L’éveil de la glèbe - Knut Hamsun
1917 -
Knud Pedersen, plus connu sous son nom de plume Knut Hamsun (Knut Hamsund avant 1885), né le 4 août 1859 à Vågå, en Norvège, et mort le 19 février 1952 à Nørholm (en), près de Grimstad, est un écrivain norvégien, lauréat du prix Nobel de littérature en 1920.
Traduit du norvégien par
Jean Petithuguenin
L’éveil de la glèbe
Titre original :
Markens grøde
Première partie
1
Le long, long sentier par les marécages et les forêts, qui l’a frayé ? L’homme, l’être humain. Avant lui, pas de sentier. Après lui, de temps à autre, sur la lande et par les marais, un animal suivit la faible trace et la marqua d’une empreinte plus nette. Des Lapons, flairant la piste du renne, commencèrent ensuite à emprunter le sentier dans leurs courses de fjeld en fjeld. Ainsi naquit le sentier dans l’Almenning, le vaste territoire qui n’appartenait à personne, le pays sans maître.
L’homme arrive, montant vers le nord. Il porte un sac, son premier sac, chargé de vivres et de quelques outils. Il est robuste et rude ; il a une barbe rousse, inculte ; des cicatrices sur le visage et sur les mains : témoins du travail ou de la guerre. Peut-être, fuyant le châtiment, se cache-t-il ici, ou peut-être est-ce un philosophe qui aspire à la paix ; tel il est venu, l’être humain, au milieu de cette affreuse solitude. Il va, il va. Autour de lui, les oiseaux et les bêtes de la terre. Parfois il prononce quelques mots, pour lui-même : « Eh, mon Dieu ! » Quand il a franchi les marais et parvient en un site plus accueillant, dans une plaine ouverte au milieu des bois, il dépose son sac, entreprend de parcourir les lieux : il explore, il examine. Au bout d’une heure, il revient, remet sac au dos et poursuit sa route. Ainsi tout le jour. Il voit décliner le soleil. La nuit tombe. Il se jette dans la bruyère, le front sur son bras.
Quelques heures et il repart, « eh, mon Dieu ! », allant toujours droit au nord ; il voit de nouveau le soleil décliner. Il se nourrit de galette et de fromage de chèvre, se désaltère au ruisseau et reprend sa marche. Ce jour-là aussi, il va son chemin en explorant encore maint site accueillant au milieu des bois. Que cherche-t-il ? Une terre, un champ ? C’est peut-être un émigrant. Il ouvre les yeux et observe, et parfois, pour mieux observer, monte sur une colline. Cependant le soleil baisse.
L’homme gravit le flanc ouest de la vallée, tapissé de bois aux essences variées, d’arbres toujours verts et de prairies. Les heures passent, le jour s’assombrit ; mais le bruissement d’une rivière se fait entendre et ce bruissement léger est réconfortant comme une présence vivante. Quand il arrive en haut, l’homme découvre la vallée, dans le crépuscule, vers le sud, jusqu’à l’horizon. Il se couche.
Au petit jour, il est debout, face au paysage de bois et de prairies. Il descend une pente verte. Là-bas le reflet de la rivière ; l’homme distingue un lièvre qui la franchit d’un bond, et il incline la tête, satisfait que la largeur de la rivière soit à la mesure de ce bond. Une perdrix, qui couvait, s’enlève brusquement à ses pieds avec des cris effarouchés, et l’homme de nouveau incline la tête parce qu’il rencontre gibier de poil et de plume. Il va parmi les buissons d’airelles et de myrtilles, les stellaires sylvestres et les fougères ; il s’arrête pour creuser la terre et découvre ici de l’humus, là de la tourbe, que la chute des feuilles et les branches mortes engraissent depuis des milliers d’années. L’homme se décide, il s’établit ici ; oui, voilà ce qu’il fait, il s’établit. Il passe deux jours à parcourir les environs ; mais le soir il retourne à la prairie, il couche la nuit sur la terre nue. Il se sent chez lui : il a déjà son lit sous une roche.
Le plus difficile avait été de trouver la place, cette place qui n’était à personne qu’à lui. Maintenant les jours appartenaient au travail. Il entreprit d’arracher l’écorce des arbres dans les bois des alentours, pendant que la sève y courait encore, la mit sous presse et la fit sécher. Quand il en eut un gros tas, il le rapporta au canton, en refaisant tous les milles qu’il avait parcourus, et le vendit pour la construction ; puis, retournant chez lui, à la prairie, il y porta de nouveaux sacs de vivres et d’outils, de la farine, du lard, une marmite, une bêche. Il alla et revint ainsi, mainte et mainte fois, par le sentier, transportant, transportant toujours. Un porteur-né, une machine lancée à travers la forêt, voilà ce qu’il était ; marcher beaucoup, porter beaucoup, telle était sa vocation ; avoir de lourdes charges sur le dos n’était rien pour lui : son labeur lui semblait une existence de paresse. Il amena un jour avec son fardeau deux chèvres et un jeune bouc. Il était fier de ses chèvres, comme s’il s’était agi d’un troupeau de vaches, et les traitait avec bonté. La première créature humaine passa par là : un Lapon nomade ; il aperçut les chèvres et comprit qu’un homme s’était établi là. Il dit :
– Tu viens vivre ici pour de bon ?
– Oui, répondit l’homme.
– Comment t’appelles-tu ?
– Isak. J’aurais besoin d’une femme pour m’aider. N’en connais-tu pas ?
– Non. Mais j’en parlerai.
– Fais-le ! Car j’ai du bétail et personne pour s’en occuper.
Isak ?... Oui, le Lapon parlerait pour lui. Cet homme, dans la prairie, n’était pas un hors-la-loi, puisqu’il donnait son nom. Lui, un hors-la-loi ? Non, il se serait trahi. C’était seulement un travailleur infatigable : il faisait provision de foin pour nourrir ses chèvres pendant l’hiver ; défrichait la terre, défonçait le champ, en ôtait les pierres, dont il se servait pour dresser un mur autour de son domaine. À l’automne, il se bâtit un logis, une hutte de terre, épaisse et chaude, qui ne craignait rien de la tempête ni de l’incendie. C’était son chez-lui ; il pouvait s’y abriter, en fermer la porte et s’y reposer ; il pouvait se tenir sur le seuil et regarder, lui, le propriétaire, si quelqu’un passait par là. La hutte était partagée en deux : il logeait d’un côté ; les bêtes, de l’autre. Il avait installé sa grange sous la roche.
Deux autres Lapons passèrent : le père et le fils. Ils s’arrêtèrent, appuyés des deux mains sur leurs grands bâtons, regardèrent la hutte et le champ défriché, écoutèrent les clarines des chèvres qui broutaient dans le pré.
– Bonjour ! dirent-ils. Il est donc venu du beau monde habiter par ici !
Les Lapons sont flatteurs.
– Connaissez-vous une femme qui viendrait travailler avec moi ? répondit Isak, car il n’avait que cela en tête.
– Une femme pour t’aider ? Non. Mais nous en parlerons.
– Soyez assez bons pour le faire. J’ai une maison, de la terre et du bétail ; mais il me faudrait une femme.
Cette femme dont il avait besoin pour l’aider, il l’avait cherchée chaque fois qu’il était retourné au village avec son chargement d’écorce ; mais il n’avait trouvé personne. Une veuve et deux ou trois vieilles filles s’étaient abouchées avec lui ; mais elles n’avaient pas osé s’engager à le servir. Pourquoi ? Isak n’y comprenait rien. N’y comprenait-il rien vraiment ? Qui voudrait servir un homme seul dans un pays désert, à des milles et des milles de tout village, à une journée de marche de l’habitation la plus proche ? Et l’homme lui-même n’était ni tendre, ni gracieux, bien au contraire ! Quand il parlait, il n’avait rien d’un ténor avec les yeux au ciel : sa voix était rude ; son accent, brutal.
Il devait se résigner à vivre seul !
L’hiver venu, il tailla beaucoup dans la forêt et fit au canton des ventes avantageuses. Au retour, il rapportait des sacs de vivres et d’outils. Dures journées, où il avait une lourde charge à traîner dans la neige. Ayant du bétail et personne pour le soigner à sa place, il ne pouvait rester longtemps absent. Comment remédier à cela ? Nécessité rend ingénieux.
Il se débrouillait : le don de l’invention, peut-être une inspiration émanée de Dieu même !
Ainsi, tant bien que mal, « eh, mon Dieu ! ». Il ne lisait pas ; mais il pensait à l’au-delà, car il avait une âme simple et craintive. Le ciel étoilé, le bruissement de la forêt, la solitude, l’immensité neigeuse, les forces de la terre et de l’espace l’incitaient à la réflexion et au recueillement. Il était croyant et redoutait le Seigneur. Le dimanche, il se lavait, par respect pour la sainteté du jour, mais il travaillait comme dans la semaine.
Vint le printemps. Isak bêcha son petit terrain et y planta des pommes de terre.
Cependant son troupeau s’était multiplié. Ses chèvres avaient mis bas chacune deux chevreaux. Cela lui faisait sept bêtes en tout. Il agrandit l’étable, en pensant aussi aux futures naissances, et la garnit de vitres : c’était plus beau, plus clair. Un jour enfin, il lui arriva de l’aide. Elle rôda longtemps à travers la prairie, sans oser se présenter. Il faisait déjà presque nuit quand elle s’approcha. C’était une forte fille, aux yeux bruns, florissante et rude, avec de bonnes mains massives ; elle était chaussée de bottes de cuir brut, comme une Lapone, et avait une peau de mouton sur les épaules. Elle n’était plus très jeune.
De quoi avait-elle peur ? Elle salua et se dépêcha de dire :
– Je passais par les fjelds. C’est pourquoi je suis venue par ici.
– Naa ! fit l’homme.
Il avait peine à la comprendre, parce qu’elle articulait mal et détournait la tête en parlant.
– Oui, reprit-elle, et c’est loin ici.
– Alors tu es venue par les fjelds ?
– Oui.
– Pour quoi faire ?
– J’ai ma famille par là.
– Ah ! tu as de la famille par là ? Comment t’appelles-tu ?
– Inger. Et toi ?
– Isak.
– Isak ?... Et tu habites ici ?
– Oui, c’est chez moi, tel que tu le vois.
– Eh bien, ce n’est pas si mal !
Il commençait à voir clair dans cette affaire. La femme avait marché deux jours pour venir jusqu’à lui. N’aurait-elle pas entendu dire qu’il cherchait une compagne ?
– Entre, et repose-toi !
Ils entrèrent dans la hutte, mangèrent les provisions qu’Inger avait apportées et burent du lait des chèvres d’Isak ; ils firent aussi chauffer du café qu’Inger avait dans une vessie, et se prélassèrent jusqu’à l’heure du coucher.
La nuit, il eut désir d’elle et il l’obtint.
Le matin, elle ne s’en alla pas. Elle ne partit point de toute la journée ; elle s’occupa à traire les chèvres, à récurer les casseroles avec du sable fin, à nettoyer. Elle ne s’en alla pas du tout.
Elle s’appelait Inger, il s’appelait Isak.
Une autre existence avait commencé pour le solitaire. Celle qui était maintenant sa femme avait une prononciation confuse et une façon bizarre de détourner la tête en parlant, à cause d’un bec-de-lièvre qui la défigurait. Mais il n’avait pas à s’en plaindre : sans sa bouche difforme, elle ne serait jamais venue jusqu’à lui. Pour Isak, ce bec-de-lièvre était une chance. Et lui donc, était-il sans défaut ? Avec sa barbe inculte et son corps fruste, il était lui-même un affreux personnage, une apparition vue dans un miroir déformant ; et quant aux traits de son visage, ils faisaient penser à une sorte de Barrabas qui allait se révéler d’un instant à l’autre. C’était miracle qu’à sa vue Inger n’eût pas tourné les talons.
Elle ne s’en alla pas. Il sortit et, quand il retourna à la hutte, Inger était toujours là. Les deux ne faisaient qu’un : la hutte et la femme.
Il avait une bouche de plus à nourrir, mais il y trouvait son avantage : il pouvait s’absenter, il était plus libre de ses mouvements. La rivière l’attirait, une rivière charmante ; outre qu’elle était agréable à regarder, elle était profonde et vive. Ce n’était nullement une rivière à dédaigner et elle devait prendre sa source dans les eaux abondantes du haut plateau. Isak se fabriqua des engins de pêche et explora le courant. Il revint le soir avec un chargement d’ombres et de truites. Inger était émerveillée ; elle battit des mains.
– Tu n’as pas ton pareil !
Elle remarquait bien qu’il était sensible à son éloge, car elle ajouta d’autres bonnes paroles : elle n’avait jamais vu si belle pêche, elle se demandait comment il s’y était pris.
Inger était une compagne précieuse. Elle n’était pas douée d’une haute intelligence ; mais elle avait deux brebis sur le point d’agneler dans le troupeau de sa famille et elle alla les chercher. C’était ce qu’ils pouvaient souhaiter de plus utile maintenant chez eux : des brebis avec de la laine et des agneaux ; quatre bêtes à ajouter à leur cheptel vivant. Leur bien augmentait, c’était magnifique ! Inger apporta encore des vêtements et différents menus objets qui lui appartenaient : un miroir, de jolies perles de verre sur un fil, une carde et un rouet. Si elle continuait de ce train, la hutte serait bientôt pleine jusqu’au toit et on ne pourrait plus rien y mettre.
Isak voyait avec émotion cet afflux de richesses ; mais, taciturne comme il l’était et peu habile à s’exprimer, il sortit sur le seuil, regarda le temps qu’il faisait et rentra. Ah, il pouvait se vanter d’avoir eu de la chance ! Et il se sentait de jour en jour plus amoureux, ou plus attiré, quelque nom que l’on veuille donner à ce sentiment.
– Tu en as assez apporté, dit-il.
– J’en ai encore pourtant. Et il y a aussi l’oncle Sivert. As-tu entendu parler de lui ?
– Non.
– Il est riche. Il est trésorier du canton.
L’amour trouble la cervelle des sages. Isak voulut se montrer généreux pour sa part et il exagéra.
– C’est ce que je disais ! Tu n’as pas à planter les pommes de terre : je les planterai moi-même ce soir, quand je rentrerai.
Là-dessus, il prit sa hache et s’en alla dans la forêt.
Elle entendit les coups de sa cognée. Ce n’était pas si loin. Elle perçut à leur craquement que c’étaient de grands arbres qu’il abattait. Alors elle alla dans le champ et se mit à planter des pommes de terre. L’amour donne de l’esprit aux simples.
Le soir, Isak rentra en traînant un énorme tronc d’arbre au bout d’une corde.
Eh, eh ! ce lourdaud, ce naïf Isak ! Il menait grand bruit avec sa bille de bois, et toussait, et crachait, pour faire sortir Inger et s’offrir à son admiration.
– Oh ! dit-elle quand elle parut en effet, c’est trop pour un seul homme !
Isak ne répondit pas. Porter un peu plus qu’il n’est admis pour les forces d’un homme n’était pas une chose dont il valût la peine de parler.
– Et que vas-tu faire de ce tronc ? demanda-t-elle.
– Nous verrons ! dit-il, laconique.
Mais il remarqua qu’elle avait planté les pommes de terre et il eut le sentiment qu’elle en avait fait presque autant que lui. Ce n’était pas de son goût. Il détacha la corde avec laquelle il avait traîné son arbre et repartit avec.
– Tu t’en vas encore ? demanda-t-elle.
– Oui, répondit-il avec humeur.
Il revint en traînant un autre tronc d’arbre, et cette fois sans souffler, sans faire de bruit ; il tirait comme un bœuf.
Au cours de l’été, il traîna ainsi beaucoup d’arbres jusqu’à la hutte.
2
Un jour, Inger mit des provisions dans son sac en peau de mouton et dit :
– Je vais voir les miens.
– Naa !
– Il faut que je leur parle.
Isak ne sortit pas tout de suite derrière elle, mais resta longtemps absorbé. Quand il s’avança enfin sur le seuil, n’ayant pas du tout l’air anxieux ni tourmenté de pénibles pressentiments, Inger était déjà sur le point de disparaître à la lisière de la forêt.
– Hum ! Reviendras-tu ? ne put-il s’empêcher de crier.
– Pourquoi ne reviendrais-je pas ?
Donc il se retrouvait seul, « eh, mon Dieu ! ». Avec sa force et son goût pour le travail, il ne pouvait pas rester à flâner dans la hutte ou au-dehors : il avait besoin de faire quelque chose. Il se mit à équarrir des troncs d’arbres, les aplanit sur deux faces. Il travailla ainsi jusqu’au soir, n’oublia pas de traire ses chèvres et alla se coucher.
Comme la hutte était vide à présent ! Quel silence pesait entre les murs de terre et le sol battu ! Quelle solitude ! Pourtant le rouet et la carde étaient à leur place ; les perles sur leur fil étaient là, sous le toit, bien rangées dans un sachet. Inger n’avait rien emporté. Mais Isak était stupide : il avait peur de l’obscurité, pendant les claires nuits d’été ; il croyait voir des formes glisser derrière les vitres. Il était debout dès l’aube et prenait son déjeuner : une énorme écuelle de bouillie qui le nourrissait pour toute la journée, de sorte qu’il pouvait attendre jusqu’au soir pour se remettre en cuisine.
Trois jours, il passa le temps à équarrir des troncs d’arbres et à défoncer le sol. Inger allait sans doute rentrer le lendemain. Ce ne serait pas une mauvaise chose que d’avoir du poisson pour elle quand elle arriverait. Il ne voulait pas prendre le droit chemin pour aller tout bonnement à sa rencontre sur le fjeld, mais il fit un détour avant de descendre à la rivière. Il pénétra dans des régions du fjeld qu’il ne connaissait pas encore ; il y avait là de la roche grise et de la roche brune, et on trouvait des cailloux aussi lourds que du plomb ou du bronze. Ces pierres brunes contenaient peut-être des choses précieuses : de l’or ou de l’argent, qui sait ! Isak n’y entendait rien et cela lui était égal. Il arriva au bord de l’eau. L’air du soir était peuplé de moucherons et le poisson mordait bien. Isak rapporta encore une pêche abondante, qui ferait ouvrir de grands yeux à Inger. Il rentra le matin, en faisant le même détour qu’à l’aller, et recueillit quelques-uns de ces cailloux pesants dont le fjeld était jonché ; ils étaient bruns, avec des taches bleu sombre, et ils étaient extraordinairement lourds.
Inger n’était pas arrivée et elle n’arriva pas. Cela faisait maintenant quatre jours. Isak s’occupait de traire les chèvres, comme quand il était seul et n’avait personne pour le faire à sa place. Il ouvrit une carrière de pierre et transporta jusqu’à son terrain de grands tas de blocs bien taillés, pour élever un mur. L’univers lui offrait mainte occupation.
Le cinquième soir, quand il se coucha, il commençait à se sentir inquiet. Mais le rouet et la carde étaient toujours là, et le rang de perles aussi. Le même vide dans la hutte et pas un bruit. Cela faisait paraître les heures longues ; et, lorsqu’à la fin il entendit des pas résonner au-dehors, il crut d’abord rêver. « Eh, mon Dieu ! » murmurait-il dans son abandon. Et il n’avait pas l’habitude de parler à la légère. Il entendit encore des piétinements et vit quelque chose glisser devant la fenêtre, quelque chose de vivant qui avait des cornes. Il se dressa, sortit sur le seuil ; alors il eut une vision. « Dieu ou Satan ? » grommela-t-il. Et ce n’étaient pas encore des mots qu’il prononçait à la légère. Il voyait une vache ; Inger et une vache, qui disparaissaient dans l’étable.
S’il n’avait pas été là, sous le porche, écoutant Inger parler doucement à la vache dans l’étable, il ne l’aurait pas cru ; mais il était là. Au même instant, il conçut un soupçon détestable. Que Dieu la protège ! Naturellement c’était une femme incomparable, une vraie fée ; mais l’exagération reste de l’exagération. Un rouet et une carde, passe encore ; des perles d’une telle beauté, c’était déjà plus suspect, néanmoins cela pouvait s’admettre aussi. Mais une vache, trouvée sur la route peut-être, ou prise dans un pré ! Son propriétaire s’apercevrait tout de suite de sa disparition et la suivrait à la piste.
Inger sortit de l’étable et, réprimant une envie de rire, dit avec fierté :
– Ce n’est que moi, avec ma vache !
– Naa ! répondit-il.
– Je ne pouvais pas aller vite avec elle sur le fjeld : elle est pleine. C’est pourquoi j’ai été si longtemps.
– Alors tu ramènes une vache ?
– Oui ! assura-t-elle, toute gonflée de sa richesse en ce monde. Ou crois-tu qu’il s’agit d’une farce ?
Isak craignait le pire ; mais il se contint et dit simplement :
– Entre et mange un morceau.
– As-tu vu la vache ? N’est-ce pas qu’elle est belle ?
– Incomparable ! Où l’as-tu eue ? demanda-t-il aussi tranquillement qu’il put.
– Elle s’appelle Guldhorn . À quoi sert ce mur que tu as construit ? Tu te tues au travail !... Viens voir la vache !
Ils allèrent à l’étable. Isak était en chemise, mais cela ne faisait rien. Ils regardèrent la vache ; l’examinèrent sous toutes les faces ; notèrent les marques sur la tête, les flancs, la croupe, le pis roux et blanc ; comment elles étaient placées. Avec précaution, Isak demanda :
– Quel âge crois-tu qu’elle ait ?
– Je ne crois pas, dit Inger, je sais qu’elle vient d’entrer dans sa quatrième année. C’est moi qui l’ai élevée, et ils disent tous qu’ils n’ont jamais vu de leur vie meilleure génisse. Comment penses-tu te procurer du fourrage pour elle ?
Isak ne demandait qu’à ajouter foi aux paroles d’Inger. Il déclara :
– Ne crains rien ! Elle n’en manquera pas.
Ils rentrèrent dans la hutte, soupèrent et passèrent la soirée ensemble. Quand ils furent au lit, ils parlèrent encore de l’événement.
– La jolie bête, hein ! Et elle va vêler ! Elle s’appelle Guldhorn... Dors-tu, Isak ?
– Non.
– Avec ça, elle me connaît. Hier, elle m’a suivie tout de suite comme un agneau. Nous nous sommes reposées une heure sur le fjeld, cette nuit, en venant. Nous serons tout de même obligés de l’entraver cet été ; autrement, elle se sauverait. Une vache est une vache.
– Où était-elle avant ? demanda enfin Isak.
– Chez mes parents. C’est eux qui l’avaient. Ils ne voulaient pas la laisser partir, et les enfants pleuraient quand je l’ai emmenée.
Inger était-elle capable de mentir si magnifiquement ? Elle affirmait avec un tel accent de sincérité que la vache était à elle !
Eh bien, leur ferme commençait à prospérer ; cela prenait tournure.
Ah, l’Inger, il l’aimait ! Et elle l’aimait en retour, lui ! Ils se contentaient de peu ; ils vivaient simplement et se tenaient pour satisfaits.
– Dormons, décidèrent-ils.
Et ils s’endormirent. Quand ils se réveilleraient le matin, pour une nouvelle journée, leurs occupations seraient multipliées. La besogne serait rude. Mais ils étaient heureux. Tantôt de la peine et tantôt de la joie : c’est la vie.
Il y avait par exemple ces troncs d’arbres qu’Isak avait équarris. S’il essayait de les assembler ! Il avait observé, quand il était au village, comment on s’y prenait pour bâtir ; il était capable de dresser une arête. Et n’avait-il pas justement le plus grand besoin de le faire ! On avait maintenant des moutons, une vache, des chèvres, et on en aurait encore davantage. La cloison qui séparait l’étable de la hutte menaçait de sauter. Il fallait trouver un remède. Le mieux était de s’y mettre tout de suite, quand les pommes de terre étaient en fleur et que ce n’était pas encore la saison des foins. Inger donnerait un coup de main de temps en temps.
Isak se réveilla dans la nuit et se leva. Inger dormait profondément, après sa longue marche. Il passa dans l’étable. Or il ne s’adressa pas à la vache sur un ton de flatterie méprisable ; il la caressa gentiment et l’examina de nouveau sur toutes les parties du corps, pour voir si elle ne portait pas la marque d’un propriétaire ; il ne trouva rien et s’en alla, soulagé.
Les troncs d’arbres étaient là ; il se mit à les rouler et à les dresser. Il construisit une charpente ; un grand cadre pour la salle, un petit pour la chambre. C’était très fatigant. Son labeur l’absorbait tout entier et il oubliait les heures. L’ouverture du toit de la hutte laissa échapper de la fumée ; Inger sortit et annonça le déjeuner.
– À quoi travailles-tu donc ? demanda-t-elle.
– Te voilà levée ! répondit Isak.
Ah, cet Isak, avec ses façons mystérieuses ! Mais il aimait assez qu’elle le questionnât, se montrât curieuse de ses desseins. Il prit son repas et se reposa un moment dans la hutte avant de se remettre au travail. Qu’attendait-il ?
– Je suis ici à me prélasser quand j’ai tant à faire !
– Est-ce une maison que tu construis ? Ne veux-tu pas répondre ?
Il daigna répondre, lui qui accomplissait cette grande chose de bâtir à lui tout seul.
– Tu le vois bien.
– Naa ! Oui, oui !
– C’est une chose qui ne pouvait plus attendre. Tu ramènes une vache pleine : il lui faut une étable.
Pauvre Inger ! Elle n’avait pas une aussi haute intelligence que lui, Isak, le maître de la création ; elle n’avait pas encore appris à le connaître, lui et sa manière de s’exprimer. Elle dit :
– Mais ce n’est pas une étable que tu bâtis !
– Bah ! fit-il.
– Ça a plutôt l’air d’une maison.
– Tu crois ? dit-il en la regardant, comme s’il eût été incapable de trouver cette idée-là tout seul.
– Eh bien, oui ! Et nous mettrions les bêtes dans la hutte ?
Il réfléchit.
– Oui, je crois aussi que ce serait mieux.
– Tu vois ! dit Inger, triomphante. Je suis tout de même bonne à quelque chose.
– Que dirais-tu d’une chambre, avec la salle ?
– Une chambre ? Alors ce serait comme chez les autres ! Quoi ! nous pourrions avoir ça ?
Oui, ils auraient cela. Isak bâtissait la maison, dressait les arêtes, posait les poutres. Il tailla et assembla des pierres pour faire un foyer ; mais il réussit moins bien dans ce dernier travail et il lui arriva d’être mécontent de lui. La saison des foins avait commencé : Isak dut abandonner son chantier pour faucher les prés. Il rapportait d’énormes charges de fourrage.
Un jour de pluie, il se mit en route pour le village.
– Que vas-tu faire là-bas ?
– Je n’en sais rien au juste.
Il partit et resta deux journées absent. Il revint avec un poêle. Il sortit de la forêt, roulant comme un navire, avec son fourneau sur les épaules.
– Tu n’as pas pitié de toi-même, dit Inger.
Isak démolit le foyer qui ne lui plaisait pas, dans sa nouvelle maison, et installa le poêle à la place.
– Ce n’est pas tout le monde qui possède un poêle, dit Inger. Nous devenons des gens importants.
La fenaison continuait. Isak entassait toujours du fourrage. C’était seulement les jours de pluie qu’il pouvait maintenant travailler à sa maison. Cela n’avançait guère. En août, quand on eut fini de rentrer les foins à l’abri du roc, le nouveau logis n’en était encore qu’à la moitié. En septembre, Isak déclara que ça n’allait pas.
– Tu devrais faire un saut jusqu’au village et trouver un homme pour m’aider.
Inger était un peu souffrante depuis quelque temps ; elle ne pouvait plus sauter. Elle ne s’en prépara pas moins à partir.
Mais le paysan avait réfléchi, son orgueil se réveillait : il voulait achever seul son œuvre.
– Inutile de déranger les gens, dit-il. Je m’en tirerai.
– Tu n’en viendras pas à bout.
– Aide-moi seulement à porter les madriers.
Octobre arriva et Inger dit :
– J’y renonce.
C’était maintenant une rude besogne, car il s’agissait de construire la charpente du toit. Isak tenait à couvrir la maison avant l’automne, et le temps pressait. Qu’avait donc Inger ? Serait-elle malade ? Elle faisait de temps en temps du fromage de chèvre ; mais, à part cela, elle n’était guère bonne qu’à déplacer plusieurs fois par jour le piquet de Guldhorn dans la pâture.
– Rapporte-moi une grande corbeille ou une caisse, la prochaine fois que tu iras au village, demanda-t-elle.
– Pour quoi faire ?
– J’en ai besoin.
Isak hissait les poutres du toit avec une corde, et Inger les guidait d’une main : c’était tout ce qu’elle pouvait faire. Ça n’avançait pas vite. Certes, il ne s’agissait pas de construire un toit très élevé ; mais les poutres étaient prodigieusement épaisses et lourdes pour une aussi petite maison.
L’automne fut assez beau. Inger se chargea d’arracher les pommes de terre, et Isak acheva son toit, avant que le temps se mît à la pluie pour de bon. On abritait maintenant, la nuit, les chèvres dans la hutte, avec les gens ; on s’arrangeait comme on pouvait, sans se plaindre.
Isak se prépara pour une nouvelle course au canton.
– N’oublie pas de me rapporter une grande corbeille ou une caisse, dit encore Inger, exprimant son humble désir.
– J’ai commandé des vitres, qu’il faut que je prenne, répondit Isak. Et aussi deux portes, avec leur peinture.
Il parlait sur un ton de supériorité.
– Naa ! Pense tout de même à ma corbeille !
– Qu’en veux-tu faire ?
– Ce que je veux en faire ? As-tu des yeux dans la tête ?
Isak s’éloigna, pensif. Il revint au bout de deux jours, avec les vitres, et une porte pour la salle, et une porte pour la chambre ; en outre, il avait, pendant sur la poitrine, la caisse pour Inger, et, dans la caisse, il avait mis des provisions.
– Tu finiras par te tuer, avec des charges pareilles !
– Oh ! me tuer !
Isak était bien loin d’être mort. Il tira de sa poche une fiole de médecine, du naphte, et la donna à Inger, en lui recommandant d’en prendre tous les jours afin de se rétablir.
Il y avait maintenant les vitres et les portes peintes, avec lesquelles il pouvait se donner de l’occupation. Ah, les portes étaient petites et usagées ; mais, avec leur belle peinture rouge et blanche, elles orneraient la maison comme des tableaux.
Enfin ils s’installèrent dans leur nouveau logis, et les bêtes occupèrent toute la hutte. Ces êtres humains dans leur désert avaient fait de grandes choses, ils avaient accompli des miracles.
3
Tant que la terre resta meuble, Isak travailla dans son champ à ôter les pierres et arracher les racines ; il égalisa son pré pour la prochaine saison. Quand le gel durcit le sol, il se fit bûcheron et débita des monceaux de bois à brûler.
– Que veux-tu faire de toutes ces bûches ? demanda Inger.
– Je n’en sais trop rien, répondit Isak.
Mais il avait son idée. L’épaisse forêt vierge se dressait comme une muraille devant la maison et empêchait la prairie de s’étendre. En outre, Isak se proposait de transporter d’une manière ou d’une autre ses bûches au canton et de les vendre l’hiver pour le chauffage. Ce n’était pas un mauvais calcul, Isak en était persuadé. Il défrichait la forêt et entassait du bois.
Inger venait souvent le voir travailler. Il faisait comme si cela lui était égal, comme s’il n’avait nullement besoin d’elle ; mais elle ne s’y laissait pas tromper. Leur conversation était bizarre.
– N’as-tu pas autre chose à faire que de rôder au-dehors par un froid pareil pour attraper du mal ? disait Isak.
– Je n’ai pas froid, répondait Inger. Mais toi, tu te ruines la santé !
– Prends donc ma veste et mets-la sur tes épaules.
– Je le ferais bien, mais je ne peux pas rester ici quand Guldhorn va vêler.
– Quoi ! Guldhorn va vêler ?
– Tu le sais bien ! Que déciderons-nous, à ton avis, pour le veau ? L’élèverons-nous ?
– Tu feras ce que tu voudras. Nous ne pouvons tout de même pas le manger, je pense ! Alors nous n’aurions toujours qu’une vache.
– Il ne m’est jamais venu à l’idée que tu nous proposerais de manger le veau.
Des solitaires, laids et frustes ! Mais une bénédiction l’un pour l’autre, pour leurs bêtes et pour leur terre !
Guldhorn vêla. Ce fut un grand jour dans leur désert, une faveur du Ciel. Guldhorn reçut une bonne bouillie et Isak dit :
– Ne ménage pas la farine !
Il y eut maintenant un veau à l’étable, une merveille de petite génisse, aux flancs roux, qui se montrait comiquement stupéfaite du miracle de sa naissance. Dans un couple d’années, elle serait mère à son tour.
– Le veau deviendra une génisse bien plantée, dit Inger. Je ne vois pas comment nous l’appellerons.
Elle avait une intelligence puérile et dépourvue d’imagination.
– Comment nous l’appellerons ? dit Isak. Il n’y a pas pour elle de nom plus convenable que Sœlv-horn .
La première neige tomba. Dès qu’elle devint praticable, Isak partit pour les lieux habités. Il était plein de mystère, selon sa coutume, et refusa d’expliquer à Inger le but de son voyage. Il revint avec la surprise la plus extraordinaire : un cheval et un traîneau !
– Est-ce une farce ? dit Inger. Où l’as-tu volé ?
– Moi, j’ai volé le cheval ?
– À moins que tu ne l’aies trouvé !
Ah, s’il avait pu dire, Isak :
– Mon cheval ! Notre cheval !
Mais il l’avait seulement loué, avec le traîneau, pour transporter son bois.
Donc Isak retourna au village avec son chargement de bûches et revint avec des provisions, de la farine, des harengs. Une fois, il ramena un jeune taureau sur son traîneau ; il l’avait eu pour un prix ridicule, parce qu’on manquait de fourrage au canton. La bête était maigre, efflanquée ; elle n’avait pas bonne apparence ; mais ce n’était tout de même pas un monstre, et elle prendrait meilleure tournure quand elle serait bien soignée. Inger dit :
– Que ne nous rapporteras-tu pas ?
Isak rapporta en effet encore bien d’autres choses : il rapporta des planches et une scie, qu’il avait échangées contre des bûches ; il rapporta une pierre à aiguiser, un gaufrier, des outils, et tout cela avait été payé avec son bois de chauffage. Inger était prise de vertige à la vue de tant de richesses et, chaque fois, elle disait :
– Encore ! Nous avons déjà un taureau et tout ce qu’on peut imaginer !
Un jour, Isak déclara :
– C’est fini ! Je ne rapporterai plus rien.
Ils étaient pourvus pour longtemps, et c’étaient des gens économes.
Qu’allait entreprendre Isak au printemps ? Tout en cheminant l’hiver, derrière ses charges de bois, il y avait beaucoup réfléchi. Il voulait défricher de plus larges étendues de prairie, raser la forêt, entasser du bois et le faire sécher pendant l’été ; puis, l’hiver venu, doubler la charge de son traîneau. Rien n’était laissé au hasard dans ses calculs.
Il y avait encore une autre chose à laquelle Isak avait pensé des centaines de fois ; c’était à propos de Guldhorn. À qui appartenait-elle ? Isak aurait été bien loin pour trouver une autre femme comme Inger, une diablesse de fille qui voulait tout ce qu’il voulait et était toujours contente. Mais on pouvait venir un jour chercher Guldhorn et l’emmener : et cela aurait beaucoup de conséquences.
– Tu ne l’aurais pas volé, ce cheval, ou trouvé ? avait dit Inger.
Telle avait été sa première pensée. Fallait-il lui faire confiance ? Isak avait médité là-dessus. Or voilà qu’il avait lui-même donné un compagnon à Guldhorn, à une vache volée !
Le temps était venu de rendre le cheval. Dommage ! car c’était une bonne petite bête.
– Oui, oui ! Mais tu as déjà fait tant de besogne avec lui ! observa Inger, consolante.
– C’est justement au printemps que j’en aurais besoin, répondit Isak. J’ai encore beaucoup de travail pour lui.
Il partit un matin, paisiblement, avec sa dernière charge de bois à vendre. Il revint le troisième jour.
En approchant, il entendit dans la maison une plainte bizarre. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Il resta un moment attentif. Les vagissements d’un enfant, oui, Seigneur, il n’y avait pas à s’y tromper ! Mais c’était une chose terrible et surprenante ! Et Inger n’avait rien dit !
Il entra et vit d’abord la caisse, la fameuse caisse qu’il avait rapportée sur sa poitrine, et qui maintenant était suspendue au plafond, métamorphosée en berceau pour l’enfant. Inger était debout et se traînait, à demi vêtue ; en vérité, elle avait trait la vache et les chèvres.
Comme l’enfant s’était tu, Isak demanda :
– Ça s’est bien passé ?
– Oui.
– Naa !
– C’est arrivé le soir de ton départ.
– Naa !
– Je me suis déshabillée et j’ai suspendu la caisse. Mais j’étais déjà prise. Je n’ai pas souffert ; mais après, je me suis trouvée mal.
– Pourquoi ne m’as-tu pas averti ?
– Pouvais-je savoir quand il arriverait ? C’est un garçon.
– Naa ! C’est un garçon ?
– Et je n’ai aucune idée du nom que nous pourrons lui donner, dit Inger.
Isak considérait la petite figure rouge, qui était bien formée, sans bec-de-lièvre ; le petit crâne, couvert de cheveux. Un beau gars pour sa condition et pour un nouveau-né qui avait une caisse en guise de berceau !
Isak se sentait étrangement faible. Le paysan rude était devant un prodige. Cette petite créature, dans le saint mystère de sa naissance, regardait la vie avec une figure mignonne qui semblait empruntée à une allégorie. Des jours et des années feraient un homme de ce prodige.
– Viens déjeuner ! dit Inger.
Isak défriche la forêt et entasse du bois. Son travail avance plus vite maintenant qu’il possède une scie. Il scie les bûches, et les charges de bois s’accumulent ; il les aligne, en fait une rue, une ville. Inger est retenue chez elle et ne peut plus être auprès de l’homme pour le regarder travailler. C’est Isak qui fait de temps en temps un tour à la maison. Drôle tout de même, ce marmot dans une caisse ! Quand on est homme, on ne peut pas rester indifférent aux cris d’une petite créature humaine comme celle-là.
– Ne le touche pas ! disait Inger. Tu as de la résine plein les mains.
– Moi, j’ai de la résine aux mains ? Tu es folle ! Je n’en ai plus depuis que j’ai terminé la maison. Laisse-moi le prendre ! Je le bercerai.
– Non. Tiens, voilà qu’il se tait !
En mai, une visiteuse arriva par le fjeld à la maison solitaire : c’était une parente éloignée d’Inger. Elle reçut bon accueil.
– Je suis venue voir comment va Guldhorn depuis qu’elle nous a quittés.
Penchée sur son enfant, Inger observa d’un ton chagrin :
– On ne demande pas comment tu vas, toi. Tu es trop petit !
– Je vois la mine qu’il a ! C’est un garçon solidement bâti. Qui m’aurait dit, il y a un an, que je te retrouverais ici, Inger, avec un mari et un enfant, et une maison et du bien !
– Ce n’est pas pour me vanter, mais il m’a prise telle que j’étais.
– Êtes-vous mariés ?... Non, vous n’êtes pas encore mariés.
– Nous nous en occuperons. Il faut que le petit soit baptisé, dit Inger. Nous devrions être mariés, mais nous n’en avons pas trouvé le temps. Qu’en penses-tu, Isak ?
– Oui, mariés... Cela va de soi !
– Oline, ne pourrais-tu revenir à la mauvaise saison et soigner les bêtes, pendant que nous ferions le voyage ? demanda Inger.
– Oh, si ! promit la cousine.
– Nous te dédommagerons pour ça.
Elle s’en remettait à eux.
– Et vous êtes en train de bâtir, à ce que je vois ? Que bâtissez-vous ? Vous n’en avez pas encore assez ?
Inger saisit l’occasion et dit :
– Eh bien, demande-le-lui ! Moi, je n’en sais rien.
– Ce que je bâtis ? repartit Isak. Ça ne vaut pas la peine d’en parler : un petit hangar, au cas où j’en aurais besoin.
– Pour ce qui est de Guldhorn, veux-tu la voir ?
Ils allèrent à l’étable voir la vache et son veau. Et il y avait encore un taureau par-dessus le marché ! La visiteuse admirait les bêtes et l’étable, qui ne pouvait pas être plus belle, et la propreté parfaite qui y régnait.
– On peut s’en rapporter à Inger pour soigner les bêtes, dit la cousine.
Isak demanda :
– Guldhorn était donc chez toi avant ?
– Nous l’avons eue toute petite. Pas chez moi : chez mon fils. Mais ça revient au même. Nous avons encore la mère à l’étable.
Il y avait longtemps qu’Isak n’avait entendu parole plus agréable ; il se sentait soulagé d’un grand poids. Guldhorn appartenait donc légitimement à Inger et à lui. À vrai dire, il avait fini par imaginer un moyen de se délivrer de son souci : il aurait abattu Guldhorn à l’automne, gratté sa peau, enfoui ses cornes, effacé en ce monde toute trace de l’existence d’une vache nommée Guldhorn. Cela devenait inutile. Comme il se sentait fier d’Inger à présent !
– Propre et travailleuse ! Ah, il n’y en a pas deux comme elle ! Ça allait comme ça pouvait chez moi, quand je n’avais pas encore trouvé de fermière.
– Naturellement, ça ne pouvait pas aller, dit Oline.
Telle était la femme de l’autre côté du fjeld : une créature douce, parlant bien et intelligente. Elle resta quelques jours, et on lui céda la petite chambre. Quand elle repartit, Inger lui donna de la laine de ses brebis. Oline n’en dit rien à Isak, quoiqu’elle n’eût pas de raison de le lui cacher.
L’enfant, Isak et sa femme ! L’existence reprenait son cours. Le travail quotidien. Grandes et petites joies. Guldhorn donnait beaucoup de lait ; les chèvres avaient mis bas et donnaient aussi du lait. Inger fabriquait les fromages en série, des blancs et des rouges, et les laissait se faire ; elle s’était promis de gagner, avec ses fromages, de quoi s’acheter un métier. Tiens, tiens ! Inger savait donc tisser ?
Et Isak construisait un hangar. Il avait aussi son plan. Il accotait sa nouvelle construction à la hutte. Il la fit à double paroi avec une porte et une petite fenêtre à quatre carreaux ; la couvrit avec des planches encore garnies de leur écorce. Puis il attendit le dégel afin de pouvoir extraire et pétrir de la glaise. Rien d’inutile : pas de plancher, pas de murs bien dressés ; mais Isak aménagea une stalle pour un cheval et disposa un râtelier.
Le mois de mai était déjà très avancé, le soleil dégela les collines, Isak appliqua un enduit de glaise sur le toit de son hangar et son travail se trouva terminé.
Un matin, après déjeuner, il se munit de vivres, prit sa pioche et sa bêche sur son épaule, et se rendit au canton.
– Rapporte-moi quatre aunes d’indienne ! lui cria Inger.
– Que veux-tu en faire ? demanda Isak.
On aurait dit qu’il était parti pour toujours, Inger consultait le ciel, notait la direction du vent, comme si elle avait guetté une voile sur la mer ; elle sortait la nuit pour écouter, elle songeait à prendre l’enfant dans ses bras pour aller à la recherche d’Isak. Il reparut enfin avec un cheval et une charrette.
– Ho ! cria-t-il avec force quand il arriva devant la porte, bien que le cheval fût doux et docile et s’arrêtât comme s’il reconnaissait la maison.
Il dut tout de même appeler.
– Viens tenir un peu le cheval !
Inger sortit.
– Qu’est-ce que c’est ? dit-elle. Tu l’as encore loué, Isak ? Où as-tu été pendant tout ce temps ? Ça fait six jours !
– Où crois-tu que j’aie été ? J’ai dû faire bien des détours, à la recherche d’un passage pour ma voiture. Voyons, tiens le cheval !
– Ta voiture ? Tu ne l’as pas achetée, je suppose ?
Isak resta silencieux, Isak était gonflé de silence. Il déchargea de la voiture une charrue et une herse, qu’il s’était procurées, des clous, des provisions, une meule, un sac de blé.
– Comment va l’enfant ? demanda-t-il.
– Il n’est pas question de l’enfant. Je te demande si tu as acheté la charrette, parce que, moi, je grille d’envie d’avoir un métier à tisser ! dit-elle en plaisantant, tellement elle était heureuse de le revoir enfin.
Isak se renferma un bon moment dans son mutisme. Il était très occupé à ranger ce qu’il avait rapporté : ce n’était pas si simple de trouver de la place pour tout cela dans la ferme. Mais, dès qu’il vit qu’Inger renonçait à le questionner et se mettait à parler au cheval, sa langue se délia.
– As-tu vu une ferme sans cheval ni voiture, sans charrue ni herse ? Et, puisque tu veux le savoir, oui, j’ai acheté le cheval et la charrette, et ce qui est dedans.
Inger ne put que hocher la tête et dire :
– Tu fais des prodiges !
Isak, à présent, ne se sentait plus humilié : il avait payé pour Guldhorn en homme d’honneur. Il avait le droit de déclarer :
– Nous sommes quittes. Pour ma part, j’ai apporté un cheval.
Il se sentait si léger qu’il empoigna de nouveau la charrue, la traîna d’une seule main jusqu’à la maison et la dressa contre la paroi. N’était-il pas un chef d’exploitation ? Et, après cela, il manipula la herse, la meule, une fourche neuve, tout ce précieux matériel de ferme, une richesse magnifique, un équipement complet. Il ne manquait plus rien à présent.
– Hem ! Pour ce qui est de ton métier à tisser, je m’en occuperai, dit-il. Laisse-moi seulement respirer ! Voici l’indienne ; il n’y en avait que de la bleue.
Cela n’avait pas de fin, il en tirait toujours : c’était à croire qu’il avait acheté toute la marchandise du village.
Inger dit :
– Dommage qu’Oline n’ait pas vu ça pendant qu’elle était ici !
Idée de femme, sentiment de vanité ! Isak souffla de mépris. Et pourtant, qui sait ? peut-être n’aurait-il pas été mécontent si Oline avait été là pour admirer son trésor.
L’enfant pleura.
– Occupe-toi du petit, dit Isak. Moi, je conduis le cheval à l’écurie.
Il détela le cheval et le mena dans son box ; le bouchonna avec tendresse et lui donna à manger. Que devait-il pour le cheval et la charrette ? Tout, la somme entière. Une grosse dette ! Mais il s’acquitterait avant la fin de l’été ; il paierait avec des stères de bois, de l’écorce pour la construction, des troncs d’arbres. Il avait du temps devant lui !
Quand son enthousiasme et son orgueil furent tombés, il vécut pourtant des heures de souci et d’anxiété. Tout dépendait maintenant de la saison. Que serait l’été ? Que serait l’automne ?
Les journées furent occupées par le travail des champs, toujours le travail des champs. Isak défrichait de nouvelles pièces de terre, ôtait les pierres et les racines ; labourait, fumait, hersait, maniait la pioche et la bêche, brisait les mottes entre ses doigts ou sous son talon. Il ameublissait le sol vierge, l’égalisait comme un tapis de velours.
Il attendit que le temps se mît à la pluie, et sema son blé.
Depuis des générations, de mémoire d’homme, les siens, de père en fils, avaient semé du blé. C’était un soir tranquille et tiède, brouillé de pluie, quand les oies sauvages venaient d’émigrer.
Les pommes de terre, c’est une culture nouvelle, qui n’a rien de mystique, rien de religieux ; on peut abandonner aux femmes et aux enfants le soin de les planter : ce sont des étrangères, comme le café. Certes, elles composent un merveilleux aliment ; mais c’est quelque chose comme le chou-rave. Tandis que le blé, ce n’est rien moins que le pain ; du blé ou pas de blé, cela signifie la vie ou la mort.
Isak allait nu-tête et semait au nom de Jésus. Il était rude comme un bloc de chêne pourvu de bras ; mais, dans son cœur, il était comme un enfant. Chacun de ses gestes était soigneusement exécuté dans un esprit de bonne volonté et de résignation.
Voyez, ces petites graines qui vont germer et croître et donner des épis et multiplier, ainsi font-elles par toute la terre où le semeur répand son blé ! En Palestine ou en Amérique, comme dans la vallée du Gudbrand, le semeur est pareil à cet Isak, qui sème, point minuscule au milieu du vaste monde !
Sa main lançait le blé à la volée ; le ciel était brumeux et doux, une pluie fine arrosait la terre.
4
La morte-saison était commencée, mais Oline ne reparaissait pas.
Isak n’était plus occupé par le travail de la glèbe. Il préparait ses faux et ses râteaux pour la fenaison ; exhaussait les ridelles de sa charrette. Il se procura des patins et du bois de charronnage, afin de construire un traîneau pour l’hiver. Il faisait maintes besognes utiles : par exemple, il posa deux rayons dans la salle ; on pourrait y ranger un tas de choses, comme un almanach qu’il avait acheté depuis peu, et des louches, de la vaisselle. Inger se montra enchantée de ces deux planches.
Inger était toujours contente !
On n’avait plus à craindre que Guldhorn s’échappât, maintenant qu’elle avait son veau et le taureau pour lui tenir compagnie. On pouvait la laisser toute la journée en liberté. Les chèvres prospéraient ; leurs pis étaient gonflés et pendaient jusqu’à terre.
Inger se confectionna, pour le jour du baptême, une longue robe d’indienne bleue et un bonnet de même étoffe. Le petit garçon la suivait des yeux quand elle allait et venait autour de lui en travaillant. C’était un bébé superbe, et, puisque sa mère avait envie qu’il s’appelât Eleseus, Isak ne voyait pas de raison de s’y opposer. La robe avait une longue traîne de deux aunes et chaque aune d’indienne représentait de l’argent, mais cela ne faisait rien : cet enfant était leur premier-né.
– Et tes perles ? dit Isak. Si jamais tu dois les mettre, c’est le moment.
Inger y avait pensé à ses perles ; elle n’était pas mère pour rien. Les perles seraient pour son fils. Il n’y en avait pas assez pour lui faire un collier, mais on les lui mettrait sur son bonnet et ce serait très joli. Cependant Oline ne venait pas. Si ce n’avait été à cause des bêtes, ils seraient partis tous les trois et seraient rentrés quelques jours plus tard avec l’enfant baptisé. Sans la question du mariage, Inger aurait même pu aller seule.
– Nous pourrions retarder le mariage, proposa Isak.
Inger répliqua :
– Nous devrons attendre dix ou douze ans avant qu’Eleseus soit capable de garder la ferme tout seul et de traire les bêtes.
Il fallait qu’Isak trouvât une issue. Tout se tenait : le mariage était peut-être aussi nécessaire que le baptême. Qu’en savait-on ?
La sécheresse régnait, une mauvaise sécheresse. Si on n’avait pas de pluie avant longtemps, la moisson serait grillée. Mais tout était dans la main de Dieu !
Oline arriva enfin...
Le mariage et le baptême avaient été célébrés ; tout était en ordre. Isak et Inger avaient reçu le conseil de se marier d’abord, afin que l’enfant fût légitimé.
Mais la sécheresse persistait, brûlait le blé en herbe, calcinait les beaux tapis de velours. Pourquoi cela ? Tout était dans la main de Dieu ! Isak ne récolta pas beaucoup de foin, quoique la terre eût été fumée au printemps. Il faucha, faucha encore dans la prairie et dans les herbages éloignés, et ne cessa pas de faucher, de faner, d’engranger, car il aurait à nourrir son cheval et son bétail. À mi-juillet, il se décida à faucher aussi son blé pour en faire du fourrage : il n’y avait plus d’autre parti à prendre. Maintenant tout dépendait de la récolte de pommes de terre.
Et qu’était-ce après tout que les pommes de terre ? Seulement quelque chose comme le café, un produit exotique et superflu ? Oh, oh, la pomme de terre est un végétal sans pareil, qui résiste à la sécheresse comme à l’humidité et prospère tout de même ; elle défie les intempéries et paie au décuple les quelques soins que l’homme lui accorde. La pomme de terre n’a pas le sang du raisin, mais elle possède la chair de la châtaigne ; on la cuit sous la cendre, ou dans l’eau bouillante, ou dans la friture. Qui a la pomme de terre peut se passer de pain. On n’a pas besoin d’y ajouter grand-chose pour composer un repas ; on la sert avec un bol de lait, un hareng, c’est assez. Le riche la mange avec du beurre ; le pauvre se contente d’une pincée de sel. Isak pourrait en faire un festin le dimanche, avec un plat de crème du lait de Guldhorn. Pomme de terre, méprisée et bénie !
Mais les choses commençaient à aller mal, même pour les pommes de terre.
Isak consultait le temps cent fois par jour : le ciel était bleu. Parfois, le soir, il semblait que la pluie allait tomber. Isak rentrait et disait :
– Je serais étonné si nous n’avions pas la pluie.
Deux heures plus tard, tout espoir était évanoui.
La sécheresse durait depuis sept semaines et la chaleur était accablante. Les pommes de terre étaient en fleur ; elles fleurissaient d’une façon qui n’était pas naturelle, qui tenait de la sorcellerie. De loin, on aurait dit que le sol était couvert de neige. Comment cela finirait-il ? L’almanach ne donnait aucune précision. Les almanachs ne sont plus ce qu’ils devraient être ; ils ne servent plus à rien. Tiens ! voilà que la pluie a l’air de s’annoncer. Isak rentre et dit à Inger :
– Grâce à Dieu, il pleuvra cette nuit.
– Tu crois ?
– Oui. Et le cheval glissera demain sur la glaise humide de la forêt.
Inger jeta un coup d’œil à travers la porte.
– Tu verras bien.
Il tomba quelques gouttes. Les heures passèrent. La nuit venue, après souper, Isak sortit pour regarder le ciel et vit qu’il était clair.
– Eh, mon Dieu ! cette petite averse n’aura pas gâté ton lichen, il aura le temps de sécher d’ici demain, déclara Inger pour le consoler.
Isak avait en effet récolté de grandes quantités de lichen. C’était un bon fourrage. Il l’avait traité comme du foin et mis en meules dans la forêt, sous une couverture d’écorce ; il ne lui en restait plus qu’un petit tas à abriter. Il répondit à Inger, d’un ton découragé et comme si tout cela n’avait désormais plus aucune importance :
– Je n’aurai plus besoin de le couvrir, puisque le temps est au sec.
– Tu veux rire !
Le lendemain, Isak ne mit pas son lichen à l’abri ; il n’y toucha plus jamais ; il le laissa où il était, puisqu’il n’y avait pas à compter sur la pluie. Oui, au nom du Seigneur, il le laisserait là.
Il se sentait profondément blessé ; il ne trouvait plus aucune joie à s’asseoir sur le pas de sa porte, à contempler sa terre et à se dire qu’il en était le maître.
Le champ de pommes de terre continuait à s’épuiser en orgie de fleurs et à se dessécher. Ah, le lichen pouvait rester où il était ! Et pourtant, qui sait ? Isak, dans sa simplicité, avait peut-être une intention obscure : peut-être essayait-il de tenter le ciel bleu pour la nouvelle lune.
Le soir, il interrogea encore le temps.
– Il faut couvrir ton lichen, dit Inger.
– Pourquoi ? demanda Isak en feignant de ne pas comprendre.
– Ah, tu plaisantes ! Mais la pluie peut venir.
– Comment ? Tu vois bien qu’il ne pleuvra pas cette année.
Pourtant, cette nuit-là, le ciel, qu’on apercevait à travers la fenêtre, devint tout noir et quelque chose crépita contre les vitres. Inger se réveilla.
– La pluie ! Regarde les carreaux !
Isak renifla et repartit :
– La pluie ? Mais non ! Tu ne sais pas ce que tu dis.
– Tu as tort de plaisanter !
C’était bien la pluie, et une averse sérieuse ; mais elle dura juste le temps de tremper la meule de lichen d’Isak et s’arrêta.
– Qu’est-ce que je disais ! grogna Isak, obstiné.
Les jours recommencèrent comme devant. Le ciel était bleu.
Alors Isak entreprit de construire son traîneau. Il s’appliqua à sa tâche, plia son orgueil, et façonna humblement les patins et les brancards. Eh, mon Dieu ! Les jours viennent et passent, l’enfant grandit, Inger bat le beurre et fait du fromage, la ruine n’est pas encore là. De solides paysans sur leur terre sont capables de survivre à une mauvaise année. Et voilà qu’au bout de neuf semaines la pluie se mit à tomber pour de bon ; il pleuvait des jours entiers, à torrents ; le ciel était ouvert. Si c’était arrivé quinze jours plus tôt, Isak aurait déclaré :
– C’est trop tard !
Mais maintenant il dit :
– Tu verras, nous sauverons tout de même quelques pommes de terre.
– Mais oui, répondit Inger avec confiance, nous les sauverons toutes.
Cela prenait meilleure tournure. Il pleuvait tous les jours. Le regain verdissait comme par magie. Les pommes de terre continuaient à fleurir, de grosses baies se formaient à l’extrémité des tiges : cela n’était pas normal. Mais personne ne savait ce qui se passait sous les racines : Isak n’avait pas osé y regarder. Un jour, Inger lui montra une vingtaine de petits tubercules qu’elle avait trouvés en arrachant un plant.
– Elles ont encore cinq semaines pour grossir.
Inger prodiguait toujours les bonnes paroles consolatrices avec son bec-de-lièvre. Sa prononciation était désagréable ; elle zézayait, elle sifflait comme une soupape de machine à vapeur ; mais elle était réconfortante dans le pays solitaire et elle était heureuse de vivre.
– Si tu pouvais faire un autre lit, dit-elle à Isak.
– Naa !
– Ce n’est pas pressé. Mais...
Ils se mirent à arracher les pommes de terre et finirent pour « la Saint-Michel », selon la coutume. Cela représentait une année moyenne, une bonne année en somme. On avait la preuve que la pomme de terre s’accommodait à peu près de tous les temps, qu’elle résistait et poussait tout de même.
Isak eut encore quelques semaines pour travailler la terre avant les froids. On laissait les bestiaux paître en liberté ; c’était une distraction pour Isak, quand il était aux champs, d’entendre résonner leurs clarines. Pourtant les animaux le dérangeaient parfois. Le taureau, toujours prêt à mal faire, allait fouiller dans les meules de lichen. Les chèvres étaient tantôt en haut, tantôt en bas, couraient partout, grimpaient jusque sur le toit de la hutte.
Grands et petits soucis.
Un jour, Isak entendit un cri. Inger était sur le seuil, avec son enfant dans les bras, et montrait le taureau, qui était en amour avec Soelvhorn, la génisse. Isak empoigna sa pioche et courut sus au couple : mais il était trop tard, le mal était fait.
– Oh, le coquin ! Il est trop jeune : il n’a qu’un an. C’est six mois trop tôt. Isak ramena la génisse à l’étable.
– Après tout, dit Inger, c’est peut-être un bien. Si elle avait attendu, nos deux vaches auraient vêlé en même temps.
Ah, cette Inger ! elle savait peut-être ce qu’elle avait fait en lâchant Soelvhorn et le taureau ensemble ce matin-là.
Vint l’hiver. Inger cardait et filait. Isak continuait à transporter des stères de bois. Toutes ses dettes étaient payées : le cheval, la voiture, la charrue, la herse, tout était à lui. Il vendit au canton les fromages de chèvre d’Inger et se procura de la toile de coton, un métier à tisser, avec son ensouple, ses remises et sa navette, et tout. Il acheta de la farine et des provisions, et encore des planches et encore des clous. Un jour, il revint avec une lampe.
– Aussi vrai que je suis ici, je ne peux pas y croire ! dit Inger.
Mais il y avait longtemps qu’elle espérait cette lampe.
Ils l’allumèrent le soir même et se jugèrent en paradis. Le petit Eleseus pensait voir le soleil.
Inger put désormais coudre le soir à la lumière.
Isak acheta de la toile pour faire des chemises, et des bottes de fourrure neuves pour Inger. Elle lui avait demandé des teintures pour la laine et il lui en procura.
Il fit l’emplette d’une horloge.
– Qu’est-ce que cela ?
– Une pendule.
Inger en était ébahie. Isak accrocha la pendule avec des mains précautionneuses, en remonta les poids, la fit sonner. L’enfant, quand il entendit le tintement, tourna les yeux, puis regarda sa mère.
– Oui, tu peux t’étonner, dit-elle.
Parmi toutes les richesses qu’Isak avait rapportées, rien dans la maison solitaire ne pouvait être plus précieux qu’une horloge, pour dissiper de son timbre joyeux les tristesses de l’hiver.
Isak se remit à défricher. Un vaste terrain au flanc de la colline fut bientôt prêt pour le labour. Quand il jugea qu’il avait assez déboisé, il n’abattit plus que les arbres morts.
Naturellement, il devinait bien pourquoi Inger lui avait demandé d’installer un autre lit. Il jugea bon de ne pas attendre plus longtemps.
Un soir, en rentrant, il trouva Inger couchée : elle venait de mettre au monde un autre garçon. Et, le matin même, elle avait essayé de lui persuader d’aller au village, sous prétexte que le cheval avait besoin d’exercice.
Il comprenait à présent : elle aurait voulu l’éloigner.
– Pourquoi ne pas m’avertir ?
– Fais ton lit dans la petite chambre, répondit-elle.
Isak avait confectionné un bois de lit, mais il manquait une couverture. Le couple n’en possédait qu’une, en peau de mouton, et l’on devrait attendre l’automne pour abattre d’autres animaux. Isak eut à souffrir par les nuits froides. Il essaya de se blottir dans le foin, de coucher dans l’étable.
Que de choses avaient surgi en trois ans sur ce coin de terre perdu dans le désert ! Une maison pour les gens, des abris pour les bêtes, des champs labourés. Que bâtissait Isak à présent ? Un nouveau hangar, un appentis contre la maison. Tout résonnait du bruit de son marteau. Inger, relevée de ses couches, se plaignait qu’un tel vacarme fatiguait les enfants.
Isak pouvait-il se dispenser de clouer ? On avait mis le baril de harengs, la farine, les provisions dans l’étable, pour ne pas les laisser dehors ; mais le lard y prenait un goût détestable : un cellier était devenu une nécessité. Quant aux enfants, ils auraient tôt fait de s’habituer au bruit du marteau. Eleseus était maladif ; mais l’autre prenait le sein avec avidité, comme un chérubin joufflu, et, quand il ne pleurait pas, il dormait. Un bébé incomparable ! Qu’il fût baptisé Sivert, Isak n’y voyait pas d’objection, quoiqu’il eût, quant à lui, préféré Jacob. En pareil cas, il donnait raison à Inger. Elle avait choisi Eleseus parce que le curé de sa paroisse s’appelait ainsi. Quant à Sivert, c’était le nom de l’oncle d’Inger, le trésorier du canton, lequel n’avait ni femme ni enfant à qui léguer son bien.
Les travaux de la terre devaient être terminés avant la Pentecôte. Quand Inger n’avait qu’Eleseus, elle ne trouvait pas le temps d’aider son mari ; maintenant qu’elle avait deux enfants, elle sarclait les champs et rendait maints services : elle passait des heures à planter les pommes de terre, à semer les carottes et les navets. Une femme pareille n’était pas facile à trouver ! Et elle avait aussi son métier à tisser pour l’occuper. Dès qu’elle avait une minute, elle courait à son métier, prenait deux ou trois bobines et tissait du drap pour l’hiver. Elle teignait ses laines : elle en eut ainsi de la rouge et de la bleue, pour elle et pour les petits. Elle finit par confectionner de l’étoffe de diverses couleurs, dont elle fit une couverture pour Isak. Le nécessaire et l’utile sortaient de ses mains.
La famille prospérait décidément et, si la récolte de l’année était bonne, son sort serait enviable. Que lui manquait-il encore ? Un fenil peut-être ? Une grange, avec une aire à battre le blé ? Mais cela viendrait.
La petite Soelvhorn avait vêlé, les chèvres avaient mis bas, les brebis avaient agnelé : cela grouillait de jeunes à la ferme.
Et que devenaient les gens ? Eleseus se tenait sur ses jambes et trottait partout ; le petit Sivert était baptisé. Inger ? Elle se préparait pour une nouvelle maternité. Un enfant de plus, cela ne comptait guère pour elle. Mais elle était fière de sa petite famille. Elle rendait grâce à Dieu de l’avoir bénie dans sa descendance. Elle avait souffert de sa difformité : les garçons s’écartaient d’elle, elle ne pouvait ni danser ni trouver du travail. Mais son temps était tout de même venu : elle était dans sa fleur, et avait toujours de nouveaux enfants. Isak lui-même, le chef de la famille, était un homme grave et le devenait de plus en plus ; mais il avait réussi et il était content. Comment il avait pu vivre avant l’arrivée d’Inger, c’était un mystère. Il s’était nourri de pommes de terre et de lait de chèvre, et parfois d’aliments douteux, innommables. Maintenant il avait tout ce qu’un homme de sa condition pouvait souhaiter.
Une nouvelle sécheresse sévit : la récolte fut encore mauvaise. Os-Anders, le Lapon, passant par là avec son chien, annonça que les gens du canton fauchaient déjà leur blé pour nourrir leur bétail.
– Mais la pêche au hareng a été bonne. Sivert, ton oncle, fait bâtir une maison de campagne.
– Il n’était déjà pas à plaindre !
– Sans doute, il a de quoi faire bouillir sa marmite, comme toi, Inger.
– Grâce à Dieu, nous ne sommes pas malheureux. Que dit-on de moi là-bas ?
Os-Anders branla la tête ; il ne trouvait pas de mots pour le raconter.
– As-tu envie d’un bol de lait ? Tu n’as qu’à le dire, proposa Inger.
– Ne te donne pas la peine ! Mais si tu as quelque chose pour mon chien...
Il y eut du lait pour le Lapon, une pâtée pour le chien. Os-Anders entendit une musique dans la maison.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Notre pendule qui sonne, dit Inger, gonflée d’orgueil.
Le Lapon branla encore la tête et dit :
– Une maison, un cheval, tout ce qu’on peut imaginer, tu le possèdes.
– Nous ne remercierons jamais assez le Seigneur !
– Ah ! Oline m’a demandé de tes nouvelles.
– Naa ! Comment va-t-elle ?
– Pas mal ! Où est ton mari ?
– Il défriche.
– On dit qu’il n’a pas payé, observa négligemment le Lapon.
– Payé ? Qu’entend-on par là ?
– C’est ce qu’on dit.
– Qu’est-ce qu’il aurait dû payer ? La terre, ici, n’était à personne !
– Oui, naturellement.
– Et tous ces sillons ont été arrosés de sa sueur !
– On dit que la terre, ici, appartient à l’État.
Inger n’entendait rien à cette affaire.
– C’est bien possible ! Est-ce Oline qui le prétend ?
– Je ne me rappelle pas si c’est elle, repartit le Lapon en lançant des regards dans toutes les directions.
Inger s’étonnait qu’il n’eût pas encore mendié quelque chose, comme le font tous les Lapons. Os-Anders s’assit, bourra sa pipe et l’alluma. Quelle pipe ! Il en fumait si fort que sa vieille face ridée avait l’air d’un parchemin couvert de caractères runiques.
– Je ne te demande pas si ces enfants sont les tiens, dit-il flatteur. Ils te ressemblent : tout à fait toi quand tu étais petite !
C’était un mensonge, car Inger était un monstre ; mais elle se sentit tout de même fière.
– Si ton sac n’était pas déjà tellement bourré, j’aurais trouvé quelque chose à mettre dedans.
– Non, ne te donne pas la peine !
Inger entra dans la maison avec son bébé sur les bras, laissant Eleseus avec le Lapon. Ils furent tout de suite une paire d’amis. L’enfant fouilla curieusement dans le sac et sentit quelque chose de doux. Le chien, qui le guettait, se mit à aboyer. Inger sortait justement avec des provisions ; elle poussa un petit cri et s’assit sur le seuil.
– Qu’est-ce que tu as là ? demanda-t-elle.
– Ce n’est rien : un lièvre.
– Je le vois !
– C’était ça que ton petit garçon voulait regarder. Mon chien l’a attrapé ce matin.
– Voici pour ton déjeuner ! dit Inger.
5
C’est une vieille expérience qu’une mauvaise année est toujours suivie au moins d’une seconde. Isak avait appris la patience et se résignait à son sort. Le blé grillait, le foin était maigre ; mais les pommes de terre résistaient une fois de plus. Les choses n’allaient pas bien, mais elles auraient pu aller plus mal. Isak avait du bois de chauffage à vendre au village ; et, comme la pêche au hareng avait été bonne, les gens avaient de quoi payer. C’était presque une providence que le blé n’eût pas réussi : car où aurait-on emmagasiné le blé, quand on n’avait pas de grange, ni d’aire à battre ? Mettre cela sur le compte de la Providence, après tout, ça ne faisait de mal à personne !
