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2° partie : les robinsons de l’Himalaya

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

UN CAMBRIOLAGE ÉLECTRIQUE

 

Au cours de la surveillance, de plus en plus étroite, qu’il exerçait sur Jonathan Alcott, Yvon Bouldu fut dérouté par certains faits.

Pourquoi, par exemple, l’Américain, chaque fois qu’il ne se croyait pas observé, pénétrait-il dans le petit salon qui précédait la chambre à coucher de M. Bouldu, et y demeurait-il de longues heures ?

Pourquoi aussi avait-il, depuis quelques jours, fait emplette de plusieurs flacons de produits chimiques, qu’il manipulait, seul, dans son réduit, et qui ne pouvaient certainement pas être destinés à faire des expériences de météorologie et d’aérostation ?

Un autre fait attira tout spécialement l’attention du jeune homme.

Toutes les pièces de la maison étaient éclairées à l’électricité.

M. Bouldu tenait à ce que, chez lui, tout fût en harmonie avec les idées de progrès qu’il affichait.

Jonathan, qui d’ordinaire ne s’occupait jamais de ces détails d’intérieur, s’avisa de remarquer que les piles qui produisaient la force électrique et qui, au rez-de-chaussée, occupaient un réduit spécial, étaient trop faibles, que les éléments, à la longue, s’étaient usés ; et il insista si bien en piquant l’amour-propre de M. Bouldu, que celui-ci, quoique la dépense fût assez considérable, fit raccorder les appareils de sa maison avec le câble du secteur électrique de la ville.

De cette façon, avait assuré l’Américain, M. Bouldu aurait à sa disposition une puissance électrique à peu près illimitée, qui lui serait d’une grande utilité dans certaines expériences.

– Évidemment, pensait Yvon, le Yankee poursuit un autre but que de faciliter les études de mon père. Il a des raisons pour agir ainsi ; mais lesquelles, voilà ce que je ne puis m’expliquer… Il médite sans doute quelque trahison. Redoublons de vigilance.

Yvon avait le sommeil très léger.

De plus, levé avant tout le monde dans la maison, il ne s’endormait jamais sans s’être assuré que son adversaire s’était lui-même endormi.

Une nuit, le jeune homme n’entendit pas l’Américain s’enfermer à double tour, suivant son habitude, dans la petite chambre qu’il occupait, non loin de celle de M. Bouldu.

Peu après, il lui sembla distinguer, dans le silence de la nuit, des bruits de pas, des frôlements étouffés par les épais tapis dont le plancher des paliers et des vestibules était recouvert.

Yvon s’attendait à tout de la part de Jonathan.

Il s’habilla promptement, glissa ses pieds dans des pantoufles de feutre, mit à tout hasard son revolver dans la poche de côté de son veston, et s’aventura à son tour, retenant son souffle, s’étudiant à ne pas faire crier les parquets, du côté où il avait cru entendre marcher, c’est-à-dire du côté de la chambre de M. Bouldu.

Le cœur du jeune homme battait à se rompre.

La terrible pensée que le Yankee était peut-être en train d’attenter à la vie de son père, hâta la marche d’Yvon.

En arrivant à l’entrée du petit salon, il fut fort étonné de voir de la lumière filtrer au-dessous de la porte. Il colla son œil au trou de la serrure, et demeura béant de surprise, devant l’étrange spectacle qui s’offrait à ses regards.

Jonathan Alcott, les yeux brillants et les sourcils froncés par l’extrême attention qu’il apportait à sa tâche, était debout, devant le coffre-fort. Dans ses mains, gantées de gutta-percha, il tenait un conducteur en charbon de cornue, muni d’un manche de verre isolant, et le maintenait en contact avec la porte du coffre-fort. Jonathan avait descellé un des fils servant à l’éclairage et l’avait ajusté au conducteur qu’il tenait à la main.

De cette façon, un dégagement énorme de force électrique se produisait.

Le métal du coffre-fort, déjà rougi à blanc, commençait à devenir pâteux, à se liquéfier.

Dans quelques minutes, un premier trou allait être pratiqué, et l’Américain n’aurait plus qu’à réitérer cinq ou six fois l’opération pour obtenir une sorte de fenêtre par laquelle, sans forcer la serrure, sans mettre en mouvement les sonneries, il pourrait aisément passer une main et s’emparer de l’argent et des valeurs qu’il convoitait.

La lueur qu’Yvon apercevait, se produisait, comme dans les arcs électriques, à l’extrémité de la baguette de charbon que Jonathan avait si habilement transformée en pince-monseigneur.

Hâtons-nous de le dire, le Yankee n’avait pas le mérite de l’invention.

