williams fut tellement intimidé par l’air de grandeur qui l’entouroit, qu’il n’eut que la force de faire un profond salut, et de prendre un siège sans pouvoir prononcer une parole. Sa fille étoit si effrayée qu’elle s’assit sur le bord de sa chaise, n’osant pas lever les yeux. Elisabeth qui n’avoit aucune émotion, put observer tranquillement les trois dames qui étoient devant elle. Lady Catherine étoit une grande femme assez forte, avec des traits prononcés qui avoient été beaux jadis, son abord n’étoit pas assez prévenant et ses manières assez engageantes pour faire oublier à ses hôtes l’infériorité de leur rang. Elle ne gardoit point un silence glacial, mais tout ce qu’elle disoit, étoit prononcé d’un ton si plein d’autorité et d’importance, qu’Elisabeth se rappela à l’instant l’opinion de Mr. Wikam, et les observations qu’elle fit elle-même, la convainquirent que Lady Catherine étoit bien telle qu’il la lui avoit dépeinte.

Après avoir bien observé la mère, en qui elle crut reconnoître quelques rapports avec Mr. Darcy dans le port et la contenance, elle tourna ses yeux sur la fille et partagea presque l’étonnement de Marie, en la voyant si maigre et si petite. Il n’y avoit aucune ressemblance entre ces deux dames, ni dans la taille, ni dans la figure ; Miss de Bourgh étoit pâle et avoit l’air malade, ses traits, quoique délicats, étoient insignifians, elle parloit fort peu à voix basse, et presque toujours avec Mistriss Jenkinson, dont l’extérieur n’avoit rien de remarquable, elle étoit sans cesse occupée à l’écouter et à lui placer un écran devant les yeux ou un tabouret sous les pieds.

Lorsque les habitans de Hunsford eurent été assis quelques instants, on les conduisit tous à une fenêtre pour admirer la vue ; Mr. Collins leur en faisoit remarquer toute la beauté, et Lady Catherine ne se lassoit point de leur assurer qu’elle étoit encore plus belle en été.

Le dîner fut fort beau, il y avoit bien tous les services et tous les laquais que Mr. Collins avoit annoncés ; et comme il l’avoit aussi prédit, il prit sa place au bout de la table, d’après le désir de sa Seigneurie. Il découpoit, mangeoit et louoit tout avec un plaisir parfait ; chaque mets étoit recommandé à son tour d’abord par Mr. Collins, et ensuite par Sir Williams, qui avoit assez recouvert l’usage de ses sens pour pouvoir répéter ce que disoit son gendre ; Elisabeth s’étonnoit que Lady Catherine eût la patience de supporter tout cela, au contraire, elle paroissoit très-flattée de leur extrême admiration, et sourioit fort gracieusement, surtout lorsque quelques mets sembloient être nouveaux pour eux. La conversation étoit loin d’être animée ; Elisabeth auroit causé très-volontiers, si elle en avoit eu l’occasion, mais elle étoit placée entre Charlotte et Miss de Bourgh ; la première étoit toute occupée à écouter Lady Catherine, et la dernière ne lui dit pas un mot pendant tout le temps du dîner. Mistriss Jenkinson ne paroissoit faire attention qu’à ce que mangeoit Miss de Bourgh, se plaignant qu’elle avoit peu d’appétit, la pressant d’essayer d’autres plats et, craignant qu’elle ne fût indisposée. Marie avoit peur de parler mal-à-propos et n’ouvroit pas la bouche.

Lorsque les dames retournèrent au salon, il fallut écouter Lady Catherine, qui parla sans interruption jusqu’au moment où le café arriva, énonçant son opinion sur tous les sujets, d’un ton qui prouvoit qu’elle n’étoit pas accoutumée à voir discuter les jugemens qu’elle portoit. Elle s’informoit familièrement et fort en détail des affaires domestiques de Charlotte et lui donnoit beaucoup de conseils sur la manière dont elle devoit se conduire ; elle lui indiquoit comment chaque chose devoit se faire dans un aussi petit ménage que le sien, et poussoit ses instructions jusque sur les soins qu’il falloit donner à la basse-cour, au troupeau etc. etc. Elisabeth s’aperçut que rien de ce qui pouvoit lui fournir l’occasion de diriger les autres, n’étoit indigne de l’attention de cette grande dame ; elle interrompoit quelquefois sa conversation avec Mistriss Collins, pour adresser une foule de questions à Marie et à Elisabeth, mais particulièrement à cette dernière, dont elle connoissoit moins les relations et qui paroissoit une douce et jolie personne, comme elle en faisoit l’observation à Mistriss Collins. Elle lui demanda à plusieurs reprises, combien elle avoit de sœurs ? si elles étoient plus jeunes ou plus âgées qu’elle ? s’il y en avoit qui dussent bientôt se marier ? si elles étoient jolies ? quelle espèce d’équipage son père avoit ? quel étoit le nom de famille de sa mère ? Elisabeth sentoit fort bien l’impertinence de toutes ces questions ; cependant elle y répondoit avec calme.

— La terre de votre père est, je crois, substituée à Mr. Collins ? lui disoit Lady Catherine. J’en suis bien aise pour vous, ajoutoit-elle, en se tournant vers Charlotte, mais d’ailleurs je trouve très-injuste de priver par des substitutions les lignes féminines de la possession des terres. Ce n’étoit point ainsi qu’on agissoit dans la famille de Sir Lewis de Bourgh. Chantez-vous, jouez-vous du piano, Miss Bennet ?

— Un peu.

— Oh ! alors une fois ou une autre, nous aurons le plaisir de vous entendre ; notre instrument est un des plus parfaits ; probablement il est supérieur à celui que vous possédez. Vous l’essayerez un jour. Vos sœurs sont-elles aussi musiciennes ?

— Une d’elles.

— Pourquoi ne le sont-elles pas toutes ? Les Miss Webb sont toutes musiciennes, et cependant leur père a encore moins de fortune que le vôtre. Dessinez-vous ?

— Non, point du tout.

— Quoi ? aucune de vous ?

— Aucune.

— C’est très-extraordinaire ! Mais je suppose que c’est parce que vous ne pouviez avoir de maîtres. Votre mère auroit dû vous mener tous les printemps à Londres pour vous procurer quelques leçons de bons maîtres.

— Ma mère ne s’y seroit point opposée, mais mon père déteste Londres.

— Votre gouvernante vous a-t-elle déjà quittées ?

— Nous n’avons jamais eu de gouvernante.

— Jamais eu de gouvernante ! comment cela est-il possible ? Cinq filles élevées à la maison sans gouvernante ? Je n’avois encore jamais vu cela. Votre mère doit avoir été bien esclave tout le temps de votre éducation.

Elisabeth put à peine s’empêcher de rire en l’assurant que ce n’avoit point été le cas.

— Mais alors qui vous donnoit des leçons ? Qui vous dirigeoit ? Sans gouvernante ! Vous devez avoir été bien négligées ?

— Je crois que nous l’avons été comparativement à d’autres jeunes filles, qu’on ne quitte jamais des yeux. Mais celles de nous qui avoient le désir de s’instruire, en ont toujours eu les moyens. On nous a toujours exhortées à lire et à nous occuper, et nous avons eu tous les maîtres qui nous étoient nécessaires ; celles qui aimoient mieux ne rien faire, le pouvoient certainement.

— Ah ! il n’y a pas de doute, et c’est ce qu’une gouvernante peut empêcher. Si j’avois connu votre mère, je l’aurois fortement engagée à en prendre une. Je soutiens toujours qu’on ne peut réussir en fait d’éducation, sans une manière d’instruire ferme et régulière, et l’on ne peut l’avoir qu’avec le secours d’une gouvernante ; c’est prodigieux à combien de familles, j’ai eu l’occasion d’être utile de cette manière-là ! Je suis toujours bien aise de placer une jeune personne. Quatre nièces de Mistriss Jenkinson ont été parfaitement placées par moi. Encore l’autre jour, je recommandai particulièrement une jeune femme dont on m’avoit parlé par hasard, et l’on a été fort content d’elle. Mistriss Collins, vous ai-je dit que Lady Melcalfe est venue hier pour me remercier, elle dit que Miss Pope est un trésor. Y a-t-il de vos sœurs cadettes qui aillent déjà dans le monde, Miss Bennet ?

— Oui, Madame, elles y vont toutes.

— Toutes ? Quoi, cinq dans le monde en même temps ? C’est très-étrange ! Et vous n’êtes que la seconde ? Jamais je n’ai vu qu’on menât les sœurs cadettes dans le monde avant que l’aînée fût mariée ! Elles doivent être très-jeunes.

— La cadette n’a pas encore seize ans. Peut-être est-elle trop jeune pour aller souvent dans le monde ; mais réellement, Madame, je trouve qu’il est bien injuste que les sœurs cadettes ne puissent avoir leur part des plaisirs du monde, si les aînées n’ont pas les moyens ou le désir de se marier de bonne heure. Le dernier-né a, il me semble, autant de droits aux plaisirs que le premier, et se voir renfermée pour un tel motif, ne seroit pas très-propre à augmenter la tendresse des sœurs les unes pour les autres.

— Mais vraiment, dit sa Seigneurie vous énoncez votre opinion d’une manière bien décidée pour une si jeune personne. Je vous prie, quel âge avez-vous ?

— Avec trois sœurs cadettes qui sont déjà de grandes personnes, répondit Elisabeth en souriant, votre Seigneurie ne doit pas espérer que je le dise.

Lady Catherine parut très-étonnée de ne pas recevoir de réponse positive, et Elisabeth soupçonna qu’elle étoit la première qui eût osé plaisanter avec son impertinente dignité.

— Je suis sûre que vous ne pouvez avoir plus de vingt ans, ainsi vous n’avez pas besoin de cacher votre âge.

— Je n’ai pas encore vingt et un ans.

