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BIBLIOBUS Littérature

Les salons de Paris - Mme Ancelot(1792 – 1875)

 

LES SALONS

 DE

PARIS

FOYERS ÉTEINTS

PAR

Mme ANCELOT

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DEUXIÈME ÉDITION

PARIS

JULES TARDIEU, ÉDITEUR

13, RUE DE TOURNON, 13

1858

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Droits de traduction et de reproduction réservés.

TABLE

  • Introduction 
  • Le salon de madame Lebrun 
  • Le salon du baron Gérard 
  • Le salon de la duchesse d'Abrantès 
  • Le salon de Charles Nodier à l'Arsenal 
  • Le salon de M. de Lancy à la Bibliothèque Sainte-Geneviève 
  • Le salon de madame Récamier 
  • Le salon du vicomte d'Arlincourt 
  • Le salon du marquis de Custine 

  

INTRODUCTION

Avant que ce qui reste encore de lumière et de chaleur dans notre foyer domestique à moitié éteint achève de se consumer, je veux reproduire ce que ma pensée a retenu de plus intéressant sur les foyers amis où je m’assis joyeuse aux jours de la jeunesse !

Parfois il arrive qu’au détour d’une rue mes pas s’arrêtent involontairement. Je reste immobile pendant que mon esprit retourne en arrière et se reporte au milieu de personnes qui ne sont plus. C’est qu’une maison bien connue a frappé mes yeux, et que mes regards s’attachent malgré moi aux fenêtres d’un salon fermé qui réveille une foule de souvenirs.

Ainsi, près de la vieille et mystérieuse église de Saint-Germain-des-Prés, une maison qui me semble à présent triste et sombre me retient malgré moi en me retraçant des joies disparues ; là ont vécu longtemps, là se sont réunis pendant des années, des amis pour mon cœur, qui étaient aussi des étoiles pour la foule.

Là, je vins souvent, toute parée de corps et d’âme, car les fraîches et vives couleurs des plus jolies toilettes avaient moins de fraîcheur et de vivacité que les enchantements infinis qui remplissaient alors mon âme ! J’arrivais donc l’esprit animé de mille idées, le cœur plein de mille émotions, et j’apportais tout cela dans une heureuse famille, où je trouvais les mêmes dispositions ; c’étaient, à l’arrivée, des exclamations amicales, des expressions affectueuses ; puis les paroles multipliées ne venaient pas encore assez vite, tant les idées étaient promptes et pressées de s’échanger, c’étaient des confidences sur les occupations qui avaient rempli les jours précédents ; on se parlait d’un travail littéraire, d’un tableau commencé, d’une comédie en répétition, d’une grande toile portée au Louvre, ou visible à l’atelier pour quelques amis ; puis c’était un livre dont le plan était conçu, mais qui réclamait un avis éclairé, ou bien une esquisse pour laquelle on voulait un conseil judicieux ; et, au milieu de ces graves travaux, c’étaient aussi des parties de plaisir projetées, des plaisanteries, des rires insouciants, des anecdotes racontées où les bons mots de la veille stimulaient ceux du jour ; c’étaient encore des vers récités, de la musique improvisée : madame Grassini ou madame Pasta chantait ! Tout cela était plein de vie !… Hélas ! du grand esprit de Gérard qui rayonnait sur cette société intelligente, de la bonté qui y veillait dans la personne de sa compagne, de l’amie fidèle dont l’affection et le zèle n’eurent pas un jour d’oubli ou de négligence, rien ne reste en ce monde, rien, qu’un peu de gloire injustement disputée, malgré les œuvres et quelques souvenirs à demi effacés dans des cœurs qui bientôt cesseront aussi de battre !

Ah ! marchons, ne nous arrêtons pas plus longtemps… Mais il ne faut pas aller bien loin pour trouver encore un endroit où les souvenirs arrêtent de nouveau mes pas… Car voici l’Abbaye-aux-Bois.

Passons vite sans regarder cette terrasse où quelques arbustes survivent encore à la douce main qui les soigna. 

Évitons aussi la rue Saint-Dominique ; nous y verrions encore la porte toujours somptueuse d’un hôtel où les arts, les lettres, la grandeur et la puissance furent souvent réunis autour d’un foyer maintenant éteint.

Rentrons dans ma poétique retraite, là, le ciel et les arbres s’offrent seuls à mes regards. Rien n’y rappelle des souvenirs douloureux. Les arbres, c’est la nature sans cesse renouvelée qui ne présente aucune image pénible de destruction. Le ciel ! c’est l’espoir d’une vie qui n’aura point de larmes et où l’on ne se séparera plus !

Là, mon cœur s’épanouit, il évoque ses amis perdus, rallume les foyers éteints, s’y repose de nouveau au milieu de ceux qu’il aima, et c’est ce passé reconstruit par ma mémoire dont je veux retracer quelques scènes qui ne seront pas sans intérêt pour le public, car il y retrouvera des noms connus et dignes de l’être.

Ce petit volume n’est que le commencement d’une publication qui doit être une revue de salons nombreux.

Mais, avant de parler de ces demeures brillantes où mon intelligence, avide de connaître, cherchait avec tant d’empressement les esprits d’élite et les talents supérieurs, ma pensée remonte malgré moi au foyer paisible où elle s’éveilla au milieu de parents attentifs à développer dans le bien l’âme nouvelle qui venait d’éclore !

Pieux et simples foyers de famille où mon enfance s’écoula, trop de respectueux regrets s’éveillent à votre souvenir pour que je soulève devant le public le voile qui recouvre vos vertus ignorées ; je ne ferai donc que m’agenouiller devant vos cendres dès longtemps refroidies ; les tombes de familles sont des autels où l’on ne doit que bénir et prier.

Bien jeune encore, les toits amis de ma paisible ville natale, de ma chère et jolie ville de Dijon, disparurent à mes yeux, mais pour rester présents à ma mémoire et s’y graver de façon à ne jamais s’en effacer.

Quelles que soient par la suite les vives émotions de l’ardente jeunesse, les déceptions cruelles qui les suivent, les amertumes qui accompagnent la vie et les rudes épreuves auxquelles on y est exposé, il est bon d’avoir vécu ses premiers jours comme je les ai passés dans ces foyers tranquilles où tout ce que j’ai vu et entendu m’avait fait croire que la vie se composait de vertus et de bonheur !

Je vins à Paris presque enfant et pour y achever mon éducation aux Ursulines de la rue Notre-Dame-des-Champs ; l’on n’avait pas encore, à cette époque, rétabli les couvents, mais quelques vieilles religieuses s’étaient réunies là sous la protection de la mère de l’empereur Napoléon Ier.

L’ordre des Ursulines était destiné à élever les jeunes filles, et cette maison d’éducation devint fort à la mode à cette époque.

Elle occupait un ancien hôtel bâti par l’abbé Terray, et, malgré les soins des vigilantes religieuses, on apercevait encore dans les frises, les plafonds et les bas-reliefs, quelques indices des mœurs trop frivoles et trop faciles de l’époque où ce prélat avait été ministre ; il est vrai que les outrages et les dévastations visibles que les mains révolutionnaires leur avaient fait subir y apposaient comme un correctif et pouvaient donner lieu à des enseignements que les saintes filles ne laissaient pas perdre pour leurs élèves : la persécution leur avait servi d’expérience !

Pauvres chères recluses, qui aviez protesté contre la loi qui vous forçait à être libres, et qui, dès que vous le fûtes en effet, ne profitâtes de la liberté que pour reprendre de nouveau votre esclavage ! Vous vous étiez réunies volontairement pour consacrer ce qui vous restait de force à prier Dieu pour les enfants à qui vous appreniez à l’aimer ; depuis longtemps la dernière étincelle de votre saint foyer s’est éteinte sans bruit, mais les bénédictions vous ont suivies, car les jeunes cœurs que vous formiez pour la vie avaient reçu de vous cette espérance dans une vie meilleure, seule ancre de salut au milieu des orages et des tourmentes qui viennent assaillir de tous côtés notre court et dangereux voyage sur la terre.

C’est autant à cette éducation saine et forte qu’à mon caractère naturellement heureux que j’ai dû d’être à l’abri de ces aspirations sans but, de ces défaillances sans cause, de ces orgueils inassouvis qui ont tourmenté tant d’esprits dans notre siècle et y ont jeté tant d’agitation. Aussi, malgré les longues années écoulées, pendant lesquelles il a fallu sans cesse défendre son âme contre les impressions douloureuses, ses actions contre les calomnies et ses intérêts contre les injustices, car la vie est un combat, et, de notre temps, un combat acharné ; eh bien ! malgré tout, mon cœur garde encore ses jeunes impressions de gaieté, et s’ouvre encore aux mêmes joies qu’autrefois ! Comme dans ma première jeunesse, une amitié qui s’offre à moi excite mes joyeuses sympathies. Une idée de travail, un projet de livre, et je suis heureuse sans que les avantages du succès y soient pour rien, sans que le suffrage des autres soit nécessaire à mon plaisir ; une fleur me charme encore, un oiseau me ravit tout un jour, une conversation spirituelle m’enchante, et, quoique les rudes épreuves de la vie ne m’aient pas manqué, à vrai dire, elles ne m’ont pas assez vivement émue pour m’enlever la gaieté. Le seul malheur qui ait atteint profondément mon âme est la perte de ceux que j’aimais, que la mort a enlevés. Tout le reste a passé sans laisser d’amertume, et pourtant j’ai souffert avec tout ce qui pense, en voyant les hommes ajouter par leurs divisions aux malheurs inévitables de l’espèce humaine ; leurs efforts pour y remédier, et la transformation de la société à laquelle nous assistons, ont amené trop de troubles à notre époque pour ne pas jeter de cruelles impressions dans toutes les âmes, et j’avoue que j’ai ressenti parfois en moi-même une souffrance infinie pour des maux qui ne pouvaient jamais m’atteindre ; ma sympathie générale est vive et profonde, souvent c’est elle qui m’a portée à écrire ; il me semblait que je devais essayer de communiquer aux autres cette espèce de bien-être d’esprit qui m’était naturel, et dont je voyais tant de personnes manquer, même parmi celles qui réunissaient le plus de moyens de bonheur : j’en ai cherché la cause et le remède ; mes ouvrages sont écrits sous l’influence de cette idée ; parfois même, à mon insu, j’écrivais d’après les instincts de mon cœur, pour porter le cœur des autres à la résignation dans une société en révolte, et au dévouement dans un siècle d’impudent égoïsme, parce que j’étais convaincue que le bonheur est là, en nous-même, dans la satisfaction que nous donnent nos qualités, nos bonnes actions, nos sacrifices. D’ailleurs, si chacun se réformait, la société, par ce fait, serait réformée et heureuse ! On cherche toujours le ciel sur la terre, mais c’est seulement dans son propre cœur qu’on peut le trouver !

Ce fut à Paris et chez les personnes les plus distinguées et les plus intéressantes que je connus la société de notre pays. L’attrait qui m’entraînait vers les choses venant d’une intelligence éclairée me porta naturellement près de toutes les personnes remarquables de notre époque, et c’est ainsi que dans ce livre le mérite de ceux dont je parlerai donnera du prix à mes paroles. Chaque existence en ce monde est un petit poëme plein de péripéties. Parfois les plus pauvres destinées ont des grandeurs d’âme que l’on ignore, et parfois les plus magnifiques splendeurs ont des misères qui restent inconnues. Si les romans empruntent un intérêt puissant à ces détails intimes de la vie d’êtres imaginaires, il doit s’en attacher encore davantage à ce qui retrace le caractère, les paroles et les actions des personnes que leurs talents, leurs ouvrages, ou un mérite particulier, recommandent à notre attention ; il doit même s’accroître alors en proportion de la valeur de ceux dont on parle, et c’est ce qui me fait espérer qu’il y aura quelque enseignement et quelque plaisir pour le lecteur qui viendra s’asseoir avec moi auprès de ces foyers éteints.

Vie Ancelot.

Le salon de madame Lebrun

LE SALON DE MADAME LEBRUN

 

Trois siècles dans la moitié d’un. — Madame Lebrun, sa beauté, son talent, son esprit, son salon. — Portraits faits avant la Révolution. — Marie-Antoinette. — M. de Calonne. — Madame Lebrun est à la mode. — Réunions brillantes et joyeuses chez elle. — De grandes dames. — De très-grands seigneurs. — Le maréchal de Noailles. — M. de la Reynière et son toupet. — Le comte d’Espinchal et le mari qui a perdu sa femme. — Mot de David. — Mot de Champcenetz. — Le souper grec. — Madame Lebrun en Russie. — Société russe. — Retour en France. — Essais de réunion. — Éléments nouveaux, vieux débris. — Cela ne peut reformer un tout, et s’éparpille en 1830. — Madame Lebrun survit aux amis de sa jeunesse ; un seul lui reste, l’art. — La vieillesse de madame Lebrun, appuyée sur lui, est vaillante jusqu’au dernier jour.

Les personnes qui, sous la Restauration, ont pu voir et comprendre ce qui se passait et qui voient ce qui se passe à présent, en 1857, ont, pour ainsi dire, vécu trois fois dans trois siècles différents.

À chaque révolution, il se fait en quelques jours des changements tels, qu’un siècle paisible eût à peine suffi pour les accomplir.

Ce ne sont pas seulement les hommes au pouvoir qui changent ; ceux qui arrivent n’ont renversé les autres qu’au nom d’idées nouvelles ou du moins différentes, et, comme tout se tient dans les sociétés, œuvres des hommes, de même que dans la nature, œuvre de Dieu, la loi politique exerce son influence sur les mœurs, sur les usages et même sur les modes, à plus forte raison sur les salons, réunions de plaisir, où chacun se produit et s’exprime avec ses passions, ses principes, ses idées et ses intérêts.

Quand nous parlons de salons, il est bien entendu que ce que nous appelons un salon n’a rien de commun avec ces fêtes nombreuses où l’on entasse des gens inconnus les uns aux autres, qui ne se parlent pas, et qui sont là momentanément pour danser, pour entendre de la musique et pour montrer des toilettes plus ou moins somptueuses.

Non, ce n’est pas là ce qu’on appelle un salon.

Un salon est une réunion intime, qui dure depuis plusieurs années, où l’on se connaît et se cherche, où l’on a quelque raison d’être heureux de se rencontrer. Les personnes qui reçoivent servent de lien entre celles qui sont invitées, et ce lien est plus intime quand le mérite reconnu d’une femme d’esprit l’a formé ; mais il en faut encore d’autres pour former un salon ; il faut des habitudes, des idées et des goûts semblables ; il faut cette urbanité qui établit vite des rapports, permet de causer avec tous sans être connu, ce qui était jadis une preuve de bonne éducation et d’usage d’un monde où nul n’était admis qu’à la condition d’être digne de se lier avec les plus grands et avec les meilleurs. Cet échange continuel d’idées fait connaître la valeur de chacun ; celui qui apporte plus d’agrément est le plus fêté, sans considération de rang ou de fortune, et l’on est apprécié, je dirais presque aimé, pour ce qu’on a de mérite réel ; le véritable roi de ces espèces de républiques, — c’est l’esprit !

Il y a eu autrefois en France plusieurs salons de ce genre, qui ont donné le ton à tous les salons de l’Europe.

Les salons qui ont été le plus cités ont été ceux où l’on a porté le plus loin l’art de bien dire de bonnes choses, de prodiguer l’esprit, de le répandre pour le faire renaître et de le multiplier par le contact. Plusieurs de ces salons ont été célèbres, et, si de notre temps ils ont été moins nombreux et moins en évidence, c’est que l’on a donné, en général, un emploi plus actif à l’intelligence, et que d’ailleurs la politique a fait tant de bruit, qu’elle empêchait de rien entendre.

Enfin il reste toujours quelque chose des bonnes habitudes, et nous avons encore vu plusieurs réunions aimables qui présentaient l’agrément de ce que nous appelons un salon.

Mais, ces réunions nous ayant paru prendre, comme nous l’avons dit, un caractère différent chaque fois que le gouvernement a changé, nous diviserons nos observations en trois, d’après la diversité des époques :

Les salons sous la Restauration ;

Les salons sous le règne de Louis-Philippe ;

Les salons de nos jours.

Nous dirons ce qu’il y a eu de différence entre eux et ce qui leur fut commun.

Au milieu de ces trois époques distinctes, il y a bien eu un intermède de république, où quelques maisons ont été ouvertes et ont présenté de curieux sujets d’observation ; mais ce court espace de temps produit un peu l’effet de l’entr’acte dans une pièce de théâtre ; ce n’est ni sans intérêt ni sans importance. Cependant le spectateur paisible n’est pas appelé à en juger ; ce serait trop vif pour quelqu’un qui n’est venu chercher qu’un innocent et doux passe-temps.

Nous n’en parlerons donc guère, si nous en parlons.

