Orgueil et Préjugé, 1° Partie - Jane Austen (1775–1817)
Orgueil et Préjugé (1813)
Traduction par anonyme.
J. J. Paschoud, 1822 (1, p. 1-237).
CHAPITRE PREMIER.
S’il est une idée généralement reçue, c’est qu’un homme fort riche doit penser à se marier.
Quelque peu connues que soient ses habitudes et ses intentions, cette idée est si fortement gravée dans l’esprit de toutes les familles du pays dans lequel il se fixe, qu’il est à l’instant considéré comme la propriété légitime des jeunes personnes qui l’habitent. Il ne s’agit plus que de savoir laquelle fixera son attention.
Mon cher Monsieur Bennet, dit un jour Mistriss Bennet à son mari, avez-vous ouï dire que Netherfield-Parck fût enfin loué ?
Monsieur Bennet répondit qu’il n’en avoit pas entendu parler.
Cela est ainsi cependant, car je le tiens de Mistriss Long, qui sort d’ici.
M. Bennet ne répondit pas.
Mais ne désirez-vous donc point savoir à qui, s’écria sa femme avec impatience ? — Vous désirez me le dire ; et je n’ai aucune raison de vous refuser de l’entendre. — C’étoit un encouragement suffisant pour Mistriss Bennet. Vous saurez donc, mon cher, que Netherfield-Parck vient d’être loué par un jeune seigneur fort riche ; il arriva lundi, en voiture à quatre chevaux, dans l’intention de voir la maison ; il en fut si enchanté que, de suite il convint du prix et des conditions avec M. Morris, qu’il doit en prendre possession avant un mois, et qu’il enverra plusieurs de ses domestiques pour faire les préparatifs nécessaires à la fin de la semaine prochaine.
— Quel est son nom ?
— Bingley.
— Est-il marié ?
— Non, certainement, mon cher ! Un homme qui a une grande fortune, quatre ou cinq mille livres sterlings, peut-être ; quelle bonne affaire pour mes filles !
— Comment, quel rapport a-t-il donc avec elles ? — Mon cher Monsieur Bennet, que vous êtes désagréable ; ne voyez-vous pas que je pense à lui en faire épouser une ?
— Est-ce son intention en venant s’établir ici ?
— Son intention, quelle absurdité ! Comment pouvez-vous parler ainsi ? Il ne les connoît pas ; mais il est très-probable qu’il deviendra fort amoureux de l’une d’elles. Ainsi, vous devez lui faire une visite aussitôt qu’il sera arrivé. — Je ne vois pas que ce soit nécessaire ; vous et vos filles, à la bonne heure, et peut-être même seroit-il encore mieux de les y envoyer seules ; votre beauté pourroit leur faire tort. Il seroit fâcheux que M. Bingley vous donnât la préférence.
— Vous me flattez, mon cher Monsieur Bennet, je n’ai certainement pas à me plaindre ; j’ai été très-belle dans mon temps, mais, à présent, je ne crois pas être fort remarquable. Lorsqu’une femme a cinq grandes filles, elle ne doit plus penser à sa beauté. Il est bien rare alors qu’elle puisse s’en occuper, à moins que ce ne soit pour en déplorer la perte.
Mais, mon cher, vous devez vraiment aller voir M. Bingley dès qu’il sera dans notre voisinage.
— C’est plus que je ne puis promettre.
— Songez donc à vos filles ! Pensez au bel établissement que ce seroit pour l’une d’elles ! Sir Williams et Lady Laws sont décidés à lui faire visite sur ce qu’ils en ont ouï dire seulement ; vous savez qu’en général, ils ne recherchent point les nouveaux venus, et vous devez faire de même, car il nous seroit impossible d’être en relation avec lui, si vous ne commencez pas.
— Vous êtes trop scrupuleuse, je crois que M. Bingley seroit charmé de vous voir, et je pourrais même vous charger de quelques lignes pour l’assurer de mon consentement à son mariage avec celle de mes filles qu’il choisira ; quoique cependant je dusse dire un mot en faveur de ma chère petite Lizzy.
— Je vous prie de ne point le faire. Lizzy n’est pas supérieure aux autres ; elle n’est à beaucoup près ni si belle que Jane, ni si gaie que Lydie ; mais vous lui donnez toujours la préférence.
— On ne peut tirer vanité ni des unes ni des autres, répliqua-t-il, elles sont sottes et ignorantes comme toutes les jeunes filles, mais Lizzy a quelque chose de plus animé que ses sœurs.
— Je ne sais quelle jouissance vous avez à rabaisser ainsi vos enfans, Monsieur Bennet ? Il semble que vous preniez plaisir à me faire de la peine. Vous n’avez aucun égard pour mes pauvres nerfs.
— Pardonnez-moi, ma chère, j’ai beaucoup de respect pour vos nerfs. Ce sont pour moi d’anciennes connaissances. Depuis vingt ans au moins, je vous en entends parler avec considération.
— Vous ne savez pas ce que je souffre !
— J’espère, ma chère, que vous vous guérirez et que vous vivrez encore long-temps pour voir beaucoup de jeunes seigneurs, jouissant de quatre ou cinq mille livres de rentes, venir s’établir dans notre voisinage.
— Il en arriveroit vingt, que cela nous seroit bien inutile, puisque vous ne voulez pas seulement aller leur faire une visite.
— Vous pouvez compter, ma chère, que, lorsqu’il y en aura vingt, j’irai les voir tous.
M. Bennet offroit un mélange si extraordinaire de réparties promptes, d’humeur railleuse, de réserve et de caprices, que vingt-trois ans de mariage n’avoient pas suffi à sa femme pour bien connoître son caractère. Elle étoit moins difficile à définir. C’étoit une femme ignorante, d’une intelligence médiocre, et d’un caractère foible. Lorsqu’elle étoit mécontente, elle se plaignoit de ses nerfs. Son désir le plus ardent étoit de voir ses filles mariées ; sa principale occupation les visites, et son plaisir les nouvelles.
CHAPITRE II.
Monsieur Bennet fut un de ceux qui se montrèrent les plus empressés à rechercher M. Bingley. Son intention avoit toujours été d’aller chez lui, quoiqu’il eût assuré sa femme du contraire, mais elle n’eut connoissance de cette visite qu’après qu’elle fut faite, et voici comment : M. Bennet voyant sa seconde fille occupée à garnir un chapeau, lui dit : J’espère Lizzy que ce chapeau plaira à M. Bingley.
— Nous ne saurons point ce qui plaît ou déplaît à M. Bingley, répondit Mistriss Bennet avec aigreur, puisque nous ne le verrons point.
— Vous oubliez, maman, dit Elisabeth, que nous le rencontrerons dans les assemblées, et que Mistriss Long a promis de nous le présenter.
— Je ne crois pas que Mistriss Long fasse jamais rien pour nous ; c’est une femme fausse, intéressée, d’ailleurs elle a deux nièces, et je ne compte point sur elle.
— Ni moi, dit M. Bennet, je suis bien aise de voir que vous ne fondez pas vos espérances sur ses services.
Mistriss Bennet ne daigna pas répondre, mais incapable de se contenir, elle commença à gronder une de ses filles.
— Ne toussez donc pas ainsi Kitty, pour l’amour du Ciel, ayez pitié de moi, vous m’abîmez, les nerfs.
— Kitty n’a aucune discrétion, dit son père, elle ne tousse jamais à propos.
— Je ne tousse pas pour me divertir, répondit Kitty avec humeur.
— Quand aura lieu votre premier, bal, Lizzy ?
— De demain en quinze.
— Est-il bien vrai, s’écria Mistriss Bennet ! Et Mistriss Long ne reviendra que la veille, il lui sera impossible de nous le présenter puisqu’elle ne l’aura point encore vu.
— Alors, ma chère, vous aurez l’avantage sur votre amie, en lui présentant vous-même M. Bingley.
— C’est impossible, M. Bennet, impossible ! comment pouvez-vous parler ainsi ?
— J’admire votre circonspection, une relation qui ne date que de quinze jours est certainement très-peu approfondie ; on ne peut pas bien connoître un homme au bout de si peu de temps ; mais si vous ne hasardez rien, d’autres le feront. Après tout, Mistriss Long et ses nièces désirant tenter l’aventure, ce sera un acte de générosité de votre part de leur en présenter l’occasion. Si vous refusiez de leur rendre ce bon office, je m’en chargerois.
Les jeunes filles regardoient leur père avec étonnement ; Mistriss Bennet se contenta de dire : Quelle absurdité ! — Que signifie cette expression emphatique, s’écria-t-il ? Pensez-vous que la formalité d’une présentation, et l’importance qu’on y attache soient des absurdités ? Je ne puis vraiment être de votre avis sur ce point ; qu’en dites-vous Mary ? Je sais que vous êtes une jeune personne qui a profondément réfléchi, qui a lu des livres très-sérieux et fait beaucoup d’extraits. Mary auroit bien désiré répondre quelque chose de très-judicieux, mais elle n’étoit pas préparée, et pendant qu’elle arrangeoit ses phrases, son père ajouta : Revenons à M. Bingley.
— Je ne puis souffrir d’entendre parler de M. Bingley, cela me rend malade.
— Je suis fâché d’apprendre cela. Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit plutôt ? Si je l’avois su ce matin, je n’aurois sûrement pas été me présenter chez lui. C’est très-fâcheux, mais à présent que je lui ai fait visite, nous ne pouvons plus éviter de faire connoissance avec lui.
L’étonnement de ces dames fut aussi grand que pouvoit le désirer M. Bennet ; celui de sa femme surtout, quoiqu’elle assurât, une fois le premier élan de sa joie passée, qu’elle s’y attendoit dès le premier jour.
— Combien c’est aimable de votre part, mon cher Monsieur Bennet ! Je savois bien que je finirois par vous persuader ; j’étois sûre que vous aimiez trop vos filles pour négliger de faire une telle connoissance ! C’est cependant une singulière idée ; y être allé ce matin, et ne nous en avoir rien dit jusqu’à présent. — Maintenant Kitty vous pouvez tousser tant qu’il vous plaira. En disant ces mots, Monsieur Bennet, fatigué des transports de sa femme, sortit.
— Quel excellent père vous avez, mes enfans, dit Mistriss Bennet, dès qu’il eut fermé la porte. Je ne sais comment vous pourrez lui témoigner, ainsi qu’à moi, toute votre reconnaissance ! Car je puis vous assurer qu’il n’est pas agréable à notre âge de faire chaque jour de nouvelles connoissances ; mais il n’y a rien que nous ne fassions pour vous. Lydie, mon ange, quoique vous soyez la cadette, je parie que M. Bingley dansera avec vous au premier bal. — Oh ! dit Lydie, je ne suis pas inquiète, quoique la plus jeune, je suis la plus grande. Le reste de la soirée se passa en conjectures sur le moment où il rendroit sa visite à M. Bennet, et à calculer quand on pourroit l’inviter à dîner.
CHAPITRE III.
Toutes les questions que Mistriss Bennet, aidée de ses cinq filles, adressa à son mari, ne purent leur faire obtenir une description détaillée de M. Bingley ; on l’attaqua de mille manières, par d’ingénieuses suppositions, des soupçons imaginaires, des questions indirectes ; il éludoit tout, et trompa l’adresse de chacune. Elles furent enfin obligées de s’en rapporter aux récits de leur voisine, Lady Lucas ; sir Williams avoit été enchanté de M. Bingley ; il étoit jeune, beau, fort aimable, et pour comble de perfections, il avoit l’intention d’aller à la prochaine assemblée avec plusieurs personnes de sa société. On ne pouvoit être plus délicieux ! Il aimoit passionnément la danse, il deviendroit donc amoureux. Quel vaste champ d’espérances !
— Si je puis voir une de mes filles heureusement établie à Metterfield, disoit Mistriss Bennet à son mari, et toutes les autres aussi bien mariées, je n’aurai plus rien à désirer.
Peu de jours après, M. Bingley vint rendre sa visite à M. Bennet ; il passa environ dix minutes avec lui dans sa bibliothèque. Il avoit espéré être présenté aux jeunes dames dont il avoit entendu vanter la beauté, mais il ne vit que le père. Les dames furent un peu plus heureuses que lui, car elles eurent le plaisir de voir depuis une fenêtre fort élevée qu’il portoit un habit bleu, et montoit un cheval noir.
On lui envoya bientôt une invitation pour dîner, et Mistriss Bennet avoit déjà tracé tout le plan de ce repas qui devoit lui faire la réputation d’une bonne maîtresse de maison, lorsque la réponse rendit tous ses préparatifs inutiles. M. Bingley étoit forcé de se rendre à la ville le jour suivant, et ne pouvoit en conséquence accepter l’obligeante invitation des dames de Longhouse, etc., etc. Mistriss Bennet fut tout-à-fait déconcertée, et ne pouvoit concevoir quelle affaire l’attiroit à la ville si promptement après son arrivée dans le Hertfordshire. Elle craignoit qu’il ne fût toujours voltigeant d’un endroit à l’autre sans jamais être établi à Metterfield, comme il le devoit. Lady Lucas calma un peu ses craintes, en lui faisant naître l’idée que peut-être il étoit allé à Londres chercher du monde pour le bal, et bientôt le bruit courut que M. Bingley devoit conduire à l’assemblée douze dames et sept messieurs. Quelques personnes s’affligeoient de ce grand nombre de dames ; elles se consolèrent le lendemain lorsqu’elles apprirent qu’il n’en avoit ramené que six, cinq de ses sœurs et une cousine, et lorsqu’enfin cette nombreuse société entra dans la salle du bal elle étoit réduite à cinq personnes, M. Bingley, ses deux sœurs, le mari de l’aînée et un jeune homme.
M. Bingley avoit l’air d’un homme comme il faut, ses manières étoient pleines de grace et de naturel. Ses sœurs pouvoient passer pour de belles femmes, mais elles avoient le genre affecté et recherché des femmes qu’on nomme à la mode ; son beau frère, M. Hurst paroissoit un bon gentilhomme, mais M. Darcy, son ami, attira bientôt l’attention de toute l’assemblée par la beauté de ses traits, l’élégance de sa taille, la noblesse de son maintien, et l’avantage de jouir de dix mille livres de rente ; circonstance qui fut connue et circula tout autour de la salle, en cinq minutes. Les hommes avouèrent qu’il étoit bien fait, et les femmes déclarèrent qu’il étoit beaucoup plus beau que M. Bingley. On le regarda avec admiration, pendant la moitié de la soirée, jusqu’à ce qu’enfin ses manières, qui déplaisoient généralement, arrêtèrent le cours de ses succès. On découvrit qu’il étoit fier, que rien ne lui convenoit, qu’il se croyoit fort au dessus des autres ; alors toute sa grande fortune ne put le sauver ; on prononça qu’il avoit un abord repoussant, un ton désagréable, et qu’il étoit indigne d’être comparé à son ami.
M. Bingley eut bientôt fait connoissance avec les principales personnes qui se trouvoient à l’assemblée ; il étoit gai et prévenant ; il dansa toujours, et fut très-fâché que le bal finît sitôt. Il parla même d’en donner un à Metterfield. D’aussi aimables qualités préviennent toujours en faveur de celui qui les possède. Quel contraste avec son ami ! M. Darcy ne dansa qu’une fois avec Mistriss Hurst, et une fois avec Miss Bingley ; il refusa d’être présenté aux autres dames, et passa le reste de la soirée à se promener dans la salle, parlant quelquefois, et par hasard, aux personnes de la société. L’opinion fut bientôt établie sur son caractère. Il fut déclaré le plus fier et le plus désagréable des hommes, et chacun espéra qu’il ne reviendroit plus.
Parmi ceux qui étoient les plus irrités contre lui, étoit Mistriss Bennet, dont l’aversion que sa conduite avoit généralement inspirée étoit augmentée par un ressentiment particulier : il avoit dédaigné l’une de ses filles.
Elisabeth Bennet avoit été forcée, par la disette de danseurs, de se reposer ; elle se trouva assez près de M. Darcy pour entendre sa conversation avec M. Bingley qui venoit de quitter sa place pour se rapprocher de son ami. — Venez, Darcy, lui disoit-il, je n’aime pas à vous voir seul, vous ferez beaucoup mieux de danser.
— C’est ce que je ne ferai sûrement pas ; vous savez que je déteste la danse, à moins que je ne connoisse beaucoup mon partner, dans une assemblée comme celle-ci ce seroit au-dessus de mes forces ; vos sœurs sont engagées, et il n’y a pas une personne dans la salle avec laquelle il ne me fût insupportable de danser.
— Ma foi ! je ne serois pas si difficile que vous, s’écria Bingley, je n’ai jamais vu tant de jolies personnes rassemblées, il y en a même qui sont des beautés remarquables.
— Vous dansez avec la seule belle personne qu’il y ait dans toute la salle, dit M. Darcy, en regardant l’ainée des Miss Bennet.
— C’est la plus belle créature que j’aie jamais vue, mais il y a une de ses sœurs (elle est justement assise derrière vous), qui est très-agréable, je puis même dire très-jolie. Permettez-moi de prier ma danseuse de vous présenter à elle. »
— Laquelle dites-vous ; puis se tournant, il regarda Elisabeth, jusqu’à ce que rencontrant ses yeux, il détourna les siens, et dit froidement : Elle est passable, mais point assez belle pour me tenter ; d’ailleurs, je ne suis pas d’humeur dans ce moment à consoler les jeunes dames que les autres hommes dédaignent. Vous feriez mieux de retourner vers votre danseuse, et de vous enivrer de son doux sourire, car vous perdez votre temps avec moi.
M. Bingley suivit ce conseil, et M. Darcy s’éloigna, laissant Elisabeth avec des impressions qui ne lui étoient pas très-favorables ; elle raconta cependant cette conversation à ses amies avec beaucoup de gaieté. Elle avoit un esprit vif et enjoué qui saisissoit promptement les ridicules et s’en amusoit. Cependant la soirée se passa fort agréablement pour toute la famille. Mistriss Bennet avoit vu tous les habitans de Metterfield admirer sa fille aînée ; M. Bingley avoit dansé deux fois avec elle, et ses sœurs l’avoient distinguée. Jane jouissoit aussi de ses succès, mais avec plus de calme que sa mère. Elisabeth partageoit le plaisir de Jane ; Mary avoit entendu qu’on parloit d’elle à Miss Bingley, comme de la personne la plus instruite de tout le voisinage ; Catherine et Lydie avoient eu le bonheur de ne jamais rester sur la banquette, et c’étoit à leurs yeux le plus haut point du plaisir. Elles retournèrent donc toutes de très-bonne humeur à Longhouse (nom du village où elles demeuroient), et trouvèrent M. Bennet encore levé, un livre à la main ; il oublioit les heures, et dans cette occasion, il étoit curieux de savoir comment s’étoit passé la soirée qui avoit fait naître de si brillantes espérances. Il avoit cru que les vues de sa femme sur l’étranger seroient contrariées, mais il vit bientôt sur sa physionomie qu’il avoit toute autre chose à apprendre.
— Oh ! mon cher Monsieur Bennet, dit Mistriss Bennet, en entrant dans la chambre, nous avons eu une soirée délicieuse, un bal charmant, j’aurois voulu que vous y fussiez allé ; Jane a été plus admirée qu’on ne peut le dire ; chacun s’extasioit sur sa figure et M. Bingley l’a trouvée extrêmement belle ; il a dansé deux fois avec elle ! pensez à cela mon cher ! il a dansé deux fois avec elle ; elle est la seule de l’assemblée qu’il ait engagée une seconde fois. D’abord, il a engagé Miss Lucas ; j’étois un peu fâchée de le voir auprès d’elle, cependant il ne l’admiroit point, vous savez qu’elle n’est pas remarquable ; en voyant Jane, il a paru frappé d’étonnement ; il a demandé qui elle étoit, s’est fait présenter et l’a engagée pour les deux contredanses suivantes ; ensuite il a dansé les deux troisièmes avec Miss King, les deux quatrièmes avec Mary Lucas, les deux cinquièmes avec Jane encore, et les deux sixièmes, ainsi que la boulangère, avec Lizzy.
— S’il avoit eu pitié de moi, s’écria M. Bennet avec impatience, il n’auroit pas tant dansé ; pour l’amour de Dieu ne me parlez plus de ses partners. Que ne s’est-il foulé le pied dès le commencement du bal.
— Oh ! mon cher, dit Mistriss Bennet, je suis enchantée de lui ; il est si beau, et ses sœurs sont de si charmantes femmes ! je n’ai jamais rien vu de plus élégant que leur toilette !… Je puis vous assurer que la dentelle de la robe de Mistriss Hurst…
Ici, elle fut encore interrompue. M. Bennet protesta contre toute description de toilette. Elle fut obligée alors de chercher un autre sujet de conversation, et raconta avec beaucoup d’aigreur et d’exagération l’insultante grossièreté de M. Darcy. Au reste, ajouta-t-elle, je vous assure que Lizzy ne perd pas grand’chose à ne pas lui plaire, car c’est l’homme le plus désagréable, le plus horrible ! si haut, si rempli d’amour-propre qu’il est réellement insupportable. Il se promenoit en long et en large, s’imaginant être fort au-dessus des autres… pas assez belle pour danser avec lui ? J’aurois voulu que vous fussiez là, mon cher.
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CHAPITRE IV.
Lorsque Jane et Elisabeth furent seules, la première, qui avoit été jusqu’alors fort réservée, dans les éloges qu’elle avoit donnés à M. Bingley, s’en dédommagea, en exprimant à sa sœur combien il lui plaisoit !
— Il est précisément ce que doit être un jeune homme, disoit-elle, bon, gai, aimable, je n’ai jamais vu des manières plus prévenantes, ni autant d’aisance avec un air si comme il faut.
— Ajoutez qu’il est beau, répondit Elisabeth, un jeune homme doit l’être aussi (s’il le peut) ; pour que son portrait soit parfait.
— J’ai été très-flattée qu’il m’ait engagée à danser une seconde fois ; je ne m’attendois pas à cette distinction de sa part.
— Vraiment, moi j’y comptois pour vous ; mais il y a une grande différence entre nous ; les complimens qui vous sont adressés ne me surprennent jamais, et vous toujours. Qu’y avoit-il de plus naturel qu’il vous engageât une seconde fois ? Il ne pouvoit s’empêcher de voir que vous étiez deux fois plus jolie que toutes les autres femmes du bal, ainsi vous ne lui devez pas de reconnoissance. Il est certainement très-aimable, et je vous permets bien d’en être enchantée, vous avez aimé des gens bien moins agréables que lui.
— Chère Lizzy…
— Vous savez bien qu’en général vous êtes trop disposée à aimer tout le monde. Vous ne voyez jamais les défauts d’autrui, chacun paroît bon et aimable à vos yeux, de ma vie je ne vous ai entendue dire du mal d’un être humain.
— Je désire n’être pas trop prompte à dire du mal des autres, mais cependant je dis toujours ce que je pense.
— Je le sais, et c’est précisément ce qui me surprend ; avec autant de jugement que vous en avez, être si aveuglée sur les folies et les ridicules des autres ! L’affectation de la candeur est assez commune, mais être candide par nature, sans intention, voir toujours le bon côté de chaque caractère, y ajouter encore, et ne jamais parler du mal, cela n’appartient qu’à vous seule. Et vous aimez aussi les sœurs de cet homme, n’est-ce pas ? Cependant leurs manières ne sont pas si prévenantes que les siennes ?
— Non pas au premier abord ; mais lorsqu’on leur parle, on voit que ce sont des femmes aimables. Miss Bingley doit demeurer chez son frère et tenir sa maison. Je me serois bien trompée si nous ne trouvons pas en elle une charmante voisine.
Elisabeth écoutoit en silence, mais n’étoit pas persuadée. Avec un esprit plus observateur et moins de douceur que Jane, et n’ayant pas été distraite par ce qui la concernoit elle-même, elle étoit peu disposée à approuver les manières des sœurs de M. Bingley au bal. C’étoient de belles dames, d’une humeur assez douce avec ceux qui leur plaisoient, aimables lorsqu’elles le vouloient, d’une figure agréable, elles avoient été élevées dans une des premières pensions de Londres, ensorte qu’habituées à frayer avec des gens de qualité, et à dépenser plus que ne leur permettoit une fortune de vingt mille livres, elles s’arrogeoient le droit de se croire supérieures aux autres.
Elles étoient d’une bonne famille du nord de l’Angleterre, circonstance plus profondément gravée dans leur mémoire que celle de l’origine de leur fortune, que leur père avoit acquise dans le commerce.