Lorsque les hommes eurent rejoint les dames, et qu’on eut fini de prendre le thé, on apporta les tables à jouer. Lady Catherine, Sir Williams, Mr. et Mistriss Collins firent un quadrille, et comme Miss de Bourgh désira jouer au cassino, les deux jeunes personnes eurent l’honneur d’aider Mistriss Jenkinson à faire sa partie ; leur table fut extrêmement silencieuse, à peine prononça-t-on une parole qui n’eut pas rapport au jeu, excepté cependant lorsque Mistriss Jenkinson exprimoit ses craintes sur ce que Miss de Bourgh eût trop chaud ou trop froid, et pas assez ou trop de lumière. On étoit plus animé à l’autre table. Lady Catherine parloit toujours, relevant les fautes des trois autres et racontant des anecdotes sur elle-même ; Mr. Collins étoit fort occupé à approuver tout ce que disoit sa Seigneurie, la remerciant à chaque fiche qu’elle lui payoit et faisant mille excuses lorsqu’il croyoit trop gagner. Sir Williams parloit peu et écoutoit beaucoup, il se chargeoit la mémoire des anecdotes de Lady Catherine et des grands noms qu’elle prononçoit.

Lorsque Lady Catherine et sa fille furent fatiguées, on emporta les tables et on offrit la voiture à Mistriss Collins qui l’accepta avec reconnoissance ; on donna l’ordre d’atteler, et la société se rassembla autour du feu pour entendre ce que Lady Catherine décideroit sur le temps qu’il feroit le lendemain, mais l’arrivée du carosse interrompit cette intéressante conversation, et l’on se sépara avec beaucoup d’humbles remercîments de la part de Mr. Collins, et autant de profondes révérences de Sir Williams. Il ne furent pas plutôt hors de la cour qu’Elisabeth fut interpellée par son cousin pour dire son opinion sur tout ce qu’elle avoit vu à Rosing ; elle l’énonça, par égard pour Charlotte, d’une manière plus favorable qu’elle ne l’étoit réellement ; mais les éloges qu’elle donna à Rosing et à ses maîtresses, malgré les efforts qu’ils lui coûtèrent, ne satisfirent point Mr. Collins qui fut obligé d’entonner lui-même les louanges de sa Seigneurie.


CHAPITRE XII.

Une semaine de séjour à Hunsford fut suffisante pour convaincre Sir Williams que sa fille étoit fort heureuse, et qu’elle avoit un mari et des voisins comme il y en avoit peu. Mr. Collins avoit consacré ses matinées à le mener promener dans son petit cabriolet, pour lui faire connoître le pays. Lorsqu’il fut parti, chacun reprit ses occupations ordinaires, et Elisabeth fut charmée de voir que l’absence de Sir Williams ne leur procuroit pas plus fréquemment la compagnie de Mr. Collins, car il passoit la plus grande partie de la matinée, ou à travailler à son jardin, ou à lire et à écrire dans son cabinet, ou aussi à se mettre à sa fenêtre qui avoit vue sur le chemin ; la chambre où les dames se tenoient, étoit assez retirée ; Elisabeth avoit été d’abord étonnée que Charlotte n’eût pas préféré pour l’usage journalier la salle à manger qui étoit plus agréablement située, mais elle s’aperçut bientôt que son amie avoit eu d’excellentes raisons, car Mr. Collins auroit passé moins de temps dans sa chambre, si celle où se tenoient les dames eût été plus gaie ; elle en sut bon gré à Charlotte.

Elles ne savoient donc que par Mr. Collins combien d’équipages avoient passé dans la journée, et il ne manquoit point de les instruire lorsqu’il avoit vu le phaëton de Miss de Bourgh, quoique cela arrivât presque tous les jours. Elle s’arrêtoit souvent devant la porte du presbytère et avoit une conversation de quelques minutes avec Charlotte ; il étoit rare qu’on pût l’engager à entrer dans la maison.

Il ne se passoit presque pas de jour où Mr. Collins n’allât à Rosing, et très-souvent sa femme se croyoit obligée de l’y accompagner. Elisabeth ne comprit comment ils pouvoient perdre tant de tems à cela, qu’en supposant qu’il y avoit peut-être d’autres bénéfices à disposer dans la famille de Bourgh. Lady Catherine les honoroit quelquefois de ses visites, et alors rien n’échappoit à ses observations. Elle examinoit ce que les dames faisoient, regardoit tous leurs ouvrages, et leur conseilloit toujours de faire différemment ; elle voyoit quelques défauts à l’ameublement ou découvroit les négligences des domestiques ; enfin si elle acceptoit quelques rafraîchissemens, elle sembloit le faire uniquement parce qu’elle trouvoit les provisions de sirop et de confitures de Mistriss Collins trop considérables pour son ménage.

Elisabeth s’aperçut que quoique sa Seigneurie ne fût pas juge de paix, elle étoit cependant le magistrat le plus actif de sa paroisse : les plus petites affaires lui étoient présentées par Mr. Collins. S’il y avoit quelques paysans qui se querellassent, qui fussent mécontens ou dans la misère, elle se transportoit tout de suite chez eux, pour régler leurs différens, imposer silence à leurs plaintes et les gronder afin de leur faire prendre la pauvreté en patience.

Le plaisir de dîner à Rosing se répétoit environ deux fois la semaine ; depuis qu’on avoit perdu Sir Williams, il n’y avoit plus qu’une table à jouer, et les divertissemens étoient peu variés. Le genre de vie que menoient les gens du voisinage étant au-dessus des facultés des Collins, ils les voyoient très-peu ; ce n’étoit pas une privation pour Elisabeth, et au fait, elle passoit son temps assez agréablement. Elle avoit souvent des conversations intéressantes avec Charlotte ; et le temps étoit si beau pour la saison, qu’elle pouvoit se promener beaucoup. Sa promenade favorite, où elle se retiroit souvent lorsque ses amies alloient faire leurs visites à Rosing, étoit la partie du bois qui bordoit le parc ; elle avoit découvert là un petit sentier, dédaigné de tout le monde, où il lui sembloit qu’elle étoit un peu à l’abri de la curiosité de Lady Catherine.

Elle passa ainsi les premiers quinze jours de sa visite à Hunsford, cependant Pâques approchoit, et devoit amener à Rosing une augmentation de société très-importante pour un si petit cercle. Peu après son arrivée, Elisabeth avoit appris qu’on attendoit Mr. Darcy ; quoiqu’il fût l’un des hommes qu’elle aimât le moins, cependant l’idée de voir quelqu’un de nouveau, lui faisoit plaisir ; elle pensoit aussi qu’elle pourroit peut-être, par sa conduite auprès de sa cousine, juger si les desseins de Miss Bingley sur lui étoient sans espérance. Il étoit évident que Lady Catherine lui destinoit sa fille, elle parloit de lui dans les termes de la plus haute considération, elle l’attendoit avec impatience et paroissoit même un peu fâchée qu’Elisabeth et Miss Lucas l’eussent déjà vu souvent.

Son arrivée ne pouvoit manquer d’être bientôt sue au Presbytère, car Mr. Collins se promena toute la matinée sur le chemin, afin de le voir le premier ; après avoir fait son salut au moment où la voiture entra dans le parc, il revint à la hâte chez lui apportant cette grande nouvelle. Dès le lendemain, il s’empressa d’aller à Rosing pour rendre ses devoirs ; deux neveux de Lady Catherine y avoient des droits ; car Mr. Darcy avoit amené le Colonel Fitz-Williams, fils cadet de Lord ** son oncle. À la grande surprise de tout le monde, ces Messieurs accompagnèrent Mr. Collins. Charlotte les avoit vus traverser le chemin de la chambre de son mari, et courant tout de suite dans l’autre, elle annonça à ses compagnes l’honneur qu’elles alloient avoir.

— Je vous remercie, Elisa, dit-elle, pour la politesse que vous me valez de Mr. Darcy. Sans vous il ne seroit pas venu si vîte.

Elisabeth avoit à peine eu le temps de nier ses droits à ce compliment, qu’on entendît la cloche de la porte et bientôt après ces trois Messieurs entrèrent dans la chambre. Le Colonel Fitz-Williams qui se présenta le premier, étoit un homme d’une trentaine d’années ; sans être régulièrement beau, il avoit une figure agréable et l’air très comme il faut. Mr. Darcy n’avoit point changé depuis son séjour à Netherfield ; il salua Mistriss Collins avec sa réserve ordinaire, et quels que fussent ses sentimens pour son amie, il la revit avec le plus grand calme. Elisabeth de son côté le salua sans lui dire un mot.

Le Colonel Fitz-Williams commença la conversation avec l’aisance d’un homme du monde ; il parla très-agréablement. Mr. Darcy, après avoir adressé quelques mots à Mistriss Collins sur sa maison et son jardin, s’assit et resta quelque temps sans parler à personne ; enfin cependant sa politesse l’emporta jusqu’à demander à Elisabeth des nouvelles de sa famille. Elle lui répondit d’une manière fort naturelle, et après un moment de silence, elle ajouta :

— Ma sœur aînée a passé ces trois derniers mois à la ville ; ne l’avez-vous jamais rencontrée ?

Elle savoit positivement que non, mais elle vouloit voir s’il ne laisseroit rien échapper sur ce qui s’étoit passé entre Jane et Miss Bingley. Elle crut remarquer qu’il étoit un peu embarrassé, en répondant qu’il n’avoit pas été assez heureux pour rencontrer Miss Bennet ; le sujet fut promptement abandonné, et peu après ses Messieurs prirent congé.


CHAPITRE XIII.

Le Colonel Fitz-Williams plut beaucoup aux habitans du Presbytère, et les dames avouèrent que sa présence devoit rendre leurs visites à Rosing beaucoup plus agréables. Il se passa cependant quelques jours, sans qu’elles reçussent d’invitation. Depuis qu’il y avoit du monde elles y étoient moins nécessaires, et ce ne fut que le jour de Pâques qu’on les honora de quelque attention. En sortant de l’église, on les pria de venir passer la soirée au château. Il y avoit près d’une semaine que ces Messieurs étoient arrivés, depuis lors on avoit très-peu vu Lady Catherine et sa fille ; le Colonel Fitz-Williams étoit venu plusieurs fois au Presbytère, mais on n’avoit revu Mr. Darcy qu’à l’église.