Isak avait d’autres sujets de souci. Qu’est-ce qu’un certain Lapon avait voulu dire à Inger, cet été ? Il n’avait pas payé ? Mais pourquoi aurait-il dû payer ? La terre était là, et la forêt. Il avait défriché, créé son domaine au milieu de la nature vierge, nourri sa famille et ses bêtes, travaillé, travaillé encore, sans rien demander à personne. Il avait pensé plusieurs fois à se renseigner auprès du lensmand , quand il allait au canton ; mais il ne l’avait pas fait. Le lensmand n’avait pas bonne réputation et Isak n’aimait pas à discuter.
Un jour d’hiver, arriva, dans sa voiture, le lensmand Geissler en personne, accompagné d’un greffier, et muni d’un portefeuille bourré de papiers. Il regarda la prairie défrichée au flanc de la colline, bien nivelée sous la neige, et crut sans doute qu’elle était cultivée dans toute son étendue, car il déclara :
– C’est une grande ferme que tu as ! Tu ne comptes pas l’avoir pour rien ?
Isak, frappé d’horreur, était incapable de répondre.
– Tu aurais dû d’abord venir me trouver et payer le prix de la terre.
– Oui.
Le lensmand parla d’évaluation, de droits, de taxes, d’impôts ; et, après quelques explications, Isak commença à trouver cela moins exorbitant. Le magistrat se tourna vers son compagnon et dit :
– Voyons, toi, le taxateur, quelle superficie donnes-tu à ces champs ?
Il n’attendit pas la réponse ; il fit l’estimation lui-même, au jugé.
Il interrogea Isak sur l’importance de sa récolte, sur le nombre de ses plants de pommes de terre. Et les limites à présent ? On devait renoncer à faire le tour de la ferme quand tout disparaissait sous une neige épaisse. Que pensait Isak lui-même de l’étendue des bois et de la prairie ?
Isak n’avait aucune idée là-dessus ; il s’était toujours figuré que tout était à lui, aussi loin que portait son regard. Le lensmand fit observer que l’État exigeait des limites définies.
– Plus ta terre sera grande, plus tu auras à payer.
– Naa !
– Et on ne t’accordera pas tout ce que tu te sens capable d’avaler. Tu n’auras que ce qu’il te faut pour tes besoins.
– Naa !
Inger apporta du lait pour le lensmand et son assesseur : ils burent. Le lensmand, un homme dur ? Il passa la main sur les cheveux d’Eleseus et demanda :
– Qu’est-ce que ces cailloux avec lesquels il joue ? Faites-moi voir ça ! Comme c’est lourd ! On dirait qu’il y a un métal quelconque là-dedans.
– On trouve des cailloux comme ceux-là tant qu’on veut sur le fjeld, déclara Isak.
Le lensmand revint à son affaire.
– Je suppose que c’est surtout vers le sud et vers l’ouest que tu veux t’étendre ? Disons un quart de mille au sud !
– Un quart de mille ! exclama le taxateur.
– Tu ne peux pas cultiver plus de deux cents aunes, affirma le lensmand.
Isak demanda :
– Que me coûtera un fjerding ?
– Je n’en sais rien, ça dépend. Je fixerai le prix aussi bas que possible. C’est loin de tout, ici, et personne n’a de droit à faire valoir.
– Oui, mais tout un fjerding ! protesta encore l’assesseur.
Le lensmand inscrivit « un fjerding au sud » et demanda :
– Et par là, en allant vers le fjeld ?
– Il faut que je touche à la rivière, répondit Isak.
Le lensmand inscrivit.
– Au nord, à présent !
– De ce côté, il n’y a que du mauvais bois et du marécage : ça ne vaut pas grand-chose. Le lensmand nota à son idée un demi-fjerding.
– À l’est ?
– Ça n’a pas d’importance non plus : ce n’est que le fjeld, jusqu’en Suède.
Le lensmand inscrivit.
Quand il eut écrit, il calcula en un clin d’œil et dit :
– Ça fera une grande propriété. Si ce n’était pas tellement loin du canton, personne ne serait assez riche pour l’acheter. Je proposerai un prix de cent thalers pour le tout. Qu’en dis-tu ? demanda-t-il à son assesseur.
– C’est pour rien !
– Cent thalers ? exclama Inger. Isak, n’en prenons pas tant !
– Non, dit Isak.
L’assesseur intervint.
– C’est ce que je dis ! Que ferais-tu d’un si grand terrain ?
Le lensmand déclara :
– Il le cultivera.
Il avait tout inscrit et calculé, pendant que les enfants criaient autour de lui : il n’avait pas envie de recommencer. Il ne serait pas rentré chez lui avant la nuit, peut-être pas avant le lendemain matin. Il remit les papiers dans sa serviette.
– Attelle. Nous partons, dit-il à son compagnon.
Se tournant vers Isak, il observa :
– On devrait proprement te donner la ferme pour rien et te payer par-dessus le marché, en récompense de ton travail. C’est une chose que je ferai valoir dans mon rapport. Nous verrons ce que l’État exigera pour la concession.
Isak, Dieu sait comment il prenait la chose ! Il ne lui était pas désagréable d’entendre estimer à un prix élevé une terre sur laquelle il avait fourni un travail énorme. Il ne tenait pas pour impossible de payer cent thalers, avec du temps.
Inger remercia le lensmand, en exprimant l’espoir qu’il défendrait les intérêts du fermier devant l’État.
– Oui ! Mais je ne décide rien par moi-même : je ne peux que donner mon avis. Quel âge a le petit, là ?
– Six mois.
– Fille ou garçon ?
– Garçon.
Le lensmand n’avait pas mauvais cœur. Il montrait beaucoup de bienveillance pour les colons. Comme il s’asseyait dans son traîneau, il demanda :
– Comment s’appelle votre ferme ?
– Comment elle s’appelle ?
– Oui, quel nom lui avez-vous donné ? il faut que nous mettions le nom.
C’était une chose à laquelle ni Isak, ni Inger n’avaient jamais pensé.
– Sellanraa ? proposa le lensmand.
Il avait inventé cela, qui n’était peut-être pas un nom du tout ; mais il répéta :
– Sellanraa !
Il fit une inclination de tête et partit.
Quelques semaines plus tard, Isak recueillit des rumeurs à propos de Geissler. On avait ouvert une enquête au sujet de certaines sommes dont le lensmand n’avait pu rendre compte, et il avait été mandé chez l’amtmand .
Et, un jour qu’il était allé au canton avec une charge de bois, Isak ramena le lensmand sur son traîneau. Geissler était sorti du bois en agitant la main et avait dit :
– Prends-moi avec toi !
Il resta un moment silencieux ; puis il tira de sa poche une bouteille, à laquelle il but.
– J’ai peur que cette course ne me fasse mal au cœur.
Il se mit à parler de l’affaire d’Isak.
– J’ai expédié tout de suite mon rapport, en te recommandant chaudement. Sellanraa est un joli nom ! On devrait te donner la terre pour rien ; mais l’État fixera son prix. J’ai proposé cinquante thalers.
– Naa ! Je croyais que c’était cent !
Le lensmand fronça les sourcils et réfléchit.
– Autant que je m’en souvienne, j’ai écrit cinquante thalers.
– Où allez-vous maintenant ? demanda Isak.
– À Vesterbotten, voir la famille de ma femme.
– Vous aurez du mal à passer, à cette époque de l’année, avec la neige.
– Je m’en tirerai bien ! Ne peux-tu me conduire un bout de chemin ?
– Si ! Je ne vous laisserai pas aller seul.
Ils arrivèrent à la ferme. Le lensmand passa la nuit dans la petite chambre. Le matin, il but encore un coup à sa bouteille et dit :
– Je suis sûr que mon estomac ne résistera pas à ce voyage.
Au reste, il se montrait tel que lors de sa précédente visite : aimable, faisant l’important, mais léger et peu préoccupé de son propre sort.
Comme Isak se risquait à lui exposer que toute la prairie n’était pas cultivée, mais qu’elle l’était seulement par places, le lensmand fit cette curieuse réponse :
– Je m’en étais bien rendu compte quand je suis venu cet hiver, et j’ai fait mon rapport dans ce sens ; mais mon assesseur, Brede Olsen, n’y a rien compris : il n’en fait qu’à sa tête. Le département établit ses calculs d’après des tables. Avec la superficie que j’ai inscrite, quand ils constateront que l’affaire rend si peu de foin et si peu de pommes de terre, ils estimeront au département, avec leurs tables, que le sol ne vaut rien. J’ai pris tes intérêts, et ils n’y verront que du feu, je t’en donne ma parole ! C’est deux ou trois mille gaillards comme toi qu’il nous faudrait ici, pour mettre le pays en valeur !
Le lensmand se tourna vers Inger.
– Quel âge a-t-il, ce petit ?
– Neuf mois maintenant.
– C’est un garçon ?
– Oui.
– Mais il faut se hâter de régler cette affaire le plus tôt possible, dit le magistrat à Isak. Il y a quelqu’un qui veut acheter du terrain entre ta ferme et le canton : ça fera monter les prix. Dépêche-toi d’acheter le premier. Alors, si ça monte, tant mieux pour toi ! Tu t’es donné de la peine, c’est toi qui as commencé à cultiver ce désert.
Les paysans le remercièrent pour son conseil.
– Je vais à Vesterbotten et je ne reviendrai pas par ici, dit-il.
Il donna une pièce de monnaie à Inger : et c’était trop.
– La prochaine fois que vous tuerez un veau ou un cochon, portez un morceau de viande chez moi, au village : ma femme vous paiera. Envoyez-nous aussi, de temps en temps, des fromages de chèvre : les enfants les aiment.
Isak lui fit traverser le fjeld. La neige était plus ferme là-haut : le traîneau glissait mieux. Isak reçut un thaler entier.
Ainsi s’en alla le lensmand Geissler. Les gens le regardaient comme un personnage douteux, un aventurier. Non qu’il fût ignorant : il avait beaucoup étudié. Mais il vivait trop largement et dépensait l’argent des autres. On apprit plus tard que c’était une vive réprimande de l’amtmand Pleym qui l’avait décidé à s’exiler ; mais sa famille, une femme avec trois enfants, ne fut pas rendue responsable et demeura au canton. Au bout de quelque temps, l’argent dilapidé fut expédié de Suède. La famille du lensmand ne pouvait plus être retenue en otage : si elle restait, c’est que ça lui plaisait.
Isak et Inger n’avaient aucune raison de se plaindre de Geissler. Dieu sait ce que serait le nouveau lensmand, qui reprendrait peut-être toute l’affaire de la ferme !
L’amtmand nomma un de ses secrétaires au poste de lensmand, un homme d’une quarantaine d’années, fils de magistrat, qui s’appelait Heyerdahl. La pauvreté l’avait empêché de poursuivre ses études pour entrer dans la magistrature, et il avait dû passer quinze ans de sa vie comme gratte-papier derrière un bureau. Comme il n’avait jamais eu le moyen de nourrir une femme, il était resté célibataire. L’amtmand Pleym l’avait mis à la place de son prédécesseur en lui allouant le même traitement misérable. Heyerdahl accepta et continua son métier de gratte-papier. C’était un homme aux idées étroites, mais honnête et méticuleux, qui se montrait habile dans les questions de sa compétence. Maintenant qu’il avait été promu lensmand, il acquérait le sentiment de sa dignité.
Isak s’arma de courage et alla le trouver.
– L’affaire Sellanraa ?... Oui, j’ai le dossier, retour du département. On réclame des explications sur quantité de choses. Geissler a traité cela sans aucune méthode.
« Il faut que je reprenne toute l’affaire. Le département royal exige naturellement qu’il soit procédé d’une délimitation exacte.
« J’irai à Sellanraa un de ces jours. Je profiterai de ce que j’ai une autre demande de concession à examiner.
– S’agit-il d’une terre qu’on veut acquérir entre ma ferme et le canton ?
– Peut-être... je n’en sais rien. L’acquéreur est ici, avec moi : c’est mon assesseur. Il avait sollicité la concession du temps de Geissler ; mais celui-ci la lui avait refusée, sous prétexte qu’il était incapable de cultiver seulement deux cents aunes de terre. L’homme a adressé une demande écrite à la préfecture, qui m’a chargé de faire une enquête. Ah ! ce Geissler !
Le lensmand Heyerdahl se rendit à la ferme, accompagné du taxateur Brede. Les deux fonctionnaires pataugèrent consciencieusement dans les marais et dans la neige fondante du fjeld, pour déterminer les limites de la concession.
Le département avait envoyé tout un questionnaire. Le paragraphe le plus sérieux concernait l’exploitation de la forêt. Certes il y avait pas mal de futaie dans les bornes de la terre d’Isak, mais pas assez pour en organiser la vente. D’ailleurs, même s’il y en avait eu assez, qui se serait chargé de transporter les troncs d’arbres jusqu’au canton, à des milles et des milles de là ? Il fallait avoir une vocation de portefaix, comme Isak, véritable machine vivante, pour le faire. Le singulier Geissler s’en était avisé et l’avait consigné dans un rapport dont il n’était pas aisé de négliger les conclusions. Le nouveau lensmand essayait de le prendre en défaut, mais en vain. Il consultait son assesseur beaucoup plus que Geissler n’avait coutume de le faire. Quant audit assesseur, il avait quelque peu changé d’opinion depuis qu’il aspirait lui-même à obtenir une concession de l’État.
– Quel prix fixerons-nous ? demanda le lensmand.
– Cinquante thalers ! On ne peut pas exiger davantage, répliqua le taxateur.
Le lensmand formula cette réponse dans un style ampoulé.
6
Il fallait se défaire du taureau : il était devenu énorme et coûtait trop cher à nourrir. Isak devait le conduire au canton pour le vendre et acheter une bête moins forte à la place.
C’était Inger qui en avait décidé, et Inger savait bien ce qu’elle faisait quand elle éloignait Isak précisément ce jour-là...
Inger s’assied sur le seuil. Les douleurs la prennent, ses joues sont en feu. Elle s’est tenue debout tant qu’Isak était là. Maintenant qu’il est parti, elle peut gémir. Eleseus commençait à parler. Il demande :
– Tu as mal, maman ?
– Oui, j’ai mal.
Il imite le geste de sa mère et se presse les flancs en gémissant. Le petit Sivert dort.
Inger conduit Eleseus dans la maison, lui donne quelque chose pour jouer sur le plancher et se couche. Elle est à terme.
Elle ne perd pas un moment sa présence d’esprit. Elle surveille Eleseus, jette un coup d’œil de temps en temps sur la pendule. Elle ne crie pas, elle bouge à peine. C’est dans son sein que le travail s’accomplit. Elle rejette soudain son fardeau. Presque au même instant, elle perçoit un cri bizarre dans son lit : une petite voix, une pauvre petite voix. Et maintenant elle n’y tient plus, elle veut voir, elle se soulève. Que voit-elle ? Elle est devenue livide, hagarde ; elle exhale un hurlement sauvage, désespéré.
Elle retombe sur le lit. Une minute passe. Le vagissement résonne plus fort, Inger se soulève de nouveau et regarde... Ah ! Dieu ! Le pire de tout ! Pas d’espoir ! Et, par surcroît, l’enfant est une fille !
Isak n’était peut-être pas à plus d’un demi-mille ; à peine était-il sorti de sa terre. Dans l’espace de dix minutes, l’enfant était né et tué...
Isak revint le troisième jour, conduisant un taureau si mal nourri qu’il pouvait à peine marcher.
– Appelle les enfants, qu’ils le voient.
La nouvelle bête excitait l’intérêt général. Inger l’examina et en demanda le prix. On permit au petit Sivert de s’asseoir sur le dos de l’animal.
– Je regrette tout de même notre grand taureau, dit Inger. Il était si beau, si gentil ! Espérons qu’on ne le fera pas souffrir à l’abattoir.
La saison des travaux était revenue. On lâcha le bétail. Isak sema plus de blé que l’année précédente, en y mettant tout son soin. Il fit des planches de carottes et de navets. Tout allait comme auparavant.
Inger porta quelque temps un rembourrage de foin sur le ventre, pour paraître grosse ; elle en ôtait tous les jours un peu. À la fin, Isak remarqua le changement et demanda, étonné :
– Comment cela se fait-il ? Il n’y a donc rien eu, cette fois ?
– Non, dit-elle, rien !
– Ah ! Pourquoi ?
– Ça devait être !... Crois-tu, Isak, que tu pourras cultiver toute cette terre que nous avons ?
– Veux-tu parier ? demanda-t-il.
– Oui.
– Naa !... Mais tu n’es pas malade ?
– Non... J’ai souvent pensé que nous devrions avoir un cochon.
– Un cochon, oui ! Mais nous n’avons pas encore assez de pommes de terre. Nous verrons, l’année prochaine.
Les jours passèrent. La pluie vint. Les champs et les prés prenaient bon aspect. La saison s’annonçait bien. Peu d’événements : manger, dormir, travailler, À cela se résumait l’existence. Le dimanche, Isak se lavait la figure, se peignait, mettait sa belle chemise rouge et s’asseyait en face d’Inger, qui cousait et tissait.
Quand il ne travaillait pas aux champs, il abattait des arbres pour augmenter son stock. Il avait sans doute son idée. Trouvait-il une pierre de bonnes dimensions, il la ramassait et la mettait sur le tas avec les autres, en attendant d’en avoir assez pour construire un mur. Une année plus tôt, Inger se serait montrée curieuse, elle aurait voulu savoir ce que son mari avait en tête ; mais elle était absorbée par ses propres occupations et ne questionnait plus. Elle travaillait plus que jamais, ayant toujours quelque chose à faire, dans la maison, ou auprès des enfants, ou avec les animaux. Puis elle s’était mise à chanter, habitude qu’on ne lui connaissait pas ; elle apprenait à Eleseus à prier, et c’était aussi du nouveau. Ses questions manquaient à Isak. La curiosité d’Inger, son admiration pour tout ce qu’il accomplissait, faisaient de lui un homme content, un homme incomparable. Et maintenant elle passait silencieusement, sans lui dire qu’il se tuait à la besogne.
– Elle est encore malade de la dernière fois, songeait-il.
Oline revint en visite. Jusqu’alors, elle avait toujours été la bienvenue. Mais les temps étaient changés : Inger l’accueillit avec humeur. Pour une raison quelconque, cette femme était devenue une ennemie à ses yeux.
– J’ai pensé que j’arriverais juste au bon moment, insinua Oline.
– Comment ?
– Oui, pour le baptême de votre troisième enfant.
– Eh bien, tu t’es dérangée pour rien, dit Inger.
Oline s’extasia sur la mine des petits garçons, qui étaient si beaux et déjà si grands, sur la vaillance d’Isak, qui continuait à défricher et s’apprêtait à bâtir encore.
– Peux-tu me dire ce qu’il va construire ?
– Non. Demande-le-lui toi-même !
– Oh ! je ne tiens pas tellement à le savoir, répondit Oline. Je suis seulement venue voir comment vous alliez, et c’est une grande joie pour moi que de vous trouver si heureux. Je ne te demande pas ce que devient Guldhorn : elle ne peut pas être en de meilleures mains.
Les deux femmes parlaient amicalement. Inger avait renoncé à son attitude hostile. La pendule sonna, et son tintement clair fit monter des larmes dans les yeux d’Oline, qui déclara n’avoir jamais rien entendu de si joli. Inger se sentit encline à la générosité envers sa pauvre cousine et dit :
– Passons dans l’autre pièce ! Je te montrerai mon métier.
Oline resta toute la journée à la ferme ; elle parla avec Isak et le félicita pour tout ce qu’il avait fait.
– J’ai entendu dire que tu as acheté de la terre sur un mille de long et autant de large. Tu n’as pas eu ça pour rien ?
Isak était privé d’éloges depuis quelque temps et fut sensible comme un enfant à ceux de la visiteuse.
– J’ai acheté la terre au gouvernement, déclara-t-il.
– Ah ! j’espère qu’il n’a pas eu les dents trop longues avec toi, le gouvernement. Qu’est-ce que tu construis à présent ?
– Je n’en sais rien encore. Pas grand-chose !
– Tu peines et tu bâtis ! Tu as des portes peintes et une horloge. Tu dois faire une grande maison maintenant.
– Ne te moque pas de moi ! répliqua Isak.
Mais il était flatté et il dit à Inger :
– Si tu confectionnais un bon gâteau à la crème pour notre amie ?
– Non, répondit Inger : j’ai baratté toute ma crème. Oline s’empressa de reprendre la parole.
– Je ne me moque pas de toi. Je suis une femme simple, qui interroge pour s’instruire. Si ce n’est pas une grande maison que tu bâtis, alors c’est une nouvelle grange. Tu as des champs et des prés ; tout ici croît et multiplie, selon le précepte de la Bible.
Isak interrogea :
– Comment la moisson s’annonce-t-elle cette année, de votre côté ?
– Bien ! Pourvu seulement que le Seigneur ne nous envoie pas la sécheresse, comme l’an passé ! Qu’il me pardonne ! Tout est dans sa main ! Que sa volonté soit faite ! Mais nous n’avons rien à comparer chez nous avec ce que vous avez ici.
Oline passa la nuit à la ferme.
Quand elle partit, le lendemain matin, elle emportait encore un paquet. Elle fit un détour pour ne pas rencontrer Isak, qui travaillait dans sa carrière de pierre.
Deux heures plus tard, elle reparut à la ferme, entra et dit :
– Où est Isak ?
Inger était occupée à faire la vaisselle ; elle savait qu’Oline aurait dû passer par la carrière, où Isak était avec les enfants ; elle eut un soupçon.
– Isak ? Que lui veux-tu ?
– Rien de particulier ! Mais je ne lui ai pas dit adieu.
Silence.
Oline s’assit sans plus de façon sur un banc, comme si ses jambes ne pouvaient plus la porter. En affectant d’être terrassée par l’émotion, elle donnait à penser qu’il était arrivé quelque chose d’extraordinaire.
Inger ne se maîtrise pas plus longtemps. La colère et l’effroi se reflètent sur sa mine.
– C’est toi qui m’as jeté un sort, avec Os-Anders !
– Comment ?
– Tu m’as envoyé un lièvre !
– Que dis-tu ? interroge Oline avec une étrange douceur.
– Tu ne vas pas le nier ! gronde Inger, farouche, ou je t’envoie ce pochon par la gueule ! Tiens !
Frappe-t-elle ? Mais oui ! Et, comme Oline ne tombe pas au premier coup, mais au contraire se redresse en criant : « Prends garde ! J’en sais long sur ton compte ! » Inger frappe encore avec sa cuiller à pot. Et, quand Oline a roulé sur le plancher, elle se jette sur elle, la tient sous son genou.
– Veux-tu me tuer ? demande Oline.
Elle a sur elle ce terrible bec-de-lièvre, une grande et forte femme brandissant sa louche de bois en guise de massue ; elle est déjà toute meurtrie, elle saigne ; mais elle ne se rend pas.
– Alors tu veux me tuer ?
– Oui, je te tuerai ! répond Inger en continuant à frapper. Tiens ! je vais te régler ton compte !
Elle en est certaine à présent, Oline connaît son secret.
– Tiens, voilà pour ton vilain museau !
– Mon vilain museau ? Parle plutôt du tien ! gémit Oline. Le Seigneur t’a marquée.
Oline est obstinée. Inger s’épuise à cogner et ne réussit pas à la faire céder ; mais elle menace encore, en brandissant son pochon.
– Tu n’en es pas quitte ! Attends que j’aille chercher mon couteau !
Elle se lève pour prendre son couteau de cuisine ; mais maintenant sa colère tombe et ne se traduit plus que par des injures. Oline se relève, se rassied sur le banc, le visage violacé, tuméfié, ensanglanté. Elle écarte les cheveux qui lui tombent sur le front et crache ; elle a aussi les lèvres enflées.
– Sale femme ! dit-elle.
– Tu as été fouiner dans les bois ! gronde Inger, et tu as trouvé la petite tombe ! Tu aurais dû t’en creuser une pour toi, par la même occasion !
– Attends, tu verras ! réplique Oline avec une indignation vengeresse. Je n’en dis pas davantage pour l’instant ; mais tu ne jouiras pas longtemps de ta belle maison, avec une chambre et une horloge à carillon !
– Ce n’est pas toi qui me les prendras !
– Tu verras de quoi Oline est capable !
Les deux femmes se prennent à partie. Oline n’est pas aussi grossière et ne hausse pas le ton ; non, elle est froide et précise dans sa férocité ; mais elle n’en est que plus dangereuse.
– Je regrette d’avoir laissé mon paquet dans les bois ; mais je te rendrai ta laine, je ne veux rien de toi !
– Tu vas dire peut-être que je l’ai volée ?
Elles se disputent encore à propos de la laine. Inger offre de montrer la brebis qu’on a tondue. Tranquille et avec onction, Oline déclare :
– Qui sait comment tu t’es procuré ta première brebis !
– Je te conseille de fermer ton bec, ou gare à toi !
– Ha, ha ! ricane Oline. Mon bec ? Ferme plutôt le tien !
Elle pointe le doigt vers le bec-de-lièvre d’Inger.
Inger riposte furieusement ; comme Oline a de l’embonpoint, elle la traite de paquet de graisse, bonne à faire de la pâtée pour les chiens.
– Tu auras affaire à moi pour le lièvre que tu m’as envoyé !
– Le lièvre ? Je n’ai jamais eu l’idée de t’envoyer un lièvre ! Comment était-il ?
– À quoi ressemble un lièvre ?
– À toi ! Tu n’as qu’à te regarder !
– Va-t’en ! cria Inger. C’est toi qui as dit à Os-Anders de venir avec le lièvre ! Tu me le paieras !
– Tiens ! Et comment ?
– Tu es jalouse de moi, l’envie t’empêche de dormir depuis que j’ai eu la chance de rencontrer Isak. Mais, au nom du ciel, que t’ai-je fait ? Est-ce ma faute si tes enfants n’arrivent à rien ? Tu ne te consoles pas parce que les miens sont bien portants et forts et ont de plus beaux noms que les tiens. S’ils ont meilleure mine et s’ils ont le sang plus pur, je n’y peux rien pourtant !
Aucune injure n’aurait vexé davantage Oline. Elle avait été mère plus d’une fois, et ses enfants étaient tout son bien ; tels qu’ils étaient, elle en était fière et les vantait, leur attribuait des mérites qu’ils n’avaient pas et cachait leurs défauts.
– Que dis-tu ? réplique-t-elle. N’as-tu pas honte ? Tu devrais entrer sous terre ! Mes enfants, ce sont des anges en comparaison des tiens ! Tu oses parler de mes enfants ? Ils étaient tous les sept d’adorables créatures du bon Dieu quand ils étaient petits, et ils sont tous devenus forts en grandissant.
– Et que dira-t-on de Lise, qui a été en prison ? raille Inger.
– Elle n’avait rien fait, elle était blanche comme un lis, réplique Oline. Elle est mariée à Bergen maintenant, et elle porte un chapeau.
– Et Émile, comment a-t-il tourné ?
– Je ne daigne pas te répondre !... Mais le tien, qui est enterré dans la forêt, qu’en as-tu fait ? Tu l’as tué !
– Prends tes cliques et tes claques et va-t’en ! s’écrie Inger, en marchant furieusement sur Oline.
Mais Oline ne recule pas, ne bouge pas d’une ligne. Cette intrépidité en impose à Inger, qui se détourne en grognant :
– Attends, que je prenne mon couteau !
– Ne te donne pas cette peine, conseille tranquillement Oline. Je m’en vais. Mais ça ne te portera pas chance de mettre ta cousine à la porte !
– Va-t’en !
Oline ne s’en allait pas. Les deux femmes continuaient à se chamailler. Le timbre de la pendule, qui sonna la demie, fit ricaner Oline, à l’affût de tout ce qui pouvait exaspérer Inger.
La dispute finit tout de même par s’apaiser.
– J’ai une longue route à faire, dit Oline ; je ne serai pas chez moi avant la nuit. J’ai eu tort de ne pas emporter quelque chose à manger.
Inger avait repris son sang-froid ; elle présenta à Oline une cuvette, avec de l’eau.
– Débarbouille-toi, dit-elle.
Oline pensait aussi qu’elle ferait mieux de s’arranger avant de partir. Mais, comme elle ne se voyait pas, elle se lavait mal et laissait du sang sur sa figure, Inger la regarda un moment, puis montra du doigt.
– Ici, à la tempe ! Non, de l’autre côté !
– Puis-je savoir quelle tempe tu montres ? répliqua Oline.
– Tu en as aussi à la bouche. Lave-toi donc ! As-tu peur de l’eau ?
À la fin, Inger lava elle-même sa victime et lui tendit une serviette.
– Que voulais-je dire ? reprit Oline en s’essuyant.
Et elle parlait avec un calme parfait.
– Comment Isak et les enfants vont-ils prendre ça ?
– Isak le sait-il ? demanda Inger.
– Il le sait. Il est venu et il a vu.
– Qu’a-t-il dit ?
– Que pouvait-il dire ? Il était comme moi, sans parole.
Un silence.
– C’est toi qui es cause de tout ! gémit Inger.
Et elle se mit à pleurer.
– Je n’y suis pour rien !
– Je le demanderai à Os-Anders, tu peux en être sûre.
– Fais-le !
Les deux femmes discutaient maintenant avec placidité.
Oline ne semble plus aussi haineuse ; elle est diplomate. Elle adopte un ton de compassion.
– Ce sera un grand coup pour Isak et les enfants quand la chose se saura.
– Oui, dit Inger en pleurant de plus belle. Je ne pense qu’à ça, jour et nuit.
Oline croit pouvoir sauver la situation. Si elle venait tenir la ferme, quand Inger sera en prison ? Inger ne pleure plus ; elle écoute et réfléchit.
– Non ! Tu n’aurais pas soin des enfants.
– Je n’aurais pas soin des enfants ? Tu plaisantes !
– Naa !
– S’il y a une chose que je fais avec cœur, c’est bien de m’occuper des enfants.
– Des tiens, oui ! dit Inger. Mais comment serais-tu avec les miens ? Et quand je pense que tu m’as envoyé un lièvre pour ruiner mon bonheur !... Oh ! tu es un monstre de méchanceté !
– Quoi ? fit Oline. C’est l’opinion que tu as de moi ?
– Oui ! Tu as été une vraie teigne avec moi, et je n’ai aucune confiance en toi. Avec ça, si tu viens ici, tu nous voleras toute notre laine ; et les fromages, ce ne sont pas les miens qui en profiteront : tu les donneras aux tiens les uns après les autres.
– Faut-il que tu sois mauvaise ! dit Oline.
Inger pleure et s’essuie les yeux, et profère une parole de temps en temps. Oline ne veut pas s’imposer ; elle peut aller vivre chez son fils Nils, comme elle l’a fait jusqu’ici. Mais, quand Inger sera en prison, Isak et les petits innocents seront désorientés. Oline aurait pu s’occuper d’eux.
– Tu y réfléchiras, dit-elle.
Inger est vaincue ; elle pleure, branle la tête et tient les yeux baissés : elle va comme une somnambule chercher des provisions pour son hôtesse.
– Ne te donne pas la peine ! proteste Oline.
– Tu ne peux pas faire tout ce chemin par le fjeld sans avoir rien à manger.
Quand Oline est partie, Inger se glisse au-dehors, regarde, écoute. Aucun bruit du côté de la carrière. Elle s’approche et entend les enfants qui jouent avec de petites pierres, Isak est assis ; il tient son pic entre ses genoux et demeure immobile.
Inger gagne la lisière de la forêt. Elle avait planté une petite croix sur la tombe. La croix est renversée, la terre a été retournée. Elle s’accroupit et ramène la terre avec ses mains.
Elle pleure, elle branle la tête, elle tient les yeux baissés.
7
Un temps béni pour la terre : du soleil et des averses. Les récoltes s’annoncent bien. On fauche, on entasse le foin ; il y en a tellement qu’on ne sait plus où le mettre, Inger travaille du matin au soir, sans défaillance. Quand il pleut, Isak emploie le temps à achever le toit de sa nouvelle grange et le mur exposé au midi : alors il pourra emmagasiner tout un monde de foin. Cela progresse ; on arrive au bout.
Mais il y avait cette menace... Oui, le mal était fait ; les conséquences ne pouvaient en être évitées. Les bonnes actions ne laissent le plus souvent aucune trace ; les mauvaises ont toujours des suites. Isak prit la chose à cœur ; mais il se contenta de dire à sa femme :
– Comment as-tu fait cela ?
Inger ne répondit pas et, au bout d’un moment, Isak demanda :
– Alors tu l’as étranglée ?
– Oui, dit Inger.
– Tu n’aurais pas dû.
– Non.
– Et je ne comprends pas comment tu as pu le faire.
– Elle était comme moi, dit Inger
– Hein ?
– Sa bouche.
Isak resta pensif quelques instants et murmura :
– Ah ! oui.
Ils n’en dirent pas davantage pour cette fois.
Les jours se succédèrent, aussi paisibles qu’auparavant. Les paysans étaient très occupés à rentrer leur foin et, dans leur champ de blé, les épis s’alourdissaient magnifiquement. Le terrible événement reculait peu à peu à l’arrière-plan de leurs réflexions. La menace n’en restait pas moins suspendue sur eux. Ils n’espéraient pas qu’Oline garderait leur secret. Et, même si Oline ne disait rien, d’autres parleraient : les témoins muets du crime, les murs de la maison, les arbres sous lesquels la petite victime dormait dans la forêt, finiraient eux-mêmes par dénoncer la coupable. Os-Anders ferait des allusions ; Inger se trahirait, dans la veille ou le sommeil.
Isak comprenait maintenant pourquoi Inger s’était arrangée pour l’écarter chaque fois qu’elle se sentait sur le point d’accoucher : elle voulait être seule avec sa terreur de donner le jour à un monstre, seule en face du danger. Les trois fois, elle avait agi de la même façon. Isak hochait la tête ; il était ému d’une profonde pitié pour l’infortune de sa compagne. Pauvre Inger ! Il entendit l’histoire du Lapon qui avait été envoyé avec un lièvre et donna l’absolution à l’infanticide. Inger et lui, dans l’épreuve, ils se sentaient unis par un amour plus puissant, un amour farouche. Le péril les rapprochait. Elle était animée envers lui d’une tendresse désespérée. Et lui, le rustre, il était follement, immensément épris d’elle. Inger avait beau porter des bottes de peau brute, elle n’avait rien d’une Lapone ; loin d’être petite et fanée, elle était grande et bien prise. L’été était revenu et elle marchait nu-pieds, elle montrait ses jambes jusqu’aux genoux. Isak ne pouvait en détourner son regard.
Elle chantait des cantiques et enseignait la prière à Eleseus ; mais elle vouait aux Lapons une haine qui jurait avec ses sentiments chrétiens, elle répondait avec rudesse à ceux qui se présentaient.
Ces paysans étaient des gens de santé robuste. Arrive ce qui doit arriver, ils font leur travail et attendent. Ils vivent entre eux comme des bêtes dans la forêt, ils dorment et mangent.
Ils avaient arraché des pommes de terre, pour voir ce qu’elles donneraient, et les avaient trouvées grosses et farineuses. La catastrophe ?... ils s’étonnaient qu’elle ne se fût pas encore produite. On était presque à la fin d’août, le sort les épargnait. Chaque soir, ils se blottissaient ensemble dans leur gîte, en se félicitant que la journée se fût passée sans événement.
En octobre enfin, le lensmand arriva, une serviette sous le bras. La loi passait le seuil de la maison.
L’enquête commença. Inger fut interrogée en particulier : elle ne nia rien. On ouvrit la tombe dans la forêt. Le petit corps fut exhumé pour être soumis à l’examen du médecin légiste ; il était revêtu de la robe de baptême d’Eleseus et coiffé d’un bonnet.
Isak recouvra la parole.
– Ah ! comment cela finira-t-il ? Tu n’aurais pas dû faire ça !
– Non, répondit Inger.
– Qu’est-ce qui a bien pu te passer par la tête ?
– Elle avait la même bouche que moi. Je lui ai tourné la figure...
Isak branlait la tête.
– Et elle est morte, acheva Inger en se mettant à pleurer.
Après un silence, Isak déclara :
– Il est trop tard pour pleurer !
– Elle avait des cheveux bruns, sanglota Inger, là, sur la nuque.
Inger n’avait pas été arrêtée. La justice la traitait avec bienveillance. Le lensmand Heyerdahl l’interrogeait comme il eût parlé avec un interlocuteur quelconque, et, à la fin, il dit simplement :
– C’est pitié que de telles choses puissent arriver.
Inger demanda par qui elle avait été dénoncée. Le lensmand répondit qu’il n’avait recueilli de déclaration de personne en particulier, mais que des rumeurs, des on-dit lui étaient parvenus de divers côtés. N’avait-elle pas elle-même fait des confidences à des Lapons ? Inger : ah, oui, elle avait parlé à des Lapons. Os-Anders était venu avec un lièvre au cours de l’été et avait été cause que l’enfant était né avec un bec-de-lièvre. Et n’était-ce pas Oline qui avait envoyé Os-Anders ? Le lensmand n’en savait rien. Quoi qu’il en soit, il ne pouvait mentionner de telles superstitions dans son procès-verbal.
– Mais, protesta Inger, ma mère a aperçu un lièvre juste avant ma naissance.
La grange était terminée ; tout le foin, rentré ; la moisson, faite. Tout aurait été pour le mieux à la ferme. Isak défrichait un nouveau champ pour son blé. Mais un jour de novembre Inger observa :
– Elle aurait six mois maintenant et nous reconnaîtrait tous.
– Pourquoi en parler ? grommela Isak.
L’hiver venu, Isak battit son blé sur l’aire qu’il avait aménagée. Inger l’aidait d’un bras vigoureux, tandis que les enfants jouaient dans la grange.
Dès que l’état des chemins le permit, Isak reprit ses transports de bois de chauffage. Il avait maintenant ses clients réguliers au canton et vendait un bon prix le stock qu’il avait fait sécher en été. Un jour, il convint avec Inger d’offrir à Mme Geissler le dernier veau de Guldhorn. Mme Geissler se montra enchantée et demanda le prix de l’animal.
– Vous ne me devez rien, répondit Isak. Le lensmand a déjà payé.
Mme Geissler était touchée.
Elle donna en échange des cadeaux pour Eleseus et Sivert : des gâteaux, des livres d’images, des jouets. Quand Isak montra à Inger ce qu’il rapportait, elle se détourna en pleurant.
– Qu’y a-t-il ?
– Rien ! Mais elle aurait juste un an et elle verrait tout ça, elle aussi.
– Oui. Mais tu sais comme elle était, dit Isak pour la consoler. Et peut-être les choses ne tourneront-elles pas aussi mal que nous ne le pensions. J’ai demandé l’adresse de Geissler.
– Pourrait-il nous aider ?
Isak porta son blé au moulin ; puis il reprit sa cognée pour renouveler sa provision de bois. Il alternait les travaux selon la saison, passant de la forêt aux champs et des champs à la forêt. Il y avait six ans qu’il était là ; et Inger, cinq. Tout était bien, si cela seulement pouvait durer. Cela ne dura pas. Inger tissait et soignait les bêtes ; elle chantait aussi des psaumes, mais elle faisait pitié à entendre.
Elle fut convoquée au canton, chez le juge d’instruction. Isak, resté seul, eut l’idée de passer en Suède pour voir Geissler. L’ancien lensmand se montrerait peut-être secourable aux gens de Sellanraa. Quand Inger revint, elle s’était renseignée sur les suites probables du procès : elle était passible de l’emprisonnement à vie, paragraphe I ; mais...
Elle avait avoué spontanément. Les deux témoins du village l’avaient regardée avec compassion, et le juge l’avait interrogée avec ménagement. Malgré tout, elle n’était pas de taille à se mesurer avec les hautes intelligences de la magistrature. Messieurs les juristes peuvent invoquer les articles de la loi et en tirer argument ; et, avec leur science, ils ne sont pas toujours complètement dépourvus de cœur. Inger n’avait pas de raison de se plaindre du juge. Elle ne dit rien du lièvre d’Os-Anders ; mais, quand elle expliqua qu’elle n’avait pas voulu laisser vivre une fille disgraciée comme elle, le magistrat inclina gravement la tête.
– Mais, observa-t-il, tu as toi-même un bec-de-lièvre et ça ne t’a pas empêchée de faire ta vie.
– Non. Dieu soit loué ! répondit Inger.
Elle ne parla pas du martyre de son enfance et de sa jeunesse.
Le juge devait tout de même la comprendre : il était pied-bot et n’avait jamais pu danser.
– Quant à la sentence... je ne sais ce qu’elle sera, dit-il. Tu es passible de la détention perpétuelle ; mais la cour peut réduire la peine à quinze, douze ou neuf années d’emprisonnement. Espérons qu’elle se montrera indulgente.
Inger, en rentrant, était dans le calme de l’hébétude. On n’avait pas jugé nécessaire de l’arrêter. Deux mois passèrent. Un jour le lensmand et son nouvel assesseur se présentèrent à la ferme de Sellanraa, en l’absence d’Isak. Le soir, Inger se montra plus tendre que d’habitude.
– Que voulais-je dire ? Est-il venu quelqu’un ? demanda Isak.
– Pourquoi cette question ?
– Il y a des traces de pas devant la porte.
– Oh ! ce n’était que le lensmand, avec son scribe.
– Que voulait-il ?
– Tu le sais bien.
– C’était pour toi ?
– Ils sont venus me signifier la sentence. Isak, le Seigneur est miséricordieux. Ce n’est pas si terrible que je le craignais.
– Tu n’en as pas pour trop longtemps ?
– Non : seulement quelques années.
– Combien ?
– Ah ! pas mal d’années tout de même, tu dois bien le penser. Mais je remercie Dieu que ce ne soit pas pour la vie.
Inger ne disait pas le nombre. Plus tard, le soir, Isak lui demanda quand on viendrait l’arrêter ; mais elle ne le savait pas ou ne voulait pas le dire. Elle se montra préoccupée. Comment allait-il s’arranger ? On serait forcé de faire venir Oline, Isak lui-même ne trouvait rien de mieux. À propos, qu’était-elle devenue, Oline ? Il y avait un an qu’on ne l’avait pas vue. Était-elle résolue à ne plus reparaître, maintenant qu’elle avait tout mis sens dessus dessous ? Le temps des labours et des semailles passa, et on n’entendait toujours pas parler d’elle. Faudrait-il aller la chercher ? Ah ! elle finirait bien par se montrer, l’immonde créature !
Elle arriva en effet un beau jour. Elle se présenta comme si de rien n’était ; elle apportait une culotte qu’elle avait confectionnée elle-même pour Eleseus.
– Je suis seulement venue voir comment vous alliez.
Mais il apparut bientôt qu’elle avait laissé ses effets dans un sac, à la lisière de la forêt, et n’avait que quelques pas à faire pour aller les chercher si elle devait rester.
Ce soir-là, Inger prit son mari à part.
– Ne m’as-tu pas dit que tu essaierais de voir Geissler ? Nous sommes en morte-saison ; c’est le moment.
– Oui. Maintenant qu’Oline est ici, je partirai dès demain.
– Emporte ton argent, tout ce que tu as !
– Ne peux-tu pas le garder ?
– Non.
Isak se mit en route avant l’aube, Inger l’accompagna sur le seuil ; elle ne pleurait pas, ne se lamentait pas ; elle dit seulement :
– Ils peuvent venir me chercher d’un jour à l’autre.
– Sais-tu quand ?
– Non. Ce ne sera peut-être pas encore tout de suite. Espérons que Geissler fera quelque chose pour nous.
Isak n’avait pas confiance. Il partit tout de même.
Inger était mieux renseignée qu’elle ne le prétendait. C’était elle peut-être aussi qui avait fait avertir Oline. Quand Isak rentra de Suède, elle n’était plus là. Oline était installée à la ferme, avec les deux enfants.
Isak demanda, la voix rauque :
– Quand l’a-t-on emmenée ?
– Le lendemain de ton départ.
Oui, c’était pour cela qu’Inger l’avait incité à s’éloigner, en emportant tout son argent. Ah ! elle aurait dû garder quelque chose pour elle.
Les enfants ne s’intéressaient qu’au petit cochon qu’Isak avait acheté. C’était là tout ce que son voyage lui avait procuré. L’adresse de Geissler qu’il possédait était périmée : l’ancien lensmand était rentré en Norvège et habitait à Trondhjem. Quant au goret, Isak l’avait rapporté de Suède dans ses bras, le nourrissant au biberon et le réchauffant la nuit contre sa poitrine, lorsqu’il dormait sur le fjeld. Il avait voulu faire une bonne surprise à Inger. Maintenant l’animal était la joie d’Eleseus et de Sivert.
Oline était chargée d’une communication du lensmand. L’affaire de la concession de Sellanraa était réglée ; Isak n’avait qu’à se présenter au cabinet du lensmand et à payer. C’était du moins une bonne nouvelle, qui aida Isak à maîtriser son désespoir. Il courut au canton, sans prendre le temps de se reposer. N’avait-il pas une petite chance de voir Inger une dernière fois ?
Non, elle était partie. Huit ans de prison ! Accablé, le cerveau vide, Isak entendit à peine ce que le lensmand lui disait : « Une pitié que de telles choses pussent arriver ! » Il espérait que cette épreuve assagirait Inger et qu’elle n’étranglerait plus ses enfants.
Le lensmand Heyerdahl s’était marié l’année précédente. Sa femme n’avait aucune envie de devenir mère.
– Pour ce qui est de Sellanraa, le département royal a, dans l’ensemble, tenu compte de mes propositions. J’ai la satisfaction de t’apprendre que mes efforts n’ont pas été inutiles.
Isak inclina la tête.
– Voici le titre de propriété ! Tu n’as qu’à le faire enregistrer.
– Combien ai-je à payer ?
– Dix thalers par an. Le département a introduit ici un léger changement : dix thalers par an au lieu de cinq. Qu’en dis-tu ?
– Si je peux payer !
– En dix ans.
Isak avait l’air effrayé.
– Le département ne reviendra pas sur sa décision, dit le lensmand. Allons, c’est pour rien ! Une propriété pareille, défrichée et cultivée comme elle est maintenant !
8
Le temps coule vite. Oui, pour celui qui se sent devenir vieux. Isak n’était pas vieux, ses forces étaient intactes ; les années lui semblaient longues. Il cultivait sa terre et laissait sa barbe rude croître comme elle voulait.
La monotonie du désert était rompue de temps en temps par un Lapon qui passait.
Une troupe d’hommes arriva un jour ; ils s’arrêtèrent à Sellanraa. On leur donna du lait et de quoi manger. Ils demandèrent leur chemin. Ils étudiaient, dirent-ils, le tracé d’une ligne télégraphique. Une autre fois, on reçut la visite de Geissler, oui, de Geissler en personne ; plein d’entrain, la mine assurée, il montait du canton avec deux hommes chargés d’outils de mineur.
Il n’avait pas changé. Il entra comme chez lui, parla avec les enfants, ressortit pour jeter un coup d’œil sur les champs, ouvrit la porte de la grange et du fenil.
– Remarquable ! déclara-t-il. Isaak, as-tu encore tes cailloux ?
– Quels cailloux ?
– Les petites pierres pesantes avec lesquelles jouaient tes enfants, la dernière fois que je suis venu.
Les pierres étaient dans le cellier, où elles servaient à tendre des pièges à rat. Isak alla les chercher. Geissler et ses deux compagnons les examinèrent, les soupesèrent.
– Azurite ! décidèrent-ils.
– Veux-tu nous montrer où tu les as trouvées ? demanda le lensmand.
Isak conduisit ses trois visiteurs sur le fjeld. Geissler et ses compagnons passèrent deux jours à chercher des veines de minerai et à faire sauter des morceaux de roche à la dynamite. Ils recueillirent deux sacs d’échantillons.
Cependant Isak avait exposé sa situation à Geissler à propos de l’achat de la concession, qui lui coûtait cent thalers au lieu de cinquante.
– Ça n’a pas d’importance, déclara Geissler. Tu as peut-être des milliers de thalers à gagner avec ton fjeld.
– Bah !
– Mais je te conseille de faire enregistrer ton titre de concession le plus tôt possible.
– Bien !
– Pour que l’État ne puisse pas soulever de contestation plus tard. Comprends-tu ?
Isaak comprenait. Il passa à un autre sujet.
– C’est pour Inger que ça va mal.
– On pourrait essayer de reprendre l’affaire, dit Geissler après un moment de réflexion. Si on l’exposait clairement, sans omettre aucune circonstance, on obtiendrait une réduction de peine. Nous pourrions introduire un recours en grâce.
– Eh bien, si vous croyez qu’on peut le faire...
– Pour la grâce, il vaut mieux attendre un peu... Que voulais-je dire ? Tu as porté de la viande et des fromages à ma femme, hein ? Combien te dois-je ?
– Non. Monsieur le lensmand a déjà payé.
– Moi ?
– Il a fait beaucoup pour nous.
– Tiens ! dit Geissler en remettant des billets de banque à Isaak.
Il ne voulait rien accepter gratis. Il devait avoir pas mal d’argent, à en juger par l’épaisseur de son portefeuille. Dieu sait si ce n’était qu’une apparence.
– Elle écrit qu’elle prend ça courageusement, dit Isak, qui suivait son idée.
– Hein ? Ta femme ?
– Oui. Et depuis qu’elle a sa petite fille... car elle a accouché là-bas d’une belle petite fille, bien constituée...
– Parfait !
– Alors, depuis, tout le monde se montre bon pour elle.
Geissler déclara :
– Je vais envoyer ces cailloux à un expert, pour savoir ce qu’il y a dedans. S’ils contiennent une bonne proportion de cuivre, ça te rapportera beaucoup d’argent.
– Bah ?... Et dans combien de temps pensez-vous que nous puissions introduire un recours en grâce ?
– Nous verrons. Ce ne sera pas très long. J’écrirai pour toi. Je reviendrai bientôt... Que disais-tu ? Ta femme a eu un enfant depuis qu’elle est partie ?
– Oui.
– Ainsi elle était grosse quand on l’a arrêtée ? On n’aurait pas dû l’emmener : c’est illégal.
– Naa !
– Raison de plus pour qu’elle soit relaxée avant son temps.
Isak ignorait les dispositions de la loi. Pendant les lenteurs de l’enquête, les magistrats locaux avaient sursis à l’arrestation d’Inger pour deux motifs : ils ne disposaient d’aucun local pouvant tenir lieu de prison et ils étaient enclins à l’indulgence. Ils n’avaient pas prévu les suites. Quand on avait procédé plus tard à l’arrestation d’Inger, personne ne l’avait interrogée sur son état, et elle n’avait rien dit.
Isak s’était remis à travailler. Mais il n’avait plus Inger auprès de lui pour admirer ce qu’il faisait : il accomplissait sa besogne par habitude, mais n’y trouvait plus de joie. Il avait laissé passer deux sessions sans faire enregistrer son titre de propriété ; il se décida tout de même à s’en occuper, l’automne venu.
Il se montrait patient et résigné, comme toujours, mais maintenant c’était parce que tout lui était égal. Quand il commençait à battre le blé, il mettait de côté sa provision de semence pour le printemps. C’était un homme d’ordre. Mais il se sentait seul et triste. Eh oui, mon Dieu ! Il n’était plus qu’un homme sans femme, comme autrefois.
Quelle joie pouvait-il goûter maintenant à s’asseoir le dimanche dans sa maison, en toilette, avec sa belle chemise rouge, s’il n’avait personne pour qui le faire ! Les dimanches lui paraissaient plus longs que les autres jours, parce qu’il n’avait pas le travail pour le distraire de ses tristes pensées. Il prenait les enfants dans ses bras, écoutait leur babil et répondait à leurs questions.
Il gardait Oline, parce qu’il n’avait personne pour la remplacer. Oline n’était ni paresseuse ni maladroite ; mais elle ne possédait pas l’heureux caractère d’Inger.
Elle n’avait pas de cœur à l’ouvrage. Rien de ce qui lui passait par les mains ne lui appartenait. Au temps d’Inger, Isak avait rapporté un vase, avec un couvercle orné d’une tête de chien ; Oline cassa le couvercle, en le laissant tomber. Inger avait planté des boutures de fuchsia dans une caisse, sous un châssis ; Oline prit le châssis et l’appliqua avec malignité sur les boutures pour les étouffer. C’étaient là des choses qu’Isak supportait difficilement. Mielleuse comme toujours, Oline protestait :
– Je ne l’ai pas fait exprès.
– Je n’en sais rien, disait Isak ; mais tu n’avais pas besoin d’y toucher.
– Oh ! sois tranquille ! Je n’y toucherai plus à ces fleurs.
Mais les boutures étaient mortes.
Et pourquoi venait-il à Sellanraa plus de Lapons qu’avant ? Os-Anders, qu’avait-il à faire ici ? Ne pouvait-il passer son chemin ? Il vint deux fois pendant l’été. Et Os-Anders n’avait pas de renne à surveiller ; il vivait de mendicité et se faisait héberger par ses congénères. Dès qu’il arrivait, Oline abandonnait son travail pour bavarder avec lui et demander des nouvelles des gens de la paroisse. Quand il s’en allait, son sac était plus lourd et plus gonflé.
Isak patienta deux ans.
Mais, un jour, Oline demanda des chaussures neuves, et il ne put y tenir plus longtemps. C’était en automne. Oline portait constamment des souliers, au lieu d’aller en sabots ou en bottes de Lapon.
– Il fait beau aujourd’hui, dit Isak.
C’est ainsi qu’il commença.
– Oui, dit Oline.
– Quand tu as fait le compte, ce matin, Eleseus, n’y avait-il pas dix fromages sur la tablette ? demanda Isak.
– Si ! répondit l’enfant.
– Eh bien, il n’y en a plus que neuf.
Eleseus compta et réfléchit un moment dans sa petite cervelle, puis il déclara :
– Oui. Mais, avec celui qu’Os-Anders a emporté, ça fait dix.
Il y eut un silence. Oline sentit qu’elle devait s’expliquer.
– Je lui ai donné un petit fromage. Je ne savais pas que ça te contrarierait, Isak.
– J’aimerais savoir quel service Os-Anders nous a rendu, à moi ou aux miens.
– Quel service ?
– Oui, pour que j’aie à lui faire cadeau d’un fromage.
Oline avait eu le temps de préparer sa réponse.
– Dieu me protège ! Est-ce moi qui ai commencé à attirer Os-Anders ici ? Que je meure à l’instant si j’ai jamais tant parlé de lui !
Irréfutable ! Isak était forcé de se rendre, comme cela lui était arrivé souvent. Oline mit sa victoire à profit.
– Nous voici bientôt en hiver et je n’ai pas de souliers à me mettre. Si tu veux que j’aille pieds nus, il faut le dire. Je t’ai demandé, il y a trois semaines, de m’acheter des souliers ; mais je n’ai rien vu venir.
– Qu’est-ce qu’ils ont, tes sabots, que tu ne peux pas t’en servir ? dit Isak.
– Qu’est-ce qu’ils ont ? répéta Oline, déconcertée.
– Oui, je voudrais le savoir.
– Tu parles de mes sabots, mais tu ne parles pas de ce que je fais ici : je peux filer, carder, soigner les bêtes, m’occuper des enfants, ça ne compte pas. Est-ce que par hasard ta femme, qui est en prison, tu la laissais aller pieds nus dans la neige ?
– Non, elle mettait ses sabots ; et, quand elle devait aller à l’église ou chez des gens comme il faut, elle avait ses bottes de Lapon.
– Et elle n’en était que plus belle !
– Mais oui ! Et, quand elle mettait ses bottes de peau en été, elle se contentait de les garnir de foin. Mais toi, tu portes des bas dans tes souliers toute l’année.
– Oh ! je m’entends aussi à user mes sabots. Mais je ne croyais pas qu’il était si urgent de venir à bout d’une bonne paire de sabots.
Oline parlait avec onction et les yeux mi-clos.
– Et Inger, la changée en nourrice, comme nous l’appelions, reprit-elle, nous l’avons élevée avec nos enfants ; elle a appris avec eux ceci et cela pendant des années. Voilà le remerciement que nous en avons ! Ma fille, qui est à Bergen, porte un chapeau : ça faisait peut-être envie à Inger. Peut-être qu’elle est allée à Trondhjem pour s’acheter un chapeau ! Hé, hé !
Isak se leva pour sortir. Mais Oline avait ouvert son cœur et en épanchait un torrent de noirceurs. Grâce à Dieu, aucun de ses enfants n’avait la bouche fendue comme une gueule de dragon crachant le feu ! Mais la figure n’était pas ce qu’il y avait de pire. Ce n’était pas sa fille, à elle, qui aurait été capable d’étrangler son enfant !
– Ah ! prends garde ! gronda Isak. Maudite sorcière !
Oline était lancée. Elle leva les yeux au ciel et insinua qu’au fond c’était un abus que de laisser un bec-de-lièvre aller et venir comme les honnêtes gens : un tel être ne pouvait agir que selon sa nature.
Isak fut trop heureux de s’éloigner pour ne plus entendre. Et que pouvait-il faire, sinon procurer à Oline les souliers qu’elle réclamait ? Un défricheur dans la forêt ! Il n’était pas l’égal des dieux, il ne pouvait pas mettre les bras en croix et dire à sa servante : « Va-t’en ! » Une ménagère aussi indispensable se sentait en sécurité.
Les nuits sont froides, la lune donne, le sol marécageux durcit assez pour qu’on puisse y poser le pied ; mais, le jour, sous les rayons du soleil, il se ramollit et devient impraticable. Isak descend donc au village en pleine nuit afin d’acheter des souliers à Oline. Il emporte des fromages de chèvre à l’intention de Mme Geissler.
À mi-chemin du canton, le nouveau colon s’était installé. C’était sans doute un homme qui avait des moyens, car il avait fait venir du village des charpentiers pour bâtir sa maison et des journaliers pour lui aménager un champ de pommes de terre dans le marais sablonneux. Il faisait peu ou rien par lui-même.
Ce nouveau propriétaire était Brede Olsen, l’assistant, le greffier du lensmand. Il n’avait pas trente ans ; mais il avait quatre enfants à sa charge, sans compter sa femme, qui ne valait guère mieux elle-même qu’un enfant. Oh ! peut-être, après tout, Brede n’était-il pas tellement riche : il n’avait pas dû faire de grandes économies dans ses anciennes fonctions ; c’était une expérience qu’il tentait en essayant de vivre ici. Il appelait sa ferme Breidablik : ce nom splendide était une trouvaille de Mme Heyerdahl, la femme du lensmand.
Isak passa sans s’arrêter ; il n’avait pas de temps à perdre s’il voulait rentrer chez lui la nuit prochaine, quand les chemins étaient praticables. Il n’avait pas beaucoup d’occupation à la ferme en ce moment, mais il était inquiet pour les enfants, qu’il avait dû laisser seuls avec Oline.
Il se souvenait en marchant de l’époque où il était arrivé de son village. Les années avaient passé, et les deux dernières lui avaient paru longues ; elles avaient apporté à Sellanraa beaucoup de bonnes choses et des mauvaises aussi, eh mon Dieu ! Maintenant un autre s’était installé dans le désert pour défricher le sol. Isak connaissait bien l’endroit : c’était un des meilleurs qu’il avait remarqués quand il était venu là pour la première fois.
Isak s’acquitta de sa commission chez le cordonnier ; puis il apprit que Mme Geissler avait déménagé et il vendit ses fromages à l’épicier. Le soir, il s’en retourna. Le froid était plus vif, le sol était ferme sous le pied ; mais la démarche d’Isak était lourde. Dieu sait quand on reverrait Geissler, maintenant que sa femme était partie ! Peut-être ne reviendrait-il jamais ! Inger était loin et le temps coulait.
Il faisait grand jour lorsque Isak aperçut sa ferme du haut de la colline, et cette vue le réconforta un peu, après les fatigues de deux jours et deux nuits sans sommeil. La maison et ses dépendances étaient là, sous ses yeux ; la cheminée fumait ; les enfants jouaient dehors, ils coururent à la rencontre de leur père.
Isak entra. Deux Lapons étaient assis dans la salle. Oline, surprise, se leva de son escabeau.
– Quoi ! te voilà déjà !
Elle faisait chauffer du café sur le poêle. Du café !
C’est une chose qu’Isak a déjà remarquée : chaque fois qu’Os-Anders ou d’autres Lapons sont venus, Oline fait du café, longtemps encore après, dans la petite bouilloire d’Inger. Elle en fait quand Isak est aux champs ou dans les bois ; et, quand il revient à l’improviste et le voit, elle ne dit rien. Mais il sait qu’il est chaque fois plus pauvre d’un fromage de chèvre ou d’un écheveau de laine. Et il doit se faire violence pour ne pas prendre Oline entre ses doigts et la mettre en pièces, à cause de sa vilaine conduite. En vérité Isak s’efforce de jour en jour de devenir meilleur, soit qu’il ait à cœur de maintenir la paix dans sa maison, soit qu’il veuille mériter la grâce du Seigneur et hâter ainsi le retour d’Inger. Il est enclin à la crédulité, à la superstition même, comme tous les paysans.
9
Un ingénieur arrive à Sellanraa, avec un contremaître et deux ouvriers, pour installer le télégraphe sur le fjeld. La ligne passera un peu au-dessus de la maison. On percera une route à travers la forêt. Cela ne nuira pas : la ferme sera moins isolée ; reliée au monde, elle deviendra plus agréable à habiter.
L’ingénieur dit :
– Tu es ici à mi-chemin entre les deux vallées. On t’offrira peut-être d’assumer la surveillance de la ligne.
– Naa !
– Ça te rapporterait vingt-cinq thalers par an.
– Naa ! Mais qu’aurais-je à faire ?
– Tenir la ligne en état, réparer les fils quand ils se rompent, débroussailler, élaguer les arbres. Nous installerons là, contre le mur, un joli petit appareil qui t’avertira si on a besoin de toi : alors, quoi que tu aies à faire ici, tu devras laisser tes occupations et te mettre en route.
Isak réfléchit et dit :
– Je peux me charger de ça l’hiver.
– Toute l’année, reprit l’ingénieur, toute l’année naturellement, été comme hiver !
– Au printemps, en été et en automne, j’ai ma terre à cultiver ; je n’ai pas le temps de m’occuper d’autre chose.
L’ingénieur considéra Isak un moment et lui posa cette étonnante question :
– Gagnes-tu davantage ainsi ?
– Comment ?
– Je te demande si les journées que tu passerais à surveiller la ligne te rapporteront davantage quand tu les emploieras à cultiver ton champ.
– Je n’en sais rien ; mais j’ai ma ferme à cultiver, je suis ici pour ça. J’ai à faire vivre ma famille et mon bétail, et c’est la terre qui nous nourrit.
– Bien ! Je trouverai quelqu’un d’autre pour le poste.
Cette menace était plutôt un soulagement pour Isak. Néanmoins il ne voulait pas désobliger l’important personnage et il expliqua :
– Vous comprenez, j’ai un cheval et cinq vaches, sans compter le taureau ; j’ai aussi quinze moutons et seize chèvres. Les animaux nous fournissent de quoi manger et nous vêtir : nous devons les soigner.
– C’est clair, dit sèchement l’ingénieur.
– Alors comment ferais-je pour m’occuper d’eux, si je dois quitter mon travail en pleine saison pour surveiller le télégraphe ?
– N’en parlons plus ! Ton voisin, Brede Olsen, s’en chargera volontiers.
L’ingénieur se tourna vers ses compagnons.
– En route, les gars !
Oline trouvait déraisonnable l’obstination d’Isak ; elle crut devoir intervenir.
– Que dis-tu ? Seize chèvres ? Il n’y en a plus que quinze.
Isak la regarda et Oline ne baissa pas les yeux.
– Il n’y a pas seize chèvres ? demanda-t-il.
– Non.
Isak prit le bout de sa barbe entre ses dents et se mit à le mordiller.
L’ingénieur partit avec ses gens.
Si maintenant Isak avait envie de montrer son mécontentement à Oline, et peut-être de la corriger, il en avait l’occasion, une occasion bénie : ils étaient seuls à la maison, elle et lui ; les enfants avaient couru derrière les étrangers et n’étaient pas encore rentrés.
Isak se tenait debout au milieu de la salle, et Oline était assise auprès du poêle. Isak toussa deux ou trois fois, pour donner à entendre qu’il était sur le point de parler ; il garda le silence ; il montrait sa force d’âme. Ne savait-il pas le compte de ses chèvres sur le bout de ses doigts ? La femme était-elle folle ? Pouvait-il manquer une bête à l’étable, quand Isak connaissait chacune d’elles en particulier ? Les chèvres étaient seize. Oline devait en avoir soustrait une la veille, quand la femme de Breidablik était venue.
– Hem !
Isak, cette fois, avait les mots sur le bout de la langue. Quel forfait Oline avait-elle commis ? Peut-être pas précisément un meurtre, mais quelque chose d’approchant. Il pouvait parler de la seizième chèvre avec une gravité funèbre.
Tout de même, il n’allait pas rester éternellement planté au milieu de la chambre sans rien dire.
– Hem ! Alors il n’y a plus que quinze chèvres à présent ?
– Oui, dit Oline avec onction. Tu peux les compter toi-même.
C’était le moment de le faire : étendre la main et, d’une étreinte, déformer considérablement la figure d’Oline. Il le pouvait ; mais il ne le fit pas et il proféra hardiment en se dirigeant vers la porte :
– Je n’en dis pas davantage pour le moment.
Il sortit, comme s’il voulait faire comprendre que, la prochaine fois, il ne manquerait pas de dire son fait à cette coquine.
– Eleseus ! appela-t-il.
Qu’étaient devenus Eleseus et son frère ? Le père avait une question à leur poser. Ils étaient déjà grands et savaient voir. Il les découvrit sous le plancher de la grange ; ils avaient rampé là, le plus loin qu’ils avaient pu, mais se trahissaient par leurs chuchotements anxieux, comme deux coupables.
Qu’avaient-ils fait ? Eleseus avait trouvé un crayon de couleur, que l’ingénieur avait laissé, et s’était dit qu’il pourrait le garder. Il avait mis le petit Sivert dans sa confidence pour ne pas être seul à porter la responsabilité du larcin ; et les deux gamins s’étaient cachés sous le plancher de la grange avec leur trésor. Ah ! ce bout de crayon ! un événement dans leur vie, une merveille ! il écrivait bleu d’un côté et rouge de l’autre. Les enfants se le repassaient pour l’essayer. Quand leur père les avait appelés si fort et avec tant d’insistance, Eleseus avait chuchoté :
– Ils reviennent chercher le crayon.
Leur joie était gâtée ; il ne leur restait que le sentiment de leur culpabilité, et leur petit cœur battait. Les deux frères rampèrent hors de leur cachette. Eleseus tenait le crayon à bout de bras, pour montrer à son père qu’il ne l’avait pas cassé.
Or l’ingénieur n’était plus là. Le tumulte des petits cœurs s’apaisa.
– Il est venu une femme hier ici, dit le père.
– Oui.
– La femme de la ferme d’en bas. L’avez-vous vue partir ?
– Oui.
– Avait-elle une chèvre avec elle ?
– Non, dirent les enfants. Une chèvre ?
– Je vous demande si elle a emmené une chèvre.
– Non. Quelle chèvre ?
Le soir, quand les bêtes furent rentrées, Isak compta ses chèvres : il y en avait seize. Il les compta encore, les compta cinq fois : cela faisait bien seize. Il n’en manquait pas une.
Isak se sentit soulagé. Mais qu’est-ce que cela voulait dire ? Cette créature d’Oline n’était-elle pas capable de compter jusqu’à seize ?
– Qu’est-ce que tu radotes ? Il y a bien seize chèvres.
– Ah ! Il y en a seize ? demanda-t-elle innocemment.
– Oui.
– Alors, fit Oline avec onction, puisqu’il y en a seize, tu ne pourras pas dire que je t’en ai mangé une.
Isak ne parla plus de son bétail. Il ne s’avisa point de compter ses moutons. Après tout, Oline n’était pas si mauvaise : elle tenait la maison pour Isak et s’occupait des bêtes. Elle avait seulement la cervelle un peu détraquée : c’était plus fâcheux pour elle que pour lui. Il pouvait la supporter. Mais la vie était grise et sans joie pour Isak à présent.