Monsieur Bingley avoit hérité de son père environ cent mille livres ; ce dernier avoit eu l’intention d’acheter une terre ; la mort l’avoit surpris avant l’exécution de ce projet ; son fils avoit aussi le même dessein, mais depuis qu’il avoit loué une charmante habitation, ceux qui connoissoient le laisser aller de son caractère pensoient qu’il pourroit bien y passer le reste de ses jours et laisser à la génération suivante le soin d’acheter. Ses sœurs désiroient ardemment le voir propriétaire ; cependant quoiqu’il ne fût établi à Metterfield que comme locataire, Miss Bingley étoit très disposée à faire les honneurs de sa table, et Mistriss Hurst qui avoit épousé un homme plus à la mode que riche, étoit fort portée à regarder la maison de son frère comme la sienne toutes les fois que cela pourroit lui convenir. Mr. Bingley n’étoit majeur que depuis deux ans, lorsqu’on lui parla de Metterfield, comme d’une jolie habitation à louer ; il alla la voir et après une demi heure d’examen, enchanté de sa situation, de la distribution des principales pièces, et satisfait de l’éloge que lui en faisoit le propriétaire, il la loua.
En dépit de contraste frappant que présentoient les caractères de Bingley et de Darcy, une véritable amitié régnoit entre eux, Bingley se confioit entièrement à l’attachement de son ami et avoit la plus haute opinion de son jugement, il lui étoit cher par sa franchise et sa douceur. Darcy étoit supérieur pour l’esprit, quoique Bingley n’en fût pas dépourvu, il avoit plus de finesse, et étoit en même temps fier, réservé, et dédaigneux ; ses manières quoique polies n’étoient point attrayantes ; sous ce rapport son ami avoit tout l’avantage. Bingley étoit sûr d’être aimé partout où il paraissoit, Darcy au contraire déplaisoit presque généralement.
La manière dont ils parloient du bal de Meryton, auroit suffi pour montrer la différence de leurs caractères. Bingley n’avoit jamais rencontré des gens plus aimables, et de plus jolies personnes ; chacun avoit été plein de prévenance, et de politesse pour lui ; il n’y avoit ni gêne ni cérémonie et il s’étoit bientôt senti à son aise avec tous les gens qui composoient l’assemblée. Quant à Miss Bennet, il ne pouvoit rien se figurer de plus beau. Darcy au contraire, n’avoit vu là qu’un rassemblement fort insipide, dans lequel il y avoit peu de jolies personnes ; point qui eussent l’air vraiment comme il faut ; aucune ne lui avoit inspiré le plus léger intérêt, aucune ne lui avoit donné la plus légère marque d’attention. Il avouoit cependant que Miss Bennet étoit jolie, mais il trouvoit qu’elle sourioit trop.
C’étoit aussi l’avis de Mistriss Hurst et de sa sœur ; malgré cela, Miss Bennet leur plaisoit, et elles, conclurent que c’étoit une douce et charmante personne, avec laquelle il n’y avoit aucun inconvénient à faire connoissance. Ainsi Miss Bennet étant reconnue pour une fort-aimable fille, leur frère se vit autorisé à s’abandonner à son admiration pour elle.
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CHAPITRE V.
À une légère distance de Longbourn demeuroit une famille avec laquelle les Bennet étoient fort liés. Sir Williams Lucas, avoit été autrefois dans le commerce à Meryton, et y avoit fait une assez jolie fortune ; il avoit obtenu le rang de chevalier pour avoir en qualité de Maire présenté une adresse au Roi. Il avoit senti peut-être un peu trop vivement cette distinction, car elle lui inspira du dégoût pour le commerce et pour le séjour d’une petite ville de province, et quittant l’un et l’autre, il s’étoit retiré dans une petite maison de campagne à un mille de Meryton, qui fut dès lors appelée Lucas-lodge. Là il pouvoit se pénétrer du degré d’importance qu’il avoit acquis et n’étant plus absorbé par les affaires, sa principale occupation étoit de se montrer extrêmement poli avec tout le monde, car quoique très-fier de son nouveau rang, il n’étoit point devenu dédaigneux ; au contraire, naturellement amical et obligeant, sa présentation à S.t James l’avoit rendu encore plus affable. Lady Lucas étoit une excellente femme, dont l’esprit n’avoit rien d’assez supérieur pour l’empêcher d’être une voisine très-précieuse à Miss Bennet. Elle avoit plusieurs enfans ; l’aînée âgée de vingt-sept ans, bonne et pleine de raison, étoit extrêmement liée avec Elisabeth.
Il étoit indispensable que les miss Lucas et les miss Bennet se rencontrassent pour parler du bal, aussi le lendemain matin vit-on arriver les premières à Longbourn. Elles venoient raconter à leurs amies ce qu’elles avoient vu et entendu, et apprendre en échange ce qui auroit pu leur échapper.
— La soirée commença bien pour vous, Charlotte, dit Mistriss Bennet à Miss Lucas, avec une politesse forcée, vous fûtes le premier objet de l’attention de M. Bingley.
— Oui, mais il a paru cependant donner la préférence au second.
— Oh ! vous parlez de Jane sans doute, parce qu’il a dansé deux fois avec elle ; en effet, il avoit l’air de l’admirer, et je crois bien que c’étoit vrai ! J’ai ouï dire quelque chose là-dessus, je ne me souviens pas fort bien de ce que c’étoit, quelque chose de M. Robinson je crois ?
— Peut-être Madame voulez-vous parler de la conversation que j’ai entendue entre M. Robinson et lui. Ne vous l’ai-je pas racontée ? M. Robinson lui demandoit comment il trouvoit nos assemblées de Meryton, s’il ne pensoit pas qu’il y avoit beaucoup de jolies femmes dans la salle et laquelle il trouvoit la plus belle. Il répondit vivement à cette dernière question : Oh ! l’aînée des Miss Bennet, sans aucun doute ! Il ne peut y avoir deux opinions là-dessus.
— En vérité ! hé bien, c’étoit positif cela. Il semble alors que… cependant, cela pourroit peut-être encore ne mener à rien.
— J’ai été plus heureuse que vous, Lizzy, dit Charlotte en souriant, M. Darcy n’est pas si aimable que son ami, n’est-ce pas ? Pauvre Lizzy ! être passable seulement.
— Je vous prie de ne point mettre dans la tête à Lizzy d’être piquée de ce mauvais compliment, car c’est un homme si désagréable, qu’on seroit vraiment fâchée d’être distinguée par lui. Mistriss Long m’a dit qu’il a été assis pendant plus d’une demi-heure à côté d’elle sans lui ouvrir la bouche.
— En êtes-vous sûre, Madame, dit Jane, il y a peut-être quelqu’erreur, car j’ai bien certainement vu M. Darcy lui parler.
— Oh ! oui, parce qu’elle lui demanda si Metherfield lui plaisoit, il ne put faire autrement que de lui répondre ; car elle dit qu’il avoit l’air très-fâché qu’on eût osé lui adresser la parole.
— Miss Bingley m’a assuré qu’il ne parle jamais qu’à ses plus intimes connoissances, et qu’alors il est extrêmement aimable, dit Jane.
— Je n’en crois pas un mot, ma chère, s’il avoit été si aimable, il auroit certainement parlé à Mistriss Long. Mais je devine pourquoi il ne l’a pas fait. On dit qu’il est dévoré d’orgueil, et je suis sûre qu’il aura su que Mistriss Long n’avoit point d’équipage, et qu’elle étoit venue au bal dans une voiture de louage.
— Je ne lui en veux point de n’avoir pas parlé à Mistriss Long, dit Charlotte, mais j’aurois voulu qu’il dansât avec Lizzy.
— Une autre fois, Lizzy, dit Mistriss Bennet, si j’étois vous, je ne voudrois pas danser avec lui.
— L’orgueil chez lui, dit Miss Lucas, ne me paroît pas si offensant qu’il l’est quelquefois chez d’autres, il a une excuse. On ne sauroit s’étonner qu’un jeune homme si beau, d’une bonne famille, avec beaucoup de fortune, ayant tout enfin en sa faveur, ait bonne opinion de lui-même.
— C’est très-vrai, répliqua Elisabeth, et je lui pardonnerois facilement son orgueil s’il n’avoit pas blessé le mien.
— L’orgueil, observa Mary, qui se piquoit de beaucoup de profondeur dans ses réflexions, est un défaut très-ordinaire ; d’après tout ce que j’ai lu, je suis persuadée qu’il est très-commun, que la nature humaine y est particulièrement disposée, et qu’il y a bien peu de gens qui ne nourrissent en sentiment de satisfaction d’eux-mêmes, fondé sur quelques qualités réelles ou imaginaires. La vanité et l’orgueil sont deux choses très-différentes, quoiqu’on les emploie quelquefois comme synonymes. On peut être fier sans être vain. L’orgueil se rapporte davantage à l’opinion que nous avons de nous-même, et la vanité à celle que nous voulons que les autres en aient.
— Si j’étois aussi riche que M. Darcy, s’écria un jeune Lucas qui avoit accompagné ses sœurs, je ne m’embarrasserais pas d’être fier ou vain, j’aurois une meute de chiens courrans, et je boirois une bouteille de vin par jour.
— Alors vous boiriez beaucoup trop, dit Mistriss Bennet, et si je vous voyois, je vous ôterois tout de suite la bouteille.
L’enfant soutint qu’elle ne le pourroit pas ; elle persista à dire qu’elle le feroit, et la discussion ne finit qu’avec la visite.
CHAPITRE VI.
Les dames de Longbourn se présentèrent chez celles de Metherfield, qui ne tardèrent pas à rendre la visite dans toutes les formes. Les manières attrayantes des Miss Bennet charmèrent de plus en plus Mist. Hurst et Miss Bingley, et quoiqu’on trouvât que la mère étoit intolérable, et qu’on ne pouvoit faire la conversation avec les sœurs cadettes, on exprima cependant le désir de faire plus ample connoissance avec les deux aînées. Elisabeth, qui leur trouvoit toujours beaucoup de hauteur, ne pouvoit les goûter. La préférence qu’elles accordoient à Jane, venoit du sentiment qu’elle avoit inspiré à leur frère ; ce sentiment étoit évident pour tout le monde, et il étoit évident aussi pour Elisabeth que Jane cédoit à l’attrait qu’elle avoit senti pour lui au premier abord ; qu’elle étoit par conséquent au commencement d’une inclination ; mais Elisabeth espéroit que l’on ne s’en doutoit pas, parce que Jane avoit une grande force d’âme, un caractère égal et une constante sérénité qui la garantiroit des soupçons des médisans ; elle en parla à son amie Miss Lucas.
— C’est très-bien, répondit Charlotte, de pouvoir en imposer au public, mais c’est quelquefois un désavantage d’être si réservée. Si une femme cache son affection avec le même soin à celui qui en est l’objet, elle peut perdre l’occasion de le fixer, et ce sera alors une bien légère consolation pour elle de penser que le monde est dans la même ignorance que lui. Il entre tant de reconnoissance ou d’amour-propre dans presque tous les attachemens, qu’il n’est pas prudent d’en abandonner un à lui-même, c’est-à-dire au seul pouvoir de l’amour. Une légère préférence est assez naturelle, mais il y a peu de gens capables d’aimer vivement sans être payés de retour. Sur dix exemples, il y en a neuf où une femme réussit mieux, en montrant plus de sentiment encore qu’elle n’en éprouve. Bingley distingue votre sœur, il n’y a pas de doute, mais il n’ira pas au-delà de la simple préférence, si elle ne l’encourage pas, en lui laissant voir ce qu’elle éprouve pour lui.
— Mais elle l’encouragera autant que son caractère peut le lui permettre, et d’ailleurs, si moi je vois le sentiment qu’elle a pour lui, il faudroit qu’il fût bien simple pour ne pas le découvrir aussi.
— Souvenez-vous, Elisa, qu’il ne connoît pas le caractère de votre sœur aussi bien que vous.
— Cependant si une femme qui a de l’amour pour un homme ne fait pas tous ses efforts pour le lui cacher, il doit bien enfin s’en apercevoir. — Peut-être s’en apercevra-t-il s’il la voit assez souvent pour pouvoir l’étudier. Mais quoique Jane et M. Bingley se rencontrent fréquemment, ce n’est jamais long-temps de suite, et comme c’est en société, ils ne peuvent pas s’entretenir toujours ensemble. Plus Jane pourra attirer son attention, mieux elle réussira. Lorsqu’elle sera sûre de lui, elle pourra alors l’aimer tant qu’elle voudra.
— Votre plan seroit bon, s’écria Elisabeth, s’il ne s’agissoit que d’avoir envie de se marier, et je vous assure que je l’adopterois si je ne voulois qu’épouser un homme riche, ou enfin avoir un mari quelconque. Mais ces idées là n’occupent point Jane. Elle n’a aucun dessein, elle n’est pas même certaine du degré de préférence qu’elle lui accorde, et s’il est fondé. Elle ne le connoît que depuis quinze jours ; elle a dansé à Meryton avec lui ; elle l’a vu en visite à Metherfield, et a dîné trois ou quatre fois avec lui ; ce n’est réellement pas assez pour qu’elle puisse connoître et juger son caractère.
— Non pas comme vous présentez la chose, si elle n’avoit fait que dîner avec lui, elle auroit pu seulement découvrir s’il avoit un bon appétit, mais vous oubliez qu’ils ont aussi passé trois ou quatre soirées ensemble, et cela fait beaucoup.
— Oui, les quatre soirées les ont mis à même de savoir réciproquement s’ils aiment mieux le commerce que le vingt-et-un ; mais pour ce qui est des traits caractéristiques de l’un et de l’autre, je ne crois pas qu’ils aient été fort développés.
— Je souhaite de tout mon cœur, dit Charlotte, que Jane soit heureuse, mais je crois qu’elle auroit autant de chances de bonheur si elle l’épousoit demain que si elle étudioit son caractère pendant un an. Le bonheur dans le mariage est absolument une chose du hasard. Que les deux parties connaissent parfaitement leurs défauts réciproques, et que même d’avance elles soient parfaitement d’accord, cela n’assure pas le moins du monde leur félicité. Les défauts, qui ne sont souvent que de légères différences, vont toujours en augmentant, et deviennent par la suite si opposés qu’ils peuvent occasionner mille désagrémens aux deux époux. Le mieux seroit encore de connoître aussi peu que possible les défauts de la personne avec laquelle on doit passer sa vie.
— Vous me faites rire, Charlotte, mais vous ne me persuadez point, vous ne voudriez pas vous-même agir ainsi. »
Toute occupée à observer les soins de M. Bingley pour sa sœur, Elisabeth étoit loin de soupçonner qu’elle fût elle-même devenue un objet d’intérêt pour son ami. M. Darcy avoit d’abord eu de la peine à convenir qu’elle fût jolie ; il l’avoit considérée avec indifférence au bal ; depuis lors, il ne l’avoit regardée que pour la critiquer, mais il n’eût pas plutôt prouvé à ses amis qu’il n’y avoit pas un trait de sa physionomie de remarquable, qu’il commença à trouver que la belle expression de ses yeux noirs lui donnoit l’air fort spirituelle ; à cette découverte en succédèrent plusieurs autres également mortifiantes. Quoique l’œil de la critique lui eût fait voir plus d’un défaut dans la parfaite régularité de sa taille, il étoit forcé de reconnoître que sa tournure étoit svelte et agréable, et en dépit de la décision qu’il avoit prise que ses manières n’étoient pas celles du grand monde, leur grace et leur enjouement le séduisoient. Elle ignoroit complètement tout cela, et il n’étoit encore à ses yeux qu’un homme qui ne se faisoit aimer nulle part, et qui ne l’avoit pas trouvée assez jolie pour la faire danser.
Il commença à désirer de la connoître davantage, et afin de parvenir à lui parler, il prenoit part à la conversation qu’elle avoit avec les autres. Ces avances attirèrent enfin son attention, c’étoit chez sir Williams Lucas où il y avoit beaucoup de monde. « À quoi pensoit M. Darcy, disoit-elle à Charlotte, d’écouter ainsi ma conversation avec le colonel Forster ?
— C’est une question à laquelle M. Darcy peut seul répondre.
— S’il recommence encore, je lui laisserai voir ce que je pense. Il a un regard très-satyrique, si je ne commence par être impertinente moi-même, je finirois par avoir peur de lui.
Il se rapprocha d’elle peu de momens après, sans paroître avoir l’intention d’entrer en conversation. Miss Lucas défia alors son amie d’oser lui parler, ce qui provoqua Elisabeth, elle se retourna, et lui dit : — Ne pensez-vous pas, Monsieur Darcy, que je parlois fort bien lorsque je tourmentois le colonel Forster pour qu’il nous donnât un bal à Meryton ?
— Du moins, avec beaucoup de chaleur, c’est un sujet sur lequel les jeunes dames sont toujours très-pressantes.
— Vous êtes sévère pour nous.
Ce sera bientôt son tour d’être attaquée, pensa Miss Lucas. — Je vais ouvrir le piano, Elisa, et vous savez ce qui en arrivera.
— Vous êtes une singulière créature, sous l’apparence d’une amie ! toujours me faire jouer et chanter devant tout le monde ! si ma vanité s’étoit tournée du côté de la musique, vous auriez été inappréciable ! mais j’aimerois mieux ne pas en faire devant des gens qui sont accoutumés à entendre les artistes les plus distingués. Cependant Miss Lucas persistant, elle ajouta : Allons, puisque vous le voulez, il le faut.
Son exécution étoit agréable quoique peu brillante ; après un ou deux morceaux de chant, et avant qu’elle eût eu le temps de répondre aux sollicitations des personnes qui désiroient l’entendre encore, elle fut remplacée au piano avec empressement par sa sœur Mary, qui ayant le plus travaillé pour acquérir des talens et de l’instruction, étoit toujours impatiente de les montrer. Mary n’avoit ni dispositions, ni génie, et la vanité qui lui avoit donné beaucoup d’application, lui avoit donné aussi un air pédant et satisfait qui auroit nui à de plus grands talens que les siens. Elisabeth, sans affectation, sans prétentions, avoit été écoutée avec beaucoup de plaisir, quoiqu’elle fût loin d’être aussi forte que sa sœur. Après un long concerto, Mary fut charmée d’avoir à mériter de nouveaux éloges, et joua des airs irlandais et écossais à la demande de ses sœurs cadettes, qui avec les Miss Lucas et quelques officiers, se mirent à danser dans le fond du salon.
M. Darcy étoit dans une muette indignation de cette manière de passer la soirée qui excluoit toute espèce de conversation. Il étoit trop occupé par ses réflexions pour faire attention à sir Williams Lucas qui étoit près de lui ; jusqu’à ce qu’enfin ce dernier lui adressa la parole.
— Quel charmant amusement pour les jeunes gens, Monsieur Darcy ! Après tout, il n’y a rien comme la danse ; je la considère comme un des premiers degrés de la civilisation dans les sociétés policées.
— Certainement, Monsieur, elle a aussi l’avantage d’être fort en usage dans les sociétés les moins policées. Les sauvages dansent aussi.
Sir Williams sourit légèrement. — Vos amis dansent à ravir. Après une courte pause, voyant Bingley se joindre au groupe des danseurs : je ne doute pas, M. Darcy, que vous ne soyez vous-même adepte dans cet art ?
— Vous m’avez vu danser à Meryton, je crois, Monsieur.
— Oui, en vérité, et ce spectacle m’a procuré un plaisir infini ! Vous dansiez souvent à St.-James sûrement ?
— Jamais, Monsieur.
— Ne pensez-vous cependant pas que ce seroit honorer à la cour ?
— C’est un honneur que je ne fais nulle part, lorsque je puis m’en dispenser.
— Vous avez une maison à Londres, je suppose ? M. Darcy s’inclina.
— J’avois eu une fois l’idée de m’établir à Londres ; j’aime passionément la bonne société, mais je n’étois pas sûr que cet air-là convînt à la santé de Lady Lucas.
Il s’arrêta pour attendre une réponse, mais son interlocuteur n’étois pas disposé à lui en faire une. Dans ce moment, Elisabeth passoit près d’eux. Sir Williams, enchanté de l’idée de faire une chose qu’il croyoit très-polie, l’arrêta, et lui dit : ma chère Miss Elisa, pourquoi ne dansez-vous pas ? M. Darcy, vous me permettrez de vous présenter cette jeune dame, comme un partner fort agréable ; vous ne pouvez me refuser de danser, quand la beauté est devant vous ; et prenant la main d’Elisabeth, il vouloit la donner à Darcy, qui quoiqu’extrêmement surpris, ne la recevoit pas sans plaisir, lorsqu’elle la retira brusquement et dit à sir Williams : En vérité, Monsieur, je n’ai pas le moindre désir de danser, et je ne venois point vous demander un partner.
M. Darcy lui demanda alors d’un air fort sérieux de lui faire l’honneur de danser avec lui, mais ce fut en vain ; Elisabeth étoit décidée, et Sir Williams, malgré tous ses efforts, ne put parvenir à ébranler sa résolution.
— Vous dansez si bien, miss Elisa ! il est cruel de me refuser le plaisir de vous voir ! Quoique M. Darcy n’aime pas cet exercice, il ne feroit aucune difficulté de nous obliger pendant une demi heure.
— M. Darcy est rempli de politesse, dit Elisabeth en souriant.
— C’est vrai, mais en reconnoissant le motif qui le feroit agir, nous ne pourrions pas nous étonner de sa complaisance ; car, qui pourroit refuser une telle danseuse !
Elisabeth lança un regard malin sur M. Darcy, et s’en fut. Sa résistance ne lui avoit point fait de tort dans l’esprit de M. Darcy, il pensoit à elle avec complaisance, lorsqu’il fut abordé par Miss Bingley.
— Je parie que j’ai deviné le sujet de votre rêverie ?
— Je ne le crois pas.
— Vous pensez combien il seroit insupportable de passer plusieurs soirées de cette manière, et dans une pareille société. Je suis tout-à-fait de votre avis, jamais je n’ai été plus fatiguée, plus ennuyée, du bruit, de la nullité, et cependant de l’importance de tous les gens. Combien je donnerois pour entendre vos observations sur eux !
— Votre conjecture est entièrement fausse, je vous assure ; mon esprit étoit plus agréablement occupé. Je réfléchissois sur le plaisir que peuvent faire deux beaux yeux qui parent la figure d’une jolie femme.
Miss Bingley fixa les siens sur lui et le pria de vouloir bien lui dire qu’elle étoit la dame qui avoit le bonheur de lui inspirer de telles réflexions.
— Miss Elisabeth Bennet.
— Miss Elisabeth Bennet ! s’écria Miss Bingley, je suis stupéfaite. Y a-t-il long-temps qu’elle est votre favorite ? Quand pourrai-je vous faire mon compliment, je vous prie ?
— C’est absolument la question que je pensois que vous me feriez. L’imagination des femmes est si prompte ; qu’elle s’élance de l’admiration à l’amour, et de l’amour au mariage ; en un instant ; je savois que vous me féliciteriez.
— Mais vraiment si vous parliez sérieusement je regarderois la chose comme arrangée. Vous aurez une charmante belle-mère ! Je pense qu’elle demeurera toujours à Pimberley avec vous ?
Il l’écoutoit avec une parfaite indifférence, pendant qu’elle s’amusoit à parler ainsi : tranquilisée par son air calme qui lui persuadoit qu’il n’y avoit rien de réel dans cette plaisanterie, elle continua à déployer son esprit sur ce sujet.
CHAPITRE VII.
La fortune de M. Bennet consistoit presqu’entièrement en une propriété de deux mille livres de rentes, qui malheureusement pour ses filles, étoit à défaut d’enfans mâles, substituée à un parent fort éloigné. La fortune de leur mère, quoiqu’assez considérable pour leur position actuelle, ne pouvoit pas suppléer à celle de leur père.
Mistriss Bennet avoit hérité de son père, qui étoit avocat à Mérytion, quatre mille livres ; elle avoit une sœur mariée à M. Phillips, autrefois clerc de leur père, qui lui avoit succédé ; et un frère établi à Londres qui faisoit un commerce honorable. Le village de Longbourn n’étoit qu’à un mille de Méryton ; distance fort agréable pour les jeunes dames qui y alloient ordinairement trois ou quatre fois par semaine visiter leur tante et un magasin de modes qui se trouvoit précisément sur la route. Les deux cadettes étoient particulièrement assidues à ces devoirs ; leur esprit étoit plus oisif que celui de leurs sœurs, et lorsqu’il ne se présentoit rien de mieux, une promenade à Méryton devenoit nécessaire pour charmer les loisirs de la matinée, et fournir à la conversation de la soirée.
Quelque peu d’événemens qu’il dût y avoir dans le pays, elles espéroient toujours d’apprendre de leur tante quelques nouvelles. L’arrivée d’un régiment de milice, qui devoit passer l’hiver dans le voisinage, et dont le quartier général étoit à Méryton, leur causa une grande joie. Les visites à Mrs. Phillips devenoient maintenant du plus grand intérêt, chaque jour ajoutoit quelque chose à ce qu’elles savoient déjà du nom et de l’histoire de chaque officier. Elles n’ignorèrent pas long-temps leurs logemens, et enfin elles eurent le bonheur de faire connoissance avec les officiers eux-mêmes, Mr. Phillips leur fit visite à tous, et ouvrit ainsi à ses nièces une source de félicités, auparavant inconnue. Elles ne s’entretenoient plus que des officiers ; et la grande fortune de Mr. Bingley, dont la seule idée suffisoit pour animer leur mère, disparoissoit à leurs yeux devant l’uniforme d’un simple enseigne.