L’invitation fut acceptée comme on le faisoit toujours, car on n’imaginoit pas pouvoir jamais refuser, et à l’heure convenable, toute la famille de Hunsford arriva dans le salon de Lady Catherine. Sa Seigneurie les reçut poliment, mais il étoit clair que leur société ne lui étoit point si agréable que lorsqu’elle étoit seule ; elle étoit toute occupée de ses neveux, surtout de Darcy, qu’elle entretenoit plus qu’aucune des autres personnes qui étoient dans la chambre.

Le Colonel Fitz-Williams parut charmé de les voir ; toutes les visites qui arrivoient à Rosing, étoient pour lui une heureuse distraction, et la jolie amie de Mistriss Collins lui plaisoit surtout beaucoup. Il s’assit à côté d’elle, la conversation roula sur les comtés de Kent et de Hertford, sur voyages, sur la vie sédentaire, sur quelques livres nouveaux, sur la musique, etc., il parla avec tant d’agrémens qu’Elisabeth ne s’étoit jamais tant amusée dans cette chambre. Leur conversation étoit si gaie, si animée, qu’elle attira l’attention de Lady Catherine et même celle de Mr. Darcy dont les yeux se tournoient fréquemment sur eux avec l’expression de la curiosité. Que dites-vous, Fitz-Williams ? s’écria enfin Lady Catherine à haute voix : de quoi parlez-vous ? Que dites-vous, Miss Bennet ? de quoi est-il donc question ?

— Nous parlons de musique, Madame, dit Fitz-Williams, lorsqu’il ne put plus éviter de répondre.

— De musique ! Oh, parlez plus haut, je vous prie ; de tous les sujets c’est celui que je préfère. Je dois prendre part à votre conversation, car il y a peu de gens en Angleterre, je crois, qui jouissent plus de la musique que moi, et qui en aient plus véritablement le goût. Si je l’avois apprise, je serois devenue d’une très-grande force ; Anne aussi, si sa santé lui avoit permis de s’y appliquer, je suis persuadée qu’elle auroit joué délicieusement. Georgina, a-t-elle fait des progrès, Darcy ?

Mr. Darcy assura que sa sœur avoit fait de très-grands progrès.

— Je suis bien aise d’apprendre cela, répondit Lady Catherine : dites-lui de ma part, je vous prie, qu’elle ne peut pas espérer de devenir forte, si elle ne s’exerce pas beaucoup.

— Je vous assure, Madame, qu’elle n’a pas besoin de ce conseil, elle travaille constamment.

— Tant mieux, elle ne sauroit trop le faire, et lorsque je lui écrirai, je lui recommanderai de ne pas se négliger. Je répète fréquemment aux jeunes personnes que la supériorité dans la musique ne peut s’acquérir que par une pratique constante. J’ai dit plusieurs fois à Miss Bennet qu’elle ne joueroit réellement pas mal si elle s’exerçoit plus souvent, et comme Mistriss Collins n’a point d’instrument, elle sera la très-bien reçue ici. Je lui ai dit de venir tous les jours jouer sur le piano qui est dans la chambre de Mistriss Jenkinson, elle ne gênera personne dans cette partie de la maison, vous comprenez ?

Mr. Darcy eut l’air un peu honteux, de ce manque de tact de sa Tante et ne répondit rien. Après le thé, le Colonel Fitz-Williams rappela à Elisabeth qu’elle lui avoit promis de jouer quelque-chose, elle alla tout de suite s’asseoir au piano et il prit une chaise à côté d’elle. Lady Catherine écouta la moitié d’une romance, puis recommença à parler à son autre neveu, jusqu’à ce que ce dernier, s’éloignant d’elle, s’avança vers le piano et se plaça de manière à bien voir la belle musicienne. Elisabeth se tourna vers lui à la première pause, et lui dit avec un sourire malin :

— Vous espérez sans doute m’intimider, Monsieur Darcy, en venant ainsi d’un air si décidé à m’écouter ? malgré la supériorité de votre sœur, je n’aurai point peur ; j’ai un certain entêtement qui ne me permet pas d’être intimidée selon la volonté des autres. Mon courage augmente à proportion des efforts que l’on fait pour l’abattre.

— Je ne vous dirai point que vous vous trompez, car je sais que vous ne pouvez pas vous imaginer que j’ai l’intention de vous intimider ; mais j’ai le plaisir de vous connoître depuis assez long-temps, pour savoir que vous vous plaisez souvent à avancer des choses que vous ne croyez pas.

Elisabeth se mit à rire de tout son cœur de cette peinture d’elle-même, et se tournant vers le Colonel Fitz-Williams elle lui dit : — Votre cousin vous donnera une charmante idée de moi ; il vous enseignera à ne pas croire un mot de ce que je dis. Je suis bien malheureuse d’avoir rencontré quelqu’un si fort en état de faire connoître mon véritable caractère, dans une partie du monde où j’avois espéré me faire passer pour digne de foi. En vérité, Mr. Darcy, il est bien peu généreux à vous de raconter tout ce que vous avez appris sur mon compte dans le Hertfordshire. Permettez-moi aussi de vous dire que cela n’est pas prudent ; c’est me provoquer à user de représailles, et il pourroit en résulter des choses que vos parens aimeroient mieux ne pas entendre.

— Je ne vous crains pas, dit-il en souriant.

— Je vous en prie, s’écria le Colonel Fitz-Williams, dites-moi de quoi vous l’accusez ; je veux savoir comment il se conduit avec les étrangers.

— Vous saurez donc… Mais préparez-vous à une terrible accusation. La première fois que je le vis, c’étoit dans le Hertfordshire à un bal, et que croyez-vous qu’il fît à ce bal ? — Il ne dansa que quatre fois ! Je suis fâchée de vous faire de la peine, mais cela est ainsi ; il ne dansa donc que quatre fois, quoiqu’il y eût fort peu d’hommes et plusieurs jeunes personnes de ma connoissance sur les banquettes faute de danseurs. Mr. Darcy, vous ne pouvez nier le fait ?

— Je n’avois l’honneur de connoître que les dames avec lesquelles j’étois venu.

— C’est vrai !… Et l’on ne peut point se faire présenter dans un bal ? Eh bien, Colonel Fitz-Williams, que dois-je jouer ? mes doigts attendent vos ordres.

— Peut-être aurois-je mieux fait de chercher à me faire présenter ; mais je ne sais pas me mettre en avant, et me faire valoir aux yeux des étrangers.

— Demanderons-nous à votre cousin l’explication de ces paroles ? dit Elisabeth à Fitz-Williams : lui demanderons-nous pourquoi un homme raisonnable, qui a reçu une bonne éducation, qui a vécu dans le monde, ne sait pas se présenter devant des étrangers ?

— Je puis répondre à votre question sans avoir recours à lui, dit Fitz-Williams ; c’est parce qu’il ne veut pas s’en donner la peine.

— Certainement, dit Darcy, je n’ai pas le talent qu’ont quelques personnes, de lier facilement conversation avec des gens qu’elles n’ont encore jamais vus ; je ne puis, comme elles, saisir leur genre d’esprit, ni avoir l’air de m’intéresser à ce qui les regarde.

— Mes doigts ne parcourent pas cet instrument d’une manière aussi brillante que ceux de bien d’autres femmes, dit Elisabeth ; ils n’ont pas la même force, la même rapidité et ne produisent pas les mêmes effets ; mais aussi je suppose que c’est ma faute, parce que je n’ai pas pris la peine de les exercer ; je ne pense pas qu’ils eussent été moins capables que ceux des autres femmes de parvenir à une exécution supérieure.

Darcy sourit, et dit : — Vous avez parfaitement raison, mais vous avez beaucoup mieux employé votre temps, et tous ceux qui vous entendront, devront avouer qu’il ne vous manque rien.

Ici ils furent interrompus par Lady Catherine qui les interpella pour savoir de quoi ils parloient. Elisabeth se remit tout de suite à jouer, Lady Catherine s’approcha, et après l’avoir écoutée quelques minutes, elle dit à Darcy :

— Miss Bennet ne joueroit point mal du tout, si elle s’exerçoit davantage et si elle pouvoit avoir un maître de Londres. Elle a une bonne méthode, mais elle n’a pas autant de goût qu’Anne. Anne auroit été une délicieuse musicienne, si sa santé lui avoit permis d’apprendre la musique.

Elisabeth regarda Darcy pour savoir s’il approuvoit de bon cœur les éloges donnés à sa cousine, mais ni dans ce moment, ni dans aucun autre, elle ne put apercevoir le plus léger symptôme d’amour, et cependant de toute sa conduite avec Miss de Bourgh, elle ne put tirer aucune conclusion en faveur de Miss Bingley.

Lady Catherine continua ses observations sur la manière de jouer d’Elisabeth, les entremêlant toujours de beaucoup de conseils sur le goût et l’exécution ; Elisabeth les reçut avec politesse, et à la prière des deux cousins resta au piano, jusqu’au moment où la voiture de sa Seigneurie fut prête à les remmener.


CHAPITRE XIV.

Le lendemain matin, Elisabeth écrivoit à Jane, pendant que Mistriss Collins et Marie étoient allées au village pour quelques affaires, lorsqu’un coup frappé à la porte, signe certain d’une visite, la fit tressaillir ; quoiqu’elle n’eût point entendu de voiture, elle pensa qu’il étoit cependant possible que ce fût Lady Catherine : elle cachoit sa lettre à moitié faite, pour éviter ses impertinentes questions, lorsque la porte en s’ouvrant laissa voir Mr. Darcy.

Il parut fort surpris de la voir seule, lui fit mille excuses d’être entré, en l’assurant qu’il avoit cru trouver aussi les autres dames avec elle.

Il s’assit cependant, et lorsqu’elle lui eut demandé des nouvelles des habitans de Rosing, n’ayant plus rien à dire, elle eut la crainte de tomber dans un silence parfait. Il étoit cependant absolument nécessaire de parler, et dans son embarras, se souvenant que la dernière fois qu’elle l’avoit vu, c’étoit dans le Hertfordshire, elle éprouva une vive curiosité de savoir comment il expliqueroit le départ précipité des habitans de Netherfield.