En prenant de l’âge, le toit de la maison verdissait. Celui de la grange, qui était moins ancien, commençait, lui aussi, à se couvrir de mousse. Les campagnols avaient trouvé le chemin du cellier. Des mésanges et toute sorte de petits oiseaux peuplaient les champs et les prés ; il venait même des corbeaux. Mais le plus remarquable, cet été, fut l’apparition d’un vol de mouettes qui avaient parcouru des milles et des milles depuis la côte pour venir se poser sur cette terre cultivée, oasis au milieu du désert. La ferme devenait le rendez-vous des bêtes sauvages.
À l’automne, quand le temps d’abattre les animaux fut venu, les petits garçons furent remplis de curiosité, de crainte et de pitié. Isak tenait l’animal d’une main et l’égorgeait de l’autre, tandis qu’Oline recueillait le sang. On fit sortir le vieux bouc, sage et barbu. Les enfants épiaient derrière l’angle de la maison.
– Quel sale vent glacé ! dit Eleseus.
Et il se détourna pour s’essuyer les yeux. Le petit Sivert fut plus franc.
– Pauvre vieux bouc ! s’écria-t-il.
Quand il eut saigné l’animal, Isak s’approcha des deux garçons et leur donna cet enseignement :
– Il ne faut jamais rester là et dire « pauvre bête ! » et avoir pitié quand on abat un animal : ça le rend plus dur à tuer. Rappelez-vous ça !
Et ce fut de nouveau le printemps.
Inger avait écrit qu’elle se portait bien et qu’elle apprenait beaucoup de choses au pénitencier. Sa fillette était déjà grande : elle s’appelait Léopoldine ; elle faisait preuve d’une intelligence très vive, avait le génie de la couture et du crochet.
Ce qu’il y avait de remarquable dans cette lettre, c’était qu’Inger l’avait rédigée elle-même. Isak n’était pas si savant ; il avait dû porter la lettre au canton pour se la faire lire ; mais, en rentrant, il la savait par cœur.
Alors il s’était assis solennellement au bout de la table, avait étalé la lettre devant lui et l’avait lue pour les enfants. Oline verrait ainsi comme il déchiffrait aisément l’écriture courante. Mais il se garda de lui adresser la parole. Quand il eut terminé, il dit :
– Vous voyez, Eleseus et Sivert, c’est votre mère elle-même qui a écrit cette lettre et elle a appris toute sorte de choses. Votre petite sœur, quant à elle, en sait plus que nous tous réunis. Rappelez-vous ça !
– C’est magnifique, dit Oline.
Qu’entendait-elle par là ? Mettait-elle en doute la sincérité d’Inger ? Ou soupçonnait-elle qu’Isak ne lisait pas vraiment ? Il n’était pas facile de savoir ce qu’Oline pensait avec sa mine doucereuse et ses paroles à double sens.
– Quand votre mère sera de retour, vous apprendrez aussi à écrire, reprit Isak.
Oline dépendit des vêtements qui séchaient devant le poêle, remua une marmite.
– Puisque tout va tellement bien ici, observa-t-elle, je pense que tu devrais acheter un paquet de café pour la maison.
– Du café ? répéta Isak, interloqué.
– J’en ai acheté de temps en temps avec mon argent, reprit tranquillement Oline ; mais...
Le café, c’était une chose rare pour Isak, un rayon de soleil dans son existence. Oline plaisantait sans doute. Mais il se rappelait ses manigances avec les Lapons.
– Il faudrait que je t’achète du café ? Un paquet, tu dis ? Pourquoi pas une livre, pendant que tu y es ?
– Pourquoi ris-tu, Isak ? Mon frère Nils a du café. Ils en ont aussi à Breidablik.
– Oui, parce qu’ils n’ont pas de lait, pas une goutte.
– C’est possible ! Mais toi qui sais tant de choses, toi qui sais lire comme un renne sait courir, tu dois savoir aussi qu’il n’y a pas de ménage où l’on n’ait du café.
– Gueuse ! grogna Isak.
Oline s’assit sur le banc. Elle n’était nullement disposée à se taire.
– Et quant à Inger, s’il m’est permis de dire un mot...
– Dis ce que tu voudras ! Ça m’est bien égal.
– Elle aura appris toute sorte de choses lorsqu’elle reviendra ; elle aura peut-être aussi des perles et des plumes à son chapeau.
– Pourquoi pas ?
– Oui, oui ! Et elle peut me remercier pour tous les avantages qu’elle a obtenus !
– Toi ? questionna Isak, déconcerté.
Oline répondit avec onction :
– Parce que c’est à ma modeste intervention qu’elle doit d’être allée si loin.
Isak avait la parole coupée. Avait-il bien entendu ? Oline avait l’air aussi tranquille que si elle n’avait rien dit. Avec elle, Isak n’était pas de force à soutenir la discussion.
Il sortit, l’esprit occupé de sombres pensées. Oline, cette créature bouffie de méchanceté, pourquoi ne lui avait-il pas tordu le cou dès le début ?
Il obéit à une impulsion bizarre : il passa dans l’étable et compta ses chèvres : elles étaient là au complet, avec leurs chevreaux. Il compta les vaches, les cochons, quatorze poules, deux veaux.
– J’ai oublié les moutons, dit-il.
Il compta ses brebis et feignit d’être inquiet parce qu’il en manquait une.
Or Isak savait depuis longtemps qu’il n’avait plus son compte de moutons.
Oline l’avait attrapé quand elle lui avait dit qu’une chèvre avait disparu. Il avait très mal pris la chose alors, mais cela n’avait abouti à rien. Il n’obtenait jamais rien quand il se querellait avec Oline. En automne, quand il avait choisi dans son troupeau les bêtes qui étaient bonnes à abattre, il s’était aperçu qu’il lui manquait une brebis, mais il n’avait pas trouvé le courage d’exiger une explication.
Aujourd’hui, Isak est exaspéré : Oline l’a poussé à bout. Il recompte ses moutons, en posant l’index sur chacun et en comptant tout haut : Oline peut l’entendre, si elle est dehors, devant la porte. Et il prononce d’une voix forte beaucoup de paroles dures à l’adresse d’Oline. Comme elle a inventé une nouvelle manière de nourrir les brebis, une manière qui les réduit à rien, les volatilise. C’est une abominable voleuse, elle peut s’en vanter... Ah ! si elle était là, devant la porte, et avait peur une bonne fois !
Il va retourner à la maison et lui dire son fait à cette coquine ! Il se précipite ; le courant d’air gonfle sa chemise sur ses épaules. Mais Oline paraît, paisible et douce comme toujours, sur le seuil, portant des auges à l’étable.
– Qu’as-tu fait de la brebis aux oreilles plates ? demande Isak.
– Quelle brebis ?
– Si elle était ici, elle aurait deux agneaux maintenant. Qu’en as-tu fait ? Elle avait toujours deux agneaux à la fois. C’est trois moutons que tu m’as volés, comprends-tu ?
Oline est déconcertée, accablée par cette accusation ; elle branle la tête et ses jambes ont l’air de se dérober sous elle. Son cerveau travaille pourtant ; sa présence d’esprit l’a toujours tirée d’affaire.
– Je vole les chèvres, je vole les brebis, dit-elle froidement. Et qu’est-ce que j’en fais ? J’aimerais le savoir. Je les mange peut-être.
– Tu sais mieux que personne ce que tu en as fait.
– Tu es étonnant, Isak ! Tu as de tout en abondance, autant de bêtes dans ton troupeau que d’étoiles au ciel et tu n’en as pas encore assez ! Que sais-je de cette brebis et de ces deux agneaux que tu me réclames ? Tu devrais remercier Dieu, qui te comble de ses dons. Avant l’hiver, tes brebis auront encore agnelé et ton troupeau aura triplé.
Ah, cette Oline !
Isak s’éloigne en grognant comme un ours.
– Pourquoi ne l’ai-je pas étranglée dès le premier jour ?
Et il se gourmande.
– Idiot ! Âne bâté que je suis ! Mais il n’est pas trop tard. Attends, gredine !... Ce soir, ce ne serait pas adroit ; mais demain... ah ! je lui montrerai... Trois moutons ! Et elle réclame du café !
10
Le jour suivant fut marqué par un grand événement : on reçut à la ferme la visite de Geissler. Les marais n’étaient pas secs en cette saison ; mais Geissler était venu à pied, sans se préoccuper de l’état des chemins. Il avait de belles bottes montantes, des gants jaunes, une tenue élégante. Un homme du village portait sa valise.
Il venait pour acheter un terrain à Isak sur le fjeld : une mine de cuivre. À quel prix ? Il apportait aussi les compliments d’Inger : une brave femme, qui se rendait sympathique à tout le monde. Il était allé à Trondhjem et avait eu l’occasion de parler avec elle.
– Isak, tu as beaucoup travaillé ici.
– Eh, oui ! Ainsi vous avez parlé avec Inger ?
– Que vois-je là-bas ? Tu as construit un moulin ?
– Comment se porte-t-elle ?
– Qui ? Ta femme ?
– Oui.
– Écoute, passons dans la pièce à côté.
– Non, c’est en désordre, protesta Oline, qui avait ses raisons.
Ils passèrent tout de même dans l’autre pièce et fermèrent la porte. Oline resta dans la salle, d’où elle ne pouvait rien entendre.
Le lensmand Geissler s’assit, se donna une claque vigoureuse sur le genou et s’installa dans la destinée d’Isak.
– Tu n’as pas encore vendu ton gisement de cuivre ? demanda-t-il.
– Non.
– Bien ! Je te l’achète... Oui, j’ai vu Inger et d’importants personnages. Elle sera bientôt libérée. La requête est entre les mains du roi.
– Le roi ?
– Oui. J’ai donc parlé avec ta femme. Aucune difficulté pour moi à en obtenir l’autorisation, naturellement !
« – Eh bien, Inger, lui ai-je demandé, ça va bien ? vraiment bien ? – Oui. Je n’ai pas à me plaindre. – Regrettes-tu ta maison ? – Certes, je ne peux pas dire autrement. – Tu y rentreras bientôt, lui dis-je...
« Ah ! c’est une brave femme, Isak ! Pas une larme ! Au contraire, elle trouvait le moyen de sourire. Et sa bouche, tu sais, on l’a opérée.
« Après ça, je suis allé voir le directeur. Il m’a reçu tout de suite, naturellement. – Vous avez ici, lui ai-je dit, une femme qu’on devrait renvoyer chez elle : Inger Sellanraa. – Inger, me répondit-il, c’est une bonne fille. Je serais content si nous pouvions la garder vingt ans. – Vous ne la garderez pas. Elle est déjà restée trop longtemps ici. – Nous faisons ce que nous pouvons pour elle et sa petite fille, assura le directeur ; nous lui avons acheté une machine à coudre et appris un tas de choses : les travaux du ménage, le tissage, la coupe et la couture. Vous dites qu’elle est ici depuis trop longtemps ?...
« Je savais assez ce que j’aurais pu répondre ; mais je préférais attendre et je déclarai seulement : – Oui, son cas a été mal examiné : on doit le reprendre. Maintenant que le code a été révisé, elle sera probablement acquittée. On lui a fait voir un lièvre quand elle était enceinte, et l’enfant est né avec un bec-de-lièvre.
« Le directeur sourit et dit : – Ah ! c’est ça ? À votre avis, on n’a pas assez tenu compte de cette circonstance. – Non, dis-je, on n’en a même pas parlé. – Croyez-vous qu’un lièvre puisse jeter un sort ? dit-il. – Quant à cela, je n’ai pas à le discuter. Il s’agit de savoir quelle impression la vue d’un lièvre peut produire sur une femme enceinte qui est obsédée par la pensée de sa difformité.
« Il réfléchit un moment. – Oui, dit-il. Mais, quant à nous, il ne nous incombe pas de réviser la sentence.
« Je soulevai alors la question que j’avais tenue en réserve jusque-là. – On a commis une irrégularité lors de l’arrestation d’Inger Sellanraa : on n’aurait pas dû l’incarcérer, dans l’état où elle était. » Le directeur me dévisagea. – Non, dit-il, c’est vrai ; mais cela ne nous regarde pas. – En second lieu, repris-je, elle n’aurait pas dû rester ici plus de deux mois sans que les autorités de la prison fussent avisées de sa grossesse.
« L’argument avait porté. Le directeur garda un instant le silence. – Avez-vous mission d’agir au nom de cette femme ? demanda-t-il. – Oui, répondis-je. » Alors nous commençâmes à parler d’Inger. Le directeur me dit comme on était content d’elle à la prison et qu’elle était bien traitée, et que la petite fille avait été mise en nourrice chez de braves gens, et ainsi de suite. Pour ma part, je lui expliquai comment les choses allaient à la ferme depuis le départ d’Inger : deux enfants à élever, rien qu’une femme à gages pour s’occuper d’eux et de toute la maison. – Je suis habilité par son mari, ajoutai-je, pour demander la révision du procès ou introduire un recours en grâce. – Montrez-moi votre pouvoir, dit le directeur. – Je reviendrai vous voir demain et vous l’apporterai.
Isak écoutait, frémissant. Il ne quittait pas des yeux les lèvres de Geissler. Celui-ci poursuivit :
– Je rentrai à l’hôtel et rédigeai un pouvoir. Je le fis de ma main et signai : Isak Sellanraa. Le lendemain, je soumis le document au directeur. Il le lut en hochant la tête et dit : – J’ai réfléchi à cette affaire depuis votre dernière visite, et j’estime que vous avez des raisons suffisantes pour introduire un recours en grâce. – Monsieur le directeur appuiera-t-il la requête ? demandai-je. – Certes, je la recommanderai chaudement. – Alors le succès est certain ! Je vous remercie, monsieur, au nom d’une créature malheureuse et d’une famille éprouvée.
« Voilà toute l’histoire, Isak !
Geissler regarda sa montre.
– Et maintenant, à notre affaire ! Peux-tu m’accompagner jusqu’au gisement de cuivre, là-haut ?
Isak était tout d’un bloc, lent à penser et à s’émouvoir ; il ne pouvait pas changer de sujet en un clin d’œil. Il se mit à questionner son interlocuteur et apprit ainsi que le recours en grâce avait été présenté au roi. La décision pouvait intervenir lors du prochain conseil de la Couronne.
– Un miracle ! dit-il.
Ils se rendirent au fjeld : Geissler, son porteur et Isak, et passèrent plusieurs heures à l’explorer. Geissler prospecta le filon de minerai et marqua les limites du terrain qu’il voulait acquérir. Il ne tenait pas en place ; mais il n’était point sot : son jugement était prompt, remarquablement sûr pourtant.
Revenu à la ferme, il entreprit de rédiger un contrat. Il n’était pourtant pas si occupé à écrire qu’il ne parlât de temps en temps.
– Cette fois, Isak, ce ne sera pas une grosse somme que je t’offrirai pour ton terrain ; tout de même, tu recevras deux cents thalers.
Il continua à écrire.
– Rappelle-moi, avant que je parte, que je tiens à visiter ton moulin.
Il remarqua des traits bleus et rouges sur le métier à tisser et demanda :
– Qui a dessiné ça ?
C’était Eleseus qui avait dessiné un cheval et un bouc. N’ayant pas de papier, il s’était exercé sur le cadre en bois avec le crayon de couleur.
– Ce n’est pas mal du tout, dit Geissler. Et il donna une pièce de monnaie à Eleseus.
Il écrivit encore, puis déclara :
– Il y en aura d’autres qui viendront s’établir par ici avant longtemps.
Le paysan qui l’avait accompagné déclara :
– Il y en a déjà : les gens de Breidablik d’abord...
– Brede ! Peuh ! fit Geissler, méprisant.
– Et deux ou trois autres, qui ont acheté du terrain.
– Je doute qu’ils arrivent à quelque chose.
S’avisant qu’il y avait deux petits garçons dans la pièce, Geissler attira à lui le petit Sivert et lui donna aussi une pièce de monnaie. Un original, ce Geissler ! On aurait dit que son regard s’embuait, que ses paupières rougissaient. Il reprit soudain la plume et ajouta quelques lignes au contrat qu’il venait d’écrire.
Il se tourna vers Isak.
– Comme je viens de te le dire, ce n’est pas encore cette fois-ci que tu deviendras riche ; mais tu auras davantage par la suite. Pour aujourd’hui, je te donne deux cents thalers.
Isak ne comprenait pas grand-chose à cette affaire. Deux cents thalers, c’était une somme considérable, un nouveau miracle ! Isak toutefois avait d’autres préoccupations.
– Et vous croyez qu’elle sera graciée ?
– Ta femme ? S’il y avait le télégraphe au village, j’enverrais une dépêche à Trondhjem pour demander si elle n’est pas déjà relaxée.
– Mais si le roi refuse ?
– En ce cas, j’intente un procès en révision : et il faudra, bon gré mal gré, qu’on remette Inger en liberté.
Il lut ce qu’il avait écrit : le contrat de vente du terrain. Deux cents thalers comptant, et un pourcentage élevé sur les recettes de l’exploitation.
– Signe ! dit Geissler.
Isak ne demandait pas mieux, mais il ne savait guère tenir une plume. En fait d’écriture, il n’avait jamais été plus loin que de graver ses initiales sur les arbres. Seulement l’odieuse Oline était là et le regardait. Il saisit la plume, cette horreur d’outil ridiculement léger, le pointa sur le papier... et traça son nom. Geissler fournit quelques explications et le paysan qui l’avait accompagné signa comme témoin.
Conclu !
Le lendemain, Geissler parti, Isak agita des pensées orgueilleuses. Geissler, béni soit-il ! avait promis de réclamer des nouvelles la première fois qu’il aurait l’occasion de télégraphier.
– Va voir à la poste dans une quinzaine, avait-il dit.
Il y avait beaucoup à faire à la ferme et, pour commencer, tout devait être repeint à neuf. Isak songeait depuis longtemps à construire encore une grange. Oui, oui, il y avait maintes choses à faire. Le temps était trop court ; la semaine était à peine commencée que le dimanche arrivait.
Mais Isak repeindrait, il y était bien résolu. Les bâtiments de la ferme étaient gris et nus : on aurait dit une maison en manches de chemise. Ce n’était pas encore l’époque des grands travaux de la terre ; le printemps était peu avancé. Le jeune bétail était lâché, mais il y avait encore de la gelée dans les champs.
Isak alla vendre quelques douzaines d’œufs au village et rapporta de la peinture rouge pour la grange ; puis il se procura de l’ocre jaune pour la maison d’habitation.
– Oui, c’est ce que je disais : ça ne cesse de croître et d’embellir, grommelait Oline.
Ah ! elle se doutait bien que son séjour à Sellanraa touchait à sa fin. Elle était assez énergique pour s’y résigner, mais non sans amertume. Isak, pour sa part, n’exigeait plus d’elle qu’elle lui rendît des comptes. Il savait bien qu’elle détournait tout ce qu’elle pouvait, en vue de son prochain départ ; mais il lui fit tout de même présent d’un jeune bélier, car il se disait qu’après tout elle avait longtemps servi chez lui pour un maigre salaire.
Il donna trois couches de peinture aux bâtiments de la ferme. Les fenêtres et les arêtes de la maison furent badigeonnées de blanc. Maintenant, quand il rentrait chez lui et découvrait son domaine du haut de la colline, il croyait voir un palais des Mille et Une Nuits. La solitude s’était peuplée ; la bénédiction de Dieu était descendue sur elle. La nature s’était éveillée après un long sommeil. Des créatures humaines vivaient ici. Des enfants jouaient autour de la maison. Puissante et propice, la forêt l’environnait, sur les hauteurs bleutées du fjeld.
La dernière fois qu’Isak se rendit au canton pour acheter de la peinture, on lui remit un pli, pour lequel il dut payer une surtaxe de cinq schellings : il s’agissait d’un télégramme qu’on lui avait fait suivre par la poste et qui provenait du lensmand Geissler. Un homme étonnant, ce Geissler ! une providence ! Il télégraphiait ces simples mots : « Inger libre, rentre immédiatement. »
Tout se mit à danser autour d’Isak ; il perdit la notion des choses et des gens, et s’entendit à peine murmurer :
– Dieu soit loué !
– Elle peut être ici demain, si elle part de Trondhjem assez tôt, observa le buraliste.
Isak attendit jusqu’au lendemain. Le bateau-poste apporta le courrier de Trondhjem, mais n’amena pas Inger.
– Alors elle ne sera pas ici avant la semaine prochaine.
Ce n’était peut-être pas une mauvaise chose pour Isak que d’avoir du temps devant lui : il avait tellement à faire ! Devait-il négliger sa ferme ? Il rentra chez lui et commença par sortir le fumier : ce fut vite fait. Il planta un pieu dans la terre, l’enfonçant un peu plus chaque jour, pour suivre les progrès du dégel. Le soleil prenait de la force, la neige fondait, la campagne verdissait. Isak labourait, semait, plantait les pommes de terre.
Il parla aux enfants d’une nouvelle tournée qu’il devait faire au village. Il préparait sa voiture.
– Tu ne vas donc pas à pied ? demanda Eleseus.
– Non. J’ai décidé de prendre la charrette.
– Emmène-nous !
– Vous serez bien sages et vous resterez à la maison. Votre mère va rentrer et elle vous apprendra beaucoup de choses.
11
Isak arrêta sa voiture au bord d’une mare : une eau tranquille, sans ride, sur un fond noir. Quand il lui était arrivé de se regarder, il n’avait guère employé d’autre sorte de miroir. Il était superbe, avec sa chemise rouge. Il prit une paire de ciseaux et se tailla la barbe. Ah, le lourdaud vaniteux ! Espérait-il se donner une tournure élégante en taillant une barbe à laquelle il n’avait pas touché depuis cinq ans ? Naturellement il aurait pu procéder à cette opération chez lui, avant de partir ; mais il avait eu honte de le faire devant Oline. C’était déjà beaucoup qu’il eût osé mettre sa chemise rouge sous le nez de cette créature.
Il taille, il taille ; les poils de sa barbe tombent dans le miroir. Le cheval s’impatiente. Allons, en route pour le village !
Le lendemain, arrive le bateau-poste. Isak monte sur un roc pour observer les passagers à la descente. Il y en a beaucoup, mon Dieu ! De grandes personnes, avec des enfants ; mais pas d’Inger. Il descend de son observatoire et s’approche de la passerelle. On débarde des tonneaux et des caisses sur la jetée. Les gens se bousculent avec leurs bagages. Mais Isak n’aperçoit pas ce qu’il cherche. À la vérité, il remarque bien une femme, avec une petite fille, qui se dirige vers la sortie du débarcadère ; mais elle est plus belle qu’Inger, quoique Inger ne soit pas mal. Quoi !... mais c’est Inger ! Hem !
Isak se précipite à sa rencontre. Elle dit bonjour et tend la main. Elle a l’air un peu enrhumée, un peu pâle, à cause du mal de mer sans doute et de la fatigue du voyage. Isak reste planté là ; à la fin, il dit :
– Et voilà le beau temps qui vient !
– Je t’avais aperçu, dit Inger ; mais je n’arrivais pas à me dégager de la foule... Tout le monde va bien à la maison ?
– Oui. Merci de le demander !
– C’est Léopoldine. Elle a supporté le voyage bien mieux que moi. Voici ton papa, Léopoldine ! Allons, dis bonjour à ton papa !
– Hem ! fait Isak, troublé.
Il se sent comme un étranger devant sa femme et son enfant. Inger dit :
– Si tu vois une machine à coudre dans les bagages, elle est à moi. J’ai aussi un coffre.
Isak part à la recherche du coffre et se le fait délivrer. Quant à la machine à coudre, Inger doit elle-même la reconnaître.
Isak charge le coffre sur son épaule, prend la machine à coudre sous le bras et, se tournant vers les siens, déclare :
– J’en ai pour un instant. Je reviens la chercher.
– Chercher qui ? demande Inger en souriant. Crois-tu qu’une grande fille comme elle ne soit pas capable de marcher toute seule ?
Ils vont ensemble à l’endroit où Isak a laissé son cheval et sa voiture.
– Tu as un nouveau cheval ? dit Inger. Et une voiture avec une banquette ?
– Oui, naturellement. Que voulais-je dire ? As-tu besoin de prendre quelque chose ?
– J’ai des provisions ; nous mangerons en route. Léopoldine, sauras-tu te tenir assise toute seule à l’arrière ?
Le père ne veut pas de ça.
– Non, elle pourrait tomber sous les roues. Assieds-toi avec elle sur la banquette et conduis toi-même.
Inger et la fillette s’installèrent dans la voiture. Isak marcherait à côté.
Chemin faisant, il les regardait toutes les deux. C’était Inger qui revenait, changée dans sa mise et son apparence : belle, sans bec-de-lièvre, avec seulement une ligne rouge à la lèvre supérieure. Elle ne zézayait plus ; elle parlait distinctement. Une écharpe de laine gris et rouge à franges faisait merveille sur ses cheveux bruns. Elle se tourna sur la banquette et dit :
– Tu aurais dû emporter une fourrure. L’enfant aura froid à la brume.
– Je lui donnerai ma vareuse, dit Isak, en attendant que nous arrivions à la forêt : j’ai laissé une peau de mouton là-haut.
– Comment ? Tu as laissé une peau dans la forêt ?
– Oui, je ne voulais pas m’en embarrasser jusqu’au bout, parce que, si tu n’étais pas arrivée aujourd’hui...
– Naa !... Les garçons doivent être grands à présent ?
– Oui, ils poussent. Ils savent planter les pommes de terre.
La mère sourit en hochant la tête.
– Oh ! vraiment ?
– Eleseus m’aide, et Sivert donne aussi un coup de main, assura fièrement Isak.
La petite Léopoldine réclamait à manger. Ah, la jolie créature ! La reine des papillons dans son char. Elle parlait avec l’accent de Trondhjem, un peu chantant. Son père ne la comprenait pas toujours. Elle ressemblait à ses frères et avait comme eux les yeux bruns de sa mère, avec le même ovale du visage. Ah, Inger ne pouvait pas renier ses trois enfants ! Isak se sentait un peu intimidé devant sa fille, intimidé par les petits souliers de l’enfant, ses bas de laine fine et sa robe courte. Quand elle avait salué son étrange papa, elle avait fait la révérence et tendu une toute petite main.
Arrivés dans les bois, ils s’arrêtèrent pour se reposer et manger. Le cheval reçut sa pitance. Léopoldine sautait comme un cabri, tout en mordant dans sa tartine.
– Tu n’as pas beaucoup changé, dit Inger en regardant son mari.
– Tu trouves ? Mais, toi, tu es devenue splendide !
– Ha, ha ! Non, je suis vieille maintenant, dit-elle sur un ton de plaisanterie.
Il n’y avait plus à le cacher, Isak pouvait à peine se contenir ; il paraissait gêné et comme honteux. Quoiqu’il fût en train de manger, il arracha un brin de bruyère et se mit à le mâchonner.
– Quoi ! tu manges de l’herbe à présent ? railla Inger.
Isak jeta la bruyère, prit une grosse bouchée, empoigna le cheval par les jambes de devant et le souleva. Inger l’observait avec étonnement.
– Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.
– Il est si gentil ! dit Isak en reposant l’animal.
Ils repartirent et firent à pied, tous les trois, un bout de chemin. Ils passèrent devant la nouvelle ferme.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Inger.
– La terre que Brede a achetée. Il l’appelle Breidablik. Beaucoup de marécage et peu de forêt !
Léopoldine avait sommeil. Son père la prit dans ses bras et elle s’endormit.
– Couchons-la dans la voiture, roulée dans la peau de mouton, et laissons-la dormir.
– Non, dit Isak : avec ces cahots, elle serait moulue.
Ils traversèrent les marais et rentrèrent sous bois.
– Ptro ! cria Inger.
Le cheval s’arrêta.
Elle prit la fillette des bras d’Isak, la déposa dans le fond de la voiture entre le coffre et la machine à coudre.
– Comme ça, elle ne sera pas secouée.
Isak enveloppa la petite dans la peau de mouton, lui mit sa vareuse roulée sous la tête.
Ils repartirent. L’homme et la femme causaient de choses et d’autres. Le soleil était encore haut.
– Oline, où couche-t-elle ? demanda Inger.
– Dans la petite chambre.
– Naa ! Et les petits ?
– Ils ont leur lit dans la salle, comme lorsque tu es partie.
– Plus je te regarde, plus je trouve que tu es exactement comme autrefois, dit Inger. Et ces épaules-là, qui ont porté tant de fardeaux, ne se sont pas courbées !
Au bout d’un moment, Isak lui demanda si elle n’était pas fatiguée de marcher. Elle ne voulait pas remonter dans la voiture.
– Non, merci ! Mais c’est drôle ; depuis que j’ai eu le mal de mer, j’ai tout le temps faim.
– Veux-tu manger ?
– Oui, si ça ne t’ennuie pas de t’arrêter encore. La soirée était chaude et claire, et ils n’étaient plus qu’à un mille de la ferme.
Inger avait pris un paquet dans son coffre. Elle dit :
– J’ai apporté de petites choses pour les enfants. Mettons-nous derrière les buissons, où il y a du soleil.
Ils allèrent derrière les buissons. Inger montra les objets : de jolies bretelles avec leurs boucles, des cahiers d’écriture avec des modèles, des crayons, des canifs. Et elle avait rapporté pour elle un livre merveilleux.
– Regarde ! Un livre de prières, avec mon nom dessus !
C’était le directeur de la prison qui le lui avait donné en souvenir. Isak admirait. Elle écarta de petits colliers, qui étaient à Léopoldine, et donna à Isak un grand foulard brillant comme de la soie.
– C’est pour moi ? demanda-t-il.
Il le prit avec précaution et passa la main dessus.
– Tu le trouves beau ?
– Je crois bien ! Je pourrais aller dans le monde avec.
Inger n’avait plus rien à montrer ; elle ramassa tout et resta tranquillement assise. Elle laissait voir ses jambes, avec ses bas bordés de rouge.
– Hem ! Tu les as achetés à la ville ? demanda-t-il.
– La laine, oui ; mais je les ai tricotés moi-même. Ils sont longs, regarde : ils montent au-dessus du genou...
Après cela, elle perçut, dans un vertige, le son de sa propre voix qui murmurait :
– Ah ! toi !... Toujours le même !... Un peu plus tard, ils se remirent en route, Inger assise dans la voiture et tenant les rênes.
– J’ai apporté aussi du café, dit-elle ; mais tu ne pourras pas y goûter ce soir, car il n’est pas grillé.
– Rien ne presse.
À l’orée de la forêt, ils aperçurent leur ferme. Il y avait plus de bâtiments qu’autrefois et ils étaient peints à neuf. Inger ne s’y reconnaissait pas ; elle s’arrêta, stupéfaite.
– Tu ne vas pas me dire que c’est ici... que c’est chez nous ? exclama-t-elle. Léopoldine s’était réveillée ; elle se souleva.
– Nous y sommes ? demanda-t-elle.
– Oui. N’est-ce pas que c’est beau ?
On distinguait de loin de petites silhouettes qui bougeaient devant la maison : c’étaient Eleseus et Sivert qui guettaient le retour de leur père. Ils se mirent à courir. Inger se sentit soudain plus enrhumée : son nez, sa gorge se prenaient, ses yeux se mouillaient.
Quand les enfants furent tout près, ils s’arrêtèrent brusquement et demeurèrent interloqués : ils avaient oublié les traits de leur mère et n’avaient jamais vu leur petite sœur. Mais papa, comment se faisait-il que les enfants ne le reconnaissaient pas ? Il avait coupé sa grande barbe !
12
Tout est rentré dans l’ordre.
Isak sème son avoine, la herse et la roule. La petite Léopoldine survient et demande à s’asseoir sur le rouleau.
– Non, on ne s’assied pas sur un rouleau.
Elle est trop petite et ne comprend pas. Ses frères sont mieux renseignés : ils savent qu’il n’y a pas de siège sur le rouleau de papa.
Mais papa se réjouit de voir Léopoldine venir à lui avec tant de confiance...
Oline est partie. Inger a repris ses anciennes occupations à la maison et à l’étable. Elle exagère peut-être un peu l’ordre et la propreté, pour montrer qu’elle ne considère plus les choses tout à fait de la même façon. Et certes, il y a beaucoup de changement : les vitres de l’étable sont lavées maintenant et les stalles, balayées.
Mais ce fut seulement les premiers jours, la première semaine. Puis le zèle se refroidit. Après tout, on n’avait pas besoin de tant de luxe dans l’étable ; le temps pouvait être mieux employé. Inger avait beaucoup appris à la ville : elle devait profiter de ses talents. Elle se remit à son rouet et à son métier ; et, en vérité, elle se montrait plus adroite et plus vive : un peu trop vive, hop ! surtout quand Isak la regardait. Il ne parvenait pas à comprendre qu’on pût se servir de ses doigts avec une pareille agilité. Avec ses grandes mains aux longs doigts fins, Inger avait à peine terminé un ouvrage qu’elle en reprenait un autre. Certes, elle avait à s’occuper de bien plus de choses qu’auparavant. Peut-être aussi était-elle moins patiente ; une certaine inquiétude avait altéré son caractère.
Elle se plaignit qu’il n’y avait qu’une fenêtre à la salle : une seule fenêtre pour toute une pièce !
– Et puis, dit-elle, je n’ai pas de fer de tailleur. Faute de mieux je me sers d’un fer ordinaire ; mais, quand il s’agit de robes ou d’habits, on ne peut pas se passer d’un carreau si on veut faire du bon travail.
Isak promit de commander un carreau chez le forgeron, la prochaine fois qu’il irait au village. Il était prêt à faire n’importe quoi pour la contenter. Inger ne parlait pas non plus tout à fait de la même façon : elle s’exprimait dans un langage plus choisi. Elle ne disait plus, comme autrefois :
– Viens manger !
Non, elle disait :
– Le déjeuner est servi !
Alors Isak changeait, lui aussi. Autrefois, il aurait simplement répondu : « Oui » et travaillé encore un bon moment avant de rentrer pour se mettre à table. Maintenant il répondait : « Bien ! Merci ! » et rentrait tout de suite. Oui, tout avait changé. Et même cela commençait à devenir un peu trop beau. Quand Isak disait fumier ou s’exprimait dans son rude langage paysan, Inger disait engrais, « à cause des enfants ».
Elle s’occupait beaucoup de ses enfants, les instruisait, les éduquait. Léopoldine était très avancée pour le crochet. Les garçons étudiaient et écrivaient ; ils ne seraient pas en retard quand on les enverrait à l’école du village.
Eleseus était bien doué. Mais Sivert, à parler franc, ne faisait pas preuve d’une haute intelligence ; c’était un farceur, un écervelé. Il s’amusait à dévisser la machine de maman et à tailler des copeaux dans la table avec son canif. Il fallait le menacer de lui confisquer son couteau pour le faire tenir tranquille.
Quelquefois un voyageur venant de l’autre côté du fjeld passait devant la ferme. Il demandait :
– Ça marche-t-il chez vous ?
Isak, et Inger après lui, répondaient :
– Oui. Merci !
Isak était toujours aussi vaillant à l’ouvrage. Il avait fait tant de voyages entre la ferme et le canton qu’il avait fini par tracer une piste par laquelle il pouvait aller presque en tout temps avec son cheval et sa voiture. Mais le plus souvent il faisait le trajet à pied, avec sa charge de fromages, de peaux, d’écorce, de tan, de beurre et d’œufs, qu’il vendait au village ; et il rapportait des marchandises à la place. Non, en été, il prenait rarement sa voiture, parce que la route, au-delà de Breidablik, était trop mal entretenue. Il avait demandé à Brede Olsen de l’aider à mettre le chemin en état. Brede avait promis d’assumer sa part de la besogne, mais il n’avait pas tenu parole. Isak ne voulait pas insister : plutôt porter ses marchandises sur son dos !
Inger disait :
– Je ne sais pas comment tu t’en tires avec des charges pareilles.
Ah ! il s’en serait tiré avec n’importe quoi. Il avait des brodequins si monstrueusement épais et lourds, si abondamment garnis de clous et de ferrures, qu’il fallait un gaillard comme lui pour marcher avec de telles chaussures.
Lors d’une de ses tournées au canton, il rencontra dans les marais des équipes d’ouvriers qui dressaient des poteaux télégraphiques. Brede Olsen était avec eux. Comment pouvait-il accompagner les ouvriers, quand il avait tant d’ouvrage à sa ferme ?
Le contremaître demanda à Isak s’il voulait vendre des poteaux.
– Non.
– Si on t’en donne un bon prix ?
– Non.
Isak avait l’esprit plus prompt à présent, il savait répondre à propos.
S’il vendait des poteaux pour le télégraphe, cela certes lui rapporterait de l’argent, un certain nombre de thalers ; mais il aurait déboisé sa propriété. L’ingénieur lui-même essaya de le persuader.
– Ce n’est pas que nous manquions de poteaux ; mais, si nous pouvions nous les procurer sur place, nous nous épargnerions les frais et les tracas d’un long transport.
– J’ai besoin de mes arbres pour entretenir les bâtiments de ma ferme.
Brede Olsen intervint.
– Si j’étais toi, Isak, je vendrais des poteaux.
Isak le regarda avec humeur.
– Oui, je le crois volontiers.
– Alors ?
– Mais je ne suis pas toi.
Cette réponse fit ricaner les ouvriers.
Isak avait raison de traiter son voisin avec mépris. Il avait aperçu trois brebis dans le pré de Breidablik et il y en avait une qu’il reconnaissait bien : la brebis aux oreilles plates qu’Oline avait fait disparaître. Ah ! Brede et sa femme pouvaient la garder : ils n’en deviendraient pas plus riches.
Isak s’était procuré l’hiver passé, au village, une scie circulaire, qu’on avait fait venir de Trondhjem pour lui. Les pièces, bien graissées, étaient dans le hangar. Il avait aussi préparé des poutres pour la charpente. Il pouvait se remettre à bâtir quand il lui plairait ; il ne s’y décidait pourtant pas. Que lui arrivait-il donc ? Il n’y comprenait rien lui-même. Était-il usé ? Un autre, à sa place, aurait dû l’être, avec le métier qu’il avait fait, rien d’étonnant ! Mais lui, non, c’était invraisemblable ! Il aurait pu faire venir un ouvrier du village ; mais il voulait encore essayer de s’en tirer seul. Il se mettrait bien en train un jour ou l’autre, et Inger lui donnerait un coup de main.
Il en parla à Inger.
– Hem !... Je ne sais pas si tu auras le temps de me prêter la main pour la scierie.
– Oui, si je peux m’arranger, répondit Inger après réflexion. Alors tu vas construire une scierie ?
– C’est mon intention. Je l’ai déjà tout entière dans la tête.
– Ce sera plus difficile que pour le moulin.
– Dix fois plus difficile ! Il faut que tout soit ajusté avec précision et la scie circulaire doit tomber exactement au milieu.
– Pourvu que tu réussisses ! fit Inger, pensive.
– Nous verrons ! repartit Isak, piqué par ce doute.
– Pourquoi ne fais-tu pas venir un homme du métier ?
– Non.
– Alors tu ne t’en tireras pas. Isak passa lentement la main sur ses cheveux : et l’on aurait dit un ours qui levait sa griffe pesante.
– C’est justement ce que je craignais, que je ne puisse pas m’en tirer, dit-il, et c’est pourquoi je te demande si ce ne sera pas trop dur pour toi de me prêter la main.
Certes c’était une besogne bonne pour des ours et on n’en viendrait pas à bout.
Inger hocha la tête et se détourna avec humeur. Elle n’avait aucune envie de peiner pour cette scierie.
– Naa ! fit Isak.
– Faudra-t-il peut-être que je me mette à l’eau dans la rivière et que j’y perde ma santé ? Et qui prendras-tu pour faire marcher la machine à coudre, soigner les bêtes, tenir le ménage et tout ?
– C’est bon, c’est bon ! dit Isak.
Ah ! c’était seulement pour dresser les grands poteaux de la charpente aux angles et au milieu des grands côtés qu’il aurait eu besoin d’aide. Inger était-elle devenue si délicate pendant son séjour à la ville ?
Le fait est qu’Inger avait beaucoup changé. Elle était maintenant moins préoccupée de la prospérité commune que d’elle-même. Elle avait repris sa carde, son rouet et son métier, mais elle se plaisait surtout à coudre à la machine ; et, quand le forgeron eut forgé le carreau qu’elle avait réclamé, elle se trouva complètement armée pour mettre en valeur son talent de couturière. C’était sa profession. Elle commença par confectionner des robes pour Léopoldine. Isak les trouva jolies et les vanta, peut-être avec exagération. Inger donna à entendre qu’il n’y avait rien de trop difficile pour elle.
– Mais elles sont trop courtes, dit Isak.
– C’est comme ça qu’on les porte à la ville, repartit Inger. Tu n’y entends rien.
Isak avait été outrecuidant. Afin de se faire pardonner, il suggéra à Inger de confectionner un vêtement pour elle.
– Un manteau ? demanda Inger.
– Oui, ou ce que tu voudras.
Quand Inger eut achevé son manteau, elle eut l’ambition naturelle de le montrer. Elle accompagna donc ses fils au village, le temps venu de les mettre à l’école. Ce voyage paraissait une chose de peu d’importance, mais il laissa des traces.
D’abord la voiture passa devant Breidablik. La femme de Brede Olsen et ses filles sortirent pour regarder ; elles virent Inger et ses enfants installés dans leur équipage, comme des gens chics : les garçons que l’on conduisait à l’école et Inger avec son manteau. La femme en éprouva un serrement de cœur. Un manteau, elle pouvait s’en passer ; grâce à Dieu, elle n’était pas folle. Mais elle avait aussi des enfants, trois filles : Barbro, l’aînée, qui était déjà grande ; Helge, la seconde ; et Katrine : toutes en âge d’aller à l’école. Naturellement les deux aînées avaient déjà fréquenté la classe au village ; mais, quand la famille était venue s’installer en ce lieu perdu de Breidablik, les enfants avaient oublié le peu qu’ils savaient.
– As-tu à manger pour tes garçons ? demanda la femme.
– À manger ? Vois-tu ce coffre ? C’est celui que j’avais quand je suis rentrée de Trondhjem ; il est plein de provisions.
– Vous ne manquez de rien à Sellanraa ! dit l’autre. Chez qui les petits logeront-ils ?
– Chez le forgeron.
– Je renverrai aussi bientôt mes fillettes à l’école. Elles logeront chez le lensmand... à moins que ce ne soit chez le docteur ou le curé. Brede est au mieux avec tous les gens haut placés.
Inger arrangea son manteau et fit en sorte d’en laisser paraître la doublure de soie.
– Où as-tu eu ce manteau ? demanda la femme. L’as-tu rapporté de là-bas ?
– C’est moi qui l’ai confectionné.
– Ah, oui, vos affaires marchent, à ce que je vois, à la ferme.
Inger était très contente d’elle quand elle reprit sa route. En arrivant au village, elle était même un peu trop fière. Mme Heyerdahl, la femme du lensmand, fut scandalisée quand elle l’aperçut avec son manteau ; la fermière de Sellanraa oubliait qui elle était et où elle avait passé ses six années d’absence. Mais Inger faisait voir son manteau. Ni la patronne du magasin, ni la femme du forgeron, ni celle du maître d’école n’en avaient un pareil à se mettre.
Après cela, Inger n’eut pas longtemps à attendre pour commencer à recevoir des visites. Quelques femmes vinrent par curiosité de l’autre côté du fjeld. Oline les avait peut-être intriguées en leur racontant ceci ou cela. Oh ! sans aucune malice. Les visiteuses apportaient à Inger des nouvelles de son village natal. Pour les remercier, elle leur offrait du café et leur montrait sa machine à coudre. Des jeunes filles vinrent des villages de la côte lui demander conseil ; c’était l’automne, elles avaient épargné pour s’acheter une robe neuve et Inger était au courant de la mode. Inger se sentait fière de ces visites ; elle était aussi naïve et sans défense ; avec cela, elle était adroite et n’avait pas besoin de patron pour couper une étoffe.
Plus tard dans la saison, Inger fut demandée pour coudre chez des personnes riches. Elle ne pouvait accepter : elle avait de la famille, et des animaux, et du travail à la maison. Et elle n’avait pas de domestique. Mais, après tout, pourquoi n’en avait-elle pas ? Une servante ? Elle dit à Isak :
– Si j’avais quelqu’un pour m’aider, je pourrais coudre davantage.
Isak ne comprenait pas.
– Quelqu’un pour t’aider ?
– Oui, dans mon ménage. Une domestique !
Isak fut sans doute déconcerté par cette prétention, car il rit un peu dans sa barbe rude et prit la chose comme une plaisanterie.
– Tiens, nous aurions une domestique ? dit-il.
– À la ville, toutes les maîtresses de maison en ont, dit Inger.
Isak n’était peut-être justement pas de très bonne humeur. Il venait d’entreprendre la construction de sa scierie et cela n’avançait pas. Pouvait-il tenir les poteaux d’une main, le fil à plomb de l’autre et fixer en même temps les traverses ? Quand les garçons revinrent de l’école, les choses prirent meilleure tournure ; ces enfants bénis savaient se rendre utiles. Sivert était un gaillard étonnant quand il s’agissait de planter des clous ; Eleseus s’entendait mieux à vérifier la verticale. La construction progressait vite à présent. Mais Isak commençait à se sentir fatigué le soir. Il n’avait pas seulement à bâtir une scierie, il avait un tas d’autres choses à faire : le foin, le blé, les pommes de terre, il fallait s’occuper de tout. Les garçons aidaient leur père. Celui-ci ne les remerciait pas, ce n’est pas l’habitude chez les gens simples ; mais il était très content d’eux. Il s’entretenait avec eux dans les moments de repos et c’était tout juste s’il ne leur demandait pas leur avis sur ce qu’on devait faire. Les enfants se sentaient fiers ; ils apprenaient à réfléchir avant de parler, de peur de se tromper.
Si seulement Inger avait été la même qu’autrefois ! Mais Inger apparemment n’était plus aussi forte : cela s’expliquait, après sa longue incarcération. Son caractère aussi semblait altéré : elle était moins réfléchie, d’esprit plus léger. Elle dit de l’enfant qu’elle avait tué :
– J’ai été stupide ! Nous aurions pu la faire opérer de son bec-de-lièvre. Je n’avais pas besoin de l’étrangler.
Et elle n’allait plus jamais rendre visite, dans la forêt, à une petite tombe qu’elle avait jadis creusée avec les mains et marquée d’une croix.
Inger pourtant n’était pas une créature sans cœur. Elle prenait grand soin de ses autres enfants, les changeait, raccommodait leurs vêtements, travaillait tard le soir pour eux. Elle était ambitieuse pour eux.
13
L’hiver revenu, on renvoya les enfants au village pour une longue période scolaire. Jusqu’alors ils n’avaient eu qu’une paire de skis pour eux deux ; ils s’en servaient à tour de rôle, l’un regardait pendant que l’autre évoluait. Mais au village cela ne suffisait plus ; l’école était pleine de skis. Les filles de Breidablik elles-mêmes en avaient chacune une paire. Isak se décida donc à façonner des skis neufs pour Eleseus ; Sivert garderait les vieux.
Isak fit davantage. Il mit les enfants dans la joie en leur procurant des brodequins solides ; mais ensuite il alla chez le boutiquier et demanda une bague.
– Une alliance ! Je suis assez riche à présent pour offrir une alliance à ma femme.
– Est-ce une bague en argent ou une bague en or que tu veux, ou seulement une bague en doublé ?
– Je la veux en argent.
Le marchand prit un temps de réflexion.
– Puisque tu offres une alliance à ta femme, Isak, si tu veux qu’elle soit fière de la porter, prends plutôt une bague en or.
Ils discutèrent cette importante question. Isak hochait la tête et objectait que c’était une grosse dépense. Le marchand refusa de lui vendre autre chose qu’une bague en or. Isak rentra chez lui enchanté de sa décision, mais en même temps effrayé des prodigalités auxquelles l’amour peut inciter un homme.
Il y eut d’abondantes chutes de neige dès le début de l’hiver ; et, aussitôt que les routes furent praticables, des voituriers du village commencèrent à transporter des poteaux télégraphiques à travers les marais, les déchargeant à intervalles réguliers. Leurs chariots, attelés de nombreux chevaux, passaient devant Breidablik, devant Sellanraa, et rencontraient d’autres attelages sur le versant opposé du fjeld. Ainsi la ligne se complétait.
Au printemps, les ouvriers dressèrent les poteaux télégraphiques. Brede Olsen accompagnait les équipes, sans souci des travaux dont il aurait dû s’acquitter à sa ferme.
– Comment trouve-t-il le temps ? pensait Isak.
Lui-même il avait à peine celui de manger et de dormir ; il devait se démener pour venir à bout de toute la besogne avec une ferme importante comme il en avait une à présent.
À la morte-saison, il construisit le toit de la scierie et entreprit l’installation de la machinerie. La charpente qu’il avait édifiée n’était pas une merveille d’élégance, mais elle était d’une solidité formidable et parfaite pour le service qu’on attendait d’elle. La scie allait, la scie coupait. Isak s’était renseigné au village et savait la faire marcher. Sa scierie était petite, mais il en était content. Il inscrivit la date au-dessus de la porte et grava ses initiales.
Et cet été-là, il y eut des événements importants à Sellanraa.
Les ouvriers du télégraphe, qui progressaient à travers les marais, s’étaient avancés si loin que l’équipe de tête se présenta un soir à la ferme et demanda un logis pour la nuit. Les jours suivants, les autres équipes vinrent à leur tour s’installer à Sellanraa. La pose de la ligne se poursuivit au-delà de la ferme ; mais, tous les soirs, les ouvriers revenaient coucher dans la grange. Un samedi soir, l’ingénieur qui dirigeait les travaux arriva pour faire la paye.
À sa vue, Eleseus éprouva un coup au cœur et s’esquiva, de peur d’avoir à répondre du crayon bleu et rouge.
Sivert prit la chose plus légèrement : sa culpabilité était moins grave. Les deux frères s’assirent à l’écart et l’aîné proposa :
– Si tu disais que c’est toi ?
– Quoi ?
– Tu es le plus petit : on ne te fera rien.
Sivert rentra seul à la maison.
L’ingénieur était là, occupé à payer les ouvriers. Quand il eut terminé, Inger lui offrit du lait. Il la remercia, bavarda un instant avec Léopoldine, puis, remarquant les dessins sur le mur, demanda qui avait fait cela.
– Est-ce toi ? demanda-t-il à Sivert.
Il estimait peut-être qu’il devait quelque chose à Inger pour son hospitalité et, pensant lui être agréable, loua l’adresse de l’enfant. Inger expliqua que c’étaient ses deux fils qui avaient dessiné sur le mur en son absence, parce qu’ils n’avaient pas de papier ; quand elle était rentrée à la maison, elle n’avait pas eu le cœur d’effacer les traces de leurs jeux.
– Vous avez eu raison, laissez-les, dit l’ingénieur. Ils n’ont pas de papier ? Tenez, en voici ! Et des crayons, en ont-ils ?
Sivert présenta le bout de crayon qui restait, montrant combien il était petit. Et l’ingénieur lui donna un crayon de couleur tout neuf, qui n’était même pas taillé !
– Voilà de quoi t’exercer encore ! Mais, à ta place, je ferais plutôt les chevaux rouges et les chèvres bleues. As-tu jamais vu un cheval bleu ?
L’ingénieur s’en alla.
Ce même soir, un homme arriva du canton avec un panier. Il distribua des bouteilles aux ouvriers. Quand il fut parti, il y eut à Sellanraa plus d’animation que d’habitude : les hommes parlaient fort, jouaient de l’accordéon, chantaient, dansaient même. L’un d’eux invita Inger à danser et, qui l’aurait cru ! Inger accepta en riant. Elle ne fit d’abord que quelques tours ; mais, après cela, d’autres l’invitèrent et elle prit goût à ce jeu.
Qui aurait pu dire ce qui se passait dans son esprit ! Elle dansait joyeusement, peut-être pour la première fois de sa vie ; elle était seule au milieu d’une trentaine d’hommes qui se disputaient l’honneur de l’entraîner aux sons de l’accordéon, elle n’avait point de rivale auprès d’eux.
Eleseus et Sivert dormaient dans la petite chambre et tout ce bruit ne les réveillait pas. Léopoldine était encore levée et regardait avec admiration danser sa mère.
Isak était dans les champs ; il était sorti tout de suite après souper. Quand il rentra pour se mettre au lit, quelqu’un lui offrit une bouteille ; il but un peu et s’assit, Léopoldine sur ses genoux.
– Eh bien, tu t’en donnes de gambader ce soir ! dit-il à Inger avec bonne humeur.
Enfin la musique se tut. Les ouvriers devaient se mettre en route le soir même pour rentrer au village, d’où ils ne reviendraient que le lundi matin. Le calme se rétablit à Sellanraa.
Isak se réveilla au milieu de la nuit. Inger n’était pas à ses côtés. Était-elle allée faire un tour à l’étable ? Il se leva et sortit.
– Inger ! appela-t-il.
Pas de réponse !
Elle n’était pourtant pas descendue au village avec les ouvriers.
La nuit d’été était claire et tiède. Isak guetta un moment sur le seuil de l’étable. Il avait remarqué qu’il manquait une brebis ; il s’éloigna dans la direction des bois pour la chercher. Et il trouva Inger, Inger et un autre ! Ils étaient assis sur le gazon ; elle faisait tourner sur son poing le chapeau de l’ouvrier, avec lequel elle semblait se plaire à causer.
Isak surgit à l’improviste. Inger tourna la tête, le vit et sursauta.
– Hem !... Sais-tu que la brebis s’est encore échappée ? demanda Isak. Mais non, tu ne le sais pas.
Le jeune télégraphiste reprit son chapeau et tira au large.
– Je vais rejoindre les autres, dit-il. Bonne nuit ! Il n’obtint pas de réponse.
– Alors tu étais là, dit Isak. Tu avais envie de prendre l’air peut-être.
Il retourna vers la maison. Inger le suivit sur les talons.
Elle avait trouvé le temps de la réflexion. Quand ils furent rentrés, elle dit :
– Je cherchais la brebis ; j’avais remarqué qu’elle manquait. Cet ouvrier a cherché avec moi. Nous venions de nous asseoir un moment quand tu es arrivé... Où vas-tu maintenant ?
– Quoi ? Je ferai mieux de chercher la bête moi-même.
– Non, non, couche-toi ! Tu as besoin de repos. S’il faut que quelqu’un la cherche, j’irai. Et, après tout, elle peut passer la nuit dehors ; ce ne sera pas la première fois.
– Pour qu’elle se fasse dévorer par les loups ! dit Isak en s’éloignant.
Inger courut après lui.
– Non ! Tu as besoin de repos. J’y vais !
Isak céda ; mais il ne voulut pas laisser Inger ressortir à la recherche de la bête et ils rentrèrent ensemble à la maison.
Inger regarda les enfants, jeta un coup d’œil dans la petite chambre où dormaient les garçons, comme si elle ne s’était absentée que pour une raison toute naturelle. On aurait dit qu’elle voulait se faire pardonner, qu’elle s’attendait à voir Isak plus épris d’elle que jamais ce soir, maintenant qu’elle lui avait fourni une explication si pertinente. Mais non, Isak n’était pas si facile à retourner ; il aurait préféré voir Inger accablée de honte. Elle s’était montrée déconcertée quand il l’avait surprise dans les bois ; il ne se réjouissait nullement qu’elle se fût ressaisie si vite.
Il fut loin de se montrer aimable le lendemain, qui était un dimanche. Il alla voir sa scierie, son moulin, inspecta ses champs, seul ou avec les enfants. Inger essaya une fois de l’accompagner ; mais il se détourna.
– Je descends à la rivière. J’ai quelque chose à regarder par là.
Il était troublé, mais portait silencieusement son souci et ne faisait pas de scène.
Le lundi, la tension fut moins marquée et, peu à peu, le souvenir de ce malheureux samedi soir s’effaça, au fur et à mesure que passaient les jours.
Après tout, Isak n’était pas sûr d’avoir bien vu. En outre, il avait d’autres sujets de préoccupation. C’était l’époque de la moisson. La ligne du télégraphe était presque terminée ; on aurait bientôt la paix de ce côté. Les ouvriers avaient tracé à travers la forêt une belle route, le long de laquelle ils avaient planté les poteaux et tendu les fils.
À la paye du samedi suivant, qui devait être la dernière, Isak s’arrangea pour être absent. Il se rendit au village, avec des fromages et du beurre, et ne rentra que le dimanche soir. Les ouvriers avaient tous abandonné la grange, presque tous du moins : le dernier traversait la cour, avec son bagage sur les épaules... c’est-à-dire presque le dernier. Quelque doute subsistait dans l’esprit d’Isak, car il restait un sac par terre dans la grange. Où en était le propriétaire ? Il eût été incapable de le dire et il n’avait pas envie de le savoir. Mais un chapeau pointu était posé sur le sac : une offense pour le regard !
Isak jeta le sac dans la cour, envoya le chapeau le rejoindre et ferma la porte ; puis il pénétra dans l’étable et regarda à travers la fenêtre. Le sac pouvait rester là et le chapeau aussi ! Tant pis pour leur propriétaire : un beau salaud ! Ainsi pensait Isak. Ah, quand le drôle viendrait chercher son paquet, il l’empoignerait par le bras, à lui faire des bleus, et le reconduirait de la belle façon !
Mais l’homme ne venait pas chercher son sac, et Isak commençait à se demander s’il n’avait pas agi trop brutalement. Peut-être s’était-il trompé ! Il avait acheté au village une herse neuve, une machine merveilleuse, qui serait pour lui comme une bénédiction ; et la puissance suprême qui préside à la destinée humaine abaissait en ce moment son regard sur lui pour voir s’il méritait ou non cette faveur.
Isak ressortit dans la cour et resta perplexe devant le sac. Son chapeau rejeté sur la nuque, il hochait la tête.
– Me voici là, se disait-il, et je suis loin du chemin de la bonté. Je me conduis comme un vrai chien !
Il souleva le sac, ramassa le chapeau pointu et les reporta dans la grange.
Puis il se dirigea vers le moulin, s’écartant de ces lieux où Inger ne se montrait pas. Oh, elle était au lit sans doute ! Où aurait-elle pu être ? Mais autrefois, au temps innocent des premières années, Inger ne dormait pas quand il était absent ; elle restait levée à l’attendre toute la nuit s’il le fallait. Elle avait bien changé. Ainsi, par exemple, quand il lui avait donné son alliance, Isak s’était montré généreusement modeste et s’était gardé d’annoncer que la bague était en or.
– C’est peu de chose ! Mais passe-la à ton doigt pour l’essayer.
– Est-elle en or ? avait demandé Inger.
– Oh ! elle n’est pas bien épaisse.
Et elle aurait dû répondre :
– Mais oui, elle est en or !
Tandis qu’elle avait déclaré :
– Pas très épaisse, non ! Mais tout de même...
Inger pourtant avait été contente de sa bague ; elle la portait à la main droite et cela faisait bel effet quand elle cousait. Elle la donnait à essayer aux filles du village qui venaient la voir. Isak, insensé, qui ne comprenait pas à quel point elle était fière de son alliance !
C’était vraiment une chose absurde que de passer la nuit au moulin à écouter le grondement de la chute. Isak n’avait rien fait de mal, il n’avait pas de raison de se cacher. Il traversa les champs, regagna la maison.
Et ce fut en vérité un Isak confus, confus et heureux qui parut sur le seuil : Brede Olsen était là. Nul autre que son voisin ! Il buvait du café, Inger était levée et conversait paisiblement avec le visiteur.
– Ah ! voilà Isak ! fit-elle gaiement.
Isak apprit que Brede avait passé la soirée avec les ouvriers du télégraphe, avant leur départ. L’homme expliqua, non sans vantardise, qu’il n’avait vraiment pas le temps de travailler pour le télégraphe : sa ferme l’occupait assez. Mais l’ingénieur avait tellement insisté qu’il n’avait pas pu refuser le poste d’inspecteur de la ligne.
Ah ! Brede était vantard et paresseux. Mais Isak était incapable de lui en vouloir : il se sentait trop soulagé de trouver son voisin ici ce soir, au lieu d’un étranger.
Inger parla de l’ingénieur, un homme charmant ; il avait regardé les dessins des enfants et avait même laissé entendre qu’il pourrait employer Eleseus.
– L’employer ? dit Isak.
– Oui, à la ville. Eleseus ferait des écritures et des dessins au bureau. Qu’en dis-tu ? Ce serait une excellente chose, à mon avis.
– Ah ! certes, excellente ! opina Brede. Et, quand l’ingénieur fait une promesse, il la tient ; je le connais.
– Nous ne pouvons pas nous passer d’Eleseus à la ferme, déclara Isak.
Il y eut un silence pénible. Il n’était pas facile de discuter avec Isak.
– Mais si le petit a envie d’accepter ? dit à la fin Inger.
Nouveau silence.
Alors Brede observa avec un rire :
– Je souhaite qu’il m’offre la même chose pour un des miens. J’ai assez d’enfants : s’il y en a un de moins à la ferme, je trouverai moyen de m’en passer. Mais Barbro est l’aînée et c’est une fille.
– Et une bonne fille ! ajouta Inger par politesse.
– Ah ! je ne dis pas non, répliqua Brede. Et intelligente certes ! Elle va entrer en service chez le lensmand.
– Chez le lensmand ?
– Oui. Sa femme a tellement insisté : je n’ai pas pu dire non.
La nuit s’avançait. Brede se leva.
– J’ai laissé mon sac et mon chapeau dans votre grange, dit-il. Pourvu que les ouvriers ne soient pas partis avec !
14
On avait tout de même envoyé Eleseus à la ville. Inger avait su s’y prendre. Il y était depuis un an ; il avait fait sa première communion et avait pris un emploi au bureau de l’ingénieur. Il devenait de plus en plus habile dans l’art de l’écriture. Il fallait voir les lettres qu’il envoyait à la maison, composées à l’encre noire et à l’encre rouge : de vraies peintures. Et le style, les mots dont Eleseus usait à présent ! Il réclamait de l’argent de temps en temps pour ses dépenses. Par exemple, il ne pouvait se passer d’une montre, avec une chaîne, afin de ne pas arriver en retard le matin à son bureau. Il lui fallait une pipe et du tabac, comme c’était l’usage à la ville chez les autres garçons de son âge et de sa condition. Et puis il avait besoin d’argent de poche. Et puis il avait à payer les cours du soir, où il apprenait le dessin et la gymnastique.
– De l’argent de poche ? disait Isak.
– Bah ! il ne lui en faut pas tellement : seulement un thaler de temps en temps, répondait Inger.
– Oui, un thaler par-ci, un thaler par-là ! grognait Isak.
Mais sa mauvaise humeur venait surtout de ce que la présence d’Eleseus lui manquait et qu’il aurait voulu l’avoir à la maison.
– Ça fait trop de thalers à la longue ! Je ne peux pas continuer ainsi. Écris-lui qu’il n’aura plus rien.
– Oh ! c’est bon ! repartit Inger, offensée.
– Il y a encore Sivert. Que faudra-t-il lui donner à lui comme argent de poche ?
– Tu n’as jamais été à la ville, tu ne peux pas comprendre ces choses-là. Sivert n’a pas besoin d’argent de poche. De l’argent, Sivert n’en manquera pas à la mort de son oncle Sivert.
– Tu n’en sais rien.
– Si, je le sais !
L’oncle Sivert avait dit en effet qu’il ferait Sivert son héritier. On lui avait parlé des succès magnifiques d’Eleseus à la ville, et l’histoire ne lui plaisait guère. Il avait hoché la tête en se mordant les lèvres et grommelé qu’un neveu qui portait son nom, qui s’appelait Sivert comme lui, ne devait pas être dans le besoin. Mais à combien se montait cette fortune que l’oncle était censé posséder ? Outre sa ferme, plutôt négligée, et le revenu de sa pêche, avait-il autant d’argent qu’on le croyait en général ? Enfin c’était un entêté. Il insistait pour que son neveu vînt s’installer chez lui ; il y mettait un point d’honneur : il voulait prendre le petit Sivert et s’occuper de lui, comme l’ingénieur l’avait fait pour Eleseus.
Mais pouvait-on le lui accorder ? Éloigner de la ferme le petit Sivert, il n’en était pas question. Isak n’avait plus que lui pour l’aider. D’ailleurs le garçon lui-même n’avait nulle envie d’aller s’installer chez son fameux oncle. Il avait fait sa première communion. Il était grand pour son âge ; le duvet se montrait sur ses joues, ses mains étaient larges à souhait et il travaillait comme un homme.
Il s’entendait bien avec son père, il était pétri de la même argile ; mais il n’était pas si simple qu’il ne sût cueillir sur le fjeld la fleur odorante de la barbe-de-renne, pour sentir bon quand il allait à l’église.
Léopoldine prenait de plus en plus d’importance et manifestait sa volonté. Dame ! c’était une fille et la seule de la famille. Cet été, elle s’était mis dans la tête de sucrer sa bouillie avec de la mélasse et elle ne voulait pas la manger autrement. Elle ne savait guère se rendre utile à la maison.
Inger n’avait pas renoncé à son idée d’engager une servante. Mais elle se heurtait à la résistance obstinée d’Isak.
– Si j’ai besoin d’une domestique pourtant, c’est maintenant, disait Inger. Encore quelques années et Léopoldine sera assez grande pour faire une chose ou une autre.
– Une domestique ? disait Isak. À quoi te servirait-elle ?
– À quoi ? Mais n’as-tu pas toi-même quelqu’un pour t’aider ? N’as-tu pas Sivert ?
Que pouvait répondre Isak à un argument déraisonnable comme celui-là !
– Bon ! Quand tu auras une fille pour te servir, je pense qu’à vous deux vous vous chargerez de labourer, de semer et de faire la moisson : alors nous aurons des loisirs, Sivert et moi.
– Penses-en ce que tu voudras ! Mais je pourrais prendre Barbro ; elle a écrit à ses parents à ce sujet.
– Quoi, Barbro ? Tu parles de la fille de Brede ?
– Oui. Elle est à Bergen en ce moment.
– Je ne prendrai pas ici Barbro, la fille de Brede. Qui tu voudras, mais pas elle !
C’était mieux que rien. Isak refusait Barbro, mais il acceptait l’idée de prendre une servante.
Barbro, de Breidablik, ne plaisait pas à Isak. Elle était de caractère léger et changeant comme son père, peut-être aussi comme sa mère. Elle n’était pas restée longtemps chez le lensmand, une année seulement ; puis, après sa première communion, elle était entrée en service au magasin : cela n’avait encore duré qu’un an. Elle avait tourné à la religion et, quand l’Armée du Salut était venue au village, elle s’était enrôlée sous sa bannière ; elle portait un brassard rouge et jouait de la guitare. Elle était partie pour Bergen, ainsi accoutrée, l’année passée, et elle venait d’envoyer une photographie d’elle à ses parents, à Breidablik. Isak avait vu ce portrait : celui d’une étrange jeune dame aux cheveux bouclés, avec une longue chaîne de montre sur la poitrine. Les parents étaient fiers de la petite Barbro. Quant au brassard rouge et à la guitare, elle semblait y avoir renoncé.
– J’ai montré sa photographie à Mme Heyerdahl, dit Brede. Elle ne la reconnaissait pas.
– Elle restera à Bergen ? demanda Isak, soupçonneux.
– À moins qu’elle n’aille à Christiania. Que ferait-elle ici ? Elle a trouvé une place pour tenir le ménage de deux employés de bureau : de jeunes célibataires, qui la paient bien.
– Combien ?
– Elle ne le dit pas exactement dans sa lettre ; mais elle gagne certainement beaucoup plus que ce que les gens ont l’habitude de payer ici, et elle a des cadeaux à Noël.
– Naa !
– Tu ne la prendrais pas en service chez toi ? demanda Brede.
– Moi ? fit Isak, déconcerté.
– Non, naturellement ! Hé, hé ! c’était seulement manière de parler. Barbro est bien où elle est. Que voulais-je dire ? En venant, tu n’as rien remarqué qui cloche... sur le télégraphe ?
– Le télégraphe, non !
– Non, non... Ça ne me donne pas beaucoup de mal, depuis que je m’en suis chargé. J’ai mon petit appareil, là, sur le mur, qui m’avertit s’il arrive quelque chose. Il faudra que je fasse une tournée sur la ligne, un de ces jours. Tant que je suis inspecteur ici et que j’occupe une situation officielle, je ne peux naturellement pas négliger mes devoirs. Si je n’avais pas le télégraphe, naturellement... Mais ce ne sera peut-être pas pour longtemps.
– Comment ? Tu veux donner ta démission.
– Eh bien, je ne peux pas le dire au juste, je ne suis pas encore tout à fait décidé. On voudrait que je retourne au village.