Un matin après avoir été témoin de leurs transports sur ce sujet-là, Mr. Bennet dit froidement :
— D’après tout ce que je viens d’entendre, vous devez être les jeunes filles les plus ridicules de tout le pays. Je le soupçonnois, maintenant j’en suis convaincu.
Catherine fut déconcertée et ne répondit rien, mais Lydie continua avec la plus complète indifférence à parler avec admiration du capitaine Carter, et de ses espérances de le voir dans le courant de la journée, parce qu’il devoit partir le lendemain pour Londres.
— Je suis surprise, mon cher, dit Mistriss Bennet, de vous voir toujours porté à croire que vos enfans sont ridicules ! Si je pensois ainsi des enfans de quelqu’un, à coup sûr ce ne seroit pas des miens.
— Si mes enfans sont ridicules, j’espère que je m’en apercevrai toujours.
— Mais s’ils ne le sont pas ? Si au contraire ils sont remplis d’esprit ?
— C’est le seul point sur lequel nous ne soyons pas d’accord. J’avois espéré que nous penserions toujours de même ; mais je suis si éloigné de votre manière de voir, que je crois au contraire que nos filles cadettes sont extraordinairement ridicules.
— Mon cher Mr. Bennet, vous ne pouvez raisonnablement espérer, que de si jeunes filles aient autant de bon sens que leur père et leur mère ; lorsqu’elles seront à notre âge, j’ose vous assurer qu’elles ne penseront pas plus aux officiers que nous. Je me souviens très-bien moi-même, du temps ou j’aimois beaucoup les habits rouges[1] ; et en vérité, dans le fond de mon cœur, je les aime encore. Si un jeune et brillant colonel de vingt-six ans, avec mille livres de rente, me demandoit une de mes filles, je ne la lui refuserois point. Je trouvois que le colonel Forster, avoit très bonne façon dans son uniforme, l’autre jour chez Sir Williams.
— Maman, s’écria Lydie, ma tante dit que maintenant le colonel Forster et le capitaine Carter, ne vont plus si souvent chez Mistriss Watson ; elle les voit beaucoup dans le cabinet de lecture de Clarke.
L’arrivée d’un laquais empêcha Mistriss Bennet de répondre, il apportoit un billet pour Miss Bennet, et venoit de Netherfield ; il demandoit une réponse. Les yeux de Mistriss Bennet brilloient de plaisir, et ne laissant pas le temps à sa fille de lire, elle lui demandoit : — Eh bien, Jane, de qui est-ce ? Que dit-il ? Allons Jane, dépêchez-vous et dites-nous ?… dépêchez-vous donc mon ange !
— C’est de Miss Bingley, et elle lut à haute voix, ce qui suit :
Ma chère amie.
« Si vous n’êtes pas assez complaisante pour venir dîner aujourd’hui avec nous, nous courons le risque, Louisa et moi, de nous haïr le reste de notre vie ; car un jour entier passé en tête à tête entre deux femmes, ne peut pas finir sans une querelle. Venez donc aussitôt que vous aurez lu ce billet ; mon frère et nos Messieurs sont allés dîner avec les officiers. »
Votre affectionnée,
Caroline Bingley.
— Avec les officiers ! s’écria Lydie, je suis surprise que ma tante ne nous l’ait pas dit.
— Il dîne dehors, dit Mistriss Bennet, c’est très-fâcheux.
— Puis-je avoir la voiture ? dit Jane.
— Non, ma chère, il vaut mieux que vous alliez à cheval ; il paroît vraisemblable qu’il pleuvra, et alors vous y resterez ce soir.
— Ce seroit un assez bon plan, dit Elisabeth, si vous étiez sûre qu’on n’offrît pas de la ramener en voiture.
— Oh ! ces Messieurs ont sûrement pris la voiture de Mr. Bingley, pour aller dîner à Méryton, et les Hurst n’ont point de chevaux.
— Mais je préférerois aller en voiture.
— Je suis sûre ma chère, que votre père ne peut pas vous donner les chevaux, ils sont employés à la ferme, n’est ce pas, Mr. Bennet ?
— Je les donne bien souvent, lors-même qu’ils sont employés à la ferme.
— Mais si vous les donniez aujourd’hui, dit Elisabeth, le plan de ma mère seroit manqué.
Elle parvint ainsi, à faire prononcer à son père que les chevaux étoient occupés ; par conséquent Jane fut obligée d’aller à cheval ; sa mère l’accompagna jusqu’à la porte en prédisant gaiement le mauvais temps. Ses espérances furent bientôt réalisées. Jane venoit de partir, lorsqu’une grosse pluie commença à tomber ; ses sœurs étoient inquiètes, mais sa mère étoit ravie. La pluie continua sans interruption toute la soirée, certainement Jane ne pouvoit pas revenir !
— Il faut avouer que j’ai eu une heureuse idée ! répéta plusieurs fois Mistriss Bennet, comme si c’etoit elle qui avoit pu déterminer la pluie à tomber ; et jusqu’au lendemain matin, elle ne douta pas que son plan, n’eût les suites les plus heureuses. Le déjeuner étoit à peine fini, qu’un domestique de Netherfield arriva, apportant le billet suivant pour Elisabeth.
Ma chère Lizzy,
« Je suis très-incommodée ce matin, et je dois l’attribuer à ce que j’ai été mouillée hier. Mes bons amis ne veulent pas entendre parler de me laisser retourner à la maison, avant que je sois mieux, ils insistent aussi pour que je voie Mr. Jones, ainsi vous ne serez pas inquiets si vous apprenez qu’il est venu me voir, je n’ai absolument que mal à la gorge et mal à la tête. »
Votre, etc.
— Eh bien ! ma chère, dit Mr. Bennet, lorsqu’Elisabeth eut fini de lire ce billet, si votre fille a une maladie dangereuse, et si elle en meurt, ce sera une consolation pour vous de savoir, qu’elle l’a prise en courant après Mr. Bingley, et par vos ordres.
— Oh ! je ne crains pas qu’elle en meure, on ne meurt pas pour un petit coup de froid. Elle sera soignée, tout ira bien tant qu’elle restera là ; j’irai la voir si je puis avoir la voiture.
Elisabeth qui étoit réellement inquiète de sa sœur, étoit décidée à aller la voir, quoiqu’elle ne pût pas avoir la voiture, et comme elle ne savoit pas monter à cheval, elle n’avoit d’autre parti à prendre que celui d’y aller à pied. Elle déclara son intention.
— Comment pouvez-vous avoir cette idée, s’écria sa mère : avec une telle boue ! Vous ne serez pas en état de vous montrer lorsque vous arriverez.
— Mais je serai bien en état de voir c’est tout ce que je veux.
— Est-ce une manière de m’insinuer que je dois vous prêter les chevaux, Lizzy ? dit son père.
— Non en vérité, je ne crains point de faire cette promenade ; la distance n’est rien, lorsqu’on a un but ; il n’y a que trois milles, je serai de retour pour dîner.
— J’admire l’activité de votre amitié, dit Mary, mais l’impulsion de votre sentiment, devroit être guidée par la raison, et il me semble qu’il ne doit agir qu’autant que c’est nécessaire.
— Nous irons avec vous, jusqu’à Méryton, s’écrièrent Catherine et Lydie ; Elisabeth accepta leur compagnie, et les trois jeunes personnes partirent ensemble.
— Si nous allons vite, disoit Lydie, tout en marchant, nous pourrons peut-être encore voir le capitaine Carter, avant qu’il parte.
À Méryton, elles se séparèrent ; les deux plus jeunes allèrent chez la femme d’un officier, dont elles s’étoient déjà fait une amie, et Elisabeth continua seule sa route, traversant les champs d’un pas précipité, sautant par dessus les haies et les ruisseaux avec une impatiente vivacité ; elle arriva enfin très-fatiguée, ses bas crottés, et avec un teint animé par l’exercice.
On l’introduisit dans la chambre du déjeuner, où tout le monde excepté Jane, étoit déjà rassemblé, et où son arrivée produisit la plus grande surprise. Mistriss Hurst et miss Bingley pouvoient à peine croire, que de si bonne heure, elle eût déjà fait trois milles, par un si mauvais temps, et toute seule ! Elisabeth étoit bien persuadée que ces deux dames voyoient cela avec dédain ; elle en fut cependant reçue très-poliment ; il y avoit quelque chose de plus que de la politesse, dans l’accueil de leur frère ; c’étoit de la bonté et de la prévenance. Mr. Darcy parla peu, et Mr. Hurst point du tout. Le premier étoit partagé entre l’admiration que lui causoit l’éclat et la vivacité que l’exercice avoit donnés à la figure d’Elisabeth, et le doute où il étoit que la raison qui l’avoit amenée la justifiât entièrement d’être venue d’aussi loin toute seule. Le dernier ne pensoit qu’à son déjeuner.
Les réponses qu’on lui fit sur l’état de sa sœur n’étoient pas très-satisfaisantes. Miss Bennet avoit mal dormi, et quoiqu’elle fut levée, elle avoit cependant trop de fièvre pour pouvoir descendre.
Elisabeth insista pour être conduite auprès d’elle, et Jane que la crainte de donner de l’inquiétude ou de l’embarras à sa sœur, avoit empêchée de témoigner dans son billet le plaisir qu’elle auroit de l’avoir auprès d’elle fut ravie de la voir entrer. Elle n’étoit cependant pas en état de supporter la conversation, et lorsque Miss Bingley les eut laissées seules, et qu’elle eut essayé de remercier sa sœur de sa tendre sollicitude, elle se tut ; Elisabeth resta en silence auprès d’elle.
Lorsque le déjeuner fut fini, les deux sœurs les rejoignirent, Elisabeth commença à les aimer un peu plus, lorsqu’elle vit combien de tendresse et d’attention elles témoignoient à Jane. Le médecin arriva, et ayant interrogé la malade, il prononça, comme on l’avoit bien supposé, qu’elle avoit un violent coup de froid. Il lui conseilla de se remettre au lit, et promit de lui envoyer quelques potions. Son conseil fut promptement suivi, car la fièvre augmentant, elle souffroit beaucoup de la tête. Elisabeth ne quitta pas sa chambre un seul instant, les deux autres dames s’absentèrent aussi fort peu, les Messieurs étant sortis, elles n’avoient rien qui les rappellât ailleurs.
Quand trois heures sonnèrent, Elisabeth pensa qu’elle devoit partir et le dit avec chagrin. Miss Bingley lui offrit la voiture, mais la pressa faiblement de l’accepter. Alors Jane témoigna tant de peine de voir partir sa sœur, que Miss Bingley fut obligée de changer l’offre de la voiture en une invitation de rester à Netherfield ; Elisabeth l’accepta avec reconnoissance, et un domestique fut envoyé à Longbourn, pour dire qu’elle n’y retournoit pas, et pour lui rapporter les vêtemens qui lui étoient nécessaires.
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CHAPITRE VIII.
À cinq heures, les deux dames se retirèrent pour faire leur toilette, et à six et demie, on vint avertir Elisabeth que le dîner étoit servi ; elle descendit, et put répondre d’une manière satisfaisante, aux obligeantes questions qu’on lui fit sur l’état de sa sœur, questions parmi lesquelles elle eut le plaisir de distinguer celles de Mr. Bingley, qui témoignoit encore plus de sollicitude que les autres. Jane étoit vraiment mieux. Les deux dames de Netherfield après avoir répété plusieurs fois, combien elles étoient désolées qu’elle eût pris ce rhume, combien elles craindroient elles-mêmes d’être malades, etc, etc, n’y pensèrent plus ; et leur indifférence pour Jane lorsqu’elle n’étoit plus sous leurs yeux, permit à Elisabeth de se livrer, de nouveau, à l’éloignement qu’elle avoit d’abord ressenti pour elles.
Leur frère étoit dans le fait la seule personne qu’elle pût voir avec plaisir. Sa sollicitude pour Jane se montroit visiblement, et ses attentions pour elle-même, l’empêchèrent de se trouver aussi déplacée que les autres le pensoient : lui seul s’occupoit d’elle. Miss Bingley étoit entièrement distraite par M. Darcy, sa sœur ne l’étoit guère moins. Mr. Hurst, à côté de qui Elisabeth étoit placée, étoit un homme indolent, qui ne vivoit que pour manger, boire et jouer, et lorsqu’il vit qu’elle préféroit des mets simples à des plats plus recherchés, il n’eut plus rien à lui dire.
Elisabeth retourna vers Jane immédiatement après le dîner ; aussitôt qu’elle fut sortie de la chambre, Miss Bingley commença à se moquer d’elle ; elle décida qu’il y avoit dans sa contenance un mélange d’orgueil et d’impertinence ; qu’elle n’avoit ni conversation, ni goût, ni beauté ; Mistriss Hurst pensoit de même, et ajouta : Elle n’a rien en sa faveur, si ce n’est qu’elle marche bien ; je n’oublierai jamais son entrée de ce matin, elle avoit presque l’air d’une femme échappée de quelque horde de sauvages.
— C’est parfaitement vrai, Louisa, j’avois toutes les peines du monde à garder mon sérieux. Quelle sottise de venir ici ! Avait-elle besoin de courir à travers champs, parce que sa sœur avoit pris un coup de froid ? Avec ses cheveux détachés et ébouriffés !
— Oui, et sa jupe ! j’espère que vous avez vu sa jupe, qui avoit, j’en suis sûre, au moins six pouces de boue ; sa robe qu’elle avoit laissée retomber par-dessus pour la cacher, ne remplissoit pas trop bien son devoir.
— Votre description peut être très-exacte, Louisa, dit Mr. Bingley, mais tout cela a été perdu pour moi ; je trouvois Miss Elisabeth extrêmement bien, lorsqu’elle est arrivée ce matin ; sa jupe crottée ne m’a point frappé.
— Vous l’auriez observée, je suis sûre, Mr. Darcy ; je penche à croire, que vous ne voudriez pas voir votre sœur faire une pareille escapade.
— Certainement pas.
— Faire trois, quatre ou cinq milles, je ne sais ce qu’il y a d’ici à Longbourn, à pied, dans la boue, et toute seule ! Il me semble que cela dénote une indépendance vulgaire, une indifférence tout-à-fait campagnarde pour le décorum.
— Cela dénote aussi une tendresse bien touchante pour sa sœur, dit Bingley.
— Je crains, Monsieur Darcy, dit à demi voix Miss Bingley, que cette équipée, n’ait un peu diminué votre admiration pour ses beaux yeux !
— Pas du tout, répondit-il ; la course qu’elle venoit de faire, les avoit rendus encore plus brillans.
Un court silence suivit cette réponse ; Mistriss Hurst reprit la parole.
— J’aime beaucoup Jane Bennet, c’est une charmante fille, que je souhaite de tout mon cœur de voir bien établie ; mais je crains qu’avec un tel père, une telle mère, et des relations si peu relevées, elle n’ait pas beaucoup de chances en sa faveur.
— Je crois avoir entendu dire, qu’elles ont un oncle avocat à Méryton.
— Oui, et elles en ont un autre, qui demeure à Londres, dans quelqu’endroit près de Cheap-side.
— Oh ! celui-là, c’est le personnage le plus considéré de toute la famille. Et elles se mirent à rire aux éclats.
— Elles auroient assez d’oncles pour remplir tout Cheap-side, qu’elles n’en seroient pas moins aimables, s’écria Bingley.
— Oui, mais cela diminueroit certainement la chance qu’elles pourroient avoir, d’épouser des hommes jouissant de quelque considération dans le monde, répliqua Darcy.
Bingley se tut ; mais ses sœurs approuvèrent et s’égayèrent encore quelque temps, aux dépens des vulgaires parens de leur chère amie.
Cependant, en quittant la table, elles montèrent dans sa chambre, avec un renouvellement de tendresse, et restèrent avec elle, jusqu’à ce qu’on vint les appeler pour le café. Comme Jane souffroit toujours, Elisabeth ne voulut pas la quitter, jusqu’à ce qu’enfin, elle eut le plaisir de la voir s’endormir tranquillement dans la soirée, elle pensa alors qu’il étoit convenable, plus qu’agréable, de descendre ; elle s’y décida donc. En entrant dans le salon, elle trouva tout le monde au jeu ; on l’invita à s’y mettre aussi, mais comme elle imagina qu’ils jouoient cher, elle s’y refusa, donnant pour excuse, qu’elle remonteroit bientôt vers sa sœur, et dit : qu’elle s’amuseroit à lire pendant le peu de temps qu’elle resteroit en bas.
Mr. Hurst la regardoit avec étonnement ; vous préférez la lecture au jeu, dit-il ? C’est singulier !
— Miss Elisa Bennet dédaigne les cartes, dit Miss Bingley : elle lit beaucoup, et ne prend aucun plaisir à autre chose.
— Je ne mérite ni cet éloge, ni cette censure, répondit Elisabeth, je ne lis pas beaucoup, et je prends plaisir à mille autres choses.
— À soigner votre sœur, dit Bingley, et j’espère que vous en serez récompensée en la voyant bientôt rétablie.
Elisabeth le remercia de tout son cœur, et s’approcha d’une table où il y avoit quelques livres. Il lui offrit avec empressement d’en aller chercher d’autres, et tous ceux que la bibliothèque pouvoit fournir.
— J’aurois désiré, ajouta-t-il, pour votre plaisir et mon propre avantage, qu’elle fut plus considérable ; mais je suis un paresseux, et quoique je n’aie pas beaucoup de livres, j’en ai encore plus que je n’en lis.
Elisabeth l’assura que ceux qui étoient dans la chambre lui suffisoient parfaitement.
— Je suis étonnée, dit Miss Bingley, que mon père ait laissé si peu de livres ! Quelle délicieuse bibliothèque vous avez à Pimberley, M. Darcy.
— Elle doit être bien composée, répondit-il, car elle est l’ouvrage de plusieurs générations.
— Et vous l’avez beaucoup augmentée vous-même, car vous achetez toujours des livres.
— Je ne saurois comprendre qu’on néglige une bibliothèque de famille.
— Négliger ! Je suis sûre que vous ne négligez rien de ce qui peut augmenter les agrémens de ce bel endroit. Charles, quand vous bâtirez votre maison, je souhaite qu’elle soit seulement la moitié aussi belle que Pimberley.
— Je le souhaite aussi.
— Mais réellement, je vous conseille d’acheter dans le voisinage, et de prendre Pimberley pour modèle. Il n’y a pas de plus beau pays en Angleterre, que le Derbyshire.
— De tout mon cœur, et j’achèterai Pimberley même, lorsque Darcy voudra le vendre.
— Je parle des choses possibles, Charles.
— Je vous donne ma parole, Caroline, que je pense qu’il est plus facile d’acheter Pimberley que de l’imiter.
Elisabeth étoit si distraite par la conversation, qu’elle faisoit fort peu d’attention à ce qu’elle lisoit. Elle posa donc son livre, s’approcha de la table, et se plaça entre Mr. Bingley et sa sœur aînée pour observer le jeu.
— Miss Darcy a-t-elle beaucoup grandi depuis ce printemps ? dit Miss Bingley, sera-t-elle aussi grande que moi ?
— Je le crois. Elle est à présent de la taille de Miss Elisabeth Bennet, plutôt un peu plus grande.
— Combien je languis de la revoir ! Je n’ai jamais rencontré personne qui me plût autant, elle a un maintien et des manières si comme il faut ! elle est si accomplie pour son âge, son exécution sur le piano est parfaite.
— Je suis toujours étonné, dit Bingley, de la patience que les jeunes personnes doivent avoir, pour parvenir à être aussi accomplies qu’elles le sont généralement.
— Vous croyez donc que toutes les jeunes personnes sont accomplies, mon cher Charles ? à quoi pensez-vous ?
— Oui je le crois, elles font toutes de la musique, peignent des écrans, et font des bourses. Je crois que je n’en connois pas une seule qui ne sache faire tout cela ; et je suis sûr de n’avoir jamais entendu parler d’une jeune personne, pour la première fois, qu’on ne m’ait dit qu’elle étoit accomplie.
— Votre liste des perfections ordinaires, dit Darcy, est très-exacte ; et cet éloge est donné à plus d’une femme qui ne le mérite pas pour d’autre titre que celui de peindre un écran, ou de faire une bourse. Mais je suis très loin d’être d’accord avec vous, sur la considération que vous avez pour les dames en général ; car je ne puis me vanter de compter parmi toutes mes connoissances, plus d’une demi douzaine de femmes qui soient décidément accomplies.
— Ni moi non plus, dit Miss Bingley.
— D’après cela, dit Elisabeth, il faut que vous compreniez une foule de choses dans l’idée que vous vous faites d’une femme accomplie ?
— Oui, il est vrai, que j’y comprends une foule de choses.
— Oh ! certainement, ajouta son aide fidèle ; on ne peut considérer comme accomplie, que celle qui surpasse beaucoup ce que nous voyons souvent. Une femme, pour mériter cet éloge, doit connoître à fond la musique, la peinture, la danse, les langues modernes, et en outre, elle doit avoir encore quelque chose dans l’air, les manières, la démarche, le son de la voix, les expressions sans lesquelles cet éloge ne seroit qu’à moitié mérité.
— Elle doit y joindre encore, dit Darcy, un esprit cultivé par la lecture.
— Je ne suis plus surprise alors, s’écria Elisabeth, que vous ne connoissiez que six femmes accomplies ! Je m’étonnerois plutôt de ce que vous en connoissiez autant !
— Seriez-vous assez sévère pour votre sexe, pour douter de la possibilité d’une telle réunion ?
— Je n’ai jamais vu tant de goût, de capacité, d’instruction et d’élégance, réunis dans une femme au point où vous l’exigez.
— Mistriss Hurst et Miss Bingley se récrièrent toutes deux contre un doute aussi injurieux, et protestèrent qu’elles connoissoient plusieurs femmes qui répondoient parfaitement à cette description, alors Mr. Hurst les rappela à l’ordre, en se plaignant amèrement du peu d’attention qu’elles donnoient au jeu ; la conversation cessa, et bientôt après Elisabeth quitta la chambre.
— Elisa Bennet, dit Miss Bingley aussitôt que la porte fut fermée, est une de ces jeunes personnes qui cherchent à plaire à l’autre sexe, en rabaissant le leur ; et je crois qu’elle pourra réussir auprès de plusieurs hommes. Mais selon moi c’est un sot calcul, un pitoyable artifice !
— Sans doute, répondit Darcy, à qui cette remarque étoit adressée ; il y a de la bassesse dans les moyens que les femmes emploient quelquefois pour nous captiver, et cette bassesse est encore bien plus méprisable, lorsqu’il y entre de la fausseté.
Miss Bingley ne fut pas assez satisfaite de cette réponse pour continuer la conversation sur ce sujet.
Elisabeth revint pour leur apprendre que sa sœur étoit plus souffrante. Bingley vouloit qu’on envoyât chercher tout de suite Mr. Jones, ses sœurs ne pouvant imaginer qu’un médecin de campagne, pût-être un bon médecin, étoient d’avis qu’on envoyât en chercher un à Londres. Elisabeth ne voulut pas le permettre ; la proposition de leur frère, lui plaisoit davantage, et il fut convenu qu’on appelleroit Mr. Jones le lendemain matin de bonne heure, si Miss Bennet n’étoit décidément pas mieux. Bingley étoit fort inquiet ; ses sœurs disoient qu’elles étoient fort tourmentées. Cependant après le souper, elles essayèrent de se distraire, en faisant un peu de musique ; lui ne pouvoit calmer ses craintes, qu’en faisant à la femme de charge, les recommandations les plus instantes, pour qu’on prodiguât tous les soins et toutes les attentions possibles à la jeune malade, et à sa sœur.
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CHAPITRE IX.
Elisabeth passa la plus grande partie de la nuit auprès du lit de sa sœur, cependant elle eut le plaisir de pouvoir faire une réponse plus satisfaisante à la femme de charge, envoyée de bonne heure par Bingley pour savoir des nouvelles, et plus tard aux deux élégantes soubrettes de ses sœurs. Malgré cette amélioration dans l’état de la malade, elle voulut cependant écrire à Longbourn pour demander à sa mère de venir voir Jane, et de juger par elle-même de son état. Son billet fut envoyé tout de suite, et Mistriss Bennet accompagnée de ses deux filles cadettes, arriva à Netherfield bientôt après le déjeuner.