Mais ce dont nous parlerons avec plaisir, parce que nous nous en souvenons avec bonheur et avec sympathie, c’est des salons ouverts sous la Restauration. Nous étions jeune, et notre esprit était ardent à toutes les choses de l’intelligence ; un nom célèbre nous faisait battre le cœur ; la vue d’une personne supérieure nous faisait trembler d’émotion, nous nous trouvions incapable de dire un mot, tant le respect et l’admiration nous troublaient.

Alors la jeunesse était ainsi ! Lorsqu’elle arrivait dans les salons, elle y portait un intérêt puissant, l’attrait du bien, le culte du beau. On sortait de l’Empire, qui avait exalté le sentiment de la gloire ; on rentrait sous la puissance des descendants de Louis XIV qui l’avait tant aimée, et tous les esprits, éblouis et charmés par cette vive lumière, ne pensaient encore nullement à cet or qui devait plus tard tout éclipser.

C’était le temps où Chateaubriand, Lamennais, de Bonald, de Maistre, étaient dans toute la grandeur morale de leur génie et de leur renommée.

C’était le temps aussi où Lamartine, Soumet, de Vigny, Ancelot, Casimir Delavigne, Hugo et plusieurs autres commençaient leur brillante carrière, et rien n’avait terni le pur éclat de ce lever de soleil.

Tous ces hommes supérieurs se retrouvaient dans les salons !

Et ce que ces salons si riches en grandes renommées de tout genre avaient encore de particulier, c’est que la haine et l’envie ne s’y montraient pas.

Nous ne parlons ici que des écrivains, et pourtant il ne faut pas oublier que la peinture possédait alors, pour ne citer que les plus illustres, Gérard, Guérin, Gros, Girodet ; les sciences avaient un Laplace, un Cuvier, et plusieurs autres !…

Que de richesses intellectuelles pour la vie de salon ! que de trésors pour la science ! Alors les plus célèbres vivaient dans la société et y trouvaient un délassement à leurs travaux. Ce fut encore une chose remarquable de la Restauration que cette urbanité des gens distingués. Ils se cherchaient pour échanger de bonnes idées, de bons sentiments et de bons procédés. L’amour commun du beau et du bien est le meilleur lien des esprits, et, grâce à lui, la société était une, malgré les nombreux salons où elle pouvait se réunir.

Ainsi l’on recevait chez M. le comte de Chabrol, alors préfet de Paris, tout ce qu’il y avait d’écrivains en renom, d’hommes éminents dans les arts, dans les sciences, et aussi les gens de la cour et de la ville, qui se plaisaient avec eux.

Chez madame la duchesse de Duras, auteur de quelques romans pleins de grâce et d’esprit, il y avait plus d’éléments aristocratiques qu’ailleurs ; mais toutes les supériorités y étaient reçues comme des naturels du pays.

Chez madame la comtesse Baraguay-d’Hilliers, la gloire militaire dominait par ses souvenirs de famille et par la présence d’un assez grand nombre de maréchaux et de généraux de l’Empire. Parmi ces grands hommes de guerre, plusieurs ont écrit depuis ; ils se plaisaient déjà aux travaux de l’esprit et accueillaient les jeunes écrivains avec un intérêt qui empruntait quelque chose à la curiosité.

Le salon du grand peintre Gérard réunissait un plus grand nombre d’artistes, comme celui de M. de Lacretelle et notre petite retraite voyaient arriver plus d’écrivains. Puis, chez madame Gay, se trouvaient des débris du Directoire, qui avaient bien aussi un véritable intérêt pour l’observateur. Dans chacun de ces salons il y avait un peu de tous ces éléments divers, et cela cependant formait un tout, un esprit général, dont les idées étaient sans cesse en communication. C’étaient comme les rayons dispersés d’un foyer plein de lumière et de chaleur.

Si nous n’avons pas nommé encore madame Lebrun, dont le salon réunissait les conditions nécessaires pour être remarquable, c’est que nous allons d’abord vous en parler.

Mais on a peut-être oublié déjà ce que c’était que madame Lebrun ; nous allons le dire en quelques mots.

Elle fut célèbre par son talent, par sa beauté et par l’agrément de son esprit.

Son talent lui valut d’être admise aux académies de peinture de France, de Rome, de Parme, de Bologne, etc. ; il fut même question de lui donner le cordon de Saint-Michel ; la Révolution empêcha seule cette honorable distinction d’être accordée. On a bien écrit, bien parlé depuis en faveur des femmes et pour une prétendue émancipation qu’elles ne demandent pas ; mais elles n’ont plus part à rien, et le temps ancien, bien calomnié de nos jours, faisait plus pour les femmes que celui d’aujourd’hui.

La beauté de madame Lebrun lui valut d’être une femme à la mode, et l’agrément de son esprit de garder longtemps cette faveur, qui l’entourait des gens les plus distingués de son siècle.

Tout ceci se passait avant la première Révolution.

Cette beauté, ce talent, cet esprit, furent dans tout l’éclat de leur brillante jeunesse sous le règne de Louis XVI, et la manière dont on accueillit et fêta ses avantages chez les princes et chez le roi prouve une fois de plus que l’on rendait alors justice à tous les genres de mérites, et que les faveurs de la cour venaient avec empressement en reconnaître et en rehausser l’éclat.

Madame Lebrun était fille de Vigée, peintre médiocre, et sœur du poëte Vigée, qui a laissé des vers charmants. Elle épousa M. Lebrun ; c’était un homme qui faisait le commerce des tableaux : malheureusement il était prodigue, désordonné dans sa vie, ami des grossiers plaisirs, et dépensait pour lui seul ce qu’elle gagnait par ses portraits, qui furent innombrables et presque toujours magnifiquement payés.

De beaux portraits de madame Lebrun se voient dans les musées, dans les galeries particulières, et se conservent dans les familles : ils ont tous un charme particulier, sont composés avec un goût parfait, malgré la bizarrerie des toilettes de cette époque, où le rouge, la poudre, les mouches et les paniers, si contraires aux arts, défiguraient la beauté ; car toutes les fois que la parure altère les formes et les couleurs naturelles, elle est de mauvais goût.

Il y a bien au Musée des portraits de la reine Marie-Antoinette en costume de cour ; mais ce sont des portraits officiels, comme on dit, et la toilette est ajustée avec tant de goût, qu’elle n’a rien de choquant et s’accorde bien avec la majesté royale. Dans tous les tableaux de madame Lebrun où l’ajustement put être arrangé au gré du peintre, les cheveux sans poudre, les draperies élégamment jetées, laissent à la nature toute sa beauté.

Le succès immense qu’eurent les portraits de la reine et de toute la famille royale mirent bien vite en vogue le talent de la jolie femme ; elle eut aussitôt des amis, des admirateurs, des adorateurs, des envieux et des ennemis, ce cortége obligé de la gloire.

Mais elle était d’humeur douce et aimable ; elle avait du naturel, de la simplicité, de l’esprit, de la bonté ; elle fut très-entourée ; elle reçut et la cour et la ville. Grandes dames, grands seigneurs, hommes marquants dans les lettres, les arts et les sciences, tout affluait dans un petit logement qu’elle occupait rue de Cléry. C’était à qui serait de ses soirées, où souvent la foule était telle, que, faute de siéges, des maréchaux de France s’asseyaient par terre, et le maréchal de Noailles, très-gros, avait la plus grande peine à se relever. On causait et on faisait de la musique ; la marquise de Groslier, la marquise de Sabran, la marquise de Rougé, la comtesse de Ségur et une foule d’autres parmi les grandes dames et les plus grands seigneurs se retrouvaient chez la jeune artiste ; les hommes les plus aimables, tels que le comte de Vaudreuil et ce charmant prince de Ligne, ce Belge qui eut plus qu’aucun autre homme l’esprit français, dont les bons mots sont célèbres, et qui a laissé quelques volumes fort goûtés des esprits délicats. Diderot, d’Alembert, Marmontel et la Harpe partageaient aussi tous les plaisirs des grands seigneurs qui se réunissaient chez madame Lebrun. L’égalité n’était pas encore dans la loi, mais elle était dans les mœurs beaucoup plus qu’elle n’y est maintenant que la loi l’a tant de fois proclamée.

Parmi les personnes qui fréquentaient alors le salon de madame Lebrun, était un fermier général fort riche, appelé Grimod de la Reynière, dont la femme se donnait de grands airs qui faisaient dire : Elle est attaquée de noblesse. Quant à lui, c’était un homme d’esprit, quoiqu’il se plût à se montrer original en toute espèce de choses. Jamais, par exemple, il ne posait son chapeau sur sa tête ; mais, comme il avait prodigieusement de cheveux, son valet de chambre en construisait un toupet d’une hauteur démesurée. Un jour qu’il se trouvait à l’amphithéâtre de l’Opéra, où l’on représentait un nouveau ballet, un homme de petite taille, placé derrière lui, maudissait tout haut ce mur de nouvelle espèce qui lui cachait entièrement le théâtre. Las de ne rien voir, le petit homme commença par introduire un de ses doigts dans le toupet, puis deux, et finit par former ainsi une espèce de lorgnette, à laquelle il appliqua son œil… Sans doute il fut fort étonné que le possesseur du toupet n’eût pas bougé et l’eût laissé faire sans dire mot.

Mais, le spectacle fini, M. de la Reynière se lève, arrête d’une main le monsieur qui s’apprêtait à sortir, et, de l’autre, tirant un petit peigne de sa poche :

— Monsieur, lui dit-il avec un grand sang-froid, je vous ai laissé voir le ballet à votre aise pour ne pas nuire à votre plaisir, maintenant c’est à vous à ne pas nuire au mien : je vais souper en ville ; vous sentez qu’il ne m’est pas possible de me présenter dans l’état où vous avez mis ma coiffure, et vous allez avoir la bonté de me la raccommoder, ou demain nous nous couperons la gorge.

— Monsieur, répondit l’inconnu en riant, à Dieu ne plaise que je me batte avec un homme aussi complaisant que vous l’avez été pour moi ; je vais faire de mon mieux.

Et, prenant le petit peigne, il rapprocha et arrangea les cheveux tant bien que mal. Après quoi ils se séparèrent très-bons amis.

Le comte d’Espinchal, qui fréquentait alors assidûment la maison de madame Lebrun, avait un autre genre d’originalité. Il ne vivait que pour courir tout le jour après les nouvelles de salons, de théâtre, d’amour, de scandale ou de politique, au point que, si l’on avait besoin d’un renseignement quelconque sur qui ou sur quoi que ce fût, on disait : « Il faut s’adresser à d’Espinchal. » Il était mieux au fait de tout que le lieutenant de police. Une nuit, au bal de l’Opéra, où il reconnaissait toutes les femmes de la société qu’il fréquentait alors, comme il se promenait dans la salle, à la grande frayeur des dominos qui le fuyaient, il rencontra un homme qui lui était inconnu et qui courait de côté et d’autre, pâle, effaré, s’approchant de toutes les femmes en domino bleu, puis s’éloignant aussitôt d’un air désespéré. Le comte n’hésite pas à l’aborder, et lui dit avec intérêt qu’il serait heureux de l’obliger. L’inconnu lui apprend alors qu’il est arrivé le matin même d’Orléans avec sa femme, qu’elle l’a supplié de venir au bal de l’Opéra ; qu’il l’a perdue dans la foule, et qu’elle ne sait ni le nom de l’hôtel ni celui de la rue où ils sont descendus.

— Calmez-vous, dit M. d’Espinchal, votre femme est assise dans le foyer, à la seconde fenêtre. Je vais vous conduire près d’elle.

C’était la dame, en effet. Le mari, transporté, se confond en remercîments.

— Mais comment se fait-il, monsieur, que vous ayez deviné ?

— Rien n’est plus simple, répond le comte d’Espinchal ; madame est la seule femme du bal que je ne connaisse pas ; j’ai dû penser qu’elle était arrivée de province tout nouvellement.

Au milieu de ces gens titrés, de ces grands seigneurs et de ces riches fermiers généraux, madame Lebrun aimait et attirait particulièrement chez elle les artistes, et, à ce titre, David, le grand peintre, y avait été reçu avec empressement ; mais il s’y déplaisait et reprochait à la femme à la mode de recevoir les grands qui venaient la chercher.

— Ah ! lui dit-elle un jour, vous souffrez de n’être pas duc ou marquis ; mais moi, à qui les titres sont indifférents, je reçois avec plaisir tous les gens aimables.

David ne revint point et fut peu bienveillant pour la jeune artiste ; mais il aimait tellement son art, qu’aucune haine ne pouvait l’empêcher de rendre justice au talent. Ayant vu au salon d’exposition le beau portrait de Paësiello, que madame Lebrun avait envoyé de Naples, où elle l’avait fait, et ce tableau étant près d’un portrait de lui dont il n’était pas content, il dit tout haut devant un grand nombre de personnes :

— On croirait mon ouvrage fait par une femme, et le portrait de Paësiello par un homme !

Le comte de Rivarol, que son esprit avait rendu célèbre avant qu’il eût rien écrit, fréquentait aussi la maison de madame Lebrun. Il y amena son ami Champcenetz, qu’il appelait l’épigramme de la langue française. Champcenetz, condamné plus tard à mort par le tribunal révolutionnaire, demanda gaiement à ses juges s’il lui était permis de chercher un remplaçant comme dans la garde nationale.

Une des fantaisies de la charmante artiste fut de donner un soir à ses amis un souper grec, où les costumes, les meubles, la vaisselle et jusqu’aux mets étaient imités des repas antiques ; et ce souper eut un immense succès. Fut-il un encouragement donné à notre pays pour imiter aussi les gouvernements de la Grèce ? Qui sait ? Ce qui est sûr, c’est qu’aux premiers symptômes d’une république madame Lebrun, qui les aimait mieux sans doute en fiction qu’en réalité, quitta Paris et s’éloigna de la France. Elle se réfugia en Italie, cette terre des chefs-d’œuvre, où elle trouva non-seulement un abri contre les dangers de la Révolution, mais les jouissances infinies qu’une imagination d’artiste devait éprouver dans cette patrie des arts.

Madame Lebrun peignit à Rome quelques beaux portraits ; mais il lui fallait refaire sa fortune, car elle n’avait rien apporté de France ; tout ce qu’elle avait eu de ses nombreux ouvrages avait été perdu pour elle, et alors elle se décida à quitter la ville et le peuple des souvenirs pour un grand pays qui, en fait d’art, en était encore à l’espérance, la Russie. Mais dans ce pays on accueillait tous les travaux de l’intelligence de manière à les faire germer vite sur le sol, et madame Lebrun fut reçue à Saint-Pétersbourg avec autant de grâce et d’empressement que de magnificence par l’impératrice Catherine II et par toute sa cour. Madame Lebrun habita successivement Saint-Pétersbourg et Moscou ; puis elle quitta la Russie, comblée d’honneurs et de richesses.

Lorsqu’elle arriva à Saint-Pétersbourg, on y parlait encore avec admiration de la grande munificence du prince Potemkin, dont on citait des traits dignes des Mille et une Nuits. Ayant le désir de plaire à la princesse Dolgorouki, elle se nommait Catherine comme l’impératrice, et, le jour de cette fête arrivé, le prince donna un grand dîner. Il avait placé la princesse à côté de lui. Au dessert, on apporta des coupes de cristal remplies de diamants, que l’on servit aux dames à pleines cuillerées. La princesse remarquant cette magnificence, il lui dit tout bas :

— Puisque c’est vous que je fête, comment vous étonnez-vous de quelque chose ?

Plus tard, ayant appris qu’elle manquait de souliers de bal, qu’habituellement elle faisait venir de Paris, Potemkin fit partir un exprès, qui courut jour et nuit et rapporta les souliers.

L’on disait aussi que, pour offrir à cette princesse Dolgorouki un spectacle qu’elle désirait, il avait fait donner l’assaut à la forteresse d’Otsrafoff plus tôt qu’il n’était convenu et peut-être qu’il n’était prudent de le faire.

Potemkin était alors le favori de l’impératrice.

Mais la princesse Dolgorouki avait aussi des magnificences du meilleur goût. Lorsque madame Lebrun eut fait d’elle un beau portrait, l’artiste reçut une belle voiture et un bracelet fait d’une tresse de ses cheveux, sur laquelle des diamants étaient disposés de manière qu’on y lisait :

ORNEZ CELLE QUI ORNE SON SIÈCLE.

Après avoir quitté la Russie, madame Lebrun parcourut encore le reste de l’Europe, s’arrêta à Vienne et à Berlin, et rentra en France sous le Consulat. Mais elle n’y resta pas longtemps : sollicitée de faire un voyage à Londres, elle quitta de nouveau la France, y revint ensuite et en repartit encore ; car madame Lebrun trouvait en tous lieux un accueil brillant qui la charmait et des débris de l’ancienne société française, dispersée dans toute l’Europe depuis la Révolution. Il lui fallait parcourir le monde pour retrouver une partie de ceux qui avaient été réunis chez elle jadis…, et ceux qui manquaient avaient payé de leur vie leur dévouement ou leur puissance ; enfin madame Lebrun, après de longues années de pérégrinations glorieuses et fructueuses, se fixa définitivement à Paris et à Louveciennes, où elle acheta une délicieuse maison.