– Qui, « on » ? demanda Isak.
– Oh ! tout le monde ! Le lensmand Heyerdahl me réclame, le docteur se plaint de ne plus m’avoir pour le conduire ; la femme du révérend regrette que je ne sois pas là pour l’aider... Si le trajet n’était pas si long... Et ce bout de colline que tu as vendu, Isak, en as-tu tiré autant d’argent qu’on le dit ?
– Ce n’est pas un mensonge.
– Mais qu’est-ce que Geissler veut en faire ? Il le laisse dormir : c’est curieux. Les années passent, et rien !
C’était curieux en effet. Isak s’en était étonné ; il en avait parlé au lensmand, en lui demandant l’adresse de Geissler, auquel il se proposait d’écrire. Oui, c’était un mystère !
Brede ne cachait pas son intérêt pour cette affaire.
– Il paraît qu’il y a d’autres terrains comme le tien par ici, dit-il. C’est pitié que nous restions stupidement dans notre coin sans nous en occuper. Il faudra que j’examine cela moi-même un de ces jours.
– Tu t’y connais en terrains et en sortes de pierres ? demanda Isak.
– Un peu ! Il faut que je trouve quelque chose. Impossible de faire vivre ma famille sur cette nouvelle ferme. Je n’ai pas comme toi de la futaie et de la bonne terre ; il n’y a que du marais par ici.
– Naa ! Le marais, ce n’est pas mauvais pour la culture. J’en ai aussi.
– Mais, chez moi, on ne peut pas le drainer, assura Brede.
Il se trompait. En descendant la route, ce jour-là, Isak remarqua d’autres défrichements : il y en avait deux plus bas, du côté du village ; mais il y en avait un aussi bien au-dessus, entre Breidablik et Sellanraa.
Quand Isak était arrivé là pour la première fois, il n’y avait qu’un désert. Les nouveaux colons venaient d’un autre district. C’étaient, à ce qu’il semblait, des gens sensés. Ils ne commençaient pas par emprunter de l’argent pour construire une maison ; non, ils venaient une année pour entreprendre leur défrichement et ils repartaient. C’était le bon moyen : défricher d’abord, labourer et semer ensuite. Aksel Stroem était maintenant le plus proche voisin d’Isak : un garçon intelligent, originaire de l’Helgeland, qui n’était pas marié. Il avait emprunté à Isak sa herse neuve pour défoncer le sol. Dès la seconde année, il avait construit un fenil et une hutte de terre pour lui et ses deux ou trois bêtes. Il avait baptisé sa ferme Maaneland , parce qu’il la trouvait belle au clair de lune. Il n’avait pas de femme avec lui et éprouvait des difficultés à se faire aider en été, loin du canton comme il l’était ; mais il trouvait le moyen de s’arranger tout seul. Ce n’était pas comme Brede, qui commençait par bâtir une maison et s’installait avec sa femme et ses enfants, quand il n’avait encore ni terre cultivée, ni réserve d’aucune sorte. Qu’entendait Brede au drainage et à la culture ?
Ce que Brede savait très bien faire, c’était de perdre son temps. Il vint un jour à Sellanraa afin d’inspecter le fjeld à la recherche des précieux métaux. En s’en retournant le soir, il déclara qu’il n’avait rien trouvé de précis, mais avait tout de même relevé quelques indices... Il reviendrait bientôt pour explorer le fjeld jusqu’en Suède.
Isak était fatigué des visites de Brede ; il s’en allait quand il le voyait arriver. Alors Inger et Brede pouvaient parler à cœur ouvert. Qu’avaient-ils donc à se dire ? Brede donnait des nouvelles du village et des personnages importants qu’il y rencontrait. Inger avait toujours quelque chose à raconter sur son fameux séjour à Trondhjem. Elle était devenue plus loquace avec les années. Ce n’était plus l’Inger simple et tout d’une pièce des anciens jours.
Des femmes, des jeunes filles venaient continuellement lui demander conseil à Sellanraa. Oline reparut aussi, aimable, onctueuse et hypocrite.
– Je suis seulement venue prendre de vos nouvelles, disait-elle. Je m’ennuyais de vos garçons ; je me suis prise d’affection pour eux, les petits anges !
Ils sont grands maintenant ! Mais je les revois toujours petits, comme ils étaient quand c’était moi qui avais soin d’eux... Ah, vous bâtissez toujours ! ça devient une vraie ville chez vous. Vous devriez suspendre une cloche au toit de la grange, comme à la paroisse.
Une fois, elle vint avec une autre femme, et les deux visiteuses passèrent une bonne journée avec Inger. Plus Inger avait de monde autour d’elle, mieux elle travaillait à la couture, maniant l’aiguille et les ciseaux, balançant le fer à repasser. Cela lui rappelait Trondhjem, où elle avait appris tous les secrets du métier. Elle ne faisait pas mystère de l’endroit où elle était allée là-bas ; elle en parlait moins comme d’une prison que comme d’une école, une institution où elle connaissait beaucoup de monde. Elle s’était trouvée dépaysée quand elle était rentrée à la ferme, retranchée de la société à laquelle elle s’était accoutumée. Elle ne supportait plus l’air vif de la campagne et ne pouvait plus travailler au-dehors en toute saison. C’était pour les besognes extérieures qu’elle aurait eu réellement besoin d’une domestique.
– Au nom du ciel, dit Oline, pourquoi n’aurais-tu pas une servante, quand tu as du bien, et de l’instruction, et toute une maison à tenir ?
Inger était heureuse de cette approbation. Elle cousait et faisait briller sa bague.
– Tu vois que je disais vrai, observa Oline pour l’autre femme. Inger porte une bague en or.
– Si vous voulez la regarder, dit Inger en tendant l’alliance.
Oline tourna l’anneau entre ses doigts, comme un singe aurait tourné une noix, et vérifia le poinçon.
– Oui, c’est ce que je dis : Inger avec tous ses trésors !
L’autre femme regardait la bague avec vénération et souriait timidement.
– Tu peux la prendre et l’essayer, dit Inger. Elle était d’excellente humeur. Elle parla de la cathédrale de Trondhjem ; elle en parla comme si c’était sa propre cathédrale, dont elle vantait les beautés, la hauteur, la largeur : une merveille ! Et le puits de saint Olaf, dont un caillou, en tombant, n’atteignait jamais le fond !
– Jamais le fond ? murmuraient les deux visiteuses en hochant la tête.
Mais c’était pour elles l’heure de partir.
Oline prit Inger à part dans le cellier, où elle savait qu’on gardait les fromages.
– Qu’y a-t-il ? demanda Inger.
– Os-Anders n’osera pas revenir ici. Je lui ai dit qu’il ne s’y risque pas, après ce qu’il t’a fait.
– Oh ! il peut venir si ça lui chante. Je n’ai pas peur de lui.
– Sans doute ! répondit Oline. Mais je sais ce que je sais : et, si tu veux, je peux déposer contre lui.
– Non, dit Inger, ça n’en vaut pas la peine.
Mais il ne lui était pas désagréable d’avoir Oline de son côté. Cela lui coûtait un petit fromage ; mais Oline la remercia avec tant d’effusion !
– Je le dis toujours : Inger donne des deux mains, elle ne garde rien pour elle... Eh bien, il se peut que tu n’aies pas peur d’Os-Anders ; mais je lui ai tout de même défendu de reparaître ici.
– S’il venait, ça me serait bien égal ! Il ne peut plus me faire de mal, déclara Inger.
Oline dressa l’oreille.
– Naa ! As-tu appris un moyen ?
– Je n’aurai plus d’enfant, dit Inger.
Elles étaient quittes : mensonge pour mensonge ! Car Oline savait qu’Os-Anders, le Lapon, était mort la veille...
Pourquoi Inger n’aurait-elle plus eu d’enfant ? Elle n’était pas brouillée avec son mari ; elle ne vivait pas avec lui comme chien et chat, loin de là ! Sans doute ils avaient chacun leur caractère ; mais ils se querellaient rarement et jamais bien longtemps. Souvent aussi on voyait Inger redevenir la femme qu’elle était aux anciens jours, travaillant dur à l’étable ou dans les champs, comme si elle avait recouvré sa belle santé d’autrefois. Alors Isak la regardait avec reconnaissance. S’il avait été homme à exprimer tout de suite sa pensée, il aurait dit : « Hein ! qu’est-ce qui t’arrive ? » ou quelque chose de tel, pour montrer qu’il se rendait compte. Mais il attendait trop longtemps et ses louanges venaient trop tard : Inger trouvait que ce n’était pas la peine de persévérer.
Elle pouvait avoir des enfants jusqu’à cinquante ans et elle avait peut-être à peine quarante ans. Elle avait appris toute sorte de choses à l’institution de Trondhjem ; avait-elle appris aussi à user de certaines pratiques sur elle-même ? Elle était revenue si bien éduquée de son séjour parmi les criminels ! Peut-être les hommes lui avaient-ils enseigné quelque secret : les geôliers, les docteurs. Elle déclara un jour à Isak qu’un jeune médecin lui avait dit à propos de son petit crime :
– Pourquoi serait-ce un forfait que de tuer un nouveau-né, même bien constitué ? Il ne s’agit que d’un petit tas de chair !
Isak demanda :
– C’était donc un monstre ?
– Lui ! protesta Inger.
Elle raconta comme ce médecin avait été bon pour elle. Il l’avait fait opérer et lui avait rendu figure humaine : elle n’avait plus qu’une cicatrice à la lèvre.
Oui, seulement une cicatrice ! Elle était désormais une belle femme en son genre : grande et sans embonpoint, brune avec de beaux cheveux. En été, elle allait le plus souvent pieds nus, avec sa jupe retroussée ; elle n’avait pas peur de montrer ses mollets. Isak les regardait... sans en avoir l’air.
Ils ne se querellaient pas. Isak n’avait aucun don pour la dispute, et sa femme avait maintenant la réponse trop prompte. Une bonne et puissante querelle avait besoin de mijoter longtemps dans l’esprit de ce lourdaud d’Isak avant d’éclater ; il s’empêtrait dans ses paroles et ne pouvait presque rien dire de ce qu’il avait envie. En outre, il était amoureux d’Inger, très amoureux. Inger ne se plaignait pas : Isak était en tout point un excellent mari et la laissait tranquille. De quoi se serait-elle plainte ? Isak n’était pas un homme à mépriser ; elle aurait pu en épouser un pire. Était-il usé ? À vrai dire, il laissait parfois paraître des signes de fatigue, mais rien de sérieux ; il jouissait toujours de la même santé, de la même vigueur, tout comme elle. En cet automne de leur vie conjugale, il tenait sa partie avec au moins autant d’ardeur qu’elle. À vrai dire, il n’y avait en lui rien de particulièrement beau, ni de majestueux, non. Et c’est ici qu’apparaissait la supériorité d’Inger. Elle pensait quelquefois aux beaux messieurs de la ville qu’elle avait vus avec des cannes, et des mouchoirs de poche, et des faux cols empesés, et elle se comportait envers Isak comme il le méritait : ce n’était qu’un paysan, un rustre. Si on lui avait recousu la lèvre quand elle était encore fille, elle ne l’aurait jamais pris, bien sûr. Non, elle aurait pu trouver un meilleur parti. Le foyer qu’il lui avait donné, l’existence qu’il lui avait offerte étaient assez misérables. Elle aurait pu épouser quelqu’un de son village et vivre parmi ses voisins, au milieu d’un désert. Elle ne se sentait plus à sa place, elle n’avait plus les mêmes idées.
Ah ! oui, elle avait bien changé ! Elle ne s’intéressait plus autant aux choses de la ferme. Le temps où elle appelait son mari si aimablement pour le souper était passé ; elle disait maintenant :
– Est-ce que tu ne viens pas dîner ?
Était-ce une façon d’appeler ? Isak s’en était étonné d’abord ; cette espèce de mise en demeure le choquait. Il répondait :
– Je ne savais pas que c’était prêt.
Mais, quand Inger lui démontrait qu’il aurait dû le savoir ou le deviner à la hauteur du soleil, il n’insistait pas.
Ah ! une fois pourtant, il l’empoigna rudement. Ce fut quand elle essaya de lui voler de l’argent. Non qu’il fût avare ; mais incontestablement l’argent était à lui. Oh ! peu s’en fallut qu’elle ne sortît estropiée de cette aventure ! Ce n’était cependant pas pour elle qu’elle voulait de l’argent : c’était pour Eleseus, pour son Eleseus chéri, qui était à la ville et qui lui réclamait encore son thaler. Elle s’était d’abord adressée au père : mais, comme elle n’obtenait rien, elle avait pris l’argent. Isak s’en était aperçu. Inger se sentit soudain empoigner par les deux bras, soulever en l’air et reposer sur le parquet. C’était quelque chose d’inouï, comme si une avalanche s’était abattue sur elle. Ah ! la poigne d’Isak n’avait pas faibli, sa vigueur n’était pas usée. Inger proféra un gémissement, baissa la tête, trembla et rendit le thaler.
Même alors, Isak prononça peu de mots, quoique Inger ne fît aucun effort pour l’empêcher de parler : il exhala quelques syllabes rauques.
– Fi !... tu mériterais...
Il était méconnaissable ; il avait trop longtemps contenu sa colère sans doute, cela devait éclater.
Ce fut un jour de chagrin, et une longue nuit, et un jour encore. Isak était dehors, occupé à faire les foins avec Sivert. Inger avait Léopoldine et les bêtes pour lui tenir compagnie ; mais elle se sentait abandonnée et pleurait presque tout le temps, en balançant la tête. Elle ne se rappelait avoir eu autant de peine qu’une fois dans sa vie, le jour où elle avait étranglé son enfant nouveau-né.
Où étaient Isak et son fils ? Ils avaient laissé le foin, mais n’étaient pas restés inoccupés : ils avaient construit un bateau sur le lac, une embarcation grossière et de pauvre apparence, mais solide, avec laquelle ils pourraient pêcher et jeter leurs filets.
Quand ils rentrèrent à la maison, Sivert étendit le bras et dit :
– Oh ! mère a retourné le foin.
Isak avait déjà remarqué que l’herbe avait été étalée. Inger devait être à la maison maintenant pour le repas de midi. C’était bien de sa part, certes, d’avoir fané après la leçon qu’il lui avait donnée, et il y avait beaucoup de foin à retourner : elle devait avoir travaillé dur, sans parler des vaches et des chèvres dont elle avait à s’occuper.
– Va déjeuner ! dit Isak à Sivert.
– Et toi ?
– Non.
Sivert était entré depuis un moment, quand Inger parut humblement sur le seuil de la porte et dit :
– Pense un peu à ta santé et viens déjeuner aussi.
Isak grogna :
– Hem !
Mais cette humilité de la part d’Inger était si insolite à présent qu’il en fut ébranlé dans son obstination.
– Si tu peux remettre les dents qui manquent à mon râteau, je fanerai encore, dit-elle.
Ainsi elle se tournait vers son mari, vers son maître, pour lui adresser une demande et lui était reconnaissante de ne pas la rabrouer.
– Tu as assez travaillé, dit-il.
– Non, ce n’est pas assez.
– Je n’ai pas le temps de réparer ton râteau. Tu vois bien qu’il va pleuvoir !
Là-dessus, Isak se remit au travail.
Il avait voulu la ménager : les quelques minutes qu’il aurait passées à réparer le râteau auraient été regagnées dix fois par la besogne qu’Inger aurait fournie. Inger vint sur le pré, avec son râteau tel qu’il était, et recommença à faner. Sivert attela la fourragère. Le garçon et ses parents, travaillant à l’envi tous les trois, la sueur au front, ils rentrèrent le foin. Isak méditait sur la puissance qui dirige nos actions et qui fait dépendre du vol d’un thaler la récolte du foin. Et il y avait aussi le bateau : le bateau qui était enfin sorti du domaine des projets, après des années de réflexion.
– Eh ! mon Dieu ! dit Isak.
15
Ce fut une soirée remarquable, un tournant. Inger s’était écartée longtemps du droit chemin, et il avait suffi de la soulever un instant pour l’y faire rentrer. Ils ne parlèrent pas de ce qui s’était passé. Isak s’était senti honteux d’avoir agi de la sorte à cause d’un thaler, qu’il finirait par donner parce qu’il serait lui-même content de l’envoyer à Eleseus. Et puis, cet argent, n’était-il pas à Inger aussi bien qu’à lui ? Au tour d’Isak de se sentir humble !
Inger avait encore changé. Elle renonçait à ses manières raffinées et redevenait sérieuse : une femme de paysan, sérieuse et réfléchie, comme elle était auparavant. Penser que la rude poigne d’un homme pouvait accomplir de telles métamorphoses ! Il devait en être ainsi ! Une femme robuste et saine, mais gâtée par un long séjour dans une atmosphère artificielle, s’était heurtée à un homme qui se tenait solidement sur ses pieds. Il ne s’était pas laissé écarter un instant de sa place naturelle sur la terre, de son lopin.
Nouveau coup du sort : l’année suivante, la sécheresse sévit encore, décourageant l’effort de l’homme. Le blé grillait, les pommes de terre s’épuisaient en débauche de fleurs, les prés tournaient au gris.
Un jour, on vit arriver Geissler. Enfin ! Il n’était donc pas mort ! Mais pourquoi revenait-il ?
Geissler, à en juger par sa mine, n’apportait pas cette fois de propositions mirifiques. Il était pauvrement vêtu, sa barbe et ses cheveux grisonnaient et il avait les yeux rouges. Il n’avait personne pour porter ses bagages, il n’était même pas muni d’une valise et ses papiers étaient dans sa poche.
– Bonjour, dit-il.
– Bonjour ! répondirent Isak et Inger. C’est gentil à vous de passer par ici.
– Et merci pour ce que vous avez fait à Trondhjem ! ajouta Inger.
– Ah ! nous vous en devons tous les deux de la reconnaissance ! protesta Isak.
Mais Geissler n’avait pas le temps de faire du sentiment.
– Je rentre de Suède, dit-il.
En dépit du souci que leur causait la sécheresse, les gens de Sellanraa étaient heureux de revoir Geissler. Ils le traitèrent de leur mieux.
Geissler lui-même ne semblait pas abattu. Il se montra tout de suite loquace. Il était aussi sûr de lui que s’il avait eu des centaines de thalers en poche.
– Magnifique, cette ferme de Sellanraa ! disait-il. Et, depuis que tu t’es installé ici, Isak, ils arrivent tous les uns après les autres. J’en ai compté cinq. Y en a-t-il davantage ?
– Sept en tout ! Il y en a deux qu’on ne voit pas de la route.
– Sept fermes ! Cela fait bien cinquante personnes. La population sera dense par ici avant peu. Vous avez une école à présent, m’a-t-on dit.
– Oui.
– À peu près à mi-chemin de la ferme de Brede. Brede fermier ! quelle farce ! C’est toi qui sers de modèle aux autres, Isak ; je suis heureux de l’entendre dire.
On parla de la scierie. Puis Geissler demanda :
– Tu avais deux garçons, n’est-ce pas ? Je n’en vois plus qu’un. Où est l’autre ? À la ville, employé de bureau ?... Mais celui-ci m’a l’air solidement bâti. Comment s’appelle-t-il ?
– Sivert.
– Et l’autre ?
– Eleseus.
– Et il est chez un ingénieur ? Qu’y apprend-il ? Un métier de crève-la-faim ! Il ferait mieux de venir avec moi, dit Geissler.
– Oui, fit Isak par politesse.
Il éprouvait un sentiment de pitié. Ce brave Geissler n’avait pas l’air en situation d’entretenir des employés. Les manches de sa veste étaient effrangées.
– Oui, qu’il vienne avec moi, reprit Geissler. J’ai du travail pour lui.
Il tira de sa poche une tabatière en argent, qui était peut-être le seul objet de valeur qu’il eût sur lui, et la fit sauter dans sa main.
Mais sa pensée volait sans cesse d’une idée à une autre.
– C’est votre pré qui est gris comme ça ? Je prenais cela pour un effet d’ombre. Tout est grillé alors ? Viens avec moi, Sivert !
Il se leva de table en adressant un merci à Inger et sortit. Sivert le suivit.
Ils descendirent à la rivière. Geissler ne cessait d’observer.
– Là ! dit-il en s’arrêtant. Comment laissez-vous griller votre terre, quand vous avez une masse d’eau intarissable pour l’arroser ? Demain, votre pré aura reverdi.
Sivert, abasourdi, approuva.
– Tu creuses un fossé obliquement, dans cette direction. Le sol est de niveau. Nous faisons une rigole avec une gouttière. Quand on a une scierie, on a bien quelques grandes planches ? Bon ! Va chercher un pic et une pelle, et attends-moi ici !
Il retourna en courant à la maison ; et cela clapotait dans ses bottes, tant elles avaient pris l’eau. Il chargea Isak de faire des rigoles, beaucoup de rigoles, que l’on poserait aux endroits où on ne pourrait pas creuser de fossé. Isak essaya d’objecter que l’eau ne pourrait pas aller si loin : le sol sec la boirait avant qu’elle arrivât au pré. Geissler expliqua que la terre en effet boirait d’abord un peu ; mais, au bout d’un certain temps, elle cesserait d’absorber et l’eau s’écoulerait.
– Ton champ et ton pré seront verts demain.
– Naa ! fit Isak.
Et il se mit à confectionner des rigoles.
Geissler revint auprès de Sivert.
– C’est bien ! Creuse ! J’avais raison de dire que tu es un gars solide. Suis la ligne que j’ai tracée. Si tu rencontres le roc, fais un détour. Mais garde bien le niveau, toujours la même profondeur. Tu m’as compris ?
Et il rejoignit Isak.
– Tu en as fini une. Il nous en faut six peut-être. Courage, Isak ! Nous reverdirons demain. Ta moisson sera sauvée.
Geissler s’assit par terre, croisant ses mains sur ses genoux ; il était dans le ravissement.
– As-tu de la poix, de l’étoupe, ou quelque chose pour calfater les joints ? Oh ! c’est parfait ! Ça fuira d’abord un peu ; mais, quand l’humidité aura gonflé le bois, ce sera aussi étanche qu’une bouteille... Mais oui, tu as de la poix et de l’étoupe, puisque tu dis que tu as construit un bateau ! Où est-il, ton bateau ? Dans le lac, sur le fjeld ? Il faudra me le montrer.
Ah ! ce qui se faisait sous l’impulsion de Geissler allait comme le vent. Naturellement il exagérait : le champ et le pré ne pouvaient pas reverdir en un jour. Mais Geissler était tout de même un gaillard étonnant, au coup d’œil juste, à la décision prompte.
Il stimulait tantôt Isak et tantôt Sivert. Jamais ce dernier n’avait vu mener une besogne avec un entrain aussi endiablé. On avait à peine le temps de manger. Mais l’eau coulait déjà. Il fallut çà et là creuser un peu plus, rehausser ou abaisser une rigole ; mais l’eau coulait. Les trois hommes restèrent jusqu’à la nuit à retoucher leur travail, corrigeant les moindres défauts. Quand l’eau commença à ruisseler sur les terres desséchées, l’enthousiasme régna à Sellanraa.
– J’ai oublié ma montre, dit Geissler. Quelle heure est-il ? Tout sera vert demain !
Sivert se leva au milieu de la nuit pour voir si l’eau coulait bien. Il rencontra son père, qui était sorti dans la même intention. Ah ! Dieu ! c’était un grand événement que l’on vivait à la ferme !
Mais, le lendemain, Geissler dormit jusqu’à midi. Il était épuisé, maintenant que son excitation était tombée. Il ne demanda plus à voir le bateau, ni même à visiter la scierie ; il n’éprouvait plus autant d’intérêt pour ses travaux d’irrigation. Quand il vit que le champ et le pré n’avaient pas reverdi pendant la nuit, il perdit courage ; il ne se disait plus que l’eau coulait, coulait toujours et se répandait de plus en plus sur les terres.
Dans la journée, on vit arriver Brede Olsen. Il avait des échantillons de roches, qu’il voulait montrer à Geissler.
Mais Geissler ne voulut pas les regarder.
– Tu ferais mieux de cultiver ta ferme au lieu de courir après des trésors imaginaires ! dit-il avec humeur.
Brede n’était nullement disposé à se laisser morigéner par son ancien lensmand.
– Je me moque de ton opinion ! répliqua-t-il.
– Tu as toujours aussi peu de suite dans les idées, dit Geissler.
– Par exemple ! Et toi ! répondit Brede, est-ce que tu en as de la suite dans les idées ! Tu as acheté le fjeld et tu n’en fais rien. Ha, ha ! tu es un drôle de type !
– Passe ton chemin ! dit Geissler.
Brede chargea son sac sur l’épaule et s’éloigna sans dire au revoir.
Geissler s’assit et compulsa des papiers d’un air pensif. L’altercation l’avait surexcité ; et maintenant il voulait examiner cette affaire de gisement de cuivre, les contrats, les analyses de minerai. Oh ! c’était un minerai très riche, de l’azurite. Il devait absolument tirer parti de cette richesse.
– J’étais venu précisément pour régler cette affaire, dit-il à Isak. J’ai l’intention de commencer l’exploitation le plus tôt possible, avec un personnel important. Qu’en penses-tu ?
Isak ne voulait pas le contrarier.
– Ça te regarde aussi. Il faut te dire qu’avec tout ce monde il y aura des inconvénients : du remue-ménage, du vacarme, des mines qu’on fera sauter. D’autre part, il y aura plus de vie et de mouvement dans la région ; tu écouleras plus facilement les produits de la ferme, tu pourras les vendre aussi cher que tu voudras.
– Oui, dit Isak.
– Sans parler du haut pourcentage que tu tireras de l’exploitation. Ça fera beaucoup d’argent, Isak.
– Vous m’avez déjà donné beaucoup...
Geissler repartit le lendemain, allant à l’est, dans la direction de la Suède.
Il lui était apparemment pénible de quitter Sellanraa sans payer l’hospitalité qu’il avait reçue. Il dit à Léopoldine :
– Tiens ! voici quelque chose pour toi ! Et il lui donna sa tabatière en argent.
– Tu la nettoieras et tu t’en serviras pour y mettre des aiguilles. Ce n’est pas un très beau cadeau. Si j’étais chez moi, je trouverais quelque chose de mieux.
Geissler, en s’en allant, laissait du moins les travaux d’irrigation. Cela marchait nuit et jour, une semaine après l’autre ; faisait reverdir les terres, apaisait la floraison exubérante des pommes de terre, rendait la vie au blé.
Les colons des environs vinrent admirer la merveille. Aksel Stroem, le voisin de Maaneland, l’homme qui n’avait pas de femme pour l’aider et qui se tirait d’affaire tout seul, arriva aussi. Il était de bonne humeur ; il dit qu’il avait engagé une fille pour l’été prochain. C’était un souci de moins. Il ne dit pas le nom de la fille et Isak ne le lui demanda pas ; mais c’était Barbro qu’il avait engagée. Cela ne lui avait coûté qu’un télégramme pour Bergen. Aksel avait payé, quoiqu’il ne fût pas riche.
C’étaient les travaux d’irrigation qui l’intéressaient ce jour-là ; il les examina d’un bout à l’autre. Il n’avait pas une rivière aussi importante sur sa terre, mais il avait un ruisseau. Il ne possédait pas non plus de planches pour faire des rigoles, mais il pourrait creuser des canaux. Il ne prolongea pas sa visite : il avait hâte de se mettre au travail.
La manière de Brede était différente.
Ah ! maintenant Brede pourrait courir de ferme en ferme, en vantant les merveilleuses irrigations de Sellanraa.
– À quoi bon vous donner tant de mal sur votre terre ? Isak n’a eu qu’à creuser pour avoir de l’eau partout.
Isak était patient ; mais il souhaitait souvent être débarrassé de ce hâbleur, qui rôdait sans cesse à Sellanraa. Brede se consacrait au télégraphe : tant qu’il avait un poste officiel, il devait tenir la ligne en état. Mais la compagnie l’avait déjà réprimandé plusieurs fois pour sa négligence et avait offert de nouveau le poste à Isak. Non, ce n’était pas le télégraphe qui occupait l’imagination de Brede : c’était le minerai du fjeld. Une manie maintenant, une idée fixe.
Il venait à Sellanraa et confiait qu’il avait trouvé le trésor.
– Je n’en dis pas davantage, mais je suis sûr d’avoir découvert quelque chose de remarquable.
Il usait pour rien son temps et ses forces. Quand il rentrait à la maison, il déposait sur le plancher son petit sac plein d’échantillons de roches, célébrait son travail de la journée et en tirait vanité, comme si personne au monde n’avait besogné plus durement. Il plantait quelques pommes de terre et fauchait l’herbe qui voulait bien pousser d’elle-même autour de sa maison : et c’était là ce qu’il appelait cultiver sa ferme. Son toit commençait à se crevasser, les marches de la cuisine pourrissaient, une petite meule gisait à l’abandon dans les champs, la charrette restait dehors par tous les temps.
À vrai dire, Brede avait le caractère heureux et ces petites choses ne l’affectaient pas ; il était léger, ne prenait rien au sérieux, mais rien au tragique non plus. Il trouvait moyen de vivre et de faire vivre les siens, au jour le jour. Mais on ne pouvait pas lui faire crédit indéfiniment : on le lui avait dit souvent et, la dernière fois, avec insistance. Brede en convenait lui-même. Il avait promis de s’arranger ; il vendrait sa ferme et ferait peut-être une bonne affaire, qui lui permettrait de payer le boutiquier.
Oui, il vendrait, à n’importe quel prix, même à perte. Il languissait de retourner au village ; il se sentait perdu dans ce désert, où il n’avait personne à fréquenter. Inger, à Sellanraa, lui avait témoigné un temps de la sympathie ; mais elle avait changé, elle était devenue plus taciturne. En outre, elle avait fait de la prison, et il était fonctionnaire !
Il y avait Barbro. Pourquoi avait-il cherché à la faire entrer en service à Sellanraa ? C’était après en avoir discuté avec sa femme. Si tout allait bien, cela pouvait signifier un avenir pour la jeune fille, peut-être même pour toute la famille Brede. Certes elle tenait le ménage de deux jeunes gens à Bergen ; mais Dieu sait ce qu’il en adviendrait à la longue ! Barbro était jolie et coquette, elle aurait peut-être meilleure chance en revenant : il y avait deux garçons à Sellanraa.
Ce projet ayant échoué, Brede en avait imaginé un autre. Après tout, ce n’était pas si tentant de contracter une alliance avec la famille d’Inger, une personne qui avait été en prison. Il y avait d’autres garçons que ceux de Sellanraa : par exemple, Aksel Stroem, qui possédait de la terre et un logis, qui était travailleur et économe, n’était pas marié et n’avait pas de servante.
– Je voulais te dire que, si tu prends Barbro, tu aurais toute l’aide dont tu as besoin. Tiens, voilà sa photographie !
Quelques semaines plus tard, Barbro arriva. On était à la saison des foins. Aksel fauchait la nuit, fanait le jour, abattait toute la besogne à lui seul. Barbro montra tout de suite qu’elle ne renâclait pas au travail : elle faisait la cuisine, la lessive, trayait les bêtes et donnait encore un coup de main dans les champs. Aksel décida de lui accorder de bons gages : il n’y perdit pas.
Barbro n’était pas seulement une belle dame à mettre en photographie ; elle était droite et mince, avait du bon sens et de l’expérience. Rien d’ailleurs d’une petite communiante. Elle parlait d’une voix un peu enrouée. Aksel s’étonnait de la voir aussi maigre, avec des traits aussi tirés.
– Je t’aurais reconnue, lui dit-il, mais tu n’es pas comme sur ta photographie.
– C’est le voyage qui m’a fatiguée, répondit-elle, et l’air de la ville.
En effet, elle ne tarda pas à reprendre des formes et des couleurs.
– Tu peux m’en croire, un pareil voyage et l’air de la ville, ça ne vaut rien pour la santé.
Elle fit allusion aux tentations de Bergen, dont il fallait se garder ; mais elle demanda à Aksel de s’abonner à un journal, un de Bergen précisément, pour qu’elle pût lire les nouvelles du monde. Elle avait prir goût à la lecture, au théâtre, à la musique. La vie était bien monotone ici !
La famille Brede venait souvent en visite, et l’on mangeait, et l’on buvait. Aksel tenait à reconnaître les mérites de sa servante. Y avait-il rien de plus charmant, le dimanche soir, quand Barbro prenait sa guitare et chantait de sa voix enrouée !
À vrai dire, au cours de l’été, Aksel apprit à connaître un autre aspect du caractère de Barbro. Elle avait ses caprices, elle répondait quelquefois avec vivacité. Le samedi, quand Aksel allait au village pour ses affaires, ce n’était pas bien de la part de Barbro de s’absenter en laissant les bêtes et la hutte à l’abandon. Cela donna lieu à une petite explication. Où était-elle allée ? Voir sa famille à Breidablik ? Mais encore... Une nuit, en rentrant au logis, Aksel constata que Barbro n’était pas là ; il jeta un coup d’œil sur les bêtes, se fit quelque chose à manger et se coucha. Vers le matin Barbro reparut.
– J’ai seulement voulu goûter le plaisir d’être dans une vraie maison avec du bon plancher sous les pieds, dit-elle, sarcastique.
En vérité, Aksel ne trouvait rien à répondre, car il n’avait qu’une hutte avec un sol en terre battue. Barbro n’était pas méchante pourtant ; et, comme on était au dimanche, elle alla cueillir dans les bois des rameaux de genévrier, pour en faire un tapis dans la hutte.
Aksel en fut touché ; et alors il se décida à lui donner le beau foulard qu’il avait rapporté pour elle la veille. Ce colifichet fut agréable à Barbro ; elle le noua sur sa tête pour l’essayer.
– Suis-je belle ainsi ? demanda-t-elle.
Oui, il la trouvait belle.
Et ils étaient réconciliés.
Aksel prit dans son sac le journal qu’il avait retiré à la poste. Barbro se mit à lire les nouvelles : le cambriolage d’une bijouterie de Bergen ; une rixe de bohémiens ; le corps d’un enfant nouveau-né qu’on avait trouvé dans le port, cousu dans une vieille chemise dont on avait coupé les manches.
– Qui peut avoir fait ça ? dit Barbro.
Et elle lut le cours des denrées, comme elle avait l’habitude de le faire.
L’été passa.
16
Grands changements à Sellanraa.
Ce qui avait été la solitude grouillait aujourd’hui de vie : une scierie, un moulin, des bâtiments de toute sorte et des gens. Mais ce qu’il y avait de plus remarquable était la métamorphose qui s’était accomplie chez Inger.
La crise de l’année passée n’avait sans doute pas transformé d’un coup son caractère léger. Au début, elle s’était encore surprise à parler de l’institution et de la cathédrale de Trondhjem : petites choses innocentes. Elle ôta sa bague ; allongea sa jupe, trop hardie. Elle se montrait pensive, restait tranquillement chez elle et recevait moins de visites parce qu’elle accueillait avec moins d’empressement les femmes et les filles du village. Le bonheur n’est pas le plaisir !
Chaque saison a ses prodiges ; mais il y a toujours l’immense rumeur du ciel et de la terre, la grandeur de la nature qui vous enveloppe de toute part, les profondeurs ténébreuses de la forêt, la poésie des arbres. Tout est grave et doux, et porte à la méditation.
Ils avaient la joie, à Sellanraa, d’assister, au printemps et à l’automne, au passage des oies migratrices, dont les cancans résonnaient du haut des airs ; et, quand elles étaient passées, le silence retombait sur la campagne. Mais les êtres humains éprouvaient un attendrissement singulier : il leur semblait que la nature venait de leur parler.
Oui, ils étaient entourés de prodiges en toute saison. L’hiver, ils contemplaient les étoiles et souvent aussi l’aurore boréale : un cataclysme au firmament, un incendie chez Dieu. De temps en temps, ils entendaient le tonnerre, et c’était un événement sinistre et solennel pour les hommes et les animaux.
Le printemps, oui, avec sa hâte, sa frénésie, ses transports ! Mais l’automne ! l’automne incitait à la mélancolie et à la prière ; on devenait superstitieux et on entendait des avertissements.
Inger subissait cette influence ; cela pesait sur elle et l’inclinait à la piété. Pouvait-elle s’en défendre, quand on est seul devant la nature ! Les soins de ce monde comptent moins ici que la religion, la crainte de la mort, les merveilles de la superstition. Inger n’avait pas plus de raison qu’une autre de redouter le jugement du Ciel. Elle savait que Dieu viendrait au soir des temps et abaisserait sur elle son regard fabuleux. Elle n’avait pas, dans son existence quotidienne, beaucoup d’occasions de s’élever vers la perfection. Sans doute, elle pouvait ensevelir son anneau d’or au fond d’un coffre à habits ; écrire à Eleseus de se convertir aussi ; mais, à part cela, elle n’avait pas autre chose à faire que de s’acquitter consciencieusement de son travail et de ne pas ménager sa peine.
Elle exagérait et faisait plus que son devoir. Il y avait deux hommes à la ferme ; mais Inger profitait de ce qu’ils étaient absents pour scier du bois. À quoi bon s’infliger tant de mortification !
Son mari lui dit :
– Sivert et moi, nous avons discuté là-dessus. Nous ne voulons pas te laisser scier du bois et t’éreinter de la sorte.
– Je le fais pour la satisfaction de ma conscience, répondit-elle.
Conscience ! Ce mot rendit Isak pensif. Son intelligence s’était développée avec les années ; il avait toujours l’esprit lent, mais, quand il avait saisi quelque chose, il le pénétrait plus profondément. La conscience devait être quelque chose de joliment fort pour avoir changé Inger à ce point.
C’était un hiver sombre, lugubre, Isak recherchait la solitude. Pour épargner ses arbres, il avait acheté quelques arpents de bons bois dans la forêt de l’État, du côté de la Suède, et il travaillait seul à abattre les arbres. Il voulait être seul. Sivert avait l’ordre de rester à la maison, pour empêcher sa mère de se surmener.
Dans les courtes journées d’hiver, Isak quittait son travail à la nuit et rentrait à la maison dans l’obscurité. La lune ne brillait pas toujours, ni les étoiles ; et parfois la piste qu’il avait tracée le matin était recouverte par la neige qui était tombée dans la journée. Il avait peine alors à retrouver son chemin. Un soir, il lui arriva quelque chose.
Il était presque rendu ; il apercevait, au clair de lune, Sellanraa sur le flanc de la colline, dans son cadre de forêt, mais rapetissé eût-on dit, enseveli sous la neige. Il avait du bois de charpente à présent et il songeait à la surprise d’Inger et des enfants quand il leur dirait ce qu’il se proposait encore de bâtir, la construction surhumaine qu’il avait dans l’esprit. Il s’assit dans la neige pour se reposer et ne pas avoir l’air trop fatigué quand il rentrerait.
Tout est silencieux autour de lui. Dieu soit béni pour cette paix et ce recueillement, car il n’y a rien de meilleur ! Isak est un défricheur ; il promène son regard sur la campagne, pour voir ce qu’il aura à défricher encore. Il ôte les grosses pierres par la pensée. Il y a là-bas, il le sait, une mare sur sa terre ; elle est pleine de minerai, une pellicule métallique nage toujours à sa surface. Il a décidé de la drainer : cela lui procurera encore un champ fertile.
Il se leva et resta coi de saisissement. Que lui arrivait-il ? Il y avait quelque chose là, devant lui : un esprit ? un fantôme ?... Non, ce n’était rien. Il se sentait étrangement troublé ; il fit un pas court, mal assuré, et marcha droit au-devant d’un regard, un regard puissant, deux yeux. Au même moment, l’apparition se mit à gronder. Or tout le monde sait qu’un fantôme peut avoir une manière bizarre et effrayante de gronder. Isak n’avait jamais entendu une pareille horreur de grondement et il frissonna ; il étendit même la main, et ce fut peut-être le geste le plus désespéré que cette main eût jamais exécuté.
Mais qu’y avait-il là, devant lui ? Était-ce l’effet d’une hallucination ? Était-ce une créature matérielle ? Isak était prêt à jurer qu’il y avait une puissance suprême. Mais ceci n’avait pas l’aspect de Dieu. Était-ce le Saint-Esprit ? Qu’aurait-il fait là, suspendu dans l’espace ? Deux yeux, un regard, et rien de plus ! Était-ce pour le prendre, pour emporter son âme ? Soit ! Isak se résignait à l’inévitable : alors il irait au ciel, dans le séjour des bienheureux.
Il était anxieux de voir ce qui allait arriver ; il tremblait toujours. Il sentit un froid qui émanait de l’apparition. Ah ! ce devait être le diable ! Isak commençait à douter de sa raison. Si c’était le diable, que lui voulait-il ? Isak n’avait rien fait de mal ; il n’était qu’un bûcheron qui rentrait las et affamé et qui n’avait que de bonnes intentions.
Il fit encore un pas, mais petit, et il recula aussitôt. Il fronçait les sourcils. C’était peut-être le diable, bon ! mais le diable n’était pas tout-puissant : Luther, par exemple, l’avait vaincu, sans parler de tous ceux qui l’avaient mis en fuite en faisant le signe de la croix et en invoquant le nom de Jésus. Isak se sentit enclin à mépriser le danger ou à en rire ; il ne croyait plus qu’il allait quitter ce monde pour le séjour des bienheureux. Il fit deux pas vers l’apparition, se signa et cria :
– Au nom de Jésus !...
Hem ! En entendant le son de sa propre voix, il revint à lui d’un coup et vit Sellanraa au flanc de la colline. Le fantôme ne grondait plus, les deux yeux en l’air avaient disparu.
Il rentra chez lui par le plus court chemin, sans braver inutilement le danger. Quand il posa le pied sur le seuil de sa maison, il toussa, conscient de sa force ; il se sentait sauvé. Il entra dans la salle, complètement rassuré, comme une créature humaine qui avait encore sa place ici-bas. Inger le considéra et lui demanda pourquoi il était si pâle.
Il avoua qu’il avait rencontré le diable.
– Où ? demanda-t-elle.
– Là-haut, juste devant chez nous.
– Le diable lui-même ?
Isak fit une inclination de tête.
– Comment t’en es-tu débarrassé ?
– J’ai marché sur lui, au nom de Jésus, répondit Isak.
Inger fut un moment à se reprendre avant de pouvoir servir à souper.
– Il ne faut plus que tu ailles seul dans la forêt, dit-elle.
Elle était inquiète pour lui et il en était touché. Il affectait d’être aussi brave que jamais, comme s’il lui était égal d’aller seul ou accompagné ; mais c’était pour ne pas effrayer Inger plus qu’il n’était nécessaire avec son horrible aventure. Il était l’homme et le chef, le protecteur.
Inger le devinait.
– Tu ne veux pas m’effrayer, dit-elle. Mais il faut que tu emmènes Sivert avec toi.
Isak renifla.
– Tu peux être pris d’un malaise dans les bois. J’ai remarqué que tu n’es pas très bien depuis quelque temps.
Isak renifla encore. Un malaise ? Il était peut-être un peu fatigué, mais sérieusement malade, non, Inger n’avait pas besoin de se tourmenter à son sujet : il n’avait perdu ni l’appétit ni le sommeil, il travaillait toujours avec le même entrain. Sa santé, mais elle était formidable ! Rien ne pouvait l’altérer. Jamais on n’avait eu besoin de médecin à Sellanraa.
L’homme le mieux portant pouvait avoir une rencontre avec le diable. Isak d’ailleurs ne parut pas se ressentir de sa terrible aventure ; au contraire, il semblait y avoir puisé une énergie nouvelle. Lui, l’homme, le chef, il se faisait l’effet d’un héros.
– Fiez-vous à moi ! Je m’y entends. En cas de besoin, je peux même conjurer le démon.
Les jours étaient plus longs et plus clairs. On avait passé les fêtes de Pâques.
Inger se montrait plus gaie depuis quelque temps. Oh ! pour une excellente raison : elle attendait encore un enfant. Ah ! c’était une miséricorde, après le crime qu’elle avait commis ! La Fortune la comblait. Isak, un jour, remarqua quelque chose et demanda :
– Mais on dirait que tu nous prépares un heureux événement ?
– Oui ! Dieu soit loué !
Ils étaient tous les deux un peu abasourdis. Ce n’était pas qu’elle eût passé l’âge ; mais encore un enfant... quand Léopoldine était déjà grande !
Quelques jours plus tard, Isak décida de se rendre au canton, du samedi soir au lundi matin. Il n’avait pas voulu dire ce qu’il allait y faire. Mais il revint avec une servante ; elle s’appelait Jensine.
– C’est sérieux ? demanda Inger. Je n’ai pas besoin d’elle.
Isak lui répondit que maintenant elle avait besoin d’une servante.
Inger était confuse et reconnaissante. Cette domestique était la fille du forgeron. Elle était engagée pour l’été. Après on verrait.
– Et j’ai envoyé un télégramme à Eleseus, dit Isak.
Encore une émotion pour la mère. Un télégramme ! Isak avait-il résolu de la mettre complètement sens dessus dessous avec sa sollicitude ? C’était devenu le grand souci d’Inger qu’Eleseus fût à la ville, ce lieu de perdition. Elle lui avait parlé de Dieu dans ses lettres, en lui expliquant que son père commençait à se fatiguer et que la ferme devenait plus importante de jour en jour. Le petit Sivert ne pouvait pas tout faire, et il devait hériter de l’oncle Sivert. Elle lui avait écrit cela en lui envoyant, une fois pour toutes, l’argent de son voyage. Mais Eleseus avait contracté des habitudes de citadin et ne se souciait pas de reprendre la vie d’un paysan.
« Je ne suis pas disposé à rentrer maintenant, écrivait-il. Si tu peux m’envoyer de la laine pour mes vêtements de dessous, cela me fera des économies. »
Sa mère lui avait envoyé de la laine, de grandes quantités de laine, de temps en temps, pour ses vêtements. Mais, quand elle s’était convertie, les écailles lui étaient tombées des yeux : elle avait compris qu’Eleseus vendait la laine et dépensait l’argent à d’autres objets.
Le père aussi l’avait compris. Il n’en parlait jamais ; il savait qu’Eleseus était le préféré de sa mère et comment elle pleurait et hochait la tête quand il était question de lui. Mais les pièces de laine succédaient aux pièces de laine, et Isak se rendait compte que pas une créature humaine ne pouvait user autant de sous-vêtements. Tout bien réfléchi, Isak avait à se montrer encore le chef de la famille et à tenir tout son monde d’une main ferme. Il lui en avait coûté beaucoup d’argent pour envoyer un télégramme ; mais d’abord une dépêche ne manquerait pas de faire impression sur le garçon, et ensuite c’était une grande chose que de pouvoir annoncer à Inger en rentrant qu’il l’avait expédié. Il était fier et lourd de secrets, comme le jour où il avait rapporté la bague en or.
Une belle époque après cela ! Inger ne savait que dire et que faire pour montrer sa reconnaissance. Elle protestait comme autrefois :
– Tu te tues au travail !... C’est trop pour les forces d’un homme !... Tu en as assez fait pour aujourd’hui. Viens souper ! je t’ai fait des gaufres.
Et, après la naissance de l’enfant, une petite fille, belle et forte et bien constituée, après cela, Isak aurait été insensible comme un roc ou mécréant comme un chien s’il n’avait pas remercié Dieu.
Il construisait encore. Ce serait une maison cette fois. Il y avait tant de monde maintenant à Sellanraa : une servante, Eleseus qui allait rentrer, et un bébé tout flambant neuf. L’ancienne maison ne servirait plus que de chambre.
Inger feignit d’être très surprise quand elle sut de quoi il s’agissait, bien qu’elle fût déjà renseignée par les confidences de Sivert.
– Tu parles sérieusement ? fit-elle.
Gonflé de magnificence, Isak déclara :
– Tu remplis si bien la maison d’enfants que je dois prendre mes dispositions pour les loger.
En rassemblant des pierres pour le mur de la nouvelle maison, Sivert et son père s’entretenaient dans ce langage laconique qui leur était particulier.
– Brede parle de vendre, disait le père.
– Ah ! répliquait Sivert. Je serais curieux de savoir ce qu’il demande pour sa ferme.
– Deux cents ! à ce que j’ai entendu dire.
Ils continuèrent leur travail.
Quelques jours plus tard ils estimèrent qu’ils avaient recueilli assez de pierres pour bâtir leur mur. C’était un vendredi soir. Ils s’assirent pour respirer.
– Hem ! fit le père. Ne crois-tu pas que nous devrions réfléchir à Breidablik ?
– Comment l’entends-tu ?
– Il y a l’école qui est à mi-chemin.
– Oui. Et alors ? Je ne sais pas ce que nous ferions de Breidablik : ça ne vaut pas grand-chose. As-tu l’intention de l’acheter ?
– Non, pas précisément... à moins qu’Eleseus ne veuille l’exploiter.
– Eleseus ?... Ah !... Eh bien, tu pourrais le lui demander.
Le lendemain était un samedi, et ils se mirent tous en route avec l’enfant pour traverser le fjeld. Jensine, la servante, les accompagnait : de la sorte, ils avaient une marraine. Quant au parrain, on le choisirait de l’autre côté du fjeld, parmi les parents d’Inger.
Inger était belle, elle avait fait de la toilette. L’enfant était en blanc, avec un ruban de soie bleu dans le bas de son petit manteau ; il était déjà assez grand pour sourire, et babiller, et dresser la tête quand l’horloge sonnait. Son père lui avait trouvé un nom. Il avait hésité entre Jacobine et Rebekka, qui partaient de la même inspiration qu’Isak. À la fin, il avait demandé timidement à Inger :
– Hem ! Que dirais-tu de Rebekka ?
– Eh bien, oui ! approuva Inger. Quand Isak entendit cette réponse, il se sentit le maître et déclara avec autorité :
– Elle ne s’appellera pas autrement que Rebekka. J’y tiens !
Le baptême de Rebekka devait être célébré dignement. Isak se peigna la barbe et mit une chemise rouge, comme au temps de sa jeunesse. On était au fort de la chaleur, mais il avait un beau costume d’hiver neuf et il le mit. Isak n’était pourtant pas homme à exagérer la coquetterie et il chaussa des brodequins qui étaient de vrais phénomènes.
Sivert et Léopoldine restèrent pour garder les bêtes.
À mi-chemin, comme Inger dégrafait son corsage pour donner le sein à Rebekka, Isak vit briller quelque chose sur un fil autour de son cou. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Et à l’église, il remarqua qu’elle avait mis son alliance en or. Ah ! Inger ! Elle n’avait pas pu y tenir.
17
Eleseus était de retour.
Il était maintenant plus grand que son père, avec de longues mains blanches et une petite moustache brune. Il ne posait pas ; il s’efforçait au contraire d’être aimable et naturel. Sa mère était surprise et contente. Il partageait la petite chambre avec Sivert. Les frères s’entendaient bien. Mais naturellement Eleseus devait travailler comme les autres, et ces rudes besognes, auxquelles il n’était pas habitué, l’exténuaient.
Sivert eut à s’absenter. Oline était arrivée un jour de la part de l’oncle Sivert, qui était mourant.
– Je n’avais guère le temps de venir, dit Oline. Mais j’ai pris les enfants en affection et, si je peux aider le petit Sivert à entrer en possession de son héritage...
– L’oncle Sivert est donc bien malade ?
– Malade ! Il décline de jour en jour.
Il semblait en vérité que l’oncle Sivert n’avait plus longtemps à vivre. Inger insista pour que le petit Sivert partît sur-le-champ.
Mais l’oncle Sivert, le vieux farceur, n’était nullement à l’article de la mort. Quand le jeune Sivert arriva, il trouva la ferme dans un désordre effroyable ; mais, à ce qu’il pouvait voir, l’oncle n’avait pas du tout envie de mourir. C’était un vieillard de soixante-dix ans, à demi impotent, qui avait besoin d’aide pour sa terre, mais avait encore bon appétit et aimait à fumer sa pipe.
S’étant rendu compte de la situation, Sivert se prépara à retourner chez lui.
– Tu pars ? dit le vieillard.
– Nous bâtissons une maison et père a besoin de moi.
– Naa ! Je croyais qu’Eleseus était rentré de la ville.
– Oui, mais il n’a pas l’habitude de nos travaux.
– Pourquoi es-tu venu alors ?
Sivert raconta la visite d’Oline.
– Comment ! s’écria le vieillard, elle a dit que j’étais mourant ? Elle est folle !
– Ha, ha, ha ! fit Sivert.
L’oncle lui lança un regard sévère.
– Hein ! Tu ris quand on parle de ma mort !
Sivert était trop jeune pour prendre cette affaire à cœur ; il ne s’était jamais soucié beaucoup de son oncle et il voulait rentrer chez lui.
– Naa ! Tu croyais que j’allais mourir et tu es accouru !
– C’est Oline, répliqua Sivert.
Après un moment de silence, le vieux déclara :
– Si tu veux raccommoder mon filet, qui est dans le hangar, je te montrerai quelque chose.
– Naa ! fit Sivert. Qu’est-ce que c’est ?
– Ah ! je ne te vends pas la mèche, repartit l’oncle, bourru, en s’étendant sur son lit.
Sivert se sentait mal à l’aise. Il fit un tour dans la ferme et constata que tout allait à la débandade. Remettre de l’ordre ici était une entreprise impraticable. Quand il revint, l’oncle était assis devant son poêle.
– Vois-tu ça ? demanda-t-il en montrant un coffre en chêne.
C’était là-dedans qu’il serrait son argent : un vieux coffre qui lui avait servi autrefois dans ses voyages quand il était trésorier du canton et qui passait maintenant au village pour renfermer des trésors.
L’oncle Sivert prit un papier dans le coffre et dit solennellement :
– Tu sais lire ? Eh bien, lis cet acte !
Le petit Sivert n’était pas très ferré dans l’art de lire les manuscrits ; il déchiffra tout de même que l’oncle l’instituait son héritier.
– Et maintenant fais comme tu voudras, dit le vieillard en remettant le papier dans son coffre.
Sivert n’était pas très impressionné. Ce testament ne lui en apprenait pas plus qu’il n’en savait déjà ; depuis son enfance, il avait entendu répéter qu’il hériterait de son oncle. Ah ! s’il pouvait jeter un coup d’œil dans le coffre, sur le fameux trésor, ce serait une autre affaire !
– Il y a beaucoup là-dedans ? demanda-t-il.
– Plus que tu ne te le figures ! répliqua sèchement le vieillard.
Il était mécontent de son neveu ; il se rejeta sur son lit et expliqua par saccades :
– J’ai été trésorier du district pendant trente ans. Je n’ai pas besoin de mendier pour me faire aider. Qu’est-ce qu’Oline a été raconter que j’étais mourant ? On aurait tort de se moquer de moi ! Et toi, Sivert, ne peux-tu attendre que j’aie rendu le dernier soupir ? Je veux seulement t’avertir ! Tu as lu le testament qui est là, dans le coffre, avec mon argent. Je ne t’en dis pas davantage. Mais, si tu m’abandonnes, eh bien, dis de ma part à Eleseus de venir ! Il ne s’appelle pas comme moi ; mais ça ne fait rien, dis-lui de venir !
Sivert ne s’en laissa pas imposer par le sous-entendu menaçant de ces paroles.
– Je le lui dirai, répondit-il.
Oline était encore à Sellanraa lorsqu’il rentra. Elle se montra stupéfaite à la nouvelle que l’oncle n’était pas mort, et indignée qu’on la soupçonnât d’avoir alarmé à tort la famille.
Quand elle sut que l’oncle Sivert avait réclamé Eleseus, elle en prit avantage.
– Eh bien, suis-je encore une radoteuse ? Si le vieux Sivert tient à avoir auprès de lui un être de sa chair et de son sang, n’est-ce pas la preuve qu’il sent venir sa fin ? Tu ne peux pas le lui refuser, Eleseus ! Pars tout de suite, si tu veux voir ton oncle encore vivant ! Je m’en retourne. Nous ferons route ensemble.
Oline ne quitta pas Sellanraa sans prendre Inger à part.
– Ne le répète pas ! Mais j’ai remarqué que Barbro a grossi depuis quelque temps : ça doit vouloir dire quelque chose. Et maintenant il est à prévoir qu’elle régnera bientôt en maîtresse à Maaneland.
Elle partit avec Eleseus à travers la forêt, courbée par l’âge, terne et pleine d’onction, indiscrète, immuable. Elle se rendait chez le vieux Sivert à présent, pour lui apprendre comment elle, Oline, elle avait persuadé Eleseus de venir.
Eleseus n’avait pas besoin d’être persuadé. Il avait mieux tourné qu’il ne le promettait au début : il était aimable et animé de bonne volonté. Mais il n’était pas doué d’une grande force physique. Ce n’était pas sans raison qu’il s’était fait prier pour rentrer à la maison. Il savait que sa mère avait été en prison pour infanticide ; il n’en avait jamais entendu parler à la ville, mais ici, au village, tout le monde s’en souvenait. En vivant dans un autre milieu, il était devenu plus sensible et plus délicat ; il savait qu’à table une fourchette est aussi utile qu’un couteau ; il comptait en nouvelle monnaie, tandis qu’ici, à la campagne, les gens comptaient encore en thalers. Il n’était pas fâché de s’éloigner de chez lui, où il était constamment forcé de cacher sa supériorité.
Il n’était pas fait pour les travaux de la ferme ; il s’entendait aux écritures, une chose qui n’était pas à la portée de tout le monde. Mais, à la maison, personne n’y attachait d’importance, si ce n’est peut-être sa mère. Il allait gaiement à travers les bois, laissant Oline derrière lui ; il l’attendrait plus loin. Il courait comme un poulain échappé, il était heureux de se sentir libre ; il allait voir des gens et se faire voir, il aurait peut-être même la chance d’aller à l’église.
Son absence ne laissait aucun regret sur le chantier de la nouvelle construction. Le père avait retrouvé Sivert : et Sivert était dix fois plus utile que son frère, il était capable de travailler du matin jusqu’au soir.
La maison était achevée. Il ne restait plus qu’à poser les boiseries et à appliquer la peinture, quand Geissler reparut, venant de Suède avec une suite nombreuse. Ce devaient être des gens riches, à en juger par le harnachement de leurs chevaux. Et, parmi ces grands personnages qui voyageaient sur leurs montures, Geissler avait fait la route à pied. Quatre messieurs et Geissler, accompagnés de deux serviteurs tenant en main des chevaux de bât.
Les cavaliers descendirent devant la ferme et Geissler dit :
– Voici Isak ! C’est le margrave de l’endroit. Bonjour, Isak ! Je reviens, comme je te l’avais promis.
Geissler était toujours le même. Il allait à pied, mais ne se comportait pas pour cela en inférieur envers les autres. Sa redingote était élimée sur ses épaules courbées, mais il avait tout de même grand air.
Les messieurs s’excusèrent en souriant d’envahir ainsi comme des conquérants la terre d’Isak. Ils avaient apporté des provisions, car ils ne voulaient pas abuser de l’hospitalité du fermier ; mais ils seraient heureux d’avoir un abri pour la nuit.
Quand ils se furent reposés un moment et que Geissler se fut entretenu avec Inger et les enfants, toute la bande gagna la forêt. Dans l’après-midi, les gens de Sellanraa entendirent des détonations là-haut, sur le fjeld. Le soir, les étrangers revinrent avec des sacs bourrés d’échantillons de roche : « Azurite », disaient-ils. Ils discutèrent gravement, en consultant un plan qu’ils avaient dessiné. Il y avait parmi eux un prospecteur de mines et un ingénieur, un propriétaire foncier et un industriel. Ils parlèrent de câble et de téléférique. Geissler plaçait un mot de temps en temps, et ces messieurs semblaient prendre ses avis en considération.
Dans la soirée, Geissler entraîna Isak à l’écart et lui demanda :
– Qu’en dis-tu ? Vendrons-nous cette mine de cuivre ?
Isak répondit :
– Eh bien, le lensmand me l’a payée.
– J’ai acheté la concession, c’est vrai, dit Geissler ; mais il était convenu que tu toucherais un pourcentage sur l’exploitation. Es-tu prêt à disposer de ta part ?
Isak ne comprenait pas très bien. Geissler dut lui fournir des explications : Isak était un fermier et ne pouvait exploiter une mine. Geissler avait autre chose à faire ; il songeait à vendre la concession à ces messieurs suédois, des parents de sa femme, qui étaient riches.
– Je ferai comme il vous plaira, dit Isak.
– Si tu me laisses les mains libres, je défendrai mieux que toi-même tes intérêts.
– Hem ! commença Isak. Vous avez toujours été bon pour nous...
Geissler lui coupa la parole.
– C’est bien !
Le lendemain matin, ces messieurs s’assirent pour écrire. C’était une affaire sérieuse. Il s’agissait d’un contrat de quarante mille couronnes pour la vente de la mine, puis d’un acte par lequel Geissler abandonnait toute la somme à sa femme et à ses enfants.
Il y avait quelque chose de singulier dans le ton de ces négociations ; cela ressemblait à une affaire de famille. L’un des étrangers déclara :
– Mon cher Geissler, il n’y a pas de quoi avoir les yeux rouges.
À quoi Geissler répondit évasivement :
– Non, sans doute ! Mais on n’a pas toujours ce qu’on mérite en ce monde.
On aurait dit que les frères et les cousins de Mme Geissler voulaient acheter son mari pour se débarrasser de lui. Quant à la mine, elle n’était pas sans valeur, ils le reconnaissaient ; mais elle était loin de tout centre et les acheteurs eux-mêmes ne l’acquéraient qu’avec l’intention de la revendre, ils le déclaraient franchement, ne se jugeant pas en situation de l’exploiter. Ils voulaient avoir un titre de propriété exempt de toute servitude : en conséquence, ils offraient à Isak cinq cents couronnes pour sa part.
– C’est moi qui suis chargé de la défense de ses intérêts, dit Geissler, et je ne vendrai pas ses droits à moins de dix pour cent du prix d’achat.
– Quatre mille ? firent les messieurs.
– Quatre mille ! dit Geissler. La terre est à lui et sa part est de quatre mille. Moi qui ne suis pas le propriétaire j’ai quarante mille. Réfléchissez, messieurs !
– Oui ! Mais quatre mille...
Geissler se leva et dit :
– Sinon, pas de vente !
Ils chuchotèrent entre eux.
– Sellez les chevaux, dirent-ils aux domestiques.
L’un des messieurs alla trouver Inger et paya royalement pour le café et les œufs qu’elle avait fournis et pour le logement. Geissler allait et venait, l’air indifférent, mais très éveillé.
– Et comment vont nos travaux d’irrigation ? demanda-t-il à Sivert.
– Ils ont sauvé toute la récolte.
L’un des étrangers s’avança.
– Finissons-en ! dit-il.
Ils entrèrent tous dans la maison neuve et l’on compta quatre mille couronnes à Isak. On donna à Geissler un papier, qu’il mit dans sa poche comme un objet sans valeur.
– Garde-le bien, lui dit-on, et, dans quelques jours, ta femme aura son chèque.
Après cela, ils remirent encore une liasse de billets de banque à Geissler, qui avait peut-être stipulé un avantage particulier pour lui-même.
– Maintenant trinquons !
Ils burent. L’affaire était conclue. Ils s’en allèrent, en prenant congé de Geissler.
Juste à ce moment, Brede Olsen fit son apparition. Que cherchait-il ? Il avait dû entendre les détonations des coups de mine et venait voir de quoi il retournait. Il était prêt, lui aussi, à vendre quelque chose. Il passa devant Geissler et s’adressa aux étrangers : il avait trouvé des échantillons de roche remarquables.
– En avez-vous apporté ? demanda le prospecteur.
Non, il ne les avait pas ; mais ces messieurs ne pouvaient-ils venir les examiner chez lui, ou même, ce serait encore plus vite fait, reconnaître la veine sur le fjeld même ?
Les hommes secouèrent la tête et s’en allèrent. Brede les regardait partir, l’air navré ; son espoir était anéanti, le sort lui était contraire.
Il redevint humble auprès de Geissler, son ancien chef, et cessa de le traiter en égal.
– Si seulement monsieur le lensmand daignait me donner son appui.
– Rentre chez toi et laboure ton champ, repartit Geissler.
Geissler avait vécu dans une grande anxiété ; il se sentait soulagé. Mais il avait encore de l’ambition. Il alla faire un tour sur le fjeld, en compagnie de Sivert, et dressa un plan du terrain au sud du lac. Dieu sait ce qu’il avait dans l’esprit !
Cette nuit-là, il dormit d’un trait jusqu’au matin ; mais il se leva avec le soleil.
– Sellanraa ! dit-il, enthousiaste. Et, debout sur le seuil, il promenait son regard sur les alentours.
– Tout cet argent, dit Isak, c’est pour moi ?
– Qu’est-ce que tu me chantes ? dit Geissler. Ne comprends-tu pas que tu devrais avoir beaucoup plus ? Et c’est moi qui aurais dû te payer, d’après notre contrat ; mais il ne fallait pas manquer une pareille occasion.
Embrassant l’espace d’un geste large, Geissler ajouta :
– Tu es le margrave de tout cela ! Ta maison, ton troupeau, ta terre, personne ne peut te les prendre !
– Non, répondit Isak. C’est de Dieu que nous les tenons.
Geissler était toujours en mouvement. Il s’installa pour écrire ; il rédigeait une requête au ministre de l’Intérieur, expliqua-t-il à Isak.
Au moment de se retirer, il eut l’air de se rappeler brusquement quelque chose.
– Au fait, je crains d’avoir oublié de vous payer ce que je vous devais la dernière fois que je suis venu ; j’y ai pensé après, j’avais trop de soucis en tête sur le moment...
Il mit un billet de banque dans la main d’Inger et s’en alla.
Ainsi s’en alla Geissler ; un brave homme, à tout prendre. On le regrettait comme un ami chaque fois qu’il était venu à la ferme.
18
L’oncle Sivert finit tout de même par mourir. Eleseus passa trois semaines auprès de lui ; puis le vieillard rendit le dernier soupir. Isak et Inger vinrent pour l’enterrement. Eleseus se comporta comme le maître de la maison et reçut les invités ; il prononça quelques belles paroles sur la tombe et sa mère dut, de fierté et d’émotion, prendre son mouchoir. Ce fut une brillante cérémonie.
De retour à Sellanraa, Eleseus se remit à plaisanter avec son frère, comme par le passé.
– Est-ce moi qui hérite de l’oncle Sivert ?
– Combien a-t-il laissé ? demanda Sivert.
– Ha, ha, ha ! Tu veux savoir ce qu’il avait avant de répondre, vilain grigou !
– Oh ! tu peux tout garder.
– Cela fait entre cinq et dix mille.
– Thalers ? s’écria Sivert.
Eleseus ne comptait jamais en thalers ; mais, pour une fois, cela ne lui déplaisait pas. Il fit une inclination de tête.
Le lendemain, il revint sur ce sujet.
– Tu n’es pas fâché de m’avoir tout cédé hier ?
– Es-tu bête ! Naturellement non ! repartit Sivert.
Il était sincère ; mais tout de même, cinq mille thalers, ce n’était pas une petite somme. Si son frère n’était pas un ladre, il devait lui en donner la moitié.
– Eh bien, à parler franc, expliqua enfin Eleseus, cet héritage ne m’engraissera guère, j’en ai peur.
– Comment ? dit Sivert, étonné.
– Non, vraiment, pas ce qui s’appelle engraisser !
Eleseus avait quelques notions de comptabilité et le fameux coffre au trésor avait été ouvert et inventorié pendant qu’il était chez l’oncle Sivert. Le vieillard n’avait pas envoyé son neveu sarcler les champs ou réparer ses filets de pêche : il lui avait mis ses livres de compte entre les mains et l’avait initié à des écritures prodigieusement embrouillées.
Eleseus était l’homme qu’il fallait pour ce genre de travail ; il s’entendait merveilleusement avec son oncle. Peut-être était-il un peu fou, mais le vieillard l’était aussi. Ils avaient rédigé ensemble un testament non seulement en faveur du petit Sivert, mais aussi du village, de la commune que le vieillard avait servie pendant trente ans. Oh ! ce furent là de grands jours !
L’oncle Sivert était enchanté de son neveu Eleseus.
Oline ne fut pas oubliée dans les largesses de l’oncle. Il n’y avait pas de personne mieux désignée pour vanter partout la générosité du vieillard.
Eleseus s’était d’abord fait une assez haute idée des affaires de son oncle ; mais bientôt sa confiance diminua. Il essaya une timide allusion.
– Si ces comptes sont exacts, il manque de l’argent dans la caisse.
– Bah ! Il y en aura assez après moi.
– Tu n’as pas d’argent dehors... dans une banque par exemple ?