Si Mistriss Bennet eût trouvé Jane dans un état qui eut eu le moindre danger, elle auroit été fort affligée, mais voyant que sa maladie n’avoit rien d’alarmant, elle ne désiroit pas qu’elle se guérît trop promptement ; le retour de sa santé devant l’éloigner de Netherfield ; elle ne voulut point céder au désir de sa fille qui demandoit à être transportée à Longbourn ; le médecin qui arriva dans ce moment n’étoit pas non plus de cet avis ; après être restées quelques momens auprès de Jane, la mère et les trois filles, sur l’invitation de Miss Bingley, descendirent dans la salle du déjeuner. Bingley les y reçut en témoignant son désir, que Mistriss Bennet n’eût pas trouvé sa fille plus malade qu’elle ne s’y attendoit.
— Pardonnez-moi, Monsieur, elle est beaucoup trop malade pour pouvoir être transportée ; Mr. Jones dit que nous ne pouvons pas y penser. Nous devons donc abuser encore quelque temps de votre bonté.
— Transportée ! s’écria Bingley, il n’y faut pas penser ; je suis sûr que ma sœur ne voudra pas en entendre parler.
— Vous pouvez compter, Madame, dit Miss Bingley avec une froide politesse, que Miss Bennet recevra tous les soins possibles tant qu’elle restera avec nous.
Mistriss Bennet se confondit en remercimens. — Si nous n’étions pas chez d’aussi excellens amis, je ne sais pas en vérité ce que nous ferions, car elle est très-malade, et souffre beaucoup, mais avec la plus grande patience, comme elle le fait toujours ! Elle a sans contredit le caractère le plus doux que j’aie jamais vu ; je dis souvent à mes autres filles, qu’elles ne sont rien en comparaison d’elle. Vous avez ici un joli salon, Monsieur Bingley, la vue sur cette allée sablée est charmante. Je ne connois point d’endroit comparable à Netherfield ! J’espère que vous ne le quitterez pas si vîte, quoique vous ne l’ayez loué que pour peu de temps ?
— Tout ce que je fais, je le fais très-promptement, Madame, si je me décidois à quitter Netherfield, je serois probablement parti au bout de cinq minutes, dans ce moment cependant, je me regarde comme tout à fait établi ici.
— C’est précisément l’idée que je me faisois de vous ! s’écria Elisabeth.
— Vous commencez donc à me connoître ? dit-il en se tournant vers elle.
— Oh oui ! parfaitement.
— Je voudrois prendre cela pour un compliment, mais je crains que ce ne soit peu flatteur d’être si facile à connoître.
— C’est selon, il ne s’en suit pas nécessairement qu’un caractère profond ou énigmatique soit plus estimable que le vôtre.
— Lizzy, s’écria sa mère, souvenez-vous où vous êtes, et ne babillez pas ici comme on vous permet de le faire à la maison.
— Je ne savois pas, poursuivit Bingley, que vous vous appliquassiez à l’étude des caractères, elle doit être fort amusante ?
— Oui, mais les caractères plus compliqués sont plus amusants, ils ont au moins cet avantage.
— La vie de campagne, dit Darcy, doit en général vous fournir peu d’occasions, et peu de sujets à étudier. Dans une ville de province, la société n’est pas assez nombreuse ni assez variée.
— Il est vrai, mais les gens varient tellement eux-mêmes, qu’ils fournissent toujours de nouvelles observations.
— Oui, en vérité, dit Mistriss Bennet qui avoit été fort blessée, de cette manière de parler des sociétés de campagne ; je vous assure qu’il y a autant de monde à la campagne qu’à la ville.
Chacun fut surpris, et Darcy après l’avoir regardée un moment, se retourna en silence. Mistriss Bennet, qui croyoit avoir obtenu une victoire complète sur lui, continua ainsi d’un air triomphant.
— Pour moi je ne vois pas que Londres ait beaucoup d’avantage sur la province, à part les boutiques et les lieux publics. La campagne est fort agréable, n’est-ce pas Mr. Bingley ?
— Lorsque je suis à la campagne, répondit-il, je ne désire point la quitter, mais lorsque je suis à la ville, c’est aussi la même chose ; le séjour de la ville et celui de la campagne ont chacun leurs avantages, et je puis être également heureux, habitant l’une ou l’autre.
— Oh ! parce que vous avez du jugement. Mais Monsieur, disoit-elle en regardant Darcy, semble compter la campagne pour rien.
— En vérité, maman, vous vous êtes trompée, dit Elisabeth qui rougissoit pour sa mère ; vous n’avez pas compris Monsieur Darcy ; il vouloit dire, que l’on ne rencontre pas tant de gens à la campagne qu’à la ville, ce dont nous reconnoissons tous la vérité.
— Certainement, ma chère, personne ne dit le contraire. Mais quant à ce qui est de ne pas voir beaucoup de monde dans notre voisinage, c’est faux. Je crois qu’il y en a peu d’aussi étendus ! Je sais fort bien que nous dînons dans vingt-quatre maisons différentes.
L’embarras d’Elisabeth étoit extrême, et ce ne fut que par égard pour elle que Bingley parvint à garder son sérieux ; sa sœur eut moins de délicatesse et lança à Darcy un coup d’œil très-expressif. Dans le désir de détourner les idées de sa mère, Elisabeth lui demanda, si Charlotte Lucas avoit été à Longbourn depuis qu’elle l’avoit quittée ?
— Oui, elle vint hier avec son père. Quel charmant homme que Sir Williams Lucas ! Il est, si poli ! si comme il faut ! Il a toujours quelque chose à dire à chacun ; c’est absolument l’idée que je me fais d’un homme bien né ! Ces gens qui se croient très-importans, et qui n’ouvrent jamais la bouche, se trompent étrangement.
— Charlotte dîna-t-elle avec vous ?
— Non ; elle voulut retourner chez elle ; je crois qu’elle devoit faire un pouding. Pour moi, Monsieur Bingley, mes filles ont été élevées tout différemment. J’ai toujours eu pour principe, d’avoir des domestiques, qui sussent faire leur besogne tout seuls. Mais chacun est son propre juge. Les Miss Lucas sont de très-bonnes personnes, c’est dommage qu’elles ne soient pas jolies ! Ce n’est pas que je trouve Charlotte mal, au moins, mais c’est notre amie particulière.
— Elle me paroît fort aimable, dit Bingley.
— Oh ! mon Dieu oui ! Mais vous avouerez qu’elle n’est pas jolie ! Lady Lucas m’a souvent dit, qu’elle m’envioit pour une de ses filles la beauté de Jane ! Il est vrai qu’on ne voit pas souvent quelqu’un qui soit mieux qu’elle, c’est ce que tout le monde dit ; car je ne me fie point à mon jugement seul. Elle n’avoit pas encore quinze ans, qu’il y avoit chez mon frère Gardiner, à Londres, un Monsieur qui l’aimoit tellement, que ma belle sœur étoit persuadée qu’il la demanderoit en mariage ! Il ne l’a pas demandée cependant ; peut-être la trouvoit-il trop jeune. Il fit des vers pour elle, ils étoient assez jolis.
— Et là finit son sentiment pour elle, dit Elisabeth avec un peu d’impatience ! Et plusieurs ont fait de même je pense ? Je voudrois bien savoir, qui fut le premier qui découvrit cette efficacité de la poésie, pour éteindre les feux de l’amour !
— Jusqu’à présent, dit Darcy, on m’avoit enseigné à considérer la poésie comme un des alimens de l’amour.
— Oh ! d’un amour violent, constant, d’une espèce très-rare, tout sert d’aliment à une forte passion ! mais s’il s’agit d’un sentiment passager, de ce qu’on nomme vulgairement une inclination ; je suis persuadée qu’un bon sonnet suffiroit pour le détruire entièrement.
Darcy sourit ; et le silence général qui suivit, fit trembler Elisabeth. Dans la crainte que sa mère ne compromit encore, elle vouloit entretenir la conversation, mais elle ne trouvoit plus rien à dire, Mistriss Bennet recommença alors ses remercîmens à Mr. Bingley, sur les attentions qu’il avoit pour Jane, et fit des excuses, sur l’embarras que pouvoit causer la présence de Lizzy. Mr. Bingley fut très-poli dans sa réponse, il força sa sœur à l’être aussi, et à dire tout ce que la circonstance exigeoit ; elle le fit sans beaucoup de grâce, à la vérité, mais ce fut assez pour satisfaire Mistriss Bennet, qui bientôt après demanda sa voiture ; à ce signal, la plus jeune de ses filles s’avança, elles avoient chuchoté toutes deux tout le temps de la visite, et le résultat de leur conversation, avoit été, que la cadette rappelleroit à Mr. Bingley, qu’il avoit promis lors de son arrivée dans le pays de donner un bal à Netherfield. Lydie étoit une grosse et grande fille de quinze ans, qui avoit un beau teint et un air gai et ouvert ; elle étoit la favorite de sa mère, dont l’excessive tendresse lui avoit permis d’entrer dans le monde fort jeune ; elle avoit une espèce de confiance naturelle en elle-même que n’avoient pas peu augmenté les attentions des officiers, attentions que lui avoient attiré la liberté de ses manières, et les bons dîners de son oncle ; elle n’étoit donc point embarrassée pour s’adresser à Bingley, au sujet du bal. Elle lui rappela brusquement sa promesse, ajoutant qu’il seroit bien honteux qu’il ne la tînt pas. La réponse qu’il fit à cette attaque inopinée, flatta délicieusement les oreilles de Mistriss Bennet.
— Je suis tout prêt, dit-il à remplir mes engagemens, et lorsque votre sœur sera rétablie, vous fixerez vous-même le jour du bal. Mais vous ne voudriez sûrement pas danser pendant qu’elle est malade ?
Lydie assura qu’elle étoit parfaitement satisfaite.
— Oui, dit-elle, il vaut mieux attendre que Jane soit guérie, il y aura aussi plus de chances pour que le capitaine Carter soit de retour, et lorsque vous aurez donné votre bal, j’insinuerai aux officiers d’en donner aussi un à leur tour, je dirai au colonel que ce seroit une honte s’ils ne le faisoient pas.
Mistriss Bennet et ses deux filles partirent enfin, et Elisabeth retourna auprès de Jane ; abandonnant l’examen de sa conduite et de celle de sa mère et de ses sœurs, aux observations malignes de Mr. Darcy et des dames de Netherfield. Le premier cependant ne joignit point sa critique à la leur sur Elisabeth, malgré les plaisanteries de Miss Bingley sur ses beaux yeux.
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CHAPITRE X.
Cette journée s’écoula comme la précédente. Mistriss Hurst et Miss Bingley passèrent quelques heures de la matinée dans la chambre de la malade, qui commençoit à se rétablir quoique lentement.
Elisabeth les rejoignit au salon dans la soirée, la table de jeu ne parût point. Mr. Darcy écrivoit, Miss Bingley étoit assise à côté de lui, s’efforçant d’attirer son attention, en le chargeant de commissions réitérées pour sa sœur. Mr. Bingley et Mr. Hurst jouoient au piquet, Mistriss Hurst suivoit leur jeu.
Elisabeth prit son ouvrage et s’amusoit à observer Darcy et sa fidèle compagne. Les remarques continuelles de la dame, sur son écriture, la régularité de ses lignes, sur la longueur de sa lettre, etc. et la parfaite indifférence avec laquelle ces éloges étoient reçus formoient un dialogue fort curieux, et qui répondoit exactement à l’opinion qu’elle avoit de l’un et de l’autre.
— Que Miss Darcy sera contente de recevoir cette lettre !
Il ne répondit point.
— Vous écrivez extraordinairement vîte.
— Vous vous trompez, j’écris plutôt lentement.
— Combien de lettres vous devez avoir à écrire dans le courant de l’année ! Et des lettres d’affaires ! Oh, que je les trouve ennuyeuses !
— Il est heureux alors, qu’elles me soient tombées en partage plutôt qu’à vous.
— Je vous en prie, dites à votre sœur combien je languis de la voir.
— Je le lui ai déjà dit une fois, d’après votre recommandation.
— Je crains que votre plume ne soit pas bonne. Je vous prie laissez-moi vous la tailler ? Je taille très-bien les plumes.
— Je vous remercie, mais je taille toujours mes plumes moi-même.
— Comment pouvez-vous faire pour écrire si droit ?
Il garda le silence.
— Dites à votre sœur, que je suis enchantée de ses progrès sur la harpe ; et faites-lui savoir aussi que je suis dans le ravissement de son superbe dessin ; que je le trouve infiniment supérieur à celui de Miss Grantley.
— Voulez-vous me permettre de renvoyer vos ravissemens à une autre lettre, je n’ai pas de place dans celle-ci.
— Oh ! c’est égal, je la verrai au mois de Janvier. Lui écrivez-vous toujours d’aussi jolies lettres, et aussi longues ?
— Elles sont ordinairement longues, mais, ce n’est pas à moi à dire, si elles sont jolies.
— Il me semble que c’est une règle assez générale, que lorsqu’on écrit une longue lettre avec facilité, on ne peut pas écrire mal.
Ce ne seroit pas un compliment pour Darcy, s’écria son frère, car il n’écrit pas facilement. Il recherche trop les mots à quatre syllabes.
— Il est sûr que ma manière d’écrire est très différente de la vôtre.
— Ah ! s’écria Miss Bingley, Charles écrit si négligemment ! Il oublie la moitié des mots et efface le reste.
— Mes idées se succèdent si rapidement, que je n’ai pas le temps de les exprimer ; de sorte que souvent mes lettres ne les transmettent point à mes correspondans.
— Votre humilité, Mr. Bingley, dit Elisabeth, devroit désarmer la critique.
— Rien n’est plus trompeur, dit Darcy, que l’apparence de l’humilité, c’est souvent le mépris de l’opinion des autres, et quelquefois même, une vanterie indirecte.
— Et duquel de ces deux noms, qualifiez-vous la dernière preuve de modestie que je viens de donner ?
— De celui d’une vanterie indirecte. Car vous êtes fier des défauts de votre style ; vous les considérez, comme provenant de la rapidité de vos idées, et d’une négligence d’exécution que vous trouvez, sinon gracieuse du moins fort excusable. La faculté de faire les choses avec une grande promptitude, est toujours fort appréciée par celui qui la possède, et souvent sans s’embarrasser de la perfection de l’exécution. Lorsque vous disiez ce matin à Mistriss Bennet, que si vous vous décidiez jamais à quitter Netherfield, vous seriez parti en moins de cinq minutes ; vous pensiez bien que c’étoit une espèce d’éloge, de panégyrique de vous-même. Et cependant qu’y a-t-il de si louable, dans une précipitation, qui doit nécessairement laisser les choses sans être achevées, et qui ne présente aucun avantage, ni pour vous ni pour les autres ? »
— Oh ! s’écria Bingley, c’est trop, de rappeler le soir toutes les folies que je puis avoir dites le matin. Cependant, sur mon honneur ! je pense que tout ce que j’ai dit de moi est vrai, je le pense dans ce moment, du moins. Je ne m’accuse point d’une inutile précipitation pour m’en vanter devant ces dames.
— Eh bien ! je suppose que vous le croyez. Je ne suis cependant pas persuadé que vous puissiez partir avec tant de célérité ; votre conduite doit être toute aussi dépendante des circonstances, que celle de tout autre homme. Si déjà monté sur votre cheval, un ami vous disoit : Bingley, vous feriez mieux de rester encore ici une semaine. Vous ne partiriez probablement pas, et encore un mot, vous resteriez peut-être un mois.
— Vous avez seulement prouvé par cela, dit Elisabeth, que votre ami ne rend pas justice à ses bonnes qualités, et vous l’avez loué plus qu’il ne s’étoit loué lui-même.
— Je suis fort reconnoissant de ce que vous changez en compliment sur la douceur de mon caractère, ce que vient de dire Darcy ; mais je crains que vous ne lui ayez prêté une intention qu’il n’avoit pas, car, il auroit une beaucoup plus haute idée de moi, si dans une pareille occasion je refusois nettement et que je me misse à courir à toutes jambes.
M. Darcy répondit assez vivement à la plaisanterie de son ami, et l’on auroit pu craindre qu’il ne se mêlât un peu d’aigreur à cet entretien, lorsque M. Hurst rappela l’attention de M. Bingley sur son jeu, et M. Darcy demanda à Miss Bingley et à Elisabeth d’avoir la bonté de faire un peu de musique. Miss Bingley se précipita avec joie vers le piano ; après avoir offert poliment à Elisabeth de commencer, ce qui fut refusé tout aussi poliment, mais avec plus de chaleur, elle s’assit au piano.
Mistriss Hurst chanta avec sa sœur, et pendant qu’elles étoient ainsi occupées, Elisabeth qui feuilletoit quelques livres de musique observa que les yeux de M. Darcy étoient souvent fixés sur elle. Elle ne pouvoit supposer qu’elle fût un objet d’admiration pour un homme pénétré de sa dignité, et cependant il étoit encore plus difficile d’imaginer qu’il la regardoit parce qu’il ne l’aimoit pas. Elle finit par croire qu’il trouvoit probablement en elle quelque chose de repréhensible ; cette idée ne la troubla point ; il ne lui plaisoit pas assez pour qu’elle fît beaucoup de cas de son approbation.
Après avoir joué quelques airs italiens, Miss Bingley commença un air écossais très-vif, M. Darcy s’approcha d’Elisabeth, et lui dit :
— Ne vous sentez vous point quelque envie de saisir cette occasion pour danser une écossaise ? Elle sourit, mais ne répondit rien. Il répéta sa question avec l’air très-surpris de son silence.
— Oh ! je vous avois bien entendu, lui dit-elle, mais je ne pouvois pas me décider si vite à ce que je voulois vous répondre. Vous auriez voulu, je pense, que je vous répondisse oui, afin d’avoir le plaisir de me blâmer, mais j’ai toujours un grand plaisir à renverser ces espèces de projets, et à frustrer les gens de la jouissance d’un mépris prémédité ; c’est pourquoi j’ai mis dans ma tête de vous répondre que je ne me sens aucune envie de danser dans ce moment. Maintenant, critiquez-moi si vous voulez.
— En vérité, je n’ose pas.
— Elisabeth, qui avoit eu l’intention de le braver, fut très-surprise de sa politesse. Au reste, il y avoit tant de finesse et de douceur dans sa manière qu’elle ne pouvoit choquer personne, et Darcy n’avoit jamais été séduit par aucune femme autant que par elle. Il commençoit à croire qu’il auroit été réellement en danger, si elle avoit été d’une famille plus relevée.
Miss Bingley s’en apercevoit assez pour être jalouse, et le vif désir qu’elle avoit de voir sa chère amie Jane rétablie, étoit encore augmenté par le désir de se débarrasser d’Elisabeth. Elle s’efforçoit d’inspirer à Darcy de l’éloignement pour elle, en parlant toujours de leur mariage supposé, et lui retraçant avec ironie le bonheur qu’il trouveroit dans une telle alliance.
— Je pense, disoit-elle, en se promenant le lendemain avec lui dans le verger, que vous insinuerez à votre belle-mère qu’il y a beaucoup d’avantages à savoir retenir sa langue, et si vous le pouvez, vous ferez bien aussi de persuader à ses filles cadettes de ne pas tant courir après les officiers. Si j’osois aborder un sujet encore plus délicat, vous devriez peut-être aussi essayer de réprimer dans votre femme elle-même un léger penchant à la suffisance et à l’impertinence.
— Avez-vous encore quelques conseils à me donner sur mon bonheur domestique ?
— Oui, vous ferez placer les portraits de votre oncle et de votre tante Phillips dans la galerie de Pemberley, à côté de celui de votre grand-oncle le juge. Ils sont du même état quoique à des degrés différens. Quant au portrait de votre Elisabeth, je ne vous conseille pas de le faire faire. Quel peintre pourroit rendre l’expression de ses beaux yeux !
— Cela ne seroit pas facile en effet, mais on pourroit copier fidèlement leur forme, leur couleur, et leurs cils, qui sont remarquablement beaux. Dans cet instant ils rencontrèrent en entrant dans un autre sentier Mist. Hurst et Elisabeth elle-même.
— Je ne savois pas que vous eussiez l’intention de vous promener, dit Miss Bingley, un peu troublée par la crainte d’avoir été entendue.
— Vous agissez fort mal avec nous, dit Mist. Hurst, en vous en allant ainsi, sans nous le dire ; et prenant l’autre bras de M. Darcy, elle laissa Elisabeth seule ; le sentier ne pouvoit contenir que trois personnes à la fois. M. Darcy sentit leur impolitesse, et dit tout de suite. Cette allée n’est pas assez large, nous serons mieux dans l’avenue.
Mais Elisabeth, qui n’avoit aucune envie de rester, répondit en riant :
— Non, non, restez où vous êtes, vous formez un groupe charmant, qui produit un effet admirable ! Un quatrième personnage gâteroit le pitoresque du tableau.
Elle s’enfuit gaiement, pensant avec plaisir qu’elle se trouveroit chez elle dans deux ou trois jours. Jane étoit beaucoup mieux, et avoit l’intention de quitter la chambre durant une partie de la soirée.
CHAPITRE XI.
Lorsque les dames sortirent de table, après le dîner, Elisabeth remonta vers sa sœur, et la voyant bien garantie contre le froid, elle l’aida à descendre au salon, où elle fut reçue par ses deux amies, avec de grandes démonstrations d’amitié. Elisabeth ne les avoit jamais vues si aimables que pendant l’heure qui s’écoula avant le retour des messieurs. Elles avoient ce qu’on appelle de la conversation ; car elles savoient faire la description d’une fête avec exactitude, raconter une anecdote avec gaîté et se moquer de leurs amis avec esprit.
— Lorsque les messieurs revinrent, Jane fut le premier objet de leur attention, et les yeux de miss Bingley se portèrent sur Darcy. Il n’avoit pas encore fait trois pas dans la chambre qu’elle avoit déjà quelque chose d’important à lui dire ; il s’adressa cependant tout de suite à Miss Bennet, en la félicitant poliment de son rétablissement. M. Hurst la salua en lui disant qu’il étoit charmé, etc., etc., mais toute la chaleur et l’expansion étoient dans l’abord de Bingley ; il étoit plein de joie et d’attentions pour elle ; il passa les premiers momens à ranimer le feu pour qu’elle ne souffrît pas du changement de température, elle fut se placer, d’après son désir, de l’autre côté de la cheminée pour être plus éloignée de la porte ; il s’assit ensuite à côté d’elle et ne parla plus qu’à elle. Elisabeth, qui s’étoit mise à travailler dans une autre partie du sallon, observoit tous ses soins avec délices.
M. Hurst s’efforçoit de rappeler à sa belle sœur sa table de jeu, mais ce fut en vain, elle savoit que M. Darcy ne se soucioit pas de jouer, et M. Hurst fut bientôt positivement refusé ; elle lui dit que personne ne vouloit jouer, et le silence de toute la société parut affirmer ce qu’elle avoit annoncé. M. Hurst n’eut donc rien de mieux à faire que de s’étendre sur un sopha et de se laisser aller au sommeil. Darcy prit un livre, Miss Bingley fit de même, et Mist. Hurst occupée à jouer avec ses bagues et ses bracelets, se joignoit de temps en temps à la conversation de son frère avec Miss Bennet.
Miss Bingley étoit beaucoup plus occupée de M. Darcy que de sa lecture ; elle ne faisoit autre chose que de regarder le livre qu’il tenoit, et de lui faire des questions ; elle ne put cependant parvenir à l’engager dans aucune conversation ; il répondoit brièvement à ses questions et continuoit à lire ; enfin fatiguée des efforts qu’elle faisoit pour s’amuser du livre qu’elle tenoit, et qu’elle avoit choisi, seulement parce que c’étoit le second volume de celui de M. Darcy ; elle bâilloit ouvertement et disoit : qu’il est agréable de passer ainsi sa soirée ! Pour moi, je soutiendrai toujours qu’il n’y a pas de plus grand plaisir que la lecture. On est bien plus vite fatigué de toute autre chose que d’un livre. Lorsque j’aurai une maison à moi, je n’y serai point heureuse sans une bonne bibliothèque.
Personne ne lui répondant, elle bâilla encore, posa son livre, jeta les yeux autour de la chambre pour chercher quelqu’autre amusement ; entendant son frère parler de bal à Miss Bennet, elle se tourna brusquement de son côté et lui dit :
— Mais vraiment, pensez-vous sérieusement à donner un bal à Netherfield ? Je vous conseillerois auparavant de consulter ceux qui sont présens. Je me trompe beaucoup, ou il y a parmi nous des gens à qui un bal paroîtroit une pénitence plutôt qu’un plaisir.
— Si vous voulez parler de Darcy, s’écria son frère, il pourra s’aller coucher avant qu’il commence. Car, pour le bal, c’est une chose décidée, et je ferai les invitations dès que Nicholle aura fait les provisions nécessaires pour le blanc-manger et les fromages glacés.
— J’aimerois beaucoup mieux les bals, disoit-elle, s’ils étoient arrangés différemment ; c’est quelque chose d’affreux d’être ainsi toujours en mouvement, ce seroit bien plus raisonnable, si la conversation étoit à l’ordre du jour plutôt que la danse.