C’était sous la Restauration, et c’est alors que nous eûmes le bonheur de faire sa connaissance. Un goût très-vif pour la peinture, à laquelle nous consacrions chaque jour de longues heures, nous attirait vers cette célébrité aussi aimable que brillante ; nous en fûmes reçue comme on recevrait quelqu’un de sa famille. Elle était par nature empressée et bienveillante pour tous, et elle fut particulièrement affectueuse pour nous.

En me reportant à cette époque et en me rendant compte de son âge, connu depuis, mais qu’elle pouvait parfaitement cacher, je vois qu’elle devait être alors dans sa soixante et dixième année, car elle est morte en 1842, à quatre-vingt-dix ans, vingt ans après.

Eh bien, elle me paraissait jeune, tant elle était vive, gaie, animée ; et, si parfois, au milieu de son salon qu’elle avait formé de nouveau, elle avait de douloureuses paroles sur ceux de ses amis qui avaient péri dans la tourmente révolutionnaire, c’était une interruption sans aigreur de sa bonne humeur naturelle, qui ne l’avait pas abandonnée.

Ah ! c’est qu’elle avait gardé ce goût des arts et des plaisirs de l’esprit, qui soutient et élève l’âme au-dessus des choses de la terre, et fait, pour ainsi dire, échapper à la vie matérielle, dont on ne sent pas l’atteinte. Madame Lebrun peignait encore, et cette chère passion de sa jeunesse, à qui elle devait sa fortune et sa gloire, charmait toujours sa vie. Elle aimait encore la musique ; aussi entendait-on souvent chez elle d’excellents artistes. De ce nombre était madame Grassini, belle encore, bonne toujours, ayant conservé cette admirable voix de contralto qui l’avait rendue célèbre. Madame Grassini mériterait bien à elle seule une petite notice ; reçue partout, aimée de tous, ayant un naturel bienveillant, spontané, vrai et original, parlant une espèce de jargon mêlé d’italien et de français, qui n’était qu’à elle, qui lui permettait de tout dire, et dont elle profitait pour faire les plus drôles de remarques et les plus drôles de confidences, rejetant la faute de ses paroles sur son ignorance de la langue, quand cela pouvait choquer ou blesser quelqu’un.

Les réunions de madame Lebrun avaient lieu le samedi soir, et l’on peut dire que ce salon présentait quelque chose de particulier qui ne se trouvait dans aucun autre. Là, les débris de l’ancienne cour étaient réunis après trente années, et Dieu sait ce qu’il peut rester d’une société après trente années pareilles de troubles, d’exil, de dangers et de malheurs ! Ces exilés se retrouvaient et pouvaient encore parler des jours heureux qui avaient précédé tant d’infortunes et les avaient vus réunis chez la même personne, dans l’éclat de la jeunesse et de la joie ! Jamais navigateurs n’avaient ramené au port leur navire, après plus d’orages, plus de dangers, plus d’avaries !… Mais on revoyait le sol français et les rois auxquels on était resté fidèle !

Parmi ceux qui rentrèrent en France avec les princes, étaient quelques membres de la noble famille de la Tour du Pin. Je n’oublierai jamais l’un d’eux, le comte de la Tour du Pin de la Charce, beau, aimable, de belles manières, pleines de grâce : il est resté dans mon esprit comme le type de l’élégance gracieuse et digne des grands seigneurs, chez qui tout respirait la grandeur et l’urbanité.

Je vis là aussi le marquis de Boufflers ; mais il était vieux, court, gros, mal habillé ; et j’ai regretté de l’avoir vu ainsi : cela me gâtait l’image que je m’étais faite de ce charmant cavalier d’autrefois, si élégant, si spirituel et si gracieux. Il en était de même pour son beau-fils, le marquis de Sabran : rien non plus en lui ne faisait valoir son esprit distingué. Cependant, dès que l’un et l’autre parlaient, on reconnaissait des natures supérieures ; c’était comme un parfum, s’échappant d’un vase grossier, qui révélerait à l’intérieur quelque chose de précieux.

On voyait aussi là le comte de Langeron et le comte de Saint-Priest, émigrés français, ayant pris du service en Russie.

Enfin, tout ce que madame Lebrun put retrouver de son ancienne société fut réuni avec quelques personnes nouvelles. De ce nombre était le marquis de Custine, jeune et spirituel ; il a depuis voyagé dans toutes les parties de l’Europe et publié d’intéressants ouvrages sur les pays qu’il a parcourus ; la vivacité de son esprit, la sagacité de ses observations, la justesse de ses aperçus et la manière piquante dont tout cela est exprimé ont fait un écrivain distingué d’un homme aimable.

Madame Lebrun, ayant ainsi réuni une société assez nombreuse, essaya de ramener les plaisirs qui jadis avaient amusé sa jeunesse : on voulut jouer des proverbes, des charades, on tenta même de petits jeux innocents. Tous les amusements de la brillante époque de sa vie furent tour à tour évoqués ; mais les efforts de ce monde écroulé pour se reconstruire restèrent infructueux : il y avait bien encore des grands seigneurs aimables, il y avait toujours des artistes et des écrivains distingués, il y avait comme jadis un roi, un Bourbon, un homme d’esprit sur le trône, Louis XVIII ; mais, de même qu’il se mêlait aux droits de la royauté des chartes et des constitutions inconnues de l’ancienne monarchie, il s’était introduit dans les salons une espèce d’esprit nouveau, apportant avec lui des idées, des souvenirs, des espérances qui dissolvaient l’unité ; puis il manquait à tout cela la jeunesse. Nous étions bien là quelques jeunes femmes et quelques jeunes gens, mais nous y étions en étrangers au monde antérieur, nous ne pouvions nous identifier à un passé qui nous était presque inconnu, car on l’avait caché à la plupart d’entre nous, et ce que nous en connaissions ne nous était appris que par les passions de l’époque, qui le défiguraient. Le soir d’un jour d’orage, ceux qui y assistèrent, après avoir vu la campagne dans sa tranquille prospérité, peuvent seuls connaître les ravages qu’il a produits ; mais au lendemain matin ceux qui n’ont vu ni la tempête ni le calme qui la précéda ne peuvent s’en faire une idée bien juste, et ne participent guère aux émotions de ceux qui en furent les témoins. Nos sympathies politiques, littéraires et artistiques nous faisaient aimer toutes ces personnes, mais sans les comprendre complétement ; elles avaient vécu dans d’autres idées, dans d’autres habitudes, et la société n’avait plus d’unité. Puis la joie s’éteignait au milieu de ces gens âgés, comme les rayons d’un soleil d’hiver se refroidissent en tombant sur la glace ; alors on parlait sérieusement du passé, de ceux qui n’étaient plus, et nous aimions mieux cela que les jeux enfantins essayés par des vieillards.

Mais un nouvel orage se formait, il éclata en 1830, et la plupart de ces vieillards suivirent une seconde fois la monarchie dans l’exil.

À partir de ce moment, la société de madame Lebrun ne fut plus qu’une petite intimité de quelques personnes restées fidèles, malgré la différence des âges. Les vieux amis, tels que le comte de Vaudreuil et le marquis de Rivière, n’existaient plus ; chaque jour il en disparaissait ; cependant on essayait encore de se retrouver quelquefois le soir dans l’appartement qu’occupait alors madame Lebrun, rue Saint-Lazare. C’était dans une grande maison avec jardin, où depuis on a bâti le manége qui est devenu une salle de concert : cette vieille maison avait été construite sur l’emplacement du château du Coq, hors Paris, toute la Chaussée-d’Antin étant de nouvelle construction, et c’est dans ce château du Coq que Henri IV coucha la veille de son entrée triomphale dans la ville de Paris.

Un très-grand salon réunit donc encore quelquefois, depuis 1830, un petit nombre d’amis de la célèbre artiste ; de ce nombre était M. Charles Brifaut, qui joignait à un talent plus sérieux l’art de faire des contes charmants et de les dire à merveille, portant, dans ce salon comme partout, avec l’agrément de son esprit, les manières aimables du plus grand monde.

Le salon où madame Lebrun recevait ses amis était orné de quelques-uns de ses plus beaux portraits ; ces tableaux joignaient souvent au mérite de la peinture l’intérêt qui s’attache aux personnages remarquables. Ainsi celui de la célèbre lady Hamilton (elle y était peinte en bacchante, les cheveux épars), se voyait à côté de celui de M. de Calonne, ce ministre qui ne trouvait rien d’impossible, si ce n’est pourtant d’empêcher la Révolution ; la belle tête de Paësiello était peinte dans une admirable expression d’artiste inspiré ; la figure fière et grave de l’impératrice Catherine II représentait en même temps l’esprit, la dignité et la grâce ; en pendant, était le beau visage du roi de Pologne Poniatowski ; plusieurs autres tableaux attestaient encore là le talent réel de l’illustre peintre.

À côté des peintres et des artistes illustres, la finance aussi comptait ses représentants ; de ce nombre était un M. Boutin. La Révolution l’avait trouvé gai, spirituel, aimable et aimant les gens de talent, et les réunissant tous les jeudis à un dîner qu’il donnait dans une charmante maison, située sur les hauteurs d’un magnifique jardin qu’il avait nommé Tivoli. À cette époque, la rue de Clichy n’était pas bâtie, ni aucune des rues environnantes, et ce Tivoli, dont il existe encore une partie rue Saint-Lazare, était au milieu des arbres et presque en pleine campagne. Le riche financier Boutin périt pendant la Révolution ; l’État s’empara de tout ce qu’il possédait ; l’on donna des fêtes à Tivoli, et, depuis, un établissement de bains, une maison où logent et vivent en commun des personnes qui aiment à se trouver habituellement en société et en bonne compagnie, s’y sont établis ; une portion du jardin fait l’agrément de cette maison, et le reste est un quartier tout entier. La foule s’amasse au lieu où d’autres ont vécu seuls et efface jusqu’au souvenir de leur nom. Un autre financier a mérité que le sien restât, c’est M. de Beaujon : il avait été le banquier de la cour sous Louis XV, avait amassé de telles richesses et déployait un tel luxe, qu’on allait voir par curiosité son hôtel, situé au faubourg Saint-Honoré, et connu maintenant sous le nom d’Élysée Bourbon. Un Anglais, jaloux de voir tout ce qu’on citait comme curieux à Paris, fit demander la permission de visiter ce bel hôtel. Arrivé dans la salle à manger, il y trouva une grande table dressée couverte de mets succulents, et, se retournant vers le domestique qui le conduisait :

— Votre maître, dit-il, fait terriblement bonne chère !

— Hélas ! monsieur, répond le serviteur, mon maître ne se met jamais à table, on lui sert seulement un plat de légumes.

— Voilà du moins de quoi réjouir ses yeux, reprit le visiteur en montrant les tableaux.

— Hélas ! monsieur, mon maître est presque aveugle.

— Ah ! dit l’Anglais en entrant dans le second salon, il s’en dédommage en écoutant de la bonne musique.

— Hélas ! monsieur, mon maître n’a jamais entendu celle qui se fait ici ; il se couche de bonne heure dans l’espoir de dormir quelques instants.

L’Anglais, regardant alors le magnifique jardin :

— Mais enfin votre maître jouit au moins du plaisir de la promenade.

— Hélas ! monsieur, il ne marche plus !

De questions en questions et d’hélas en hélas, l’Anglais apprit ainsi que le millionnaire Beaujon était le plus malheureux des hommes.

Mais le nom de Beaujon ne périra pas, et l’hôpital du faubourg du Roule qu’il fonda recommande ce nom comme celui du bienfaiteur de l’humanité.

Madame Lebrun nous racontait ainsi mille anecdotes sur toutes les personnes dont elle avait fait les portraits, et sa conversation y gagnait un piquant et une variété qui la rendaient infiniment agréable.

Mais, de tous les amis qu’elle nous vantait, celui qui semblait lui être le plus cher, car elle n’avait que des éloges et des admirations infinies pour lui, c’est le comte de Vaudreuil que nous vîmes chez elle, mais fort vieux. Il avait été aussi beau qu’aimable : les grâces de son esprit, les grâces de sa personne, en avaient fait un homme charmant, aimant les arts, se plaisant avec ceux qui les cultivaient. Dévoué aux princes avec une chaleur de cœur que les tristesses de l’exil et les glaces de l’âge ne refroidirent pas, il en était payé de retour. Vers la fin de sa vie, il eut une discussion assez vive avec le comte d’Artois, et à ce sujet il lui écrivit une longue lettre où il lui disait qu’il lui semblait cruel d’être ainsi brouillés après trente ans d’amitié.

Le prince lui répondit en deux lignes : « Tais-toi, vieux fou, tu as perdu la mémoire, car il y a quarante ans que je suis ton meilleur ami. »

Nous continuâmes à visiter madame Lebrun jusqu’à la fin de sa vie. Nous aimions cette personne attrayante, malgré son âge, et dont le caractère inspirait une véritable sympathie à ceux qui l’approchaient. Elle était même encore agréable à voir jusque dans les dernières années ; sa beauté avait vieilli, mais ne s’était pas transformée en laideur ; on la regardait avec plaisir.

Tous ses anciens amis avaient disparu, et il ne restait plus rien autour d’elle des temps heureux et brillants, quand elle s’éteignit sans maladies vers la fin de sa quatre-vingt-dixième année.

Ce fut une noble vie, remplie de travaux honorables et d’illustres amitiés ; mais, comme toutes les vies qui atteignent à la vieillesse, l’apogée de sa gloire et de ses succès était derrière elle depuis longtemps quand elle mourut en 1842.

On peut comparer ces belles existences qui se prolongent à la courbe de l’arc-en-ciel, dont les commencements sont vagues et indécis, le milieu élevé, radieux et resplendissant ; puis les vives couleurs s’affaiblissent à mesure que le demi-cercle s’abaisse, les nuances lumineuses s’effacent, les teintes sombres prennent leur place, et le tout se perd dans l’obscurité.

LE SALON DU BARON GÉRARD

LE SALON DU BARON GÉRARD

 

I. Ma présentation chez Gérard. — Son portrait, son caractère, son esprit. — Ses salons. — Sa jeunesse. — Ses premiers succès. — David et Isabey. — Peintre des rois et roi des peintres. — Amis illustres : madame de Staël, Talleyrand, Pozzo di Borgo. — Anecdote : l’hymen de près et de loin. — M. de Humboldt et l’abbé de Pradt. — Duel à la parole. — Landon. — Malices de Gérard. — Cuvier. — Forbin. — Guérin. — Saint-Aignan. — Heim. — Les groupes. — Mesdames Gay et Delphine. — MM. Mérimée, Beyle. — Boutades de celui-ci. — Les bonnets de coton. — Les Bertin. — Autres temps.

Dans les premières années de mon mariage, je fus présentée, un mercredi soir, chez Gérard par madame de Bawr, cette femme d’esprit dont on connaît les œuvres aimables.

C’était sous la Restauration.

Gérard, — nous le nommerons simplement ainsi, — ne se faisait jamais annoncer avec son titre de baron, et ne portait les décorations nombreuses dont les souverains l’avaient gratifié que quand il y était obligé par son uniforme ; ce n’était pas mépris pour ce qui lui venait des autres, mais peut-être juste estime de ce qui ne venait que de lui !… Il plaçait haut l’art auquel il avait consacré sa vie, et plus haut encore peut-être la dignité de son caractère, qui était plein, en effet, de nobles délicatesses. Gérard n’était pas vain, mais il était fier.

Indépendamment de sa haute renommée comme peintre, Gérard avait encore une grande réputation d’homme spirituel, et il possédait, en effet, l’esprit le plus fin, le plus judicieux, le plus flexible, joint au bon goût le plus délicat.

Sa conversation était aussi remarquable que ses ouvrages.

Ce qui me frappa d’abord à la première vue, au moment où j’entrai dans le salon de Gérard et où je portai les yeux sur lui, ce fut sa ressemblance avec les portraits de l’empereur Napoléon. C’était ce même type arrêté, ferme, accentué dans des traits fins et délicats ; des yeux dont le regard était en même temps plein de profondeur et de sagacité : ils illuminaient tout le visage.

Gérard était né à Rome, en 1770, d’un père français et d’une mère italienne.

Peut-être cela explique-t-il en partie les nuances variées de sa nature, car il réunissait des qualités diverses et même opposées. Ainsi il avait l’exaltation poétique de l’artiste et la finesse maligne du critique : il semblait parfois s’abandonner naturellement à la confiance et à une charmante intimité, puis tout à coup il se montrait armé de susceptibilités infinies et de prétentions exigeantes. Peut-être son premier mouvement avait-il été, dans sa jeunesse, de croire aux autres, de les aimer et de s’y fier ; mais, l’expérience atténuant en lui cette confiance native, il s’arrêtait et refoulait la sympathie dont il était l’objet en retenant visiblement la sienne… Il est vrai que, quand je l’ai connu, il n’était déjà plus jeune ; il atteignait sa cinquantième année… Le monde et les hommes étaient trop connus de sa profonde sagacité : il était devenu défiant !