— Vous avez quitté Netherfield bien promptement l’automne dernier, lui dit-elle. Mr. Bingley aura été agréablement surpris de vous voir arriver à Londres si peu de temps après lui ; car, si je m’en souviens bien, son départ n’a précédé le vôtre que d’un seul jour. J’espère que ses sœurs et lui étoient en bonne santé lorsque vous avez quitté Londres ?

— Parfaitement, je vous remercie.

Elle vit qu’elle n’obtiendroit pas de réponse, et, après un moment de silence, elle ajouta :

— Je crois avoir ouï dire que Mr. Bingley n’a pas l’intention de retourner à Netherfield ?

— Je ne lui ai point entendu dire cela. Mais à l’avenir il est probable qu’il y passera peu de temps. Il a beaucoup d’amis, et il est dans l’âge où le nombre des relations et les engagemens, qui en sont la conséquence, vont toujours en croissant.

— S’il pense ne pouvoir habiter Netherfield que rarement, il seroit plus avantageux, pour le voisinage, qu’il quittât tout-à-fait cette maison ; car alors nous pourrions espérer de voir quelque autre famille s’y établir ; cependant, comme Mr. Bingley ne l’a pas louée pour les convenances du voisinage, mais probablement pour les siennes, nous devons nous attendre qu’il la gardera ou la quittera d’après le même principe.

— Je ne serois point étonné qu’il la sous-louât, dit Darcy, si on lui faisoit une offre convenable.

Elisabeth ne répondit pas ; elle craignit, en lui parlant trop long-temps de son ami, qu’il ne s’aperçût de l’intérêt qu’elle y mettoit. N’ayant rien à lui dire, elle se décida à lui laisser la peine de trouver un autre sujet de conversation.

— Cette maison, dit-il, me semble commode et agréable ; je crois que Lady Catherine y fit beaucoup de réparations lorsque Mr. Collins arriva à Hunsford.

— Je le crois aussi ; elle ne pouvoit faire un meilleur emploi de sa bonté.

— Mr. Collins paroît avoir été fort heureux dans le choix d’une épouse ?

— Oui, en vérité. Ses amis doivent être fort contens qu’il ait rencontré une des femmes les plus sensées, d’entre celles qui pouvoient se résoudre à accepter sa main. Mon amie a un jugement parfait, quoique je ne puisse pas citer son mariage comme une preuve de la vérité de cet éloge ; elle paraît cependant parfaitement heureuse. Il est vrai que, sous le rapport des convenances, c’est un très-bon mariage.

— Il doit être fort agréable pour elle d’être établie à une si petite distance de sa famille et de ses amis.

— Vous appelez cela une petite distance ? il y a presque cinquante milles.

— Oui, j’appelle cela une très-petite distance. Qu’est-ce que cinquante milles avec de bons chemins ? c’est un peu plus d’une demi-journée de route.

— Eh bien ! je n’aurois jamais considéré cela comme un des avantages de ce mariage ; je n’aurois jamais imaginé que Mr. Collins fût établi près de sa famille !

— C’est une preuve de l’attachement que vous avez pour la vôtre, et pour le Herfordshire. Tout ce qui n’est pas positivement dans le voisinage de Longbourn vous paroît éloigné, je suppose ?

Il avoit une espèce de sourire en disant cela, qu’Elisabeth crut comprendre ; elle s’imagina qu’il pensoit à Jane et à Netherfield, et rougit en répondant : — Je ne veux pas dire qu’une femme ne puisse s’établir loin de sa famille ; mais l’éloignement est presque toujours relatif, et peut dépendre de beaucoup de circonstances différentes. Lorsque la fortune permet de voyager souvent, l’éloignement n’est plus un mal ; mais ce n’est pas le cas-ci. Quoique Mr. et Mistriss Collins jouissent d’un honnête revenu, il ne leur permettroit cependant pas de faire de fréquens voyages, et je suis persuadée que Charlotte ne se croiroit établie près de sa famille, que lorsqu’elle seroit à moitié de cette distance.

Mr. Darcy approcha alors sa chaise de la sienne, et lui dit : — Vous n’avez pas de droits, je pense, à prétendre à un attachement aussi fort ; car vous n’avez sûrement pas toujours vécu à Longbourn ?

Elisabeth parut un peu surprise. Darcy retirant sa chaise à l’instant, saisit une gazette sur la table, et eut l’air de la parcourir :

— Le comté de Kent vous plaît-il ? ajouta-t-il ensuite d’un ton plus calme.

Elisabeth répondit quelques mots, mais l’entretien fut bientôt interrompu par le retour de Charlotte et de sa sœur. Ce tête-à-tête les surprit. Mr. Darcy leur raconta par quelle erreur il étoit entré auprès de Miss Bennet, et, après être resté encore quelques minutes, il se retira.

— Que signifie cela ? dit Charlotte, aussitôt qu’il fut sorti ; il est sûrement amoureux de vous, ma chère Elisabeth, autrement il ne viendroit point chez nous d’une manière aussi familière ; mais Elisabeth la dissuada bientôt en lui racontant combien sa visite avoit été silencieuse, et elles s’accordèrent toutes les deux à l’attribuer au désœuvrement où il étoit, et à l’embarras de trouver quelque chose à faire. Dans cette saison tous les travaux de la campagne étoient finis ; il y avoit, au château, un billard, des livres, et Lady Catherine elle-même ; mais les hommes ne peuvent pas rester toujours à la maison, et, à la distance où étoit le Presbytère, les deux cousins pouvoient trouver, dans la promenade, et le plaisir de voir ceux qui y demeuroient, une distraction suffisante pour les y attirer presque tous les jours.

Ils venoient quelquefois le matin, quelquefois le soir, ensemble ou séparément, et, quelquefois aussi, accompagnés de leur tante. Il étoit clair que le colonel Fitz-Williams venoit, parce qu’il se plaisoit dans leur société ; ce qui le faisoit paroître encore plus aimable. Le plaisir qu’Elisabeth trouvoit à être avec lui, l’admiration qu’il avoit pour elle, lui rappeloient son premier favori Georges Wikam ; et, quoiqu’elle ne trouvât pas, dans les manières du colonel, une douceur aussi séduisante, elle reconnoissoit cependant qu’il avoit l’esprit plus cultivé.

Il étoit beaucoup plus difficile de deviner pourquoi M. Darcy venoit si souvent au Presbytère. Il n’étoit pas probable que ce fût pour la société, car il restoit fréquemment dix minutes sans ouvrir la bouche, et, lorsqu’il parloit, il sembloit que ce fût plutôt par devoir que par plaisir. Il s’animoit rarement ; Mistriss Collins, comme maîtresse de maison, en étoit souvent embarrassée. Le colonel, tout en riant de la taciturnité de son cousin, assuroit qu’il étoit souvent très-différent, ce qu’elle n’auroit jamais deviné, et ce qu’elle avoit même de la peine à croire ; elle auroit voulu pouvoir attribuer ce changement à l’amour qu’elle auroit tant désiré qu’il ressentît pour son amie ; elle l’étudioit sérieusement, et l’observoit avec soin chaque fois qu’elles alloient à Rosing, ou qu’il venoit lui-même à Hunsford ; cependant, le résultat de ses observations ne flattoit point ses vœux ; sûrement les yeux de Mr. Darcy étoient souvent tournés sur Elisabeth, mais on pouvoit contester l’expression de ce regard ; c’étoit un regard scrutateur, et quelquefois l’observateur le plus impartial auroit cru y voir autant de distraction que d’admiration.

Deux ou trois fois Mistriss Collins avoit insinué à Elisabeth que Mr. Darcy étoit prévenu en sa faveur, mais celle-ci avoit toujours ri de cette idée, et Charlotte n’avoit pas voulu s’appesantir sur ce sujet, dans la crainte de faire naître des espérances qui pouvoient être trompées par la suite ; car, dans son opinion, elle ne mettoit pas en doute que l’aversion de son amie pour Mr. Darcy, ne s’évanouît du moment où elle se croiroit aimée. Dans ses plans de bonheur pour Elisabeth, Mistriss Collins auroit bien désiré de lui voir épouser le colonel Fitz-Williams ; il étoit, sans contredit le plus aimable, sa position dans le monde étoit digne d’envie, et il étoit rempli d’admiration pour elle ; mais d’un autre côté Mr. Darcy avoit le droit de conférer plusieurs bénéfices, et son cousin n’en avoit point à donner.


CHAPITRE XV.

Dans ses promenades autour du parc, Elisabeth avoit plusieurs fois rencontré Mr. Darcy, il est vrai, tout-à-fait inopinément ; pour prévenir le malheureux hasard qui l’avoit amené dans des lieux si solitaires, elle prit soin de l’avertir que c’étoit sa promenade favorite ; maintenant qu’il le sait, pensoit-elle, ce seroit bien étrange qu’il y revînt : c’est cependant ce qu’il fit. On ne pouvoit plus en accuser un mauvais sort ; il sembloit que ce fût un châtiment volontaire qu’il s’infligeoit pour expier quelque péché secret ; car, dans ces cas-là, il ne se contentoit pas de prononcer simplement quelques phrases de politesse et puis de passer outre, comme il auroit pu le faire, mais il se croyoit obligé de se promener avec elle, et quelquefois de retourner sur ses pas ; il parloit peu, et la conversation étoit souvent languissante, car Elisabeth ne se donnoit pas non plus beaucoup de peine pour la soutenir. Elle fut frappée de quelques questions qu’il lui fit dans une de ces promenades, sur le plaisir qu’elle avoit d’être à Hunsford ; sur son goût pour les promenades solitaires ; sur ce qu’elle pensoit du bonheur de Mistriss Collins ; sur Rosing ; et comme elle dit qu’elle ne connoissoit pas très-bien la maison, il parut croire que, lorsqu’elle reviendroit dans le comté de Kent, elle y demeureroit… Tout cela étoit bien étrange ! Vouloit-il faire quelque allusion à son mariage avec le colonel Fitz-Williams ? Elle commençoit à être fort embarrassée, et fut bien aise, dans ce moment, de se trouver à la porte du parc, qui étoit en face du Presbytère.