Aux États-Unis, les voleurs se servent souvent d’un procédé identique pour dévaliser les maisons de banque.

Des assassinats ont été commis de la même façon, et l’on a arrêté, il y a peu de temps, à New York, un repris de justice qui n’avait trouvé rien de mieux que de capter, à l’aide d’un fil et d’un conducteur, semblable à celui qu’employait Jonathan, la force électrique servant à l’éclairage d’une avenue.

Armé de ce revolver improvisé, il se ruait sur les passants qui tombaient foudroyés, et les dépouillait ensuite, impunément, de leurs bijoux et de leur porte-monnaie.

Après un instant de stupéfaction, Yvon comprit ce qui se passait.

Sa première pensée fut d’ouvrir brusquement la porte, de se précipiter sur Jonathan et de lui mettre le revolver sur la gorge. Mais il réfléchit qu’avec l’arme terrible dont le cambrioleur était muni, et dont un seul contact était mortel, il risquait, dans la lutte, d’être foudroyé.

Il hésita.

Ne serait-il pas en droit de brûler la cervelle du misérable, en profitant de sa surprise, et de l’exécuter ainsi sans autre forme de procès ? il dut encore renoncer à ce second projet. Jonathan possédait des secrets qu’il importait de connaître, et qui rendaient précieuse, au moins momentanément, l’existence de cet affreux gredin.

Le jeune homme était frémissant d’impatience.

Allait-il donc assister froidement au crime qu’il voyait se perpétrer sous ses propres yeux ?

Déjà Jonathan commençait à percer un second trou très rapproché du premier.

En cet instant Yvon eut l’inspiration du meilleur parti à prendre. Il arma soigneusement son revolver ; puis, ouvrant la porte avec le plus de bruit possible, du seuil, il mit l’Américain en joue, et s’écria, d’une voix de tonnerre :

– Si vous faites un pas, vous êtes mort !

Une distance de plusieurs mètres séparait les deux hommes.

Jonathan jeta, autour de lui, un regard désespéré et se jugea perdu.

Yvon le regardait d’un air si implacable et si résolu, qu’il vit bien qu’à la moindre tentative de résistance, c’en était fait de sa vie.

– Jetez votre conducteur, ordonna Yvon, impérieusement.

L’Américain obéit.

Son visage était marbré de plaques livides.

Il tremblait de tous ses membres.

Le jeune homme, sans cesser de tenir en joue le misérable, s’approcha de lui, le saisit au collet, le renversa, et lui mit le genou sur la poitrine.

Alors seulement Yvon, qui venait d’agir en cette circonstance, avec la vaillance et le sang-froid d’un véritable héros, appela au secours de toutes ses forces.

La vieille Marthe et le cocher accoururent.

En un clin d’œil Jonathan fut saisi et garrotté solidement sur un fauteuil.

– Mais, s’écria tout d’un coup Yvon, et mon père, où est-il ? Comment se fait-il qu’il n’ait pas répondu plus tôt à nos cris, qu’il ne soit pas déjà ici ?… Si par malheur tu l’as tué, misérable, gronda-t-il en se tournant vers Jonathan, je te brûle la cervelle séance tenante !

Jonathan bégaya, d’une voix pâteuse, quelques mots qu’Yvon n’entendit pas.

Celui-ci, déjà, avait ouvert la porte de la chambre à coucher, et s’était penché sur le corps de son père.

M. Bouldu paraissait plongé dans une sorte d’évanouissement.

Une forte odeur de chloroforme emplissait la pièce. Yvon ouvrit, toutes grandes, les fenêtres, fit respirer à M. Bouldu des révulsifs énergiques, et dix minutes après, le météorologiste sortait de sa léthargie et roulait autour de lui des regards étonnés.

– Il me semble que je viens d’être la proie d’un affreux cauchemar, murmura-t-il… Je suis si faible que je comprends à peine ce que tu m’expliques. Des points noirs dansent devant mes yeux. Tout tourne autour de moi. J’ai le vertige.

– Il faut, conseilla Yvon, respirer largement à la fenêtre, pendant au moins une heure, puis vous rendormir. Demain nous verrons ce qu’il convient de faire de la personne de cet infâme Jonathan, que nous allons surveiller de très près.

Pendant le reste de la nuit, l’Américain, garrotté sur son fauteuil, se livra aux plus amères réflexions.

Il regretta presque de ne s’être pas laissé tuer par Yvon au moment où celui-ci l’avait mis en joue. Il finit par s’endormir, au petit jour, d’un mauvais sommeil, et ses rêves furent peuplés de visions de guillotines, de potences et même de fauteuils à électrocution, tels qu’il en avait autrefois admiré un, à New York.