Gérard habitait une maison qu’il avait fait bâtir, rue Bonaparte, presque vis-à-vis l’église de Saint-Germain-des-Prés. Quatre petites pièces dans lesquelles on tournait, puis une très-petite antichambre, composaient tout l’appartement de réception. À minuit, on servait un thé avec des gâteaux toujours pareils. Mademoiselle Godefroy, élève de Gérard, femme déjà âgée, et pleine de talent et d’esprit, faisait, avec un vieux valet de chambre, les honneurs du thé. Gérard causait ; sa femme était à une partie de whist, et elle ne s’occupait de rien ni de personne ; les cartes étaient sa grande affaire le soir…

Les meubles étaient très-simples, mais de bon goût. Quelques portraits de Gérard décoraient le plus grand salon, qui n’était guère vaste, et dans les autres pièces on voyait quelques dessins de lui, ou quelques gravures faites par des graveurs éminents d’après ses œuvres. Voilà tout ! Rien ne vous avertissait que vous étiez chez un grand artiste, chez un homme célèbre ; mais vous n’y étiez pas pendant une demi-heure, que vous le sentiez. Vous aviez vu le maître de la maison, vous lui aviez parlé, cela suffisait ; le souffle divin était là !

Quelque chose qu’eût fait Gérard, il y eût réussi de manière à se trouver en première ligne, et, quoique né dans une condition inférieure, quelque haut qu’eût été le rang où il se fût placé, il n’eût jamais été un parvenu… c’était un arrivé !

Arrivé par la grande route, à ciel ouvert, au vu, au su et à l’approbation de tous.

Mais parfois ceux qui ont été forcés de se faire eux-mêmes une position, d’y trouver des ressources pour la vie de chaque jour, ont eu dans la jeunesse des moments cruels dont le reflet attriste encore les belles années. Gérard avait eu quelque chose de ces malheurs, et il en gardait de tristes souvenirs. Marié très-jeune, il avait été dans une grande gêne, voisine de la pauvreté ; il parlait quelquefois d’un temps où il avait manqué des choses nécessaires à la vie. Mais ce dont il ne parlait jamais, et qui avait laissé des traces sombres au fond de son esprit, c’est qu’élève de David, aux tristes jours de la Révolution, il avait eu le malheur de se laisser comprendre au nombre des jurés du tribunal révolutionnaire. Cet épisode de sa jeunesse troublait les triomphes de sa vie. Cependant Gérard n’avait pris part à aucune mauvaise action, et, effrayé du rôle qu’on voulait lui faire jouer, il avait cherché dans les travaux de l’art, qui devait l’illustrer et l’enrichir, un prétexte pour renoncer promptement à la politique… Mais il lui était resté de ses relations avec les hommes de ce temps-là quelques amis fâcheux et gênants, qui se montraient d’autant plus empressés à le chercher, que sa position était entourée de considération sous l’Empire qui venait de s’écrouler, comme sous la Restauration qui florissait alors.

Dans les jours difficiles du commencement de sa carrière, c’est à l’amitié généreuse d’Isabey, déjà célèbre comme peintre en miniature, que Gérard dut la possibilité d’exécuter son Bélisaire, et un peu après son tableau de l’Amour et Psyché, deux ouvrages de premier ordre et qui le placèrent au premier rang.

Plus tard, quelques charmants portraits, exposés aux Salons, lui donnèrent une vogue immense, et, de 1800 à 1810, le nombre des portraits que fit Gérard est incalculable. Les sommes qu’il y gagna furent très-considérables, et, quoiqu’il eût une noble générosité et une maison très-bien tenue, il amassa une belle fortune.

Il avait fini par peindre toutes les têtes couronnées de l’Europe, et l’on disait de lui que, s’il était le peintre des rois, il était le roi des peintres.

Si les ouvrages multipliés de Gérard ajoutèrent à sa réputation et à sa fortune, ils accrurent aussi le nombre de ses amis ; car, dans tous ces grands personnages de l’Europe qui voulurent avoir leur portrait par le peintre à la mode, beaucoup tinrent à honneur et à plaisir de garder l’amitié d’un homme dont ils avaient pu apprécier l’esprit étendu, élevé, aimable et piquant. Madame de Staël, le prince de Talleyrand et Pozzo di Borgo furent de ce nombre.

À l’époque où je fus présentée chez Gérard, il était professeur à l’École spéciale des beaux-arts, membre de l’Institut, baron, premier peintre du roi, officier de la Légion d’honneur, chevalier de l’ordre de Saint-Michel et de plusieurs ordres étrangers. Il venait de finir, avec une célérité prodigieuse et un grand bonheur, son beau tableau de l’Entrée de Henri IV à Paris, qui avait un immense succès, et je puis dire que le moment où je connus Gérard était celui de l’apogée de sa gloire.

Le premier mercredi où je fus amenée chez lui, j’éprouvai une réelle émotion, et mon attention fut constamment éveillée.

Gérard causait admirablement ; on faisait cercle autour de lui, et il passait successivement des discussions les plus sérieuses, car son instruction était profonde sur tous les points, aux récits les plus variés. Ce jour-là, il raconta gaiement une petite anecdote que je n’ai jamais oubliée, à cause du jour où je l’entendis. Il disait :

— Un peintre, nommé Carlo Pedrero, vit un jour arriver chez lui un jeune seigneur de Florence, qui lui demanda un tableau représentant l’Hymen.

— C’est pressé, dit-il ; je veux l’avoir la veille de mon mariage avec la belle Francesca. Il faut que le dieu de l’hyménée soit accompagné de toutes les grâces et de toutes les joies ; que son flambeau soit plus brillant que celui de l’Amour ; que l’expression du visage soit plus céleste et que son bonheur paraisse plus emprunter au ciel encore qu’à la terre. Faites un effort d’imagination, et je vous payerai votre tableau en conséquence.

Le peintre se surpassa, et ce fut un vrai chef-d’œuvre qu’il apporta la veille de la noce ; mais le jeune homme ne fut point satisfait et prétendit que l’Hymen était loin d’être dépeint avec tous ses charmes.

— Je comprends bien, dit le peintre, que vous soyez mécontent ; c’est que vous m’avez forcé d’apporter si promptement mon travail, que vous ne le voyez pas tel qu’il sera. J’emploie mes couleurs de telle façon, que mon ouvrage ne paraît rien dans les premiers jours ; mais je vous le rapporterai dans quelques mois, alors vous me le payerez suivant sa beauté ; je suis certain qu’il vous paraîtra tout autre.

En effet, le peintre emporta son tableau. Le fiancé se maria le lendemain, et plusieurs mois se passèrent sans qu’on entendît parler de l’artiste. Enfin il revint avec son tableau ; et le jeune seigneur florentin s’écria en le revoyant :

— Ah ! vous aviez eu bien raison de dire que le temps embellirait votre peinture ! Quelle différence !… Cependant je ne puis m’empêcher de vous dire que le visage de l’Hymen est trop gai ; vous lui avez donné un air enjoué qui ne le caractérise nullement.

— Monsieur, reprit alors le peintre en riant, ce n’est pas ma peinture qui a changé, mais vos sentiments qui ne sont plus les mêmes ; vous étiez amoureux il y a quelques mois, actuellement vous êtes mari.

Gérard achevait le récit au milieu des témoignages de gaieté qu’il avait fait naître, quand un homme, debout devant lui, prit la parole, en disant :

— Et savez-vous ce qui arriva depuis ?

Les yeux se tournèrent vers celui qui faisait cette question. C’était un homme à peu près de l’âge de Gérard, d’une taille un peu plus élevée, d’une figure fine, spirituelle et vive, et dont tout l’extérieur représentait assez bien un vieux gentilhomme d’ancienne race, avec sa distinction, son insouciance et son esprit. Cet homme ajouta en souriant :

— Le peintre, content de la somme qu’il reçut, promit de représenter l’Hymen de façon à plaire en même temps aux amoureux et aux maris, et, après quelques mois, il ouvrit son atelier au public pour l’exposition de ce chef-d’œuvre, peut-être imprudemment promis. Le public arriva… mais on entrait en petit nombre à la fois. C’était dans une très-longue galerie que le tableau était placé, et tout au bout. Le prestige des couleurs y était ménagé avec un art qui faisait paraître charmant le portrait de l’Hymen à ceux qui le regardaient de loin ; mais de près ce n’était plus la même chose, et l’on n’y retrouvait rien de ce qui vous avait charmé !

La plaisanterie fut applaudie par Gérard avec un aimable rire qui se propagea. J’en profitai pour demander quel était cet agréable conteur dont le visage était si spirituel et ajoutait par l’expression tant de finesse à ses paroles ; ma surprise fut grande en apprenant que c’était le savant M. de Humboldt. Sa célébrité universelle désignait à mes yeux un homme d’études, de réflexions profondes et d’une immense érudition. La spirituelle gaieté, la vive imagination que j’eus occasion de reconnaître en lui par la suite, me frappèrent d’abord d’étonnement ; depuis je me suis convaincue que l’on n’atteignait toutes les hauteurs et les profondeurs de la science qu’avec une vive imagination, de même que l’on n’arrive au premier rang dans les arts de l’imagination que quand on y ajoute les avantages de l’étude et d’une instruction générale et approfondie.

Ce même soir où s’ouvrait pour moi cette maison à laquelle se sont attachés tant de souvenirs chers et précieux, on attendait un homme remarquable, dont il était fort question à cette époque, l’abbé de Pradt. Gérard, qui le connaissait depuis longtemps, lui ménageait cette entrevue avec M. de Humboldt, qui ne l’avait jamais vu.

M. de Humboldt parlait bien et beaucoup ; l’abbé de Pradt parlait bien et toujours. Peut-être y avait-il un peu de curiosité malicieuse dans le plaisir que Gérard se promettait de leur rencontre.

Dans son salon il n’était pas d’usage d’annoncer ; il fallait donc attendre du hasard ou de la complaisance de quelqu’un les noms des personnes qui étaient réunies ; heureusement je retrouvai là deux ou trois de mes connaissances qui m’aidèrent à placer sur les visages les noms presque tous célèbres des personnes que renfermaient les salons de Gérard.

Vers la fin de la soirée, c’est-à-dire après minuit, l’abbé de Pradt arriva, et Gérard le mit en rapport avec M. de Humboldt. Tous deux avaient beaucoup à dire, car tous deux pensaient beaucoup ; ils avaient des idées sur toute chose. L’abbé prit le premier la parole et la garda ; seulement il eut le malheur de tousser pendant quelques secondes, et son auditeur passa à l’état d’orateur. Il ne perdit pas de temps ; les mots se pressaient, les idées les poussaient, et il jaillissait de vives étincelles de ce choc. Tout le monde qui était dans le salon écoutait religieusement ; on crut que la Prusse l’emporterait pour la sagacité ingénieuse de ses aperçus et la durée de ses paroles ; mais il fallut se moucher, et l’abbé de Pradt reprit ses avantages. Son éloquence était entraînante, et il faisait si bien valoir toutes les raisons de ses opinions, que, tant qu’il parlait, chacun pensait avec lui et comme lui. M. de Humboldt eut bien de la peine à saisir entre deux phrases un moment pour reprendre le fil de son propre discours ; mais l’abbé n’avait pas fini le sien et le continua. Il s’ensuivit un véritable duo : tous deux parlaient en même temps et ne s’en apercevaient pas. Chacun eut ses auditeurs qui l’écoutèrent exclusivement, et eux-mêmes s’entendaient réciproquement tout en parlant, M. de Humboldt a dit depuis en riant qu’il n’avait pas perdu un mot de l’abbé ; et, pour le prouver, il répétait tout ce qu’il avait dit, en imitant le son de sa voix et ses inflexions, de manière qu’on eût pu s’y méprendre.

Gérard s’amusa beaucoup de cette petite lutte, où il n’y eut pas de vaincu. Il avait une fine et malicieuse gaieté qui ne laissait rien perdre, et dont parfois il se servait comme d’une arme assez aiguë contre ses rivaux et ses ennemis. Ainsi il y avait eu avec lui à l’atelier de David un élève nommé Landon. C’était un homme prétentieux, comme sont la plupart des gens sans grande valeur. Landon essayait de juger ce qu’il ne pouvait pas faire, et, à chaque exposition, il publiait une petite brochure sur les ouvrages des autres. Il paraît qu’il avait assez maltraité Gérard. Mais, comme la plupart des critiques, à peine les choses désagréables étaient-elles sorties de sa plume, qu’il ne se les rappelait plus ; et, la maison de Gérard étant bonne et agréable, il continuait d’y venir et de traiter le maître en ami. Au milieu de cela, il faisait lui-même quelques tableaux qui, grâce à ses écrits, obtenaient toujours les meilleures places. Landon pouvait donc se croire beaucoup de talent, et, ayant destiné un ouvrage à l’exposition, il invita un assez grand nombre de personnes à venir le voir à son atelier. Gérard fut du nombre, et, après avoir longtemps regardé cette mauvaise peinture, étant bien sûr d’ailleurs du jugement que son prétendu ami porterait sur ses propres tableaux par la manière dont il les avait regardés chez lui la veille, Gérard, après un examen minutieux du travail de Landon, lui prit la main avec effusion ; et, comme l’autre le pressait d’exprimer son opinion devant tous, croyant être sûr de ses éloges :

— Oh ! mon ami, lui dit affectueusement Gérard, que vous êtes heureux, vous !… car vos tableaux ne seront pas les plus mauvais de l’exposition, grâce à ce que vous m’avez dit des miens.

Puis il sortit, pendant qu’un éclat de rire général accueillait ses paroles.

Plus tard, on parlait un jour devant lui des peintures que Gros venait de faire à Sainte-Geneviève, et quelqu’un remarquait les proportions colossales des figures.

— Oui, dit Gérard, c’est plus gros que nature.

Dans cette maison où l’on causait et où l’on écoutait, j’arrivai un soir un peu tard, et je vis dans le premier salon un homme d’un certain âge, mais d’une apparence vigoureuse et d’une physionomie animée, qui m’était inconnu ; il se tenait debout, appuyé contre un panneau de la boiserie, et autour de lui une douzaine de personnes, debout aussi, l’écoutaient attentivement. Il parlait de l’Asie, des peuples anciens de ces belles contrées, de leurs lois, de leurs écrits, et du degré de leur intelligence. Il jugeait aussi bien les petitesses et les grandeurs de notre état social que les splendeurs et les vices des civilisations passées. C’était un admirable enseignement, en même temps qu’une spirituelle causerie ; je n’avais rien entendu de pareil !

Quand il s’arrêta, quelqu’un qui arrivait me demanda qui c’était.

— Je l’ignore, répondis-je ; mais ce ne peut être que M. Cuvier.

Gérard m’entendit et me le présenta, en lui disant que je venais de le deviner ; ils étaient amis et dignes de l’être.

Le nombre infini de personnes de distinction que je vis dans la maison de Gérard est presque impossible à dire.

C’était le comte de Forbin, élégant, aimable et portant également bien deux situations fort différentes, celle de gentilhomme et celle d’artiste ; elles se résumèrent plus tard pour ainsi dire dans sa position de directeur des musées. C’était Guérin, le peintre charmant d’Énée racontant à Didon ses aventures et de plusieurs beaux tableaux qui eurent le don de plaire vivement au public et d’être fort maltraités par la critique. L’on voyait encore chez Gérard Pozzo di Borgo, cet Italien aimable et rusé, qui faisait à Paris de la diplomatie russe avec le titre d’ambassadeur. Puis le comte de Saint-Aignan, élégant et aimable seigneur, qui peignait comme un artiste ; le célèbre graveur, baron Desnoyers ; M. Heim, que la gloire est obligée d’aller chercher, tant il est uniquement absorbé par l’amour de l’art, etc.