Un autre jour que, pendant sa promenade, elle étoit occupée à relire une lettre de Jane, et qu’elle méditoit quelques passages qui lui prouvoient qu’elle n’étoit pas dans une heureuse disposition d’esprit en lui écrivant, elle rencontra le colonel Fitz-Williams ; fermant sa lettre précipitamment, et s’efforçant de sourire, elle lui dit :

— Je ne croyois pas que vous vinssiez jamais ici.

— J’ai fait le tour entier du parc, dit-il ; je le fais une fois toutes les années, et je me proposois de le terminer par une visite au Presbytère. Allez-vous loin ?

— Non, j’y retournais ; et ils revinrent ensemble à Hunsford.

— Est-il bien décidé que vous quittiez Rosing samedi, dit-elle ?

— Oui, si Darcy ne renvoie pas encore ; je suis à sa disposition ; il arrange les choses comme il lui plaît.

— S’il n’est pas capable de prendre plaisir à quelque chose, au moins a-t-il la grande satisfaction de n’être gêné par personne ; je ne connois aucun homme qui paroisse jouir davantage que lui du plaisir de ne faire que ce qui lui convient.

— Il aime à faire ses volontés, répliqua le colonel, mais nous sommes tous de même ; seulement il en a plus les moyens que bien d’autres, parce qu’il est riche et que d’autres sont pauvres ; j’en parle avec connoissance de cause. Un fils cadet doit être accoutumé comme vous le savez aux privations et à la dépendance.

— J’aurois cru que le fils cadet d’un comte auroit dû en être à l’abri. Avez-vous vraiment connu la dépendance et les privations ? Quand le manque d’argent vous a-t-il empêché d’aller où vous vouliez, et de faire ce que vous désiriez ?

— Ce sont des questions bien positives ! Je ne puis pas dire que j’aie éprouvé des peines de cette espèce ; mais je puis souffrir du manque de fortune dans des choses d’une plus haute importance. Par exemple, les fils cadets ne peuvent pas se marier, comme ils le veulent.

— À moins qu’ils ne veuillent des femmes riches, et je crois qu’ils le veulent souvent.

— L’habitude que nous avons de dépenser, nous rend très-dépendans, et, dans le rang où je suis, il y a peu d’hommes qui puissent se marier sans avoir égard à la fortune.

Voilà pour moi, pensa Elisabeth, et elle rougit à cette idée ; mais, se remettant promptement, elle dit, d’un ton animé : — Et, je vous prie, quel est le prix courant d’un fils cadet de comte ? À moins que le frère aîné ne fût fort malade, je pense qu’on ne demanderoit pas plus de cinquante mille livres ?

Le colonel lui répondit sur le même ton de plaisanterie, et le sujet tomba.

Elisabeth reprit cependant la conversation peu de moments après, craignant qu’il n’attribuât son silence à ce qu’elle auroit été affectée de ce qu’il avoit dit.

— J’imagine que votre cousin vous a amené ici pour avoir quelqu’un à sa disposition ? Je suis étonnée qu’il ne se marie pas ; il auroit toujours ce plaisir-là ; mais, peut-être sa sœur lui suffit-elle dans ce moment ; comme elle est absolument sous sa garde, il peut faire ce qu’il veut avec elle.

— Non, dit Fitz-Williams ; c’est un droit qu’il faut qu’il partage avec moi ; je lui ai été adjoint pour la tutelle de Miss Darcy.

— Vraiment ! et, je vous prie ? quelle espèce de tuteur êtes-vous ? Votre charge vous donne-t-elle beaucoup de peine ? Les jeunes personnes de cet âge sont quelquefois très-difficiles à conduire, et si elle a le véritable esprit des Darcy, elle doit aimer à faire sa volonté.

Elle l’observoit attentivement en disant ces mots, et la vivacité avec laquelle il lui demanda tout de suite pourquoi elle supposoit que Miss Darcy leur donnoit de la peine, la convainquit qu’elle s’étoit, sans le vouloir, assez approchée de la vérité.

— Ne craignez rien, lui dit-elle ; je n’ai jamais rien ouï dire sur elle, et je crois au contraire qu’elle est une des personnes du monde les plus dociles. Elle est fort aimée de quelques dames de ma connaissance, Mistriss Hurst et Miss Bingley. Ne vous ai-je pas entendu dire que vous les connoissez ?

— Oui, je les connois un peu ; leur frère est un homme agréable et comme il faut ; c’est un grand ami de Darcy.

— Oh ! oui, dit Elisabeth assez séchement ; Mr. Darcy est fort attaché à Mr. Bingley ; il prend grand soin de lui.

— Soin de lui !… Eh bien, je crois que c’est vrai ; il paroît qu’il y a des circonstances où il en a besoin, et, d’après différentes choses qu’il m’a dites pendant notre voyage, j’ai des raisons de croire que Bingley lui a de grandes obligations ; je ne suis cependant pas positivement sûr que Bingley soit la personne dont il me parloit ; je l’ai seulement conjecturé.

— Dites-moi ce que vous entendez.

— C’est une affaire que Darcy ne voudroit sûrement pas qui fût connue ; il seroit fort désagréable qu’elle parvînt jusqu’aux oreilles de la dame et de la famille.

— Vous pouvez compter que je n’en parlerai point.

— Je vous prie aussi de vous souvenir que je n’ai pas de raisons positives de croire qu’il parlât de Bingley. Il me dit seulement qu’il se félicitoit d’avoir dernièrement sauvé un de ses amis du malheur de faire un mauvais mariage ; mais sans dire le nom, ni aucune autre particularité ; je soupçonnois que c’étoit Bingley, parce que je le crois homme à se trouver dans une pareille situation, et que je savois qu’ils avoient passé ensemble tout l’été dernier.

— Mr. Darcy vous a-t-il dit quelles raisons il avoit eues pour s’opposer à ce mariage ?

— J’ai compris qu’il y avoit de grandes objections à faire contre la dame.

— Et de quels artifices s’est-il servi pour les séparer ?

— Il ne m’a point parlé de ses artifices, dit Fitz-Williams en souriant, il m’a seulement dit ce que je viens de vous raconter.

Elisabeth ne répondit point ; son cœur se gonfloit d’indignation. Après l’avoir observée quelques instans, Fitz-Williams lui demanda pourquoi elle étoit si pensive ?

— Je réfléchis à ce que vous venez de me dire. La conduite de votre cousin n’est point conforme à mes idées ; comment pouvoit-il être juge dans une pareille circonstance ?

— Vous paroissez décidée à trouver son intercession presque trop officieuse.

— Mais, en effet, je ne vois pas quel droit avoit Mr. Darcy pour juger de l’inclination et des convenances de Mr. Bingley, et comment il pouvoit seul décider de quelle manière son ami devoit être heureux ? Au reste, ajouta-t-elle comme nous ne connoissons aucune des particularités de cette affaire, nous ne devons pas le condamner, et puis nous pouvons supposer qu’il n’y avoit peut-être pas beaucoup d’amour dans le fait de Mr. Bingley.

— Mais, cette supposition, dit le colonel Fitz-Williams diminue malheureusement beaucoup le triomphe de mon cousin.

Quoique ceci fût dit en plaisantant, Elisabeth n’osa pas hasarder une réponse, et changeant brusquement de conversation, elle parla de choses indifférentes, jusqu’au moment où ils arrivèrent au Presbytère ; là, dès que le colonel fut parti, elle courut s’enfermer dans sa chambre pour réfléchir tout à son aise à ce qu’elle venoit d’apprendre ; elle ne pouvoit s’imaginer qu’il fût question d’autres personnes que de Jane et de Bingley. Il ne pouvoit y avoir, dans le monde, deux hommes sur lesquels Darcy eût une influence sans bornes. Elle n’avoit jamais douté qu’il n’eût eu beaucoup de part aux mesures qu’on avoit prises pour éloigner Bingley de Jane, quoique cependant jusqu’alors elle en avoit attribué la plus grande part à Miss Bingley. Ainsi donc, les caprices et l’orgueil de Mr. Darcy étoient cause de tout ce que Jane avoit souffert et souffroit encore. Il avoit détruit, du moins pour un temps, toutes les espérances de bonheur du cœur le plus tendre, le plus généreux qu’il y eût au monde, et personne ne pouvoit prévoir la durée des maux qu’il avoit causés.

Il y avoit de fortes objections contre la dame, telles étoient les propres paroles du colonel Fitz-Williams, et probablement ces fortes objections étoient d’avoir un oncle procureur en province, et un autre dans le commerce à Londres.

Car, pour ce qui est de Jane elle-même, pensoit-elle, il est impossible qu’il y ait aucune objection contre elle, bonne et aimable comme elle est, avec un jugement parfait, un esprit cultivé, et des manières si séduisantes. Il ne peut y avoir aucune chose à dire contre mon père qui, malgré quelques bizarreries, est un homme d’un mérite que Mr. Darcy ne sauroit nier, et plus respectable qu’il ne le sera jamais lui-même. — En pensant à sa mère, son assurance diminua un peu ; cependant, elle craignit de convenir avec elle-même, que les objections qu’on pouvoit faire de ce côté-là eussent eu véritablement du poids pour Mr. Darcy, dont elle étoit convaincue que l’orgueil seroit plus blessé par le manque de considération dans le monde, que par le défaut de jugement. Elle conclut enfin que Mr. Darcy avoit été poussé à tout cela, d’abord par son détestable orgueil, ensuite par son désir de conserver Mr. Bingley pour sa propre sœur.

L’agitation que toutes ces réflexions lui avoient causée, et les larmes qu’elles lui avoient fait répandre ; lui donnèrent un mal de tête assez fort, pour qu’en y joignant un peu de répugnance à revoir Mr. Darcy, elle se décidât à ne pas accompagner les Collins à Rosings où ils étoient tous engagés à prendre le thé. Charlotte voyant qu’elle étoit réellement indisposée, ne la pressa point, et empêcha Mr. Collins de la fatiguer par ses importunes sollicitations. Cependant, il ne put dissimuler la crainte que sa belle cousine ne déplût à Lady Catherine en ne se rendant pas à son invitation.