– Naa ! dit le vieillard. C’est possible ! Mais, avec les engins de pêche, la terre, les bâtiments, le cheptel, tu veux rire, je pense, gars Eleseus !
L’oncle Sivert ne devait plus avoir sa tête à lui. Il s’était embrouillé dans ses comptes et avait additionné les petites couronnes comme si c’étaient de gros thalers. Rien d’étonnant qu’il se crût riche ! Mais, quand tout sera réduit à sa valeur exacte, Eleseus craignait qu’il ne restât pas grand-chose.
Ah ! Sivert pouvait bien lui abandonner l’héritage !
Les deux frères en firent des gorges chaudes. Sivert ne se montrait nullement désolé ; il l’aurait peut-être été davantage si les cinq mille thalers avaient été une réalité et qu’il en eût été frustré.
Quant à Eleseus, les trois semaines qu’il avait passées de l’autre côté du fjeld ne lui avaient fait aucun bien. Il avait eu l’occasion d’aller à l’église et y avait rencontré des jeunes filles. Ici, à Sellanraa, il n’y en avait pas. Jensine, la nouvelle servante, ne comptait pas à ses yeux ; c’était une ouvrière, rien de plus ; elle convenait plutôt à Sivert.
– J’ai envie de voir quelle tournure a prise, en grandissant, Barbro, la fille de Brede, dit un jour Eleseus.
– Eh bien, descends à la ferme d’Aksel Stroem, repartit Sivert.
Eleseus y alla un dimanche. Ah ! il trouva de la gaieté et du plaisir chez Aksel ! Barbro elle-même n’était nullement à dédaigner ; elle était la seule fille intéressante de la région ; elle pinçait de la guitare et sa conversation était enjouée. Eleseus donna à entendre qu’il n’était dans sa famille que pour un congé et retournerait bientôt à la ville.
Certes il ne se déplaisait pas à Sellanraa ; mais ce n’était pas comme à la ville.
– Non, c’est vrai, dit Barbro. L’existence à la ville est si différente !
Aksel se sentait mal à l’aise avec ces deux citadins ; il les laissa pour aller dans les champs. Eleseus en profita pour se faire valoir aux yeux de Barbro ; il parla de l’enterrement de son oncle et n’oublia pas de faire allusion au coffre.
En partant, il demanda à Barbro de l’accompagner un bout de chemin, mais sans succès.
– Est-ce la coutume ici que les dames reconduisent les messieurs jusque chez eux ?
Eleseus rougit, comprenant qu’il avait offensé la jeune fille.
Il revint néanmoins à Maaneland le dimanche suivant. La conversation prit le même tour et Aksel ne trouva guère encore à y placer son mot.
– Ton père a une grande ferme à présent, dit-il à la fin, et il bâtit encore.
– Ah ! il en a le moyen, répondit Eleseus. Des millionnaires suédois sont venus l’autre jour pour lui acheter une mine, une mine de cuivre.
– Tu ne nous le disais pas ! Et il a obtenu beaucoup d’argent ?
– Une somme colossale ! Je n’exagère pas... Mais, à propos de bâtir, tu as entassé du bois de charpente, à ce que j’ai vu. Qu’en vas-tu faire ?
Barbro intervint.
– Rien !
Elle était injuste : Aksel avait déjà rassemblé des pierres et posait les fondations de sa maison. Il lui restait maintenant à dresser la charpente. Il avait demandé à Sivert de venir l’aider pour quelques jours. Qu’en pensait Eleseus ?
– Mais pourquoi pas moi ? dit Eleseus en souriant.
– Toi ? repartit Aksel, saisi de respect. Tu as d’autres talents.
Comme cela faisait plaisir d’être apprécié de la sorte dans cette campagne perdue !
– Je crains en effet que mes mains ne soient pas bonnes pour ce genre de travail, observa le jeune homme en se rengorgeant.
– Montre ! dit Barbro en lui prenant la main.
Aksel fut laissé en dehors de la conversation et préféra sortir.
Eleseus et Barbro étaient du même âge ; ils avaient été à l’école ensemble, partagé les mêmes jeux, échangé des baisers. Ils parlèrent du vieux temps et de leurs souvenirs, et Barbro était encline à se faire valoir devant son interlocuteur. À vrai dire, cet Eleseus n’était pas à comparer avec les commis élégants qu’elle avait connus, qui portaient des lunettes et des montres en or ; mais il pouvait passer pour un monsieur ici, à la campagne. Elle montra sa photographie.
– Voilà comme j’étais... si différente de ce que je suis maintenant !
– Ne puis-je garder cette photo ? demanda Eleseus.
– La garder ? Et que me donneras-tu en échange ?
Oh ! Eleseus savait bien ce qu’il aurait voulu répondre, mais il n’osait pas.
– Je ferai faire aussi mon portrait quand je retournerai à la ville et je te l’enverrai.
Barbro reprit la photographie.
– Non. C’est la seule qui me reste.
Eleseus se sentit le cœur lourd et il étendit la main vers le portrait.
– Alors donne-moi quelque chose pour cela tout de suite ! dit-elle en riant.
Il l’attira à lui et l’embrassa une bonne fois.
Tout devenait plus facile à présent. Ils flirtèrent, plaisantant et riant ; ils faisaient une bonne paire d’amis.
– Quand tu m’as pris la main, c’était doux comme du duvet de cygne, dit-il.
– Oui, tu vas partir pour la ville et tu ne reviendras jamais, dit Barbro.
– M’en crois-tu capable ?
– Bah ! N’as-tu pas quelqu’un qui t’attend là-bas ?
– Non. Entre nous, je te l’affirme, je n’ai aucune liaison.
Ils flirtèrent ainsi longtemps. Eleseus était complètement épris.
– Je t’écrirai, dit-il, si tu me le permets.
– Oui, répondit-elle.
– Parce que je ne voudrais pas le faire sans ta permission.
Et, jaloux soudain, il ajouta :
– J’ai entendu dire que tu es fiancée à Aksel. Est-ce vrai ?
– Aksel ! fit-elle avec dédain (et cela le consola), il peut toujours attendre. Mais elle eut un remords.
– Oh ! c’est un brave garçon ! Il m’a abonnée à un journal et il me fait des cadeaux de temps en temps.
– Grâce à Dieu, il peut être un excellent homme dans son genre ; mais ce n’est pas l’essentiel.
Barbro à présent avait l’air inquiet ; elle se leva et dit à Eleseus :
– Il faut t’en aller ! J’ai affaire à l’étable.
Le dimanche suivant, Eleseus revint plus tard que d’habitude, apportant lui-même sa lettre. Ah ! c’était une lettre, inspirée par toute une semaine de trouble moral et de surexcitation !
À l’heure où il arriva, Barbro aurait tout aussi bien pu être couchée.
Mais elle n’était pas encore au lit. Elle semblait avoir perdu toute envie de flirter avec Eleseus. Avait-elle reçu des remontrances d’Aksel ?
– Voici la lettre que je t’ai promise ! dit Eleseus.
Elle remercia et lut sans manifester d’émotion.
– Je voudrais avoir une aussi belle écriture, dit-elle.
Eleseus était déçu. Qu’avait donc Barbro ? Et où était Aksel ?
– Pourquoi restes-tu enfermée dans cette hutte sinistre, quand la soirée est si belle. Viens faire un tour ! dit Eleseus.
– J’attends Aksel.
– Aksel ! Ne peux-tu vivre sans lui ?
– Si ! Mais il doit avoir à manger quand il rentrera.
Le temps passa. Barbro était de mauvaise humeur.
– Si Aksel te trouve ici en rentrant, comment crois-tu qu’il le prendra ? fit-elle soudain.
Il n’aurait pas été plus déconcerté si elle lui avait donné un coup en pleine poitrine. Il murmura, profondément blessé :
– Je peux m’en aller.
Cela ne semblait pas épouvanter Barbro.
– Que t’ai-je fait ? demanda-t-il encore, la lèvre tremblante.
– Oh ! tu ne m’as rien fait.
– Alors qu’est-ce que tu as ce soir ?
– Ce que j’ai ? Ha, ha, ha ! Mais, si Aksel est fâché, qu’y aura-t-il d’étonnant ?
– C’est bien ! Je m’en vais, déclara Eleseus. Elle n’en avait pas l’air peiné le moins du monde. Il sentait sa colère s’éveiller.
– Si j’avais su que tu serais comme cela avec moi, je ne serais pas venu ce soir, déclara-t-il.
– Eh bien, il ne fallait pas venir.
– Tu veux sans doute que je te rende ta photographie ? dit-il.
Si cette menace ne la touchait pas, rien n’y réussirait : car il n’y a rien de pire aux yeux des paysans que de rendre un cadeau.
– Comme il te plaira ! répondit-elle évasivement.
– Oh ! c’est bien ! Je vais te la renvoyer tout de suite. Rends-moi ma lettre !
Eleseus se leva. Elle lui rendit sa lettre ; mais les larmes lui vinrent aux yeux. Cette fille de ferme était émue malgré tout. Son ami prenait congé d’elle, lui disait adieu pour toujours.
– Tu n’as pas besoin de partir, dit-elle. Je me moque de ce qu’Aksel pense. Eleseus avait repris l’avantage.
– Quand une femme agit comme toi, dit-il, le mieux qu’on ait à faire est de s’éloigner d’elle.
Il s’en alla tranquillement en sifflotant et en affectant un air dégagé. Barbro sortit derrière lui et l’appela.
Il s’arrêta, mais il était comme un lion blessé. Elle s’assit dans le gazon, l’air contrit ; elle tortillait un brin d’herbe. Au bout d’un moment, il se sentit moins exaspéré et réclama un baiser, le dernier, le baiser d’adieu. Non, elle ne le voulait pas.
– Sois gentille, comme la dernière fois ! supplia-t-il.
Il essayait de l’embrasser.
Elle ne voulait pas être gentille : elle se leva. Ils étaient maintenant face à face. Alors il fit un léger salut et s’éloigna.
Quand il fut hors de vue, Aksel sortit soudain des buissons. Barbro tressaillit et demanda :
– D’où viens-tu ?
– Je vous ai vus tous les deux, répondit-il.
– Ah ! tu nous as vus ! Et tu es content ? s’écria-t-elle. Alors tu m’espionnes ?
Aksel n’était pas non plus de bonne humeur.
– Naa ! Il est encore venu aujourd’hui !
– Et après ? Qu’est-ce que tu lui veux ?
– Il ne s’agit pas de ce que je lui veux, mais de ce que tu lui veux, toi ! Tu devrais avoir honte !
– Honte de quoi ? Faut-il que je reste confinée dans la hutte quand tu n’es pas là ? Si tu veux prendre quelqu’un d’autre pour tenir ton ménage, ne te gêne pas ! Je m’en irai ! Je te conseille de tenir ta langue, si ce n’est pas trop te demander. Je vais te servir à souper et te faire chauffer ton café ; et après je ferai ce qui me plaira.
Ils rentrèrent à la maison en se querellant.
Chaque fois qu’ils se disputaient ainsi, Barbro menaçait de chercher une autre place. Mais Aksel voulait la garder ; et, dans ses jours de bonne humeur, elle lui avait promis plusieurs fois qu’elle ne songeait pas du tout à le quitter.
– Quoi ? Tu veux encore partir ? demanda Aksel.
– Pourquoi pas ? répondit-elle.
– Tu peux vraiment partir ?
– Pourquoi ne le pourrais-je pas ? Si tu crois que j’ai peur à cause de l’hiver qui vient ! Je me placerai à Bergen quand je voudrai.
Alors Aksel dit avec gravité :
– Il se passera tout de même quelque temps avant que tu puisses le faire, quand tu vas avoir un enfant.
– Un enfant ? Non ! De quel enfant parles-tu ?
Aksel la regardait avec stupeur. Barbro était-elle devenue folle ?
Il regrettait d’avoir été trop vif. Il aurait dû la prendre par la douceur ; il aurait tout le temps d’affirmer son autorité quand ils seraient mariés.
Mais aussi c’était ignoble cette histoire avec Eleseus, ce commis, qui venait rôder par ici avec ses manières de petit monsieur ! Et était-ce une conduite pour une fille, quand elle était promise à un autre homme, de sa condition !
– Voici le journal pour toi, dit Aksel, et une petite chose que je te rapporte ! Je ne sais pas si elle te fera plaisir.
Barbro restait froide.
– C’est, je suppose, dit-elle, l’alliance en or que tu m’as promise il y a plus d’un an.
Elle tombait juste : c’était bien une alliance. Mais en or, non ! Il ne s’était jamais engagé à lui donner un anneau d’or. C’était une bague en argent, avec un motif doré qui représentait deux mains enlacées. Mais, lors de son malheureux séjour à Bergen, Barbro avait vu des alliances autrement belles.
– Tu peux la garder pour toi ! dit-elle.
– Qu’est-ce qu’elle a qui ne te plaît pas ?
– Oh ! rien ! répliqua-t-elle en se levant pour desservir.
– Il faut t’en contenter, dit Aksel, en attendant que je puisse t’en acheter une autre.
Barbro était une vraie teigne ce soir. Une bague en argent valait bien un remerciement ! Ah ! ce commis, avec ses manières de la ville, devait lui avoir tourné la tête ! Aksel ne put s’empêcher de dire :
– Peux-tu m’expliquer ce que cet Eleseus vient chercher ici ? Que te veut-il ?
– Ce qu’il me veut ?
– Oui ! Ce dadais ne s’aperçoit donc pas de ton état ? Il ne t’a pas regardée ! Barbro se retourna brusquement pour le dévisager.
– Naa ! Si tu crois me tenir avec ça, je te montrerai que tu te trompes.
– Bah !
– Oui, tu verras ! Je partirai tout de même !
Aksel sourit, mais sans essayer de se moquer d’elle, car il ne voulait pas l’irriter, et il lui parla doucement comme à un enfant.
– Ne sois pas méchante, Barbro ! Toi maintenant, c’est toi et moi !
Et naturellement cela finit, cette nuit-là, par une réconciliation. Barbro ne parla plus de s’en aller et dormit avec la bague à son doigt.
Cependant Eleseus ne se consolait pas de l’affront que la capricieuse fille lui avait infligé. Elle s’en croyait un peu trop décidément, sous prétexte qu’elle était allée à Bergen.
Il lui rendit sa photographie ; il la rapporta une nuit et la passa sous la porte de la grange où couchait Barbro. Non sans délicatesse ! Il tambourina du bout des doigts contre la porte pour la réveiller ; et, quand elle se souleva sur un coude en demandant : « Tu ne trouves donc pas ton chemin cette nuit ? », une telle question, prononcée sur un ton familier, lui fit l’effet d’un coup de poignard.
Il s’en retourna, accablé et le cœur battant.
Comment cela devait-il finir ?
Un dimanche, Eleseus revint rôder autour de Maaneland pour épier. Il resta tapi dans les buissons avec une patience incroyable, observant la hutte. Quand il remarqua enfin un signe de vie et de mouvement, ce fut pour lui le coup de grâce. Aksel et Barbro sortaient ensemble de la hutte pour aller à l’étable ; ils se témoignaient une tendresse mutuelle. C’était une heure bénie pour eux. Ils allaient, enlacés.
Eleseus les regardait, comme un homme dont l’existence est à jamais ruinée. Mais, quand le couple eut disparu dans l’étable, il se redressa, soulevé soudain par une indignation farouche, et il entonna à haute voix une chanson obscène.
19
Isak rentrait du canton avec un cheval.
Il lui en avait coûté deux cent quarante couronnes, soixante thalers. C’était inimaginable comme le prix des chevaux avait augmenté ! Isak se rappelait qu’au temps de son enfance le meilleur cheval ne se payait pas plus de cinquante thalers.
Il avait acheté celui-ci à Brede, qui n’en avait pas besoin, disait-il, avec la maigre quantité de foin qu’il récoltait.
Ce nouveau cheval était une vieille idée d’Isak, une idée de plusieurs années. Il avait ajouté une stalle à l’écurie et défriché un autre pré.
Oui, il avait pensé à tout. Inger pouvait encore s’étonner et battre des mains comme autrefois.
Isak rapportait des nouvelles du village. Breidablik était à vendre ; c’était affiché sur le mur de l’église.
– Quoi ! Il vend sa maison et ne garde rien ? s’exclama Inger. Où vivra-t-il ?
– Au village.
En effet Brede avait l’intention de retourner au village. Mais il avait d’abord essayé de persuader Aksel Stroem de le prendre chez lui avec Barbro. Il ne voulait nullement se mêler de ce qui ne le regardait pas et s’immiscer dans les rapports de sa fille avec Aksel ; il demandait seulement à disposer de la hutte quand Aksel aurait terminé sa nouvelle maison, à l’automne, et s’y installerait avec Barbro. Il ne voyait pas les choses à la manière d’un fermier et ne comprenait pas qu’Aksel avait besoin de sa hutte pour loger son bétail, qui se multipliait ; à son avis, les êtres humains passaient avant les animaux. Mais non, pour un colon, les bêtes passaient d’abord ! Bar-bro se mêla à la discussion.
– Naa ! dit-elle. Tu mets les bêtes avant les gens ! Ah ! c’est bien ce que je pensais !
Ainsi Aksel s’était brouillé avec toute une famille parce qu’il n’avait pas de place pour la loger. Mais il ne céda pas. Il était prudent ; il savait bien que, s’il laissait les parents de Barbro s’installer chez lui, il aurait autant de bouches de plus à nourrir. Brede fit taire sa fille et déclara qu’après tout il préférait retourner au village ; l’existence de la campagne ne lui convenait pas : c’était la seule raison pour laquelle il vendait sa ferme.
Mais, à la vérité, ce n’était pas Brede qui vendait : c’étaient la banque et le boutiquier du village qui faisaient vendre Breidablik, tout en laissant leur créancier agir en son nom pour sauver les apparences. Brede ne se montra nullement désespéré quand Isak le rencontra. Il se consolait à la pensée qu’il était encore inspecteur du télégraphe. C’était un revenu régulier qui lui était assuré, et, avec le temps, il se referait une situation comme assistant du lensmand. Brede n’était jamais accablé pour longtemps : c’était sa grande qualité. Il avait essayé de se faire cultivateur, cela ne lui avait pas réussi : eh bien, il s’orienterait dans une autre direction. Qui sait ? peut-être ses échantillons de minerai finiraient-ils par lui rapporter quelque chose. Et puis il avait trouvé moyen d’établir Barbro à Maaneland ; elle ne quitterait plus Aksel Stroem à présent, c’était évident pour tout le monde.
Quant à ses autres enfants, ils étaient maintenant assez grands pour se tirer d’affaire tout seuls. Helge allait déjà à la pêche au hareng et Katrine était entrée en service chez le docteur ; il ne restait que les deux plus jeunes... et encore, c’est vrai, un autre qui était en route.
Isak n’en avait pas fini avec les nouvelles : la femme du lensmand venait d’avoir un bébé. L’intérêt d’Inger s’éveilla.
– Fille ou garçon ?
– On ne me l’a pas dit.
Tiens ! la femme du lensmand avait tout de même eu un enfant, après ce qu’elle avait dit contre l’accroissement de la population dans les classes pauvres ! On devait laisser les femmes libres de leur destinée, prétendait-elle. Pourtant elle avait été prise. Oui, la femme du pasteur l’avait bien déclaré : « Elle avait su mener sa barque, ha, ha, ha ! mais elle n’avait pas évité son destin. » Ce mot d’esprit sur Mme Heyerdahl courait dans le village et beaucoup de gens comprenaient ce que cela voulait dire. Inger aussi peut-être le comprenait. Il n’y avait qu’Isak qui ne comprenait pas. Isak comprenait son travail, sa profession. Il était riche à présent, avec une grande ferme ; mais il usait parcimonieusement des sommes importantes qu’un hasard heureux lui avait procurées. La terre faisait son salut. S’il avait vécu au village, il se serait peut-être laissé tenter : il aurait acheté des inutilités et mis tous les jours sa chemise rouge du dimanche. Ici, dans la solitude, il échappait à de tels entraînements. Ses mille thalers, eh, c’était un don du ciel dont il ne devait pas gaspiller un shelling.
Eleseus avait d’autres lumières ; il avait conseillé à son père de placer l’argent à la banque. C’était peut-être mieux, mais Isak ne s’y était pas décidé. Non qu’il dédaignât les avis de son fils. Eleseus n’était pas sot, comme il devait le prouver par la suite. À la saison des foins, il s’essaya à manier la faux ; il ne se montra pas très adroit, mais il avait de grands bras et attrapait aisément le foin sur une charrette ; il ne rechignait pas à la besogne et n’avait pas peur de se donner des ampoules. Il avait été d’humeur sombre pendant quelques semaines, mais n’avait pas eu pour ça moins de cœur à l’ouvrage ; il semblait que son épreuve d’un amour malheureux l’avait rendu meilleur.
– On dirait qu’Eleseus devient sérieux, songeait Isak en regardant travailler son fils.
Il demanda à Inger :
– Crois-tu qu’Eleseus soit disposé pour de bon à rester ici ?
Elle fit une réponse prudente.
– Je ne peux vraiment pas le dire.
– Naa ! Lui en as-tu parlé ?
– Eh, non ! Naturellement j’ai bavardé un peu avec lui. Je devine ce qu’il pense.
– Mais s’il avait une ferme à lui ?
– Comment ?
– Qu’il exploiterait à son profit ?
– Non.
– Naa ! Lui en as-tu dit quelque chose ?
– Ne vois-tu pas toi-même comme il est changé ? Je ne le comprends pas.
– Il ne faut pas dire de mal de lui, déclara Isak, impartial. Je dois reconnaître qu’il fait de bonnes journées de travail.
– Naa ! Oui, oui, repartit Inger, résignée.
– Je ne m’explique pas ce que tu as contre ce garçon ! exclama Isak avec humeur. Il s’acquitte mieux de sa tâche de jour en jour. Que peut-on lui demander de plus ?
Inger murmura :
– Il n’est pas comme il était.
– Enfin qu’en dis-tu ? S’il avait le bout de terre de Brede à cultiver ?
– Breidablik ? N’y songe pas !
En vérité, elle avait discuté ce projet avec Eleseus. Elle en avait eu vent par Sivert, qui n’avait pas pu garder le secret. Et pourquoi Sivert n’aurait-il rien dit, quand son père ne s’était confié à lui que pour tâter le terrain ? Ce n’était pas la première fois qu’Isak se servait de Sivert comme intermédiaire. Naa ! Mais qu’avait répondu Eleseus ? Exactement ce qu’il disait dans ses lettres, quand il écrivait de la ville :
– Non ! Je ne veux pas perdre le fruit de mes études et retomber à rien.
Voilà ce qu’il avait répondu. Sa mère avait bien énuméré ses bonnes raisons ; mais Eleseus les avait toutes réfutées, en déclarant qu’il avait d’autres projets. Son jeune cœur avait son mystère ; après ce qui lui était arrivé, il lui était peut-être impossible de devenir le voisin de Barbro. Il avait expliqué à sa mère qu’il pouvait obtenir une meilleure situation à la ville, entrer comme secrétaire chez un magistrat ; avec les années, il deviendrait peut-être lensmand, ou peut-être gardien de phare, à moins qu’il ne se fît admettre dans la douane. Maintes possibilités s’offraient à un garçon qui avait de l’instruction. Eleseus avait fini par convaincre sa mère en lui révélant ces perspectives splendides. Il n’y avait pas si longtemps qu’elle avait elle-même renoncé aux tentations du monde. Un garçon pareil perdait son temps à la campagne.
Alors pourquoi Eleseus besognait-il si vaillamment à la ferme paternelle ? Peut-être agissait-il ainsi par fierté ; peut-être ne voulait-il avoir aucun reproche à encourir de son père, le jour où il partirait. À vrai dire, il avait pas mal de petites dettes à la ville, et ce serait une bonne chose s’il pouvait s’en acquitter : son crédit en serait fortifié.
Eleseus n’était pas un sot, il était au contraire assez madré. Il avait vu son père rentrer à la maison et savait parfaitement qu’en cet instant Isak était assis derrière sa fenêtre et regardait au-dehors. Si Eleseus montrait alors plus d’ardeur à la tâche, cela pouvait lui servir et ne faisait de mal à personne.
Il y avait quelque chose de gâté maintenant chez Eleseus. Avait-il manqué de direction pendant ses années d’absence ? Que pouvait sa mère pour lui à présent ? S’interposer entre le père et le fils, et prendre parti pour le fils : c’était tout...
Mais Isak s’impatiente de son opposition. Son projet concernant Breidablik n’est pas mauvais. Il a examiné la ferme en passant et s’est rendu compte qu’elle pourrait, en de bonnes mains, devenir excellente.
– Pourquoi n’y pas songer ? demande-t-il à Inger. J’ai beaucoup d’affection pour Eleseus, je veux l’aider !
– Si tu as de l’affection pour lui, ne lui parle plus de Breidablik.
– Naa !
– Non ! Car il sait mieux que nous ce qu’il lui faut.
Isak s’entête.
– Je ferai ce que je veux ! déclare-t-il brusquement. Tu peux me regarder ! Je n’en dirai pas davantage ! Il y a l’école, qui est à mi-chemin, et tout le reste. Pourquoi saurait-il mieux que nous ce qu’il lui faut ? Avec un fils comme lui, j’en arriverais vite à mourir de faim ! Mais je me demande pourquoi ma propre chair et mon propre sang se retourneraient contre moi-même, contre ma chair et mon sang.
Isak se tait ; il comprend que cela vaut mieux.
– Tu devrais en dire un mot à Eleseus, observe-t-il au bout d’un moment.
– Parle-lui-en plutôt toi-même, répond Inger. Il ne m’écoutera pas.
Oui, c’est vrai, Isak est le chef de la famille ! On verra bien si Eleseus osera dire ouf. Mais, comme s’il craignait une défaite, Isak se dérobe.
– Tu as raison, je lui en parlerai moi-même. Mais j’ai pour l’instant trop d’autres choses en tête.
Isak est ressorti. Il ne va pas très loin, seulement jusqu’à la limite de la ferme. Il est plein de mystère. C’est qu’il revient du village avec une troisième nouvelle, la plus grande de toutes, quelque chose de prodigieux, qu’il a caché à la corne du bois. C’est là, dans un emballage de toile et de papier. Il le découvre. Une énorme machine ! Elle est rouge et bleu, splendide, avec des dents et des couteaux, des articulations, des engrenages, des leviers. Une faucheuse mécanique ! Naturellement il n’aurait pas acheté le nouveau cheval juste aujourd’hui si ce n’avait été pour la faucheuse mécanique.
Il repasse dans son esprit les instructions que le marchand lui a données. Il met de l’huile dans les trous, examine tous les organes, resserre un écrou. Il n’a connu qu’une heure semblable dans sa vie : celle où il a pris une plume pour tracer sa signature sur un contrat.
Cette faucheuse est un enchevêtrement de ressorts, de crochets, de vis... La machine à coudre d’Inger est une amusette en comparaison.
Isak s’attelle entre les brancards pour faire un essai. C’est un instant solennel ! Voilà pourquoi il est venu ici en se cachant et a tenu à être son propre cheval.
Après tout, la machine aurait pu marcher de travers et se détraquer. Mais non, elle fauchait.
Quand la chaleur du jour commença à tomber, Isak reparut devant la maison et dit à ses fils :
– Déposez vos faux pour ce soir, sortez le nouveau cheval et amenez-le à la corne du bois !
Puis il s’en retourna, au lieu de rentrer pour souper, comme les autres l’avaient déjà fait. Il marchait d’un pas orgueilleux, pliant haut le genou.
Les garçons arrivèrent avec le cheval, aperçurent la machine et s’arrêtèrent, stupéfaits. C’était la première machine agricole que l’on voyait dans la région, la première au village. Rouge et bleu, une splendeur ! Et le père cria à ses fils (oh ! sur le ton le plus simple, comme s’il s’agissait d’une chose toute naturelle) :
– Attelez-le à cette faucheuse !
Ils attelèrent le cheval. Le père conduisit. « Rrrrr », fit la machine, et elle faucha l’herbe. Les garçons marchaient derrière, les mains libres, n’ayant rien à faire, souriants. Le père s’arrêta et regarda en arrière. Hem ! ce n’était pas aussi ras que cela aurait dû être. Il régla quelques vis pour mettre les couteaux plus près du sol et fit un nouvel essai. Non, ce n’était pas encore ça : la machine ne fauchait pas régulièrement, il y avait du jeu dans le cadre qui supportait les lames. Le père discutait avec ses fils. Eleseus avait trouvé les instructions et les lisait.
– Il est dit ici que tu dois t’asseoir sur le siège pour conduire : alors la machine est plus stable.
– Naa ! répondit le père. Je le savais bien ; j’ai étudié cela avant.
Il s’assit sur le siège et la faucheuse fonctionna régulièrement. Elle s’arrêta soudain : les couteaux ne coupaient plus.
– Ptro ! Qu’est-ce qui se passe ?
Le père descendit de son siège. Il n’était plus gonflé d’orgueil ; il se penchait anxieusement sur la machine. Eleseus tenait les instructions.
– Un boulon ! dit Sivert en ramassant quelque chose dans l’herbe.
– Naa ! Je le cherchais justement.
Mais ils furent incapables de placer ce boulon. Où diable le trou pouvait-il être ?
Eleseus commençait à mesurer son importance. Il était homme à savoir se servir d’une instruction imprimée. Qu’aurait-on fait sans lui ? Il montra le trou et expliqua :
– D’après la figure, le boulon doit se placer ici.
– Oui, c’est là qu’il va en effet, dit le père.
Et, pour regagner son prestige, il ordonna à Sivert de chercher s’il n’y avait pas dans l’herbe un autre boulon.
– Il doit y en avoir encore un, disait-il, comme s’il avait tout calculé dans sa tête. Tu ne le trouves pas ? Ah ! bien ! c’est qu’il est en place alors.
Isak remit la machine en mouvement.
– Attends une minute ! cria Eleseus en brandissant les instructions comme les tables de la loi. Ce ressort doit être en dehors.
– Eh bien ?
– Tu l’as tourné en dedans : alors il bute contre le boulon et empêche les couteaux de glisser. Regarde la figure !
– J’ai laissé mes lunettes à la maison, je ne vois pas bien, dit le père un peu confus. Mets toi-même le ressort comme il doit être !
Tout était en ordre à présent, Isak fit repartir l’attelage. Eleseus cria derrière lui :
– Tu dois conduire un peu plus vite : la machine fauchera mieux. Bien ! comme ça !
Isak conduisait, tout allait bien, et « brrrr », disait la machine. Cela faisait une large piste d’herbe fauchée, bien alignée, facile à rassembler.
Maintenant on pouvait les voir de la maison et les femmes sortirent pour regarder. Inger portait la petite Rebekka, bien que la fillette eût fait depuis longtemps ses premiers pas. Elles étaient quatre, grandes et petites, à contempler le miracle.
Isak se sent fier. Trônant sur son siège dans son costume du dimanche, il tourne autour du champ, fauche et fauche, passe devant les femmes, qui l’admirent. Et « brrrr », dit la machine.
Enfin il s’arrête et descend. Il est impatient d’écouter ce que vont dire les siens ; il les entend murmurer entre eux, comme s’ils craignaient, en parlant trop fort, de le déranger dans son travail glorieux. Et maintenant qu’il peut se comporter envers tous comme un maître bon et paternel, il dit pour les encourager :
– Voilà ! J’ai fauché juste le bord. Vous pourrez continuer demain.
– Prends au moins le temps de manger un morceau ! dit Inger, écrasée.
– Non ! J’ai autre chose à faire.
Isak se remet à graisser la machine, donne à entendre que c’est un appareil scientifique qu’il a à conduire. Heureux Isak !
Mais, comme il s’affaire avec la burette, ses lunettes tombent de sa poche. Et le pire c’est que les deux garçons l’ont vu. Ce petit incident a-t-il été voulu par la Providence ? Est-ce un avertissement contre le péché d’orgueil ? Il avait mis et remis ses lunettes à plusieurs reprises pour étudier les instructions, et il n’y avait pas compris un traître mot ; Eleseus avait dû lui venir en aide. Eh ! mon Dieu ! c’était tout de même une bonne chose que d’avoir appris dans les livres ! Par sentiment d’humilité, Isak décida de renoncer à son projet de faire d’Eleseus un défricheur dans le désert : il ne lui en dirait pas un mot.
Non que les garçons eussent attaché grande importance à cette affaire de lunettes. Loin de là ! Sivert, le farceur, se contenta de tirer Eleseus par la manche et dit :
– Rentrons à la maison et jetons les faux dans le feu ! Père fera tout le travail maintenant avec sa machine.
Et certes il plaisantait.
Deuxième partie
1
Sellanraa n’est plus un lieu désert. Sept créatures lumaines, grandes et petites, y vivent. À l’époque des moissons, un étranger vient de temps en temps, curieux de voir la faucheuse mécanique : Brede le premier naturellement, mais aussi Aksel Stroem et les autres voisins, moins proches, qui sont établis sur la route du village. Et voici qu’Oline, l’impérissable Oline, arrive de l’autre côté du fjeld.
Elle apporte, cette fois encore, des nouvelles de son propre village. La succession du vieux Sivert est réglée : et, tout compte fait, il ne reste rien de la fortune du défunt, rien !
Pinçant les lèvres, Oline promène son regard de l’un à l’autre. Quoi ! personne ne bronche dans la maison ? Le toit ne s’effondre pas ?
Eleseus fut le premier à sourire.
– Tu étais le filleul de l’oncle Sivert, observa-t-il doucement.
Petit Sivert répondit sur le même ton :
– En effet ! Mais je t’ai abandonné sa succession.
– Combien était-ce ?
– Entre cinq et dix mille.
– Thalers ? s’exclama Eleseus en imitant Sivert. Oline trouvait le moment mal choisi pour plaisanter. Elle était elle-même frustrée de son dû, après tous les efforts qu’elle avait faits pour verser de vraies larmes sur la tombe du vieux Sivert.
Pauvre Oline ! Elle aurait mérité de recueillir un petit héritage, mérité qu’un peu d’or eût brillé une fois dans sa vie. Elle avait travaillé dès son jeune âge, élevé des enfants, mendié pour eux, volé peut-être pour eux, mais réussissant toujours à les faire subsister. Une mère, avec ses petits moyens ! Elle savait user de diplomatie, agissant, parlant pour elle et pour les siens, tirant parti des circonstances, ne perdant pas une occasion de glaner un fromage ou une poignée de laine. Oline ! Peut-être le vieux Sivert, quand il l’avait couchée sur son testament, s’était-il rappelé une jolie jeune fille aux fraîches couleurs. Mais maintenant elle est vieille, flétrie, l’image de la décrépitude ; elle devrait être morte ! Ah ! si ce rayon doré avait brillé dans sa vie, ses mains d’esclave se seraient, de gratitude, jointes pour un instant ! Elle aurait été récompensée, presque à l’heure de la mort, d’avoir mendié, volé peut-être pour ses enfants, mais réussi toujours à les sauver.
Il en était advenu autrement. Les comptes du vieux Sivert semblaient à peu près réguliers quand Eleseus les avait mis en ordre. Mais la ferme et la vache, avec les engins de pêche, suffisaient tout juste à couvrir le déficit.
Les gens de Sellanraa acceptaient ce revers avec résignation.
– C’est incompréhensible ! murmura Inger. L’oncle Sivert, qui était si riche !...
– Il aurait dû être riche, dit Oline, si on ne l’avait pas volé.
Isak s’apprêtait à sortir, Oline dit :
– C’est dommage que tu t’en ailles, Isak ! Je ne verrai pas ta faucheuse mécanique. Il paraît que tu en as acheté une.
– En effet !
– On en parle ! On dit qu’elle fait la besogne de cent faucheurs. Ah ! tu ne te refuses rien, Isak, avec tes moyens et ton argent.
– Sivert te montrera la machine ; il la fait mieux marcher que moi, dit Isak.
Et il partit.
La vente aux enchères de Breidablik avait lieu à midi et il tenait à y assister ; non qu’il eût encore l’intention d’acheter la ferme, mais c’était la première vente aux enchères à laquelle on procédait dans la région : il ne devait pas la manquer.
Il descendit jusqu’à Maaneland et aperçut Barbro. Il voulait passer ; mais Barbro l’appela et lui demanda s’il allait là-bas.
– Oui, dit Isak en poursuivant sa route.
– Tu vas à la vente ?
– À la vente ! Oh ! pour voir seulement. Où est Aksel ?
– Aksel ? Je n’en sais rien. Il est à la vente ; il trouvera bien le moyen de ramasser une bonne occasion, lui aussi.
Barbro avait le cœur gros et plein d’amertume.
La vente était commencée. Isak vit une foule. Il ne connaissait pas tout le monde : il y avait là des gens qui n’étaient pas du canton. Mais Brede frétillait, dans son plus beau costume.
– Bonjour, Isak ! Tu me fais l’honneur de venir à ma vente ? Merci ! Nous sommes voisins et amis depuis des années, et jamais nous n’avons eu un mot. Ah ! poursuivit Brede, gagné par l’émotion, cela fait un drôle d’effet de quitter un lieu où on a vécu et peiné, auquel on s’est attaché ! Mais on ne peut rien contre la fatalité.
– Cela ira peut-être mieux pour toi après, le consola Isak.
– Eh bien, franchement, je le crois ! Je n’ai rien à regretter. Je ne prétends pas que j’ai fait une fortune ici ; mais peut-être que cela viendra... À propos, j’ai donné ma démission du télégraphe.
– Quoi ?
– Oui, pour l’année prochaine. Qu’en aurais-je tiré de bon ? Supposons que je sois absent pour affaire, que j’aie à conduire le lensmand ou le docteur ! Il faudrait encore que je m’occupe du télégraphe ?... Non, ça n’existe pas ! Il faut, pour ce poste, quelqu’un qui ait du temps. Courir par monts et par vaux pour une rémunération insignifiante afin d’inspecter la ligne du télégraphe, ce n’est rien pour Brede. Et d’abord je ne m’entends pas avec les fonctionnaires qui sont au-dessus de moi.
Le lensmand annonçait les enchères sur la ferme. Les amateurs montaient par cinq ou dix couronnes à la fois.
– Hein ? c’est sûrement Aksel qui enchérit ! s’écria Brede.
Et il s’avança, outré.
– Tu veux ma ferme ? N’as-tu pas assez de la tienne ?
– J’agis pour le compte d’un autre, dit Aksel évasivement.
– Naa ! Ça m’est égal ! Ne le prends pas de travers !
Le lensmand lève son marteau. Une nouvelle offre vient d’être énoncée : cent couronnes d’un coup ! Personne ne dit mot. Le lensmand répète le chiffre à plusieurs reprises, attend un moment, son marteau levé, et frappe.
– Adjugé à qui ?
– Aksel Stroem, pour le compte d’un autre. Le lensmand note : « Aksel Stroem, agent d’un tiers. »
– Pour qui as-tu acheté ? demande Brede. Ça ne me regarde pas, naturellement ; mais...
Quelques personnages sont rassemblés autour de la table du lensmand : un représentant de la banque, un homme de confiance du patron du magasin. Il y a quelque chose qui ne va pas ; les créanciers ne sont pas satisfaits. On appelle Brede, qui s’avance, insouciant, incline la tête et approuve.
– Qui aurait cru qu’on obtiendrait si peu ? dit-il. Soudain il élève la voix et proclame :
– Puisque la vente est en train et que j’ai dérangé le lensmand, je mets aussi aux enchères tout ce que j’ai ici : la charrette, mon bétail, une fourche, une meule à aiguiser. Je n’en ai plus l’usage ; je vends tout le lot.
Petites enchères.
La charrette ne vaut pas grand-chose : elle est restée trop longtemps sans abri. Mais Aksel monte de cinq couronnes d’un coup et la charrette lui est adjugée. On s’étonne de voir cet homme prudent acheter ainsi.
C’est maintenant au tour des animaux. Brede n’en a guère : il n’aurait pas pu les nourrir. Point de vache. Il a commencé son exploitation avec deux chèvres et en a quatre maintenant. Il a en outre six moutons. Pas de cheval.
Isak achète une certaine brebis aux oreilles plates. On le regarde avec étonnement : Isak, de Sellanraa, riche ; il a assez de moutons pour n’avoir pas besoin d’en acheter un autre. La femme de Brede déclare :
– Ah ! tu peux l’acheter, Isak ! Elle est vieille, c’est vrai ; mais elle donne deux ou trois agneaux tous les ans.
– Je le sais, dit Isak en la regardant dans les yeux, j’ai déjà vu cette brebis.
Il s’en retourne avec Aksel Stroem, conduisant sa brebis au bout d’une corde. Aksel est taciturne ; il a l’air inquiet. Pourquoi ? Sa moisson s’annonce bien, son foin est déjà rentré et il a un cheval à présent.
– Tu as acheté la ferme de Brede, dit Isak. Tu veux l’exploiter toi-même ?
– Non ! Ce n’est pas pour moi.
– Naa !
– Qu’en penses-tu ? L’ai-je trop payée ?
– Non. C’est de la bonne terre si on se donne la peine de la cultiver.
– Je l’ai achetée pour un frère que j’ai en Hel-geland.
– Naa !
– Et j’ai presque envie de faire un échange avec lui.
– Un échange ? Pourquoi ?
– Ça ferait peut-être plaisir à Barbro.
– Ah ! c’est une raison !
Ils marchent quelque temps en silence, puis Aksel dit :
– Ils sont venus me trouver pour le télégraphe.
– Le télégraphe ? Naa ! Il paraît que Brede a donné sa démission.
– Bah ! répond Aksel avec un sourire. Ce n’est pas exactement cela : on l’a remercié.
– Ah ! oui, dit Isak.
Il essaie d’excuser Brede.
– Ça prend beaucoup de temps, ce télégraphe.
– Crois-tu que je devrais accepter le poste ?
Isak réfléchit un moment et répond :
– Ça représente de l’argent ; mais...
– Ils paieront davantage pour moi.
– Combien ?
– Le double.
– Le double ? Ah ! ça vaut la peine d’y réfléchir.
– Mais ils ont prolongé la ligne. Je ne sais vraiment pas ce que je dois faire... Je vais peut-être essayer une année pour commencer...
En arrivant à Maaneland, ils trouvèrent Oline. Étrange créature, cette Oline, qui rôdait partout et trottait encore infatigablement en dépit de ses soixante-dix ans !
– Bonjour, Aksel ! J’espère que tu as eu bonne chance à la vente. Tu ne comptais pas me trouver ici. Je suis venue voir comment vous alliez, Barbro et toi. Tu bâtis une nouvelle maison ! C’est la prospérité chez toi... Tu as acheté une brebis, Isak ?
– Oui. Tu ne la reconnais pas ?
– Si je la reconnais ? Non.
– Avec ses oreilles plates ?
– Ses oreilles plates ? Qu’est-ce que tu veux dire ?... À propos, qui a acheté la ferme de Brede ? Nous nous demandions précisément, avec Barbro, qui vous alliez avoir pour voisin de ce côté. Ah ! Barbro, la pauvre ! elle pleure. Ça se comprend ! Mais le Tout-Puissant lui a rendu un foyer ici, à Maaneland... Je te le dis, Isak : ta machine, mes yeux de vieille femme ont pu à peine en supporter la vue. Je ne te demande pas ce qu’elle t’a coûté, car je ne suis pas capable de compter si loin. Aksel, si tu l’as vue, tu me comprends ! Le Ciel me pardonne, on aurait dit le prophète Elie sur son char de feu !
Après les foins, Eleseus entreprit des démarches pour retourner à la ville. Il avait écrit à l’ingénieur pour lui annoncer son arrivée. Mais il reçut cette singulière réponse que le temps était mal choisi : l’emploi avait été supprimé, l’ingénieur lui-même se chargeait du travail.
« Toutefois, ajoutait le correspondant, si tu tiens à revenir, je ferai mon possible pour te trouver une autre situation, quoique ce ne soit pas facile : la carrière est encombrée de jeunes gens. Salutations cordiales. »
Eleseus se garda de parler aux siens des difficultés qu’il rencontrait.
Il aspirait au moment où il pourrait dire adieu ; il était bien décidé maintenant. Sa mère lui avait donné de nouvelles pièces de lainage pour ses vêtements de dessous, et son père avait chargé quelqu’un de lui remettre de l’argent au moment de son départ. De l’argent ! Isak était-il vraiment capable de s’en dessaisir ? C’était ainsi pourtant. Inger, à la vérité, affirmait que ce serait la dernière fois : Eleseus était arrivé au point de se tirer d’affaire tout seul.
– Naa ! dit Isak.
Ce fut une heure solennelle. Ils se levèrent de table, où ils venaient de prendre ensemble leur dernier repas. Sivert se tenait déjà sur le seuil pour aider Eleseus à transporter ses bagages. C’était à Eleseus à commencer.
Il commença avec Léopoldine, qui lui souhaita bonne chance et lui dit au revoir. Jensine, la servante, qui était occupée à carder de la laine, lui répondit au revoir. Mais les deux filles avaient une maudite façon de le regarder, parce qu’il avait peut-être les yeux un peu rouges. Il étreignit les mains de sa mère et elle pleura, oubliant qu’il n’aimait pas les larmes.
– Sois heureux ! sanglota-t-elle.
Avec le père, ce fut pis. Il était si las et si profondément fidèle ! Il avait porté les enfants dans ses bras ; leur avait parlé des oies sauvages et des bêtes des bois, des merveilles de la nature ; il n’y avait pas si longtemps, quelques années... Le père se tenait contre la fenêtre ; il se retourna brusquement, saisit la main de son fils et dit avec rudesse :
– Eh bien, adieu !... Je viens de voir le nouveau cheval qui se sauve.
Il sortit en courant.
Eleseus était prêt à partir maintenant.
Sa mère l’accompagna sur le seuil, l’embrassa encore, lui dit : « Que Dieu soit avec toi ! » et lui remit quelque chose.
– Tiens !... Et ne le remercie pas : il ne le veut pas. N’oublie pas d’écrire régulièrement !
Deux cents couronnes !
Eleseus tourna la tête et vit son père qui tapait furieusement sur un pieu, comme s’il avait beaucoup de mal à l’enfoncer. Pourtant la terre était molle.
Les frères partirent ensemble. Ils passèrent devant Maaneland. Barbro était sur sa porte.
– Tu t’en vas, Eleseus ? Entre et prends au moins une tasse de café !
Eleseus était guéri des souffrances de l’amour ; il n’avait plus envie de se jeter par la fenêtre ou d’absorber du poison. Il étendit sur ses genoux son beau pardessus d’été, qu’il avait acheté à la ville, passa son mouchoir sur son front et dit avec suavité :
– Quel beau temps nous avons !
Barbro n’était pas troublée non plus ; elle faisait des effets avec une bague d’argent à une main et une bague en or à l’autre. Oui, elle avait fini par obtenir aussi la bague en or.
– Où est Aksel ? demanda Sivert.
– Quelque part sur la ferme !... Et alors tu ne reviendras plus ? dit Barbro en se tournant vers Eleseus.
– C’est probable.
– Oui, une campagne comme la nôtre n’est pas faite pour quelqu’un qui est habitué à la ville. Je voudrais pouvoir aller avec toi.
– Bah ! Tu n’y penses pas sérieusement ?
– Pourquoi ? Je sais ce que c’est que d’être à la ville et ce que c’est que de vivre ici. J’ai habité une plus grande ville que toi. Pourquoi ne m’ennuierais-je pas ici ?
– Oui, je te comprends. Tu as été à Bergen.
– Si je n’avais pas le journal à lire, je ne resterais pas non plus, dit-elle.
– Mais Aksel alors ? Et le reste ?
– Aksel !... Ce n’est pas mon affaire. Quant à toi, tu as peut-être quelqu’un qui t’attend.
Eleseus ne put s’empêcher de se rengorger et de cligner des yeux. Peut-être était-il attendu en effet. Ah ! il aurait mis cette occasion à profit si son frère n’avait pas été là. Mais il dut se contenter de répondre :
– Tu déraisonnes !
– Bah ! fit-elle avec humeur, je déraisonne ? On ne peut pas attendre autre chose des gens de Maaneland.
Eleseus l’aurait envoyée au diable. Elle avait enlaidi et son état était évident, même pour le regard le moins averti.
– Ne peux-tu jouer un peu de ta guitare ? demanda-t-il.
– Non ! repartit sèchement Barbro. Que voulais-je dire ? Sivert, ne pourrais-tu venir donner un coup de main à Aksel, un de ces jours, pour sa nouvelle maison ? Si tu commençais demain, en rentrant du village ?
Sivert réfléchit.
– Oui ! Mais je ne suis pas habillé pour ça.
– J’irai chercher des vêtements pour toi chez mes parents ; tu les trouveras à ton retour.
– Eh bien, si c’est possible...
– Tu nous rendrais tellement service !
– Je ferai de mon mieux, affirma Sivert.
Eleseus se sentait vexé. Barbro arrangeait cette affaire à son avantage et à celui d’Aksel, comme si elle était maîtresse ici. Mais elle ne l’était pas encore ; et il n’y avait pas si longtemps que lui-même, Eleseus, l’avait embrassée, cette créature ! N’avait-elle pas honte ?
– Eh ! fit-il soudain, je reviendrai et je servirai de parrain.
Elle lui lança un regard offensé.
– Parrain ? C’est toi maintenant qui déraisonnes ! Quand j’aurai besoin d’un parrain, je te le ferai savoir.
Eleseus ne pouvait que rire, non sans confusion ; il aurait voulu être loin.
– Merci pour le café ! dit Sivert.
– Oui, merci pour le café ! répéta Eleseus.
– J’attends ton retour. Tu passeras la nuit chez nous, Sivert, dit Barbro. J’aurai des vêtements pour toi.
Tel fut l’adieu de Barbro !
Eleseus vouait la fille au diable. Il avait deux gros billets de banque dans sa poche. Les frères se remirent en route. Ils évitaient de parler de choses tristes : par exemple, de l’attitude bizarre du père au moment de la séparation et des pleurs de la mère. Ils firent un détour pour éviter Breidablik. Mais, quand ils arrivèrent en vue du village, Sivert laissa paraître un attendrissement indigne d’un homme.
– Ce ne sera pas gai maintenant chez nous ! Tu nous manqueras.
Alors Eleseus se mit à siffloter, et à regarder le bout de ses souliers, et à chercher une écharde qu’il avait au doigt. Cela risquait de mal finir. Sivert sauva la situation.
– Arrivés ! s’exclama-t-il.
Il donna une tape sur l’épaule d’Eleseus et tourna les talons. C’était le mieux. Les frères se crièrent de loin un dernier adieu et s’en allèrent chacun de leur côté.
Le destin ou le hasard ? Eleseus retournait à la ville pour une situation qui n’existait plus ; mais la même occurrence offrait à Aksel Stroem un aide pour achever sa maison.
2
La maison était couverte et presque achevée, Aksel travaillait à monter la porte et la fenêtre. Midi était passé depuis longtemps et Barbro ne l’appelait pas pour le déjeuner. Il alla voir à la hutte : personne ! Où était Barbro ? Il sortit à sa recherche.
– Barbro ! appela-t-il.
Non. Il fit le tour de la maison, alla jusqu’aux buissons qui bordaient la propriété, appela encore. Non. Il finit tout de même par la trouver : elle était couchée par terre, dans les broussailles, au bord du ruisseau, nu-tête et nu-pieds, le dos trempé.
– Tu étais là ! Pourquoi ne répondais-tu pas ?
– Je ne pouvais pas, dit-elle, la voix rauque et presque indistincte.
– Quoi ? Es-tu tombée à l’eau ?
– Oui, j’ai glissé... Ah !
– As-tu mal ?
– C’est passé. Aide-moi à rentrer !
– Serait-ce...
– Quoi ?
– L’enfant ?
– Non. Il était mort.
– Mort ?
– Oui.
Aksel est lent à penser et à agir ; il reste là, planté.
– Où est-il ?
– Tu n’as pas le besoin de le savoir. Aide-moi à rentrer ! Il était mort. Je pourrai marcher si tu me soutiens un peu.
Aksel la reconduisit à la maison et l’assit sur une chaise. L’eau ruisselait autour d’elle.
– Il était mort ? répéta-t-il.
– Puisque je te le dis !
– Qu’en as-tu fait ?
– As-tu besoin de le flairer... As-tu trouvé à manger pendant que je n’étais pas là ?
– Mais que cherchais-tu au bord du ruisseau ?
– Je voulais couper des joncs pour confectionner un balai. Je te demande si tu as trouvé à manger.
– Souffres-tu beaucoup ?
– Non, non !
– J’ai envie d’aller chercher le docteur.
– Ah ! bonne idée, si tu ne sais pas à quoi dépenser ton argent !
Elle mit des vêtements secs. Aksel retourna à son travail ; mais il manquait d’entrain.
Le soir, Barbro ne toucha guère au repas. Elle s’occupait tout de même de choses et d’autres ; elle avait trait les bêtes à l’étable, posant toutefois le pied sur les marches, devant la porte, avec plus de précaution que d’habitude. Elle se coucha dans la grange, comme tous les soirs. La nuit, Aksel alla deux fois regarder comment elle allait : elle dormait profondément.
Le lendemain, elle était presque comme d’habitude ; elle était seulement si enrouée qu’elle pouvait à peine parler. Ils ne purent s’expliquer.
Les jours passèrent ; l’événement devint une vieille histoire ; d’autres sujets requirent leur attention.
Ils s’installèrent dans la nouvelle maison et aménagèrent la hutte en étable. Cela fait, ils eurent à arracher les pommes de terre, puis à rentrer le blé. La vie reprenait son cours.
Mais, à beaucoup de petits et de grands signes, Aksel devinait que la situation était bien altérée. Barbro ne se sentait plus chez elle à Maaneland, pas plus qu’une servante quelconque, ni plus attachée. Aksel avait perdu son empire sur elle avec la mort de l’enfant. Il avait tellement pensé au jour où cet enfant viendrait ! Mais l’enfant était venu et perdu. À la fin, Barbro ôta ses bagues et ne les remit plus.
– Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il.
– Que veux-tu que ça signifie ? répliqua-t-elle en secouant la tête.
Mais cela ne pouvait signifier que détachement et trahison de sa part.
Maintenant il avait découvert le petit corps près du ruisseau. Non qu’il eût fait des recherches : il savait assez où le trouver, mais il avait préféré ne pas y penser. La fatalité voulait pourtant qu’il ne pût l’oublier. Des oiseaux commencèrent à tournoyer au-dessus de l’endroit en criaillant : des pies, des corbeaux, puis un couple d’éperviers planant très haut. Alors Aksel s’éveilla de son apathie. Il trouva le corps sous la mousse et les roseaux, avec quelques pierres par-dessus, enveloppé dans un bout de toile. Avec curiosité et horreur, il entrouvrit le misérable linceul : des yeux, des cheveux bruns ; un garçon, les jambes croisées, il n’en vit pas davantage. La toile avait été mouillée, mais elle commençait à sécher. Cela ressemblait à un paquet de linge mal tordu.
Il ne pouvait laisser le corps exposé de la sorte, et il avait peur sans doute aussi pour lui-même et sa ferme : il courut chercher une bêche et creusa une fosse profonde. Cependant il craignait que Barbro ne le surprît. Et tant pis, après tout ! elle pouvait venir ! Il était profondément indigné. Il lui montrerait à ensevelir décemment un enfant, mort-né ou non ! Il voyait bien ce qu’il avait perdu par la mort de cet enfant ; il devait s’attendre à présent à rester seul ici, sans aide, quand il avait trois fois plus de travail qu’auparavant. Ah ! oui, elle pouvait venir ! Mais Barbro ne venait pas : peut-être soupçonnait-elle ce qu’il faisait. Aksel dut ensevelir le corps lui-même et refermer la tombe ; il remit les mottes de gazon pour cacher la place. En revenant, il trouva Barbro devant la maison.
– Où étais-tu ? demanda-t-elle.
– Nulle part ! Et toi ?
Le regard qu’il lui lança fut peut-être un avertissement pour elle, car elle rentra sans rien ajouter.
Il la suivit.
– Je voudrais bien savoir tout de même, dit-il, pourquoi tu ne portes plus tes bagues.
Elle jugea sans doute plus sage de ne pas le défier ; elle rit et répliqua :
– Comme tu prends ça au sérieux ! Si tu tiens tellement que je porte mes bagues tous les jours, eh bien, je les mettrai.
Elle prit ses bagues et se les passa aux doigts. Mais, le voyant naïvement satisfait, elle s’enhardit.
– Est-ce tout ce que tu as à me reprocher ?
– Je ne te reproche rien, répondit-il. Que tu sois seulement comme avant, je n’en demande pas plus !
– Ce n’est pas facile d’être toujours la même.
– Quand j’ai acheté la ferme de ton père, j’ai pensé que ça te plairait peut-être de t’y établir. Nous aurions pu changer. Qu’en penses-tu ?
Tiens ! il battait en retraite. Il avait peur de perdre l’assistance de sa compagne, de rester seul pour s’occuper des bêtes et des travaux de la ferme.
– Tu me l’as déjà dit, répliqua-t-elle, évasive.
– Oui, mais tu ne m’as pas répondu.
– Que te répondrais-je ? Je ne veux plus en entendre parler.
Aksel avait conscience de s’être montré généreux. Il avait laissé Brede et sa famille à Breidablik ; et, quoiqu’il eût acheté toute la récolte avec la ferme, il n’avait pris que quelques charges de foin. Barbro commettait une grande injustice. Mais elle s’en souciait peu.
– Ainsi, reprit-elle avec indignation, nous irions nous installer à Breidablik en mettant les miens à la porte !
Avait-il bien entendu ? Il resta un moment bouche bée, puis demanda :
– Ne doivent-ils donc pas retourner au village ?
– Je n’en sais rien. Tu as peut-être loué une maison pour eux au village ?
Aksel n’avait plus envie de se quereller avec elle ; mais il ne put s’empêcher de lui montrer qu’il était surpris, oui, un peu surpris.
– Tu deviens de plus en plus obstinée et contrariante ; mais tu ne t’en rends pas compte.
– Je me rends compte de tout ce que je dis ! Pourquoi n’as-tu pas voulu que ma famille vienne s’installer ici ? Veux-tu me l’expliquer ? J’aurais eu ma mère pour m’aider. Mais tu trouves sans doute que je n’ai rien à faire et que je n’ai besoin de personne.
– S’il te faut quelqu’un, prends plutôt une domestique.
– Quand l’hiver approche et que j’ai moins d’ouvrage ? Non ! C’est quand j’en avais besoin qu’il fallait me donner une domestique.
Il y avait quelque chose de juste dans cette repartie : une servante aurait été plus utile quand Barbro était grosse et malade. Mais Barbro elle-même s’était acquittée de sa besogne sans rien réclamer.
– Je ne sais que te dire, murmura Aksel, découragé.
Silence.
Barbro demanda :
– Qu’est-ce qu’on raconte ? Tu vas prendre la place de père au télégraphe ?
– Ce n’est pas impossible. Pourquoi ?
– Pourquoi ? Tu mets mon père à la porte de chez lui, et maintenant tu veux encore lui ôter le pain de la bouche ?
Silence !
Ah ! mais, cette fois, la patience d’Aksel était à bout.
– Tu n’es pas digne de ce que j’ai fait pour toi et pour les tiens !
– Naa ! dit Barbro.
– Non ! cria-t-il encore en frappant du poing sur la table.
– Tu ne me fais pas peur ! glapit Barbro en reculant contre le mur.
– Je ne te fais pas peur, répéta-t-il en soufflant de mépris. Mais c’est sérieux maintenant ! Je veux savoir ce qui s’est passé pour l’enfant ! L’as-tu noyé ?
– Noyé ?
– Oui ! Il a été dans l’eau.
– Bah ! Tu l’as vu ? Tu es allé... flairer pour le découvrir ? fut-elle sur le point de dire.
Mais elle n’osa pas : il valait peut-être mieux ne pas le défier en ce moment.
– Tu l’as vu ?
– Oui, et j’ai constaté qu’il a été dans l’eau.
– Naturellement ! J’ai accouché dans le ruisseau ; j’étais tombée et je n’ai pas pu me relever.
– Naa ! Tu étais tombée ?
– Oui ! Et l’enfant est venu au monde avant que j’aie pu remonter sur le bord.
– Mais tu avais emporté un bout de toile, au cas sans doute où tu tomberais à l’eau ?
– Un bout de toile ?
– Oui : un morceau d’une vieille chemise à moi.
– En effet, dit Barbro. C’était pour envelopper les joncs que je voulais cueillir.
– Des joncs pour faire un balai ?
– Peu importe pour quoi c’était faire !
La querelle était vive ; elle finit tout de même par s’apaiser. Le bon accord se rétablit ; c’est-à-dire pas tout à fait, mais Barbro se montra prudente et plus soumise, elle sentait le danger. Aksel était forcé de se résigner ; il avait pris cette fille à la ferme, avait fait l’amour avec elle, avait lié sa vie à la sienne : ce n’était pas une petite affaire que de changer son existence et son propre cœur.
Askel avait pensé souvent à se séparer de Barbro et à prendre une autre servante. Elle se conduisait parfois en vraie peste et il avait presque peur d’elle ; mais elle était jolie et se montrait douce dans ses moments de bonne humeur : alors elle savait le prendre tendrement dans ses bras.
– Eh bien, marions-nous tout de suite ! dit Aksel.
– Tout de suite ? répondit-elle. Non ! Il faut d’abord que j’aille à la ville pour me faire arranger les dents ; je vais toutes les perdre.
Il fallait se résigner à laisser aller les choses comme auparavant. Barbro n’avait plus de gages à proprement parler, mais elle n’en obtenait que plus d’argent. Chaque fois qu’elle en demandait, Aksel lui en donnait. Quant à savoir ce qu’elle en faisait, ici, dans cette campagne perdue, c’était une énigme. L’épargnait-elle ? Mais pourquoi ?
Il y avait beaucoup d’autres choses qu’Aksel ne comprenait pas. Barbro ne voulait donc pas de lui ? Ah ! les femmes sont bizarres ! Aksel s’emportait parfois contre leur sottise et leurs caprices et tapait sur la table.
En vérité, Barbro ne semblait avoir autre chose en tête que Bergen et l’existence de la ville. Soit ! Mais alors pourquoi était-elle revenue, au nom du ciel ? Un télégramme de son père n’aurait pas suffi à lui faire bouger un pied. Elle devait avoir eu une autre raison. Et, depuis qu’elle était ici, elle vivait, du matin au soir, dans un mécontentement perpétuel. Des balais de bois au lieu de paille de fer, des marmites au lieu de casseroles, l’éternelle obligation de traire les chèvres remplaçant une simple course à la laiterie ; des chaussures massives, du savon grossier, un sac bourré de foin en guise d’oreiller ! Jamais de fanfare, jamais de société ! Elle en avait assez...
Ils revinrent plus d’une fois sur leur grande dispute.
– Tu ne parles pas de ce que tu as fait à mon père, disait Barbro.
– Naa ! Que lui ai-je donc fait ? demandait Aksel.
– Tu le sais bien ! Mais dis-moi que tu ne seras jamais inspecteur !
– Naa !
– Non ! Je veux le voir pour le croire.
– Je ne suis pas assez intelligent peut-être ?
– Intelligent ?... Tu ne sais ni lire ni écrire ! Tu ne prends jamais un journal !
– Je sais lire et écrire autant que j’en ai besoin. Mais j’en ai assez de t’entendre brailler !
– Ah ! tu en as assez de moi ?... Eh bien ! tiens, pour commencer !
Elle jeta sa bague en argent sur la table.
– Naa ! Et l’autre ? demanda-t-il au bout d’un moment.
– Ah ! si tu veux que je te rende les bagues que tu m’as données, dit-elle en faisant mine d’ôter son anneau d’or.
– Tu m’exaspères ! déclara-t-il.
Et il sortit.
Naturellement elle reprit ses deux bagues.
Elle ne se fâchait plus maintenant quand il lui cherchait chicane à propos de la mort de l’enfant : elle prenait la chose avec dédain. Elle n’avouait rien, mais elle disait :
– Quand je l’aurais noyé ! Avec tes idées de la campagne, tu ne sais pas ce qu’on en penserait ailleurs !
Elle s’efforçait de lui démontrer qu’il prenait cet événement beaucoup trop au sérieux. Elle n’attachait pas elle-même à un infanticide plus d’importance que cela ne le méritait ; elle connaissait deux filles à Bergen qui avaient tué leurs enfants : l’une avait été condamnée à quelques mois de prison, parce qu’elle avait été assez sotte pour laisser le sien mourir de froid au lieu de l’étrangler, l’autre avait été acquittée.
– La loi n’est plus aussi inhumaine à présent, disait Barbro ; et puis un infanticide n’est pas toujours découvert.
Aksel, en l’écoutant, sentait grandir son horreur. Dans sa dépravation, Barbro était incapable d’une pensée grave. Un infanticide était pour elle un geste sans importance. Une domestique de basse extraction n’aurait pas été plus immorale.
Quand elle prenait cela si naturellement, Askel pouvait-il s’indigner ? Avait-il raison de la soupçonner ? Il n’en était pas certain. Elle n’avait jamais avoué ; elle avait même toujours nié, mais sans se révolter, négligemment, sur un ton de plaisanterie, comme une servante se serait défendue d’avoir cassé une assiette.
Les choses allèrent ainsi quelques semaines. Puis c’en fut trop pour Aksel. Il resta un jour planté au milieu de la salle, comme sous le coup d’une révélation. Grand Dieu ! mais tout le monde avait vu son état, on savait qu’elle était grosse ; et maintenant elle avait repris sa sveltesse. Où l’enfant était-il passé ? Si on réclamait des explications ?
– Puisque tu n’avais rien à te reprocher, pourquoi n’avoir pas enterré l’enfant au cimetière ? Ça valait mieux que de le cacher dans les buissons, à Maaneland.
– Non ! Ça ne m’aurait causé que des ennuis. On aurait voulu faire l’autopsie et on m’aurait interrogée.
– Pourvu que ça ne tourne pas mal !
– Pourquoi te tourmenter ? Laisse-le dans les buissons !
Barbro sourit et ajouta :
« As-tu peur qu’on ne s’en prenne à toi ? N’en parle plus et n’y pense pas non plus !
– Naa !
– Je t’ai dit que j’étais tombée à l’eau ! Je me demande ce que tu vas t’imaginer... D’ailleurs ça ne se découvrira jamais.
– On l’a bien découvert pour Inger, de Sellanraa, objecta Askel.
– Eh bien, ça m’est égal ! On a modifié la loi ; si tu lisais les journaux, tu le saurais.
Ce n’était pas en vain que Barbro avait couru le monde : elle connaissait beaucoup de choses qu’Aksel ignorait. Elle avait trois grands arguments : d’abord elle n’avait pas fait cela ; en second lieu, quand elle l’aurait fait, ce ne serait pas si terrible ; enfin, troisième argument, cela ne se découvrirait jamais.
– Tout finit par se découvrir, répliqua-t-il.
– Allons donc ! Pas avant longtemps, en tout cas, affirma-t-elle.
Et, pour le réduire au silence, ou pour lui rendre courage, ou seulement par forfanterie, elle jeta comme une bombe :
– J’ai fait moi-même quelque chose qu’on n’a jamais découvert !
– Hein ? dit-il, incrédule. Quoi donc ?
– J’ai tué !
Peut-être n’avait-elle pas eu l’intention d’aller si loin, mais elle ne pouvait plus reculer. Il était là qui la regardait fixement. Oh ! ce n’était pas l’intrépidité qui la faisait agir : elle obéissait à un sentiment de vanité, à un besoin de prouver sa supériorité.
– Tu ne me crois pas ! s’exclama-t-elle. Te rappelles-tu ce nouveau-né qu’on a trouvé dans le port de Bergen ? C’est moi qui l’y avais jeté !
– Quoi ?
– Ce cadavre de nouveau-né ! Tu n’as pas de mémoire ! Nous l’avons lu dans le journal.
Après un moment de stupeur, il proféra :
– Tu es complètement folle !
Mais son ahurissement stimulait Barbro. Elle pouvait donner des détails.
– Je l’avais dans ma valise. Il était mort, naturellement : j’avais fait ça dès sa naissance. Quand nous avons été au port, je m’en suis débarrassée.
Il était affaissé sur une chaise, morne et silencieux. Mais elle parlait toujours. Il y avait longtemps de cela ; c’était quand elle était venue à Maaneland. Aksel croyait-il encore que tout se découvrait tôt ou tard ? Savait-on tout ce que faisaient les gens mariés à la ville ? Ils s’arrangeaient pour tuer leurs enfants avant la naissance : les docteurs s’en chargeaient. On ne voulait pas avoir plus d’un enfant ou deux, et on faisait intervenir le docteur. Aksel devait donc se mettre dans la tête qu’il n’y avait rien là de bien grave.