La société étant fort nombreuse et divisée dans quatre pièces, il se formait de petites réunions dans la grande ; chacun trouvait dans l’innombrable variété de ce salon à choisir selon ses goûts, et je ne tardai pas à avoir mon petit groupe de causeurs qui venaient se réunir autour de moi ; je n’entrais presque jamais dans le salon où l’on jouait le whist à deux tables, avec une vivacité et une passion qui absorbaient cette partie de la société, bien que le jeu n’eût pas un grand intérêt d’argent. Je fus bientôt fort assidue à cette charmante société, et ceux que j’y connus devinrent pour la plupart mes amis. Dès que j’arrivais, j’étais entourée par eux, et, quoique la soirée se prolongeât dans la matinée du lendemain, car on passait toujours minuit et de beaucoup, la conversation ne cessait pas d’être vive et animée dans notre petit cercle. Mais aussi quels causeurs aimables ! C’était M. Mérimée, chez qui la rectitude du jugement, la simplicité élégante de l’expression et le sentiment profond du vrai ajoutaient tant de puissance à l’originalité d’idées ingénieuses et spontanées ; c’était M. Eugène Delacroix, dont la douce et fine conversation avait autant de grâce, de retenue et de réserve que son génie de peintre avait d’élan, de fougue et d’inspiration. Puis cet aimable et charmant baron de Mareste, dont la spirituelle plaisanterie, toujours empreinte de bienveillance, garde ce bon goût de la meilleure compagnie d’autrefois, qui ne l’empêche pas d’être sympathique à tout ce qui est bon dans la société d’aujourd’hui, et enfin ce Beyle (Stendhal[1]), dont rien ne peut rendre la piquante vivacité. Voilà ce qui faisait le fond de cette conversation délicieuse. M. Mérimée et M. Beyle avaient ensemble des entretiens inimitables par l’originalité tout à fait opposée de leur caractère et de leur intelligence, qui faisait valoir l’un par l’autre et élevait par la contradiction, à leur plus grande puissance, des esprits d’une si haute portée ! Beyle était ému de tout et il éprouvait mille sensations diverses en quelques minutes. Rien ne lui échappait et rien ne le laissait de sang-froid ; mais ses émotions tristes étaient cachées sous des plaisanteries, et jamais il ne semblait aussi gai que les jours où il éprouvait de vives contrariétés. Alors quelle verve de folie et de sagesse ! Le calme insouciant et légèrement moqueur de M. Mérimée le troublait bien un peu et le rappelait quelquefois à lui-même ; mais, quand il s’était contenu, son esprit jaillissait de nouveau plus énergique et plus original. Personne n’avait de plus vives sympathies, mais aussi des inimitiés plus prononcées : dans ces inimitiés se trouvait madame Gay, qui venait de temps en temps chez Gérard avec sa fille Delphine[2], alors dans tout l’éclat de sa beauté. On a plus tard beaucoup flatté ces dames, lorsqu’elles disposaient d’un immense pouvoir, un des premiers journaux de Paris ! Mais à cette époque leur situation était loin d’être brillante, et madame Gay était peu aimée ; toutes ces paroles très-vives, très-animées et dites d’une voix très-haute et peu agréable, consistaient à dire beaucoup de bien d’elle et beaucoup de mal des autres. Depuis, la beauté et le talent de sa fille la firent admettre chez plusieurs personnes, qui alors la fuyaient ; chez moi d’abord, qui aimais beaucoup Delphine et qui regarde encore avec affection et tristesse un petit portrait à l’huile que je fis d’elle à cette époque. L’éclat de son teint et de ses cheveux, sa haute taille bien prise et ses yeux d’un beau bleu en faisaient une remarquable beauté ; cependant son nez aquilin très long, ses lèvres minces et un menton avancé donnaient au bas de son visage quelque chose d’hostile et de peu agréable. Sa mère avait la manie des titres et toujours la bouche pleine de comtes, barons et marquis ; elle aurait bien voulu la marier avec quelque vieux duc. Delphine fit mieux, elle épousa un jeune homme d’esprit (bientôt une puissance), et elle dut à ce mariage une situation qui lui convenait mieux que celle des plus grandes dames.

À cette époque, elle commençait à faire des vers qui n’annonçaient pas le talent remarquable qu’elle eut depuis, mais elle les disait avec ses vingt ans, éblouissante de fraîcheur ; et c’était quelque chose de charmant. Beyle, qui n’aimait guère en général ce qui faisait trop d’effet, avait de plus les antipathies que j’ai dites pour ces dames, et, lorsqu’elles arrivaient dans notre petit cercle, il lançait de tels propos singuliers et parfois saugrenus, qu’il parvenait à les en éloigner. Mais, quand madame Gay, qui aimait beaucoup le jeu, nous laissait Delphine seule, la conversation redevenait charmante, et elle y participait d’une façon tout à fait spirituelle.

Il est impossible de donner une idée complétement juste de l’originalité et des boutades de Beyle. Dans les premiers temps où je le voyais chez Gérard, il ne venait pas chez moi, et j’hésitais à l’inviter, quoiqu’il me cherchât avec empressement et que sa conversation me fût extrêmement agréable ; mais j’avais déjà pu observer qu’il était contrariant par nature et par calcul, et je ne voulais pas lui témoigner le désir de le recevoir, afin de ne pas lui ôter l’envie de venir ; or il me dit un jour :

— Je sais bien pourquoi vous ne m’invitez pas à vos mardis, c’est que vous avez des académiciens !

En effet, je recevais alors MM. le Montey, Campenon, Lacretelle, Roger, Baour-Lormian, Auger, secrétaire perpétuel, etc.

— Et, ajouta Beyle, vous ne pouvez pas m’inviter avec eux, moi qui écris contre eux.

Beyle venait de publier une brochure qui commençait ainsi : Ni M. Auger ni moi ne sommes connus du public… et cette brochure était une épigramme continuelle contre l’Académie, qui ne s’en inquiétait guère et qui est habituée à ce qu’on enfonce ses portes avec cette artillerie-là ; aussi je n’avais nullement regardé cette brochure comme un titre d’exclusion ; je crus donc devoir le dire à Beyle, en l’invitant pour le mardi suivant ; il accepta, à la condition qu’il se ferait annoncer sous celui de ses noms qui lui conviendrait ce jour-là.

Le mardi matin, je reçus de lui son volume qui contenait une vie d’Haïdn écrite sous le nom de César Bombay.

Le soir, de bonne heure, comme je n’avais pas encore beaucoup de monde, on annonça M. César Bombay, et je vis entrer Beyle plus joufflu qu’à l’ordinaire et disant :

— Madame, j’arrive trop tôt. C’est que moi, je suis un homme occupé, je me lève à cinq heures du matin, je visite les casernes pour voir si mes fournitures sont bien confectionnées ; car, vous le savez, je suis le fournisseur de l’armée pour les bas et les bonnets de coton. Ah ! que je fais bien les bonnets de coton ! c’est ma partie, et je puis dire que j’y ai mordu dès ma plus tendre jeunesse, et que rien ne m’a distrait de cette honorable et lucrative occupation. Oh ! j’ai bien entendu dire qu’il y a des artistes et des écrivains qui mettent de la gloriole à des tableaux, à des livres ! Bah ! qu’est-ce que c’est que cela en comparaison de la gloire de chausser et de coiffer toute une armée, de manière à lui éviter les rhumes de cerveau, et de la façon dont je fais avec quatre fils de coton et une houppe de deux pouces au moins…

Il en dit comme cela pendant une demi-heure, entrant dans les détails de ce qu’il gagnait sur chaque bonnet ; parlant des bonnets rivaux, des bonnets envieux et dénigrants qui voulaient lui faire concurrence. Personne ne le connaissait que M. Ancelot, qui se sauva dans une pièce à côté, ne pouvant plus retenir son envie de rire, et moi qui aurais bien voulu en faire autant ; mais je gardais mon sang-froid avec courage, curieuse de voir ce qui allait arriver de cela. Mais il n’arriva rien, qu’une foule d’épigrammes sur tout ce que faisait chacun : livres, pièces de théâtres, vers, tableaux, auxquels, disait-il, il ne connaissait rien, mais qu’il arrangeait de main de maître, avec ses bonnets de coton, qui atténuaient médiocrement les traits affilés et fort aigus qu’il décochait à qui de droit.

Plus tard arrivèrent des personnes qui le connaissaient ; mais il y avait alors grand monde. La conversation n’était plus générale, et nul ne se fâcha de la mystification.

La première fois qu’il m’écrivit après sa nomination au consulat de Civita-Vecchia, il signa Giroflay et data de Smyrne. Heureusement alors je connaissais son écriture indéchiffrable, et je devinai que c’était lui.

Au reste, à cette époque, Beyle faisait des livres que personne ne lisait. Ses amis lui disaient qu’ils étaient mauvais, et parfois il le croyait lui-même. J’eus pourtant toutes les peines du monde à me procurer un exemplaire de son livre sur l’Amour ; il était introuvable. Quand j’en eus un, le seul qui existât, et que je lui en parlai, il prétendit que toute l’édition avait été mise à bord d’un vaisseau pour servir de lest, le libraire se trouvant trop heureux de se débarrasser ainsi d’un ouvrage qui depuis cinq ans encombrait ses magasins, sans qu’il en vendît un seul exemplaire. Il disait cela gaiement, en ajoutant comme une plaisanterie :

— Que voulez-vous ? on est trop bête à présent en France pour me comprendre.

Je vis, un soir, arriver chez Gérard un homme de haute taille, un peu gros, et qui portait fièrement une belle et noble tête dont le regard était plein d’intelligence et de finesse. Gérard fut à sa rencontre avec toutes sortes d’égards, et lui parla avec une déférence qui me donna l’idée d’une réception princière. Ce devait être au moins l’hospodar de quelque Valachie ou Moldavie. C’était bien plus, vraiment ! c’était M. Bertin, qui avec son frère avait fondé le Journal des Débats. J’y vis aussi son frère, qui fut pair de France, et qu’on appelait Bertin de Vaux, pour le distinguer de l’autre. Le public les désignait autrement ; on les nommait : Bertin l’ancien ! Bertin le superbe !

Celui que je voyais là pour la première fois était le superbe ; il n’était déjà plus jeune, mais il était beau et il avait grand air. Du reste, ses manières et ses habitudes répondaient à cette fierté visible. Ainsi il laissait à Duviquet, alors rédacteur du feuilleton de théâtre, la stalle, seule petite faveur octroyée alors par les directions théâtrales, et ne faisait pas même usage pour lui des entrées que lui valait son titre de propriétaire et gérant du journal. M. Bertin louait des loges pour sa famille et payait pour lui, quand il allait seul au spectacle, ne voulant pas, disait-il, être onéreux à qui que ce fût.

Ce respect des intérêts des autres qu’on retrouvait dans tous les articles du Journal des Débats, et l’esprit de justice qu’ils exigeaient de leurs rédacteurs, et dont s’écartaient rarement des hommes tels que MM. de Féletz, Hoffman, Dussault, Boutard, etc., etc., entouraient les Bertin d’une très-grande considération et leur valaient de belles et honorables amitiés, comme celles de Chateaubriand et de Gérard ; car nous n’hésitons pas à mettre le nom de Gérard à côté des noms les plus illustres et les plus honorés.

Plus tard, quand les invectives eurent remplacé cette critique respectueuse, à la fin de ces soirées encore brillantes et toujours animées du mercredi, Gérard venait parfois à moi dans un coin de ce salon dépeuplé, et là, dans des paroles plus confiantes, il découvrait une partie des souffrances intérieures de son âme, et j’y ai vu les amers regrets que laisse l’injustice au cœur de ses victimes ; car, de tous les maux, les plus cruels sont ceux que vous cause la mauvaise foi.

 

II. 1830. — Décadence sociale. — L’égalité chez les républicains. — Baron de Mareste. — Mazères. — Comte de Vigny. — La Ville de Miremont. — Delécluze. — Patin. — La princesse Belgiojoso, etc. — Les lundis d’Auteuil. — Rossini. — Belle mort de Gérard.

La Révolution de juillet 1830 enleva à la société de Gérard toutes les personnes de distinction qui tenaient au gouvernement de Charles X, et qui se faisaient remarquer par cette délicatesse élégante et cette dignité simple et naturelle qui étaient le caractère particulier de la cour des Bourbons de la branche aînée ; de même, les talents d’un ordre élevé qu’elle avait fait éclore ou mis en lumière s’éloignaient d’un monde où leurs sympathies politiques et littéraires trouvaient des gens qui les blessaient, et, comme Achille offensé, vivaient sous leur tente. Ils faisaient place aux intérêts plus grossiers, plus violents, plus avides, qui s’emparèrent alors de tout. Il faut reconnaître qu’en France, malgré l’instinct très-prononcé pour l’opposition et la critique permanente du pouvoir, on a, à un degré aussi fort, l’imitation des manières de ce même pouvoir qu’on blâme, et que le bourgeois frondeur singe et exagère les défauts ou les qualités du souverain. Louis-Philippe croyant devoir montrer des habitudes communes, tout prit à l’instant en France un air vulgaire et des idées mercantiles : ce ne fut plus le beau et le bien qu’on chercha dans les arts, mais le facile et le prompt, et ce ne fut plus la gloire, mais l’argent qui dut être le but ; les rivalités prirent donc un caractère d’envie et d’animosité participant de la bassesse du sentiment qui les inspirait. En France, un souverain qui n’aime que le beau moral et le beau matériel élève à l’instant le cœur et l’intelligence de tous les Français ; on fait alors des prodiges à la guerre, pendant que des prodiges d’un autre genre s’élèvent comme par enchantement.

Les salons de Gérard avaient donc perdu leur plus grand charme après 1830 ; les élégants seigneurs et les poëtes distingués y étaient un peu trop remplacés par des rapins barbus et des poëtes incompris ; je m’aperçus d’autant plus de ce triste changement, que des malheurs personnels m’avaient tenue loin des réunions pendant plusieurs années. Il m’arriva depuis, après une autre révolution et une autre absence du salon d’un homme politique, d’être témoin d’un changement qui me surprit davantage ; j’étais amie d’une femme dont le mari était au pouvoir, toujours et sous tous les gouvernements possibles. Elle me tourmenta pour venir un soir à une réunion dans le palais que les fonctions de son mari lui faisaient occuper après 1848 comme avant… J’y allai en 1849 pour voir un peu quelle figure faisait une république, ou plutôt nos républicains. Quelle fut ma surprise ! jamais je n’avais vu plus de décorations, de plaques, de rubans et de croix de toutes les couleurs. C’était comme un assaut de signes de distinction depuis que nous étions tous égaux.

Cependant il restait encore chez Gérard des éléments de conversation plus aimable que partout ailleurs : M. Mérimée, M. le baron de Mareste et M. Eugène Delacroix y venaient toujours.

Nous avions encore M. Mazères, le spirituel auteur des Trois Quartiers et d’une foule de jolis ouvrages. Il épousa la nièce de Gérard. Une préfecture l’enleva aux lettres, auxquelles il fut rendu par une révolution. Les destinées de notre époque ont été presque aussi mobiles que les idées de ce temps d’expériences ; car, en politique comme en poésie, en art comme en littérature, on essayait de tout.

Que de noms connus et dignes de l’être passèrent dans les salons et les rendirent intéressants ! C’était cet aimable de la Ville de Miremont, dont l’esprit juste, fin et vrai, peignit les mœurs de son temps avec une franchise qu’on lui fit payer cher. Ses comédies furent peu nombreuses. Il mourut trop tôt.

On voyait encore chez Gérard M. Delécluze, ce juge éclairé des arts, écrivain consciencieux et de bon goût, à qui Gérard reprochait de manquer d’enthousiasme dans la louange, mais qu’il estimait, parce que sa sévérité tenait à son amour des arts, et que tous deux se retrouvaient sur ce noble terrain.

Puis, quelques nouvelles réputations venaient remplir les vides que l’absence momentanée ou éternelle faisait chaque jour dans les rangs des amis de Gérard. Ce fut cette brillante et gracieuse renommée du comte Alfred de Vigny ; l’érudition aimable de M. Patin, ce savant si spirituel, cet homme du monde si instruit et dont la conversation apporte tant de charme dans un salon.

J’y présentai aussi M. Martinez de la Rosa, cet homme d’État qui est un homme de lettres distingué, dont le caractère modéré fut souvent en butte aux exagérations des partis qui divisèrent l’Espagne, et dont la douceur naturelle trouva dans la vertu la force de leur résister.

Les révolutions amenèrent encore chez Gérard une foule d’illustres réfugiés. Il y eut d’abord la belle princesse Belgiojoso, aussi remarquable par son esprit que par une beauté dont le caractère avait quelque chose de particulier qui frappait étrangement, et dont la vie est aussi remplie d’excentricités que sa figure présente de traits bizarres. — Sa vive imagination, excitée par les scènes tumultueuses de notre époque, ne pouvait se restreindre aux paisibles émotions et aux succès féminins que l’on trouve dans les salons. Il lui fallait les émotions de la révolte et les succès du forum. Je dois citer encore le savant Orioli, l’aimable comte Pepoli, le bon marquis Ricci, et cet esprit élevé, généreux, dévoué au bien, au beau, au bon, le comte Mamiani della Rovère.

Outre les mercredis parisiens, j’étais invitée à aller les lundis à Auteuil, où Gérard avait une magnifique habitation, un parc royal et une maison splendide et élégante ; il y passait une partie de l’été, bien qu’il revînt dans le jour à Paris, préférant peindre dans son atelier de la rue Bonaparte ; de plus, toute la maison couchait à Paris le mercredi soir, car une des raisons qui firent du salon de Gérard une société admirable et exceptionnelle, c’est qu’elle se perpétua sans interruption pendant plus de trente années. On faisait le tour du monde, on restait dix ans absent, puis au retour c’était le même salon, où se retrouvaient de même les sommités de l’intelligence, et de même encore vous étiez accueillis comme si l’on vous eût vu la veille et que l’amitié n’eût pas eu de lacune.