CHAPITRE XVI.

Ils ne furent pas plutôt partis, qu’Elisabeth, comme si elle avoit voulu s’aigrir encore davantage contre Mr. Darcy, se mit à relire toutes les lettres qu’elle avoit reçues de Jane, depuis son arrivée dans le comté de Kent ; elles ne contenoient aucune plainte, ne rappeloient rien de ce qui s’étoit passé, et ne parloient point de ce qu’elle souffroit ; mais on voyoit, à chaque ligne, que la gaîté qui caractérisoit ordinairement son style, et qui avoit sa source dans la sérénité de son esprit, dans le calme de son ame et dans ses aimables dispositions à l’égard des autres ; on voyoit, dis-je, que cette gaîté étoit tout-à-fait obscurcie. Elisabeth sentoit encore, avec plus de vivacité qu’au premier moment, toutes les phrases qui portoient l’empreinte de la mélancolie ; et la gloire que Mr. Darcy tiroit d’avoir été la cause des peines de sa sœur, les lui rendoit encore plus douloureuses ; elle pensoit avec joie qu’il devoit quitter Rosings le surlendemain, qu’elle ne le reverroit pas, que dans peu elle se retrouveroit avec Jane, et s’efforceroit de lui faire retrouver le bonheur par les plus tendres témoignages de son affection.

Pendant qu’elle étoit ainsi absorbée dans ses réflexions, elle fut tout-à-coup tirée de sa rêverie par le son de la cloche de la porte d’entrée ; elle se sentit un peu ranimée par l’idée que c’étoit peut-être le colonel Fitz-Williams, qui venoit savoir de ses nouvelles, mais cette espérance s’évanouit presque aussitôt, et elle éprouva un sentiment bien différent, lorsque, à son extrême surprise, elle vit entrer Mr. Darcy ; il lui demanda des nouvelles de sa santé, avec une agitation visible ; prenant pour prétexte de sa visite, le désir qu’il avoit d’apprendre qu’elle étoit mieux. Elle lui répondit avec une froide politesse ; il s’assit cependant ; mais, au bout de quelques momens, il se leva et se promena dans la chambre avec vivacité. Elisabeth, surprise, ne disoit rien : après un silence de quelques minutes, il s’approcha d’elle d’un air fort agité, et s’écria :

— C’est en vain que je résiste !… mes sentimens ne peuvent être réprimés plus long-temps, j’y succombe ; vous devez me permettre de vous avouer l’amour et l’admiration que vous m’inspirez.

La surprise d’Elisabeth fut au-dessus de toute expression ; elle tressaillit, rougit, et doutant de ce qu’elle entendoit, elle garda le silence. Il considéra cela comme un encouragement suffisant, et lui exprima tout ce qu’il sentoit pour elle depuis long-temps. Il parloit bien ; cependant, les sentimens qu’il exprimoit ne paroissoient pas être ceux du cœur ; l’amour ne lui prêtoit pas plus d’éloquence que l’orgueil ; il insistoit sur la différence des rangs, sur le sacrifice qu’il faisoit de sa dignité, et sur les obstacles que la raison lui avoit toujours montrés comme s’opposant à ses désirs. Tous ces motifs lui sembloient plaider en sa faveur, quelque offensans qu’ils fussent pour Elisabeth.

En dépit de son aversion pour lui, elle ne pouvoit être insensible à cet hommage, et quoiqu’elle n’eût pas la plus légère incertitude sur sa réponse, son premier mouvement fut d’être fâchée du chagrin qu’elle alloit lui causer ; mais, irritée par la fin de son discours, la colère fit évanouir toute pitié ; elle s’efforça cependant de conserver assez de calme pour pouvoir lui répondre avec douceur.

Il finit en lui représentant toute la violence d’un attachement qu’en dépit de ses efforts il n’avoit pu vaincre, et en espérant qu’elle le récompenseroit en acceptant sa main. Elisabeth vit qu’il ne doutoit point de recevoir une réponse favorable. Quoiqu’il parlât d’appréhensions, de craintes, d’anxiétés ; sa contenance décéloit une entière assurance. Cela seul l’eût irritée, et lorsqu’il eut cessé de parler, elle lui répondit, la rougeur sur le front :

— Il est je crois d’usage, dans de pareilles occasions, d’exprimer quelque reconnoissance pour les sentimens dont on vient de recevoir l’aveu, lors-même qu’on se sent dans l’impossibilité de les payer de retour. Il est naturel de reconnoître les obligations que l’on peut avoir ; mais je ne puis éprouver aucune reconnoissance pour vous, puisque je n’ai jamais désiré votre estime, et que certainement vous ne me l’avez pas accordée volontiers. Je suis toujours fâchée de faire de la peine à qui que ce soit ; j’espère que celle que je vous fais dans ce moment sera de courte durée, et que les considérations que vous prétendez vous avoir empêché si long-temps d’avouer votre amour, n’auront pas beaucoup de peine à le vaincre après cette explication.

Appuyé contre la cheminée, les yeux fixés sur Elisabeth, Mr. Darcy sembloit entendre ces paroles avec autant de surprise que de ressentiment, il pâlit et son trouble se peignit dans tous ses traits : s’efforçant de paroître calme, il ne prit la parole que lorsqu’il crut pouvoir être maître de lui. Son silence remplissoit Elisabeth de terreur ; enfin, d’un ton de voix contraint, il dit :

— Est-ce là toute la réponse que je puis espérer ? Je pourrois peut-être demander quel est le motif qui m’a fait ainsi refuser sans la moindre apparence de politesse ? mais,… ce n’est pas d’une grande importance.

— Je pourrois aussi demander, répliqua Elisabeth, pourquoi vous êtes venu me provoquer d’une manière si offensante, en avouant que vous m’aimez contre votre volonté, votre raison, vos principes et même contre votre caractère ; si dans mon refus je n’ai pas observé les formes convenables, votre propre conduite n’est-elle pas mon excuse ? Mais j’ai encore d’autres griefs contre vous, et vous les connoissez. Lors même que mes sentimens ne vous eussent pas été contraires, croyez qu’aucune considération n’eût pu m’engager à accepter pour époux un homme qui a détruit, peut-être pour jamais, le bonheur d’une sœur que je chéris.

Mr. Darcy changea de couleur, mais il l’écouta sans essayer de l’interrompre.

— J’ai toutes les raisons possibles d’avoir mauvaise opinion de vous ; rien ne peut excuser le rôle injuste et peu généreux que vous avez joué. Vous n’oseriez pas, vous ne pourriez pas nier que vous n’ayez été le principal, sinon le seul auteur, de la séparation de deux êtres qui s’aimaient ; exposant l’un, au blâme que méritent le caprice et l’inconstance ; et l’autre, à la dérision qu’excitent les espérances trompées, et en les plongeant tous les deux dans la plus vive affliction.

Elle s’arrêta alors, et vit avec la plus profonde indignation, qu’il l’écoutoit sans paroître agité d’aucun remords ; il la regardoit même avec le sourire de l’incrédulité.

— Pouvez-vous nier que vous ayez agi ainsi ? répéta-t-elle.

Il lui répondit avec calme : — Je ne veux point nier que je n’aie fait tout ce qui étoit en mon pouvoir pour détacher mon ami de votre sœur, et que je ne me sois réjoui du succès de mes efforts. J’ai été plus sage pour lui que pour moi.

Elisabeth ne fit pas semblant d’avoir entendu cette réflexion peu polie, mais elle ne lui avoit point échappé, et il faut avouer qu’elle n’étoit pas faite pour l’appaiser.

— Ce n’est point sur cela seul, répondit-elle, qu’est fondée mon aversion, mon opinion sur vous étoit fixée bien long-temps avant cette époque. Votre caractère me fut dévoilé il y a quelques mois par Mr. Wikam. Que direz-vous maintenant ! Quel acte d’héroïsme idéal pourrez-vous imaginer pour vous excuser ? et sous quelle forme pourrez-vous déguiser la cruauté de votre conduite envers lui ?

— Vous prenez un intérêt bien vif à tout ce qui concerne ce jeune homme ; dit Darcy d’un ton moins calme et en rougissant.

— Ceux qui connoissent les infortunes qu’il a éprouvées ne peuvent s’empêcher de sentir de l’intérêt pour lui !

— Des infortunes ! répéta Darcy dédaigneusement ; ses infortunes ont été grandes en vérité !

— Et c’est à vous qu’il les doit, s’écria Elisabeth avec chaleur. C’est vous qui l’avez réduit à l’état de pauvreté où il est maintenant ; vous l’avez frustré des avantages qui lui étoient destinés ; vous avez privé les plus belles années de sa vie de cette indépendance qui lui étoit due, qu’il avoit méritée ! Auteur de toutes ses infortunes, pouvez-vous en parler avec mépris et le couvrir de ridicule ?

— Ainsi donc, dit Darcy en se promenant dans la chambre d’un pas agité, voilà l’opinion que vous avez de moi ! voilà l’estime que vous m’accordez ! Je vous remercie de cette explication ; mes fautes sont énormes ; mais peut-être, ajouta-t-il en se tournant vers elle, peut-être auriez-vous pu me pardonner, si votre orgueil n’eût pas été blessé par l’aveu plein de franchise que je vous ai fait des scrupules qui m’ont empêché long-temps de former aucun dessein sérieux. Toutes ces terribles accusations auroient peut-être été étouffées, si j’avais caché avec plus d’adresse les combats que j’ai soutenus, et si je vous avois flattée par l’aveu d’une passion que le monde et ma raison eussent approuvée ! Mais toute dissimulation m’est odieuse, et je ne rougis point des sentimens que j’ai énoncés, ils sont justes et naturels. Devois-je vous assurer que l’infériorité de votre famille et de vos connoissances fût pour moi un sujet de joie ? Auriez-vous pu croire que je me félicitasse de la perspective d’avoir pour parens des gens d’un rang si inférieur au mien ?