– Alors, demanda-t-il, tu as recommencé avec ton dernier enfant ?
– Eh ! non, répondit-elle négligemment, puisque j’ai fait une fausse couche.
Mais elle répéta encore que ce n’aurait pas été si terrible.
Aksel sortit de la maison, la tête lourde. Que Barbro eût tué son premier enfant, cela ne le touchait guère ; l’affaire ne le regardait pas. Le fait même qu’elle avait eu cet enfant n’avait pas non plus à ses yeux une grande importance. Elle ne s’était pas donnée pour un modèle de candeur, loin de là ; elle n’avait pas caché son expérience et avait enseigné maints secrets à son partenaire. Bien ! Mais ce dernier enfant, il n’acceptait pas sans révolte d’en être frustré. Un petit garçon, une blanche créature enveloppée dans un bout de toile ! Si elle était coupable de la mort de cet enfant, elle lui avait fait tort, à lui, Aksel : elle avait rompu un lien auquel il attachait du prix et qu’il ne pourrait pas remplacer.
Les heures passèrent, le soleil déclina. Aksel se mit au lit ; et, quand il fut resté longtemps les yeux ouverts dans les ténèbres, il s’endormit jusqu’au matin.
Une autre journée commença ; et, après celle-ci, vinrent d’autres journées encore.
Barbro était toujours la même. Elle connaissait la vie et discutait d’un cœur léger des sujets qui étaient horreur et danger pour des paysans. Pourtant elle n’avait rien elle-même d’une créature redoutable. Barbro, un monstre ? Pas le moins du monde ! C’était une jolie fille, aux yeux bleus, avec un petit nez retroussé, vive au travail. Mais elle était excédée de la ferme, de la vaisselle de bois, du récurage perpétuel ; excédée d’Aksel aussi peut-être et de l’existence de sauvage qu’elle menait.
3
L’hiver venu, Aksel Stroem se retrouva seul à Maaneland, Barbro était partie : cela devait finir ainsi.
Son voyage à la ville ne durerait pas longtemps, avait-elle déclaré. Il ne s’agissait pas d’aller à Bergen ; mais elle n’était pas disposée à attendre de perdre toutes ses dents pour avoir une bouche comme une gueule de veau.
– Qu’est-ce que ça coûtera ? demanda Aksel.
– Puis-je le savoir ? répondit-elle. En tout cas tu n’auras rien à débourser : c’est moi qui paierai.
Non, ça ne devait rien coûter à Aksel, rien du tout ; mais elle avait besoin d’un peu d’argent pour le voyage. Oh ! juste l’indispensable. Sans parler du dentiste, elle aurait quelques petites acquisitions à faire. Oh ! ce n’était pas qu’elle réclamait quelque chose !
– Tu as amassé assez d’argent, dit-il.
– Naa ! Mais tout est parti !
– N’as-tu rien épargné ?
– Épargné ? Tu peux regarder dans mon coffre ! Je n’ai jamais fait d’économies à Bergen, où j’avais pourtant des gages beaucoup plus élevés.
– Je n’ai pas d’argent pour toi !
Il ne croyait pas qu’elle reviendrait, et elle l’avait tellement tourmenté avec son mauvais caractère qu’il n’avait plus pour elle que de l’indifférence. Elle ne réussit à lui arracher qu’une somme insignifiante ; mais il se résigna à lui laisser emporter une énorme quantité de provisions et la conduisit même, avec sa malle, jusqu’au village, pour le bateau-poste.
C’en était fait !
Il aurait pu s’en tirer seul à la ferme s’il n’y avait pas eu le bétail. Mais, quand il serait forcé de s’absenter, qui s’occuperait des animaux ? Le patron du magasin lui avait conseillé de prendre Oline pour l’hiver. Elle avait tenu la ferme de Sellanraa pendant des années ; elle était vieille maintenant, mais encore alerte et travailleuse. Aksel écrivit donc à Oline, mais elle ne vint pas et on n’entendit pas parler d’elle.
Il menait une existence paisible et solitaire. De temps en temps, Sivert, de Sellanraa, passait en voiture sur la route du village, transportant des charges de bois, des peaux, des produits de la ferme, mais rapportant rarement quelque chose à la maison : car on n’avait plus besoin de rien maintenant à Sellanraa.
Parfois aussi Brede Olsen venait rôder à Maaneland. À la fin, ses visites se firent plus fréquentes. Après quoi pouvait-il bien fureter ? On aurait dit qu’il essayait de se rendre indispensable sur la ligne du télégraphe pendant les dernières semaines, dans l’espoir qu’on le maintiendrait à son poste. Depuis que Barbro était partie, il ne s’arrêtait jamais chez Aksel. Voyant qu’il jouissait en paix de Breidablik et n’était pas menacé d’expulsion, il reprenait courage et faisait montre d’une morgue qui ne convenait guère à son état. Un jour qu’il passait, sans même saluer, Aksel l’arrêta et lui demanda quand il comptait vider les lieux.
– Parlons de la façon dont tu t’es séparé de Barbro ! riposta Brede.
Un mot en provoqua un autre.
– Tu l’as renvoyée sans argent. Elle a failli ne pas pouvoir aller jusqu’à Bergen.
– Naa ! Elle est à Bergen ?
– Oui, elle a tout de même fini par y arriver ; mais ce n’est pas grâce à toi !
– Je suis forcé de te faire partir de Breidablik, dit Aksel.
– C’est bien aimable à toi ! répondit l’autre, moqueur. Mais nous partirons de nous-mêmes après le nouvel an.
Il poursuivit son chemin.
Ainsi Barbro était allée à Bergen : c’était bien ce qu’Aksel avait pensé. En était-il peiné ? Non ! Barbro n’était qu’une gueuse. Tout de même, jusque-là, il avait vaguement espéré qu’elle reviendrait. C’était ridicule : il s’était attaché à cette créature, à ce monstre. Elle avait de bons moments, des moments inoubliables. Et c’était pour l’empêcher de retourner à Bergen qu’il s’était montré si avare de son argent à l’heure de la séparation. Elle y était allée néanmoins. Il y avait encore des vêtements à elle pendus dans la maison, et un chapeau de paille orné de plumes, enveloppé dans du papier ; mais elle ne reviendrait pas les chercher. Ah ! tout de même, peut-être souffrait-il un peu de son absence. Et, comme pour le narguer, le journal auquel il s’était abonné pour elle continuait à parvenir à la ferme.
Ah ! il avait autre chose à penser ! Il devait se montrer un homme !
Au printemps, il aurait à bâtir une étable contre la maison. Il devait abattre des arbres en hiver pour ce travail et faire scier les planches. Aksel n’avait pas de futaie, à proprement parler ; mais on trouvait çà et là, aux limites de sa terre, quelques grands sapins. Il choisit d’abattre ceux qui se trouvaient du côté de Sellanraa, afin d’avoir plus court chemin pour les porter à la scierie.
Un matin, il distribua double ration à ses bêtes pour n’avoir pas à s’occuper d’elles jusqu’au soir, ferma les portes derrière lui et se rendit dans la forêt. Outre sa hache et un sac de vivres, il emportait un râteau pour écarter la neige. Il suivit la ligne du télégraphe jusqu’à l’endroit qu’il avait choisi, ôta sa veste et se mit au travail. Quand il eut abattu les arbres, il les ébrancha et entassa le petit bois.
Brede Olsen passa. Il y avait sans doute un dérangement sur la ligne après la tempête de la veille. Les deux hommes ne se parlèrent pas, ne se saluèrent pas.
Aksel remarquait bien que le temps commençait à changer et que le vent se levait ; mais il continuait son travail. Midi était passé depuis longtemps et Aksel n’avait pas encore mangé.
Il abattit un grand sapin, qui le renversa dans sa chute.
Comment cela s’était-il fait ? Le malheur était arrivé ! Un grand sapin se sépare de sa souche, un homme veut le faire tomber d’un côté, le vent en décide autrement, l’homme est vaincu. Il aurait encore pu éviter le tronc, mais la neige recouvrait la terre : Aksel fit un faux pas, chancela, mit le pied dans une crevasse, se trouva à cheval sur une roche, avec un tronc d’arbre sur lui.
Il gisait dans la posture la plus incommode. Il avait apparemment ses membres intacts ; tout de même, il avait dû se fouler une articulation et il était incapable de se délivrer du poids qui l’écrasait. Après quelques efforts, il réussit à dégager une main, en s’appuyant sur l’autre. Sa cognée pourtant était hors de sa portée. Il regardait autour de lui et réfléchissait, comme un animal pris au piège, et il travaillait sous son arbre. Il songea que Brede ne tarderait pas à revenir et il respira.
Il prit d’abord la situation assez légèrement. C’était ennuyeux d’être arrêté dans son travail par cet accident stupide ; il ne lui venait pas à l’idée que sa vie était en danger. Sans doute il sentait que sa main, qui était prise sous son corps, s’engourdissait ; que sa jambe, dans la crevasse, se paralysait. Mais il devait prendre son mal en patience : Brede allait bientôt reparaître.
Brede n’arrivait pas.
La tempête augmentait. Aksel était aveuglé par les rafales de neige, et cela commençait à devenir sérieux ; mais il ne se sentait pas encore inquiet. Il était là depuis longtemps, quand il se décida à lancer un appel. Sa voix ne pouvait pas porter bien loin dans la tourmente, mais elle atteindrait peut-être Brede sur la ligne. Aksel gisait, impuissant et agitant toute sorte de pensées vaines. Si seulement il avait pu attraper sa cognée, il aurait trouvé ensuite moyen de se dégager. Comme il aurait voulu pouvoir déplacer un peu sa main qui était prise sous lui, douloureusement pressée contre une pierre aiguë !
Il faut patienter et souffrir ! La neige tourbillonne, plus épaisse, tourbillonne sur Aksel, incapable de bouger : les flocons se posent innocemment sur son visage ; ils fondent d’abord, puis le visage se refroidit et la neige ne fond plus. Ah ! cela commence à devenir très sérieux !
Aksel pousse un grand cri et écoute.
Sa hache est déjà ensevelie : il n’en voit plus que le manche. Son sac de provision est pendu à une branche ; s’il pouvait l’atteindre et prendre une bouchée ! Et il lui vient une nouvelle envie : remettre sa veste ! Il a froid. Il crie encore de toutes ses forces.
Voici Brede ! Il s’est arrêté, il regarde dans la direction de l’homme qui appelle ; il reste là, une seconde seulement, comme pour s’assurer d’un coup d’œil qu’il n’y a rien d’insolite.
– Veux-tu me passer ma cognée ! crie Aksel d’une voix altérée.
Brede détourne son regard. Il s’est rendu compte de ce qui est arrivé ; maintenant il considère les fils télégraphiques et sifflote. A-t-il perdu l’esprit ?
– Passe-moi ma hache ! répète Aksel, plus fort. Je suis pris sous un arbre.
Brede est étrangement zélé dans l’accomplissement de sa mission : il inspecte les fils du télégraphe, sans cesser de siffler. Et on dirait qu’il siffle gaiement, avec une humeur vengeresse.
– Tu veux donc m’assassiner que tu ne me donnes même pas ma hache ? crie Aksel.
Mais il faut que Brede poursuive son chemin sur la ligne pour inspecter les fils du télégraphe. Il s’éloigne dans la neige qui tourbillonne.
Ah ! c’est ainsi ? Eh bien, maintenant ce serait un bon tour de la part d’Aksel s’il réussissait à se dégager tout seul et à atteindre sa cognée ! Il gonfle son ventre et sa poitrine pour soulever l’énorme masse qui pèse sur lui. L’arbre bouge, il le sent trembler ; mais tout ce qu’il gagne est de s’ensevelir un peu plus sous la neige. Après quelques essais, il renonce.
Le jour commence à baisser. Brede est parti, mais il ne peut pas être bien loin. Aksel crie encore :
– Vas-tu me laisser mourir ici ? Assassin ! Tu ne viendras même pas me donner ma hache ?
Silence.
Aksel se raidit encore sous l’arbre, le soulève un peu et retombe dans la neige. Il s’abandonne, il soupire ; le sommeil le gagne. Les bêtes sont à l’étable et bêlent ; elles n’ont rien eu à manger ni à boire depuis le matin. Barbro n’est plus là pour s’occuper d’elles : Barbro est partie, partie avec ses bagues. Le jour baisse. Oui, oui, ce sera bientôt la nuit. Cela pourrait encore aller, mais il y a le froid : Aksel a du givre à sa moustache et la glace lui colle les paupières. Ah ! ce serait bon d’avoir sur soi cette veste qui est pendue à l’arbre ! Et sa jambe, ah ! elle est morte jusqu’à la hanche !
Tout est dans la main de Dieu !
Il est capable de parler pieusement quand il veut. Voici la nuit. Ah ! il peut mourir sans avoir une lampe allumée ! Il se sent toute bonté, toute douceur, toute humilité. Il sourit à la tourmente. C’est la neige de Dieu, neige innocente ! Il est même capable de pardonner à Brede.
Il reste tranquille. Le sommeil le gagne de plus en plus, le pénètre comme un poison. Devant son regard s’étend une immense blancheur : des bois et des champs, de grandes ailes, des voiles blancs, du blanc, du blanc ! Qu’est-ce que cela peut être ? Il radote ! il sait bien que c’est de la neige. Il ne rêve pas : il est bien couché par terre, enseveli sous un arbre.
Il recommence à crier, à pleine gorge. Sa large poitrine velue lance un cri qui pourra s’entendre de la hutte. Il crie, il crie à tue-tête, encore, encore !
– Cochon que tu es ! Monstre ! profère-t-il à l’intention de Brede. Réfléchis-tu à ce que tu fais en me laissant mourir ? Je te demandais seulement de me donner ma cognée ! Es-tu un homme ou une créature immonde ?...
Il doit avoir dormi : il se sent tout engourdi. Mais ses yeux sont ouverts ; bordés de givre, mais ouverts : il ne peut plus cligner les paupières, il a dormi les yeux ouverts ! Peut-être ne s’est-il assoupi qu’une minute, peut-être a-t-il dormi une heure, Dieu seul le sait.
Mais maintenant Oline est ici ; il l’entend demander :
– Par le sang du Christ, es-tu vivant ?
Et elle demande encore si c’est bien lui qui est là et s’il a perdu la raison. Oline se tient devant lui !
Oline a quelque chose de fatal. On la voit toujours arriver quand il y a un malheur quelque part ; elle le flaire. Comment se serait-elle tirée d’affaire tout au long de son existence si elle n’avait pas été douée de cet instinct ?
Elle avait reçu la lettre d’Aksel et, en dépit de ses soixante-dix ans, elle avait traversé le fjeld pour venir chez lui. Surprise par la tourmente, elle avait dû s’arrêter la veille à Sellanraa ; mais elle était repartie pour Maaneland. En arrivant, elle n’avait trouvé personne à la maison ; elle avait donné à manger aux animaux, était restée devant la porte à écouter, avait trait les chèvres vers le soir, écouté encore. Elle ne comprenait pas...
Alors elle avait entendu un cri. Ah ! c’était Aksel, ou les génies souterrains peut-être ! Dans les deux cas, il y avait à flairer, à découvrir pourquoi le Tout-Puissant, dans sa sagesse éternelle, mettait la forêt en alarme.
– Il ne me fera rien à moi, moi qui ne suis pas digne de dénouer les cordons de ses souliers !
Elle était là.
La hache ! Oline fouille la neige et ne trouve pas la hache. Elle essaie de s’en passer et de repousser l’arbre ; mais elle n’a pas plus de force qu’un enfant. Elle se remet à la recherche de la cognée. Il fait noir ; mais elle creuse avec les mains et les pieds. Aksel ne peut pas bouger, il peut seulement dire où était la hache.
– Si ce n’était pas tellement loin Sellanraa ! dit Aksel.
Alors Oline cherche à son idée. Aksel lui crie que ce n’est pas de ce côté.
– Nous verrons ! Je regarde partout, dit Oline. Et qu’est-ce que cela ?
– Tu l’as trouvée ? demande Aksel.
– Oui, avec l’aide du Tout-Puissant !
Mais que va faire Aksel avec sa hache ? Il ne peut pas bouger. Oline doit le dégager elle-même. Ah ! elle sait se servir d’une cognée, elle a fendu plus d’une bûche dans sa vie.
Aksel est incapable de marcher : l’une de ses jambes est morte jusqu’à la hanche et il a quelque chose de dérangé dans les reins ; il éprouve de violents élancements, qui lui arrachent des cris ; il ne sent plus qu’une partie de son corps, comme si le reste était resté sous l’arbre.
– C’est bizarre ! dit-il. Je ne sais pas ce que j’ai !
Mais Oline explique d’une voix inspirée. Elle a sauvé une créature humaine de la mort et elle proclame qu’elle est l’humble instrument du Tout-Puissant, qui aurait pu envoyer ici ses légions célestes. Admirons la grandeur de sa sagesse ! Il aurait, s’il lui avait plu, suscité un ver de terre pour cette mission.
– Oui, je comprends bien, dit Aksel. Mais c’est si drôle, ce que je ressens !
Tout en poursuivant ses discours édifiants, Oline fait remettre sa veste à Aksel, qui, prenant son temps, exerce sa jambe et rapprend à marcher.
Ils retournent lentement à la ferme. En chemin, ils rencontrent Brede.
– Que t’est-il arrivé ? dit Brede. Tu es blessé ? Laisse-moi te soutenir.
Aksel a promis à Dieu de ne pas se venger s’il était sauvé, de ne rien reprocher à Brede.
Mais comment se fait-il que Brede soit revenu ? A-t-il aperçu Oline à Maaneland et deviné qu’elle entendrait ?
– Tu es donc en visite chez nous, Oline ? reprend Brede. Où l’as-tu trouvé ? Sous un arbre ? Eh bien, c’est curieux, j’étais en service sur la ligne et je suis passé par ici ; j’ai cru entendre appeler. J’ai écouté, j’ai regardé... Brede n’est pas homme à laisser quelqu’un dans l’embarras... Alors tu dis qu’Aksel était pris sous un arbre ?
– Oui, tu le sais bien ! proteste Aksel. Tu m’as parfaitement vu et entendu, mais tu ne m’as pas tendu la main !
– Dieu nous protège ! s’exclame Oline, horrifiée.
Brede explique :
– Moi, je t’ai vu ? Oui, en effet, je t’ai bien vu. Mais tu aurais dû appeler ! Pourquoi ne m’as-tu pas appelé ? Je croyais que tu t’étais étendu là pour souffler un peu.
– Tu ferais mieux de te taire ! réplique Aksel. Tu espérais bien que je ne me relèverais jamais !
Oline réfléchit qu’elle ne doit pas laisser à Brede l’occasion d’intervenir. Rien ne doit amoindrir la dette de reconnaissance qu’Aksel vient de contracter envers elle. Elle l’a sauvé, elle seule. Elle écarte Brede, ne lui laisse même pas porter le sac de provisions ni la hache.
Cependant Brede poursuit :
– Tu pouvais m’appeler tout de même ! Nous ne sommes pas brouillés au point de ne pas nous adresser la parole ! Tu dis que tu as crié ? Pas assez fort en tout cas... avec cette tourmente de neige... Tu aurais dû au moins me faire signe avec la main.
– Je n’avais pas de main pour te faire signe. Tu voyais bien que j’étais pris sous l’arbre et incapable de bouger !
– Non, je ne m’en suis pas rendu compte ! Et je te répète que je n’ai rien entendu ! Allons, je me charge de porter ton sac et ta hache !
Oline s’interpose.
– Laisse Aksel tranquille ! Il est blessé.
Cependant le cerveau d’Aksel commence à travailler. Il connaît la vieille Oline de réputation ; il sait qu’elle lui rendra la reconnaissance terriblement lourde à porter si elle peut revendiquer seule le mérite de lui avoir sauvé la vie. Mieux vaut partager la gloire ! Il permet à Brede de prendre le sac et la cognée ; il donne même à entendre qu’il en est soulagé. Mais Oline n’accepte pas cela ; elle s’empare du sac, en déclarant que, s’il y a quelque chose à porter, personne d’autre qu’elle ne le portera. Les deux fourbes luttent d’hypocrite simplicité. Aksel reste un instant sans soutien et Brede se voit forcé de lâcher le sac pour courir à son aide.
Ils continuent ainsi leur chemin : Brede donnant le bras à Aksel, Oline portant la charge et furieuse d’avoir dû céder sa place.
– Aksel, dit Brede, laisse-moi te prendre sur mon dos. Je te porterai le reste du chemin.
– Non, répond Aksel. Mais je te remercie tout de même.
Ils n’ont plus bien loin à aller. Oline doit mettre le temps à profit.
– Tu aurais mieux fait de le sauver quand il était en danger de mort, dit-elle. Quoi ! tu l’as vu pris sous l’arbre, tu as entendu ses cris de détresse, et tu es passé sans lui porter secours !
– Tiens ta langue, Oline ! grogne Brede.
Mais personne n’a jamais empêché Oline de parler.
– Et Barbro ? dit-elle. Qu’est-elle devenue ? Elle a levé le pied ?
– En effet ! répond négligemment Brede, pour que tu aies du travail cet hiver.
Du travail pour l’hiver ! Ah ! Oline n’est pas embarrassée d’en trouver ! Tout le monde la réclame. Elle n’est pas fâchée qu’Aksel en soit avisé, lui aussi ! Mais c’est la Providence qui l’a incitée à accepter l’offre d’Aksel plutôt que celle du révérend, par exemple, et l’a envoyée ici juste à point pour sauver un homme en danger de mort !
Aksel marche plus facilement ; le sang recommence à circuler dans ses membres. Mais c’est curieux : il se sent tout à coup repris de faiblesse, juste au moment où Oline entreprend de parler de ses gages. Non loin de la maison, il s’arrête et dit :
– Non, je n’aurai jamais la force d’aller jusque-là.
Brede le prend sur ses épaules. Ils vont ainsi : Oline pleine de venin, Aksel abandonné sur le dos de Brede.
– À propos, demande Oline, Barbro ne devait-elle pas avoir un enfant ?
– Un enfant ? grogne Brede sous son fardeau.
Étrange cortège ! Aksel se laisse porter jusqu’au seuil de sa maison.
Brede est essoufflé.
– Alors elle n’a pas eu d’enfant ? insiste Oline.
Aksel intervient en s’adressant à Brede.
– Je ne sais pas comment je serais rentré chez moi ce soir, si je ne t’avais pas eu.
Mais il n’oublie pas Oline.
– J’ai à te remercier, Oline : tu as été la première à me porter secours. Oui, oui, je vous remercie tous les deux !
Voilà comment Aksel fut sauvé.
Les jours suivants, Oline ne parla que du grand événement. Aksel pouvait à peine y tenir. Elle montrait la place où elle se trouvait dans la salle quand un ange du Seigneur l’avait appelée sur le seuil, d’où elle pourrait entendre les cris de détresse. Aksel n’avait pas le temps de l’écouter ; il retourna à son travail dans la forêt et, quand il eut abattu assez de sapins, il les transporta à la scierie de Sellanraa.
Travail d’hiver, tranquille et régulier ! On porte les arbres à la scierie, on remporte les planches. Il est essentiel toutefois de ne pas perdre de temps, car il faut avoir fini avant les grands froids et le gel, qui empêcheront la scierie de tourner. Quand Sivert rentre du village avec un traîneau vide, il s’arrête et charge quelques billes de bois pour aider son voisin.
– Qu’y a-t-il de nouveau au village ? demande Aksel.
– Pas grand-chose ! répond Sivert. Il paraît que nous allons avoir un nouveau voisin.
Un nouveau voisin ! Ah ! ce n’était rien d’extraordinaire. Il était venu assez de colons dans la région depuis quelques années. Il y en avait cinq au-dessous de Breidablik. Au-dessus, les terres, quoique plus fertiles, se peuplaient plus lentement. Celui qui s’était aventuré le plus loin était Isak, quand il s’était établi à Sellanraa, Isak, le plus hardi et le plus sage de tous. Plus tard, Aksel Stroem était venu. Et maintenant il y avait un autre acquéreur à côté ; le nouveau colon devait prendre possession d’une grande parcelle de terre arable et de forêt, au-dessous de Maaneland.
– Quel homme est-ce ? demanda Aksel.
– Je n’en sais rien, dit Sivert. Il vient avec des maisons toutes prêtes, qu’il n’aura qu’à monter en un rien de temps.
– Naa ! Il a de la fortune alors ?
– Probablement ! Il amène sa famille : une femme et trois enfants. Et il a un cheval et du bétail.
– Oui, il est riche, conclut Aksel. T’a-t-on dit autre chose ?
– Non. Il a trente-trois ans.
– Quel est son nom ?
– Aron, à ce qu’on dit. Il appellera sa ferme Storborg .
– Storborg ? Naa ! Alors ce ne sera pas une petite ferme.
– Il vient de la côte. On dit qu’il a exercé la pêche.
– Alors il ne doit pas connaître grand-chose à la culture.
– On dit qu’il a l’intention de faire du commerce.
– Naa ! Il veut ouvrir un commerce ?
– C’est ce qu’on dit.
– Eh bien, qu’il l’ouvre, son commerce !
Ah ! c’était une grande nouvelle, le plus grand événement peut-être dans toute l’histoire de la région. Il y avait beaucoup à discuter là-dessus. Ce nouveau venu, ce commerçant, avec qui comptait-il faire des affaires ? Quelle était l’importance du lot qu’il avait acheté sur les terres de la Couronne ? Ah ! l’ouverture d’un magasin pouvait avoir de grandes conséquences, attirer d’autres colons ; les terres prendraient de la valeur.
Aksel en parla avec ses voisins. La vie était monotone et rude ici. Certes, on l’endurait ; et sept heures passées sous un tronc d’arbre n’avaient pas de quoi déranger un homme dans son travail, du moment qu’il s’en tirait avec tous ses membres. Mais cette nouvelle ferme de Storborg, avec un magasin, c’était un sujet de conversation !
Ils en parlèrent jusqu’à Noël... Aksel reçut une lettre, sous une grande enveloppe avec un lion dessus : c’était de l’État. Il était invité à réclamer un appareil télégraphique, un équipement et des outils à Brede Olsen, afin d’assumer les fonctions d’inspecteur de la ligne à partir du nouvel an.
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De longs attelages traversent les terres marécageuses, transportant des maisons démontables pour le nouveau colon. Pendant des jours les chariots succèdent aux chariots ; ils déposent leur charge à l’endroit qui doit s’appeler Storborg. Il semble en effet que cela doive prendre assez d’importance. Quatre hommes sont déjà au travail sur le flanc de la colline, rassemblant des pierres pour construire un mur et deux caves.
Les transports continuent. La maison s’élève. On assemble les pièces, minutieusement numérotées pour le montage ; il ne manque pas une porte, pas une fenêtre ; il y a même des vitres de couleur pour la véranda. Et, un jour, on décharge une quantité de piquets. Pour quoi faire ? C’est pour la clôture du jardin. Tiens ! le nouveau colon veut avoir aussi un jardin ?...
On n’avait jamais vu pareil trafic dans la région. Les paysans louaient leurs chevaux ; ils avaient là une nouvelle source de revenus. Le commerçant ferait venir ses marchandises soit des villes de l’intérieur, soit des ports de la côte, et il y aurait des transports à effectuer pour lui.
Cela promettait de prendre un grand développement.
Le chef de chantier, apercevant un jour Sivert qui rentrait avec sa voiture à vide, l’interpella.
– Pourquoi ne fais-tu pas de transport pour Storborg ? Il y a de l’argent à gagner.
– Oui, répondit Sivert, ce ne serait pas une mauvaise chose. Mais nous sommes très pressés en ce moment à Sellanraa.
Isak avait embauché des ouvriers (cela n’était pas encore arrivé à Sellanraa) : deux maçons suédois, pour bâtir une étable.
Cette étable était, depuis des années, la grande pensée d’Isak. La hutte de terre était devenue trop petite ; on avait besoin d’une étable en pierre, à double paroi, avec une fosse à purin.
Ah ! la femme se développe de jour en jour. Impossible maintenant de se passer d’une servante ! Jensine doit rester. Son père, le forgeron, la réclame de temps en temps ; mais il n’insiste pas, ayant peut-être de bonnes raisons pour la laisser à Sellanraa. Ainsi la ferme prend de plus en plus d’importance. Tout grandit, tout se transforme ; il n’y a que les habitants qui sont les mêmes. Il est loin le temps où les Lapons nomades entraient comme chez eux. On n’en voit plus jamais dans la maison ; s’il en vient un par hasard, il reste devant la porte. Les Lapons hantent les demeures écartées, à l’aspect misérable ; ils sont comme la vermine : l’air et la lumière les mettent en fuite. On a bien à déplorer de temps en temps la disparition d’un veau ou d’un agneau qu’on a commis l’imprudence de parquer loin de la maison, aux limites de la terre : on n’y peut rien. Sellanraa est assez prospère pour supporter la perte d’une tête de bétail.
Ce n’est pas que les soucis en soient à jamais bannis. Inger n’est plus toute l’année contente d’elle-même et de son existence. Non ! Elle a fait une fois un grand voyage d’où elle a rapporté un sentiment de malaise ; cela s’efface par moments, mais finit par reparaître. Elle est laborieuse comme en ses meilleurs jours ; elle est belle et saine pour son mari, ce rustre ; mais elle garde le souvenir de Trondhjem. Ne rêve-t-elle jamais ? Oh, si, en hiver, beaucoup ! Il lui arrive d’avoir l’âme gonflée de désirs et d’aspirations. Mais il n’y a pas de bal à Sellanraa et elle ne peut pourtant pas danser seule. Des pensées graves et des livres de dévotion ? Eh ! oui ! Mais Dieu sait qu’il y a ici-bas d’autres choses magnifiques et que rien ne peut remplacer. Elle a appris à se contenter de peu. Les maçons suédois sont de rudes ouvriers, paisibles et d’âge mûr, qui travaillent et ne s’amusent pas ; mais ils donnent tout de même de l’animation à la ferme, cela vaut mieux que rien. Il y en a un qui chante à ravir en maniant la truelle, et Inger s’arrête pour l’écouter ; il s’appelle Hjalmar.
Non, tout ne va pas pour le mieux. Que dire, par exemple, de la grande déception avec Eleseus ? On avait reçu une lettre de lui annonçant que son poste chez l’ingénieur n’était plus libre, mais qu’il comptait obtenir avant peu un autre emploi important. Il demandait qu’on lui adressât un billet de cent couronnes : juste l’indispensable pour payer quelques dettes.
– Naa ! dit Isak, nous avons les maçons et beaucoup de frais. Demande-lui s’il ne veut pas plutôt rentrer pour nous donner un coup de main.
Inger écrivit. Mais Eleseus n’avait pas envie de rentrer. Non, il ne voulait pas faire encore un voyage inutile ; il aimait mieux souffrir de la faim.
Quand il était arrivé de chez lui avec deux cents couronnes, ses vieilles dettes le guettaient à la ville. Il les avait payées. Puis il avait eu quelques petites choses à acheter. Oh ! ce n’étaient rien là que des dépenses raisonnables : une toque de fourrure pour l’hiver, comme tous ses camarades en avaient ; une paire de patins, pour aller sur la glace ; un cure-dent en argent, qui permettait de prendre des poses élégantes quand on s’entretenait avec des amis après dîner. Et, tant qu’il fut riche, il traita ses compagnons selon ses moyens. Pour célébrer son retour, il offrit un festin et fit déboucher parcimonieusement une demi-douzaine de canettes.
– Comment ! tu donnes vingt oere à la serveuse ? lui demanda-t-on. Dix, c’est bien assez !
– Ne soyons pas mesquins ! dit Eleseus.
Il n’était pas mesquin, non ! Il appartenait à une bonne famille, qui possédait une grande ferme. Son père, le margrave, était propriétaire de forêts immenses ; il avait quatre chevaux, trente vaches et trois faucheuses mécaniques. Eleseus n’était pas vantard ; il n’avait pas quant à lui exagéré les richesses de Sellanraa ; mais l’ingénieur du district s’était amusé à raconter des histoires. Que l’on y crût plus ou moins, Eleseus n’en était pas fâché. N’étant rien par lui-même, il se sentait flatté d’être le fils de quelqu’un ; son crédit en était affermi. Mais cela ne pouvait durer ; il lui faudrait payer un jour. L’un de ses camarades, dont le père tenait un bazar, le fit engager comme vendeur à la boutique. C’était assez misérable, pour un si grand garçon, que de gagner les salaires d’un débutant chez un petit commerçant, quand il avait étudié pour être lensmand ; mais cela lui permettait de vivre. Eleseus se montrait avenant et laborieux et se faisait aimer de ses patrons. Il écrivit chez lui qu’il était entré dans le commerce.
Une grande déception pour sa mère ! Eleseus aurait pu tout aussi bien être employé au magasin du village. Auparavant il était dans une catégorie à part : il était le seul garçon de la campagne qui était devenu commis de bureau à la ville. Avait-il renoncé à sa grande ambition ?
Quant à Isak, il comptait de moins en moins Eleseus dans ses prévisions ; son fils aîné disparaissait de son horizon. Il ne songeait plus à partager Sellanraa entre ses deux fils, quand il partirait.
Au printemps, des ingénieurs et des ouvriers arrivèrent de Suède et se mirent à tracer des routes, à élever des baraques, à défricher. Ils entrèrent en rapport avec des fournisseurs de denrées alimentaires, des loueurs de chevaux. Ils allaient entreprendre l’exploitation du gisement de cuivre.
Ainsi l’affaire aboutissait. Geissler n’avait pas seulement bluffé.
On ne revoyait plus les puissants messieurs qui étaient venus auparavant ; le propriétaire foncier et l’usinier s’étaient retirés. Mais on reconnaissait le prospecteur de mines et l’ingénieur. Ils achetèrent à Isak toutes les planches sciées dont il put disposer ; ils achetèrent des vivres et de la boisson. Ils payaient bien et semblaient enchantés de Sellanraa.
– Des téléphériques, annonçaient-ils, des trains aériens de la crête du fjeld jusqu’à la mer.
Isak était lent à comprendre.
– Nous aurons d’abord des transports à effectuer par voitures. Nous traçons une route. Nous aurons besoin de cinquante chevaux. Tu vois, nous faisons grandement les choses, et nous amènerons d’autres ouvriers, beaucoup d’ouvriers, avec des baraques toutes prêtes à monter et des stocks de provisions, du matériel, des outils, des machines. Nous établirons une jonction avec la mer par le plus court chemin et nous embarquerons le minerai pour l’Amérique du Sud. Il y a des millions à gagner.
– Le grand propriétaire n’est pas avec vous ? demanda Isak.
– Quel grand propriétaire ? Naa ! Lui ? Non, il a vendu.
– Et l’usinier ?
– Il a vendu aussi. Tu te souviens d’eux ? Non, ils ont vendu, et ceux qui leur ont acheté ont vendu à leur tour. Maintenant c’est une société puissante qui est propriétaire du gisement, une société colossalement riche.
– Est-ce que Geissler en est ? demanda Isak.
– Geissler ? Qui est-ce ?
– Lensmand Geissler, qui vous a vendu le gisement.
– Ah ! lui ! C’est Geissler qu’il s’appelle ? Dieu sait ce qu’il est devenu ! Tu te le rappelles encore ?
On travailla ferme sur le fjeld cet été-là. Des équipes d’ouvriers attaquaient le roc, au pic et à la dynamite. Il régnait une grande animation. Inger vendait du lait et des produits de la ferme. Cela la distrayait de voir tant d’allées et venues. Isak faisait sonner son pas pesant et cultivait sa terre ; rien ne le dérangeait. Les deux maçons et Sivert construisaient l’étable en pierre.
Le désert s’était peuplé. On amassait de l’argent, les affaires étaient florissantes.
Et le comptoir de Storborg ? C’était devenu une entreprise de grand style. Aron était un malin, un vrai démon. Il avait été averti des intentions de la société minière et s’était installé en un clin d’œil. Ah ! son commerce prospérait ; il valait celui d’un État, celui d’un roi. Le comptoir avait d’abord vendu des ustensiles de ménage et des vêtements d’homme. Mais les mineurs gagnaient de gros salaires et ne regardaient pas à la dépense ; ils ne se contentaient pas d’acheter le nécessaire, non, ils achetaient n’importe quoi. Le samedi soir surtout, la foule se pressait à Storborg et Aron ramassait de l’argent. Il avait deux employés et sa femme pour l’aider. Les clients se succédaient jusque fort avant dans la nuit. Les propriétaires de chevaux du village y trouvaient leur compte : ils transportaient les marchandises pour Storborg. Ils s’habituaient à couper au plus court et rectifiaient ainsi peu à peu les sinuosités de l’ancienne route. Le chemin maintenant était bien différent de l’étroit sentier qu’Isak avait suivi quand il était arrivé dans l’Almenning. Aron prenait figure de bienfaiteur du pays, avec son commerce et sa route. Il ne s’appelait pas précisément Aron : c’était seulement son nom de baptême. Il s’appelait Aronsen. Sa famille était considérée, importante, avec deux servantes et un valet.
Quant à la terre, on n’en faisait aucun cas à Storborg ; on n’avait pas le temps de la cultiver. À quoi bon labourer des marais ! Mais Aronsen avait un jardin, avec une barrière, et des groseilliers, et des asters, et des sorbiers, et des arbres plantés. Un beau jardin ! On y voyait une allée, où Aronsen pouvait se promener le dimanche en fumant sa pipe. Au fond, on apercevait la véranda, avec ses carreaux rouges, verts et bleus. Storborg ! Trois enfants, trois beaux petits êtres, gambadaient alentour. La fille apprenait à devenir une dame, comme il seyait à sa condition ; les garçons s’entraînaient au commence. Ah ! c’étaient trois enfants qui avaient de l’avenir !
Si Aronsen n’avait pas pensé à l’avenir, il ne serait pas venu là du tout. Il aurait pu continuer son industrie de pêche et y gagner de quoi vivre dans l’aisance. Mais ce n’était pas comme le commerce, pas aussi distingué. Aronsen avait ramé pendant des années ; maintenant il avait mis une voile à sa nacelle. Il avait une expression : « la barre droite ». Ses enfants devaient tenir la barre droite, comme il l’avait fait avant eux, et la vie leur serait plus facile qu’à lui.
Et, voyez, cela se dessinait bien. Les gens le saluaient, saluaient sa femme et même ses enfants. Ce n’était pas le moindre signe que les gens saluassent ses enfants. Les mineurs, quand ils descendaient à Storborg, leur journée finie, rencontraient les enfants d’Aronsen dans le jardin et se plaisaient à parler avec eux, comme s’ils avaient rencontré trois jolis caniches. Ils leur auraient donné des shellings s’il ne s’était pas agi des enfants du marchand. Mais, au lieu de cela, ils faisaient de la musique avec des harmonicas. Gustaf venait, le jeune écervelé, avec son chapeau sur l’oreille et ayant toujours le mot pour rire ; il jouait avec les enfants. Ceux-ci le connaissaient et bondissaient à sa rencontre. Il les prenait tous les trois sur son dos et dansait avec eux. « Ho ! » disait Gustaf, et il dansait, et il soufflait dans son harmonica, et bavardait, et chantait ; si bien que les deux servantes sortaient pour le regarder et l’écouter. Un écervelé !... mais qui savait tout de même ce qu’il faisait.
Lorsqu’il avait bien joué avec les enfants, il entrait dans la boutique et prodiguait son argent, et achetait toute sorte de choses, de quoi remplir son sac. Quand il s’en retournait, il emportait tout un petit magasin, qu’il étalait à Sellanraa : il avait du papier à lettres avec une fleur au coin, et un brûle-gueule tout neuf, et une chemise, et un foulard avec des franges ; il avait des bonbons pour les femmes, des objets en beau métal brillant, des chaînes de montre avec une boussole, des canifs. Ah ! toute sorte de choses ! Des fusées, qu’il avait achetées pour les lancer le dimanche. Inger lui offrait du lait, et il parlait avec Léopoldine, et il faisait sauter la petite Rebekka : « Hé... hep ! »
– Et la grange, elle avance ? demanda-t-il à ses compatriotes, les maçons.
– Nous aurions besoin d’un coup de main, répondirent les ouvriers.
– On pourrait vous le donner, dit Gustaf en riant.
– Si tu le faisais pour de bon, proposa Inger.
Car il fallait que l’étable fût prête pour l’automne, quand on rentrerait les animaux.
Alors Gustaf lança une fusée ; et, quand il en eut lancé une, il pouvait aussi bien les faire partir toutes. Les femmes, les enfants, la respiration coupée, admiraient les tours du magicien. Inger n’avait jamais vu de fusée ; mais ces lumières féeriques lui rappelaient le vaste monde. Qu’était une machine à coudre auprès de cela ! Et quand Gustaf, pour finir, exécuta un concert avec son harmonica, Inger fut tellement émerveillée qu’elle eut peine à se séparer de lui...
Les travaux de la mine suivaient leur cours. On transportait le minerai par voitures jusqu’au port le plus proche et on l’expédiait en Amérique par bateau. Un trafic important ! Tous les colons étaient venus voir la merveille. Brede Olsen était arrivé avec ses échantillons de minerai ; mais il avait été déçu, car le prospecteur était reparti pour la Suède. Le dimanche, il y avait foule sur la route du village. Aksel Stroem lui-même, qui n’avait pourtant pas de temps à perdre, faisait parfois un détour pour passer par la mine, quand il venait d’inspecter la ligne du télégraphe. À la fin Inger, de Sellanraa, mit ses plus beaux atours et sa bague en or, et monta jusqu’au fjeld.
Elle y allait moins pour visiter l’exploitation que pour se montrer. Elle n’avait pas voulu faire autrement que les autres femmes. Certes il y en avait de plus jeunes qu’elle, et qui n’avaient point de cicatrice à la lèvre ni de grands enfants ; mais elle se flattait de pouvoir soutenir la comparaison.
Elle fut accueillie fort aimablement. Les ouvriers, à qui elle offrait souvent du lait à la ferme, la connaissaient. Les plus hardis ne craignaient pas de la prendre doucement par la taille. Elle ne s’en montrait pas choquée et, quand elle avait une marche à monter, elle soulevait sa jupe, montrait ses jambes. Oh ! avec un naturel parfait et sans avoir l’air d’y penser ! Il y avait quelque chose de touchant dans la façon dont cette femme mûre accueillait les regards flatteurs des hommes qui l’entouraient. Elle leur était reconnaissante de la considérer comme une vraie femme parmi d’autres femmes. Elle avait été honnête sans doute, mais parce que l’occasion de ne pas l’être lui avait manqué.
Gustaf délaissa deux filles du village et un camarade pour venir à elle. Il savait assez ce qu’il faisait. Il pressa avec chaleur les mains d’Inger.
– Naa ! Gustaf, ne peux-tu venir nous aider à terminer notre étable en pierre ? demanda-t-elle en rougissant.
Gustaf assura qu’il irait avant longtemps. Alors ses camarades déclarèrent qu’ils descendraient tous d’ici peu.
– Vous ne travaillerez pas à la mine cet hiver ? demanda Inger.
Gustaf se mit à rire et dit qu’on avait apparemment gratté tout le maigre filon de cuivre qu’il y avait sur le fjeld.
– Comment ? Ce n’est pas sérieux ? exclama Inger.
Les autres mineurs invitèrent Gustaf à se montrer plus prudent dans son langage.
Mais Gustaf n’avait pas envie d’être prudent et il s’efforçait de gagner la sympathie d’Inger. Pas un ne savait comme lui imiter un orchestre avec son harmonica ! Il s’insinuait sans en avoir l’air dans les bonnes grâces de la fermière, et on le vit à la fin jouer avec la fameuse alliance en or, qu’il avait passée à son petit doigt. Inger lui abandonna sa main, comme sans y penser. Plus tard, comme on l’avait fait entrer dans une baraque pour lui offrir une tasse de café, elle entendit les hommes se quereller devant la porte et comprit que c’était à cause d’elle. Cela lui réchauffa le cœur. Ah ! c’était un événement pour une femme qui n’était plus jeune !
Ce soir-là, elle redescendit du fjeld vertueuse comme elle était venue, ni plus ni moins. Elle était accompagnée de toute une bande de mineurs, qui ne voulaient à aucun prix la laisser seule avec Gustaf. Inger n’avait jamais passé une aussi bonne journée.
En vue de Sellanraa, elle se sépara de son escorte. Les toits de la ferme étaient là, sous ses yeux. Alors elle se réveilla, redevint la femme sérieuse qu’elle était d’ordinaire et coupa à travers le pré pour aller voir les bêtes. En passant à la lisière du bois, elle reconnut l’endroit où le corps d’un enfant nouveau-né avait jadis été enseveli. Ah ! elle avait gratté la terre avec ses mains, dressé une petite croix... Il y avait longtemps de cela !
Le gisement de cuivre ne tenait pas ce qu’il avait promis. Les prospecteurs se livrèrent à de nouvelles investigations, pratiquèrent des forages, firent sauter des rocs à la dynamite.
Qu’est-ce qui n’allait pas ? Le filon était riche, mais sans profondeur. Dans la direction du sud, il prenait plus de développement et d’épaisseur, mais juste à l’endroit où il sortait des limites de la concession. Plus loin, c’était l’Almenning.
Que faire à présent ? Les dirigeants de la Société n’avaient plus qu’à engager des négociations avec l’État pour se faire concéder un nouveau territoire. Les difficultés commencèrent. La loi leur interdisait, en tant qu’étrangers, d’acheter directement. Cet obstacle pouvait se tourner ; mais la partie sud du fjeld avait été concédée : et cela, ils ne le savaient pas.
– Concédée ?
– Oui, il y a longtemps, des années.
– À qui ?
– Geissler.
– Quel Geissler ?... Quoi ! c’est à lui ? Où est-il ?
– Dieu seul le sait !
Un émissaire partit pour la Suède ; il était chargé de retrouver Geissler. Cependant on ne pouvait plus entretenir autant d’ouvriers à la mine.
Ainsi Gustaf descendit à Sellanraa, avec tout son bagage sur le dos. Il expliqua qu’il avait réclamé son compte... après une petite altercation avec le contremaître à propos de ses paroles imprudentes sur le faible rendement de l’exploitation. On l’avait renvoyé. Mais peut-être ne demandait-il pas mieux. S’il venait à Sellanraa maintenant, cela ne pouvait éveiller les soupçons de personne. Il fut tout de suite embauché pour travailler à la construction de l’étable en pierre.
Quelques jours plus tard, un autre mineur vint demander du travail à la ferme et fut adjoint aussi aux maçons. Ah ! l’étable serait terminée pour l’automne. Mais maintenant les mineurs étaient débauchés les uns après les autres et reprenaient le chemin de la Suède. L’exploitation était interrompue. L’événement causa quelque émotion au village. La source de prospérité que représentait la mine était soudain tarie. On ne voyait plus personne à Storborg, qu’on avait connu si animé. Quand tout marchait si bien, quand Aronsen venait d’arborer un pavillon sur sa maison et d’acheter une peau d’ours blanc pour mettre l’hiver dans son traîneau, tout s’arrêtait subitement...
Deux nouveaux colons s’étaient installés entre Maaneland et Sellanraa. Ils s’étaient construit des huttes de torchis et avaient entrepris de défricher leur terrain. C’étaient de rudes travailleurs. Tout l’été, ils avaient acheté leurs provisions à Storborg ; mais, quand ils vinrent pour la dernière fois, ils ne trouvèrent presque plus rien. Des marchandises ? Pourquoi Aronsen aurait-il emmagasiné des marchandises, quand l’exploitation de la mine était arrêtée ? Il n’avait plus de marchandises : il n’avait plus que de l’argent. De toute la population de la région, Aronsen était peut-être le plus découragé ; ses calculs se trouvaient complètement déjoués. Quand on lui conseillait de cultiver sa terre pour en vivre, en attendant des jours meilleurs, il répondait qu’il n’était pas venu pour ça.
À la fin, n’y tenant plus, il monta à la mine, pour se rendre compte par lui-même de la situation. C’était un dimanche. En passant à Sellanraa, il invita Isak à l’accompagner. Isak se fit prier. Mais Inger, qui n’était peut-être pas fâchée d’être débarrassée de lui pour une heure ou deux, le décida à suivre son voisin.
Il y avait beaucoup de choses curieuses à voir là-haut, sur le fjeld : une ville de baraques, des wagonnets, une foreuse mécanique. L’ingénieur lui-même guida les visiteurs. Peut-être n’était-il pas de joyeuse humeur, le brave ingénieur ; mais il avait le devoir de lutter contre la consternation des paysans, et ne pouvait trouver de meilleure occasion de s’en acquitter qu’en faisant les honneurs de la mine à des personnages comme le margrave de Sellanraa et le propriétaire du grand comptoir de Storborg. Il donna des explications sur les minerais. Pyrite ! de la pyrite de cuivre, qui contient du cuivre, du fer et du soufre. Ah ! la montagne ici recelait des richesses !
– Alors pourquoi tout est-il arrêté ? demanda Aronsen.
– Arrêté ? protesta l’ingénieur. On nous en voudrait en Amérique ! Non ! Jusqu’ici, nous n’avons procédé qu’à des travaux préliminaires. Nous entreprendrons bientôt notre exploitation proprement dite, et nous construirons notre téléphérique pour mettre en valeur la partie sud du fjeld.
À propos, Isak ne savait-il pas où ce Geissler était passé ?
Non.
– Naa ! On finira bien par mettre la main sur lui.
Isak tomba en admiration devant une petite machine munie d’un soufflet qu’on faisait mouvoir avec le pied. Il avait tout de suite vu ce que c’était : une petite forge, qu’on pouvait mettre dans une charrette et transporter où on en avait besoin.
– Que coûte cette machine ? demanda Isak.
– Cette forge portative ? Oh ! pas grand-chose !
Ce n’était qu’un joujou auprès des appareils et des machines gigantesques que la compagnie faisait venir par mer. Isak devait bien comprendre qu’on ne creuse pas le roc avec ses ongles. Ha, ha, ha !
Ils continuèrent leur visite, et l’ingénieur déclara qu’il devait lui-même partir pour la Suède dans quelques jours.
– Mais vous reviendrez ? dit Aronsen.
– Naturellement !
Isak s’arrangea pour repasser devant la forge portative et s’arrêta pour la contempler encore.
– Tout de même, je voudrais bien savoir ce que ça coûte.
L’ingénieur ne pouvait pas le dire au juste. Pas mal d’argent, bien sûr ! Mais cela ne comptait pas dans les frais d’une exploitation minière. Oh ! cet ingénieur était plein de magnificence. Isak avait envie d’une forge ? Il n’avait qu’à prendre celle-ci ! La compagnie était assez riche pour lui en faire cadeau.
Aronsen et Isak s’en retournèrent. Aronsen se sentait un peu rassuré. Isak, roulant comme un navire, descendait au flanc de la colline avec sa précieuse forge sur le dos. L’ingénieur lui avait offert d’envoyer deux hommes à Sellanraa avec la machine ; Isak l’avait remercié. Non, cela n’en valait pas la peine ! Il songeait à la bonne surprise qu’il allait faire aux siens quand il arriverait avec sa forge sur les épaules.
Mais la surprise fut d’abord pour Isak.
Comme il arrivait à Sellanraa, une voiture pénétrait dans la cour. Le cocher était un homme du village et, à côté de la voiture, marchait un monsieur qu’Isak regardait avec ahurissement : Geissler !
5
Isak aurait eu d’autres raisons de s’étonner ; mais il n’était guère capable de penser à plus d’une chose à la fois.
– Où est Inger ? dit-il en passant devant la porte de la cuisine.
Il désirait seulement que Geissler fût bien reçu.
Inger ? Elle était allée cueillir des mûres. Elle cueillait des mûres... avec Gustaf le Suédois, depuis qu’Isak était parti. Cette femme mûrissante était follement amoureuse. Elle était à l’automne de la vie, son hiver n’était pas loin ; mais elle sentait en elle les ardeurs de l’été.
– Viens ! et montre-moi où il y a des mûres et des prunelles ! dit Gustaf.
Comment aurait-elle refusé ? Elle passa vivement dans la petite chambre et fut pendant quelques minutes grave et pleine de dévotion. Mais Gustaf était devant la porte et attendait. Elle arrangea ses cheveux, se regarda dans la glace et sortit.
Ils vont cueillir des mûres et des prunelles, de buisson en buisson. Elle relève sa jupe et a de jolies jambes à montrer. Ils s’asseyent pour se reposer. Tout est silencieux. Les perdreaux sont déjà grands et ont abandonné leurs nids. Inger dit :
– Je ne croyais pas que tu étais ainsi !
Ah ! elle se sent si faible devant lui ! Elle sourit, désarmée. Elle est tellement amoureuse ! Ah ! comme c’est doux et cruel à la fois d’être amoureux ! Les convenances exigent que l’on se tienne sur ses gardes, oui, pour se rendre à la fin. Inger est tellement amoureuse, désespérément, sans rémission !
– Quand l’étable sera finie, tu t’en iras ! soupire-t-elle.
Non, il ne partira pas ! Naturellement il sera forcé de s’absenter de temps en temps, mais pas plus d’une semaine.
– Si nous rentrions ?
– Non !
Ils cueillent encore des mûres, découvrent une bonne place solitaire derrière les buissons, et Inger dit :
– Voyons, Gustaf ! Tu es fou !
Les heures passent. Ils ont dormi dans les buissons. Ont-ils dormi ? C’est merveilleux dans cette solitude, dans le paradis !
Inger se dresse soudain et écoute.
– Il me semble que j’entends une voiture sur la route.
Le soleil baisse, l’ombre s’étend sur la bruyère. Ils reprennent ensemble le chemin de la ferme. En passant, ils remarquent maintes places couvertes de gazon, bien cachées entre les buissons. Gustaf les voit, Inger aussi. Qui serait capable de marcher en compagnie d’un beau garçon hardi et d’être toujours sur ses gardes ? Inger est trop faible ; elle a seulement la force de sourire et de dire :
– Non, je n’aurais jamais cru que tu étais comme ça !
Elle rentre seule à la ferme, et c’est une chance qu’elle arrive juste à ce moment-là. Une minute plus tard, cela aurait mal tourné. Isak vient d’entrer dans la cour avec sa forge, et Aronsen l’accompagne. Un cheval avec sa voiture paraissent devant la maison.
– Bonjour ! dit Geissler, en saluant aussi Inger.
Ils sont là, se regardant les uns les autres. Rien ne pouvait arriver mieux à propos !...
Geissler est donc revenu. Il a quelques années de plus, il grisonne ; mais il est toujours aussi vif et aussi jovial. Il est bien mis cette fois : il porte un gilet blanc, avec une chaîne de montre. C’est le diable de comprendre cet homme !
Peut-être avait-il appris qu’il se passait quelque chose à la mine et qu’on avait besoin de lui.
– Qu’est-ce que tu portes sur ton dos ? demande-t-il à Isak. Tu es chargé comme un mulet !
– C’est une forge. Elle me sera très utile à la ferme.
– Comment l’as-tu eue ?
– L’ingénieur m’en a fait cadeau, sur le fjeld.
– Ah ! il y a un ingénieur sur le fjeld ? dit Geissler, comme s’il ne le savait pas.
Se laissera-t-il surpasser en générosité par un ingénieur de la mine ?
– On m’a dit que tu avais une faucheuse mécanique. Je t’ai apporté une herse rotative, reprend-il en montrant le chargement de la voiture.
La machine est là, rouge et bleu, avec des dents énormes. On la décharge pour la regarder. Isak s’attelle dans les brancards ; il en a la bouche bée. Les merveilles succèdent aux merveilles à Sellanraa.
Ils parlent de la mine.
– On a demandé après vous, dit Isak.
– Qui m’a demandé ?
– L’ingénieur et tous les messieurs.
– Eh bien, je suis ici, s’ils me veulent quelque chose...
Le lendemain, l’émissaire revint de Suède avec deux des propriétaires de la mine, deux gros messieurs distingués, puissamment riches, à en juger par leur apparence. Ils s’arrêtèrent à peine à Sellanraa, seulement pour demander leur chemin, et repartirent dans la direction de la mine. Ils ne firent pas attention à Geissler, qui se tenait pourtant devant eux. Les conducteurs des chevaux de bât qui les accompagnaient les laissèrent prendre les devants et restèrent une heure à la ferme, pour reposer leurs bêtes ; ils parlèrent avec les maçons et apprirent que le vieux monsieur au gilet blanc était Geissler. Ils partirent ; mais, le soir même, un homme arriva à la ferme pour aviser Geissler que les administrateurs l’attendaient à la mine.
– Qu’ils viennent me voir, s’ils me veulent quelque chose ! repartit Geissler.
Il était apparemment devenu un important personnage.
Les dirigeants de la mine durent se résigner à redescendre à Sellanraa. L’ingénieur et le prospecteur les accompagnaient.
Les messieurs s’excusèrent auprès de Geissler de lui avoir envoyé un message verbal : la fatigue du voyage leur avait ôté le courage d’écrire. Geissler fit assaut de politesse avec eux : il était lui aussi fatigué de son voyage, autrement il aurait répondu à leur appel. Bien ! l’affaire à présent !
Geissler voulait-il vendre le terrain au sud de l’étang ?
– Désirez-vous acheter pour votre propre compte ? demanda Geissler. Ou traitez-vous en qualité d’agents ?
Ce n’était de sa part qu’une vexation : il devait bien voir que des gens aussi importants n’étaient pas de simples intermédiaires.
– Le prix ?
– Ah ! oui, le prix ! dit Geissler.
Et, après un moment de réflexion, il déclara :
– Deux millions.
– Ah ! ah ! firent les messieurs. Et ils sourirent. Geissler ne souriait pas. L’ingénieur et le prospecteur fournirent des explications. Geissler écoutait d’un air indifférent.
– Vous n’avez pas foré assez profondément, dit-il.
– Comment le savez-vous ? demanda l’ingénieur. Vous n’avez pas fait de forages vous-même, je suppose ?
Geissler sourit, comme s’il avait sondé le sol à plusieurs centaines de mètres de profondeur.
La discussion se prolongea jusqu’à midi. Les messieurs commencèrent à consulter leurs montres. Ils avaient amené Geissler à abaisser ses prétentions jusqu’à un quart de million ; mais ils ne le feraient plus descendre de l’épaisseur d’un cheveu. Ils avaient l’air de croire qu’il était pressé de vendre, mais il ne l’était pas, oh ! pas le moins du monde !
– Quinze ou vingt mille représenteraient encore un bon prix, dirent-ils.
Geissler ne le niait pas, pour quelqu’un qui aurait absolument besoin d’argent ; mais deux cent cinquante mille, cela faisait davantage.
L’un des administrateurs, espérant peut-être toucher une corde sensible, observa :
– À propos, nous avons à vous transmettre les compliments de la famille de Mme Geissler en Suède.
– Merci ! repartit Geissler.
Comme il ne semblait pas ému, l’autre associé déclara :
– Un quart de million ! Ce n’est pas de l’or que nous achetons : c’est de la pyrite.
– De la pyrite, répéta Geissler en inclinant la tête.
Les gens de la mine étaient à bout de patience ; ils se levèrent tous les cinq. C’était l’heure du déjeuner.
Ainsi finit l’entrevue.
Geissler resta seul ; il n’avait pas perdu son sang-froid.
Il commença à se promener dans la ferme, en parlant tantôt avec l’un et tantôt avec l’autre. Cependant il réfléchissait et calculait.
Il tenait une occasion magnifique. Après avoir vendu la concession d’Isak aux parents de sa femme, il avait acheté un bout de terre au sud, à l’endroit où l’on construirait nécessairement le nouveau village si on entreprenait l’exploitation de la mine ; puis son ambition avait grandi et il était devenu propriétaire de tout le fjeld. Ainsi pouvait-il se considérer aujourd’hui comme le maître d’un grand territoire minier, une sorte de roi du cuivre.
En Suède, la première petite concession était passée de main en main, et Geissler s’était tenu soigneusement au courant des tractations. Les premiers acquéreurs n’avaient aucune compétence ; ils n’avaient traité que pour acheter un certain Geissler et se débarrasser de lui. Les nouveaux propriétaires ne s’étaient pas montrés moins légers ; c’étaient des gens riches, qui pouvaient se permettre de gaspiller de l’argent pour contenter un caprice ou Dieu sait quoi ! Mais, quand on en venait à exploiter sérieusement le gisement de cuivre, on se trouvait devant un mur : Geissler !
– Ce sont des enfants ! songeait Geissler.
Ils avaient cru le tenter en lui offrant quinze ou vingt mille, comme à un misérable. Des enfants !
Les dirigeants de la mine ne redescendirent pas ce jour-là ; ils jugeaient plus adroit de ne pas se montrer impatients. Le lendemain, ils reparurent, suivis de leurs chevaux de bât, comme s’ils retournaient chez eux ; mais alors ils ne trouvèrent plus Geissler.
Quoi ! Geissler était parti ?
Impossible à présent de traiter l’affaire avec morgue du haut de leur selle ! Ils durent mettre pied à terre et attendre. Où était Geissler ? Personne n’en savait rien. On envoya des gens à sa recherche : en vain. Les messieurs regardaient leur montre avec dépit et déclaraient :
– C’est ridicule de nous faire attendre ainsi ! Du moment qu’il a envie de vendre, Geissler devrait être là.
Mais ils changèrent de ton peu à peu et rirent de leur mésaventure comme d’une bonne plaisanterie.
Geissler reparut enfin ; il était allé seulement faire un tour jusqu’au pré pour inspecter la ferme.
– Ton parc à bestiaux sera bientôt trop petit, dit-il à Isak. Combien de têtes en tout as-tu dans ton troupeau ?
Il parlait d’un ton détaché, sans se laisser troubler par la présence des messieurs qui se tenaient devant lui, leur montre à la main. Il était rouge pourtant, comme s’il avait bu.
– Ah ! fit-il, la marche m’a donné chaud !
– Nous comptions vous trouver ici en arrivant, dit l’un des associés.
– Vous ne m’avez pas avisé que vous désiriez me parler, repartit Geissler. Autrement je ne me serais pas absenté.
Naa ! Et l’affaire ?
Geissler était-il disposé à se montrer plus raisonnable ? On n’a pas tous les jours la chance de se voir offrir quinze à vingt mille couronnes ! N’était-ce donc rien pour lui ?
Geissler se sentit offensé par cette allusion. Il répliqua froidement :
– Pour ma part, messieurs, je ne fais pas d’insinuation sur ce que vous êtes capables de payer ; mais je sais ce que je veux. Trêve d’enfantillages ! Mon prix n’a pas changé.
– Un quart de million de couronnes ?
– Oui.
Les messieurs montèrent à cheval.
– Voyons, Geissler, dit l’un, nous irons jusqu’à vingt-cinq mille.
– Je vois que vous avez envie de plaisanter, répondit Geissler. Mais, moi, je vais vous faire une offre tout à fait sérieuse : voulez-vous me vendre votre petit gisement ?
– Hein ? firent les administrateurs, un peu abasourdis. Cela mérite réflexion.
– Je vous l’achète.
Ah ! ce Geissler ! Toute la ferme était là maintenant à l’écouter, tous les gens de Sellanraa, maîtres et domestiques, et les maçons, et ces messieurs de la ville, et les palefreniers ! Comment avait-il trouvé le moyen de rassembler assez d’argent pour traiter une affaire pareille ? Mais, avec ce diable de Geissler, on ne pouvait jurer de rien. Quoi qu’il en soit, sa proposition avait révolutionné les importants personnages. Était-ce un piège ? Espérait-il par cette manœuvre donner plus de valeur à son fjeld ?
Les messieurs réfléchissaient, commençaient même à se concerter à voix basse. Ils remirent pied à terre.
À la fin, l’ingénieur, qui semblait avoir quelque autorité sur ses compagnons, déclara :
– Nous ne vendrons pas !
Et la cour était pleine de gens qui écoutaient.
– Pas ? firent les associés.
– Non !
Ils chuchotèrent encore entre eux, se remirent en selle pour de bon.
– Vingt-cinq mille ! jeta l’un.
Geissler se détourna sans répondre.
Ainsi se termina la dernière conférence.
Geissler avait l’air parfaitement insouciant ; il conversait avec le maçon, s’intéressait à la charpente de la nouvelle étable.
Il pria Inger de lui préparer des provisions, descendit sur la route et s’éloigna.
Il traversa les deux nouveaux défrichements qui se trouvaient au-dessous de Sellanraa et parla avec les colons. Il alla jusqu’à Maaneland, pour voir ce qu’Aksel Stroem avait fait cette année.
– Tu as un cheval ?
– Oui.
– J’ai une faucheuse mécanique et une herse à défricher par là dans le sud ; elles sont toutes neuves. Je te les donne.
– Comment ? demanda Aksel, qui ne pouvait croire à une telle générosité et songeait à un paiement par acomptes.
– Je t’en fais cadeau, insista Geissler.
– Ce n’est pas possible ?
– Pour la peine, tu aideras tes deux voisins à défricher leurs terres.
– Je n’y manquerai pas, repartit Aksel, qui ne comprenait pourtant pas les raisons de Geissler. Ainsi vous avez une propriété et des machines dans le sud ?
– J’ai des intérêts par là.
Ah ! peut-être Geissler n’avait-il pas d’intérêts du tout dans le sud ; mais il aimait à le faire croire. Quant à la faucheuse et à la herse, il pouvait les acheter à la ville et les expédier.
Il s’entretint longtemps avec Aksel de Storborg, le comptoir de commerce ; du frère d’Aksel, marié depuis peu, qui était venu s’établir à Breidablik et avait commencé à drainer les marais. Aksel se plaignait de ne pouvoir trouver une fille de ferme. Il n’avait qu’une vieille femme, nommée Oline, qui n’était plus capable de faire grand-chose de bon. Il avait dû travailler jour et nuit une partie de l’été. Il dit comment il avait accepté le poste d’inspecteur du télégraphe, mais le regrettait à présent.
– Ça ne convient qu’à des gens comme Brede, dit Geissler.
– C’est bien vrai ! Mais j’ai accepté, à cause de l’argent.
– Combien de vaches as-tu ?
– Quatre, et un jeune taureau.
Aksel avait une question plus importante à discuter avec Geissler. On avait ouvert une enquête à propos de Barbro. Oui, naturellement, cela avait fini par se savoir ! On avait vu Barbro enceinte à Maaneland ; mais elle était partie délivrée et sans enfant. Comment expliquer cela ?
Quand il comprit de quoi il s’agissait, Geissler prit un air important, entraîna Aksel dans les bois et le fit asseoir à son côté.
– Maintenant dis-moi tout !
Naturellement, cela s’était su ! Le pays n’était plus un désert. En outre, Oline était installée à Maaneland. En quoi cette affaire l’intéressait ? Oh ! Brede Olsen s’était fait d’Oline une ennemie. Impossible maintenant de se débarrasser d’elle ! Elle s’entendait à arracher par bribes la vérité à Aksel et trouvait là une merveilleuse occasion d’exercer son flair. En vérité, elle était trop vieille à présent pour tenir la maison et soigner le bétail : elle aurait dû renoncer à sa place. Mais le pouvait-elle quand il y avait ici un si profond mystère à pénétrer ? Elle s’était acquittée du travail d’hiver ; elle s’en tira aussi pendant l’été. Elle déployait une énergie prodigieuse, dans l’espoir de confondre la fille de Brede. À peine la neige avait-elle fondu au printemps qu’Oline avait commencé à fouiner dans les champs. Elle découvrit la bande de gazon au bord du ruisseau et vit tout de suite que la mousse avait été découpée en carrés. Elle eut même la chance de surprendre un jour Aksel en train de piétiner la petite tombe pour l’égaliser. Aksel était donc au courant ? Oline hochait sa tête grise ; c’était son tour à présent !
Non qu’Aksel fût un homme désagréable, mais il était d’une parcimonie excessive : il savait le compte de ses fromages et ne se laissait pas dépouiller d’une poignée de laine. Oline n’avait pas les mains libres, tant s’en faut ! Or, si Aksel avait été un homme de cœur, il lui aurait été reconnaissant et il aurait fait une entière confiance à une femme qui lui avait sauvé la vie, et à elle seule. Mais il continuait à partager sa gratitude : sans doute, si Oline n’était pas arrivée, il aurait souffert du froid toute la nuit ; Brede pourtant lui avait été d’un grand secours pour le ramener à la maison. Et c’était là tout le remerciement qu’elle en avait ? Oline était indignée. Aksel n’aurait-il pu désigner une vache à l’étable et dire :
– Elle est à toi, Oline.