Les réunions du lundi soir empruntaient un charme nouveau au beau lieu où l’on se réunissait. J’y dînai plusieurs fois avec l’élite de la société de Gérard, et ce furent des journées délicieuses. Rossini y chanta un soir des morceaux de son Barbier, avec une verve et un entrain qui électrisèrent tout le monde.

La vie de Gérard, comme celle de la plupart des gens d’étude, n’offre point de faits particuliers et d’événements importants. C’est une vie d’intelligence, dont les belles idées sont les épisodes ; chaque tableau d’un grand peintre, chaque livre d’un grand écrivain, est l’intérêt de son existence et ce qui attache sur lui la curiosité publique. Cependant, si Gérard avait eu le loisir d’écrire ses mémoires, ce dont il parlait quelquefois, ils auraient été fort piquants par ses aperçus ingénieux et ses conversations, s’il avait voulu les y consigner, avec les personnages les plus illustres de l’Europe, notamment avec l’empereur Alexandre, madame de Staël, le duc de Wellington, le prince de Talleyrand, etc., etc.

Pour le public qui ne voit que l’extérieur de la vie, Gérard mourut presque subitement le 12 janvier 1837, à un âge peu avancé, il avait à peine soixante-sept ans ; mais, pour les quelques vrais amis qui restent à cet âge, Gérard a mis plusieurs années à finir. Ainsi, pour moi qui m’étais attachée du fond du cœur à cette nature élevée et délicate, ses dernières années n’étaient plus qu’un sombre et triste crépuscule terminant dans les ténèbres un jour qui fut plein de chaleur et de lumière. Un grand nombre des amis de sa jeunesse avaient disparu ; son salon avait perdu en 1830 ses hôtes les plus distingués ; sa gloire avait été attaquée, remise en question et même niée par le faux romantisme, qui triomphait alors. On affectait d’oublier ses derniers chefs-d’œuvre et ses derniers succès : la Peste de Marseille (1832), le Sacre de Charles X (1829) et Louis XIV déclarant son petit-fils roi d’Espagne (1828). Gérard en souffrait ; on a beau avoir la conscience de son talent ou de sa vertu, si chaque matin on voit imprimer qu’on est stupide et méchant, on finit par douter de soi, surtout avec cette âme pleine de susceptibilités qui est celle des grands esprits, car ils n’ont si bien tout reproduit que parce qu’ils ont senti vivement toutes les choses de la vie.

Gérard, grâce à cette espèce de débordement de l’envie qui eut lieu vers cette époque, acheva péniblement sa belle et noble carrière ; il se joignit à ses peines morales des souffrances physiques, et, ce qu’il y a de plus cruel, des souffrances qui lui enlevaient la possibilité du travail : la goutte faisait trembler sa main, et ses yeux ne voyaient plus distinctement les objets. Sa pensée seule restait intacte, mais c’était une lumière qui n’éclairait plus que des ruines, et qui lui faisait mieux sentir tout le malheur de survivre à ses facultés.

Cependant le ciel lui envoya pour le consoler de l’inévitable fin de cette vie la révélation de la vie qui ne finit pas. Gérard avait vécu insouciant de la religion, mais non pas incrédule ; un jeune poëte italien, le fameux improvisateur Céconi, lui communiqua, dans les derniers jours de sa vie, cette ardente foi d’un Romain convaincu et fervent, et Gérard lui dut de mourir consolé, en croyant à une vie nouvelle et meilleure.

J’ai su depuis par M. Céconi tous les tristes détails de ces derniers moments où l’âme se révèle en entier. N’ayant plus rien à faire avec les intérêts de la terre, elle y échappe pour reprendre sa nature véritable ; elle ne cherche plus à tromper personne ; les idées réelles se montrent, les passions dominantes se font jour, et ce qui fut la vraie condition, le vif intérêt de la vie qui va s’éteindre, apparaît comme la trame de l’étoffe usée qui se déchire.

Eh bien, dans cette dernière lutte de quelques heures entre la vie et la mort, qu’on appelle l’agonie et qui reflète d’ordinaire ce que l’existence eut de plus intime et de plus personnel, Gérard n’eut que de poétiques et nobles révélations à faire aux cœurs et aux esprits attentifs et inquiets qui entouraient son lit de douleur… Ses idées distinctes, mais sans suite, ou plutôt ses paroles sans liaison entre elles, furent toutes d’un ordre élevé, tendre et exalté. C’étaient les premières émotions d’une ardente jeunesse qui se reflétaient dans sa pensée, un innocent attachement dont parfois ses intimes l’avaient entendu parler à mots couverts et en riant de sa timidité juvénile, et qui se retraçait à sa mémoire sous les grands arbres d’un bois où il n’avait osé parler ! C’était son premier succès au Salon de l’exposition, quand son triomphe était encore mêlé de surprise… Puis il parlait aussi d’un ciel peuplé d’anges gracieux, qui lui apparaissait tout rempli d’une céleste harmonie. Rien d’amer, de sombre ou de douloureux au moral, n’attrista sa fin d’homme de bien… et son imagination, qui n’avait eu, comme peintre, que de belles inspirations, ne refléta dans sa dernière heure qu’un ciel plein de poésie, de merveilles et de splendeurs[3] ! 

 


  1. L’auteur de Rouge et Noir, de la Chartreuse de Parme, etc.
  2. Depuis, madame Émile de Girardin.
  3. Le neveu de Gérard, l’héritier de sa fortune et de son nom, vient d’élever un monument à sa mémoire, par la publication de son œuvre en trois volumes in-folio. Le premier contient les portraits en pied ; le second, ses tableaux historiques ; le troisième, des dessins, des compositions de genre et des portraits

LE SALON DE LA DUCHESSE D’ABRANTÈS

 

La soirée du 12 octobre 1836. — Un mot caractéristique. — Grandeur et misère. — Le théâtre Castellane. — Lettre trouvée dans une voiture. — Junot. — Balzac. — Napoléon. — Un Américain. — Le marquis d’Aligre. — L’art de ne pas prêter son argent. — M. Bouilly. — Un quiproquo. — Le marquis de Louvois. — Mesdames de Maloret et de Polastron. — Un amour fidèle. — Mademoiselle Plessy. — Deux lords. — Les pantoufles au bal. — Un petit flacon brisé. — Le 7 juin 1838.

Le soir de la première représentation au Théâtre-Français de ma comédie de Marie ou trois Époques, j’étais seule chez moi, attendant qu’on vînt me donner des nouvelles de ce qui s’était passé, lorsque j’entendis avec joie des voitures s’arrêter à la porte de ma demeure, rue de Joubert, et une foule de personnes accourir ; je devinai le succès avant de le savoir ; on n’a tant d’amis que quand on est heureux ! Au nombre de ces amis empressés était madame la duchesse d’Abrantès, plus empressée qu’aucune autre, car elle était très-affectueuse, très-bonne et très-sympathique aux joies de ceux qu’elle aimait.

C’était le 12 octobre 1836. La duchesse d’Abrantès amenait avec elle une fort belle personne qu’elle me présenta en lui donnant le titre de princesse Lucien Bonaparte. Je n’avais pas vu l’Empire, mon enfance s’était passée en province ; mais le prestige de ce temps merveilleux, de ces grands hommes de guerre et de cette puissance fabuleuse n’en était que plus frappant pour moi. Ce dont on entend parler sans le voir grandit beaucoup dans l’imagination. Quoique j’eusse été élevée dans l’opinion légitimiste, le nom de Bonaparte m’apparaissait toujours entouré d’une auréole de gloire. Ainsi mêlé à ma grande joie, il me fit un immense effet, et l’impression de ce moment m’est encore présente.

Je me trouvai donc ce soir-là entourée de toute ma société et de quelques personnes qui avaient désiré me voir. Il était près de minuit lorsqu’on arriva. Je fis préparer une collation, et la veillée se prolongea fort avant dans la nuit. La conversation devint intime, joyeuse et familière ; tout à coup la duchesse d’Abrantès s’écria :

— Qu’on est donc bien ainsi la nuit pour causer ! On ne craint ni les ennuyeux ni les CRÉANCIERS.

Le dernier mot me surprit étrangement et produisit un grand effet.

Hélas ! c’était le secret de sa vie qu’elle révélait ainsi dans ce moment d’abandon ! de cette vie qui tenait encore aux splendeurs féeriques de l’empire, et que les petites misères douloureuses de la gêne attristaient et tourmentaient secrètement.

Là étaient les deux points extrêmes d’une existence qui ne me fut que trop connue plus tard et qui excita au plus haut point mon étonnement. Grandeur ! Misère ! c’était le fond de chaque jour des dernières années de la duchesse d’Abrantès ; le reste se plaçait tant bien que mal au milieu de cela, et se trouvait plus ou moins imprégné de l’une et de l’autre !

Lorsque je fis connaissance avec madame d’Abrantès, elle habitait dans le haut de la rue Rochechouart un appartement au rez-de-chaussée, ouvrant sur un jardin. L’été, la société se répandait sur la pelouse : c’était charmant. Les réunions nombreuses étaient fort amusantes, les opinions politiques s’y trouvaient toutes ensemble, comme toutes les classes de la société, et souvent les représentants de toutes les nuances semblaient avoir été choisis parmi les plus excentriques de chaque couleur.

Les réunions d’une maison participent beaucoup des idées du maître ou de la maîtresse du lieu ; on attire involontairement à soi ce qui est sympathique, et la duchesse d’Abrantès aimait les grandeurs et les arts, les gens de lettres et les hommes de guerre, les écrivains sérieux et les jeunes beaux qui dansaient bien ; mais ce qui obtenait promptement toute son affection, c’était le talent, la réputation, la gloire ; l’esprit, l’intelligence sous toutes ses formes, avait le premier rang chez elle, c’était là le principal ; les choses frivoles représentées par les personnes vulgaires n’étaient reçues que pour l’entr’acte ou comme un public pour les grands acteurs.

Le fils aîné de la duchesse, celui qui portait alors le titre de duc d’Abrantès, était un homme de taille moyenne, ayant une jolie figure, avec des traits délicats et d’une extrême mobilité ; il ne manquait pas d’esprit, mais il y avait un peu de désordre dans ses paroles comme dans ses actions, et sa vie était livrée, dès cette époque, aux excès qui l’ont malheureusement abrégée quelques années après. Il avait une certaine originalité et une gaieté imperturbable. Au milieu de grands embarras d’argent, c’était lui qui, montrant un jour une feuille de papier timbré, destinée à faire une lettre de change, disait en plaisantant sur l’usage et l’abus qu’il en avait fait :

— Vous voyez ce papier blanc. Cela vaut vingt-cinq centimes ; quand j’aurai mis ma signature au bas, cela ne vaudra plus rien.

Il ne se faisait pas d’illusion sur son crédit !

Son frère sortait alors de l’école militaire ; c’était une nature douce, calme et aimable, la duchesse l’appelait la raison de la famille.

Deux filles aussi ornaient le salon de leur mère. Elles étaient trop jeunes pour avoir vu les splendeurs des beaux jours de leurs parents, mais elles adoucirent les mauvais pour la duchesse d’Abrantès ; car le ciel leur avait donné en courage et en talent ce qui leur manquait en fortune et en prospérité.

Un des habitués les plus intimes des salons de la duchesse d’Abrantès était le comte Jules de Castellane que tout le monde connaît plus ou moins, mais que peu de personnes connaissent complétement. Nous ne parlerons pourtant ici que de son théâtre de société qui florissait déjà vers cette époque ; il fut un moment dirigé par les soins de madame la duchesse d’Abrantès ; elle fut remplacée plus tard par madame Gay, laquelle fut détrônée à son tour. M. de Castellane n’était pas encore marié, et son hôtel était une espèce de république. On s’y disputait le pouvoir. C’était à qui gouvernerait ; on ne savait auquel entendre, et les mains qui saisissaient les rênes de cet État agité les gardaient si peu de temps, que ce n’était vraiment pas la peine de s’en mêler.

J’avais, à la demande de M. le comte de Castellane, composé pour son théâtre une comédie en un acte, intitulée : le Château de ma nièce. Mais, pendant que je la faisais, j’eus l’occasion de me convaincre qu’on m’envierait la place que j’y occuperais, et, la porte du Théâtre-Français m’étant ouverte, j’y donnai cette petite pièce qui fut jouée par mademoiselle Mars avec grand succès.

Cela ne me brouilla pas avec l’illustre troupe d’amateurs. Au contraire, on m’invita sans cesse aux répétitions. Un jour je m’y rendis ; il s’agissait d’une pièce de la duchesse d’Abrantès, une pièce en un acte dont la répétition dura cinq heures, tant elle fut mêlée de mille choses inattendues : de récits, d’anecdotes et de joyeuses plaisanteries entièrement étrangères à la comédie. La duchesse d’Abrantès surtout était en joie, et nous nous amusâmes follement. On finit par danser sur le petit théâtre. Mais tout à coup la duchesse s’écria que depuis cinq heures qu’on parlait on n’avait ni bu ni mangé. Alors le maître de la maison, qui était comme les autres tellement absorbé par les plaisirs de la matinée, qu’il avait oublié le nécessaire de la vie pour son superflu, fit courir au plus vite chez les pâtissiers voisins, et, s’il faut tout dire, les comédiens amateurs firent autant d’honneur aux gâteaux du comte de Castellane que la troupe de Ragotin au souper de M. de la Bonardière.

Je partis pendant qu’on goûtait, et je pris pour revenir chez moi une voiture de place qui stationnait devant la porte et qui s’offrit à me conduire ; sur la banquette de devant était un papier déployé et un peu chiffonné ; j’avoue que les morceaux de papier qui n’appartiennent à personne et qui me tombent ainsi sous la main excitent ma curiosité, et ils m’ont quelquefois fourni le sujet de piquantes observations. Mais que celles-ci furent tristes, et qu’elles me navrèrent ! Je lus d’abord machinalement : c’étaient des reproches durs et cruels, presque des injures adressées par un créancier à un débiteur insolvable ou de mauvais vouloir ; et je ne puis exprimer ce que j’éprouvais de douloureux en reconnaissant que tout cela s’adressait à la duchesse d’Abrantès, à cette femme déjà âgée que je venais de laisser badinant comme une enfant. Mon étonnement était extrême. Ces habitudes-là m’étaient complétement inconnues. J’avais bien vu des gens pauvres ne pouvant s’acquitter, mais le malheur les retenait tristement à leur foyer, des larmes obscurcissaient leurs yeux, et le sourire ne venait plus sur leurs lèvres pâlies. Pour la première fois, cette vie de joie et de douleur, de luxe et de misère, m’était révélée et me frappait de surprise. Depuis cette époque, j’ai été à même, comme tout le public, de me familiariser avec les grandes existences excentriques, vivant au milieu des fêtes et des créanciers, du luxe et des dettes ; mais alors on en était encore à la littérature classique, et tout le monde y vivait raisonnablement. Je fus atterrée !

Il était évident que cette voiture avait servi à la duchesse d’Abrantès pour venir de chez elle à l’hôtel Castellane, qu’elle y avait oublié cette lettre, et que pendant cinq heures les différentes personnes qui avaient passé dans cette voiture s’étaient successivement occupées des affaires dont elle avait l’air, elle, de ne se préoccuper nullement.

Hélas ! la pauvre femme ! elle est morte à la peine. Tous les chagrins qu’elle essayait de cacher, et dont elle cherchait à se distraire, ont abrégé ses jours et rendu cruels les derniers instants de sa vie ! Je ne voulus pas que d’autres pussent s’égayer sur ces tristes détails, je pris ce papier ; mais, n’osant le lui remettre, puisque j’étais de ceux qu’elle voulait tromper, je mis cette lettre sous enveloppe et je la lui renvoyai par la poste.

Cette découverte m’attrista plusieurs jours et me fit observer plus attentivement l’intérieur de la maison de la duchesse. Ce fut à partir de ce moment que je connus tout ce que les plaisirs, ou plutôt le mouvement, y cachaient de misères douloureuses. Mais, je dois le dire, au milieu de ce désordre qui s’accrut sous mes yeux, dans les dernières années de sa vie, et qui parfois amena chez elle et jusque dans son salon des personnages étranges, et qu’on s’étonnait d’y voir, je n’ai rien observé qui fût de nature à nuire à personne ; elle ne nuisait qu’à elle-même, qu’à son bien-être, à sa considération et surtout à son repos, sans que cela parvînt jamais à corriger sa frivolité. Ainsi, lorsqu’après avoir souffert de tous les ennuis attachés à une grande gêne et aux persécutions de créanciers exigeants, il lui arrivait de pouvoir disposer d’une somme un peu considérable, elle remplissait sa maison de fleurs, de porcelaines, de cristaux inutiles, sans s’occuper le moins du monde des choses urgentes qui auraient dû être sa seule affaire. Cela venait sans doute des prospérités inouïes qui avaient par moment brillé sur sa destinée, dont l’origine elle-même avait quelque chose de merveilleux.