Elisabeth sentoit augmenter sa colère à chaque instant ; cependant elle faisoit tous ses efforts pour la surmonter, et lui dit :

— Vous vous trompez, Monsieur, si vous croyez que le ton de votre déclaration m’ait véritablement affectée ; elle m’a seulement évité le chagrin que j’aurois éprouvé en vous refusant, si vous vous étiez conduit avec plus de noblesse.

Elle le vit tressaillir à ces mots, mais il ne dit rien, et elle continua :

— De quelque manière que vous m’eussiez fait l’offre de votre main, vous n’auriez pu m’engager à l’accepter.

Son étonnement augmentoit de momens en momens ; il la regardoit d’un air moitié incrédule, moitié mortifié ; elle poursuivit encore :

— Je puis dire que dès le premier jour que je vous ai connu, votre manière d’être m’a dévoilé toute votre arrogance, votre amour-propre et votre mépris pour les autres ; voilà les premières causes de cette aversion que les evénemens qui se sont succédé depuis lors ont rendue insurmontable. Il n’y avoit pas long-temps que je vous connoissois, que je sentois déjà que vous étiez le dernier homme du monde, auquel j’eusse pu désirer d’unir mon sort.

— Vous en avez dit assez, Madame ; je connois maintenant vos sentimens ; il ne me reste plus qu’à rougir de ceux que j’ai éprouvés ; pardonnez-moi de vous avoir importunée si long-temps, et recevez tous les souhaits que je fais pour votre bonheur.

En finissant ces mots, il se hâta de quitter la chambre, et l’instant d’après Elisabeth l’entendit sortir de la maison.

Alors toute sa fermeté l’abandonna ; le trouble de son esprit étoit des plus pénibles ; elle tomba sur une chaise, où elle pleura pendant plus d’une demi-heure : plus elle réfléchissoit sur ce qui venoit de se passer, plus son étonnement augmentoit. Elle avoit peine à se persuader qu’elle eût reçu l’offre de la main de Mr. Darcy et qu’il l’eût assez aimée pour désirer de l’épouser, en dépit même de toutes les considérations qui l’avoient porté à s’opposer au mariage de son ami avec Jane ; considérations qui auroient dû lui paroître encore plus majeures pour lui-même. Il étoit flatteur pour elle d’avoir inspiré une si violente passion ! Mais son orgueil, son abominable orgueil, l’aveu honteux de sa conduite à l’égard de Jane, son assurance impardonnable quoiqu’il ne pût se justifier, l’insensibilité qu’il avoit montrée en parlant de Wikam, et la cruauté avec laquelle il l’avoit traité, cruauté qu’il n’avoit pas même essayé de nier, surmontèrent bientôt le sentiment de commisération que la passion avoit éveillé en elle pendant quelques instans.

Elle étoit encore plongée dans ces réflexions, lorsque le bruit de la voiture de Lady Catherine se fit entendre ; elle craignit de s’exposer aux regards de Charlotte, et s’enfuit dans sa chambre.


CHAPITRE XVII.

Elisabeth éprouva, à son réveil les mêmes pensées qui l’agitoient la veille. Elle ne pouvoit encore se remettre de la surprise que lui avoit fait éprouver tout ce qui s’étoit passé ; peu disposée à la conversation, elle résolut, après le déjeuner, de prendre de l’exercice ; et pensant que le grand air lui feroit du bien, elle se dirigeoit vers sa promenade favorite, lorsque l’idée que Darcy y alloit souvent l’arrêta, et, au lieu d’entrer dans le parc, elle prit le chemin qui le côtoyoit en dehors. Après avoir marché assez long-temps, elle s’arrêta machinalement devant une des portes du parc. Les cinq semaines qui s’étoient écoulées depuis son arrivée dans le comté de Kent, avoient apporté une grande différence dans la campagne : la verdure devenoit chaque jour plus belle ; après l’avoir considérée quelques instans, Elisabeth alloit poursuivre sa promenade, lorsqu’elle entrevit un homme dans un petit bosquet qui bordoit la promenade ; il se dirigeoit de son côté : craignant que ce ne fût Mr. Darcy, elle se retira à la hâte. Mais cet homme étoit assez près d’elle pour l’avoir reconnue, il s’avança précipitamment en prononçant son nom. Ayant reconnu la voix de Mr. Darcy, elle voulut fuir, mais il l’avoit déjà atteinte, et lui présentant une lettre, qu’elle prit sans réflexion, il lui dit avec une fierté pleine de dignité :

— Je suis venu ici, dans l’espérance de vous rencontrer ; faites-moi l’honneur de lire cette lettre ; et après une légère inclination il rentra dans le bois et fut bientôt hors de vue.

Elisabeth ouvrit cette lettre avec la plus vive curiosité ; son étonnement fut au comble, en voyant que l’enveloppe qui étoit écrite renfermoit elle-même deux feuilles de papier couvertes d’une écriture fine et serrée. En poursuivant sa promenade, le long du chemin, elle commença à la lire. Elle étoit datée de Rosing, à huit heures du matin, et conçue en ces termes :

« Ne craignez point, Madame, en ouvrant cette lettre, d’y lire la répétition des sentimens, ou le renouvellement des offres qui vous ont offensée hier au soir ; je ne vous écris point dans l’intention de vous faire de la peine ni de m’humilier, en revenant sur des souhaits qui ne sauroient être trop tôt oubliés pour le bonheur de l’un et de l’autre ; j’aurois évité à vous la peine de lire cette lettre, à moi celle de l’écrire, si ma réputation ne demandoit pas qu’elle fût écrite et lue. Vous devez donc me pardonner la liberté avec laquelle je vous demande votre attention. Je sais que votre cœur ne l’accorderoit pas, mais je la demande à votre justice. »

« Vous m’avez accusé hier de deux crimes d’une nature et d’une importance bien différentes : le premier, d’avoir éloigné Mr. Bingley de votre sœur, sans avoir égard aux sentimens ni de l’un, ni de l’autre ; et le second, d’avoir, contre tous les droits de l’honneur et de l’humanité, détruit le bonheur et les espérances de M. Wikam. Avoir méchamment et sans raison rejeté le compagnon de mon enfance, et le protégé de mon père ; un jeune homme qui n’avoit d’autre ressource que notre protection, et qui avoit été élevé dans l’idée qu’elle lui étoit due, seroit une cruauté bien plus grande que celle d’avoir séparé deux jeunes gens dont l’amour ne datoit que de quelques semaines. Mais, j’espère être à l’abri de la sévérité et du blâme que vous avez si libéralement accordés hier au soir à ma conduite, lorsque vous aurez lu le récit de mes actions et des motifs qui les ont dictées. Si, pour cette explication, que je me dois à moi-même, je suis dans la nécessité de mettre à découvert des opinions et des sentimens qui heurtent les vôtres, tout ce que je puis dire, c’est que j’en suis fâché, mais je ne puis faire autrement, et toute apologie ultérieure seroit déplacée.

Je ne séjournois pas long-temps à Netherfield, sans m’apercevoir, comme les autres, que Bingley préféroit votre sœur à toutes les femmes du pays ; mais ce ne fut vraiment qu’après le bal qu’il donna chez lui, que j’eus la crainte de voir cette espérance se changer en un sérieux attachement. Pendant que j’avois l’honneur de danser avec vous à ce même bal, Sir Williams Lucas m’apprit, par hasard, que les assiduités de Bingley, auprès de votre sœur, avoient généralement fait espérer qu’il l’épouseroit, et il en parla même comme d’un événement presque certain, dont le moment seulement n’étoit pas encore fixé. Dès cet instant, j’observai attentivement la conduite de mon ami, et je vis que le sentiment qu’il avoit pour Miss Bennet, étoit bien plus fort que ceux que je lui avois vus jusqu’alors ; j’observois aussi votre sœur ; son air et ses manières étoient franches, gaies et prévenantes comme elles le sont toujours ; mais elle ne paroissoit pas éprouver un sentiment particulier pour lui, et je restois convaincu, par les remarques que je fis pendant cette soirée, que malgré qu’elle reçût avec plaisir la cour qu’il lui faisoit, elle étoit loin cependant de partager ses sentimens. Si vous n’avez pas été trompée, c’est donc moi qui ai été dans l’erreur. La connoissance que vous avez du caractère de votre sœur, doit rendre ce dernier cas plus probable. S’il en est ainsi, si par cette erreur j’ai été conduit à faire son malheur, votre ressentiment est juste ; mais je ne crains pas d’assurer que la sérénité qui régnoit sur sa figure et dans sa contenance, pouvoit persuader à l’observateur le plus habile, que malgré la douceur et l’amabilité de son caractère, son cœur n’étoit probablement pas facile à toucher. Il est certain que je désirois la croire indifférente ; mais je dois dire qu’ordinairement mes recherches et mes résolutions ne sont pas influencées par mes craintes ou mes espérances. Je ne l’ai donc pas crue indifférente, parce que je désirois qu’elle le fût, mais par conviction. Les désavantages que je trouvois à ce mariage, ne se bornoient pas à ceux que j’ai avoués hier au soir, avoir mis de côté pour moi-même, aveuglé par une violente passion. L’infériorité de la famille n’auroit pas été un obstacle aussi grand pour mon ami que pour moi ; mais il y avoit encore d’autres raisons de s’y opposer, raisons encore existantes, et que j’avois pris sur moi d’oublier, parce qu’elles n’étoient pas absolument sous mes yeux. Ces raisons doivent être développées ; je le ferai le plus rapidement qu’il me sera possible. Le rang de la famille de votre mère, quoique fort inférieur au nôtre, n’est rien encore en comparaison du manque de tact et d’usage du monde, qui se fait remarquer si fréquemment, et, j’ose le dire, presque toujours, chez elle, chez vos trois sœurs cadettes, et quelquefois aussi chez votre père ; pardonnez-moi ; je suis fâché de vous faire de la peine ; mais au milieu du chagrin que doivent vous faire éprouver les défauts de vos plus proches parens, vous avez la consolation de voir que vous vous êtes conduite de manière à éviter tout reproche de cette espèce, et que les éloges que vous méritez à ce sujet, et qui vous sont si généralement donnés, ainsi qu’à votre sœur aînée, ne font pas moins d’honneur à votre jugement qu’à votre esprit. »