— Beaucoup plus raisonnable, j’en conviens, ma chère Caroline, mais alors ce ne seroit plus un bal.
Miss Bingley ne fit aucune réponse ; bientôt après elle se leva et se promena dans la chambre ; sa tournure étoit belle, sa démarche élégante ; mais Darcy étoit inflexiblement studieux ; dans le désespoir de ne pas réussir, elle se détermina à faire un dernier effort, et se tournant vers Elisabeth, elle lui dit : Miss Elisa Bennet, permettez-moi de vous engager à suivre mon exemple ; un peu de mouvement est agréable après avoir été si long-temps assise.
Elisabeth fut surprise, cependant elle accepta, et Miss Bingley vit qu’elle avoit obtenu le but qu’elle s’étoit proposée ; car Darcy leva les yeux, il étoit surpris aussi de cette attention, et sans s’en appercevoir, il posa son livre ; on l’invita tout de suite à prendre part à la promenade, mais il déclina cette proposition, observant que les dames ne pouvoient avoir que deux motifs pour se promener ainsi de long en large dans la chambre, motifs pour lesquels elles ne devoient pas désirer qu’il se joignît à elles. Que vouloit-il dire ? Miss Bingley mouroit d’envie de le savoir, et elle demanda à Elisabeth si elle pouvoit le comprendre.
— Pas du tout, mais vous pouvez compter que c’est quelque sarcasme contre nous, et le meilleur moyen de le désappointer, c’est de ne pas le lui demander.
Miss Bingley étoit incapable de désappointer jamais M. Darcy sur rien, et par-conséquent elle lui demanda d’énoncer les deux motifs.
— Je n’ai pas la plus légère objection à vous les faire connoître, dit-il, lorsqu’elle eut fini de parler. Vous avez choisi cette manière de passer la soirée, ou parce que vous êtes dans la confidence l’une de l’autre, et que vous avez quelque affaire à vous communiquer, ou parce que vous pensez que vos tailles ressortent avec plus d’avantage par la promenade. Dans le premier cas, je vous dérangerais, dans le second, je suis beaucoup mieux placé pour vous admirer, en restant au coin du feu.
— Oh, fi donc ! s’écria Miss Bingley, je n’ai jamais entendu une chose si abominable, comment le punirons-nous d’une telle impertinence ?
— Il n’y a rien de si facile, dit Elisabeth, si vous en avez réellement le désir, nous pouvons le faire enrager et le punir tout-à-la-fois, le tourmenter et le plaisanter ; étant si liée avec lui, vous devez savoir comment il faut s’y prendre.
— Non, vraiment, je ne le sais pas. Je vous assure que ma liaison avec lui ne m’a pas encore appris cela… Le tourmenter, le troubler ! lui qui est la présence d’esprit même ! Non, je sens qu’il auroit le dessus, et quant à la plaisanterie, nous nous exposerions à nous moquer de lui sans raison.
— Ah ! l’on ne peut pas plaisanter M. Darcy, c’est un avantage qui n’est pas très-commun, et j’espère qu’il ne le deviendra pas ; ce seroit un véritable chagrin pour moi d’avoir beaucoup de connoissances dans ce cas-là, car j’aime fort à plaisanter.
— Miss Bingley, repondit-il, élève trop mon mérite. Non seulement le plus sage et le meilleur des hommes, mais encore les plus belles actions pourroient être tournées en ridicule par celle qui fait de la plaisanterie la principale occupation de sa vie.
— S’il y a des gens ainsi, dit Elisabeth, j’espère que je ne suis pas du nombre, j’espère que je ne tournerai jamais en ridicule ce qui est sage et bon ; les folies et les absurdités, les caprices et les inconséquences me divertissent, je l’avoue, j’en ris toutes les fois que je le puis. Mais, vous êtes probablement tout-à-fait à l’abri ?
— Cela n’est peut-être donné à personne ; cependant la principale étude de ma vie a été de chercher à éviter ces foiblesses qui exposent souvent un esprit supérieur au ridicule.
— La vanité et l’orgueil par exemple ?
— La vanité est une véritable foiblesse, mais là où la supériorité existe, l’orgueil est une vertu.
— Votre examen de M. Darcy est fini, je suppose, dit Miss Bingley, je vous prie quel en est le résultat ?
— Le résultat ? Que je suis parfaitement convaincue que M. Darcy n’a aucun défaut. Il l’avoue lui-même sans détour.
— Non, dit Darcy, je n’ai pas une pareille prétention. J’ai des défauts sûrement, mais j’espère que ce ne sont pas des défauts qui tiennent à l’entendement. Je ne puis pas répondre de même de mon caractère ; je crois qu’il n’a pas assez de souplesse, pour se plier aux convenances du monde. Je ne puis oublier les folies et les vices des autres, ni les offenses qu’ils m’ont faites, aussi vite peut-être que je le devrois. Mes pensées ne suivent point toutes les impulsions qu’on veut leur donner. On appellera peut-être mon caractère vindicatif. Une fois qu’on a perdu mon estime elle est perdue pour jamais.
— C’est pourtant un défaut, s’écria Elisabeth ! Le ressentiment implacable est une ombre bien forte dans le caractère ; vous avez bien choisi votre défaut, car je ne saurois en plaisanter, vous n’avez rien à craindre de moi.
— Je crois qu’il y a dans tous les caractères un penchant naturel à quelque fâcheuse disposition que la meilleure éducation ne peut vaincre entièrement !
— Et votre défaut est un léger penchant à haïr tout le monde ?
— Et le vôtre, ajouta-t-il en souriant, est de vous obstiner à ne pas comprendre les gens !
— Allons, faisons un peu de musique, dit Miss Bingley, fatiguée d’une conversation à laquelle elle n’avoit point de part. Louisa, vous ne vous opposez pas à ce que je réveille M. Hurst ?
Sa sœur n’y ayant mis aucune opposition, elle ouvrit le piano, et Darcy après quelques instans de réflexion, n’en fut pas fâché ; il commençoit à sentir le danger de trop s’occuper d’Elisabeth.
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CHAPITRE XII.
Du consentement de Jane, elle-même, Elisabeth écrivit à sa mère le lendemain matin pour lui demander de leur envoyer la voiture dans la journée. Mistriss Bennet avoit compté que ses filles resteroient à Netherfield jusqu’au mardi, ce qui auroit complété la semaine ; elle ne pouvoit se décider à les voir revenir avant ce moment là, aussi sa réponse ne fut-elle pas conforme aux désirs d’Elisabeth, qui étoit fort impatiente de retourner chez elle. Mistriss Bennet leur écrivit qu’il étoit impossible de leur envoyer la voiture avant mardi, et elle ajoutoit par postcriptum, que si M. Bingley et ses sœurs, les pressoient de ne pas les quitter, elles pouvoient y consentir. Malgré tout cela, Elisabeth étoit parfaitement décidée à ne pas rester plus long-temps. Elle ne pensoit pas qu’on le leur demandât ; elle craignoit plutôt qu’on ne trouvât que leur séjour eût été trop prolongé. Elle pressa donc Jane de demander à M. Bingley de leur prêter sa voiture ; et il fut décidé qu’elles manifesteroient leur intention de quitter Netherfield le matin même.
Leur résolution excita beaucoup de démonstrations de chagrin, et on leur témoigna assez vivement le désir de les conserver au moins jusqu’au jour suivant, pour que Jane consentît à rester. Ainsi leur départ fut remis au lendemain.
Miss Bingley fut alors très-fâchée d’avoir proposé ce retard, car la jalousie et l’antipathie que lui inspiroit une des sœurs étoit fort au-dessus de l’affection qu’elle ressentoit pour l’autre.
Le maître de la maison avoit appris avec un vif chagrin leur intention de partir si promptement, il essaya plusieurs fois de persuader à Miss Bennet que cela n’étoit pas prudent, qu’elle n’étoit pas encore assez bien rétablie ; mais Jane avoit de la fermeté lorsqu’elle sentoit qu’elle avoit raison.
Quant à Mr. Darcy, il fut bien aise d’apprendre ce départ. Elisabeth avoit demeuré assez long-temps à Netherfield ; il sentoit qu’elle avoit plus d’attrait pour lui qu’il ne l’auroit voulu ; d’ailleurs Miss Bingley étoit tout-à-fait impolie à son égard, et plus fatigante que jamais pour lui. Il prit la sage résolution de ne plus laisser échapper aucun signe d’admiration, qui pût faire naître à Elisabeth l’idée qu’elle avoit quelque influence sur lui : persuadé que si elle avoit pu en avoir quelques soupçons, la conduite qu’il tiendroit vis-à-vis d’elle dans ce dernier jour, le confirmeroit ou le détruiroit ; il lui dit à peine dix paroles dans toute la journée du samedi ; et comme ils se trouvèrent une fois seuls pendant plus d’une demi heure, il parut mettre encore plus d’attention à sa lecture, et l’abstint même de la regarder.
Cette séparation qui étoit agréable à presque tous les individus, eut enfin lieu le dimanche matin après le service. La politesse de Miss Bingley pour Elisabeth augmenta tout-à-coup, ainsi que son affection pour Jane. Après avoir assuré la dernière du plaisir qu’elle auroit toujours à la voir, soit à Netherfield, soit à Longbourn et l’avoir tendrement embrassée, elle tendit la main à la première. Elisabeth prit congé de tout le monde avec le plus grand plaisir.
Elles ne furent pas très-bien reçues de leur mère, qui fut très étonnée de leur retour. Elle trouvoit qu’elles avoient eu tort de revenir si promptement, et elle étoit sûre que Jane auroit encore pris froid ! Leur père, quoique très-laconique, dans sa manière d’exprimer sa satisfaction, étoit vraiment content de les revoir. Il avoit senti combien elles étoient nécessaires à l’agrément de sa vie de famille. La conversation du soir avoit perdu tout son bon sens et tout son piquant par l’absence de Jane et d’Elisabeth. Elles retrouvèrent Mary enfoncée, comme à son ordinaire, dans l’étude de la nature humaine ; elles eurent à admirer quelques nouveaux extraits, et à essuyer quelques nouvelles observations sur le sujet si rebattu de la morale. Catherine et Lydie avoient des détails d’une toute autre espèce à leur communiquer. On avoit dit et fait beaucoup de choses au régiment depuis mercredi dernier ! Plusieurs officiers avoient dîné tout récemment chez leur oncle, un soldat avoit été fouetté, et l’on croyoit que le colonel Forster alloit se marier.
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CHAPITRE XIII.
J’espère, ma chère, dit M. Bennet à sa femme, le lendemain à déjeuner, que vous avez commandé un bon dîner. J’ai quelques raisons de croire que nous aurons une augmentation de convives.
— De qui donc parlez-vous, mon ami ? Je ne sache pas que personne doive venir dîner ici aujourd’hui, à moins que Charlotte n’arrive par hasard ; et j’espère que mes dîners sont toujours assez bons pour elle. Je ne crois pas qu’elle en voye souvent de meilleurs chez sa mère.
— La personne dont je parle est un monsieur, un étranger.
Les yeux de Mistriss Bennet brillèrent de plaisir. — Un monsieur, un étranger ! Je suis sûre que c’est M. Bingley, pourquoi Jane n’avez-vous pas dit un seul mot de cela ? Vous êtes une singulière personne ; et bien je serai charmée de voir M. Bingley. Mais mon Dieu, que c’est malheureux ! Il est impossible d’avoir du poisson aujourd’hui ! Lydie, mon ange, tirez la sonnette, il faut que je parle tout de suite à Hill.
— Ce n’est point M. Bingley, dit M. Bennet, c’est une personne que je n’ai jamais vue de ma vie.
Cela produisit le plus grand étonnement. Il eut le plaisir d’être questionné par sa femme et ses cinq filles à la fois. Après s’être amusé un moment de leur curiosité, il s’expliqua ainsi.
— Il y a environ un mois que j’ai reçu cette lettre, et quinze jours que j’y ai répondu, car je trouvois que c’étoit un cas fort délicat, et qui demandoit beaucoup de réflexions. Elle est de M. Collins, notre cousin, qui, lorsque je ne serai plus, pourra vous prier de sortir de cette maison, dès qu’il lui plaira.
— Ah ! mon cher, s’écria Mistriss Bennet, je ne puis souffrir entendre parler de cela ! Je vous en prie, ne parlez jamais de cet homme odieux ! C’est la chose la plus cruelle du monde, que votre terre soit ainsi substituée à d’autres qu’à vos propres enfans ! Et certainement si j’avois été vous, il y a long-temps que j’aurois tenté de faire changer cela.
Jane et Elisabeth s’efforcèrent de lui faire comprendre ce que c’étoit qu’une substitution, elles l’avoient déjà essayé souvent auparavant, mais c’étoit une chose au-dessus de la portée de Mistriss Bennet, qui continuoit à faire d’amères plaintes, sur la cruauté qu’il y avoit à substituer une terre dans une famille, où il y avoit cinq filles, en faveur d’un homme qu’on ne connoissoit point.
— C’est en vérité la chose du monde la plus inique, dit M. Bennet, et rien ne peut laver M. Collins du crime d’hériter de Longbourn après moi ! Mais si vous voulez écouter la lecture de sa lettre, vous serez peut-être un peu adoucie par la manière dont il s’exprime.
— Non, certainement, je ne le serai pas, je trouve même que c’est fort impertinent à lui de vous écrire et surtout que c’est être fort hypocrite ! Je hais les faux amis tels que lui. Pourquoi ne reste-t-il pas brouillé avec vous comme l’étoit son père ?
— Pourquoi ? parce qu’il paroît avoir quelques scrupules sur ce sujet, ainsi que vous allez l’entendre :
Hunsfort près de Westerham, dans
le comté de Kent. 15 Octobre.
Mon cher Monsieur,
Les différens qui ont existé entre mon père et vous, m’ont toujours fait beaucoup de peine, et depuis que j’ai eu le malheur de le perdre, j’ai souvent désiré de les voir cesser. J’ai été retenu quelque temps par la crainte, qu’il ne parût peu respectueux pour sa mémoire, de me rapprocher d’une personne avec laquelle il s’étoit plu à être brouillé ; je veux parler de Mistriss Bennet, mais je suis maintenant au-dessus de ces scrupules.
Ayant pris les ordres à Easter, j’ai été assez heureux pour obtenir la protection de l’honorable Lady Catherine de Bourg, veuve de Sir Lewis de Bourg, qui a eu l’excessive bonté de me distinguer assez, pour m’accorder le bénéfice de la paroisse de
•
o
. Mon plus grand désir est, de me
conduire envers sa seigneurie avec tout le respect, que m’inspire la reconnoissance que je lui dois, et d’observer toujours exactement les rites et les cérémonies instituées dans l’Église d’Angleterre, De plus, je sens que mon devoir comme ecclésiastique, est d’étendre et d’accroître dans toutes les familles, autant qu’il est en mon pouvoir, les bienfaits de la concorde ; et c’est d’après ce principe que je me flatte, que les ouvertures que je vous fais, sont extrêmement louables. J’espère que vous voyez, sans peine la circonstance de la substitution en ma faveur, et qu’elle ne vous portera point à rejeter la branche d’olivier que je vous présente. Je ne puis que m’affliger, d’avoir été choisi pour dépouiller vos aimables filles, je demande la permission de leur en faire mes excuses, ainsi que celle de vous assurer que je chercherai à leur procurer tous les dédommagemens possibles ; mais, nous en parlerons plus tard. Si vous n’avez aucune objection à me recevoir chez vous, je me propose d’aller vous rendre visite Lundi 18 Novembre, à quatre heures, et j’abuserai probablement de votre hospitalité, pour rester jusqu’au Samedi soir suivant ; ce que je puis faire sans inconvénient, Lady Catherine ne s’opposant point à ce que je sois un dimanche absent, pourvu que les devoirs de la journée soient remplis par un autre ecclésiastique. Je suis mon cher Monsieur, avec les complimens les plus respectueux, pour votre femme et vos filles, votre bien sincère ami.
Williams Collins.
— Ainsi nous pouvons attendre à quatre heures ce paisible Monsieur ! dit Mr. Bennet en repliant la lettre. Il paroit être un jeune homme rempli de politesse, et d’équité ; je crois qu’il pourra devenir pour vous une agréable connoissance, surtout si Lady Catherine le laisse revenir souvent.
— Il y a bien quelque raison, dans ce qu’il dit sur nos filles, et s’il est vraiment disposé à leur présenter quelques dédommagemens, je ne serois pas femme à le décourager.
— Quoiqu’il soit difficile, dit Jane, d’imaginer de quelle manière il croit pouvoir nous dédommager, ce souhait parle cependant en sa faveur.
Elisabeth étoit surtout frappée de sa déférence excessive pour Lady Catherine, et de son dévouement à baptiser, marier et enterrer ses paroissiens, lorsque ce seroit nécessaire.
— Ce doit-être un original ! s’écria-t-elle : je ne saurois dire pourquoi ! mais il y a quelque chose de comique dans son style, et dans cette manière de s’excuser d’être l’objet de la substitution. On ne peut cependant pas supposer qu’il la refusât, si c’étoit en son pouvoir ! Croyez-vous que ce puisse être un homme vraiment bon, Monsieur ?
— Non ma chère, je ne le crois pas. J’ai de grandes espérances de le trouver absolument le contraire. Il y a un mélange de bassesse et d’importance dans sa lettre, qui promet beaucoup ; je me réjouis de le voir !
— Quant à la composition, dit Mary, sa lettre ne présente pas de défauts. L’idée de la branche d’olivier, n’est pas extrêmement nouvelle ; cependant je trouve qu’elle est assez bien exprimée.
Pour Lydie et Catherine, ni la lettre, ni celui qui l’écrivoit ne les interessoient. Il n’étoit pas possible que leur cousin l’ecclésiastique, vint en habit rouge, et il y avoit déjà plusieurs semaines que la société d’un homme vêtu de toute autre manière ne leur procuroit aucun plaisir ! Quant à leur mère, la lettre de Mr. Collins avoit presqu’entièrement vaincu son aversion pour lui, et elle attendoit le moment de le voir, avec un calme qui étonnoit son mari et ses filles.
Monsieur Collins arriva à l’heure indiquée, et fut reçu par toute la famille avec la plus grande politesse. Mr. Bennet parla peu à la vérité, mais les dames étoient toujours disposées à entretenir la conversation, et Mr. Collins ne paroissoit avoir besoin d’aucun encouragement, il n’étoit nullement enclin à garder le silence.
C’étoit un homme de vingt-cinq ans, grand et robuste. Son air étoit grave et affecté, ses manières pleines de cérémonie ; il ne resta pas long-temps sans féliciter Mistriss Bennet d’avoir une si belle famille de filles ; il dit qu’il avoit beaucoup entendu parler de leur beauté, mais que dans cette occasion, la renommée étoit restée fort au-dessous de la vérité ; et ajouta qu’il ne doutoit pas qu’avec le temps, elle ne les vit toutes bien mariées. Ce compliment n’étoit pas du goût de tous les assistans, mais Mistriss Bennet qui n’en refusoit aucun, se hâta de répondre : — Vous êtes bien bon, Monsieur, je souhaite de tout mon cœur, qu’il en soit ainsi, autrement elles seroient bien à plaindre, car les choses ont été si singulièrement arrangées !
— Vous faites peut-être allusion à la substitution de la terre ? Madame.
— Oui Monsieur, certainement. Vous devez avouer que c’est une triste chose pour mes pauvres filles : non, que j’imagine de mettre la faute sur votre compte au moins ! Car ce sont toujours des affaires du hasard dans ce monde. On ne sait pas ce que deviennent les terres lorsqu’elles sont substituées.
— Je suis très-affligé, Madame, de la cruelle position, dans laquelle se trouvent mes belles cousines, j’aurois beaucoup de choses à dire sur ce sujet, mais je crains de paroître trop hardi ! Je puis cependant assurer ces jeunes dames, que je suis venu très-disposé à les admirer. Je n’en dirai pas davantage dans ce moment, mais peut-être lorsque nous nous connoitrons mieux, expliquerois-je ma pensée.
Il fut interrompu par le domestique qui venoit avertir que le dîner étoit servi. Les jeunes filles sourioient entre elles, elles n’étoient point les seuls objets de l’admiration de Mr. Collins ; le vestibule, la salle à manger, furent examinés et loués ; et l’attention qu’il donnoit à tout ce qui l’entouroit, auroit touché le cœur de Mistriss Bennet, si elle n’avoit pas fait la mortifiante supposition, qu’il regardoit tout cela comme sa future propriété. Le dîner à son tour, fut extrêmement admiré, et il demanda qu’on lui fît savoir, à laquelle de ses belles cousines, on devoit l’excellence de la cuisine ? Mais alors il fut repris avec un peu d’aigreur, par Mistriss Bennet, qui lui dit, que leur position, leur permettoit certainement d’avoir une cuisinière, et que ses filles n’avoient rien à voir à la cuisine. Il demanda pardon de lui avoir déplu ; elle l’assura alors, qu’elle n’étoit point fâchée, mais cela ne l’empêcha pas de lui faire des excuses encore pendant plus d’un quart d’heure.
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CHAPITRE XIV.
Monsieur Bennet n’ouvrit presque pas la bouche pendant tout le temps que dura le dîner ; mais lorsque les domestiques se furent retirés, il pensa qu’il étoit temps d’avoir une conversation avec son hôte ; il choisit le sujet dans lequel il pensa qu’il brilleroit le plus, et lui dit : Qu’il lui sembloit bien heureux dans le choix de ses protecteurs ; que les égards que Lady Catherine de Bourg, et la sollicitude qu’elle témoignoit pour son bien-être, paroissoient fort remarquables, etc. Monsieur Bennet ne pouvoit mieux choisir ; Mr. Collins déploya toute son éloquence à faire l’éloge de sa protectrice. Le sujet lui inspiroit encore plus de solennité qu’à l’ordinaire ; et ce fut d’un air imposant, qu’il protesta n’avoir jamais vu une pareille conduite, chez une personne d’un rang si élevé ; jamais tant d’affabilité et de condescendance, qu’il en avoit trouvé chez Lady Catherine. Elle avoit daigné honorer de son approbation, les deux discours, qu’il avoit déjà prononcés devant elle. Elle l’avoit aussi invité deux fois à dîner à Rosing ; et l’avoit envoyé chercher samedi encore, pour faire la partie de Quadrille. Il savoit que plusieurs personnes trouvoient Lady Catherine très-fière, mais pour lui, il n’avoit jamais vu en elle que de l’affabilité. Elle lui avoit toujours parlé comme aux autres, et ne s’opposoit point à ce qu’il se réunît quelquefois à la société du voisinage, ni à ce qu’il quittât sa paroisse pendant une semaine ou deux pour aller voir ses parens. Elle avoit même poussé la condescendance pour lui, jusqu’à lui conseiller de se marier, pourvu qu’il sût choisir une femme avec discernement. Elle lui avoit fait une visite dans sa modeste cure, et avoit fort approuvé les changemens qu’il y avoit faits, enfin elle avoit même daigné lui en suggérer d’autres ; comme, de placer des tablettes, dans les cabinets du second étage, par exemple.
— C’est certainement très-poli, dit Mistriss Bennet, et je pense que ce doit être une femme fort agréable ; c’est bien dommage que toutes les grandes dames ne soient pas comme elle ! Demeure-t-elle près de chez vous Monsieur ?
— Le jardin au milieu duquel est située mon humble demeure, n’est séparé que par une allée, de Rosing-Park, résidence de sa Seigneurie.
— Je crois, Monsieur, vous avoir entendu dire qu’elle étoit veuve, a-t-elle des enfans ?
— Elle n’a qu’une fille héritière de Rosing, et d’une grande fortune.
— Oh ! s’écria Mistriss Bennet en soupirant, elle est mieux partagée que bien des jeunes filles ! Quelle espèce de personne est-ce ? Est-elle belle ?
— C’est la plus charmante des jeunes personnes ! Lady Catherine le dit elle-même. Quant à la beauté, Miss de Bourg est très-supérieure aux plus belles personnes de son sexe, parce qu’il y a quelque chose de foible dans ses traits, qui dénote une jeune fille d’une naissance distinguée. Elle est malheureusement, d’un tempérament maladif, qui l’a empêchée de faire de rapides progrès dans beaucoup de talens qu’elle auroit sûrement possédés, si elle avoit eu une meilleure santé. C’est ce que m’a dit la dame qui dirige son éducation, et qui demeure encore chez elle. Mais elle est parfaitement aimable, et daigne souvent diriger sa promenade du côté de mon humble demeure, avec son petit Phaëton et ses petits chevaux.
— A-t-elle été présentée ? Je ne me souviens pas d’avoir vu son nom parmi ceux des dames de la cour.