La famille de la duchesse d’Abrantès avait régné sur Constantinople, et sa mère portait le nom de Comnène !

Junot, son mari, né dans un rang obscur, s’était élevé tout à coup à ces hauteurs fabuleuses qui font croire à l’intervention des fées ! Ces guerres pleines de merveilles ! il s’y était montré au premier rang ; cette puissance formidable ! il en avait eu sa part, car il avait été plus que roi en Portugal, maître sans conteste et souverain sans contrôle ; les lieutenants de Napoléon s’étaient vus un moment pour l’Europe des espèces de demi-dieux, ressemblant, il est vrai, à ceux de l’Olympe, qui tenaient un peu de la nature humaine et ne se refusaient ni ses plaisirs ni ses faiblesses.

Eh bien, de ces deux grandeurs, celle de la race et celle de la puissance, la duchesse d’Abrantès n’avait gardé ni morgue, ni vanité, ni dédain : c’était une bonne nature qui appréciait avant tout l’élévation de l’esprit ; la prospérité ne l’avait pas gâtée, l’infortune ne l’abattit point. Mais c’était une femme dans l’acception frivole du mot. Son humeur et ses goûts variaient à l’infini ; l’impression du moment la prenait tout entière, et elle passait du chagrin à la joie avec la vivacité et la naïveté d’un enfant ; je n’ai jamais vu une maison où il y eût en même temps plus de gaieté et plus de tristesse. Un soir, on riait de bon cœur, et la duchesse était joyeuse entre tous ; quand la conversation languissait, elle avait quelque bonne histoire bien drôle sur des femmes de la cour impériale, et jamais une verve plus intarissable n’avait fait jaillir de ses paroles de plus folles plaisanteries ; on en oubliait l’heure du thé, qui se prenait d’ordinaire chez elle à onze heures. Ce soir-là, minuit avait sonné depuis longtemps, lorsqu’on s’assit autour de la table. Et pourquoi ce long retard ? C’est que, le matin même, le besoin d’argent s’était fait sentir d’une façon tellement impérieuse, que l’argenterie tout entière avait été mise en gage, et, au moment de prendre le thé, on s’était aperçu que, des petites cuillers étant de première nécessité, il fallait en aller emprunter à une amie.

Les scènes de ce genre se renouvelaient souvent, mais les réunions nombreuses continuaient toujours.

Parmi les hommes qui fréquentaient habituellement la maison était alors Balzac ; je le connaissais dès longtemps ; il allait dans les mêmes maisons que moi et venait à mes soirées : il y avait ainsi un certain nombre de personnes s’occupant de littérature et d’art, qui se retrouvaient chaque soir dans des maisons où, comme chez Gérard et chez moi, on recevait toute l’année. C’était extrêmement agréable, on avait mille choses à se dire ; car plus on se voit souvent, plus il y a de sujets de conversation ; ils naissent les uns des autres, et l’esprit et le cœur y gagnent également.

Je retrouvai Balzac avec joie chez la duchesse d’Abrantès, mais je l’y trouvai tout différent de ce que je l’avais vu jusque-là ; les merveilles de l’Empire l’exaltaient alors au point de donner à ses relations avec la duchesse une vivacité qui ressemblait à la passion. Le premier soir, il me dit :

— Cette femme a vu Napoléon enfant, elle l’a vu jeune homme, encore inconnu, elle l’a vu occupé des choses ordinaires de la vie, puis elle l’a vu grandir, s’élever et couvrir le monde de son nom ! Elle est pour moi comme un bienheureux qui viendrait s’asseoir à mes côtés, après avoir vécu au ciel tout près de Dieu !

Cet amour de Balzac pour Napoléon a subi plus d’une variation ; la mobilité naturelle au cœur humain s’augmente à proportion de la vivacité et du nombre des idées et des sensations, et Balzac avait une imagination toujours en mouvement ; joignez à cela la faculté de voir les objets sous toutes leurs faces, et vous comprendrez que ses sentiments variaient parfois du jour au lendemain et du tout au tout ; mais c’était le moment où il avait dressé chez lui, rue de Cassini, un petit autel surmonté d’une statue de Napoléon, avec cette inscription :

Ce qu’il avait commencé par l’épée, je l’achèverai par la plume.

Si Balzac avait de singulières bouffées d’orgueil, il avait aussi de trop profondes humilités ; car il était rarement dans ce juste milieu qu’on décore du nom de vertu et qui est au moins le partage de la raison : parfois il doutait complétement de son talent, parfois il en exagérait l’importance ; mais c’était sans mauvais vouloir, et, loin que cela lui servît à grandir sa fortune et sa renommée, il n’en recueillait que les plaisanteries de ses amis qui ne se gênaient guère avec lui pour rire de ses exagérations.

Balzac n’était point charlatan ; il a laissé sa réputation se faire elle-même par ses œuvres, c’est une justice à lui rendre ; aussi cette réputation a-t-elle toujours été en s’accroissant et ses lecteurs en se multipliant. Cela devait être, car dans ses récits attrayants il a touché juste à des malheurs, à des torts et à des secrets du cœur humain qui n’avaient pas encore été sondés avec une aussi profonde sagacité. C’est un des grands écrivains de notre époque, bien qu’il ait manqué de cette supériorité de vues qui fait la vraie grandeur d’une intelligence et l’impose aux siècles qui le suivent, c’est-à-dire une idée morale, religieuse, philosophique ou patriotique sur laquelle leur esprit s’appuie avec sécurité, que leur œuvre résume clairement et qui rallie à eux celle qu’elle entraîne… une foi enfin. Ce qui fait la supériorité de Chateaubriand sur les douteurs de tous genres de notre époque, c’est qu’il avait gardé les saintes croyances des vieux chevaliers d’autrefois qui restaient, malgré tout, fidèles à Dieu, au roi et à leur dame. Les fortes convictions de Chateaubriand ont élevé sa pensée, ses dévouements ont grandi ses ouvrages, et son âme toujours passionnée pour le bien a fait la plus grande gloire de son nom.

Balzac n’avait rien non plus dans sa personne de l’élégance et du charme que les habitudes d’une éducation distinguée donnaient à Chateaubriand ; ces manières atténuent peut-être trop les hommes ordinaires et en font d’uniformes ennuyeux, mais elles prêtent une grâce infinie aux hommes supérieurs et leur donnent d’irrésistibles séductions.

Le physique de Balzac était, il est vrai, peu séduisant ; mais avec une intelligence et des yeux comme les siens, il eût pu révéler davantage sa supériorité.

Sa toilette, négligée parfois jusqu’au manque de propreté, avait des jours de recherche bizarre. Sa canne, devenue célèbre, fut inventée par lui aux jours où la prospérité lui apparut tout à coup et marqua l’ère de ses excentriques magnificences ; une voiture singulière, un groom qu’il nomma Anchise, des déjeuners fabuleux et trente et un gilets achetés en un mois, avec le projet d’amener ce nombre à trois cent soixante-cinq, ne furent qu’une partie de ces choses bizarres qui étonnèrent un moment ses amis, et qu’il appelait, en riant, une réclame.

Comme la plupart des écrivains de notre époque, Balzac ignorait complétement l’art de causer. Sa conversation n’était guère qu’un monologue amusant, vif et parfois bruyant, mais uniquement rempli de lui-même et de ce qui lui était personnel. Le bien, comme le mal, y prenait une telle exagération, qu’ils y perdaient toute apparence de vérité ; dans les dernières années, ses embarras d’argent toujours croissants et ses espérances d’en gagner augmentant dans la même proportion, ses millions futurs et ses dettes présentes étaient le sujet de tous ses discours, et il me causa un jour à ce sujet une vive contrariété.

Un Américain du plus grand mérite, né à la Louisiane, et représentant la Nouvelle-Orléans au sénat de Washington, était venu à Paris avec l’intention d’y voir les hommes remarquables de la France, dont les noms et les ouvrages étaient arrivés jusqu’à lui. Il m’avait été présenté, et je lui proposai un jour de venir avec moi à un concert de M. Listz, où j’étais sûre qu’il trouverait une partie de ce qu’il désirait ; en effet, la première figure que nous rencontrâmes en entrant dans la salle fut un homme au sombre visage, dont on parlait beaucoup alors et sur qui je voulus faire l’épreuve de la perspicacité du sénateur américain, en lui laissant deviner le genre de sa célébrité. Il le regarda attentivement et me dit :

— Cet homme me fait penser, malgré moi, à un grand inquisiteur du temps de Philippe II.

— C’est M. l’abbé de la Mennais, lui répondis-je… mais détournez vos regards de cette figure qui peint plutôt, je crois, la souffrance qu’il éprouve lui-même que le désir de voir souffrir les autres, et regardez le gros visage joyeux du plus délicat de nos romanciers, M. de Balzac.

Je n’eus pas plus tôt dit cela, que mon Américain ne me laissa pas un moment de repos que je ne me fusse avancée de manière à être aperçue par l’illustre écrivain, afin qu’il vînt me parler. Nous approchâmes, et en effet Balzac vint promptement à moi ; c’était entre les deux parties du concert, et nous marchions de façon que nous nous trouvâmes assez à l’écart pour causer. Mais que je me repentis d’avoir voulu donner cette satisfaction à l’enthousiasme de mon Américain pour Balzac ! Probablement, le célèbre et impressionnable écrivain avait eu, ce matin-là, quelques tristes affaires d’argent, et son esprit était encore tout imprégné des douloureuses émotions qui l’avaient blessé, car il arriva tout d’abord à ce qui l’occupait, et aux éloges de M. G. il répondit par ces mots :

 Un petit grain de mil
Ferait bien mieux mon affaire…


que toutes les louanges qu’on prodigue à mes ouvrages.

Puis il ajouta mille choses pénibles sur la misère où vivaient en France la plupart des grands écrivains. Je sentis à l’instant tout le mauvais effet de ses paroles sur ce citoyen d’une république où l’on n’admet aucune autre distinction sociale que la richesse, et où le degré de l’intelligence est coté sur la quantité d’argent qu’elle rapporte ; mais j’eus beau essayer de tourner en plaisanterie ce que disait Balzac, il reprenait sérieusement, et, s’excitant par ses propres paroles, il arriva à des détails tels, qu’il prétendit avoir été obligé de mettre sa montre en gage pour avoir de quoi dîner.

Il exagérait certainement sa détresse, car, s’il n’avait pas tout l’argent nécessaire pour acquitter d’anciennes dettes contractées dans une affaire d’imprimerie, il est bien vrai qu’à l’époque où il parlait ainsi Balzac n’avait qu’à écrire quelques pages dans un journal ou dans une revue pour trouver plus que sa montre engagée ne pouvait lui rapporter. Mais il était sous une fâcheuse impression, et de plus il s’exaltait à l’effet produit par ses paroles et qui était tel, que le visage de l’Américain en était positivement décomposé et rouge, comme si la honte lui eût monté au front. Était-ce pour le pays qui laissait le talent misérable ? était-ce pour l’écrivain qui osait si ouvertement afficher sa misère ?

Ce qu’il y a de certain, c’est que j’en fus moi-même toute déconcertée et que ma surprise s’augmenta lorsque, le soir de ce même jour, j’arrivai chez la duchesse d’Abrantès au moment où Balzac énumérait les sommes prodigieuses dont il devait, disait-il, être un jour en possession par ses ouvrages ; son imagination multipliait ses bénéfices comme elle avait exagéré sa pauvreté ; il n’était plus question que de millions dus à son travail ; il allait être un des gros capitalistes de Paris. Évidemment il y avait réaction contre les lamentations de la matinée… Mais mon citoyen des États-Unis d’Amérique, mon républicain qui estimait tant l’or, il n’était plus là, et je déplorai le malheur qu’il avait eu de ne connaître que le triste revers de la médaille.

Un soir, au milieu d’une contre-danse, car parfois quelqu’un se mettait au piano et tout à coup la musique interrompait la conversation, et la phrase commencée se terminait en galop, la société résumant ainsi toutes les sympathies de la maîtresse de la maison ; un soir donc où la danse avait à propos interrompu une conversation politique, M. d’Aligre entra tout égayé sans doute par les sons joyeux de la musique, il montra un visage plus riant qu’à l’ordinaire, et, la duchesse lui reprochant de venir tard, ce fut avec le plus aimable sourire qu’il répondit :

— C’est que je viens de rendre un arrêt de mort !

Dire l’impression que ces mots prononcés gaiement produisirent sur moi est impossible ! Condamner à mort ! éteindre cette lumière du ciel que nul ne peut rallumer ! jeter dans cette éternité incertaine cette âme qui pourrait se repentir et réparer ! Cela m’a toujours paru un si cruel devoir pour ceux que leur position y oblige, que je n’ai jamais pu allier avec cette idée celle de l’insouciance et de la joie.

Le marquis d’Aligre sortait en effet de la Chambre des pairs où l’on venait de condamner Fieschi.

Certes, Fieschi inspirait peu d’intérêt, et j’avais, pour me rendre particulièrement odieux son attentat, à déplorer la mort d’un de nos amis, le comte de Villate, aide de camp du ministre de la guerre, qui fut tué par une des balles de la terrible machine ; et cependant cette condamnation ne me semblait pas devoir être annoncée gaiement.

Le marquis d’Aligre entre Balzac et la duchesse d’Abrantès me semblait un contraste frappant qui éveillait en moi une foule de réflexions : il était un des hommes les plus riches de France ; la moitié de son revenu d’une année eût mis la duchesse hors de toute inquiétude et assuré à jamais une fortune à Balzac. M. d’Aligre entassait chaque jour des sommes inutiles, et sa main serrait avec affection des mains qui se fatiguaient à un travail incessant, sans pouvoir, grâce à leur imprévoyance, il est vrai, se procurer ce qui était nécessaire pour tranquilliser leur esprit, cet esprit qui devait, malgré cela, créer des récits attrayants pour amuser l’esprit des autres. Voilà la société parisienne !

On sait quelle singulière réputation de parcimonie s’attachait à ce beau nom de la magistrature. Son père avait été premier président au parlement de Paris, et comptait déjà parmi les hommes les plus riches et les plus économes de France. On raconte qu’ayant constamment agi avec cette même prudence conservatrice il se trouvait, lors de l’émigration, être presque le seul qui eût de grosses sommes au milieu de compatriotes mourants de faim ; mais il n’en gardait que plus soigneusement un trésor dont le dénûment des autres lui faisait mieux sentir le prix. Un de ses amis, le comte de L., réduit hors de son pays à la plus dure extrémité, se décida un jour à venir lui demander avec instance une petite somme nécessaire à son existence menacée ; le marquis d’Aligre tira d’un secrétaire un livre de compte dont les feuillets étaient couverts de chiffres et de signatures, et pria son ami d’y ajouter son nom avec le chiffre de la somme qu’il désirait. Ce que fit le comte de L. avec d’autant plus d’empressement, qu’il crut que c’était pour constater sa dette dans l’avenir. Mais le président d’Aligre lui dit en serrant le livre :

— Cette somme, jointe aux autres, fait tant…

Ce total était, il faut le dire, fort considérable.

— Eh bien ! ajouta-t-il, c’est ce qui m’a été demandé depuis un an ; si j’avais satisfait à toutes ces demandes, il y a longtemps qu’il ne me resterait rien. J’ai donc été obligé de faire pour les autres ce que je fais pour vous… de refuser complétement.

Cependant, après deux ou trois générations de sordide économie, de refus de service et même de privations, quelque remords de cette conscience qui ne laisse guère passer les torts sans dire son mot, poussa M. d’Aligre, sans doute. Il fonda un hôpital.

C’était un homme de haute taille et qui avait pu être assez bien dans sa jeunesse, mais si insouciant de toute chose qui ne lui était pas personnelle, que cette insouciance était pénible à voir, ainsi que sa gaieté ; j’éprouvais une involontaire répulsion pour cet homme qui se refusait si obstinément à faire un peu de bien, et qui se montrait complétement insensible au malheur.

Ce n’est pas que la sensiblerie extérieure me fût fort agréable, et la société de la duchesse d’Abrantès en offrait un modèle qui ne me plaisait guère, car ce bon M. Bouilly, comme on l’appelait, me donnait autant d’envie de rire, avec ses perpétuelles émotions, que M. d’Aligre m’attristait avec sa constante insensibilité.

Bouilly a quelquefois pourtant touché juste au cœur des autres dans des drames qui ont ému la foule, notamment dans l’Abbé de l’Épée, les Deux Journées et Fanchon la Vielleuse ; mais, si ses comédies faisaient pleurer, sa manière d’être constamment attendri était très-risible : il racontait sans cesse des événements malheureux, ou plutôt il trouvait de quoi s’affliger dans les choses les plus ordinaires de la vie. Si le marquis d’Aligre riait en parlant d’une condamnation à mort, Bouilly pleurait en racontant un mariage : jugez d’après cela de ce qu’il pouvait faire d’un enterrement ?