Mais non !
Eh bien, il verrait si cela ne finirait pas par lui coûter plus cher qu’une vache !
Pendant tout l’été, Oline guetta les passants et leur chuchota son secret en hochant la tête.
– Surtout ne le répète pas !
Elle se rendit aussi plusieurs fois au village. Des rumeurs commencèrent à courir. Les enfants eux-mêmes se parlaient à l’oreille, en allant à l’école, à Breidablik. Le lensmand finit par s’émouvoir ; il fit un rapport et reçut des ordres. Un jour on le vit arriver à Maaneland avec son assistant ; il enquêta, dressa un procès-verbal et s’en retourna. Trois semaines plus tard, il revint, fit retourner le gazon au bord du ruisseau et exhuma le corps d’un enfant. Oline lui avait été d’une aide précieuse. Il eut en retour à répondre à ses questions. Eh oui ! il se pouvait qu’Aksel fût arrêté. Oline joignit les mains en prenant un air consterné. Quel malheur d’être mêlée à cette histoire ! Elle aurait voulu être loin !
– Mais, et Barbro ? susurra-t-elle.
– La fille Barbro, dit le lensmand, a été arrêtée à Bergen. La justice suit son cours.
Il se retira en emportant le petit cadavre.
Rien d’étonnant qu’Aksel Stroem fût inquiet. Il n’avait rien nié devant le lensmand. Il portait une part de responsabilité dans la naissance de l’enfant, qu’il avait d’ailleurs enterré de ses propres mains. Maintenant il demandait conseil à Geissler. Que devait-il faire ?
Geissler n’était plus le même. Ce récit compliqué l’avait fatigué ; il n’avait plus cette confiance en lui, cet entrain dont il avait fait montre le matin. Il consulta sa montre, se leva et dit :
– J’y réfléchirai et je te donnerai mon avis avant de partir.
Il retourna à Sellanraa, soupa légèrement et se coucha. Il dormit profondément jusqu’au matin. Il était épuisé sans doute après sa conférence avec les Suédois. Il ne se décida à repartir que deux jours plus tard. Il se montra généreux, selon son habitude, paya largement l’hospitalité qu’il avait reçue et donna une belle pièce brillante à la petite Rebekka.
– Peu importe que l’affaire ne se soit pas conclue cette fois-ci ! dit-il à Isak. L’occasion se retrouvera. Pour le moment, je les force à arrêter leur exploitation. Ces gens-là ne sont que des enfants. Ils croyaient m’en remontrer ! Tu as entendu ce qu’ils m’offraient ? Vingt-cinq mille !
– Oui, dit Isak.
– Naa ! poursuivit Geissler en écartant d’un geste de mépris ces propositions ridicules. Ça ne fera pas de mal au pays si la mine ne marche plus. Au contraire ! Les gens apprendront à cultiver leurs terres. Mais ils en pâtiront au village ; ils ont gagné trop d’argent cet été. Ah ! s’ils avaient été gentils avec moi autrefois, les choses auraient peut-être tourné autrement. Maintenant c’est ma volonté qui fait loi.
Il n’avait pourtant pas l’air d’un homme à faire la loi aux autres ; il avait à la main son petit paquet de provisions, et son gilet n’était plus d’une blancheur immaculée. Mme Geissler avait peut-être dépensé le reste des quarante mille couronnes que la vente de la mine avait rapportées à son mari à l’équiper pour ce voyage ; et maintenant il rentrait pauvre à la maison !
Il n’oublia pas, en repassant à Maaneland, de donner son avis à Aksel Stroem.
– J’ai réfléchi. L’affaire suit son cours. Tu n’as pas à bouger pour l’instant. Tu seras convoqué à l’instruction et tu t’expliqueras...
Rien que des mots ! Geissler n’avait peut-être pas réfléchi du tout à l’affaire.
– Je tâcherai d’aller à la ville et de voir le juge, ajouta-t-il en fronçant gravement les sourcils.
– Ah ! si vous le pouviez ! dit Aksel.
– Je tâcherai ; mais j’ai tant à faire ! Au revoir ! Je t’enverrai les machines.
6
Les derniers ouvriers ont quitté le fjeld. L’exploitation est arrêtée.
La nouvelle étable est terminée à Sellanraa. Le toit a été enduit de glaise pour l’hiver. Le bâtiment est vaste, divisé en plusieurs salles, avec un grand salon au milieu, comme pour des êtres humains. Isak a vécu autrefois dans une hutte de terre, qu’il partageait avec ses chèvres. Il n’y a plus maintenant de hutte de terre à Sellanraa.
Les ouvriers dressent les cloisons en planches, confectionnent les mangeoires. Mais Gustaf ne leur prête plus la main : il ne connaît rien à la menuiserie, déclare-t-il, et il se prépare à partir. Il s’est montré un merveilleux compagnon pour le travail de la pierre, fort comme un ours et plein d’entrain, faisant la joie de tous, le soir, en imitant un orchestre avec son harmonica, toujours plein d’attentions envers les femmes. Mais maintenant il s’en va. On dirait qu’il est pressé de s’éloigner.
– Tu peux bien attendre jusqu’à demain, dit Inger.
Non, il ne peut plus attendre. Sa besogne est terminée ici et il veut profiter du départ des derniers ouvriers pour avoir des compagnons dans la traversée du fjeld.
– Qui m’aidera maintenant à porter mes seaux ? demande Inger en souriant tristement.
– Hjalmar ! dit Gustaf, qui n’est jamais à court de réponse.
Hjalmar est le plus jeune des deux maçons ; mais il ne l’est pas autant que Gustaf : il ne peut en rien se comparer à lui.
– Lui, Hjalmar ? Non ! réplique Inger avec mépris. Changeant brusquement de ton, elle ajoute, dans l’espoir de rendre Gustaf jaloux :
– Eh ! oui, Hjalmar ! Il n’est pas si mal et il a une bien belle voix.
Mais Gustaf n’a pas l’air jaloux le moins du monde.
Ah ! Gustaf commence à se lasser d’Inger sans doute. Il a trouvé amusant de la souffler à ses camarades et de l’avoir à lui pendant les quelques semaines qu’il a passées à la ferme ; mais il lui faut maintenant chercher une autre occupation. Peut-il perdre son temps ici à cause d’Inger ? Il a de bonnes raisons d’en finir, elle doit bien le comprendre.
Inger est accablée de tristesse. Elle a aimé sincèrement et n’en a pas honte. C’est une femme vigoureuse, en pleine santé et qui obéit à la nature. Son automne jette une dernière flamme. Tandis qu’elle prépare des provisions pour Gustaf, son sein ondule de passion. Elle ne se demande pas si elle a raison, ni si elle s’expose à quelque danger ; elle se laisse aller. Elle est avide de sensations, avide de jouissance. Isak peut la soulever jusqu’au plafond et la reposer sur le plancher, comme il l’a fait une fois : cela lui est égal.
Elle sort pour donner les provisions à Gustaf.
Elle a posé un seau au pied de l’escalier, au cas où Gustaf consentirait à le porter avec elle jusqu’à la rivière. Elle a peut-être encore quelque chose à lui dire, peut-être un cadeau à lui faire : sa bague en or. Mais c’est fini ! Gustaf la remercie, lui dit adieu et s’en va.
Elle reste là.
– Hjalmar ! appelle-t-elle, plus haut qu’il n’est nécessaire, comme si elle avait résolu d’être gaie par bravade... oui, ou à force de désespoir.
Gustaf est parti...
Il y a huit fermes maintenant dans la région et toutes en pleine activité. Mais au comptoir de Storborg, il n’y a ni bétail, ni prairie, seulement un jardin. Les clients ont disparu.
À Sellanraa, Léopoldine et la petite Rebekka sont chargées de garder les champs de betteraves, pour empêcher les vaches de brouter les feuilles. Armée d’un grand bâton, Rebekka s’entend admirablement à écarter les bêtes. Son père, qui travaille non loin de là, vient de temps en temps lui tâter les mains et lui demande si elle a froid. Léopoldine est grande à présent ; elle tricote des bas et des mitaines pour l’hiver, tout en gardant le troupeau. Elle est née à Trondhjem et avait cinq ans quand elle est venue à Sellanraa. Mais le souvenir de la grande ville et du long voyage en bateau s’efface de sa mémoire : elle n’est plus qu’un enfant de la terre, qui ne connaît de l’univers que le village où elle est allée une ou deux fois à l’église et où elle a fait sa première communion l’an passé.
Outre les occupations de la ferme, on a de temps en temps un travail supplémentaire. Par exemple, la route est défoncée en deux ou trois endroits. Isak et Sivert descendent un jour pour la réparer. Deux mares, qu’il faut drainer, se sont formées.
Aksel Stroem a promis de faire sa part de la besogne. Mais il a justement été appelé à la ville pour une affaire pressante ; il a demandé à son frère, de Breidablik, de le remplacer. Son frère s’appelle Fredrik.
C’est un homme jeune, marié depuis peu ; un brave garçon, qui aime la plaisanterie, de la même trempe que Sivert.
Or Fredrik est passé à Storborg le matin et il a encore la mémoire toute chaude de ce que le propriétaire du comptoir lui a dit. Fredrik voulait un paquet de tabac.
– Je te donnerai du tabac quand j’en aurai, a grogné Aronsen.
– Quoi ! vous n’avez pas de tabac ?
– Non, et je n’en aurai pas, car il n’y a plus personne par ici pour en acheter.
Certes Aronsen n’était pas de bonne humeur. Il se sentait floué dans cette affaire de mine suédoise : il avait ouvert un comptoir au fin fond d’une campagne perdue, et on arrêtait l’exploitation du gisement, qui était sa seule source de revenu !
Fredrik à présent se moque d’Aronsen, qui a laissé sa terre en friche et n’a même pas de foin pour ses bêtes.
Sivert demande :
– Aronsen a-t-il dit quelque chose à propos d’un certain Geissler ?
– Oui : que c’était un type qui ne voulait pas vendre son fjeld. Il était furieux, Aronsen ! Un lensmand destitué, qui, disait-il, n’avait peut-être pas cinq couronnes dans sa poche ! On devrait le fusiller !
« – Patientez ! lui dis-je. Il vendra plus tard.
« – Non, dit Aronsen. Tu peux t’en rapporter à moi, je suis un homme d’affaires : quand l’une des parties offre deux cent cinquante mille et l’autre vingt-cinq mille, l’écart est trop grand, on ne le comble pas. Ah ! je n’aurais jamais dû mettre les pieds dans ce trou !
« – Vous ne songez pas à céder votre fonds ? lui ai-je demandé.
« – Si, répondit-il, c’est justement à quoi je pense. Je ne fais plus une couronne de recette par jour dans ce désert.
Les trois hommes riaient d’Aronsen et n’avaient pas pitié de lui.
Ils travaillèrent jusqu’à midi, mangèrent les provisions qu’ils avaient apportées, parlèrent du pays et de ses habitants. Ils discutaient posément, comme des gens dont les nerfs sont intacts et qui ne s’échauffent pas pour rien.
On est en automne. Le silence règne dans les bois d’alentour, le soleil luit sur les collines ; tout est pur et plein de douceur. Les hommes ont le temps de se reposer, couchés dans l’herbe, avec leurs bras en guise d’oreiller.
Fredrik parle de Breidablik, qui n’est pas encore bien important.
– Eh ! dit Isak, tu as déjà fait beaucoup : je m’en suis rendu compte en passant.
C’est un éloge de la part du plus ancien du pays, du géant lui-même. Fredrik s’en réjouit.
Ils se remirent au travail jusqu’au soir, tout en échangeant des réflexions de temps en temps.
– Alors tu n’as pas eu de tabac ? dit Sivert.
– Non. Mais ça ne fait rien : je ne fume pas, repartit Fredrik.
– Tu ne fumes pas ?
– Non. C’était un truc pour faire parler Aronsen.
Ils rirent...
En s’en retournant, le père et le fils sont taciturnes, comme d’habitude. Isak pourtant doit penser à quelque chose ; il dit :
– Écoute, Sivert !
– Oui.
– Non, rien.
Ils marchent un bon moment, puis le père reprend :
– Comment Aronsen continue-t-il son commerce quand il n’a plus rien à vendre ?
– Je ne vois pas à qui il offrirait ses marchandises, observe Sivert.
– Il n’y a que huit fermes en tout dans le pays ; mais il y en aura probablement davantage avant longtemps. Alors je me demande...
Sivert s’étonne. Qu’est-ce que son père a en tête ? Ils font encore un bout de chemin en silence.
– Hem !... Combien crois-tu qu’Aronsen veuille vendre son comptoir ? demande Isak.
– As-tu l’intention de l’acheter ? plaisante Sivert.
Mais il comprend soudain l’idée de son père : Isak pense à Eleseus. Il ne l’a pas oublié ! Il pense à lui comme Inger ; mais selon sa propre nature, qui est plus attachée au sol, plus attachée à Sellanraa.
– On pourrait l’avoir pour un prix raisonnable, répond alors Sivert.
Et, du moment que Sivert parle de la sorte, son père comprend que le garçon l’a deviné.
Quelques jours plus tard, Sivert et sa mère, rapprochant leurs têtes, tinrent conseil et chuchotèrent ; ils écrivirent même une lettre. Et, quand vint le samedi, Sivert exprima soudain le désir de descendre au village.
– Pour quoi faire ? demanda Isak.
Mais il devinait que Sivert allait à la poste.
Cependant Inger était plus calme, elle s’était ressaisie.
Une chose singulière que ce livre de dévotion ! Un guide, un bras autour du cou ! Quand Inger avait perdu la maîtrise d’elle-même et était allée cueillir des mûres, elle n’avait qu’à rentrer dans la petite chambre et à prendre son livre de prières : alors elle se sentait humble et craignait Dieu.
Lorsque tous les ouvriers avaient été partis, l’étable en pierre terminée, Sellanraa avait paru à Inger terriblement abandonné. Une épreuve pour elle ! Elle avait pleuré et beaucoup souffert. Elle ne s’en prenait qu’à elle de son désespoir. Si seulement elle avait pu se soulager en parlant à Isak ! Mais ce n’était pas leur coutume à Sellanraa de confesser leurs sentiments. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de se montrer plus prévenante envers son mari, d’aller le trouver dans les champs pour l’inviter à se mettre à table au lieu de l’appeler du pas de la porte, de réparer ses vêtements le soir avec plus de soin et de lui recoudre ses boutons.
Une nuit pourtant, elle se souleva sur un coude et dit :
– Isak !
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Isak.
– Naa ! Tu es éveillé ?
– Oui.
– Oh ! ce n’est rien, dit Inger. Mais je n’ai pas été comme j’aurais dû.
– Quoi ? s’exclama Isak. Et il se souleva à son tour sur son coude. Ah ! Inger était encore une femme incomparable, douée d’un grand cœur.
– Je n’ai pas été comme j’aurais dû envers toi, reprit-elle. Je me le reproche.
Ces simples mots émurent Isak, le rustre. Il aspirait à consoler Inger. Il ne comprenait pas la cause de ce repentir, mais il était sûr qu’il n’y avait pas au monde une autre femme comme elle.
– Ne pleure pas pour ça, dit-il, car personne n’est comme il devrait.
– Naa ! c’est vrai ! répondit-elle avec reconnaissance.
Ah ! Isak avait une saine conception des choses. Qui donc est comme il doit être ? Il avait raison. Le dieu de l’amour lui-même se précipite dans l’aventure comme un étourdi. Un jour, il se prélasse sur un lit de roses, et se passe la langue sur les lèvres, et se souvient. Le lendemain, il s’est enfoncé une épine dans le pied et s’efforce de l’arracher, la mine désespérée. En meurt-il ? Pas du tout, il se porte mieux que jamais. Ce serait du joli s’il mourait !
Inger se remit aussi. Mais elle s’absorba davantage dans la prière et y trouva la consolation. Elle se montrait travailleuse, et patiente, et bonne, chaque jour. Elle savait qu’Isak était différent de tous les autres hommes et elle n’aspirait plus qu’à lui. Naturellement il n’avait rien d’un gandin ; mais c’était un brave cœur ! Oh ! elle n’aurait jamais dû l’oublier, et que la crainte de Dieu et l’humilité sont de grand profit...
Voici qu’arrivé le petit fondé de pouvoir de Storborg : Andresen. Il arrive à Sellanraa un dimanche. Inger n’en est pas émue, loin de là. Elle ne se dérange même pas pour accueillir le visiteur ; et, comme la servante est en congé, elle envoie Léopoldine. Léopoldine sait offrir convenablement un bol de lait et dire :
– Sois le bienvenu !
Elle rougit, quoiqu’elle soit en robe du dimanche et n’ait aucune raison d’avoir honte.
– Merci ! Tu es trop aimable ! dit Andresen. Ton père est-il là ?
– Oui, il est quelque part à la ferme. Andresen boit, s’essuie avec son mouchoir et regarde sa montre.
– Y a-t-il loin jusqu’à la mine ? demande-t-il.
– Non : une heure de marche à peine.
– Il faut que j’aille là-haut pour Aronsen. Je suis son fondé de pouvoir.
– Naa !
– Tu me reconnais ? Je suis le commis d’Aronsen. Tu es venue faire des achats chez nous.
– Oui.
– Moi, je te connais bien, reprend Andresen. Tu es venue deux fois.
– C’est plus que je ne le mérite que tu ne m’aies pas oubliée, répond Léopoldine.
Elle est au bout de ses forces, elle s’appuie sur une chaise.
Andresen, lui, a encore des forces ; il insiste et dit :
– Comment l’aurais-je pu !
Il poursuit :
– Ne veux-tu pas m’accompagner jusqu’au fjeld ?
Léopoldine a d’étranges sensations : tout se brouille devant ses yeux, le plancher vacille sous ses pieds et la voix du commis Andresen lui parvient de très loin.
– N’as-tu pas le temps ?
– Non, répond-elle.
Dieu sait comment elle trouve le moyen de sortir de la cuisine. Sa mère la regarde et demande :
– Qu’est-ce que tu as ?
– Rien.
Rien vraiment ?... Ah ! maintenant c’est le tour de Léopoldine d’être troublée : elle entre dans la ronde. Elle est prête pour cela, bien développée, et jolie, et confirmée depuis peu. Elle fera une victime de choix pour le sacrifice. Un oiseau palpite dans sa jeune poitrine : ses longues mains sont, comme celles de sa mère, sensuelles, pleines de sexualité. Ne sait-elle pas danser ? Mais si ! C’est merveille qu’elle ait appris ; mais on apprend à danser même à Sellanraa. Sivert sait danser, Léopoldine aussi. Une danse propre au pays ; une espèce de sauterie endiablée, qui exige beaucoup de forces : scottish, mazurka, polka et valse à la fois. Et pourquoi Léopoldine ne saurait-elle pas se parer, et être amoureuse, et rêver tout éveillée ? Elle n’est pas différente des autres...
Quand Andresen redescendit de la mine, il trouva Isak à la maison. On l’invita à déjeuner. Toute la famille était réunie dans la salle. Le commis expliqua qu’Aronsen l’avait envoyé voir où en étaient les choses à la mine et si l’on y remarquait les signes d’une prochaine reprise de l’exploitation. Dieu sait ! il mentait peut-être quand il disait que son patron l’avait envoyé ; il avait peut-être entrepris cette promenade pour son propre compte. Et comment avait-il trouvé le moyen d’aller à la mine en si peu de temps ?
Inger demande :
– Est-ce vrai ce qu’on dit, qu’Aronsen veut vendre ?
Le commis répond :
– Il en parle. Avec sa fortune, il peut faire ce qui lui plaît.
– Naa ! Il a beaucoup d’argent ?
– Certes, il n’en manque pas.
Inger est incapable de se taire ; elle interroge :
– Combien veut-il de la propriété ?
Isak intervient. Il est peut-être encore plus curieux qu’Inger, mais il ne veut pas que l’idée d’acheter Storborg ait l’air de venir de lui. Il feint l’étonnement et dit :
– Pourquoi le demandes-tu, Inger ?
– Oh ! pour savoir seulement !
Ils regardent tous les deux le commis Andresen et attendent. Il répond... avec prudence ; il ne peut pas dire ce qu’Aronsen exigera, mais il sait ce que Storborg a coûté : seize cents couronnes.
Inger claque dans ses mains ; car, s’il y a une chose à laquelle les femmes n’entendent rien, c’est la valeur des propriétés. Isak reste froid et dit simplement :
– C’est un grand établissement.
Quand le commis est sur le point de partir, Léopoldine se glisse vers la porte. Étrange ! Elle se sent incapable de lui serrer la main ; mais elle trouve un bon poste d’observation dans l’étable en pierre et regarde par une fenêtre. Elle le voit passer, un peu court et épais, alerte pourtant, avec une barbe blonde, son aîné de huit ou dix ans ; elle ne le trouve pas antipathique...
Sivert rentre le dimanche soir avec la petite Rebekka, qui l’a accompagné. La fillette a dormi pendant les dernières heures du retour ; on la descend de la voiture sans qu’elle se réveille. Sivert rapporte quantité de nouvelles.
Aksel a acheté une faucheuse mécanique et une herse.
– Tu les as vues ? demande Isak, intéressé.
– Oui, je les ai vues sur le quai.
– Naa ! C’est donc pour ça qu’il est allé à la ville.
Sivert se sent fier d’être mieux renseigné, mais il n’ajoute rien. Mieux vaut laisser croire au père qu’Aksel Stroem est allé à la ville pour acheter des machines agricoles, et à la mère aussi. Oui ! Mais ni l’un ni l’autre ne le croient. Les rumeurs à propos d’un nouvel infanticide sont parvenues jusqu’à eux.
Aksel a été convoqué à l’instruction. Le lensmand l’a accompagné, vu l’importance de l’affaire. Événement considérable, la femme du lensmand s’est rendue aussi à la ville ; elle a promis de prendre la parole devant le jury.
Commérages et scandale au village, Sivert s’est bien aperçu que les gens évoquent le souvenir d’un autre infanticide, plus ancien. S’il n’avait pas été le fils d’un personnage comme le fermier de Sellanraa, on lui aurait peut-être tourné le dos à la sortie de l’église. Pourvu que Jensine n’entende pas trop parler de cette vieille histoire avant de rentrer à la ferme ! Sivert a ses propres préoccupations. Les habitants de l’Almenning sont capables de rougir et de pâlir aussi bien que les autres.
Au retour, quand Jensine était montée dans la voiture avec la petite Rebekka, la femme du forgeron avait dit à sa fille :
– Ne tarde pas trop à revenir, Jensine !
Cela pouvait s’entendre de deux manières. Si la femme s’était exprimée plus franchement, Sivert aurait peut-être répondu ; mais il se contenta de froncer les sourcils.
Ils se mirent en route. La petite Rebekka était la seule à parler ; elle avait vu beaucoup de belles choses à l’église : le prêtre avec sa croix d’argent, les cierges, les orgues. Enfin Jensine observa :
– Cette Barbro, quelle honte !
– Qu’est-ce que ta mère a voulu dire quand elle t’a demandé si tu reviendrais bientôt ? répliqua Sivert. Tu as l’intention de nous quitter ?
– Il faudra que je retourne chez moi encore une fois.
– Ptro ! cria Sivert en arrêtant son cheval. Veux-tu que je te reconduise tout de suite ?
Jensine le regarda, pâle comme une morte.
– Non, répondit-elle.
Et, au bout d’un moment, elle se mit à pleurer.
Rebekka promenait de l’un à l’autre un regard étonné. Ah ! Rebekka était précieuse en voyage ; elle prit parti pour Jensine, la caressa, la fit sourire. Et, quand elle lança un coup d’œil menaçant à son frère en déclarant qu’elle allait chercher un gros bâton pour le battre, Sivert fut forcé de sourire aussi.
7
Un homme s’avance à travers la campagne. Le vent et la pluie de l’automne ne le troublent pas. Il a l’air heureux. C’est Aksel Stroem. Il rentre de la ville, où le procès vient de se juger, et il a été acquitté. Oh ! oui, il est heureux ! D’abord, il a une faucheuse mécanique et une herse qui l’attendent sur le quai ; ensuite, il est acquitté. Il n’a été pour rien dans le meurtre de l’enfant. Les choses ont tout de même fini par s’arranger.
Mais par quelles épreuves il est passé !
Ce défricheur de terres vierges, appelé comme témoin devant la cour, avait vécu les heures les plus cruelles de sa vie. Il n’aurait rien gagné à charger Barbro et il n’avait pas dit tout ce qu’il savait ; chaque mot de ses déclarations avait dû lui être arraché et il répondait le plus souvent par oui ou par non. Ah ! cela avait failli mal tourner plus d’une fois. Ces puissants magistrats, avec leurs robes, étaient des gens dangereux, qui pouvaient prendre avantage d’une parole imprudente. Il semblait toutefois que de puissantes influences s’étaient exercées en faveur de Barbro ; elles servaient en même temps la cause d’Aksel.
Barbro avait assumé toute la responsabilité, déclarant qu’Aksel n’avait été instruit de la naissance de l’enfant que quand tout était fini. Certes il avait creusé une nouvelle fosse pour y ensevelir le corps ; mais c’était longtemps après, parce qu’il trouvait que le premier endroit était trop près du ruisseau et trop humide.
Aksel n’avait donc apparemment rien à redouter. Mme Heyerdahl, la femme du lensmand, avait pris l’affaire en main. Elle avait demandé à être citée comme témoin. Sa déposition fut une véritable plaidoirie. Elle se présenta à la barre comme une grande dame, exposa sous toutes ses faces la question de l’infanticide, se référa aux articles du code. Ah ! on pouvait dire ce qu’on voulait, mais Mme Heyerdahl savait parler et les questions sociales n’avaient pas de secret pour elle. Le président la laissait discourir ; à peine manifestait-il de temps en temps une velléité de l’interrompre.
– Nous, femmes, disait Mme Heyerdahl, nous sommes une moitié malheureuse et opprimée de l’humanité. Ce sont les hommes qui font les lois ; les femmes n’ont pas à donner leur avis. Mais un homme peut-il se représenter ce que c’est pour une femme que d’enfanter ? Il n’en a jamais ressenti les angoisses, les douleurs atroces. L’accusée est une fille de ferme, qui, n’étant pas mariée, a essayé de cacher son état. Pourquoi l’a-t-elle fait ? Par la faute de la Société, qui méprise la fille mère ! Non seulement la Société lui refuse sa protection, mais elle la persécute, lui inflige une honte imméritée. N’est-ce pas horrible ? Il n’y a pas un homme ou une femme de cœur qui puisse y penser sans en être indigné. Non seulement la fille doit mettre son enfant au monde, ce qui est en soi-même assez cruel, mais elle est de ce fait traitée comme une criminelle. J’ose le dire, ce fut un bien pour cette malheureuse que cet accident qui la fit accoucher dans l’eau et eut pour conséquence de noyer son enfant, un bonheur pour elle et pour l’enfant. Aussi longtemps que la Société continuera à accabler la fille mère de son mépris, il ne sera que juste d’absoudre cette dernière si elle tue son enfant.
Cette déclaration de principe provoqua un léger murmure de la part du président.
Mme Heyerdahl poursuivit, imperturbable :
– Et nous avons à envisager un autre côté de la question. Pourquoi l’homme n’est-il pas inquiété ? La mère qui a commis un infanticide endure la prison et les rigueurs de la loi ; mais le père de l’enfant, le séducteur, on ne lui fait rien.
Mme Heyerdahl développa ses arguments. Quand elle se tut, après avoir énoncé sa conclusion, elle put voir, à la mine de ses auditeurs, qu’elle avait très bien parlé. Le silence régnait dans la salle ; Barbro s’essuyait les yeux.
Le président n’était pas enclin à combattre la thèse de Mme Heyerdahl, loin de là ; il était humain et doux comme un prêtre.
L’avocat de la Couronne procéda à l’interrogatoire de Mme Heyerdahl et des autres témoins, qui étaient très peu nombreux. Il ne semblait pas que le procès dût se prolonger ; l’affaire était assez claire. Aksel Stroem avait bon espoir. Mais il parut soudain que Mme Heyerdahl et l’avocat de la Couronne se liguaient pour l’accabler, parce qu’il avait enterré le corps de l’enfant au lieu de faire la déclaration du décès. Il dut subir un interrogatoire serré ; et il ne s’en serait peut-être pas tiré sans dommage s’il n’avait aperçu Geissler dans l’assemblée. Ah, bien ! Geissler était là ! Sa présence rendit courage à Aksel, qui ne se sentit plus seul aux prises avec un magistrat résolu à le perdre. Geissler lui fit signe.
Donc Geissler était venu à la ville. Il n’avait pas demandé à être cité comme témoin, mais il était là.
Il avait repassé dans sa mémoire le récit qu’Aksel lui avait fait à Maaneland. Il estimait que l’instruction avait été mal conduite. Ce lensmand Heyerdahl était un homme à l’esprit étroit, qui s’était laissé influencer dans son enquête par l’idée préconçue qu’Aksel était complice de l’infanticide. Imbécile, qui n’avait aucune notion de la vie des paysans et ne comprenait pas qu’aux yeux d’Aksel l’enfant était précisément le lien qui retiendrait sur sa terre la travailleuse dont il avait besoin !
Geissler parla avec l’avocat de la Couronne. Il eut l’impression que, de ce côté, son intervention n’était pas nécessaire. Le procès prenait bonne tournure en ce qui concernait Barbro elle-même : et, si elle était acquittée, on ne pouvait pas accuser Aksel de complicité.
Après une suspension d’audience, la cour siégea de nouveau pour entendre le réquisitoire et la plaidoirie.
Il n’était pas désagréable à Geissler de sentir son pouvoir. Il avait connaissance d’un certain bout de toile, un morceau de chemise... à envelopper des joncs et d’un cadavre de nouveau-né qu’on avait repêché dans le port de Bergen. Un mot prononcé par lui pouvait produire autant d’effet que la menace d’un millier de glaives ; mais, ce mot, il ne le prononcerait pas sans nécessité.
La cour siégeait.
La comédie, dans ce tribunal de petite ville, était intéressante à observer : la gravité de l’avocat de la Couronne, l’éloquence émue du défenseur. Les jurés écoutaient, essayant de se faire une opinion sur la fille Barbro et la mort de son enfant.
L’avocat de la Couronne semblait avoir quelque peu modifié son attitude depuis l’audience du matin, comme s’il s’était rappelé soudain que ses fonctions l’obligeaient à assurer le respect de la loi ; il était certainement moins disposé à l’indulgence.
Il désirait attirer l’attention sur trois points. Premièrement : Y avait-il eu dissimulation de naissance ? La réponse ne faisait pas de doute. Secondement : Pourquoi l’accusée avait-elle emporté ce morceau de chemise ? Était-ce dans une intention préméditée ? L’avocat général développa ce thème. Le troisième point concernait la façon suspecte dont le corps avait été enfoui précipitamment, sans qu’aucun prêtre ni magistrat en eût été avisé. Ici, la responsabilité de l’homme passait au premier plan ; le jury aurait à apprécier jusqu’à quel degré elle était engagée, car il était évident que, si l’homme était complice et avait enfoui le corps de ses propres mains, il fallait que sa servante eût commis un crime pour qu’il pût en devenir complice.
– Hem ! fit quelqu’un dans la salle.
Aksel Stroem comprenait qu’il était menacé. Il observait le jury et ne rencontrait pas un seul regard. Tous les yeux étaient fixés sur le magistrat qui prononçait son réquisitoire. Mais là-bas, dans l’assemblée, Geissler semblait réfléchir profondément, l’air conscient de sa supériorité, la lèvre inférieure projetée en avant, le visage tourné vers le plafond. Cette énorme indifférence devant la gravité de la cour et ce « hem » lancé à voix haute réconfortèrent Aksel ; il ne se sentit plus seul contre tout le monde.
L’avocat de la Couronne trouva sans doute qu’il avait rempli son devoir en attirant les soupçons sur l’homme et en le rendant antipathique ; il n’insista pas. Il fit même en quelque sorte volte-face et ne requit aucune condamnation. Il déclara qu’après l’audition des témoins, il ne croyait pas devoir réclamer de châtiment pour l’accusée.
Aksel se dit qu’en ce cas c’était fini. Tout allait pour le mieux.
Mais maintenant la parole fut donnée à l’avocat de la défense : un jeune homme très ferré sur le Code et qui avait été désigné pour plaider cette affaire splendide. Jamais personne n’avait été aussi certain de défendre l’innocence. À vrai dire, cette Mme Heyerdahl l’avait devancé, en lui prenant ses meilleurs arguments ; il était dépité qu’elle eût utilisé le thème de la société responsable, car il aurait eu lui-même beaucoup à dire là-dessus. Il en voulait au président, qui n’avait pas borné l’éloquence du témoin. Mme Heyerdahl avait présenté une véritable défense. Que lui restait-il maintenant à lui ? Il commença par exposer le passé de la fille Barbro Bredesen. Elle était d’une famille de petites gens, laborieux pourtant et respectables. Elle était entrée jeune en service, d’abord chez le lensmand.
– Nous avons entendu aujourd’hui l’opinion que son ancienne maîtresse, Mme Heyerdahl, avait d’elle : elle ne peut pas être plus favorable. Barbro est allée ensuite à Bergen.
L’avocat fit grand cas du certificat élogieux qu’avaient donné à la jeune fille deux commis chez lesquels elle avait servi. Barbro était depuis revenue auprès des siens et était entrée chez un célibataire, à la campagne. Alors ses malheurs avaient commencé.
Elle devint enceinte des œuvres de son patron.
– L’enfant est né : un garçon viable et bien constitué. L’autopsie a prouvé qu’il a respiré et qu’il a succombé à l’asphyxie. Les jurés connaissent les circonstances de cette naissance : la mère est tombée dans le ruisseau et a accouché dans l’eau. Elle était hors d’état de porter secours à son enfant ; elle était elle-même incapable de se relever et de remonter sur le bord. Aucune trace de violence sur le corps de l’enfant, rien qui puisse laisser supposer que sa mort a été voulue ! Il a été noyé par accident. Impossible de trouver une explication plus naturelle !
« L’honorable avocat de la Couronne a mentionné un bout de toile. On retient comme une charge contre l’accusée qu’elle ait emporté cette chemise déchirée quand elle s’est rendue au bord du ruisseau. Mais il est facile de réduire cette charge à néant. L’accusée avait pris ce bout de toile pour envelopper des joncs. Elle aurait pu aussi bien emporter autre chose : une taie d’oreiller, par exemple. Mais elle a pris cette vieille chemise. Pouvait-elle rapporter dans ses mains nues tout un paquet de joncs ?
« Il y a un autre point qui mériterait d’être éclairci. L’accusée a-t-elle trouvé l’appui et la sollicitude qu’exigeait son état ? Son maître l’a-t-il traitée avec ménagement ? La fille s’est exprimée favorablement à l’instruction sur le compte de son patron ; nous y voyons la preuve de la noblesse de son caractère. L’homme lui-même, Aksel Stroem, n’a pas, dans ses dépositions, jeté la pierre à l’accusée ; il a agi honnêtement, pour ne pas dire prudemment, car il se sauve en la sauvant.
« Il est impossible d’étudier les circonstances de l’affaire sans être ému de la compassion la plus profonde pour cette jeune fille dans son abandon, et on n’a pas à implorer la pitié pour elle : il suffit, pour la juger, de la comprendre et de posséder le sens de l’équité. Son patron et elle ont été un temps fiancés ; mais une certaine incompatibilité d’humeur et des questions d’intérêt les ont séparés. Cette fille ne pouvait être sûre de son avenir chez un tel homme.
« À messieurs les jurés d’apprécier ! Il ne reste rien des charges que l’on a relevées contre la fille Barbro, à moins qu’on ne veuille lui tenir rigueur de ne pas avoir déclaré le décès de l’enfant. Mais l’enfant était mort, on n’y pouvait rien. Il y avait loin de cette campagne perdue pour aller chercher un prêtre ou aviser le lensmand. Était-ce un crime que de laisser l’enfant dormir son sommeil éternel dans une bonne tombe, au milieu des bois ? Et si c’est un crime de l’avoir enterré ainsi, alors l’accusée n’en est pas plus responsable que le père. Je pense, messieurs les jurés, que c’est là une faute vénielle, qui peut être pardonnée. Nous ne sommes plus au temps de la loi du talion : œil pour œil, dent pour dent. La justice moderne est humaine, elle tient compte des circonstances et des intentions.
« Vous ne condamnerez pas cette fille ! Le rôle de la justice ne consiste pas à faire un criminel de plus, mais à rendre à la société un membre sain et utile. L’accusée a la perspective d’une nouvelle place : Mme Heyerdahl, qui connaît Barbro pour l’avoir eue à son service, est prête à lui ouvrir toute grande la porte de sa maison. Plaise à messieurs les jurés de peser les conséquences de leur verdict !
En terminant, le défenseur tint à remercier le représentant du ministère public, qui n’avait pas requis la condamnation de l’accusée, donnant ainsi l’exemple d’une haute et profondément humaine compréhension.
L’avocat se rassit. On alluma les lampes : deux suspensions d’où tombait une lumière si pauvre que les juges pouvaient à peine lire leurs notes. Le président résuma la cause. Le réquisitoire et la plaidoirie lui avaient facilité la tâche. Il conclut en rappelant que le doute devait profiter à l’accusée.
Tout était clair à présent.
Les jurés se retirèrent pour délibérer. On leur avait remis la liste des questions auxquelles ils avaient à répondre. L’audience fut reprise au bout de cinq minutes. Le verdict du jury était « non » sur toutes les questions.
Non, la fille Barbro n’avait pas tué son enfant !
Alors le président prononça quelques mots et déclara que la fille Barbro était libre.
Le public quitta la salle. La comédie était finie...
Quelqu’un prit Aksel par le bras : c’était Geissler. Il dit :
– Eh bien ! t’en voilà tiré !
– Oui, dit Aksel.
– Mais on t’a fait perdre ton temps.
Aksel revenait à lui peu à peu.
– Ah ! je suis content que ça n’ait pas mal tourné pour moi !
– Mal tourné pour toi ? j’aurais bien voulu voir ça ! fit Geissler en appuyant sur ses mots.
Aksel en recueillit l’impression que Geissler était intervenu.
Ah ! je vous dois beaucoup de reconnaissance, dit Aksel en tendant la main.
– Pourquoi ? demanda Geissler.
– Mais... mais pour tout !
– Je n’ai rien fait, protesta Geissler. C’était inutile.
Mais il ne lui déplaisait peut-être pas qu’on lui exprimât de la reconnaissance.
Sur le bateau, Aksel rencontra le lensmand et sa femme, Barbro et deux filles du village qui avaient été citées comme témoins.
– Naa ! fit la femme du lensmand. Es-tu content du verdict ?
Aksel répondit que oui, il était content que tout cela fût fini.
Mme Heyerdahl comprenait bien que sa conférence de la veille n’avait pas dû être du goût d’Aksel ; elle essaya de se faire pardonner.
– Tu comprends pourquoi j’ai parlé contre toi comme je l’ai fait.
– Oui... oui, répondit Aksel.
– Tu t’en rends bien compte ? Je ne voulais pas te nuire. J’ai toujours eu beaucoup d’estime pour toi.
– Naa ! dit seulement Aksel.
Mais il était touché.
– Oui, tu peux m’en croire, reprit Mme Heyerdahl. Mais j’étais forcée de rejeter un peu la faute sur toi ; autrement, Barbro aurait été condamnée, et toi avec elle. J’ai agi dans une bonne intention.
– Oui, oui ! Je vous en remercie.
– C’est moi, et personne d’autre, qui ai fait des démarches, allant d’Hérode à Pilate pour arranger les choses. Et tu as bien entendu que nous avons tous parlé de la même façon, te chargeant un peu pour vous sauver tous les deux. Non, tu ne dois pas croire un instant que j’ai voulu vraiment te faire du tort, quand je te tiens en si haute estime !
Cela réconfortait, après tant d’avanies. Aksel était si ému qu’il aurait voulu faire quelque chose pour la femme du lensmand, n’importe quoi, afin de lui prouver sa reconnaissance : peut-être lui donner un quartier de viande, maintenant qu’on était en automne. Il avait un veau.
Mme Heyerdahl tint parole : elle emmena Barbro. Sur le bateau déjà, elle s’occupait de la fille, s’inquiétait de savoir si elle avait froid ou faim. Elle veillait aussi à l’empêcher de flirter avec l’officier de Bergen. La première fois, elle se contenta d’appeler Barbro auprès d’elle ; mais, un peu plus tard, elle vit que Barbro était encore avec lui, la tête inclinée sur l’épaule, parlant le dialecte de Bergen et souriant. Alors elle la rappela plus sévèrement et dit :
– Il ne me plaît pas que tu parles ainsi avec les hommes maintenant, Barbro ! Tu devrais penser à ce qui vient de t’arriver.
– J’avais entendu qu’il était de Bergen, répondit Barbro. Alors j’ai échangé quelques mots avec lui.
Aksel ne lui parla pas. Il remarqua qu’elle avait la peau plus blanche et les dents plus nettes ; elle n’avait pas ses bagues...
Et maintenant Aksel s’avance à travers les terres. Il vente, il pleut ; mais Aksel est en joie : il a vu sur le quai sa faucheuse mécanique et sa herse. Ce Geissler ! il n’avait pas soufflé mot de cet envoi important. Ah ! c’était un type étonnant !
8
À peine rentré chez lui, Aksel dut se remettre en route. Avec les tempêtes d’automne commençaient des peines et des soucis dont il avait accepté la charge : le télégraphe, sur son mur, annonçait que la ligne était dérangée.
Ah ! il avait trop pensé à l’argent quand il avait accepté ce poste. Il en avait eu des ennuis dès le début. Brede Olsen l’avait menacé, quand il était venu chercher l’appareil télégraphique et les outils.
– Tu n’as pas l’air de te rappeler que je t’ai sauvé la vie cet hiver.
– C’est Oline qui m’a sauvé la vie, répondit Aksel.
– Naa ! Ne t’ai-je pas rapporté chez toi sur mon dos ? Et que dire de ta manière d’acheter ma ferme en été et de me laisser sans abri pour l’hiver ? Mais tu peux prendre le télégraphe et toute la ferraille ! Je retournerai au village avec ma famille et j’entreprendrai quelque chose. Tu ne sais pas ce que ce sera ; mais ce sera un hôtel, avec une salle où les gens pourront boire le café. Nous nous en tirerons très bien, crois-moi ! Je te le dis, Aksel, je pourrais te causer beaucoup de désagréments, connaissant le télégraphe comme je le connais : qu’est-ce qui m’empêcherait d’abattre les poteaux et de couper les fils ? Et tu serais obligé de tout lâcher, en pleine saison, pour courir sur la ligne. Voilà ce que je voulais te dire, et mets-toi ça dans la tête...
Or Aksel aurait dû maintenant aller chercher ses machines, qui l’attendaient sur le quai : il les aurait eues chez lui pour les regarder et apprendre à s’en servir. Il était forcé d’attendre. Ce n’était pas amusant d’abandonner son travail pour inspecter le télégraphe.
En haut du fjeld, il rencontra Aronsen. Le commerçant Aronsen se tenait là, regardant et scrutant dans la tourmente, semblable à une apparition. Il n’avait pas pu y tenir, il était venu voir la mine. C’est qu’il avait de graves préoccupations pour lui-même et pour l’avenir des siens. Il contemplait le spectacle de désolation sur le fjeld abandonné : le matériel qui pourrissait, les machines rongées par la rouille, les camions laissés à ciel ouvert, la ruine. Çà et là, des écriteaux, placardés sur les baraques, portaient interdiction de détourner ou de détériorer le matériel de la compagnie.
– Ah ! il mériterait d’être fusillé ! dit Aronsen.
– Qui ? demanda Aksel.
– Qui ? Celui qui nous a tous ruinés en refusant de vendre sa concession !
– Geissler, vous voulez dire ?
– Oui, naturellement !... fusillé !
Aksel rit.
– Je l’ai vu à la ville, il y a quelques jours. Vous auriez pu le rencontrer. À mon humble avis, je crois que vous feriez mieux de ne pas vous occuper de lui.
– Pourquoi ? demanda aigrement Aronsen.
– Je crains qu’il ne soit un peu trop énigmatique pour vous.
Ils discutèrent un moment. Aronsen était de plus en plus surexcité.
– Vous n’aurez pas le cœur de nous laisser en plan, dit Aksel par plaisanterie.
– Crois-tu, s’exclama Aronsen avec colère, que je vais pourrir dans vos marais pour ne pas vendre seulement de quoi bourrer ma pipe ? Amène-moi un acheteur et je cède mon fonds !
– Eh bien, cela peut se trouver, dit Aksel. Isak, de Sellanraa, par exemple !...
– Je ne le crois pas. Quoi ! tu dis qu’Isak serait disposé à acheter Storborg ?
– Il le pourrait, s’il n’y avait que la question d’argent ; il est assez riche pour acheter cinq Storborg comme le vôtre.
En montant à la mine, Aronsen avait fait un détour pour éviter Sellanraa ; mais, en revenant, il passa par la ferme et eut un entretien avec Isak. Mais Isak hocha la tête et dit non ; c’était une chose à laquelle il n’avait pas pensé.
Quand Eleseus reparut à Sellanraa pour les fêtes de Noël, Isak se montra plus abordable. Il continuait à prétendre que c’était insensé d’acheter Storborg et qu’il n’aurait jamais eu, quant à lui, l’idée d’une pareille folie. Pourtant Eleseus était d’avis qu’on pourrait faire quelque chose de ce comptoir et que cela valait la peine d’y penser.
À vrai dire, l’enthousiasme d’Eleseus était assez mitigé. S’il s’installait à Storborg, il était pour ainsi dire fini. La campagne n’est pas la ville.
Sa mère inclinait pour l’achat, Sivert aussi. Ils firent si bien qu’Eleseus consentit un jour à descendre avec eux à Storborg.
Mais, dès qu’il entrevit une chance de vendre, Aronsen devint un autre homme. Il n’était nullement pressé de se débarrasser de Storborg. Même s’il s’en allait, la propriété restait là ; elle avait toujours sa valeur, qui tenait « la barre droite ». Il trouverait assez d’amateurs !
– Vous ne m’en donneriez pas ce que j’en veux, dit-il.
Ils visitèrent la maison, les magasins, jetèrent un coup d’œil sur les marchandises qui restaient : des harmonicas, des chaînes de montre, des boîtes, des suspensions avec des ornements de cristal, toutes choses invendables chez des paysans.
Eleseus se donnait des airs de connaisseur.
– Je ne peux rien faire de tout cela, dit-il.
– Alors laissez-le ! répondit Aronsen.
– Je vous donne quinze cents couronnes pour la terre avec ce qu’il y a dessus, les marchandises et le bétail, dit Eleseus.
Oh ! il pouvait parler d’un ton dégagé. Son offre n’était que vantardise. Il voulait faire sentir son importance.
Non, pas d’affaire possible ! Aronsen regardait comme une offense la proposition d’Eleseus.
Aronsen avait en effet un petit renouveau d’espérance. Peut-être ne serait-il pas forcé de vendre. On avait tenu une réunion au village pour examiner la situation créée par le refus de Geissler de céder son fjeld. L’arrêt de l’exploitation affectait tout le canton. Comment les gens se seraient-ils résignés à vivre aussi simplement qu’avant l’ouverture de la mine ? Ils s’étaient habitués à manger du pain blanc, à porter des vêtements de confection, à gagner de gros salaires ; ils étaient devenus dépensiers. Et voilà que l’argent leur échappait, comme un banc de harengs finit par s’éloigner et disparaître ! Que faire, mon Dieu, dans une telle extrémité ?
On ne doutait pas que l’ancien lensmand Geissler ne voulût se venger des gens du canton qui l’avaient desservi auprès de l’amtmand et fait révoquer. En exigeant le prix exorbitant d’un quart de million pour son fjeld, il avait paralysé le développement du district. Ah ! cet homme était puissant, on l’avait méconnu !
Il fallait s’entendre avec lui. Quel serait le dernier prix de Geissler pour son fjeld ? Les Suédois lui avaient proposé vingt-cinq mille francs et il avait refusé. Mais les habitants du canton pourraient offrir la différence pour le décider à traiter ? Si Geissler ne maintenait pas des exigences insensées, chacun trouverait son compte à un pareil arrangement. On décida, pour finir, d’envoyer deux hommes en mission auprès de Geissler.
Voilà pourquoi Aronsen avait repris espoir et dédaignait l’offre d’Eleseus pour l’achat de Storborg. Mais son dédain ne devait pas durer.
Huit jours plus tard, les émissaires rapportèrent le refus le plus net. Les paysans avaient commis une faute en choisissant Brede Olsen pour l’un de leurs représentants, parce qu’il avait des loisirs. Geissler avait secoué la tête en riant.
– Vous pouvez vous en retourner !
Mais il avait payé leur voyage aux émissaires.
Alors c’en était fait de la prospérité du canton !
Aronsen exhala d’abord sa fureur ; puis il se rendit à Sellanraa et conclut le marché. Eleseus eut, pour le prix de quinze cents couronnes, la terre avec les bâtiments, le bétail et les marchandises.
Ce n’est pas qu’Eleseus était absolument ravi. Son avenir était fixé maintenant : il allait s’enterrer à la campagne. Il devrait renoncer à ses projets ambitieux, il ne vivrait plus à la ville et ne serait jamais lensmand. Devant les siens, il affectait d’être fier d’avoir obtenu Storborg pour le prix qu’il avait fixé ; mais cette petite satisfaction d’amour-propre ne le réconfortait guère. Il avait conservé Andresen, le commis, qui s’était trouvé pour ainsi dire compris dans le marché et qu’Aronsen ne pouvait plus employer avant de posséder un nouveau comptoir. Eleseus s’était senti flatté quand Andresen lui avait demandé de le garder : il était désormais un patron, un chef.
– Tu peux rester, dit-il. J’ai besoin d’avoir quelqu’un pour me remplacer ici quand je serai en voyage pour affaires à Trondhjem ou à Bergen.
Andresen n’était pas un mauvais auxiliaire : il était travailleur et s’entendait à tenir la maison quand son patron, Eleseus, était absent.
Au printemps, quand Sivert descendit de Sellanraa pour aider son frère à drainer une pièce de terre marécageuse, Andresen prit bravement la pioche et fit sa part de la besogne ; il n’y était pas obligé, et Dieu sait ce qui le poussait ! C’était une vieille idée d’Isak d’assécher les marais de Storborg et de mettre la terre en valeur. Le petit commerce du comptoir ne devait être, à ses yeux, qu’un adjuvant, une commodité pour les gens de la campagne, qui ne seraient plus forcés d’aller jusqu’au village quand ils auraient une emplette à faire.
Sivert échangeait des plaisanteries avec Andresen. Parfois il s’amusait à prononcer le nom de Léopoldine, pour voir comment le commis s’arrêtait brusquement dans son travail et rougissait.
Les deux garçons ne s’ennuyaient pas quand ils travaillaient ainsi côte à côte en se confiant leurs réflexions. Eleseus venait de temps en temps leur donner un coup de main ; mais il était vite fatigué. Il n’était vigoureux ni de corps ni de volonté.
– Tiens, voici Oline ! dit un jour ce farceur de Sivert. Dépêche-toi de lui vendre une livre de café !
Eleseus s’empressa. Certainement, si Oline avait de petites emplettes à faire, il la servirait ; il était trop heureux de trouver un prétexte pour se reposer de son labeur de terrassier.
Et la pauvre Oline venait bien chercher quelques grains de café de temps en temps, lorsqu’elle avait réussi à arracher un peu d’argent à Aksel ou à détourner un petit fromage pour faire l’échange. Elle n’était plus la même. Son service à Maaneland était trop pénible pour une vieille femme comme elle. Mais elle ne renonçait pas à sa place pour cela ; elle était obstinée, elle s’acquittait de sa tâche et trouvait encore le temps d’aller faire des commérages chez les voisins.
Elle était mécontente de l’issue du procès. Quoi ! Barbro, cette fille de Brede, s’en tirait, quand Inger, de Sellanraa, avait eu huit ans de prison ! Oline ne l’admettait pas. Quand elle y pensait, elle était soulevée par une indignation antichrétienne. Le Tout-Puissant n’avait pas dit son dernier mot ! On verrait si sa justice ne réparait pas l’iniquité des hommes ! Oline était incapable de cacher son dégoût, surtout quand elle était en désaccord avec son patron : alors elle exprimait sa réprobation sur ce ton douceureux qui lui était particuler.
– Ah ! les lois sont devenues bien tendres pour les pécheurs de Sodome ! Mais, dans mon humilité, j’ai foi en la justice de Dieu.
Aksel était excédé de sa ménagère ; il l’aurait volontiers envoyée au diable. Sa belle-sœur, à Breidablik, avait écrit en Helgeland pour essayer de lui procurer une femme convenable ; mais cette démarche n’avait encore produit aucun résultat.
Aksel en voulait à Barbro. C’était vraiment un mauvais tour qu’elle lui avait joué de faire disparaître l’enfant et de déserter ensuite elle-même la maison. Voilà deux hivers et un été qu’il était forcé de se débrouiller avec le seul secours d’Oline. Et combien de temps cela durerait-il ? Barbro s’en souciait-elle, la garce ? Il lui avait parlé une fois au village, cet hiver ; mais elle n’avait même pas versé une larme.
– Qu’as-tu fait des bagues que je t’ai données ? demanda-t-il.
– Je ne les ai plus.
– Comment tu ne les as plus ?
– Puisque tout est fini entre nous, je ne pouvais plus les porter.
– Vraiment ? Alors j’aimerais à savoir ce que tu en as fait.
– Tu veux les ravoir ? Je ne t’aurais pas cru si mesquin !
Malgré tout, Barbro n’était ni vulgaire, ni dépourvue de charme. Elle portait un long tablier maintenu par des bretelles croisées et une collerette blanche qui lui seyaient à ravir. On disait qu’elle avait un amoureux au village ; mais ce n’était peut-être qu’un racontar. La femme du lensmand la surveillait et l’avait même empêchée d’aller au bal la nuit de Noël.
Oui, Mme Heyerdahl se montrait fort vigilante. Aksel était là, dans la rue, parlant à son ancienne servante, quand elle s’interposa soudain :
– Je croyais que tu étais allée faire ma course au magasin, Barbro.
Barbro fila. La femme du lensmand se tourna vers Aksel.
– As-tu apporté de la viande pour moi ?
C’est vrai ! Quand Mme Heyerdahl lui avait adressé tant de compliments sur le bateau, il avait pensé à lui faire cadeau d’un quartier de viande quand il abattrait son veau. Mais il n’avait pu se résigner à tuer l’animal. Ne serait-il pas mieux, après tout, de le laisser grandir ?
– Hem ! Bonjour !... Non ! dit Aksel en secouant la tête.
– Je croyais que tu avais un veau à abattre.
– Ah ! bien !... je le garde encore.
– Je comprends.
Mme Heyerdahl fit une inclination de tête et s’éloigna.
Aksel reprit le chemin de Maaneland. Il était pensif et craignait d’avoir été maladroit. La femme du lensmand avait été au procès un témoin important, pour et contre lui, mais important de toute façon, et dont l’intervention avait en définitive tourné à l’avantage d’Aksel. Peut-être ferait-il bien d’abattre un mouton.
Cette pensée n’était pas sans rapport avec Barbro. S’il apportait un mouton à la patronne de Barbro, celle-ci ne manquerait pas d’en être touchée.
Les jours passèrent sans qu’il s’y décidât. Quand il retourna au village, il n’avait toujours pas abattu son mouton ; mais au dernier moment il emporta un agneau. C’était tout de même un gros agneau, pas une bête chétive. En l’offrant, il dit :
– Mes moutons sont trop coriaces. J’ai voulu vous apporter quelque chose de bon.
Mais Mme Heyerdahl ne voulait pas accepter de cadeau.
– Dis-moi ce que tu en veux !
Une dame comme elle tenait à payer tout ce qu’elle prenait. Aksel obtint à la fin un bon prix de son agneau.
Il ne vit pas Barbro, que Mme Heyerdhal s’était hâtée d’éloigner. Le diable soit de cette Barbro qui l’avait laissé en plan depuis un an et demi !
9
Il arriva au printemps un événement imprévu et de grande importance : l’exploitation de la mine de cuivre fut reprise. Geissler avait vendu son fjeld ! Ah ! Geissler était un homme insondable ! Tantôt il refusait, tantôt il acceptait ; il pouvait faire sourire toute la population d’un canton !
Avait-il obtenu son quart de million ? Ou s’était-il trouvé pressé d’argent et forcé à la fin de céder au prix qu’on avait bien voulu lui donner ? Vingt-cinq ou quinze mille, c’était tout de même une somme ! Le bruit courait que c’était son fils aîné qui avait traité l’affaire pour son compte.
Quoi qu’il en soit, on avait repris l’exploitation. Le même ingénieur était revenu avec ses équipes d’ouvriers. On recommençait le même travail. Le même travail, oui, mais pris à rebours, à ce qu’il semblait.
Les Suédois avaient ramené leurs gens, et leur dynamite, et leurs capitaux. Alors qu’est-ce qui n’allait pas ?
Cependant Aronsen avait reparu ; il voulait absolument racheter Storborg.
– Non, dit Eleseus, je ne vends pas.
– Si je vous en offre un bon prix ?
– Non !
Non, Eleseus n’était pas disposé à revendre Storborg ; il trouvait à présent que la condition de commerçant à la campagne n’était pas si misérable. Il avait une belle véranda, avec des vitres de couleur, un commis qui faisait la besogne à sa place, et il pouvait voyager à sa guise. Eh ! oui, voyager en première classe, avec du beau monde ! Qui sait même s’il n’aurait pas un jour l’occasion d’aller jusqu’en Amérique ! Il y avait souvent pensé. Les simples tournées qu’il faisait dans les villes du sud pour nouer des relations commerciales étaient quelque chose qui embellissait chaque fois la vie pour longtemps. Non qu’Eleseus fût homme à s’adonner à l’orgie ! C’était un garçon singulier : les filles ne l’intéressaient plus. Le fils du margrave voyageait en première classe et traitait des affaires ! Après chacune de ses tournées, il revenait plus élégant et plus important. Il reparut un jour avec des galoches.
– Tu portes deux paires de souliers à présent ? lui dit quelqu’un.
– C’est pour me garantir des engelures, répondit Eleseus.
On le plaignit à cause de ses engelures.
Ô jours heureux, vie splendide, oisiveté ! Non, il ne voulait pas vendre Storborg ! Lui faudrait-il retourner dans une petite ville, où il se tiendrait toute la journée derrière un comptoir et n’aurait pas de commis sous ses ordres ? Au reste, il avait décidé de développer prodigieusement l’activité de Storborg. Les Suédois étaient revenus et allaient encore inonder le pays avec leur argent. C’eût été folie que de revendre en ce moment. Aronsen insistait en vain et s’en voulait de plus en plus de sa stupidité.
Aronsen pourtant aurait pu s’épargner ses regrets ; et, quant à Eleseus, il aurait modéré ses grands projets s’il avait été mieux renseigné. Les habitants du canton tout entier auraient conçu moins d’espérance ; ils auraient eu moins de sourires, ils ne se seraient pas frotté les mains. Ils allaient éprouver une immense déception. Qui aurait prévu cela ? L’exploitation de la mine reprenait en effet, mais à l’autre bout du fjeld, à deux lieues de là, à la limite sud de la concession de Geissler, dans un autre canton. Le travail progresserait ensuite lentement vers le nord, dans la direction de la mine d’Isak, et redeviendrait à la fin une bénédiction pour le pays ; mais, dans la meilleure hypothèse, cela demanderait beaucoup d’années, un âge d’homme.
La nouvelle éclata comme la plus épouvantable explosion de dynamite. Les gens étaient consternés. Certains accusaient Geissler, ce Geissler du diable, qui leur avait joué encore une mauvaise farce. Les autres essayèrent de se ressaisir et envoyèrent une nouvelle députation, à la direction de la mine cette fois, à l’ingénieur. La démarche fut sans effet : l’ingénieur expliqua qu’il avait dû commencer l’exploitation du côté du sud, parce que c’était près de la mer, qu’on évitait ainsi les longs transports et l’obligation de construire un téléphérique.
Alors Aronsen partit pour le nouveau territoire d’exploitation, la nouvelle terre promise. Il voulait emmener son ancien commis, Andresen.
– Pourquoi rester dans ce pays perdu ? dit-il. Tu ferais mieux de venir avec moi.
Mais Andresen ne voulait pas quitter Storborg. C’était incompréhensible. Quelque chose le retenait ici, comme s’il avait pris racine. Ce devait être lui qui avait changé, car le pays était toujours pareil.
Ici, les gens n’avaient pas perdu la tête parce qu’ils étaient privés des ressources de l’exploitation de la mine. Ils avaient toujours leurs terres à cultiver, leurs moissons, leur bétail. Peut-être n’en tiraient-ils pas beaucoup d’argent ; mais ils avaient tout ce qui était nécessaire à la vie, absolument tout. Eleseus lui-même n’était pas réduit à la misère parce que le cours du pactole s’était détourné. Le pire était que, dans sa première exaltation, il avait acheté une quantité de marchandises invendables. Mais, après tout, il pouvait les garder provisoirement ; cela lui faisait honneur d’avoir une boutique bien montée.
Non, Eleseus, colon de l’Almenning, ne perdait pas la tête. Il ne respirait pas un air moins pur ; il rencontrait assez de gens à qui montrer ses costumes neufs, il n’avait pas besoin de diamants ; il ne connaissait le vin que par le récit des noces de Cana. Le colon de l’Almenning ne se désole pas pour ce qu’il ne peut pas avoir : l’art, les journaux, le luxe, la politique n’ont d’agrément que pour les gens disposés à les payer. La terre, au contraire, est quelque chose qu’il faut mettre en valeur à tout prix ; elle est l’origine de tout, la source première.
Est-elle sans joie, la vie du paysan ? Pas du tout ! Il a la compagnie des puissances supérieures, de ses rêves, de ses amours, de ses superstitions.
Sivert se promène un soir au bord de la rivière. Il s’arrête soudain. Deux canards sont posés sur l’eau, mâle et femelle ; ils l’ont aperçu. La présence de l’homme les inquiète. L’un dit quelque chose : un chant bref, une mélodie en trois notes. L’autre répond dans le même langage. Alors ils s’enlèvent, tourbillonnant comme deux petites roues, et vont se reposer à un jet de pierre plus loin. L’un dit encore quelque chose et l’autre lui répond ; c’est le même langage que la première fois, mais sonnant d’une allégresse nouvelle, deux octaves plus haut ! Sivert est là et regarde les oiseaux, regarde au-delà, perdu dans un rêve. Un son l’a traversé, une douceur, et a réveillé en lui le souvenir subtil et délicat de quelque chose de sauvage et de délicieux, de quelque chose qu’il a vécu dans une existence antérieure, mais qui s’est effacé. Il rentre silencieusement, ne dit rien à personne de sa rencontre : cela ne peut pas s’exprimer en langage terrestre.
Et c’était Sivert, de Sellanraa, un jeune garçon pareil à tant d’autres, qui, se promenant un soir, avait éprouvé cela.
Ce ne fut pas sa seule aventure. Il eut celle du départ de Jensine. Une grande perturbation dans sa vie sentimentale !
Inger n’avait fait aucune objection au départ de Jensine ; non qu’elle eût quelque chose à reprocher à sa servante, mais on aurait dit que la vue de cette fille, en âge de se marier, lui était pénible. Peut-être cela lui rappelait-il trop ce qu’elle avait été elle-même autrefois.
Ses sentiments religieux ne l’avaient pas abandonnée. Elle n’était pas vicieuse. Elle avait goûté au péché, mais n’avait pas l’intention d’y persévérer jusque dans sa vieillesse ; non, elle en repoussait la pensée avec horreur. L’exploitation de la mine était suspendue ; tous les ouvriers étaient partis : le ciel en soit loué ! Ainsi la vertu n’était pas seulement supportable : elle devenait une obligation, un bien inévitable, une grâce.
Mais la folie gouverne le monde. Voyez Léopoldine, la petite Léopoldine ! Elle déborde de santé et de sensualité. Qu’un bras se noue autour de sa taille et sa chute sera consommée ! Qu’est-ce que ce commis, Andresen, vient faire à Sellanraa le dimanche, sous prétexte de parler des travaux de la terre avec Isak ?
– C’est bientôt le printemps, dit Isak. Si Jensine s’en va, qui fera le travail à la ferme ?
– Nous ferons les foins, Léopoldine et moi, répondit Inger, quand je devrais manier le râteau nuit et jour.
Elle était sur le point de pleurer.
Isak ne comprenait pas pourquoi Jensine s’en allait. C’était une bonne fille et une travailleuse.
Il monta vers la forêt, avec un levier et un pic. Il avait résolu de s’attaquer à une pierre qu’il avait remarquée. Il voulait construire en cet endroit une petite maison pour lui et pour Inger et préférait déblayer la place pendant que Sivert était à Storborg ; autrement, le garçon lui aurait posé des questions auxquelles il n’avait pas envie de répondre. Un jour viendrait où Sivert aurait besoin pour lui-même de tous les bâtiments de la ferme : il fallait que les parents eussent leur maison.
Donc il y avait cette pierre. Elle ne dépassait pas tellement le sol, mais elle ne bougeait pas quand on la poussait. Isak creusa tout autour, découvrant une masse plus imposante, mais ne réussit pas à trouver prise pour son levier. Il creusa davantage et essaya encore. Non ! Il alla chercher une bêche à la maison et renouvela ses efforts, toujours sans succès.
– Ah ! c’est une rude gaillarde ! songeait Isak en continuant patiemment ses essais.
Plus il creusait, plus il constatait que cette maudite pierre était profondément enracinée. Ce serait ennuyeux d’être obligé de la faire sauter à la dynamite : l’explosion attirerait tout le monde. Il creusa, essaya encore de placer sa pince : toujours rien ! Cette pierre commençait à l’agacer. Il fronçait les sourcils et considérait le bloc stupide, qui ne se laissait ébranler d’aucun côté.
Il se remit à piocher, enfonça profondément le bec de la pince et pesa de toutes ses forces : la pierre ne bougea pas. Techniquement parlant, il n’y avait rien à redire à la méthode d’Isak ; mais elle n’opérait pas. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Il avait extrait bien des pierres dans sa vie. Était-ce qu’il commençait à vieillir ? Non, non, une telle idée était ridicule. Oh ! cette maudite pierre finirait bien par céder !
Ah ! quand Isak empoignait un levier et le poussait de tout son poids, ce n’était pas une plaisanterie. Penché sur la barre de fer, tous les muscles tendus dans une attitude cyclopéenne, il avait quelque chose de majestueux, d’héroïque.
Mais la pierre ne bougeait pas.
Isak s’acharnait, tantôt creusant, tantôt manœuvrant son levier.
Ah ! il y avait, de la part de cette pierre, de l’obstination et du défi. Mais ne commençait-elle pas à céder ? Un espoir peut-être ! Le rude défricheur avait l’impression que la pierre n’était plus invincible. Alors le levier glissa et Isak s’étala.
– Par le diable ! fit-il.
Cela lui avait échappé. Son chapeau, dérangé par la chute, était de travers et lui donnait l’air d’un brigand. Il cracha...
Inger arrive.
– Allons, Isak, viens dîner maintenant ! dit-elle aimablement.
– Oui, répondit-il.
Mais il n’a pas envie qu’elle s’approche et lui pose des questions. Inger, qui ne se doute de rien, s’approche pourtant.
– Que prépares-tu donc ? demande-t-elle pour l’amadouer en donnant à entendre qu’il prépare presque tous les jours quelque chose de grand.
Mais Isak reste rude, terriblement rude.
– Tu vois bien ; je dégage cette pierre.
– Ne puis-je t’aider ?
Isak secoue la tête. Mais Inger a exprimé une bonne intention et ce serait mal la récompenser que d’être encore brusque avec elle.
– Attends-moi un moment, dit-il.
Et il court chercher des marteaux. S’il pouvait seulement tailler une encoche dans la pierre pour donner plus de prise à son levier ! Inger tient le marteau à piquer et Isak frappe avec la masse. Il frappe, il frappe. Enfin il fait sauter un éclat.
– Merci pour ton aide ! dit-il. Et ne t’occupe pas de moi pour le repas ! Je veux avoir cette pierre.
Mais Inger ne s’en va pas. Au fond, Isak aime mieux qu’elle reste et qu’elle le regarde travailler : c’est une chose qui lui a toujours fait plaisir. Ah ! maintenant le levier peut agir... La pierre remue.
– Elle a bougé, dit Inger.
– Ce n’est pas une plaisanterie ? demande Isak.