— Le triste état de sa santé, l’a empêchée d’aller à Londres ; ainsi, comme je le disois à Lady Catherine, la cour d’Angleterre est privée d’un de ses plus brillans ornemens. Sa Seigneurie parût charmée de cette idée, et vous devez bien penser que je me trouve fort heureux dans de telles occasions, de pouvoir lui offrir de ces petits complimens, que les dames ne refusent jamais. J’ai plus d’une fois observé, par exemple, que Lady Catherine et sa fille étoient nées pour être duchesses, et que le rang le plus élevé, loin d’ajouter à leur dignité, en auroit plutôt reçu d’elles. Ce sont de ces petites choses qui plaisent à sa Seigneurie, et c’est une espèce d’égards que je me crois obligé d’avoir pour elle.
— Vous pensez très-bien, dit M. Bennet, et il est fort heureux pour vous, de posséder le talent de flatter avec délicatesse. Mais je vous prierois de me dire si ces aimables attentions, proviennent de l’impulsion du moment, ou si elles sont le fruit d’une étude constante ?
— Elles naissent ordinairement au moment même, et quoique je m’amuse souvent à inventer et à arranger d’avance de ces petits complimens élégans, qui peuvent s’adapter à des cas ordinaires, je désire toujours cependant leur donner un air aussi peu étudié, aussi naturel que possible.
L’attente de Mr. Bennet étoit entièrement remplie ; son cousin étoit aussi ridicule, qu’il l’avoit espéré, il l’écoutoit avec la plus maligne jouissance, n’ayant aucun besoin de partager ses plaisirs avec personne, il conservoit le plus grand sérieux, lançant cependant quelques coups-d’œil à la dérobée à Elisabeth.
La dose avoit été complète pendant le dîner. Après le thé, Mr. Bennet engagea son hôte à faire une lecture aux dames ; Mr. Collins y consentit ; on lui présenta un livre, mais il ne l’eut pas plutôt ouvert, qu’il recula, demanda mille pardons, et protesta qu’il ne lisoit jamais de romans. Kitty le regarda avec étonnement, Lydie se récria, et l’on chercha un autre livre. Enfin après de mûres réflexions, il choisit cependant les romans de Fordice. Lydie bâilloit déjà, lorsqu’il ouvrit le volume ; et il n’avoit pas encore lu trois pages, d’un ton solennellement monotone, qu’elle l’interrompit en disant :
— Vous savez maman, que mon oncle Phillips pense à renvoyer Richard, et s’il le fait, le colonel Forster le prendra à son service ; ma tante me l’a dit samedi. Je compte aller demain à Meryton pour en savoir davantage, et pour demander quand Mr. Denny sera de retour.
Lydie fut priée de se taire par ses deux sœurs aînées ; mais Mr. Collins très offensé, posa son livre, et dit : — J’ai souvent remarqué à quel point les livres sérieux amusent peu les jeunes personnes, quoiqu’ils soient écrits pour leur bien. Cela m’étonne, je l’avoue, car il n’y a certainement rien de plus avantageux pour elles que l’instruction ! Mais je ne veux pas ennuyer plus long-temps ma jeune cousine ; et se tournant vers Mr. Bennet, il s’offrit pour faire une partie de Bagammon avec lui. Mr. Bennet accepta, observant qu’il faisoit fort bien d’abandonner les jeunes filles à leurs frivoles amusemens. Mistriss Bennet et ses filles, firent mille excuses, sur l’étourderie de Lydie, et promirent qu’elle ne l’interromperoit plus, s’il vouloit reprendre sa lecture ; mais Mr. Collins après les avoir assurées qu’il ne conservoit aucun ressentiment contre sa jeune cousine, et qu’il oublieroit la manière dont elle s’étoit conduite, s’assit à une autre table avec Mr. Bennet, et commença un Bagammon[2].
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CHAPITRE XV.
Monsieur Collins n’avoit ni bonté ni sensibilité ; chez lui les imperfections de la nature n’avoient été modifiées, ni par l’éducation, ni par l’habitude de vivre dans le monde au milieu des frottemens de la société. Il avoit passé la plus grande partie de sa vie, sous la tutelle d’un père ignorant et avare, et n’avoit rapporté de l’université que des termes techniques, sans aucunes véritables connoissances. La soumission dans laquelle son père l’avoit toujours contenu, lui avoit fait contracter des manières extrêmement humbles qui se trouvoient maintenant dans un contraste complet avec l’amour-propre, qui a bien de la prise sur la tête d’un être foible, vivant dans la retraite et imbu de toutes les idées que donne une prospérité inattendue. Un heureux hasard l’avoit fait connoître à Lady Catherine de Bourg, lorsque le bénéfice de Hunsford étoit vacant. Le respect qu’il avoit pour son rang élevé, la vénération qu’elle lui inspiroit comme sa patrone, se mêloient avec une haute idée de lui-même, comme ecclésiastique ; et de son importance, comme Recteur ; et le rendoient un composé bizarre de vanité et d’humilité, d’une minutieuse politesse et d’une extrême importance.
Depuis qu’il se voyoit maître d’une jolie maison, et d’un assez bon revenu, il avoit le désir de se marier. L’idée de trouver une femme dans la famille de Longbourn, avoit contribué à sa réconciliation avec elle. Son intention étoit de demander en mariage une de ses cousines, s’il les trouvoit aussi belles et aussi aimables que le bruit public les lui avoit représentées. C’étoit là le dédommagement qu’il comptoit leur offrir, pour se faire pardonner d’hériter de la terre de leur père ; c’étoit là la base du plan d’accommodement qu’il avoit conçu, plan qui lui paroissoit très-généreux, très-désintéressé, et qui lui sembloit réunir toutes les convenances.
Ses projets ne subirent aucun changement après avoir vu ses cousines ; la belle figure de Miss Bennet l’affermit encore dans ses résolutions, et dans les notions positives qu’il avoit des droits d’aînesse. Dès le premier instant, il fixa son choix sur elle, mais la matinée du lendemain le força à faire quelques légers changemens dans ses dispositions. Dans un tête à tête qu’il eut avec Mistriss Bennet avant le déjeuner, la conversation l’ayant conduit naturellement à l’aveu des espérances qu’il avoit conçues de trouver une femme à Longbourn, Mistriss Bennet au milieu de tous les sourires de complaisance et d’encouragement, lui laissa cependant entrevoir quelques obstacles au choix qu’il avoit fait de Jane ! Quant à ses autres filles, disoit-elle, elle ne pouvoit prendre sur elle de… Elle ne pouvoit pas répondre positivement que… Elle ne leur connoissoit cependant aucun engagement antérieur… Mais pour sa fille aînée, elle croyoit de son devoir de lui avouer qu’elle seroit bientôt engagée ; Mr. Collins alors changea Jane contre Elisabeth ; ce fut bientôt entr’eux deux une chose arrangée ; d’ailleurs Elisabeth venant tout de suite après Jane, soit pour l’âge, soit pour la beauté, lui succédoit tout naturellement.
Mistriss Bennet s’amassoit ainsi un trésor d’espérances ; elle ne se sentoit pas de joie, en pensant, que bientôt elle auroit deux de ses filles mariées, et l’homme qu’elle avoit eu tellement en horreur, que la seule idée de le voir la faisoit frémir, étoit maintenant au plus haut degré de ses bonnes grâces.
Lydie n’avoit point oublié son projet d’aller à Meryton ; toutes ses sœurs, excepté Mary, voulurent l’accompagner ; Mr. Collins devoit être de la partie, à la requête de Mr. Bennet, qui désiroit se débarrasser de lui, et jouir seul de sa bibliothèque, car Mr. Collins, l’y avoit régulièrement suivi après le déjeuner, et là, tout en ayant l’air de lire un des plus gros in-folio, il ne cessoit d’entretenir Mr. Bennet de sa maison et de son jardin de Hunsford ; cela excédoit ce dernier, qui trouvant toujours du bruit et du mouvement dans toutes les chambres de la maison, étoit accoutumé à se retirer dans son cabinet pour jouir du calme et du repos. Ce fut le désir d’être seul quelques momens, qui le fit presser poliment Mr. Collins d’accompagner ses filles à la promenade, et celui-ci qui étoit en effet plus propre à la marche qu’à la lecture fut charmé de fermer son gros livre et de s’en aller.
Leur conversation pendant la route, consista en pompeuses phrases de son côté, et en polies approbations de la part de ses cousines, mais une fois arrivé à Meryton, il n’obtint plus aucune attention des cadettes, leurs yeux étoient tout occupés à chercher les officiers, il ne falloit rien moins qu’un nouveau bonnet ou un joli ruban, pour les en détourner un instant.
La curiosité de toutes les sœurs fut bientôt éveillée par un jeune homme, qu’elles n’avoient jamais vu, de la tournure la plus élégante, qui se promenoit de l’autre côté de la rue, donnant le bras à un officier qui étoit justement ce même Mr. Denny, du retour duquel Lydie venoit s’informer. Il les salua lorsqu’elles passèrent devant eux. Elles furent toutes frappées de l’air de l’étranger. Lydie et Kitty déterminées à le revoir encore si c’étoit possible, traversèrent la rue sous prétexte de voir quelque chose dans une boutique vis-à-vis, et heureusement elles avoient déjà atteint l’autre côté, lorsque ces Messieurs se retournant, se trouvèrent à la même place. Mr. Denny les aborda et leur demanda la permission de leur présenter M. Wickam, son ami, arrivé de Londres la veille, avec lui, et qui venoit d’accepter une commission dans son régiment. C’étoit justement ce qu’il falloit, car il ne manquoit que l’uniforme à ce jeune homme pour être accompli. Il avoit une belle figure, une contenance distinguée, un abord très-agréable. Il entra en conversation avec une heureuse facilité, sa manière de s’énoncer étoit à la fois correcte et sans prétentions, ils se promenoient ainsi tous ensemble, fort agréablement, lorsqu’un bruit de chevaux les fit retourner ; Darcy et Bingley arrivoient au grand galop en reconnoissant les dames dans ce groupe, les deux cavaliers s’arrêtèrent et les abordèrent. Bingley porta la parole, et s’adressant à Miss Bennet, il lui dit qu’ils alloient à Longbourn pour s’informer des nouvelles de sa santé ; Darcy s’inclinoit en signe d’approbation, et étoit décidé à ne pas jeter les yeux sur Elisabeth, lorsque la vue de l’étranger le frappa ; Elisabeth qui les observoit tous les deux, fut étonnée de l’effet que produisit cette rencontre ; ils changèrent de couleur, l’un pâlit, l’autre rougit. Après quelques instans d’hésitation, Wickam porta la main à son chapeau, salut auquel Mr. Darcy daigna à peine répondre. Que signifioit tout cela ? Il étoit impossible de le deviner ; mais il étoit impossible aussi, de ne pas désirer de le savoir ! Peu de momens après Mr. Bingley qui ne paroissoit pas avoir remarqué ce qui s’étoit passé, prit congé et partit avec son ami.
Mr. Denny et Mr. Wickam accompagnèrent les Miss Bennet jusqu’à la porte de Mistriss Phillips, et se retirèrent alors, malgré les pressantes invitations de Lydie, pour les engager à entrer, et quoique sa tante parût à la fenêtre du salon pour appuyer hautement cette invitation ; Mistriss Phillips étoit toujours charmée de voir ses nièces ; les deux aînées, qu’elle n’avoit pas vues depuis leur séjour à Netherfield, furent surtout bien reçues. Elle leur exprima sa surprise, de leur prompt retour, qu’elle n’auroit point su (leur voiture n’ayant pas passé pour les aller chercher), si elle n’avoit pas rencontré dans la rue le garçon de boutique de Mr. Jones, qui lui avoit dit, qu’on ne devoit plus envoyer de remèdes à Netherfield, les Miss Bennet étant revenues, etc., etc. Jane demanda la permission de lui présenter Mr. Collins, elle le reçut avec une politesse excessive, qu’il lui rendit en lui faisant mille excuses, d’avoir osé se produire chez elle avant d’avoir fait sa connoissance ; cependant il espéroit que ses relations de parenté, avec les jeunes dames qui le présentoient, justifieroient la liberté qu’il avoit prise. Un tel excès de politesse pénétra Mistriss Phillips de respect, mais la contemplation où elle étoit de cet étranger fut bientôt troublée, par les exclamations et les questions de ses nièces cadettes sur le nouvel arrivé. Elle ne put rien leur apprendre de plus, que ce qu’elles savoient déjà : que Mr. Denny l’avoit ramené de Londres, qu’il disoit avoir une lieutenance dans le même régiment, et que depuis une heure elle le regardoit promener de long en large dans la rue. Si Mr. Wickam eût continué sa promenade, il n’y a pas de doute que Lydie et Kitty n’eussent imité leur tante ; mais, malheureusement, il ne passoit sous les fenêtres dans ce moment, que quelques officiers, qui en comparaison de l’étranger n’étoient plus que de gauches et ennuyeux personnages.
Les Phillips devoient avoir quelques officiers à dîner le lendemain ; il fut arrangé que Mistriss Phillips obtiendroit de son mari d’aller faire visite à M. Wickam, et de lui envoyer une invitation, si la famille de Longbourn vouloit venir passer la soirée. La chose conclue, Mistriss Phillips promit encore à ses nièces, qu’elles auroient une agréable et bruyante partie de loterie, et ensuite un petit bout de souper chaud.
La perspective de tant de plaisirs étoit délicieuse, l’on se sépara de fort bonne humeur. M. Collins réitéra ses excuses en sortant, et on l’assura avec une politesse infatigable, qu’elles étoient absolument inutiles.
En revenant à Longbourn Elisabeth raconta à Jane, ce qui s’étoit passé entre M. Darcy et M. Wickam. Jane auroit bien voulu donner à une conduite aussi extraordinaire une interprétation favorable à tous les deux, mais elle ne pouvoit pas mieux l’expliquer que sa sœur.
À son retour à Longbourn, M. Collins fit un extrême plaisir à Mistriss Bennet par l’éloge des manières et de la politesse de Mistriss Phillips, il l’assura, qu’excepté Lady Catherine et sa fille, il n’avoit jamais vu une femme qui eut l’air plus comme il faut et plus élégante, car elle l’avoit nominativement compris dans son invitation pour la soirée du lendemain, quoiqu’il lui fût tout-à-fait inconnu auparavant ; il reconnoissoit qu’il devoit en attribuer une partie à ses rapports avec la famille ; mais cependant, il n’avoit jamais tant reçu de prévenances durant tout le cours de sa vie.
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CHAPITRE XVI.
Monsieur et Mistriss Bennet, ne s’opposant point à l’engagement que leurs filles avoient pris avec leur tante, et résistant avec fermeté aux scrupules que se faisoit M. Collins de les quitter pendant toute une soirée, lorsqu’il étoit en visite chez eux ; la voiture le conduisit lui et ses cinq cousines à Meryton. Les jeunes personnes eurent le plaisir d’apprendre, en entrant dans le salon, que M. Wickam avoit accepté l’invitation de leur oncle, qu’il étoit au nombre des convives.
Pendant que leur tante les informoit de ces heureuses nouvelles, et les prioit de s’asseoir, M. Collins avoit le loisir d’examiner et d’admirer tout ce qui étoit autour de lui. Il fut frappé de la grandeur du salon, et de la beauté de son ameublement. Il avouoit qu’il se croyoit transporté dans le petit salon d’été de Rosing ; comparaison, qui ne plut pas beaucoup à la maîtresse de la maison, mais lorsqu’il eût appris à Mistriss Phillips ce que c’étoit que Rosing, et à qui il appartenoit, quand elle eût entendu la description d’un des salons de Lady Catherine, et qu’elle eût appris que le manteau seul de la cheminée, avoit coûté huit cent livres ; elle comprit alors toute la force du compliment ; elle se seroit à peine fâchée d’une comparaison, avec le parloir du concierge.
Mr. Collins fut long-temps occupé d’une manière très-agréable à décrire toute la magnificence de la résidence de Lady Catherine, description qu’il entrecoupoit souvent de digressions sur son humble demeure et les changemens qu’il y avoit faits. Il avoit trouvé dans Mistriss Phillips un auditeur très-attentif, et dont l’estime pour lui augmentoit à proportion de tout ce qu’elle entendoit.
Quant aux jeunes Miss qui savoient déjà par cœur tout ce que leur cousin racontoit, et qui n’avoient d’autre distraction que celle d’examiner les figures de porcelaine qui étoient sur la cheminée, elles trouvoient le temps un peu long. Enfin les hommes revinrent, et lorsqu’Elisabeth revit Mr. Wickam, elle sentit que l’admiration qu’il lui avoit inspirée dès le premier instant, n’étoit réellement pas sans fondement ; quoiqu’en général tous les officiers du régiment de
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fussent des gens comme il faut et de bonne famille, Mr. Wickam leur étoit supérieur, pour le maintien, l’air et la démarche, autant qu’ils l’emportoient eux-mêmes, sur la rouge et large figure de l’oncle Phillips qui les suivoit, sentant le vin et pouvant à peine marcher.
Mr. Wickam fut l’heureux mortel, vers lequel les yeux de toutes les dames étoient tournés et Elisabeth fut l’heureuse femme, auprès de laquelle il finit par s’asseoir ; la manière aimable dont il commença la conversation, quoiqu’elle roulât seulement sur l’humidité du tems, et sur les craintes que la saison ne devînt pluvieuse, lui fit voir que le sujet le plus ordinaire, le plus ennuyeux, pouvoit devenir intéressant dans la bouche de l’orateur.
Avec des rivaux, tels que Mr. Wickam et les autres officiers, il étoit très-vraisemblable que Mr. Collins deviendroit un être fort insignifiant ; il ne comptoit certainement plus pour rien aux yeux des jeunes Miss ; il est vrai que Mistriss Philipps l’écoutoit encore par intervalles, et sa politesse attentive lui fournissoit du café et des muffines en abondance ; enfin lorsqu’on apporta les tables de jeux, il eut à son tour l’occasion de l’obliger, en se mettant à une partie de whist.
— Je connois très-peu ce jeu, disoit-il, mais je serai bien aise de pouvoir m’y perfectionner, cela pourra m’être utile dans le cours de ma vie. — Mistriss Philipps auroit été très-reconnoissante de sa complaisance, mais ne pouvoit pas l’être de ses motifs.
Mr. Wickam ne jouoit point au whist, il fut reçu avec transport aux tables de la loterie entre Elisabeth et Lydie. On auroit pu craindre d’abord qu’il ne fût entièrement occupé par Lydie qui étoit une causeuse déterminée, mais comme elle étoit passionnée pour la loterie, elle y prit bientôt trop d’intérêt, et fut trop entraînée à faire des paris, et à se récrier sur les lots, pour pouvoir faire attention à personne en particulier ; Mr. Wickam eut tout le tems de parler à Elisabeth, qui étoit fort disposée à l’écouter, quoiqu’elle n’eût pas l’espérance d’apprendre ce qu’elle désiroit le plus savoir ; c’est-à-dire, les rapports qu’il pouvoit avoir avec Mr. Darcy. Sa curiosité étoit poussée au plus haut degré, et cependant elle n’osoit pas même parler de lui, lorsque Mr. Wickam entama lui-même ce sujet, en lui demandant si Netherfield étoit fort éloigné de Meryton ; il s’informa ensuite, en hésitant un peu, depuis combien de tems Mr. Darcy y demeuroit ?
— Depuis environ un mois, répondit Elisabeth ; et ne voulant pas laisser tomber ce sujet, elle ajouta : Il a une fort belle terre en Derbyshire, je crois ?
— Oui, répliqua Wickam, sa terre est une seigneurie de dix mille livres de rente. Vous ne pouviez rencontrer personne qui fût plus en état que moi, de vous donner des informations positives sur ce sujet ; car dès mon enfance, j’ai été en relation intime avec sa famille.
Elisabeth eut l’air fort surprise.
— Vous pouvez être étonnée de ce que je vous dis, Miss Bennet, après avoir été témoin de la froideur de notre rencontre de hier : connoissez-vous beaucoup Mr. Darcy ?
— Autant que je désire le connoître. J’ai passé quatre jours dans la même maison que lui, et je le trouve fort désagréable.
— Je ne suis pas placé de manière, dit Wickam, à pouvoir énoncer mon jugement sur lui. Je l’ai connu trop long-temps et trop intimement pour pouvoir être impartial ; mais je crois que l’opinion que vous avez de lui, surprendroit généralement, et peut-être ne l’énonceriez-vous pas aussi librement partout ailleurs que dans votre propre famille.
— Je vous assure que je ne parle pas plus librement ici, que je ne le ferois dans toutes les maisons de voisinage, excepté à Netherfield. Il n’est pas du tout aimé, vous n’en entendrez faire l’éloge par personne, son orgueil a révolté tout le monde.
— Je ne prétends pas, dit Wickam, qu’on doive estimer les hommes plus qu’ils ne le méritent, mais je crois qu’il en est souvent ainsi à son égard ; le monde est aveuglé par sa fortune et par son rang, intimidé par sa hauteur et l’importance de ses manières, et on le juge comme il veut être jugé.
— D’après la légère connoissance que j’ai de lui, je le jugerois un homme d’un mauvais caractère.
Wickam secoua la tête. — Savez-vous, ajouta-t-il, s’il doit rester long-temps dans ce pays ?
— Je ne le sais pas du tout ; pendant que j’étois à Netherfield, je n’ai point entendu parler de son départ. J’espère que vos projets de séjour ici ne seront point dérangés par sa présence dans le pays.
— Oh non ! Ce n’est pas moi qui fuirai la présence de Mr. Darcy ; s’il désire ne pas me voir, il n’a qu’à s’en aller. Nous ne sommes pas sur un pied fort amical et j’éprouve toujours une certaine peine lorsque je le rencontre ; mais je n’ai pas d’autres raisons de l’éviter que celle que je dis à tout le monde ; un sentiment de chagrin et de regret en voyant ce qu’il est. Son père, Miss Bennet, étoit le meilleur homme qui fut jamais, et le plus véritable ami que j’aye eu. Je ne puis rencontrer Mr. Darcy sans être accablé de mille douloureux souvenirs ; sa conduite envers moi a été scandaleuse, je lui aurois cependant tout pardonné, s’il n’avoit pas trompé mes plus chères espérances et terni la mémoire de son père.
Elisabeth prenoit un intérêt toujours croissant au discours de Mr. Wickam, elle l’écoutoit avec la plus profonde attention, mais sa délicatesse l’empêchoit de faire aucune question. Mr. Wickam parla alors de Meryton, du voisinage et de quelques sujets généraux. Il paroissoit enchanté surtout de la société de Meryton.
— La possibilité d’être souvent en société, et en très-bonne société, disoit-il, a été la principale raison qui m’a décidé à entrer dans le régiment de
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Je savois que c’étoit un corps généralement aimé et estimé, et mon ami Denny m’a tout-à-fait séduit en me parlant du quartier actuel, des plaisirs, et des excellentes relations que leur avoit déjà procurés leur séjour à Meryton. La Société m’est, je l’avoue, absolument nécessaire ; mes espérances ont été frustrées, et mon cœur ne pourroit supporter la solitude ; il faut que je sois occupé et distrait. L’état militaire n’étoit pas celui auquel je me destinois ; des circonstances imprévues, ont dû me le faire choisir. Je devois me vouer à l’Église, j’avois été élevé dans cette idée, et je serois maintenant en possession d’un bénéfice honorable, si cela avoir plu à l’homme dont nous venons de parler. — Feu M. Darcy me légua la meilleure cure dont il pouvoit disposer. Il étoit mon parrain et m’étoit tendrement attaché. Je ne puis que me louer de sa bonté ; il vouloit me pourvoir généreusement, et croyoit l’avoir fait ; mais lorsque le bénéfice a été vacant, il a été donné à un autre.
— Mon Dieu ! s’écria Elisabeth, comment cela a-t-il pu avoir lieu ? Est-il possible de ne pas exécuter un testament ? Pourquoi n’avez-vous pas eu recours à la justice ?
— Il y avoit un défaut de formalité dans la manière dont le legs étoit conçu qui m’ôtoit tout recours à la loi. Un homme délicat n’auroit pas douté de l’intention du testateur, mais il plut à M. Darcy de ne pas la reconnoître, ou de ne la considérer que comme une simple recommandation conditionelle, et d’assurer ensuite que j’avois perdu tous mes droits pour la réclamer par l’extravagance et l’imprudence de ma conduite. Ce qu’il y a de certain, c’est que le bénéfice vint à vaquer il y a deux ans, précisément lorsque j’étois en âge d’être nommé, et qu’il fut donné à un autre ; ce qui n’est pas moins sûr, c’est que je n’ai rien à me reprocher qui puisse m’avoir fait mériter de le perdre. Mon caractère est franc et vif, je puis peut-être avoir énoncé mes opinions, devant lui, et sur lui, trop franchement. Je ne me rappelle, pas d’avoir commis d’autres crimes que celui-là. Mais la vérité est que nous nous ressemblons trop peu, et qu’il me hait.
— C’est une conduite indigne, s’écria Elisabeth, il mériteroit d’être publiquement démasqué.