Le corbillard était comme le char de triomphe de M. Bouilly ; il le guettait, il était à l’affût de toute cérémonie funèbre, et, pour peu qu’il eût connu le défunt, il prononçait sur sa tombe un discours, dont les larmes étaient la plus entraînante éloquence ; aussi était-il connu des fossoyeurs, qui le regardaient comme un des leurs et faisant partie de l’entreprise des pompes funèbres. Un matin, pendant un discours prononcé par un membre de l’Institut sur la tombe d’un de ses confrères, le chef des fossoyeurs dit assez haut pour être entendu de tous :

— Est-ce qu’il serait possible que nous n’eussions rien de vous aujourd’hui, monsieur Bouilly ?

Un autre jour, deux convois de personnes de sa connaissance avaient lieu à peu près à la même heure, l’un à Montmartre et l’autre au Père-Lachaise. Bouilly se trouva un peu en retard pour le second, et ne rejoignit l’enterrement qu’au cimetière ; il courut aussitôt à l’endroit où il aperçut du monde, et, tout haletant, il prononça un discours des plus attendrissants : c’était un éloge, des regrets, des bénédictions et des larmes sur le père de famille, l’homme de talent, l’homme de bien, l’ami qu’il venait de perdre. Il y eut bien un peu d’étonnement de la part de ceux qui étaient autour de lui ; mais Bouilly pleurait si bien, qu’il leur fit verser des larmes, et tout se passa convenablement. Seulement, quand il eut fini et qu’il chercha ses amis pour recueillir les éloges auxquels son éloquence avait droit, il ne vit que des visages qui lui étaient complétement étrangers et qui n’exprimaient plus que la surprise ; car le mort dont il avait célébré les vertus de famille était toujours resté garçon, et ses talents si vantés s’étaient bornés à la vente de denrées coloniales. L’orateur s’était trompé de convoi, et son éloquence et ses larmes avaient coulé sur la tombe étonnée d’un mort inconnu !

Bouilly, avec sa haute taille, son cou penché et son allure singulière, rôdant au milieu d’un salon et s’arrêtant à des groupes de causeurs qu’il dominait de toute la tête, avait été comparé à un dromadaire au milieu d’une caravane. Cette comparaison eût pu se faire aussi d’un homme que je voyais alors et qui portait un illustre nom. C’est le marquis de Louvois. Il venait quelquefois chez moi, et son nom me produisait un effet tout agréable ; c’était comme une réminiscence du grand siècle de l’esprit. Le marquis de Louvois y tenait non-seulement par son grand-père, car il était le petit-fils du ministre, mais aussi par un goût très-vif pour la littérature ; il composait des proverbes qu’on jouait chez lui à la campagne. C’était un homme très-âgé lorsque je le connus, mais tout aimable dans les bonnes traditions d’autrefois, dont la bienveillance était le fond et dont la forme était pleine de grâce. Le goût de la littérature, de petites compositions dramatiques, dont je garde plusieurs qu’il me donna, consolaient le marquis de Louvois de la vieillesse et d’un malheur cruel : il avait épousé dans sa jeunesse une princesse de Monaco, belle et charmante ; mais une cruelle maladie l’en séparait et n’avait pas permis d’espérer ni même d’en désirer des enfants. Une maison de santé renfermait cette malheureuse personne, et le marquis de Louvois, qui l’avait beaucoup aimée, cherchait dans les plaisirs de l’esprit et de l’amitié à se distraire de cet irréparable malheur.

Je fis connaissance d’une de ses vieilles amies, la marquise de Malaret, excellent type des marquises d’autrefois. C’était la sœur de la marquise de Polastron, cette chère affection d’un prince qui devait perdre si cruellement tous les biens que sa naissance et ses qualités lui avaient destinés. Le comte d’Artois, depuis Charles X, avait eu pour madame de Polastron un de ces sentiments commencés dans les illusions de la vie, mais qui, par leur force et leur sincérité, s’élèvent jusqu’à la pensée du ciel ; lors de la Révolution, vers 92, la marquise de Polastron suivit en Angleterre le comte d’Artois. Elle y mourut dans des idées religieuses aussi sincères que l’avait été son affection, et communiqua au prince ses convictions avant de remonter vers les cieux ; elle voulait emporter la certitude de l’y retrouver !

Le prince, à cette époque, était encore jeune et beau ; il promit, au lit de mort, une fidélité complète que le temps n’altérerait jamais. Il tint parole ; et, sur le trône comme dans l’exil, rien ne put le distraire de l’austérité d’une vie dont toute la poésie fut une ardente aspiration vers ce ciel où l’attendait la femme qu’il avait tant aimée.

Madame de Malaret, ce type de grande dame que je pus étudier à loisir, car je la vis souvent à cette époque, était un peu frivole, assez spirituelle, familière et digne en même temps. Sa fortune avait presque entièrement disparu, mais ses manières délicates et distinguées étaient les mêmes. Le petit logement au quatrième étage où je la trouvai était rempli de la meilleure compagnie du monde, qu’elle recevait exactement comme si elle eût été dans le plus magnifique hôtel du faubourg Saint-Germain, sans être ni humiliée ni irritée par sa pauvreté. Elle n’en parlait pas, et je crois qu’elle n’y pensait guère. Elle était grande dame partout et de toute manière.

On jouait chez elle des charades et des proverbes, et parmi les acteurs se faisait remarquer une jeune fille de quatorze ou quinze ans, d’une beauté ravissante, qui jouait ses rôles avec une grâce enchanteresse et un son de voix qui allait au cœur. C’était une protégée de la marquise de Malaret, qui avait connu ses parents et s’était chargée de la petite fille. Bientôt ses dispositions extraordinaires l’entraînèrent à des études sérieuses de l’art dramatique, et elle débuta au Théâtre-Français avec un grand succès, sous le nom de mademoiselle Plessy.

J’eus le bonheur de l’avoir pour jouer le premier rôle dans une petite pièce que je donnai alors, le Mariage raisonnable ; elle y fut charmante, bien qu’elle n’eût que seize ans et qu’elle jouât un rôle de veuve au-dessus de cet âge. Sa beauté était resplendissante et lui eût à elle seule valu d’immenses succès. On raconta alors qu’un lord anglais, jeune, beau, immensément riche, membre du parlement, et fort épris de la jeune et belle actrice, lui avait fait cette proposition :

— Voulez-vous quitter le théâtre, devenir ma femme et habiter un magnifique château dans le Northumberland ? Moi, j’y resterai neuf mois de l’année avec vous, et je n’irai à Londres que pour le temps de la session. Nous passerons ainsi, en tête à tête, les belles années de la première jeunesse ; puis, quand vous atteindrez trente ans, nous irons ensemble à Londres, où vous serez présentée et accueillie partout comme une des plus grandes dames de l’Angleterre.

L’actrice refusa.

Le temps a passé depuis cette époque ; l’actrice est encore au théâtre, et, si l’anecdote est vraie, il serait peut-être curieux de savoir si jamais le regret d’une situation plus calme n’est venu troubler cette vie agitée, que des rivalités, des haines, des passions de tous genres, viennent assaillir dans la carrière théâtrale.

Vers cette époque, un autre jeune lord vint à Paris pour passer l’hiver dans les salons et y faire connaissance avec la société parisienne. Un soir, le marquis de Custines, qui avait publié sur l’Angleterre un spirituel volume, me dit, chez la duchesse d’Abrantès, que le lendemain il conduirait chez la princesse Czartoriska ce jeune Anglais, le type de l’élégance et de la fashion : je devais aussi passer la soirée chez la princesse, car nous avions alors, comme je l’ai déjà dit, bien des salons où l’on retrouvait chaque soir les mêmes personnes. Le lendemain donc, j’étais chez la princesse, où il y avait grand monde, et des groupes nombreux debout au milieu du salon, lorsque je vis entrer le marquis de Custines avec un très-bel Anglais, qu’il présenta à la princesse Czartoriska. Puis, après quelques instants, M. de Custines s’approcha de moi en me demandant de me présenter lord W… ; mais il ne le vit plus, et, retournant près de la princesse, au milieu des groupes et dans tous les salons, il ne put le retrouver ; il avait disparu. Les domestiques ne l’avaient pas remarqué, et le beau lord était devenu invisible. On s’amusa beaucoup et tard ; mais il se mêlait, je l’avoue, un peu de curiosité aux amusements, pour moi et surtout pour le marquis de Custines, qui ne revenait pas de la surprise que lui causait la singulière conduite de son Anglais. Dès le grand matin, le lendemain, M. de Custines courut à l’hôtel des Princes, où était descendu le beau lord ; il partait, la chaise de poste était attelée, les malles faites, l’Anglais en habit de voyage.

— Mais vous veniez passer l’hiver à Paris ? s’écria M. de Custines.

— Le puis-je, après cet événement affreux ?

— Quel événement ? demanda le marquis de Custines, de plus en plus surpris.

— Ne cherchez pas à me cacher mon malheur, répondit le jeune lord.

— Mais quel malheur ?

— Hélas !

L’Anglais était pourpre et semblait n’avoir pas la force de s’exprimer ; ce fut par des mots entrecoupés et presque inintelligibles qu’il apprit enfin à M. de Custines ce qui était arrivé.

La veille au soir, le jeune lord, tout habillé, n’ayant plus à mettre que ses souliers vernis, s’était assis auprès du feu avec des pantoufles de maroquin rouge. Pressé de rejoindre M. de Custines, lorsqu’on lui dit que sa voiture s’arrêtait à la porte, il oublia sa chaussure, et ne s’aperçut qu’au milieu du salon de la princesse Czartoriska des pantoufles rouges restées à ses pieds. L’effroi qu’il éprouva, la honte, l’empressement qui lui firent quitter vivement les salons, traverser les antichambres comme un fou, se jeter dans la première voiture venue, et commander le départ à son valet de chambre pour le lendemain de grand matin, furent choses inexprimables. Il tremblait encore en parlant de tout cela ; il fut impossible de le calmer et de le décider à rester à Paris, où il se croyait perdu, et où rien au monde n’aurait pu le forcer à séjourner encore vingt-quatre heures.

On plaisanta beaucoup sur cet épisode dans la société de la duchesse d’Abrantès, car un des plaisirs d’un monde qui se retrouve chaque soir dans une maison ou dans une autre est une foule d’idées, d’anecdotes et de conversations en commun, où l’on continue le lendemain les propos joyeux ou intéressants de la veille. Nous avions alors une vraie société, diverse et une à la fois, et qui réunissait tous ceux qui ont eu de nos jours quelque célébrité.

Mais, malgré ma vive affection pour la duchesse d’Abrantès et le plaisir que j’avais à retrouver chez elle des personnes que j’aimais, ses réunions avaient pour moi quelque chose de pénible ; un sentiment profond de la tristesse qu’elle essayait de cacher et du malheur qu’elle s’efforçait inutilement à vaincre me prenait le cœur et occupait ma pensée tout le temps où j’étais dans son salon. Elle avait quitté son appartement de la rue de Rochechouart, où l’élégance, les fleurs, les arbres, tenaient lieu de luxe et le remplaçaient, et elle était venue habiter, rue de Navarin, un petit logement moderne dans une de ces maisons neuves qui ne sont ni belles ni commodes. Elle qui avait eu un des plus beaux hôtels quand son mari était gouverneur de Paris, elle en était réduite à cet endroit chétif, mesquin, dans une rue à moitié bâtie, et dont les rares habitations étaient occupées par un monde dont le voisinage blessait la pensée ; on eût voulu voir cette femme, que la vieillesse atteignait, entourée de quelque chose en harmonie avec les grandeurs que rappelait encore son nom. L’harmonie entre une personne et ce qui l’entoure produit une espèce de bien-être moral pour elle et pour ceux qui l’approchent, et, au contraire, une situation inquiète et troublée, comme l’était, par d’impatients créanciers, celle de la duchesse d’Abrantès, fait mal à entrevoir.

Sans doute la richesse n’est pas nécessaire à des relations où l’intelligence est le premier mérite, la gloire peut se passer de luxe ; mais il faut, pour jouir de ses plaisirs et vivre heureux dans les hauteurs de la vie, que rien ne vous en présente à chaque minute les abaissements. Puis la duchesse avait été amenée, dans les derniers temps de sa vie, à avoir recours à ses amis, ce qui les avait trop initiés à sa détresse. Plusieurs s’éloignèrent ; une teinte sombre se répandit sur ses réunions devenues peu nombreuses… Les malheurs d’argent excitent plus de répulsion que de sympathie.

La duchesse souffrait de tout cela ; on le sentait même sous sa gaieté et malgré son courage ; sa santé en était altérée. La dernière fois que je la vis chez elle, elle était souffrante et couchée ; pourtant elle travaillait encore sur son lit, où des papiers étaient épars. Elle s’était interrompue pour me recevoir ; son visage était fatigué. Je voulus écarter le pupitre et l’écritoire pour qu’elle prît quelque repos.

— Non, me dit-elle, causons un moment, cela me fera du bien, puis je me remettrai à mon travail ; le libraire doit le payer en le recevant, et j’ai besoin d’argent.

J’en eus le cœur serré, bien qu’elle se mît à rire et à parler gaiement de projets joyeux, de fêtes et de comédies.

Ce fut avec tristesse que je la quittai ; j’emportai même une vague inquiétude, car j’avais déjà remarqué que la maladie est toujours et que la mort est souvent la suite du chagrin. Une certaine modération de caractère et de position défend la vie contre tout ce qui l’empêche d’arriver à la vieillesse, et ceux qui parviennent à ses dernières limites ont fait certainement preuve d’une sagesse recommandable. Ils ont fait plus, ils ont fait mieux que bien d’autres, et, si cela ne parle pas toujours en faveur de leur cœur, c’est un assez bon argument en l’honneur de leur raison.

Quoi qu’il en soit, la duchesse d’Abrantès n’eut point cette habileté honorable ; le désordre amena le chagrin, qui entraîna la maladie à sa suite.

Au reste, il était facile de s’expliquer ce désordre : la duchesse cédait à tous ses caprices. Jamais elle n’avait su résister à une fantaisie ni aux mouvements de sa générosité : le premier jour où je fus chez elle, comme je louais des porcelaines de Saxe fort belles qu’elle me faisait remarquer, elle voulut me les donner. Si je l’avais écoutée, j’aurais emporté tout ce que j’admirais ; il fallut même, pour la satisfaire et pour faire cesser ses instances, que j’emportasse un petit flacon de cristal, que je conservai longtemps. Un jour, un domestique le cassa en faisant l’appartement, et cet accident augmenta une de mes susceptibilités en la justifiant : j’ai toujours redouté un malheur pour une personne que j’aime dès qu’il arrive quelque chose de fâcheux à ce qui me vient d’elle. Un objet fragile donné par un ami est une inquiétude continuelle, et, s’il se brise, je suis sûre que mon chagrin ne se borne pas à la perte de cet objet. Il en fut ainsi pour madame d’Abrantès. Lorsque son petit flacon fut brisé devant moi, j’en éprouvai une souffrance inexprimable, comme le pressentiment d’une catastrophe. Dans la vie parisienne, on ne peut pas voir tous les jours ceux qu’on aime le mieux, et, malgré ma profonde et sincère affection pour la duchesse, il se passait quelquefois une ou deux semaines sans que je pusse aller la chercher, à cette époque où je donnais souvent des ouvrages au théâtre et où elle ne sortait pas. Cependant j’avais été rassurée depuis notre dernière entrevue sur l’état de sa santé, car je l’avais rencontrée un soir à l’Opéra ; elle y était joyeuse et parée, et nous y causâmes fort gaiement.

Je courus rue de Navarin le lendemain matin du jour où son petit flacon avait été cassé ; j’arrive un peu troublée par mon triste pressentiment, et j’apprends avec effroi que depuis huit jours elle avait quitté son appartement, que tout y avait été vendu par d’impitoyables créanciers, et qu’étant très-souffrante elle s’était réfugiée dans une maison de santé hors de Paris, qu’elle y était morte loin de tous les siens, et qu’au moment même où je venais m’informer de ses nouvelles devait avoir lieu la cérémonie de son enterrement.

Il est impossible de dire combien je fus atterrée par un tel malheur.

J’appris depuis qu’il y avait encore eu dans les tristes moments qui précédèrent et qui suivirent cette fin cruelle les contrastes frappants de sa vie. À côté de suprêmes grandeurs, on y avait vu de prodigieux abaissements. Elle était morte sur un grabat, dans une mansarde ; la charité royale avait dû pourvoir même au cercueil, et Chateaubriand, cette gloire de nos gloires littéraires, suivit à pied son convoi, entouré des hommes les plus illustres de notre époque !

C’était le 7 juin 1838.

 

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