– Mais non ! Elle bouge.
Il a tout de même réussi à ébranler le bloc. Il s’escrime avec son levier et la pierre bouge, mais rien de plus. Soudain il s’avise que ce n’est pas une simple question de poids. Non, la vérité est que ses forces ont diminué. Le poids ? La difficulté n’est pas de peser sur une barre de fer ! Non, il s’affaiblit. Cette pensée remplit d’amertume le paysan patient. Et Inger qui est là pour assister à sa défaite !
Il empoigne soudain le levier et se remet à pousser avec rage. Son chapeau glisse de nouveau sur l’oreille et lui donne l’air d’un brigand. Il piétine, puissant et menaçant, autour de la pierre ; il la mettra en morceaux. Pourquoi pas ? Quand on ressent pour une pierre une haine mortelle, c’est une simple formalité que de la briser. Et, si la pierre résiste, si elle refuse de se laisser briser ? Alors on verra qui survit à cette lutte sans merci !
Inger propose un peu timidement :
– Si nous poussions ensemble ?
– Non ! crie furieusement Isak.
Mais, après un moment de réflexion, il dit :
– Eh bien, puisque tu es là... Mais je ne vois pas pourquoi tu n’es pas rentrée à la maison... Essayons ! La pierre sort de son alvéole, elle bascule.
– Puh ! dit Isak.
Ils retournent ensemble à la maison. Isak feint d’être rasséréné, mais il se sent inquiet. S’il n’est plus capable de soulever une pierre tout seul, il ne sera bientôt plus bon qu’à s’asseoir au coin de la cheminée, et il est temps pour lui de construire sa maison de vieillesse.
Ah ! il n’y a pas si longtemps, quelques années, il était fier de sa force et de son énergie infatigable, il méprisait les gens qui n’avaient pas le courage de drainer leurs terres. Maintenant il commence à envisager les choses plus froidement. Eh ! mon Dieu ! tout a changé. Le pays lui-même s’est métamorphosé. Cette large route, qui suit la ligne du télégraphe, à travers la forêt, n’existait pas auparavant ; et l’on ne faisait pas auparavant sauter la roche pour la réduire en morceaux et la transporter en Amérique. Les gens disaient : « La paix soit avec toi ! » quand ils arrivaient, et : « La paix soit avec toi ! » quand ils partaient. Maintenant ils se contentent de vous adresser un signe de tête, ou même ne saluent pas du tout.
Mais aussi, auparavant, il n’y avait pas de Sellanraa : il n’y avait qu’une hutte de terre. Tandis qu’à présent... Il n’y avait pas non plus de margrave auparavant.
Oui, mais qu’est le margrave aujourd’hui ? Un homme soucieux et usé ! Que lui sert de bien manger et d’avoir les boyaux solides, si cela ne lui donne plus de force ? Sivert maintenant possède la force, et Dieu en soit loué ! Mais pourquoi faut-il qu’Isak lui-même ne l’ait plus ? Il a travaillé comme un géant, porté sur son dos des charges de bête de somme. Devra-t-il désormais exercer sa patience en passant ses journées assis sur un banc à se reposer ?
Isak est triste, Isak a le cœur lourd...
Le plus pressé maintenant était de construire une maison pour lui : sa dernière maison. Il ne pouvait cacher plus longtemps à Sivert ce qu’il faisait : il déblayait le terrain et on voyait clairement pourquoi.
– Nous avons là de bonnes pierres pour bâtir.
Sivert ne sourcilla pas et répondit :
– Oui, des pierres de choix !
– Qu’en penses-tu ? Cet endroit ne serait pas mal choisi pour y bâtir.
– Non, pas mal du tout ! repartit Sivert en inspectant le terrain.
– Nous pourrions élever ici une petite maison pour loger les gens qui viennent nous voir.
– Oui.
– Quand ces messieurs suédois sont passés la dernière fois, nous n’avions pas de chambre à leur offrir. Mais, qu’en dis-tu ? la maison devrait avoir une petite cuisine.
– Naturellement ! On se moquerait de nous si elle n’avait pas de cuisine, dit Sivert.
Il était étonnant, Sivert, pour comprendre les choses et se mettre tout de suite dans la tête ce que devait comporter une maison destinée à des messieurs suédois. Il ne posa pas de question, mais il dit :
– Si j’étais de toi, je ferais un appentis contre le mur du nord : ce serait bon d’en avoir un pour pendre les vêtements mouillés.
Le père approuva tout de suite.
– Bonne idée !
Ils commencèrent à aligner les pierres en silence. Au bout d’un moment, Isak demanda :
– Eleseus n’est pas de retour ?
Sivert répondit évasivement :
– Il va rentrer.
Voilà comment ça se passait avec Eleseus : il était tout le temps absent, tout le temps en voyage. N’aurait-il pu écrire pour commander ses marchandises, au lieu d’aller les acheter sur place ? Il les avait peut-être ainsi à meilleur marché ; mais combien coûtait le voyage ? Il avait une singulière façon de calculer ! Et pourquoi continuait-il à acheter des cotonnades, et des rubans de soie, et des chapeaux de paille, et des pipes à long tuyau ? Il n’y avait pas un colon pour acheter de pareils articles. Quant aux clients du village, ils ne venaient à Storborg que lorsqu’ils étaient démunis d’argent. Eleseus était habile à sa manière. Ah ! il fallait le voir écrire sur une feuille de papier, ou faire des comptes à la craie sur une ardoise.
– Je voudrais avoir une tête comme la tienne ! lui disaient les gens.
C’était assez juste. Mais il dépensait trop. Les gens du canton ne payaient jamais leurs achats. Un misérable comme Brede Olsen lui-même avait pu venir à Storborg cet hiver acheter des cotonnades, du café, de la mélasse, de la paraffine, et avoir tout à crédit.
Isak avait déjà donné beaucoup d’argent à Eleseus pour son commerce et ses voyages. Il n’avait pas conservé grand-chose des richesses que le gisement de cuivre lui avait rapportées. Et après ?
– Comment crois-tu que ça marche pour Eleseus ? demanda soudain Isak.
– Il a bon espoir.
– Naa ! Tu en as parlé avec lui ?
– Non. C’est Andresen qui le dit.
Le père hocha la tête.
– Ça n’ira pas, dit-il. Mais c’est dommage pour Eleseus.
Isak était de plus en plus sombre. Alors Sivert annonça une nouvelle.
– Il y a encore des gens qui viennent s’établir par ici.
– Comment ?
– Deux autres colons qui ont acheté de la terre à côté de chez nous.
Isak avait interrompu son travail et écoutait, le pic dans les mains. Ah ! c’était une grande nouvelle et une bonne nouvelle !
– Alors nous serons dix dans le pays, observa-t-il. Ainsi rien ne décourageait les colons. Il en venait toujours de nouveaux. L’exploitation de la mine avait cessé ; mais cela n’en valait que mieux pour la mise en valeur de la terre. On ne pouvait pas dire que le pays était mort, bien au contraire ; il commençait à grouiller de vie. Deux nouveaux colons ! quatre mains de plus, des champs, des prés, des maisons ! Ah ! les champs verdissants au milieu des bois, la hutte et la source, les enfants et le bétail ! le blé poussant à l’endroit où il n’y avait auparavant que des terres marécageuses, couvertes de prêles et de roseaux ! les clochettes bleues des campanules se balançant sur le coteau, les boutons d’or brillant parmi les trèfles devant la maison ! Des êtres humains vont et viennent, et parlent, et pensent, et vivent en communion avec le ciel et la terre !
Et celui qui se tient ici a été le premier à s’installer dans le désert. Il est venu à l’aventure, parmi les marais et les champs de bruyère ; il a découvert un pré et il s’y est établi. D’autres sont venus après lui ; leurs pas ont fini par tracer un sentier dans l’Almenning. D’autres encore les ont suivis. Le sentier est devenu une route, que les voitures ont commencé à parcourir. Isak a le droit d’être fier : il a été le pionnier, il est le margrave !
– Tout de même, nous ne pouvons pas perdre notre temps ici à préparer le terrain pour une petite maison, quand nous avons notre grange à construire, dit-il.
Il a soudain recouvré sa bonne humeur et sa vaillance.
10
Une femme s’avançait dans la campagne, sous une violente pluie d’été. Elle était mouillée, mais n’y prenait pas garde ; elle pensait à autre chose, elle était soucieuse. C’était Barbro, nulle autre que Barbro, la fille de Brede. Oui, elle était soucieuse ; elle ne savait pas comment l’aventure finirait, mais elle avait quitté la maison du lensmand, quitté le village.
Elle faisait des détours pour éviter les fermes : elle préférait ne rencontrer personne. Il n’était pas difficile de deviner où elle allait, avec son ballot sur l’épaule : elle allait à Maaneland, pour y reprendre sa place.
Elle avait passé dix mois chez le lensmand. Cela représentait déjà une certaine durée, quand on comptait en jours et en nuits ; mais c’était une éternité si on l’évaluait en contrainte et en aspirations refoulées. Barbro n’avait pas eu à se plaindre au début. Mme Heyerdahl était pleine d’attentions pour elle, lui donnait de beaux tabliers et de quoi se parer. Barbro avait vécu son enfance au village ; elle y connaissait tout le monde, elle y avait des camarades de jeu, du temps qu’elle allait à l’école et que les garçons l’embrassaient. Oui, son sort avait été supportable pendant un mois ou deux. Mais ensuite Mme Heyerdahl s’était montrée plus attentive et, à l’époque des fêtes de Noël, elle était devenue sévère. Sa rigueur ne pouvait aller qu’à l’encontre de son but. Barbro n’aurait jamais pu endurer une pareille existence si elle n’avait eu certaines heures de la nuit pour se rattraper. Entre deux et six heures du matin, elle était à peu près sûre de ne pas se faire prendre et en profitait pour se donner du plaisir. La cuisinière ne la trahissait pas ; elle était de la même trempe et sortait aussi sans permission. Les deux filles s’entendaient et s’échappaient chacune à leur tour.
Cela dura longtemps avant d’être découvert. Barbro n’était pas une créature dépravée ; le vice n’était pas inscrit sur son visage. Pouvait-on l’accuser d’immoralité, quand elle opposait toute la résistance dont elle était capable ? À Noël, des jeunes gens l’invitèrent à danser. Elle dit non une fois, deux fois ; mais la troisième fois :
– Je tâcherai de venir entre deux et six.
Quoi de plus décent ! Elle ne se faisait pas pire qu’elle n’était et ne posait pas à l’effronterie ; elle n’était qu’une servante, qui passait son temps à servir et ne connaissait d’autre distraction que de s’amuser avec les garçons.
À la fin, Mme Heyerdahl conçut de la méfiance. Elle frappa à trois heures du matin à la chambre de bonne et appela :
– Barbro !
– Oui ! répondit la cuisinière.
– Non : c’est Barbro que j’appelle. Ouvre ! La fille ouvrit la porte et expliqua que Barbro avait été forcée de courir chez ses parents à l’improviste.
– Chez ses parents ? À l’improviste ? À trois heures du matin ?
Mme Heyerdahl voulut tirer cette affaire au clair. Elle fit venir Brede et demanda :
– Barbro était chez toi cette nuit, à trois heures ?
Brede n’était pas préparé, mais il répondit :
– À trois heures, cette nuit ? Oui ! Nous étions encore levés, parce que nous avions une affaire de famille à discuter.
Mme Heyerdahl déclara solennellement que Barbro ne sortirait plus la nuit.
– Pas tant qu’elle sera chez moi !
– Non, répondit Brede. Tu entends, Barbro ? Je te l’avais bien dit.
– Tu peux aller voir tes parents le matin, de temps en temps, ajouta la femme du lensmand.
Sa méfiance n’était pas dissipée et, quelques jours plus tard, une malheureuse querelle entre les deux servantes acheva de gâter les choses. La cuisinière était sortie dans la nuit du samedi, sous prétexte de voir sa sœur, qui était arrivée d’Amérique ; mais elle avait pris le tour de Barbro. Elle eut l’impudence de déclarer que la nuit du samedi au dimanche lui appartenait de droit depuis longtemps. Barbro se récria :
– Tu n’as pas l’ombre de pudeur !
Mais Mme Heyerdahl parut à la porte de la cuisine.
Elle venait peut-être simplement connaître la cause de ce bruit. Elle se pencha soudain sur Barbro, considéra fixement un point sur le tablier de la fille. Cela commençait à devenir pénible. Soudain elle poussa un cri d’effroi et recula vers la porte. Barbro se demandait ce que cela voulait dire, elle regardait sur elle. Ciel ! une puce ! Barbro sourit et chassa la bestiole d’une chiquenaude,
– Sur le plancher ! s’écria Mme Heyerdahl. Tu es folle ! Écrase-la tout de suite !
Barbro ne manquait pas de présence d’esprit ; elle fit semblant de prendre la puce et de la jeter dans le feu.
– Où l’as-tu attrapée ? demanda la patronne avec humeur.
– Où je l’ai attrapée ?
– Oui, je voudrais le savoir.
Alors Barbro commit une maladresse. Elle aurait dû dire :
– Chez l’épicier.
Et on n’en aurait plus parlé.
Mais elle suggéra que ce devait être la cuisinière qui lui avait passé la puce.
L’autre, piquée au vif, s’emporta.
– Moi ? Je n’ai pas besoin de te rapporter des puces : tu es capable d’en attraper toute seule.
– Mais c’est toi qui est sortie cette nuit !
Nouvelle maladresse ! Elle n’aurait jamais dû dire ça. La cuisinière n’avait plus de raison de la ménager ; elle raconta tout ce qu’elle savait et comment Barbro découchait.
Mme Heyerdahl était animée de la plus vive indignation. Elle ne s’en prenait pas à la cuisinière : c’était à Barbro qu’elle en avait, cette fille de l’honnêteté de laquelle elle s’était portée garante. Ah ! c’était une honte ! Et Barbro ne baissait même pas la tête, ne manifestait aucun repentir. Sa maîtresse était forcée de lui rappeler ce qu’elle avait fait pour elle. Mais voilà que Barbro se mettait à répondre, et avec impertinence encore ! Ou peut-être était-elle plus maligne qu’elle ne le paraissait : peut-être s’efforçait-elle de pousser à bout Mme Heyerdahl et de se faire renvoyer.
– Moi qui t’ai tirée des griffes de la justice ! disait la maîtresse.
– Vous auriez aussi bien fait de ne pas vous en mêler, répliqua Barbro.
– Voilà comme tu me remercies ?
– Et quand on m’aurait condamnée ! Je n’aurais pas fait plus de quelques mois et j’en aurais été quitte.
Mme Heyerdahl resta un moment interdite, ouvrant et fermant la bouche sans pouvoir prononcer une parole. Quand elle recouvra la voix, ce fut pour dire à Barbro de partir à l’instant.
– Bon ! Comme vous voudrez ! répliqua Barbro.
Après cela, elle avait passé quelques jours chez ses parents ; mais elle ne pouvait pas y rester. Sans doute sa mère vendait du café et il venait pas mal de clients à la maison ; mais Barbro ne pouvait pas vivre là-dessus. Peut-être avait-elle aussi d’autres raisons de souhaiter une situation sûre. Quoi qu’il en soit, elle avait pris son ballot de vêtements sur son dos et s’était mise en route. Tout maintenant dépendait d’Aksel Stroem. Voudrait-il la reprendre ?
Il pleuvait, les chemins étaient boueux. Barbro allait tout de même. Le soir tombait ; mais, en cette saison, il ne faisait pas encore tout à fait nuit. Pauvre Barbro ! Elle ne s’épargnait pas, elle était repartie et recommençait à lutter. Au fond, elle ne s’était jamais épargnée ; elle n’avait jamais été paresseuse ; elle avait acquis de l’expérience à ses dépens, appris à se tirer d’affaire, en conservant malgré tout ses meilleures qualités. La mort d’un enfant n’était rien pour elle, mais elle pouvait se montrer tendre avec un enfant vivant. Elle était restée jolie, elle était musicienne et savait chanter de sa voix éraillée en s’accompagnant sur la guitare. Elle, s’épargner ? Non ! Elle s’était avilie et ne se croyait pas perdue pour si peu. Il lui arrivait de pleurer et de se sentir le cœur brisé. C’était dans son caractère, comme les chansons qu’elle chantait, comme la poésie et la tendresse qui l’inspiraient. Elle s’était dupée elle-même, et bien d’autres avec elle. Avec cela, si elle avait pu emporter sa guitare, elle en aurait joué ce soir pour Aksel.
Elle avait fait en sorte d’arriver tard, quand tout dormait déjà à Maaneland. Aksel avait commencé à faire les foins ; le pré était fauché autour de la maison. Barbro calcula qu’Oline, étant âgée, devait coucher dans la petite chambre, tandis qu’Aksel dormait dans la grange où elle était elle-même installée de son temps. Elle s’avança contre la porte avec précaution, comme une voleuse, et appela :
– Aksel !
– Qu’y a-t-il ? répondit Aksel aussitôt.
– Ce n’est que moi, dit Barbro.
Et elle entra.
– Ne peux-tu me loger pour la nuit ? Aksel, dans ses vêtements de nuit, la regardait, stupéfait.
– Naa ! C’est toi ? dit-il. Où vas-tu donc ?
– Cela dépend d’abord de toi, si tu as besoin d’aide pour l’été.
Aksel réfléchit et demanda :
– Tu as donc quitté ta place ?
– Oui. Je ne suis plus chez le lensmand.
– Ma foi, oui, j’aurais besoin de quelqu’un pour l’été, dit Aksel. Dois-je comprendre que tu veux revenir ?
– Non, ce n’est pas cela. Je repartirai demain. Je passerai par Sellanraa et je traverserai le fjeld. J’ai une place de l’autre côté.
– Ah ! On t’a engagée ?
– Oui.
– Moi, j’aurais aussi besoin de quelqu’un. Barbro était mouillée. Elle avait des vêtements dans son sac ; elle devait se changer.
– Ne te gêne pas pour moi, dit Aksel en se rapprochant de la porte.
Barbro ôta ses vêtements humides, tout en continuant à parler avec Aksel. Il tournait souvent la tête pour la regarder.
– Tu devrais sortir un peu maintenant, dit Barbro.
– Sortir ?
Ah ! ce n’était pas un temps à mettre le nez dehors !
Aksel reste là et regarde Barbro, qui lui apparaît de plus en plus nue ; il n’a pas le courage de détourner les yeux. Et Barbro est tellement étourdie ! Elle pourrait mettre ses vêtements secs au fur et à mesure qu’elle retire ceux qui sont mouillés, mais elle n’en fait rien. Sa chemise est humide aussi et colle à la peau ; elle la déboutonne sur l’épaule et s’en dépouille. Elle a l’habitude ! Il reste là, silencieux, figé, et la voit qui, d’un simple effleurement, fait tomber sa chemise ; il pense que c’est magnifiquement exécuté. Quant à elle on dirait qu’elle ne se doute de rien...
Un peu plus tard, ils sont couchés et parlent ensemble.
Eh ! oui, il avait besoin d’aide pour l’été.
– C’est ce qu’on m’a dit, déclare Barbro.
Il a déjà fait les foins tout seul l’année dernière. Barbro doit comprendre comme cela a été dur pour lui. Oui, Barbro le comprend fort bien. D’un autre côté, c’est Barbro qui l’a planté là, en le laissant dans l’embarras : il ne peut pas l’oublier. Et elle a emporté ses bagues ! Le comble, c’est que le journal de Bergen a continué à arriver par la poste ; Aksel a dû payer l’abonnement pour toute une année.
– Une honte de la part du journal ! déclare Barbro.
La voyant si soumise, Aksel ne se sent pas le cœur de se montrer inhumain. Il admet que Barbro pouvait avoir des raisons de lui en vouloir parce qu’il avait pris le poste de son père au télégraphe.
– Mais si ton père veut le ravoir, je le lui laisse. Ça me fait perdre trop de temps.
– Bien ! dit Barbro.
Après un moment de réflexion, Aksel demande sans détour :
– Comment l’entends-tu ? Reviens-tu ici seulement pour l’été ?
– Ce sera comme tu voudras, répond Barbro.
– Tu es bien décidée ?
– Oui. Si tu le veux, je le veux aussi. Tu peux avoir confiance en moi à présent.
– Naa !
Ils discutèrent de la situation et tombèrent d’accord sur tout dans le cours de la nuit. Ils n’étaient pas des étrangers l’un pour l’autre et ils avaient eu souvent l’occasion de parler de cela auparavant. On célébrerait le mariage avant la Saint-Olaf, pour l’époque de la moisson. Ils n’avaient pas besoin de se cacher, et Barbro se montrait maintenant la plus pressée. Aksel ne conçut de cette hâte aucun soupçon ; au contraire, il en était flatté. Il avait une Barbro toute neuve, plus jolie que jamais, et presque plus tendre qu’avant. Un beau fruit, dans lequel il mordait !
Quant à l’enfant mort et au procès, ils n’en soufflèrent mot ni l’un ni l’autre.
Mais ils eurent à parler d’Oline et de la manière de se débarrasser d’elle.
– Il faut qu’elle s’en aille ! dit Barbro. C’est une méchante femme, une vipère !
Se débarrasser d’Oline n’était pas si facile.
Le matin, quand elle vit paraître Barbro, la vieille Oline devina ce qui l’attendait. Elle cacha pourtant son inquiétude et avança une chaise.
La vie s’était organisée à Maaneland. Aksel transportait l’eau et le bois, s’acquittait des travaux les plus rudes, et Oline faisait le reste. Elle s’était accoutumée à l’idée de finir ses jours à la ferme. Et voilà que Barbro revenait et bouleversait tout !
– Je voudrais pouvoir t’offrir une tasse de café, dit Oline ; mais nous n’en avons pas un grain à la maison. Tu vas plus loin par là ?
– Non, répondit Barbro.
– Ah ! ça ne me regarde pas, naturellement ! Alors tu t’en retournes ?
– Non plus ! Je reste ici, comme avant.
– Naa ! Tu restes ici ?
– Oui ! C’est comme ça !
Oline secoua sa vieille tête, pleine de diplomatie.
– Alors, dit-elle, je vais pouvoir reprendre ma liberté. Je suis bien contente !
– Naa ! plaisanta Barbro. Aksel a-t-il donc été si dur avec toi ?
– Dur, lui ? Tu plaisantes ! Qui aurait le cœur de maltraiter une vieille femme comme moi, que le Seigneur ne tardera pas à rappeler à lui ? Aksel a été comme un père pour moi, un envoyé du Très-Haut, et je ne peux pas dire le contraire. Mais je suis loin des miens ici, je me sens abandonnée...
Oline ne s’en alla pourtant pas. Ils ne pouvaient se passer d’elle avant d’être mariés. Elle se fit prier pour rester, mais dit oui à la fin : elle surveillerait la maison et le bétail pendant qu’ils iraient à l’église.
Leur absence dura deux jours. Mais, quand ils revinrent mariés, Oline ne s’en alla pas encore pour cela. Elle gagnait du temps. Un jour, elle était malade ; le lendemain, elle ne pouvait partir, à cause de la pluie. Elle s’efforçait de mériter les bonnes grâces de Barbro, la flattait, lui demandait conseil, parlait de son grand ami, Brede Olsen, avec lequel elle avait passé de si bons moments.
Cela ne pouvait durer toujours. Ni Aksel, ni Barbro ne tenaient à garder Oline ; et c’était Barbro maintenant qui faisait tout le travail à la maison. Oline ne se plaignait pas ; mais elle lançait des regards dangereux à sa maîtresse et commençait à changer de ton.
– Vous voulez que je parte, disait-elle. Et comment ? En rampant peut-être ?
Non, elle n’était pas capable de faire une longue route à pied : elle était fatiguée, malade ; elle ne pouvait mouvoir ses jambes. À la fin, comme Barbro ne lui laissait plus rien à faire, elle tomba malade pour de bon. Elle se traîna encore une semaine, sous les regards furieux d’Aksel ; puis, mettant le comble à sa méchanceté, prit le lit.
Elle réclama un docteur : prétention extravagante dans ce pays perdu.
– Un docteur ? protesta Aksel. As-tu ton bon sens ?
– Pourquoi ? répliqua Oline avec onction, comme si elle ne comprenait pas.
Oh ! elle ne voulait pas être une charge pour les autres : c’était elle qui paierait le docteur.
– Tu as de quoi ? dit Aksel.
– Tu en doutes ? Mais veux-tu donc me laisser mourir ici comme une bête, devant la face du Sauveur ?
Barbro intervint et demanda imprudemment :
– Que te manque-t-il ? Tu as à manger et c’est moi qui te sers. Si je ne te donne pas de café, c’est dans une bonne intention.
– Tu es là, Barbro ? dit Oline en la regardant du coin de l’œil.
C’était pitié de voir comme elle était incapable de tourner la tête !
– C’est peut-être vrai ce que tu dis, Barbro, qu’une goutte de café me ferait du mal.
– Si j’étais de toi, je penserais à autre chose qu’à du café.
– Tu n’as pourtant jamais souhaité la mort d’une créature humaine, répondit Oline. Ah !... mais... couchée comme je suis... je remarque... Tu es enceinte, Barbro !
– Moi ? s’écria Barbro avec emportement. Tu mériterais que je t’arrache la langue !
En entendant cela, la malade se tut et resta pensive un moment ; mais sa bouche frémissait comme si elle avait envie de sourire et comprenait pourtant qu’elle ne le devait pas. Elle reprit enfin :
– J’ai entendu crier, la nuit dernière.
– Elle divague, murmura Aksel.
– Non, je ne divague pas ! J’ai entendu crier. On aurait dit que cela venait du ruisseau. C’était bizarre, quelque chose comme le vagissement d’un nouveau-né... Barbro est partie ?
– Oui, dit Aksel. Elle en a assez d’écouter tes sottises.
– Ce ne sont pas des sottises, protesta Oline. J’ai toute ma tête, tu peux m’en croire. Le Tout-Puissant n’a pas encore décidé de me faire comparaître devant son trône, avec tout ce que je sais sur Maaneland. Je me rétablirai. Mais il faut que tu ailles chercher le docteur, Aksel. Je serai plus vite debout... À propos, et cette vache que tu devais me donner ?
– Quelle vache ?
– La vache que tu m’as promise.
– Tu es complètement folle !
– Tu sais bien que tu m’as promis une vache, le jour où je t’ai sauvé la vie.
– Non, je ne m’en souviens pas.
Alors Oline trouva la force de se soulever un peu pour le dévisager. Sa tête, grise et chauve, se balançait au bout d’un cou de vautour. Elle était apocalyptique, effrayante à regarder. Aksel tressaillit et recula en cherchant le loquet de la porte, derrière son dos.
– Naa ! dit Oline. Tu es de cet acabit ? C’est bien, n’en parlons plus ! Je peux me passer de vache. Mais je sais à présent quel homme tu es, Aksel : ça me servira pour une autre fois.
Or, elle mourut cette nuit-là. Elle était déjà froide le matin, quand ils entrèrent dans sa chambre.
Aksel et Barbro n’étaient pas fâchés de pouvoir l’enterrer pour toujours ; ils n’auraient plus à se tenir constamment sur leurs gardes ; quel soulagement !
La vieille Oline... née et décédée...
Les jours passèrent. Aksel considérait Barbro plus attentivement : oui, décidément, elle avait épaissi.
– Quoi ? fit-il. Ce n’est pas possible ?
– Mais si ! Tu le sais bien ! répondit-elle.
Aksel la regardait avec stupeur. Il calculait. Une semaine, deux semaines ; c’était la troisième semaine !
– Moi, je le sais ? s’exclama-t-il.
Mais cette contestation exaspérait Barbro. Elle se mit à pleurer désespérément.
– C’est bien ! Fais un trou dans la terre et mets-moi dedans, moi aussi ! Alors tu seras débarrassé de moi !
Extraordinaires les prétextes qu’une femme pouvait inventer pour pleurer !
Aksel n’avait aucune envie de l’enterrer. C’était un paysan rude, pour qui l’utilité comptait avant tout.
– Alors tu ne seras pas en état de travailler cet été ! observa-t-il.
– Pas travailler ? répéta-t-elle avec épouvante.
Extraordinaire comme une femme pouvait trouver tout à coup un prétexte pour sourire ! La manière dont Aksel prenait la chose provoquait chez Barbro un rire hystérique. Elle s’écria :
– Je travaillerai pour deux, tu verras ! Je ferai tout ce que tu me commanderas, et même beaucoup plus ! Je m’userai à la tâche et me tiendrai pour la plus heureuse des femmes, pourvu seulement que tu sois content !
Encore des larmes après cela, et des sourires, et de la tendresse ! Ils étaient seuls tous les deux au sein de la nature. Personne pour les déranger ! Portes ouvertes, tiédeur de l’été, bourdonnement des abeilles ! Comme elle était docile, Barbro, et comme elle s’abandonnait ! Tout ce qu’il voulait, elle le voulait aussi.
Aksel a l’esprit pratique et ne perd pas son temps à rêver aux étoiles. Il a maintenant une femme à la maison pour veiller sur la ferme quand il est en tournée sur la ligne du télégraphe : c’est beaucoup d’argent qui lui rentre ainsi tous les ans, en attendant que sa terre rapporte assez. Et depuis que Brede est son beau-père, il n’a plus de surprise à redouter sur le télégraphe.
Devant Aksel, l’homme des réalités, la voie s’ouvre largement.
11
Le temps s’écoule. L’hiver passe. Voici de nouveau le printemps !
Isak eut un jour à descendre au village. C’était naturel. On lui demanda ce qu’il allait y faire.
– Je n’en sais trop rien, répondit-il.
Il emportait des provisions, qu’il devait déposer à Storborg, pour Eleseus. Jamais la voiture ne partait de Sellanraa sans emporter quelque chose pour Eleseus.
Quand Isak passait ainsi, conduisant son cheval, ce n’était pas un petit événement, car il envoyait le plus souvent Sivert à sa place. Les gens des deux fermes les plus rapprochées de Sellanraa sortaient sur le pas de leur porte et disaient :
– C’est Isak lui-même. Qu’a-t-il donc à faire aujourd’hui ?
Et, quand il passait devant Maaneland, Barbro, avec son enfant sur les bras, regardait à travers sa fenêtre et pensait :
– C’est Isak lui-même.
Il arrive à Storborg et s’arrête.
– Ptro !... Eleseus est-il là ?
Eleseus sort. Oui, il est encore là. Mais il va partir en voyage : il doit faire sa tournée dans les villes du sud.
– Voici quelque chose que ta mère t’envoie, dit le père. Je ne sais pas ce que c’est.
Eleseus prend les corbeilles, remercie et demande :
– Elle ne t’a pas donné de lettre pour moi ?
– Ah ! répond Isak en cherchant dans ses poches, j’ai celle-ci. Tiens ! C’est de Rebekka.
Eleseus prend la lettre. C’est ce qu’il attendait. Il tâte l’épaisseur du pli et dit à son père :
– Tu serais venu deux jours plus tard, tu ne m’aurais pas trouvé. Mais, si tu peux t’arrêter un moment, tu prendras ma malle pour la transporter au village.
Isak descend et attache son cheval. Il fait un tour sur la terre. Le petit commis, Andresen, ne s’est pas montré un mauvais cultivateur. Sans doute Sivert est descendu de Sellanraa pour l’aider, mais il a lui-même bien travaillé.
Au bout d’un certain temps, Eleseus crie que sa malle est prête. Il s’est habillé pour accompagner son père : il a mis un beau costume bleu, un faux col blanc, des galoches, et il a pris sa canne. À vrai dire, il arrivera deux jours trop tôt pour le bateau ; mais peu importe : qu’il attende au village ou à Storborg, cela revient au même.
Donc le père et le fils partent ensemble. Andresen reste à la boutique et dit :
– Bon voyage !
Quand la voiture approche du village, Eleseus cesse un moment de penser à ses propres affaires et à sa précieuse personne, pour demander :
– Pourquoi vas-tu au village aujourd’hui ?
– Hem ! Pour pas grand-chose, répond le père. Mais, puisque Eleseus part en voyage, il n’y a pas de mal à le lui dire.
– Je vais rechercher Jensine, la fille du forgeron, explique Isak.
– Et tu t’es dérangé toi-même pour ça ? Sivert ne pouvait-il venir la chercher ? demande Eleseus.
Il ne comprend donc pas ? Il se figure que Sivert consentirait à aller chercher Jensine, quand elle a eu l’impudence de quitter Sellanraa ?
On avait eu du mal à la saison des foins, l’année précédente. Inger avait fait de son mieux, comme elle l’avait promis ; Léopoldine l’avait vaillamment secondée, et l’on avait abattu aussi de la besogne avec la herse et le cheval. Mais Sellanraa était maintenant une grande exploitation et les femmes avaient d’autres tâches que de faner : elles avaient les bêtes à soigner, les repas à préparer, le beurre, les fromages, le pain, la lessive. La mère et la fille n’en pouvaient plus. Isak ne voulait pas recommencer un été comme celui-là ; il décida de reprendre Jensine, si elle voulait revenir. Inger n’y faisait plus objection, elle avait recouvré son bon sens...
Le père et le fils arrivent en voiture devant l’hôtel de Brede Olsen ; ils mettent leur cheval à l’écurie. C’est le soir. Ils entrent.
Brede Olsen a loué la maison. Elle comprend deux salles et deux chambres ; elle n’a pas mauvaise apparence et elle est bien située. Elle a des clients qui s’arrêtent pour prendre le café, ce sont surtout des passagers du bateau.
Brede a l’air d’être bien tombé, pour une fois ; il a trouvé quelque chose qui lui convient et peut remercier sa femme pour cela, car c’est sa femme qui a eu l’idée d’ouvrir un hôtel et un café. Elle est aux petits soins pour les voyageurs. Katrine, sa fille, est une bonne aide pour elle, quoique naturellement ce ne soit que pour un temps : la petite Katrine aura mieux à faire que de servir les clients dans la maison de ses parents. L’hôtel gagne de l’argent et c’est le principal.
Malgré tout, la famille ne jouit pas d’une prospérité parfaite ; elle a des moments difficiles à passer. Grâce à Dieu, Brede n’est pas homme à prendre les choses trop à cœur. Il a des enfants qui grandissent, et d’autres petits qui prennent leur place au fur et à mesure : les grands peuvent se tirer d’affaire tout seuls et envoyer quelque subside à la maison de temps en temps. Barbro est mariée, à Maaneland ; Helge est parti pour la pêche au hareng ; et ils envoient tous les deux ce qu’ils peuvent. Katrine elle-même, qui aide à la maison, a pourtant trouvé moyen (c’est assez surprenant) de glisser un billet de cinq couronnes dans la main de son père, l’hiver dernier, quand la situation semblait désespérée.
– Voilà une brave fille ! dit Brede.
Il ne demanda jamais où elle s’était procuré cet argent, ni de quelle manière.
Ainsi Brede vivait avec les siens, au jour le jour, à la vérité, mais sans grand souci. Que pouvait-il souhaiter de plus ?
– Ah ! voici des visiteurs de marque ! dit Brede en introduisant Isak et Eleseus dans la salle.
« Isak, toi ! Tu ne pars pas en voyage ?
– Non. J’ai seulement une commission à faire chez le forgeron.
– Naa ! Alors c’est Eleseus qui entreprend une tournée dans les villes du sud ?
Eleseus a l’habitude des hôtels : il s’installe comme chez lui, accroche son pardessus et sa canne aux patères et commande du café. Le père a apporté à manger dans sa sacoche. Katrine sert le café.
– Non, vous n’avez rien à payer, dit Brede. Vous m’avez assez souvent offert à boire et à manger à Sellanraa. Et, quant à Eleseus, je suis en compte avec lui. N’accepte rien, Katrine !
Mais Eleseus tient à payer et il donne encore vingt oere de pourboire. Pas d’objection !
Isak se rend chez le forgeron. Eleseus reste au café en l’attendant.
Il échange avec Katrine les quelques paroles de politesse indispensables, mais pas plus que l’indispensable. Les filles ne l’intéressent pas. Il a été déçu une fois : cela lui suffit. Un homme qui n’est pas à sa place à la campagne ! un monsieur avec des mains soignées de scribe et un goût féminin pour la toilette, les parapluies, les cannes, les galoches ! un garçon gâté, dévoyé ! un célibataire incorrigible !
Brede Olsen est tout respect pour Eleseus. C’est de bonne politique, car il doit de l’argent à Storborg et son créancier est devant lui. Cette déférence plaît à Eleseus, qui fait assaut de politesse avec Brede.
Brede demande :
– Vous repasserez ce soir par notre petit établissement et vous prendrez quelque chose ?
– Si j’étais seul, certainement ! Mais je suis avec mon père. Brede aime à bavarder.
– Nous aurons après-demain à l’hôtel un client qui retourne en Amérique.
– Il était rentré pour voir les siens ?
– Oui. Sa famille habite dans le haut du pays. Il était parti depuis des années. Mais il est revenu pour l’hiver ; il nous a déjà envoyé sa malle par une voiture : c’est une belle grande malle.
– J’ai pensé moi-même à partir pour l’Amérique, déclare Eleseus.
– Vous ? s’exclame Brede. Vous n’en avez pas besoin.
– Oh ! je ne dis pas que je veuille m’y installer pour l’éternité. Mais j’ai déjà tellement voyagé ! Je pourrais bien une fois traverser l’Océan.
– Ah ! bien sûr ! Et on ramasse de l’argent, à ce qu’il paraît, en Amérique. Tenez, le type dont je vous parle, c’est inouï ce qu’il a dépensé là-haut, cet hiver, pour les fêtes de Noël ! Et, quand il vient chez moi, il commande du café à plein pot, et des gâteaux tant qu’il y en a. Voulez-vous voir sa malle ?
Ils passèrent dans le corridor pour voir la malle : une merveille, avec des coins et des garnitures de cuivre, et des serrures.
– Incrochetables ! dit Brede, comme s’il avait essayé.
Ils retournèrent dans la salle. Eleseus était pensif. Cet Américain du haut du village le diminuait ; il voyageait comme un personnage et l’on voyait bien qu’il en imposait à Brede. Eleseus redemanda du café et montra qu’il était riche, lui aussi ; il se fit servir des gâteaux avec le café et en donna au chien. Mais il se sentait tout de même bien peu de chose ; sa propre malle était misérable à côté de la merveille qui était là, dans le couloir : c’était une simple caisse garnie de toile noire. Oh ! mais il s’achèterait une malle splendide, pendant sa tournée dans le sud.
Une pensée en fait naître une autre. Eleseus rompt la conversation et va voir le cheval, à l’écurie. Là, il tire de sa poche la lettre que son père lui a remise. Il n’avait pas pris sur le moment la peine de regarder combien d’argent il y avait dedans ; il avait l’habitude de recevoir des lettres de ce genre et elles contenaient toujours un nombre respectable de billets de banque, un viatique pour ses voyages.
Or qu’était-ce que ceci ? Une grande feuille de papier gris avec un magnifique gribouillage de la petite Rebekka à son frère Eleseus, et, une lettre brève de la mère. Et puis ? Rien d’autre ! Pas d’argent !
La mère écrivait qu’elle ne pouvait plus demander d’argent au père, car il ne restait plus grand-chose de ce qu’on avait eu pour le gisement de cuivre : on avait presque tout dépensé pour acheter Storborg et payer les marchandises et les voyages d’Eleseus. Celui-ci devait essayer de se tirer d’affaire tout seul ; car on devait garder le reste de l’argent pour son frère et ses sœurs, qu’il n’aurait pas été juste de laisser sans rien. Bon voyage et de tout cœur !
Pas d’argent !
Eleseus ne possédait pas lui-même assez pour payer les frais de son voyage dans le sud ; il avait vidé le tiroir-caisse de Storborg et ne s’en était pas trouvé beaucoup plus riche. Oh ! naturellement il aurait dû ouvrir la lettre avant de se mettre en route : il se serait épargné ce voyage ridicule au village, avec sa malle de misérable...
Son père revenait de la forge, où il avait réglé son affaire. Jensine repartirait avec lui le lendemain matin. Il était apparu tout de suite que Jensine ne ferait aucune objection à son retour à Sellanraa ; elle était toute prête à aider aux travaux de la ferme, cet été. Une affaire réglée !
Eleseus est pensif. Il montre à son père la malle de l’Américain et dit :
– Je voudrais être où cette malle s’en va !
Le père répond :
– Oui, ce ne serait pas une si mauvaise chose...
Le lendemain matin, Isak reprend avec sa voiture la route de Sellanraa. Il fait seulement au départ un petit détour pour aller chercher à la forge Jensine et sa malle. Eleseus le regarde partir. Quand la voiture a disparu dans les bois, il paie sa note d’hôtel et donne un pourboire.
– Garde ma malle jusqu’à mon retour, dit-il à Katrine.
Et il s’en va.
Eleseus... où va-t-il ?
Il s’en retourne. Il coupe au plus court à travers les collines, en prenant soin de ne pas se faire voir de son père et de Jensine, mais en s’efforçant de ne pas se laisser distancer. Il marche, il marche. Il commence à envier les paysans qui vivent de leur terre.
Comme il est changé, Eleseus ! Il fait pitié !
Ses affaires ne prospèrent donc pas à Storborg ? Non ! Son commerce ne l’enrichit pas, et il fait trop de voyages d’agrément pour entretenir ses relations avec ses fournisseurs ; il dépense trop.
– Nous ne pouvons pas nous montrer mesquins, dit-il.
Et il donne vingt oere là où dix suffiraient. Son négoce n’est pas capable d’entretenir un homme de sa trempe ; il a besoin de recevoir des subsides de sa famille. Il y a maintenant une ferme à Storborg, avec des pommes de terre, du blé et du foin ; mais Sellanraa doit encore envoyer des provisions. Est-ce tout ? Il faut que Sivert fasse gratis, avec la voiture, les transports pour Eleseus, entre Storborg et le bateau. Est-ce encore tout ? Non : la mère doit obtenir de l’argent du père pour les voyages !
Voici le pire !
Eleseus mène son commerce comme un insensé. Cela le flatte d’avoir des clients du village qui viennent faire leurs emplettes à Storborg, et il ne leur refuse jamais du crédit. À ce compte, les chalands se font de plus en plus nombreux : mais c’est la ruine pour Eleseus. Il ne s’inquiète pas pour si peu. Au fur et à mesure que le comptoir se vide de marchandises, il en achète d’autres pour le remplir. Cela coûte de l’argent. Qui paie ? Le père.
Au début, Inger avait été pour son fils un avocat fidèle. Eleseus était l’intelligence de la famille, on devait l’aider à faire son chemin. Quand Isak exprimait des doutes sur l’avenir de Storborg, la mère protestait :
– Comment peux-tu dire une chose pareille !
Isak se résignait. Mais, un jour, il dit à sa femme :
– Regarde ! Voilà tout ce qui reste de l’argent de la mine !
– Naa ! fit-elle. Où est passé ce que nous avions ?
– Eleseus l’a dépensé.
Alors elle claqua dans ses mains et cria :
– Non ! Il est temps qu’il se débrouille ! Pauvre Eleseus ! Il eût mieux valu pour lui qu’il ne quittât jamais la terre ; mais on en a fait un scribe. Aucune énergie en lui, aucune profondeur ! Non qu’il ait de mauvais instincts : il n’a point de passions ; ni l’amour, ni l’ambition ne le tourmentent. Aucun sentiment de quelque puissance en lui ! rien de grand, même dans le mal !
Une sorte de malédiction a pesé sur ce jeune homme. Le brave ingénieur du télégraphe ne lui a pas rendu service en s’intéressant à lui quand il était enfant, et en l’appelant à la ville, sous prétexte de faire quelque chose de lui. L’enfant, pour son malheur, n’a plus été qu’un déraciné. Tout ce qu’il entreprend démontre qu’il y a en lui quelque chose d’incomplet : c’est comme une tache noire sur un fond clair...
Isak et Jensine, avec leur voiture, ont passé Storborg. Eleseus fait un détour et dépasse aussi Storborg. Qu’aurait-il à chercher à présent à son comptoir ? La voiture atteint Sellanraa à la nuit close. Eleseus arrive derrière elle. Il voit Sivert sortir dans la cour et s’étonner en apercevant Jensine. Les deux se serrent la main et rient un peu. Sivert dételle le cheval et le mène à l’écurie.
Maintenant Eleseus se risque à avancer. Lui, l’orgueil de la famille, il ose s’avancer. Il ne marche pas : il se glisse. Il rejoint Sivert dans l’écurie.
– Ce n’est que moi, dit-il.
– Toi aussi ! s’exclame Sivert, étonné.
Les deux frères commencent à parler tout bas. Il faut que Sivert obtienne de l’argent de la mère une dernière fois : un viatique. Cela ne peut pas continuer, Eleseus en a assez. Il y pense depuis longtemps. Ce sera pour cette nuit. Un long voyage : l’Amérique ! Cette nuit même !
– L’Amérique ? dit tout haut Sivert.
– Chut ! J’y pense depuis longtemps. Parles-en à notre mère. Dis-lui que je ne peux pas continuer ainsi et que j’y pense depuis longtemps.
– Mais l’Amérique ! proteste Sivert. Non, il ne faut pas que tu partes !
– Il le faut absolument ! Je m’en retourne tout de suite, pour attraper le bateau.
– Au moins, prends le temps de manger !
– Je n’ai pas faim.
– Mais tu n’as pas besoin de te reposer ?
– Non.
Sivert essaie de réconforter son frère et de le retenir. Mais Eleseus est résolu, bien résolu, pour une fois. Sivert est consterné ; il a d’abord eu la surprise de revoir Jensine, et voilà maintenant qu’Eleseus parle de quitter le pays, de se séparer du monde pour ainsi dire !
– Et que feras-tu de Storborg ? demande Sivert.
– Qu’Andresen le prenne ! répond Eleseus.
– Andresen ? Pourquoi ?
– Ne doit-il pas avoir Léopoldine ?
– Je n’en sais rien. Peut-être que oui !
Ils discutent encore tout bas.
Sivert pense que le mieux serait de faire venir le père, pour qu’Eleseus parle avec lui. Mais non, non, Eleseus n’y tient pas du tout ; il n’est pas homme à regarder le danger en face, il a toujours eu besoin d’un intermédiaire. Sivert dit :
– Mère, tu sais comme elle est : il n’y aura pas moyen de l’empêcher de pleurer et de se mettre dans tous ses états. Il ne faut pas qu’elle le sache.
– Non, approuve Eleseus, il ne faut pas qu’elle le sache.
Sivert s’éloigne. Il reste longtemps absent, une éternité, mais revient enfin avec de l’argent, beaucoup d’argent.
– Voici ! C’est tout ce qu’il a. Crois-tu que ça suffira ? Compte ! Il n’a pas compté, lui.
– Qu’est-ce que père a dit ?
– Pas grand-chose ! Attends-moi un moment. Je mets un pardessus et je vais avec toi.
– Ce n’est pas la peine. Couche-toi !
– Naa ! Tu as peut-être peur de m’attendre ici, dans l’obscurité ? essaye de plaisanter Sivert.
Il ne s’en va pas pour longtemps, cette fois. Il reparaît, habillé, et portant sur l’épaule la sacoche à provisions de son père... Quand ils sortirent, Isak était dehors.
– J’ai appris que tu veux faire un grand voyage, dit-il.
– Oui, répondit Eleseus. Mais je reviendrai.
– Je ne te retiens pas : tu es pressé, grommela le vieux en se détournant. Bon voyage !
Sa voix s’étranglait. Il s’éloigna précipitamment...
Les deux frères s’en vont par la campagne. À quelque distance, ils s’asseyent pour manger. Cette fois, Eleseus a faim ; il peut à peine se rassasier.
La nuit de printemps est magnifique. Les coqs de bruyère chantent sur les collines. En les écoutant, l’émigrant sent son courage l’abandonner.
– Comme il fait beau ! dit-il. Il faut t’en retourner maintenant Sivert.
– Naa ! dit Sivert.
Et il reste avec son frère.
Ils passent devant Storborg, devant Breidablik ; et le chant continue à résonner çà et là, sur les collines. Ce n’est pas une fanfare militaire, comme dans les villes, non ; mais ce sont les voix de la nature qui proclament le retour du printemps. Soudain, voici qu’un gazouillement se fait entendre au faîte d’un arbre : un petit oiseau se réveille. D’autres s’éveillent à leur tour et se mettent aussi à gazouiller ; ils se répondent. Le chant des oiseaux ! Un chant ? Non : un hymne ! L’émigrant ressent déjà un peu de nostalgie ; il y a en lui quelque chose de désespéré. Il va partir pour l’Amérique, et personne ne pourrait être plus décidé à partir que lui.
– Il faut t’en retourner maintenant, Sivert.
– Oui, oui, puisque tu y tiens !
Ils s’asseyent à l’angle du bois. Ils aperçoivent le village au-dessous d’eux : le comptoir, le quai, l’hôtel de Brede. Il y a des gens qui descendent à l’embarcadère.
– Je n’ai pas le temps de m’arrêter, dit Eleseus en se relevant.
– Quand je pense que tu t’en vas si loin !
Eleseus répond :
– Mais je reviendrai ! Et alors je n’aurai pas qu’une mauvaise malle garnie de toile noire pour voyager.
Ils se dirent adieu. Sivert glissa un petit objet dans la main de son frère, quelque chose dans du papier.
– Qu’est-ce que c’est ? demanda Eleseus.
– Écris-nous souvent ! dit Sivert.
Et il s’éloigna.
Eleseus ouvrit le papier. Une pièce d’or de vingt couronnes !
– Non, je ne veux pas !
Sivert s’éloignait.
Il marcha un moment, fit halte et s’assit à la corne du bois. Il y avait de plus en plus de mouvement à l’embarcadère. Sivert voyait des passagers monter à bord : il reconnut son frère. Le bateau largua ses amarres et s’écarta du quai. Eleseus était parti pour l’Amérique.
Il ne revint jamais.
12
C’était un cortège singulier qui arrivait à Sellanraa. Un drôle de cortège peut-être, mais pas seulement drôle : trois hommes chargés d’énormes fardeaux, des sacs pendant sur les épaules, par-devant et par-derrière. Ils marchaient à la file indienne et parlaient entre eux en échangeant des plaisanteries. Mais ils étaient lourdement chargés.
Le petit commis, Andresen, est en tête. Et d’abord cette expédition est la sienne, c’est lui qui l’a équipée. Sivert, de Sellanraa, l’accompagne ; et Fredrik, de Breidablik, est le troisième. Un diable d’homme, cet Andresen ! Son épaule fléchit sous le poids et sa veste est retournée sur sa nuque ; il va tout de même et porte son fardeau.
Andresen est un homme sensé. Il n’a pas acheté sans plus de réflexion Storborg et son comptoir : il préfère attendre et les avoir peut-être pour rien. Il a provisoirement loué la ferme et tient le commerce.
En procédant à l’inventaire des marchandises, il a trouvé une quantité d’articles invendables, dont Eleseus avait encombré son magasin : jusqu’à des brosses à dents et des chemins de table brodés ; jusqu’à des petits oiseaux montés sur un ressort, qui font « cui-cui » quand on appuie au bon endroit.
Ce sont ces marchandises qu’il transporte à présent, pour les vendre aux ouvriers de la mine, de l’autre côté du fjeld. Il sait, par son expérience du temps d’Aronsen, que les mineurs, toujours bien munis d’argent, achètent n’importe quoi.
La caravane pénètre dans la cour de Sellanraa et dépose ses fardeaux. On apporte du lait. Les trois hommes s’amusent à faire du boniment, offrant par plaisanterie leurs marchandises aux gens de la ferme ; puis ils reprennent leur chargement et poursuivent leur route. Il ne s’agit pas seulement de plaisanter. Ils vont à travers la forêt, droit au sud.
À midi, ils s’arrêtent pour déjeuner. L’étape suivante les mène jusqu’au soir. Ils campent, allument du feu, s’étendent pour dormir. Le matin, ils mangent un morceau et repartent.
Ils calculent qu’ils ne doivent plus être loin de la mine et ils écoutent, dans l’espoir d’entendre les explosions des cartouches de dynamite. L’exploitation a dû progresser dans la direction de Sellanraa, en s’éloignant de la mer. Mais on ne perçoit pas une détonation. Ils marchent jusqu’à midi et ne rencontrent personne. Mais, çà et là, ils remarquent des trous profonds : les sondages des prospecteurs. Qu’est-ce que cela signifie ? Le filon est tellement riche sans doute du côté de la mer qu’on n’a pas encore eu besoin de monter par ici.
Dans l’après-midi, ils trouvent plusieurs fosses, mais pas de mineurs. Ils continuent jusqu’au soir et distinguent soudain la mer devant eux. Ils traversent un désert de mines abandonnées. C’est vraiment bizarre ! Ils décident de camper encore. Ils se concertent. L’exploitation a-t-elle été interrompue ? Seront-ils forcés de s’en retourner avec leur chargement ?
– Il n’en est pas question, proteste Andresen.
Le matin, ils voient arriver à leur camp un homme blême, hagard, qui les dévisage en fronçant les sourcils.
– Toi ici, Andresen ? dit-il.
C’est Aronsen, le commerçant. Il ne refuse pas de partager le repas de la caravane et de prendre un gobelet de café chaud.
– J’ai aperçu la fumée de votre feu et je suis venu voir ce que c’était, explique-t-il. Je me disais : « Ils sont revenus à la raison et reprennent l’exploitation. » Et ce n’est que vous ! Que faites-vous par ici ?
– Nous avons des marchandises à vendre.
– Des marchandises ? Les vendre ? À qui ? Il n’y a plus personne. Ils sont partis samedi.
– Partis ? Qui ?
– Tous ! Ce n’est plus qu’un désert ici. Au reste, j’ai moi-même assez de marchandises à vendre : mon magasin en est plein. Je peux vous en céder.
Ah, ah ! les choses vont mal, encore une fois, pour le commerçant Aronsen. L’exploitation de la mine est arrêtée !
Ils lui redonnent du café pour le réconforter et le questionnent. Aronsen hoche la tête avec désespoir.
– Cela n’a pas de nom ! C’est incompréhensible, dit-il.
Tout allait si bien ! Il vendait ce qu’il voulait et ramassait de l’argent. Aux environs, le village était florissant ; les habitants n’usaient plus que de farine blanche et avaient bâti une école neuve. Soudain les dirigeants de la mine découvrent que l’entreprise ne paie plus et ils l’abandonnent. Ça ne paie plus ? Mais ça payait bien avant ! Leur azurite est toujours là ; il suffit de voir ce que les sondages ont mis au jour. Il y a quelque chose de louche là-dessous !
– On a raison, je ne suis pas loin de le penser, quand on dit que tout ceci est la faute de Geissler. À peine s’est-il montré que le travail s’est arrêté.
– Geissler est ici ?
– Eh ! naturellement ! On devrait le fusiller ! Il est arrivé un jour par le bateau et a dit à l’ingénieur :
« – Comment ça marche-t-il ?
« – Bien, à mon avis ! répondit l’ingénieur.
« Mais, voyez, le courrier qui était arrivé par le même bateau apportait deux lettres et un télégramme pour l’ingénieur. L’exploitation ne payait plus : il fallait l’interrompre.
Les membres de la caravane échangent des regards consternés. Mais Andresen est un gaillard qui ne se décourage pas facilement.
– Vous n’avez plus qu’à vous en retourner, conseille Aronsen.
– C’est ce que nous ne ferons pas, répond Andresen en remettant la cafetière dans son sac. Aronsen les considère avec ahurissement.
– Vous êtes fous !
Andresen ne se laisse pas impressionner par ce que peut dire son ancien patron. Il est maintenant son propre patron. Il n’a pas monté à ses frais une pareille expédition pour s’en retourner purement et simplement ; son prestige est engagé.
– Nous continuons ! déclare-t-il.
Aronsen est exaspéré. Il marche en avant de la caravane, en essayant de la dissuader de poursuivre son chemin et, en tout cas, de faire du commerce sur ce qu’il regarde comme son territoire réservé.
Il menace : il se plaindra au lensmand. En tout cas, il les suivra pas à pas et, s’il les prend à faire quelque commerce illicite, il les fera condamner.
Mais voici que quelqu’un appelle Sivert. Il y a donc encore un être vivant dans ce désert ? Un homme est apparu à l’angle d’une baraque, Sivert s’avance avec son fardeau et reconnaît Geissler.
– Quelle rencontre ! s’exclame Geissler.
Il a le visage coloré et semble florissant de santé. Mais ses yeux ne supportent sans doute pas le soleil du printemps, car il porte des verres fumés.
– C’est une chance ! reprend-il. Cela m’épargne d’aller jusqu’à Sellanraa. J’ai tant de choses à faire ! Combien y a-t-il de colons maintenant dans l’Almenning ?
– Dix.
– Dix colons ! C’est bien ce que j’avais calculé. Ça me fait plaisir ! Mais c’est trente-deux mille gaillards de la trempe de ton père qu’il faudrait dans le pays.
– Tu viens, Sivert ? On t’attend.
Geissler entend cet appel et répond :
– Non !
– Je vous rejoindrai tout à l’heure ! crie Sivert.
Et il dépose sa charge.
Il s’assied à côté de Geissler.
– Oui, c’est une chance que je t’aie rencontré ici ! Ça va bien chez toi ?
– Oui. Je vous remercie.
– Votre nouvelle grange est terminée ?
– Oui.
– Je suis extraordinairement occupé, je ne sais plus où donner de la tête. Regarde autour de toi, par exemple, Sivert ! Une ville en ruine ! Ce sont des hommes qui ont bâti cela, pour leur malheur, et j’en porte la responsabilité, ou, pour mieux dire, j’ai été l’instrument du destin. Cela a commencé quand tu étais enfant et que ton père t’a donné, en guise de jouets, des cailloux qu’il avait trouvés sur le fjeld. Je savais que certaines gens paieraient un bon prix pour ces pierres et je les ai vendues ; elles ont passé de main en main et n’ont plus cessé de causer des ravages. Il y a quelques jours, je suis revenu. Et pourquoi, à ton idée ? Pour racheter ces pierres !
« La dernière fois, j’ai laissé mon fils traiter l’affaire ; c’est lui qui a conclu la vente. Un jeune homme de ton âge, l’éclair de la famille ! Moi, je pourrais plutôt me comparer au brouillard : je sais ce qu’il faudrait faire, mais je ne le fais pas. Lui, il est comme l’éclair qui projette sa lueur instantanée. Il est dans l’industrie. C’est lui qui a vendu pour moi, la dernière fois. Je suis quelque chose ; lui, pas ! Il est seulement l’éclair, l’homme d’action de notre temps. Mais l’éclair, en lui-même, est stérile. Vois ce que vous êtes à Sellanraa ! Vous avez perpétuellement devant vous le spectacle des montagnes bleues. Ce ne sont pas des inventions nouvelles : c’est le fjeld qui se dresse là depuis la création du monde, profondément enraciné dans le passé. Mais il vous tient compagnie ; vous vivez en communion avec le ciel et la terre, avec cette nature immense aux racines profondes. Vous n’avez pas besoin d’épée : vous allez sans arme, nu-tête, en confiance avec le monde qui vous environne. L’homme et la nature ne se livrent pas combat : ils s’accordent. La montagne et la forêt, la plaine et le marais, le ciel et les étoiles, ah ! cela ne se dénombre pas misérablement : cela n’a pas de mesure. Écoute-moi, Sivert ! Tu peux être content de ton sort. Vous avez tout ce qu’il faut pour vivre, et pour donner un but à l’existence, et pour inspirer une foi. Vous naissez et vous engendrez ; vous êtes nécessaires ici-bas. Nécessaires, oui ! Tout le monde ne l’est pas ! Vous entretenez la vie, vous transmettez la vie de génération en génération : c’est le sens de la vie éternelle.
« Que sont les autres ? Moi, je suis quelque chose : je suis le brouillard qui flotte çà et là, comme pour annoncer la pluie sur le sol brûlé par la sécheresse. Mais les autres ! Voici mon fils ! L’éclair, rien de plus ! Une lueur stérile ! Il agit. Mon fils est le type de l’homme moderne ; il croit sincèrement résumer en lui les enseignements des âges révolus, posséder à la fois l’expérience du Juif et celle du Yankee. Moi, je secoue la tête quand je vois cela. Pourtant il n’y a rien de mystique en moi. C’est seulement dans ma famille que je suis le brouillard. Je suis ici et je secoue la tête. Voilà ce qui est ! Je n’ai pas la faculté d’agir et de ne pas le regretter. Si je l’avais, cette faculté, je serais moi-même l’éclair : or je suis le brouillard.
Geissler revint à lui soudain et demanda :
– Alors cette nouvelle grange est terminée ?
– Oui. Et père bâtit encore une maison.
– Une maison ?
– Au cas où quelqu’un viendrait nous voir, où Geissler viendrait nous voir, a-t-il dit.
Geissler réfléchit et décida :
– Eh bien, je viendrai ! Tu peux l’annoncer à ton père. Mais j’ai encore beaucoup d’affaires à régler. Je suis venu dire à l’ingénieur de faire savoir en Suède que je suis prêt à racheter. Nous verrons ce qu’il en adviendra. Ça m’est égal, je ne suis pas pressé. Ah ! si tu avais vu l’ingénieur ! Il a amené ici une armée d’ouvriers, et des chevaux, et des machines, jeté l’argent à pleines mains, tout bouleversé ; il a inondé le pays avec son argent, et sans autre effet que d’y répandre le désastre. Ce n’est pas de l’argent qu’il faut ici : ce sont des hommes comme ton père, des hommes qui savent tenir les mancherons de la charrue, au lieu de risquer leur fortune sur un coup de dés. Les autres, comme ceux de la mine, ne savent pas marcher du même pas que la vie : ils veulent aller plus vite, courir, courir, jusqu’à la catastrophe. Ils prétendent pénétrer dans la vie comme un coin : et, quand le coin sent que la pression devient trop forte, il crie : « Arrêtez ! Je n’en peux plus. » Mais il est trop tard ! La vie l’étreint et l’écrase.
Geissler s’interrompit ; il était fatigué.
– Qu’est-ce que tu as dans ton sac ? demanda-t-il.
– Des marchandises. C’est Andresen qui voudrait les vendre.
– Je suis un homme qui sait ce qu’il faut faire, mais qui ne le fait pas, reprit Geissler. Je suis le brouillard. Je vais peut-être racheter la mine un de ces jours ; mais ce ne sera pas pour dire : « Téléphérique ! Amérique du Sud ! » Non, c’est bon pour des joueurs. Les gens par ici pensent que je dois être le diable, parce que j’ai prédit la débâcle ; mais il n’y a pas de sorcellerie là-dessous. Des gisements de cuivre qu’on vient de découvrir dans le Montana, voilà l’explication ! Les Yankees se sont montrés des joueurs plus adroits que nous ; ils nous font une concurrence mortelle dans l’Amérique du Sud. Notre minerai ici n’est pas assez riche. Mon fils est l’éclair, il m’a renseigné. Et moi, le brouillard, je suis venu flotter par ici. C’est tout simple. J’ai manqué les Suédois de quelques heures.
Geissler est essoufflé. Il se lève et dit :
– Si tu descends, allons !
Ils descendent ensemble. Geissler marche péniblement. La caravane s’est arrêtée sur le quai. Fredrik Stroem, toujours moqueur, plaisante aux dépens d’Aronsen.
– Je n’ai plus de tabac. En avez-vous à me vendre ?
– Je vais t’en donner, du tabac ! réplique Aronsen, menaçant.
Fredrik rit.
– Allons, Aronsen, vous n’allez pas prendre ça au tragique ! Nous vendons ces marchandises et nous nous en retournons.
– Fiche-moi le camp ! grogne Aronsen, exaspéré.
– Ha, ha, ha ! Ne vous agitez pas ainsi ! Ce que vous avez de mieux à faire, c’est de vous tenir sage comme une image.
Geissler se sent las, très las. La lumière lui fait mal aux yeux, en dépit de ses verres fumés.
– Au revoir, Sivert ! dit-il soudain. Non, je n’irai pas cette fois-ci à Sellanraa. Dis-le à ton père. J’ai trop de choses à faire. Mais j’irai plus tard ; dis-le-lui !
Aronsen crache derrière lui et grogne :
– On devrait le fusiller !...
Pendant trois jours, la caravane vendit sa marchandise et en tira un bon prix. Ce fut une opération brillante. L’exploitation de la mine n’était pas arrêtée depuis longtemps et les habitants du village étaient bien pourvus d’argent ; ils étaient encore d’humeur à dépenser. Les petits oiseaux empaillés qui disaient « cui-cui » les enchantèrent. Comme cela ferait bien sur la commode ou sur la cheminée ! Ils achetèrent aussi de beaux coupe-papier : tout à fait ce qu’il fallait pour ouvrir les almanachs.
Aronsen était furieux.
– Comme si je n’avais pas tout ça dans ma boutique !
Mais il eut beau protester, chicaner, menacer, il ne put empêcher Andresen et ses compagnons d’écouler leur marchandise.
Andresen se montrait un excellent commerçant ; il s’entendait à offrir ses articles et à les vendre un bon prix.
Sivert ne manquait pas de zèle, mais il était moins adroit ; il n’avait pas de disposition pour le boniment. C’était un paysan habitué aux travaux de la terre et qui parlait peu.
Il était impatient d’en avoir fini et de rentrer à la maison. Il y avait du travail à la ferme.
– C’est Jensine qui le rappelle, expliquait Fredrik Stroem.
Fredrik lui-même n’avait pas de temps à perdre. Il alla tout de même voir Aronsen, le dernier jour, et eut une altercation avec lui.
– Je vais lui vendre les sacs vides, avait-il annoncé.
Andresen et Sivert observaient du dehors. Ils entendirent de grands éclats de voix dans la boutique et le rire sonore de Fredrik. À la fin, Aronsen ouvrit la porte et invita son visiteur à sortir. Mais Fredrik prit son temps et décocha quelques traits pour finir.
Enfin la caravane s’en retourna. Trois hommes jeunes et pleins de vie ! Ils marchaient et chantaient, dormaient à la belle étoile et repartaient.
Quand ils arrivèrent à Sellanraa, Isak avait commencé les semailles. Le temps était favorable, humide, avec des éclaircies et un immense arc-en-ciel qui barrait tout le ciel.
La caravane se disloqua.
– Au revoir ! Au revoir !...
Isak fait les semailles : silhouette puissante et rude, un bloc. Il est vêtu des produits de sa ferme, de la laine de ses brebis, et ses veaux ont fourni le cuir de ses chaussures. Il sème religieusement, tête nue. Le sommet de son crâne est un peu chauve. Au reste, il est monstrueusement poilu ; sa barbe et ses cheveux font la roue autour de son visage. Tel est Isak, le margrave.
Il se soucie peu du calendrier. Mais il sait quand ses vaches doivent vêler ; il connaît la Saint-Olaf, en automne, à la saison des foins ; il connaît la Chandeleur, et sait que, trois semaines plus tard, les ours s’éveillent de leur sommeil hibernal : à cette époque, il faut que tout le grain soit en terre. Sa science répond à ses besoins.
Un homme de la terre, corps et âme ; un défricheur sans répit, voilà ce qu’il est ! Une résurrection du passé, en marche vers l’avenir ; une réincarnation du premier laboureur, un personnage vieux de neuf cents ans et toujours jeune pourtant !
Non, il ne lui restait rien de l’argent du gisement de cuivre : tout s’était volatilisé. Et qui avait conservé quelque chose de toutes ces richesses qu’on avait remuées depuis que l’exploitation de la mine était abandonnée ? Mais l’Almenning était toujours là, avec ses dix colons, et en réclamait des centaines d’autres.
Isak sème. Le soleil du soir illumine les grains de blé qui s’échappent de sa main et tombent comme une pluie d’or dans les sillons.
Sivert arrive avec la herse ; puis il passera le rouleau, puis il hersera encore. La forêt et le fjeld sont là, spectateurs puissants et majestueux.
Klingeling ! chantent les clarines sur le pré. Le tintement se rapproche. Les vaches rentrent pour la nuit. Il y en a quinze à présent et quarante-cinq têtes de petit bétail.
Les femmes passent, portant leurs seaux de lait avec un fléau sur les épaules : ce sont Léopoldine, Jensine et la petite Rebekka. Elles vont pieds nus.
La margravine, Inger elle-même, est à la maison, préparant le repas. Grande et majestueuse, elle va et vient dans sa cuisine, vestale du feu de son fourneau. Inger a été sur la mer, elle a vécu à la ville : elle est chez elle à présent. Le monde est vaste, fourmillant de créatures. Inger n’est, dans ce fourmillement, qu’une créature humaine parmi d’autres, innombrables.
Voici le soir ! - FIN
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