— Il le sera une fois ou une autre ; mais jamais par moi ! Je ne pourrai me décider à l’appeler en duel, et à dévoiler sa conduite, tant que je me souviendrai de ce que je dois à son père.
Elisabeth l’estimoit davantage pour de pareils sentimens, et le trouvoit encore plus beau, en l’entendant parler ainsi.
— Quel a pu être son motif, dit-elle après un moment de silence, qu’est-ce qui peut l’avoir porté à se conduire avec tant de cruauté ?
— Une aversion déterminée pour moi, une aversion que je ne puis attribuer qu’à de la jalousie ! Si feu Mr. Darcy m’avoit moins aimé, son fils se seroit mieux conduit vis-à-vis de moi : mais l’extrême attachement que me témoignoit son père, l’a aigri je crois dès sa jeunesse. Son caractère ne pouvoit souffrir l’espèce de concurrence qu’il y avoit entre nous, et la préférence que j’obtenois souvent.
— Je ne croyois pas Mr. Darcy aussi méchant, et quoiqu’il ne m’ait jamais plu, je n’avois cependant pas si mauvaise opinion de lui ; je pensois qu’il méprisoit généralement ses semblables, mais je ne le supposois pas capable de s’abaisser à une vengeance si cruelle, à tant d’injustice et d’inhumanité.
Après avoir réfléchi quelques instans, elle reprit la parole et dit : Je me souviens qu’il se vantoit un jour à Netherfield de l’implacabilité de ses ressentimens ! d’avoir un caractère qui ne pardonnoit jamais ! Ses résolutions doivent être terribles.
— Je ne veux rien prononcer, je crains de n’être pas impartial.
Elisabeth retomba de nouveau dans ses réflexions, et n’en sortit que pour s’écrier : — Traiter ainsi le filleul, l’ami, le favori de son père ! Si elle avoit osé, elle auroit ajouté : Un homme, dont la seule contenance garantit l’honneur et la probité ! Mais elle se contenta de dire : — Un homme qui probablement a été son compagnon d’enfance, avec qui il a été lié, je pense, de la manière la plus intime !
— Nous sommes nés dans la même paroisse, dans la même campagne ; nous avons passé la plus grande partie de notre jeunesse ensemble, habitant la même maison, partageant les mêmes plaisirs, objets des mêmes soins paternels. Mon père avoit commencé par suivre la profession que votre oncle, Mr. Phillips, paroit exercer d’une manière si honorable ; mais il l’abandonna pour rendre service à feu Mr. Darcy, et consacra tous ses soins à gérer la terre de Pemberley. Il étoit fort estimé de Mr. Darcy et fut son meilleur ami. Ce dernier a souvent reconnu, combien il avoit d’obligations à l’activité de mon père, et lorsqu’à sa mort, il lui promit de me procurer un emploi, je suis convaincu qu’il considéroit cette promesse autant comme une dette de reconnoissance envers lui, que comme un gage de son affection pour moi.
— Que c’est étrange, que c’est abominable ! s’écria Elisabeth, je suis étonnée que l’orgueil même de Mr. Darcy ne l’ait pas porté à être juste envers vous, à défaut de meilleurs motifs ! Je l’aurois cru trop fier pour être faux ; car je dois appeler cela de la mauvaise foi !
— En effet, reprit Wickam, c’est fort étonnant, car presque toutes ses actions sont dirigées par l’orgueil ! L’orgueil est son meilleur ami, il l’a plus rapproché de la vertu que tout autre sentiment ; mais la nature humaine n’est jamais conséquente avec elle-même, et il a été conduit par des impulsions plus fortes que son orgueil.
— Un orgueil si abominable, peut-il jamais l’avoir bien conduit ?
— Oui, il l’a souvent porté à être libéral, généreux ; à donner de l’argent publiquement, à déployer l’hospitalité, à aider ses fermiers, à soulager les pauvres. L’orgueil et la vanité filiale ont produit tout cela. Car il est très-fier des vertus de son père ; ne pas déshonorer la famille, ne pas perdre la popularité ou diminuer l’influence de la maison de Pemberley, sont de puissans motifs pour être vertueux ! Sa vanité s’étend sur tout ce qui lui appartient, il est un bon et vigilant tuteur pour sa sœur, et vous l’entendrez citer généralement comme le frère le plus tendre et le plus attentif.
— Quelle femme est Miss Darcy ? demanda Elisabeth. — Wickam secoua la tête ; je voudrois pouvoir dire qu’elle est aimable, car je suis toujours fâché de dire du mal d’un Darcy ; mais elle ressemble trop à son frère. Elle est fière. Elle étoit bonne et aimable étant enfant, elle avoit alors beaucoup d’affection pour moi, et j’ai passé bien des heures à jouer avec elle ; mais maintenant, elle m’est tout-à-fait étrangère. C’est une belle personne, de quinze à seize ans, que l’on dit accomplie. Depuis la mort de son père elle a toujours demeuré à Londres avec une dame qui est chargée de son éducation.
Après plusieurs pauses et plusieurs essais pour entamer d’autres sujets de conversation, Elisabeth revint tout naturellement à celui-ci, en disant :
— Je suis surprise de son intimité avec Mr. Bingley, qui paroît la bonté même, et qui est vraiment fort aimable ; comment peut-il s’être lié avec un homme pareil ? Comment peuvent-ils se convenir l’un et l’autre ? Vous connoissez Mr. Bingley ?
— Non, pas du tout.
— C’est un homme charmant ! Il ne connoit sûrement pas Mr. Darcy pour ce qu’il est.
— Probablement pas ; mais Mr. Darcy peut très-bien plaire, lorsqu’il le veut. Il ne manque pas de moyens, et il est d’une société fort agréable, lorsqu’il le juge nécessaire ; très-différent avec ses égaux de ce qu’il est avec ceux qui sont moins fortunés que lui.
La partie de whist finissant dans ce moment, les joueurs se rapprochèrent de la table de la loterie, et Mr. Collins se plaça entre sa cousine Elisabeth et Mistriss Phillips ; cette dernière lui fit les questions ordinaires, sur les succès qu’il avoit eu au jeu ; ils n’avoient pas été grands ; il avoit perdu toutes les parties, et lorsque Mistriss Phillips lui témoigna le chagrin qu’elle en ressentoit, il l’assura avec la plus profonde gravité qu’il n’y attachoit pas la moindre importance, qu’il considéroit l’argent comme une bagatelle, et qu’il la prioit instamment de ne pas s’en affliger.
— Je sais très-bien, Madame, disoit-il, que lorsqu’on est à une table de jeu, on doit prendre son parti de ces choses-là. Heureusement ma position me permet de ne pas regarder cinq schellings comme un objet considérable ; il y a certainement bien des gens qui n’en pourroient dire autant, mais grâce à Lady Catherine de Bourg, je ne suis pas obligé de m’affecter de si peu de chose !
Ces paroles éveillèrent l’attention de Mr. Wickam qui, après avoir regardé quelque temps Mr. Collins, demanda à Elisabeth, si son parent étoit intimement lié avec la famille de Bourg ?
— Lady Catherine de Bourg, lui répondit-elle, lui a procuré un bénéfice. Je ne saurois pas vous dire comment Mr. Collins lui a été présenté ; mais il n’y a certainement pas long-temps qu’il la connoit.
— Vous savez, je pense, que Lady Catherine de Bourg et Lady Anne Darcy étoient sœurs, ensorte qu’elle est tante du Darcy actuel.
— Non, en vérité, je ne connoissois aucun des parens de Lady Catherine, et j’ignorois entièrement son existence avant l’arrivée de Mr. Collins.
— Sa fille, Miss de Bourg, héritera d’une immense fortune, et l’on croit qu’elle épousera son cousin.
— Cette nouvelle fit sourire Elisabeth, elle pensoit à la pauvre Miss Bingley ; toutes les attentions qu’elle avoit pour Darcy, les éloges qu’elle lui prodiguoit, l’affection qu’elle avoit pour sa sœur, tout cela seroit donc inutile, s’il étoit déjà destiné à une autre !
— Mr. Collins, dit-elle, parle avec une haute considération de Lady Catherine et de sa fille, mais d’après différentes choses qu’il a raconté de sa seigneurie, je soupçonne que sa reconnoissance l’aveugle, et malgré qu’elle soit sa protectrice, je la crois une femme arrogante et pleine de vanité.
— Je pense, qu’elles le sont toutes les deux au suprême degré, répliqua Wickam ; je ne l’ai pas vue depuis plusieurs années, mais je me souviens que je ne l’ai jamais aimée ; son ton avoit quelque chose d’impérieux et d’insolent. Elle étoit réputée pour être une femme d’un jugement et d’une prudence remarquables, mais je crois plutôt qu’elle doit une grande partie de sa réputation à son rang, à sa fortune, à son air absolu, ainsi qu’à l’orgueil de son neveu, qui veut se persuader que tous ceux qui lui tiennent sont doués d’un esprit supérieur.
— Elisabeth avoua qu’elle croyoit bien qu’il avoit découvert la véritable source de tant de perfections, et ils continuèrent ainsi la conversation avec un égal plaisir des deux côtés, jusqu’à ce que le souper venant mettre fin à la partie de loterie, rendit Mr. Wickam aux autres dames. Il ne pouvoit y avoir aucune conversation suivie, au milieu du bruit et de la gaîté qui présida au repas, mais ses manières le rendirent agréable à tout le monde ; tout ce qu’il disoit étoit bien dit, tout ce qu’il faisoit étoit fait avec grâce. Elisabeth s’en retourna à Longbourn, charmée de son esprit, et pendant toute la route elle ne pensa qu’à Mr. Wickam ; mais elle ne put en parler ; car Lydie et Mr. Collins ne se turent pas un seul instant. Lydie parloit de la loterie, des fiches qu’elle avoit perdues, et de celles qu’elle avoit gagnées, et Mr. Collins qui ne cessoit de s’extasier sur la politesse de Mr. et Mistriss Phillips, protestoit qu’il n’avoit aucun regret à l’argent qu’il avoit perdu au jeu, comptoit tous les plats du souper et répétoit continuellement, combien il craignoit de gêner, de serrer trop ses cousines ; il avoit encore bien des choses à dire, lorsque la voiture arriva à Longbourn.
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CHAPITRE XVII.
Elisabeth communiqua à Jane tout ce que Mr. Wickam lui avoit raconté. Elle l’écouta avec surprise et chagrin. Elle ne pouvoit croire que Mr. Darcy fût si peu digne de l’amitié de Bingley ; et cependant, il n’étoit pas dans son caractère de soupçonner la véracité d’un homme aussi aimable que Mr. Wickam. L’idée seule qu’il pouvoit avoir été traité avec tant de dureté, excitoit en elle le plus vif intérêt. Elle ne pouvoit avoir mauvaise opinion ni de l’un, ni de l’autre, et se trouvoit donc réduite à excuser leur conduite en mettant sur le compte d’erreurs et de mésentendus, ce qu’elle ne pouvoit expliquer autrement.
— Je croirais, disoit-elle, qu’ils ont été trompés, réciproquement de quelque manière que nous ne pouvons deviner ; des gens intéressés ont peut-être cherché à les noircir l’un à l’autre. Il nous est impossible de conjecturer les circonstances qui peuvent les avoir brouillés, sans qu’il y ait eu peut-être de véritables torts d’un côté ni de l’autre.
— Peut-être ! mais alors, ma chère Jane, comment pourrez-vous justifier les gens intéressés que vous croyez compromis dans cette affaire ? Excusez-les donc, ou bien nous serons obligées d’avoir mauvaise opinion de quelqu’un.
— Riez tant que vous voudrez, ma chère Lizzy, mais vous ne me ferez point changer d’avis. Considérez sous quel jour défavorable vous placez Mr. Darcy, en admettant qu’il ait si maltraité le protégé de son père. Un jeune homme que son père avoit promis de placer ! C’est impossible ! Il n’y a pas d’homme qui se respecte lui-même qui fût capable de cela ! Ses amis les plus intimes pourroient-ils être aveuglés à ce point sur lui !
— Je crois plus aisément que Mr. Bingley est dans l’erreur, que je ne puis croire que Mr. Wikam ait inventé l’histoire qu’il m’a faite hier au soir ! Dire les noms, les faits ! Si cela n’est pas, que Mr. Darcy le démente. D’ailleurs la vérité brilloit dans ses yeux !
— C’est difficile, en effet ! on ne sait qu’en penser.
— Je vous demande pardon, on sait très-bien qu’en penser.
Mais Jane ne pouvoit se décider à condamner l’un ou l’autre. Elle s’affligea seulement de ce que Mr. Bingley auroit à souffrir, si cette histoire étoit prouvée, et si vraiment il avoit été trompé.
Elles furent rappelées du verger, où elles avoient eu cette conversation par l’arrivée de plusieurs des personnes, dont elles avoient parlé. Mr. Bingley et ses sœurs venoient les inviter pour le bal tant désiré qui étoit enfin fixé au mardi suivant. Les dames de Netherfield accablèrent d’amitiés leur chère Jane ; elles se plaignirent qu’il s’étoit écoulé un siècle depuis qu’elles ne l’avoient vue, et firent peu d’attention au reste de la famille ; évitant par-dessus tout Mistriss Bennet, parlant peu à Elisabeth, et point aux autres. La visite ne fut pas longue ; elles prirent congé avec une vivacité, qui ne permit pas à leur frère de retarder le moment du départ, et se hâtèrent de se dérober aux civilités de Mistriss Bennet.
La perspective d’un bal à Netherfield, étoit fort agréable à toutes les dames de la famille. Mistriss Bennet vouloit le considérer, comme donné en honneur de sa fille aînée, elle étoit surtout extrêmement flattée que Mr. Bingley fût venu les inviter lui-même, au lieu de leur envoyer des cartes. Jane se figuroit qu’elle passeroit une soirée charmante entre ses deux amies et leur frère. Elisabeth pensoit avec plaisir quelle danseroit beaucoup avec Mr. Wikam, qu’elle liroit sur la figure de Mr. Darcy, et s’assureroit par la conduite qu’il tiendroit au bal de la vérité de ce qui lui avoit été dit. Les plaisirs que se promettoient Catherine et Lydie, ne dépendoient pas ainsi d’une seule personne, car quoiqu’elles espérassent bien, comme Elisabeth, danser beaucoup avec Mr. Wikam, il n’étoit cependant pas le seul partner qui pût leur plaire, et enfin un bal étoit toujours un bal. Mary elle-même assuroit la famille qu’elle n’avoit aucune répugnance à y aller.
— Tant que je pourrai disposer de mes matinées, disoit-elle, cela me suffira. Ce n’est point un sacrifice au-dessus de mes forces de participer quelquefois aux plaisirs de la soirée. D’ailleurs la société a des droits sur nous, et j’avoue que je suis du nombre de ceux qui pensent que quelques momens de plaisir et de récréation, sont absolument nécessaires aux gens qui travaillent beaucoup.
— La gaîté d’Elisabeth étoit tellement excitée par ses espérances, que quoiqu’elle parlât rarement sans nécessité à Mr. Collins, elle lui demanda, s’il avoit l’intention d’accepter l’invitation de Mr. Bingley, et s’il avoit l’intention dans ce cas, de prendre part aux plaisirs de la soirée ? Elle fut très-surprise de voir qu’il n’avoit aucun scrupule, et qu’il étoit très-éloigné de craindre une réprimande de l’Archevêque ou de Lady Catherine de Bourg, s’il se hasardoit à danser.
— Je vous assure, disoit-il, que je ne crois pas qu’un bal donné par un homme de distinction à des gens respectables, puisse avoir aucun mauvais côté, et je suis si éloigné de me faire des scrupules de danser moi-même, que j’espère avoir l’honneur d’obtenir la main de toutes mes belles cousines dans le cours de la soirée ; je saisis cette occasion pour demander la vôtre Miss Elisabeth pour les deux premières danses, préférence que j’espère que ma cousine Jane attribuera à un motif raisonnable, et non à un manque de respect pour elle. Elisabeth fut prise, elle avoit fermement compté être engagée pour les mêmes danses par Wikam. Avoir Mr. Collins à la place ! toute sa gaîté disparut ; il n’y avoit pas moyen de s’en tirer, il fallut accepter d’aussi bonne grâce qu’elle le pût la proposition de Mr. Collins. La préférence qu’il lui accordoit, contre ses principes, sur sa sœur aînée, lui fit craindre qu’il ne s’en tînt pas là, et tout-à-coup elle fut frappée de l’idée que peut-être il l’avoit choisie parmi toutes ses sœurs pour devenir maîtresse de la cure de Hunsford, et pour aider à former la table de quadrille à Rosing, lorsqu’il n’y auroit pas des visiteurs plus distingués. Ce soupçon devint pour elle une certitude, lorsqu’elle vit combien ses attentions augmentoient. Il ne laissoit échapper aucune occasion de lui faire quelques complimens sur son esprit et sa vivacité. Elle étoit plus étonnée que ravie de cet effet de ses charmes, et sa mère lui fit bientôt comprendre, combien la probabilité de ce mariage lui étoit agréable. Elisabeth cependant ne voulut pas avoir l’air de deviner cette insinuation, bien persuadée qu’une sérieuse dispute avec sa mère seroit la suite de toute objection de sa part. D’ailleurs, peut-être Mr. Collins pourroit-il ne pas en venir à demander sa main, et jusqu’à ce moment il étoit inutile de disputer.
— Si l’on n’avoit pas pu parler du bal, et faire les préparatifs nécessaires, les jeunes Miss auroient été bien à plaindre, car depuis le jour de l’invitation jusqu’à celui de la fête, il y eut une telle succession de pluies, que toute promenade à Meryton devient impossible ; il fallut se passer de tante, d’officiers et de nouvelles ; il fallut même recevoir par procuration les souliers roses pour le bal. Ce mauvais temps avoit aussi un peu exercé la patience d’Elisabeth, en suspendant les progrès de sa connoissance avec Mr. Wikam. — Il ne falloit rien moins que la perspective du mardi, pour faire supporter patiemment à Catherine et à Lydie les longues journées qui précédèrent celle du bal.
CHAPITRE XVIII.
L’idée que Mr. Wikam pourroit ne pas être au bal, ne s’étoit pas présentée à Elisabeth, jusqu’au moment où elle entra dans le salon de Netherfield et où elle le chercha inutilement dans la foule des habits rouges, qui y étoient rassemblés. L’espérance de l’y rencontrer, n’avoit été troublée par aucun doute. Elle avoit mis plus de soin à sa toilette qu’à l’ordinaire, et avoit appelé à son aide tous ses moyens et toute sa gaieté, pour achever la conquête de ce cœur ; persuadée que cette seule soirée lui suffiroit. Dans cet instant le douloureux soupçon que Mr. Bingley l’avoit rayé de la liste des officiers, pour faire plaisir à Mr. Darcy, se glissa dans son ame. Cependant la véritable raison de son absence fut bientôt expliquée à Lydie par Mr. Denny, à qui elle s’étoit adressée pour le savoir. Mr. Wikam avoit été obligé d’aller la veille à la ville, et n’étoit pas encore revenu. Je ne crois pas cependant, ajouta-t-il avec un sourire significatif, que ses affaires l’eussent justement fait partir dans ce moment, s’il n’eût désiré éviter un certain homme qui est ici.
Cette dernière cause de l’absence de Wikam quoiqu’elle n’eût pas été entendue de Lydie, n’échappa point à Elisabeth, et tous ses ressentiments contre Mr. Darcy en furent tellement augmentés, qu’elle pût à peine répondre avec la politesse convenable au salut qu’il vint lui faire quelques momens après ; toute indulgence, toute attention accordée à Darcy, lui paroissoient une injure faite à Wikam ; elle étoit donc décidée à n’avoir aucune conversation avec lui, et se retourna avec une impatience, qu’elle ne pouvoit surmonter même en parlant à Bingley dont l’aveugle partialité provoquoit encore son ressentiment.
Mais Elisabeth n’étoit pas faite pour avoir de l’humeur, et quoique tout plaisir fût détruit pour elle dans cette soirée, elle ne pouvoit la conserver long-temps. Après avoir confié tous ses sujets de griefs à Charlotte Lucas qu’elle n’avoit pas vue depuis une semaine, elle fut bientôt en état de changer volontairement de sujet de conversation ; elle lui raconta les ridicules de son cousin et les lui fit observer. Cependant les deux premières danses la replongèrent dans la détresse ; c’étoient des danses de mortification. Mr. Collins, avec son air gauche et solennel, lui faisant mille complimens au lieu de la suivre, brouillant toutes les figures sans s’en douter, lui procura tout l’ennui et tout le désagrément que peut donner un mauvais partner. Le moment où il la quitta fut un moment de délices.
Elle dansa ensuite avec un officier, à qui elle parla de Wikam ; elle eut le plaisir d’apprendre qu’il étoit généralement aimé dans son corps. La contre-danse finie, elle retournoit vers Charlotte et lui parloit avec vivacité, lorsque Mr. Darcy s’adressa à elle et la pria de lui faire l’honneur de danser avec lui ; elle fut tellement surprise qu’elle l’accepta sans savoir ce qu’elle faisoit. Il la quitta immédiatement, et lui laissa le temps de s’affliger de son manque de présence d’esprit. Charlotte s’efforçoit de la consoler. J’espère que vous le trouverez très-aimable, lui disoit-elle.
— Le ciel m’en préserve ! ce seroit encore le pire de tout ! trouver aimable un être qu’on est décidé à haïr ! ah ! ne me souhaitez pas un tel malheur !
Lorsque la danse recommença, et que Darcy s’approcha pour prendre sa main, Charlotte l’exhorta à voix basse, à ne pas se conduire comme un enfant, et à ne pas permettre que son penchant pour Wikam la fît paroître peu aimable aux yeux d’un homme d’une naissance bien supérieure ; Elisabeth ne répondit point, et ayant pris sa place, elle fut étonnée de la dignité que lui donnoit l’avantage de danser avec Mr. Darcy ; elle lisoit dans les yeux de ses voisines une surprise égale à la sienne ; ils restèrent pendant quelques momens sans dire un mot, et elle commençoit à croire que leur silence dureroit tout le temps de la contredanse, parfaitement décidée à ne pas le rompre la première ; mais tout-à-coup s’étant imaginé qu’elle ne pouvoit infliger un plus grand châtiment à son partner que de l’obliger à parler, elle lui fit quelques remarques indifférentes ; il y répondit et se tut ; après une pause de quelques minutes, elle reprit encore la parole et lui dit :
— C’est votre tour à présent, Mr. Darcy, de dire quelque chose. J’ai parlé du bal, vous devez faire quelques observations sur la grandeur du salon ou le nombre de danseurs.
Il sourit, et l’assura qu’il diroit tout ce qu’elle souhaiteroit.
— Très-bien ; cette réponse suffit pour le moment ; peut-être que dans quelques instans j’observerai que les bals particuliers sont plus agréables que les bals publics, et ensuite, nous garderons encore le silence.
— Vous vous faites donc un devoir de parler ?
— Quelquefois. Il faut bien dire quelque chose ; vous avouerez qu’il seroit ridicule de se taire tous les deux pendant une demi heure. Mais il est sûr que pour l’agrément de quelques personnes, la conversation devroit être arrangée de manière qu’on eût peu de peine à l’entretenir.
— Consultez-vous vos propres sentimens dans ce moment, ou prétendez-vous seulement flatter les miens ?
— L’un et l’autre, répondit Elisabeth avec malice, car j’ai remarqué que nous avions beaucoup de rapports dans l’esprit. Nous sommes tous deux d’un caractère taciturne, peu sociable, point enclin à la conversation, à moins cependant que nous n’ayons l’espérance de dire quelque chose qui surprenne tout le monde et puisse parvenir à la postérité la plus reculée, avec tout l’éclat d’une maxime.
— Je suis sûr que nous ne croyez pas avoir fait une peinture bien fidèle de votre caractère ; reste à savoir, si elle ressemble au mien ? C’est ce que je ne prétends point décider ; vous pensez probablement que la ressemblance est parfaite.
— Je ne dois pas prononcer sur mon ouvrage.
Il ne répondit point, et ils retombèrent dans le silence, jusqu’au moment où leur tour de danser arriva. Il lui demanda alors, si elle alloit souvent se promener à Meryton avec ses sœurs ? Elle répondit affirmativement, et incapable de résister à la tentation, elle ajouta : Nous venions justement de faire une nouvelle connoissance, lorsque nous vous rencontrâmes l’autre jour.
L’effet fut prompt ; l’expression du dédain se répandit sur tous ses traits, mais il ne répondit pas un mot, et Elisabeth, quoique blâmant sa propre timidité, n’osa pas continuer. Enfin Darcy prit la parole, et dit d’un ton gêné :
— Mr. Wikam est d’un extérieur si heureux qu’il est assuré de se faire des amis partout ; mais qu’il puisse les conserver de même, c’est ce qui est moins certain.