« Le jour qui suivit celui du bal, Bingley quitta Netherfield pour aller à Londres, avec l’intention de revenir très-promptement ; maintenant je dois déclarer quelle part j’ai eue à ce qui a suivi. L’inquiétude de ses sœurs avoit été réveillée aussi bien que la mienne : nous découvrîmes que nous pensions tous de même, et jugeant qu’il ne falloit pas perdre de tems, nous résolûmes tout de suite d’aller le rejoindre à Londres ; nous partîmes. Je me chargeai de montrer à Bingley les inconvéniens d’un pareil choix, ce que je fis avec chaleur. Mes remontrances auroient peut-être ébranlé ou retardé sa résolution, mais je ne crois pas qu’elles eussent réussi à lui faire abandonner l’idée de ce mariage, sans l’assurance que je n’hésitai pas à lui donner, que votre sœur étoit restée parfaitement indifférente à son égard. Il croyoit qu’elle le payoit de retour ; mais Bingley a beaucoup de modestie naturelle, et plus de confiance dans mon jugement que dans le sien propre. Il ne me fut donc pas difficile de le convaincre qu’il s’étoit trompé ; et lui persuader alors de ne pas retourner dans le Hertfordshire, fut l’ouvrage d’un instant. Je ne saurois me blâmer d’avoir agi ainsi ; il n’y a qu’une seule partie de ma conduite que je ne puis pas rappeler avec satisfaction ; c’est lorsque je me suis prêté à lui cacher que votre sœur étoit à la ville ; je l’ai su par Miss Bingley, et son frère l’ignore encore à présent ; son amour ne me paroissoit pas assez éteint pour qu’il pût la revoir sans danger. Peut-être cette feinte, ce déguisement étoient-ils au-dessous de mon caractère ; mais, si je m’y suis soumis, c’étoit dans un bon but. »

« Je n’ai plus rien à dire, ni aucune autre apologie à faire sur ce sujet. Si j’ai blessé les sentimens de votre sœur, je l’ai fait sans le savoir, et quoique les motifs qui m’ont conduit puissent vous paroître insuffisans, je n’ai pas encore appris à les condamner. »

« Quant à la seconde et plus fâcheuse inculpation d’avoir fait le malheur de Mr. Wikam, je ne la réfuterai qu’en mettant sous vos yeux l’histoire de ses rapports avec ma famille. J’ignore ce dont il m’a particulièrement accusé ; mais je puis en appeler à plus d’un témoin digne de foi pour attester la vérité de ce que je vais raconter. »

« Mr. Wikam est fils d’un homme très-respectable, qui eut pendant plusieurs années l’administration de la terre de Pemberley, et dont la probité et l’activité avoient disposé mon père à lui rendre service, ainsi qu’à son fils George Wikam, qui étoit son filleul ; sa bonté fut donc extrême pour lui ; il l’envoya à l’école et ensuite à Cambridge ; son père ruiné par l’extravagance de sa femme, auroit été hors d’état de lui procurer l’éducation d’un homme comme il faut, sans le secours du mien. Il aimoit beaucoup la société de ce jeune homme dont les manières ont été toujours fort séduisantes, il avoit la plus haute idée de lui ; et espérant qu’il se voueroit à l’église, il avoit l’intention de le pourvoir d’un bénéfice. Quant à moi, il y avoit déjà long-temps que je le jugeois bien différemment. Des inclinations vicieuses, et un manque total de principes, qu’il étoit bien soigneux de cacher à son protecteur, ne pouvoient échapper aux yeux d’un jeune homme de son âge, qui le voyoit souvent dans des momens où il ne s’observoit pas. Ici encore, je dois vous faire un chagrin dont vous seule pouvez apprécier l’étendue ; cependant, quelque soient les sentimens que vous a inspirés Mr. Wikam, le soupçon que j’ai de leur nature ne doit pas m’empêcher de dévoiler ici son véritable caractère. Mon excellent père mourut il y a cinq ans ; son attachement pour Mr. Wikam étoit tel, qu’il me recommandoit, dans son testament, de protéger son avancement, quelle que fût la profession qu’il embrassât, et s’il prenoit les ordres, il désiroit que je lui conférasse le premier bénéfice lucratif qui viendroit à vaquer. Il lui faisoit aussi un legs de mille livres ; son père ne survécut pas long-temps au mien, et six mois après sa mort, Mr. Wikam m’écrivit que s’étant enfin décidé à ne pas entrer dans les ordres, il pensoit que je ne trouverois pas extraordinaire qu’il demandât quelques dédommagemens pour le bénéfice qu’il ne pouvoit plus réclamer ; il avoit, disoit-il, l’intention d’entrer dans le barreau, et je devois savoir que l’intérêt de mille livres ne suffisoit pas pour entreprendre cette carrière. Je désirai qu’il fût sincère plus que je ne l’espérois, mais à tout événement j’étois prêt à accéder à sa demande. »

« Mr. Wikam ne voulant plus être ecclésiastique, l’affaire fut bientôt terminée. Il renonça à tous ses droits à un bénéfice, supposé même qu’il pût jamais être en position de l’obtenir, et reçut en retour trois mille livres. Tous rapports entre nous parurent alors rompus ; j’avois trop mauvaise opinion de lui pour l’inviter à Pemberley, ou pour rechercher sa société à Londres où il demeuroit toujours ; l’étude du droit en étoit le prétexte ; mais, débarrassé de toute contrainte, il passoit sa vie dans l’oisiveté et dans la dissipation. J’entendis à peine parler de lui pendant trois ans ; mais, lorsque le bénéfice qui lui avoit été destiné, devint vacant, je reçus une lettre de Mr. Wikam, qui se mettoit sur les rangs. Il m’assuroit, et je n’avois pas de peine à le croire, qu’il étoit dans une fort mauvaise position ; il avoit reconnu que la carrière du droit étoit peu lucrative, et il étoit décidé à prendre les ordres, si je voulois le présenter pour le bénéfice, ce dont il n’avoit aucun doute, étant bien assuré que je n’aurois pas oublié les intentions de mon respectable père. Vous ne me blâmerez pas, je pense, d’avoir refusé de céder à cette demande, et d’avoir résisté chaque fois qu’il l’a répétée. Son ressentiment fut proportionné à la détresse où il étoit, et il ne fut sûrement pas plus modéré dans les plaintes qu’il fit de moi aux autres, que dans les reproches qu’il m’adressa à moi-même. Après cette affaire, tout fut fini entre nous, et je ne sais comment il a vécu jusqu’à l’été dernier, que je fus de nouveau obligé de m’occuper de lui, et d’une manière qui m’a été bien douloureuse. Je dois à présent parler d’une circonstance que je voudrois banir de ma mémoire, et qu’aucune considération, excepté celle à laquelle je cède dans ce moment, n’auroit pu m’engager à révéler à qui que ce fût. Après cet aveu je ne doute pas de votre discrétion. »

« Ma sœur, qui est de dix ans plus jeune que moi, a été confiée à la tutelle du neveu de ma mère, le colonel Fitz-Williams, et à la mienne ; il y a un an qu’elle est sortie de pension, et qu’elle vit chez elle à Londres. L’été dernier elle alla à Ramsgate avec la dame qui dirige son éducation. Mr. Wikam y alla aussi, et sans doute ce n’étoit pas sans intention, car il a été prouvé qu’il avoit été lié avec Mistriss Young sur le caractère de laquelle nous avions été malheureusement trompés, et, par son secours, il prit assez d’empire sur Georgina dont le cœur amical avoit conservé un tendre souvenir des soins qu’il avoit eu d’elle dans son enfance, pour lui persuader qu’elle avoit de l’inclination pour lui, et la faire consentir à un enlèvement ; elle n’avoit que quinze ans ; sa jeunesse doit lui servir d’excuse ; et après avoir dévoilé son imprudence, je suis heureux de pouvoir ajouter que c’est à elle que j’en dus la connoissance : j’arrivai à Ramsgate par hasard, deux jours avant celui fixé pour l’enlèvement. Georgina ne pouvant alors soutenir l’idée d’offenser un frère qu’elle considéroit comme un père, m’avoua tout. Vous pouvez imaginer quels furent mes sentimens et ma conduite ; les égards que je devois à la réputation de ma sœur, m’empêchèrent de faire un éclat, mais j’écrivis à Mr. Wikam, qui partit tout de suite, et Miss Young fut renvoyée. L’objet des désirs de Mr. Wikam, étoit sûrement la fortune de ma sœur, qui est de trente mille livres ; mais je ne puis m’empêcher de croire que l’espérance de se venger de moi ne fut un grand attrait ; la vengeance en effet auroit été complète. Voilà, Madame, le récit fidèle de ce qui s’est passé entre nous, et si vous ne le rejetez pas comme entièrement faux, j’espère que vous me déchargerez de l’accusation d’avoir usé de cruauté envers Mr. Wikam. Je ne sais pas de quelle manière et par quels mensonges il vous en a imposé, mais on ne doit pas s’étonner de ses succès. Dans l’ignorance ou vous étiez de tout ce qui nous concernoit l’un et l’autre, vous ne pouviez découvrir la vérité ; le soupçon n’est pas dans votre caractère. »

« Vous pourrez être surprise que je ne vous aie pas révélé tout ceci hier au soir, mais je n’étois pas alors assez maître de moi. Pour vous assurer de la vérité de tout ce que je viens d’écrire, je pourrois en appeler particulièrement au témoignage du colonel Fitz-Williams que la parenté et la constante amitié qui nous lie, ainsi que sa qualité d’exécuteur testamentaire de mon père, ont mis à même de connoître tous les détails. Si l’aversion que vous avez pour moi, vous empêche d’ajouter foi à mes protestations, la même cause ne vous empêchera point de croire mon cousin ; je vais chercher les moyens de vous faire parvenir cette lettre ce matin, afin que vous ayez encore le temps de le consulter. Recevez, Madame, mes vœux pour votre bonheur. »

Votre, etc.

Fitz Williams Darcy.

Fin du second volume.

TROISIÈME VOLUME

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