— Il a été assez malheureux pour perdre votre amitié, dit Elisabeth avec ironie, il doit certainement en souffrir toute sa vie !
Darcy ne répondit point et parut désirer de changer la conversation. Dans ce moment Sir Williams Lucas se trouvoit fort près d’eux, ayant l’air de vouloir traverser la ligne des danseurs pour passer de l’autre côté de la salle, mais apercevant Mr. Darcy, il s’arrêta, le salua profondément, et lui fit les plus beaux complimens sur sa manière de danser et sur son partner.
— Je suis dans l’enchantement, mon cher Monsieur, on voit rarement une danse aussi parfaite que la vôtre, elle prouve évidemment que vous appartenez à la meilleure société. Permettez-moi aussi de vous dire que votre belle danseuse ne vous fait point paroître à votre désavantage ; j’espère avoir souvent le plaisir que j’ai dans ce moment. Surtout si un événement bienheureux, ma chère Miss Elisa (ajouta-t-il, en jetant les yeux sur Jane et Mr. Bingley) a lieu. Combien il y aura des félicitations alors ! J’en appelle à Monsieur Darcy ? Mais je ne veux pas vous interrompre plus long-temps, Monsieur, vous pourriez m’en vouloir de vous priver de la séduisante conversation de cette jeune Miss, dont les yeux brillans me le reprochent déjà.
La dernière partie de ce discours fut à peine entendue de M. Darcy. L’allusion que Sir Williams avoit fait au mariage de son ami l’avoit fortement frappé, et ses regards étoient fixés avec une expression très sérieuse sur Miss Bennet et Mr. Bingley. Il se remit bientôt cependant et dit à Elisabeth :
— Sir Williams, en nous interrompant, m’a fait oublier de quoi nous parlions auparavant.
— Je crois que nous ne parlions pas du tout. Sir Williams ne pouvoit pas interrompre ici deux personnes qui eussent moins de choses à se dire que nous. Nous avions déjà essayé plusieurs sujets de conversation sans succès, et je ne puis imaginer de quoi nous nous entretiendrons maintenant.
— Que penseriez-vous, si nous parlions de quelques livres, dit-il en souriant ?
— De livres ? oh non ! Je suis sûre que nous n’avons jamais lu les mêmes, ou du moins avec les mêmes idées.
— Je suis fâché que vous pensiez ainsi ; mais lors même que ce seroit le cas, nous pourrions comparer nos opinions.
— Non, en vérité. Je ne saurois m’entretenir de sujets sérieux dans une chambre de bal ; ma tête est pleine de toute autre chose.
— Le présent vous occupe-t-il toujours dans de pareilles occasions, dit-il, avec un regard qui exprimoit le doute.
— Oui, toujours, répliqua-t-elle, sans savoir ce qu’elle disoit, car elle pensoit à toute autre chose. Comme le prouva peu après cette soudaine exclamation :
— Je me souviens, Mr. Darcy, de vous avoir entendu dire que vous ne pardonniez jamais, que vos ressentimens étoient implacables ; vous êtes très-lent alors je pense à vous fâcher.
— Très-lent, répondit-il d’une voix ferme.
— Et vous ne permettez jamais aux préjugés de vous aveugler ?
— Je l’espère.
— Ceux qui prétendent ne jamais changer d’opinions, sont obligés d’être bien circonspects dans leurs jugemens.
— Puis-je vous demander à quoi tendent toutes ces questions ?
— Simplement à faire briller votre caractère, répondit-elle, en s’efforçant d’émouvoir sa gravité. Je fais tout ce que je peux pour parvenir à le comprendre.
— Et y réussissez-vous ?
Elle secoua la tête : — J’ai entendu tant de différens rapports sur vous que je suis fort embarrassée.
— Je le crois sans peine, répondit-il gravement. Les rapports peuvent varier infiniment sur mon compte, et je souhaiterois, Miss Bennet, que ce ne fût pas dans ce moment que vous fissiez l’esquisse de mon caractère ; on pourroit craindre que la ressemblance ne fît honneur, ni au peintre, ni à l’original.
— Si je ne saisis pas votre ressemblance, à présent, j’aurai peut-être d’autres occasions.
— Je ne voudrois en aucune manière suspendre le moindre de vos plaisirs, répondit-il froidement.
Elle ne répliqua rien. Ils achevèrent leur contredanse et se séparèrent tous deux mécontens ; mais, il y avoit déjà quelque chose qui parloit pour Elisabeth dans le cœur de Darcy, et toute sa colère se dirigea contre une autre personne.
Il n’y avoit pas long-temps qu’ils s’étoient séparés, lorsque Miss Bingley vint vers Elisabeth, et lui dit d’un air dédaigneux :
— Eh bien, Miss Elisa, on dit que vous êtes enchantée de George Wikam ? Votre sœur m’a parlé de lui, elle m’a fait mille questions sur son compte. J’ai vu que ce jeune homme, au milieu de toutes les choses intéressantes qu’il vous a communiquées, a oublié de vous dire, qu’il étoit fils d’un vieux Wikam, intendant de Mr. Darcy. Permettez-moi de vous avertir, en amie, de ne pas accorder une confiance implicite à tout ce qu’il peut vous dire. Quant à ce que Mr. Darcy se soit mal conduit à son égard, c’est absolument faux ! Car au contraire il l’a toujours trop bien traité, quoique George Wikam ait agi d’une manière infâme vis-à-vis de lui. Je ne connois pas les détails de tout ce qui s’est passé entre eux, mais je sais qu’on ne peut blâmer Mr. Darcy, qu’il ne peut souffrir qu’on parle de Mr. Wikam devant lui, et que, quoique mon frère ait cru qu’il ne pouvoit pas faire autrement que de l’inviter avec tous les autres officiers, il a été bien aise qu’il se fût banni lui-même. Sa présence dans ce pays-ci est la chose la plus insolente, et je suis étonnée, qu’il ait osé y venir. Je suis fâchée pour vous, Miss Elisa, de vous avoir fait toutes ces tristes révélations sur votre favori, mais au reste, on ne pouvoit en réellement attendre rien de mieux d’après sa naissance.
— Sa mauvaise conduite et sa naissance paroissent dans votre récit, répondit Elisabeth avec aigreur, n’être qu’une seule et même chose ; car je ne vois pas que vous l’accusiez d’un autre crime que celui d’être le fils de l’intendant de Mr. Darcy, et je vous assure qu’il s’en étoit accusé lui-même.
— Je vous demande pardon, dit Miss Bingley en s’éloignant d’un air moqueur ; je vous prie d’excuser la liberté de mes conseils ; je croyois bien faire.
— Insolente personne ! pensa Elisabeth, vous vous trompez bien, si vous croyez avoir quelque influence sur moi par de si pitoyables attaques ; je n’y vois que votre ignorance et la méchanceté de Mr. Darcy. Elle chercha sa sœur aînée, qui avoit essayé d’obtenir quelques éclaircissemens de Bingley lui-même sur ce sujet. Jane vint à sa rencontre, avec le sourire d’une douce satisfaction, et une expression de bonheur qui montroit combien elle étoit contente de la manière dont la soirée s’étoit passée. Elisabeth lut à l’instant toutes ses pensées sur sa physionomie, et toute sa sollicitude pour Wikam, tout son ressentiment contre son ennemi, s’évanouirent devant l’espérance du bonheur de Jane.
— Je voulois vous demander, dit-elle, d’un air non moins satisfait, ce que vous aviez appris sur Mr. Wikam, mais vous avez été, je crois, trop agréablement occupée pour avoir pu penser à une troisième personne ; je vous assure que je vous pardonne de bon cœur.
— Non, répondit Jane, je ne l’ai point oubliée ; mais je n’ai rien de satisfaisant à vous apprendre. Mr. Bingley ne connoit point toute cette histoire, il ignore absolument les circonstances qui ont le plus offensé Mr. Darcy ; mais il en garantit la probité, l’honneur et la bonne conduite. Il est parfaitement convaincu que Mr. Wikam n’a pas répondu aux bons procédés que Mr. Darcy a eu pour lui, et je suis fâchée de vous dire que, d’après son récit et celui de sa sœur, Mr. Wikam ne paroit recommandable sous aucun rapport ; je crains qu’il n’ait mérité de perdre l’amitié de Mr. Darcy.
— Mr. Bingley ne connoit pas Mr. Wikam lui même ?
— Non, il ne l’avoit jamais vu avant le jour où il nous a rencontré avec lui à Meryton.
— Il tient donc tout ce qu’il vous a raconté de Mr. Darcy lui-même, cela se comprend ; mais qu’a-t-il dit sur le bénéfice ?
— Il ne se souvient pas parfaitement des circonstances qui y ont rapport, quoique Mr. Darcy lui en ait souvent parlé, mais il croit bien qu’il n’avoit été promis que conditionellement.
— Je n’ai aucun doute sur la sincérité de Mr. Bingley, dit Elisabeth avec chaleur, mais vous devez me pardonner de n’être pas convaincue par de simples assurances ; je crois que Mr. Bingley a défendu son ami ; il le devoit. Cependant comme il ne connoit pas complètement cette histoire, et qu’il ne tient tout ce qu’il en sait que de son ami, je ne changerai point encore d’opinion sur ces deux Messieurs.
Un sujet plus agréable occupa ensuite les deux sœurs ; Jane lui parla avec émotion de toutes les attentions de Bingley, Elisabeth ravie de son bonheur, ajouta ce qui pouvoit augmenter ses espérances. Elles furent bientôt abordées par Mr. Bingley lui-même. Alors Elisabeth se retira auprès de son amie Miss Lucas, à laquelle elle avoit mille choses à dire, lorsque Mr. Collins s’approcha d’elle d’un air triomphant.
— J’ai appris, lui dit-il, par un singulier hasard qu’il y avoit dans la salle un très-proche parent de ma protectrice. J’ai entendu ce Monsieur dire lui-même à la jeune dame qui fait les honneurs de cette maison, les noms de sa cousine Miss de Bourg et de sa mère Lady Catherine. Comme les choses arrivent singulièrement ! Qui auroit deviné que je dusse rencontrer dans cette assemblée… Qui ? un neveu de Lady Catherine de Bourg ! Je suis bien heureux d’avoir fait cette découverte assez à temps pour pouvoir lui présenter mes hommages ; ce que je vais faire tout de suite. J’espère qu’il me pardonnera de ne l’avoir pas fait plutôt ; l’entière ignorance où j’étois de cette parenté, plaidera ma cause.
— Vous n’irez pas vous présenter vous-même à Mr. Darcy.
— Oui bien, en vérité ; et j’implorerai son indulgence pour ne l’avoir pas fait en entrant dans la chambre. Comme il est neveu de Lady Catherine, je pourrai l’assurer que sa seigneurie se portoit bien lorsque je l’ai quittée.
Elisabeth s’efforça de le dissuader de ce projet, l’assurant que Mr. Darcy pourroit prouver cette manière de se présenter lui-même, sans introducteur, peu respectueuse pour le nom de sa tante ; qu’il n’y avoit pas la moindre nécessité à faire sa connoissance, et que s’il y en avoit, c’étoit à Mr. Darcy, comme supérieur, à faire attention à lui. Mr. Collins l’écoutoit avec l’air décidé à suivre ses propres idées, et lorsqu’elle eut fini, il lui répondit :
— Ma chère Miss Elisabeth, j’ai la plus haute opinion de l’excellence de votre jugement, dans toutes les choses qui sont à portée de votre esprit. Mais, permettez moi de vous dire qu’il doit y avoir une énorme différence, dans les formes du cérémonial des laïques et de celui des gens d’église. Permettez-moi aussi de vous observer que je considère l’ordre ecclésiastique comme égal en dignité au rang le plus élevé du royaume ; pourvu qu’il conserve cependant dans toute sa conduite, l’humilité convenable. Par conséquent, vous ne serez pas fâchée, si dans cette occasion je suis l’impulsion de ma conscience, qui me conduit à faire ce que je considère comme un devoir. Pardonnez-moi donc de ne pas céder à vos conseils qui, sur tout autre sujet, seront mes guides constants, quoique dans le cas présent, je me crois par l’éducation et l’habitude de l’étude, bien plus en état de juger ce qui est convenable, qu’une jeune personne comme vous. Et il la quitta, avec une profonde révérence, pour aller aborder Mr. Darcy, dont l’étonnement fut évident à cette attaque inopinée. Mr. Collins fit précéder son discours d’introduction d’un salut solennel, et quoiqu’Elisabeth qui les observoit de loin, ne pût entendre ses paroles, elle les devinoit toutes ; les mots d’apologie de Hunsford, de Lady Catherine, etc., revenoient souvent ; elle étoit fâchée de le voir découvrir ses ridicules devant un tel homme. Mr. Darcy le regardoit d’un air étonné, et lorsque enfin Mr. Collins lui laissa le tems de parler, il lui répondit avec une réserve dédaigneuse. Mr. Collins ne se laissa point déconcerter, il reprit la parole, et le dédain de Mr. Darcy parut augmenter beaucoup pendant le second discours, à la fin duquel il fit un léger salut, et s’en alla d’un autre côté. Mr. Collins revint alors vers Elisabeth.
— Je n’ai aucune raison, je vous assure, lui dit-il, d’être mécontent de l’accueil qu’on m’a fait. Mr. Darcy a eu l’air charmé de mon attention ; il m’a répondu avec la plus grande civilité, et même m’a fait le compliment de me dire : qu’il étoit trop convaincu de la sagesse et du discernement de Lady Catherine, pour être bien sûr qu’elle n’accorderoit jamais une faveur qui ne fût méritée. C’est réellement une belle pensée, et je suis enchanté de lui !
Elisabeth avoit tourné toute son attention sur sa sœur et sur Mr. Bingley, et les douces réflexions auxquelles ses observations donnèrent naissance, la rendirent peut-être aussi heureuse que Jane elle-même. Elle la voyoit déjà établie dans cette maison, jouissant de tout le bonheur que peut donner une union fondée sur une affection véritable et réciproque ; et elle se sentoit alors capable de faire tous ses efforts pour aimer les sœurs de Bingley. Elle vit que les pensées de sa mère suivoient aussi le même cours, et elle évita de se trouver près d’elle, de peur qu’elle ne commençât la conversation là-dessus, et qu’elle n’en dit trop ; ce fut cette crainte qui lui fit regarder comme un hasard malheureux, celui qui les plaça à côté l’une de l’autre à souper. Elle fut donc très fâchée lorsqu’elle entendit que sa mère parloit très-ouvertement à Lady Lucas des espérances qu’elle nourrissoit sur le mariage de Jane avec Mr. Bingley. La conversation étoit très animée, et Mistriss Bennet ne se lassoit point d’énumérer tous les avantages de cette union : Mr. Bingley étoit un jeune homme si aimable, si riche, demeurant seulement à trois milles de Longbourn. C’étoit une si grande douceur pour elle, de voir combien ses deux sœurs étoient attachées à Jane, et de ce qu’elles désiroient cette alliance, autant qu’elle-même. C’étoit surtout un si grand avantage pour ses filles cadettes, d’avoir une sœur aussi brillamment mariée ; cela les jetoit nécessairement dans une société, où elles rencontreroient de riches partis ; il seroit enfin bien agréable pour elle-même n’étant plus jeune, de pouvoir confier celles de ses filles qui ne seroient pas mariées, à Jane, et de n’être plus obligée d’aller dans le monde, pour les y conduire. Elle vouloit absolument faire de cette dernière circonstance une cause de bonheur ; c’est l’étiquette dans de pareilles occasions ; car personne n’avoit jamais trouvé moins de plaisir à rester chez soi que Mistriss Bennet. Elle conclut en souhaitant ardemment à Lady Lucas, d’être bientôt aussi heureuse qu’elle, quoiqu’on vît bien, à son air triomphant, qu’elle ne pensoit pas qu’il y eût une grande probabilité.
En vain Elisabeth s’efforçoit-elle de réprimer la volubilité de sa mère, et de lui persuader de parler de sa félicité à voix basse. Elle s’aperçut avec une douleur inexprimable que la plus grande partie de cette conversation avoit été entendue de Mr. Darcy qui étoit assis vis-à-vis d’elle. Sa mère la trouvoit fort ridicule, et la grondoit : car enfin, je vous prie, qu’est donc ce Mr. Darcy pour que j’en aie peur ? Certainement nous ne lui devons pas des égards si particuliers, que nous ne puissions rien dire devant lui qui lui déplaise.
— Pour l’amour du ciel, Madame, parlez plus bas ! Quel avantage pouvez-vous trouver à offenser Mr. Darcy ? Ce n’est pas une manière de vous recommander à son ami.
Mais c’étoit en vain, sa mère continuoit à parler de ses projets sur le même ton ; Elisabeth rougissoit toujours plus de honte et d’inquiétude ; elle ne pouvoit s’empêcher de jeter souvent les yeux sur Mr. Darcy, et chaque fois elle étoit plus convaincue de ce qu’elle craignoit ; car malgré qu’il n’eût pas constamment les yeux tournés de leur côté, elle étoit persuadée que son attention étoit toujours fixée sur cette conversation ; elle vit sa physionomie passer de l’expression d’une colère dédaigneuse à une gravité composée et assurée, Enfin Mistriss Bennet, ayant tout dit, se tut, et Lady Lucas qui avoit beaucoup bâillé pendant la description de délices qu’elle ne devoit probablement jamais goûter, s’abandonna aux consolations que pouvoient lui offrir une quantité de jambons et de poulets froids. Elisabeth commençoit à respirer, mais ce moment de tranquillité ne fut pas long. Après le souper on parla de musique, on demanda à quelques jeunes personnes de chanter ; elle eut le chagrin de voir Mary se disposer à obliger la société, sans se faire beaucoup presser ; elle s’efforça de prévenir cette preuve de complaisance par les regards supplians qu’elle lui jeta, mais Mary ne vouloit point les comprendre ; une pareille occasion de faire briller ses talens, lui étoit trop agréable, et elle commença à chanter. Les yeux d’Elisabeth étoient fixés sur elle avec une anxiété inexprimable ; elle attendoit la fin des couplets avec une impatience qui fut bien mal récompensée. Lorsqu’ils furent finis, Mary recevant avec les complimens d’usage, l’expression très-légère, du désir qu’on avoit de l’entendre encore, en recommença d’autres, après une pause de quelques secondes seulement. Les moyens de Mary ne pouvoient pas suffire à un exercice aussi long. Sa voix étoit foible et son chant maniéré. Elisabeth étoit à l’agonie, et regardoit Jane pour voir comment elle supportoit un pareil supplice ; mais Jane étoit toute occupée de sa conversation avec Bingley. Les deux sœurs se faisoient des signes de dérision l’une à l’autre, et Darcy étoit toujours extrêmement sérieux. Elle regarda son père pour l’engager à interposer son autorité et empêcher Mary de chanter toute la nuit ; il la comprit, et lorsqu’elle eut fini son second couplet, il lui dit tout haut :
— C’est fort bien, mon enfant, vous nous avez charmé assez long-temps ; maintenant c’est au tour des autres jeunes dames, à nous montrer leurs talens.
Mary fut un peu déconcertée, Elisabeth, fâchée du discours de son père, craignit que sa sollicitude n’eût produit aucun bien, et l’on pressa plusieurs personnes de chanter.
— Si j’étois assez heureux, dit Mr. Collins, pour savoir chanter, j’aurois certainement le plus grand plaisir à obliger la société, car je considère la musique comme un amusement fort innocent et nullement incompatible avec l’état ecclésiastique. Cependant, je ne prétends pas dire par-là que nous fussions excusables, si nous donnions trop de temps à la musique, car nous avons beaucoup d’autres choses à faire. Le Recteur d’une paroisse est fort occupé ; d’abord, il a tels arrangemens à prendre pour les dîmes qui, sans diminuer les droits de son patron, doivent lui produire quelques bénéfices. Il doit ensuite composer ses sermons, et le temps qui lui restera, ne sera point de trop, pour remplir ses devoirs de Pasteur, et pour les soins qu’il doit à sa demeure et aux améliorations qu’il doit y faire ; car il seroit inexcusable, s’il ne la rendoit pas la plus confortable que possible ; je pense aussi qu’il n’est point indifférent pour un pasteur d’avoir des attentions et des égards pour tout le monde, particulièrement pour ceux à qui il doit son avancement. Pour moi, j’avoue, que je ne puis me dispenser de ce devoir, et que je n’aurois jamais bonne opinion d’un homme qui négligeroit de témoigner son respect à quiconque seroit lié par le sang avec eux. Il finit, par un salut à Mr. Darcy, cette harangue qui avoit été prononcée assez haut pour être entendue de la moitié de la Société. Les uns le regardoient avec étonnement, les autres sourioient, mais personne n’avoit l’air de se divertir plus que Mr. Bennet, tandis que sa femme louoit sérieusement Mr. Collins, et disoit à demi-voix à Lady Lucas, que c’étoit un jeune homme d’un jugement parfait.
Pour Elisabeth, il lui sembloit que, lorsque sa famille auroit pris plaisir à s’exposer à la risée générale, pendant toute la soirée, elle n’auroit pu jouer son rôle avec plus de succès ; elle pensa qu’il étoit fort heureux pour sa sœur que Mr. Bingley eût été trop occupé pour faire attention à plusieurs de ces scènes ridicules, et elle espéra que ses sentimens n’étoient pas de nature à être affoiblis par les sottises dont il auroit pu être témoin.
Il étoit très-pénible pour elle que les deux dames de Netherfield et Mr. Darcy eussent l’occasion de jeter du ridicule sur ses parens, et elle n’auroit pas su dire, lequel lui paroissoit le plus insupportable, du sourire moqueur de ces dames, ou du dédaigneux silence du dernier.
Le reste de la soirée lui procura peu de plaisir. Elle étoit importunée par Mr. Collins, qui ne cessa d’être à ses côtés, et quoiqu’il ne pût obtenir de danser encore avec elle, il l’empêcha de danser avec d’autres. En vain elle lui offroit de le présenter à d’autres jeunes personnes qui étoient là ; il lui protesta qu’il lui étoit parfaitement indifférent de danser ; que son but principal étoit de se rendre agréable à ses yeux par les attentions les plus délicates, et que par conséquent il s’étoit fait un devoir de rester auprès d’elle toute la soirée. Il n’y avoit rien à répondre à cela. Elle dut toute sa consolation à son amie Miss Lucas qui se joignit souvent à elle, et qui soutint elle-même avec bonté la conversation avec Mr. Collins.
Elle fut aussi délivrée de l’embarras que lui causoit l’air observateur de Mr. Darcy ; il ne lui adressa point la parole. Elisabeth en étoit enchantée, pensant que c’étoit le résultat de ce qu’elle lui avoit dit sur Mr. Wikam.
La famille de Longbourn fut la dernière à se retirer, une adroite manœuvre de Mistriss Bennet pour faire arriver son carrosse un quart d’heure après tous les autres, leur donna le temps de s’apercevoir combien quelques personnes de la maison désiroient de les voir partir.
Mistriss Hurst et Miss Bingley n’ouvroient plus la bouche que pour se plaindre de la fatigue, et paroissoient très-impatientes d’être seules ; elles repoussoient tous les efforts que faisoit Mistriss Bennet pour entretenir la conversation, et jetèrent ainsi sur tous ceux qui restoient, une langueur qu’animoient peu les longs discours que leur faisoit Mr. Collins sur la beauté du bal et l’extrême politesse avec laquelle ils avoient reçu tout leur monde. Darcy ne disoit rien, et Mr. Bennet jouissoit en silence de cette scène. Mr. Bingley et Jane étoient un peu éloignés et s’entretenoient ensemble. Elisabeth gardoit le silence comme Mistriss Hurst et Miss Bingley. Lydie même étoit trop fatiguée pour pouvoir proférer autre chose que : Ah mon Dieu ! que je suis fatiguée ! exclamation qu’elle accompagnoit d’un long bâillement.
Enfin lorsqu’ils se levèrent tous pour partir, Mistriss Bennet exprima vivement son désir, de voir bientôt toute la famille à Longbourn, et s’adressant à Mr. Bingley, elle l’assura qu’il les rendroit fort heureux s’il vouloit bien venir quelquefois manger leur dîner en famille, sans attendre une invitation dans les règles. Bingley étoit très-enchanté et s’engagea volontiers à saisir la première occasion de leur rendre visite après son retour de Londres, où il étoit obligé d’aller le lendemain, mais pour fort peu de tems.
Mistriss Benett étoit parfaitement contente, et quitta la maison, dans la délicieuse conviction, qu’il y auroit tout au plus le temps nécessaire pour faire le trousseau de sa fille, et les changemens nécessaires dans les équipages de Mr. Bingley, et qu’elle verroit sa fille établie à Netherfield dans trois ou quatre mois ; elle pensoit avec tout autant d’espérance, et avec un plaisir très-grand quoique moins vif, qu’elle auroit une autre de ses filles mariée à Mr. Collins. - Fin du premier volume.
2° VOLUME
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