M. Bouldu se leva de bonne heure.

Par une contradiction dont, seuls, auraient pu s’étonner ceux qui ne le connaissaient pas, il s’éveilla d’une humeur charmante, se rasa, revêtit son plus bel habit de cérémonie, et déclara qu’avant d’être remis entre les mains des gendarmes, le perfide Jonathan serait d’abord interrogé, solennellement, par une sorte de petit tribunal de famille, composé du professeur Van der Schoppen, d’Yvon, et présidé par M. Bouldu lui-même.

M. Bouldu, qui ne voulait pas qu’on pût l’accuser d’avoir imité les barbaries de l’instruction criminelle au Moyen Age, décida que le prévenu Jonathan Alcott, déjeunerait confortablement, mais sans luxe.

Le Yankee, dont on avait délié un des bras, et que la vieille Marthe servit avec mille grimaces de dégoût et de mépris, ne mangea que du bout des dents. Il était presque contrarié de n’avoir pas été déjà remis entre les mains de la justice régulière, et se demandait avec inquiétude, quelle idée diabolique avait bien pu traverser le cerveau de M. Bouldu, et à quelles tortures raffinées, à quelles expériences peut-être, il allait être soumis.

M. Bouldu qui, comme la plupart des savants, avait, dans l’imagination, un grain de fantaisie et même d’enfantillage, fit disposer, dans le grand salon, une longue table recouverte d’un tapis vert, et trois fauteuils.

Une simple chaise de paille fut réservée à l’accusé que Jean, le cocher, qui jouait dans cette tragi-comédie le rôle de gendarme, ne devait pas perdre de vue, et dont il répondait sur sa tête.

En homme avisé, Jean s’était muni d’un vieux manche de fouet, de grosseur raisonnable, et dont il se promettait de caresser les épaules de l’inculpé, à la moindre tentative de rébellion.

Le professeur Van der Schoppen, que le météorologiste avait mandé d’urgence, arriva un peu après le déjeuner, ganté de beurre frais et vêtu, de la fameuse houppelande vert-olive complètement restaurée.

Il s’efforçait de prendre la mine sévère et compassée d’un d’Aguesseau ou même d’en Caton ; mais le bleu énorme qu’il portait sur l’un des yeux, lui donnait une physionomie assez peu juridique.

Yvon avait passé toute la matinée à inventorier les papiers cachés dans la chambre de l’inculpé, et qui devaient, avec la fiole de chloroforme et le conducteur électrique, garnir le guéridon réservé aux pièces à conviction.

MM. Bouldu et Van der Schoppen achevaient de prendre le café en attendant le moment de la séance, irrévocablement fixée à deux heures précises, lorsque Yvon pénétra, tout haletant, dans la salle à manger.

– Mors père, s’écria-t-il, il y a une personne qu’il serait de votre devoir d’inviter à ce solennel jugement.

– ?…

– Le docteur Rabican.

Et Yvon mit sous les yeux de son père, les fragments de la lettre du docteur, autrefois ramassés, rapprochés et collés entre deux feuilles de papier pelure, par Jonathan Alcott.

M. Bouldu, après y avoir jeté les yeux, pâlit, toussa, se mordit les lèvres, et finit par laisser percer une profonde émotion, surtout lorsqu’il eut achevé de parcourir les quelques lignes, empreintes de la plus cordiale bonté, par lesquelles le docteur faisait appel à l’amitié de son vieux camarade, en le suppliant de partager avec lui les risques et les avantages de la construction et du lancement de la Princesse des Airs.

– Je suis un misérable et un idiot, rugit-il… Yvon, va chercher immédiatement le docteur Rabican. Dis-lui que je lui présente toutes mes excuses pour ma conduite passée, et que je l’invite à venir présider le jugement d’un des plus grands scélérats que j’aie jamais rencontrés.

– Mais, objecta gravement Van der Schoppen qui faisait, dans la vie, toute chose avec gravité, nous allons être un juge de trop.

– Nullement, répartit M. Bouldu avec tout son entrain des bons jours. Yvon n’a que seize ans. Il est bien jeune pour faire déjà partie de la magistrature assise. Il remplira donc le rôle de procureur de la République.

– Et je le remplirai bien, je vous en donne ma parole, murmura Yvon entre ses dents.

Yvon ne fit qu’un saut jusqu’à l’institut.

Il mit, tout d’abord, Alberte au courant des événements ; et sans répondre aux questions dont l’accablait la jeune fille, il grimpa jusqu’au cabinet du docteur qui, malheureusement, venait de sortir.

Alberte, qui avait rejoint Yvon tout essoufflé, le gronda de sa précipitation, et lui promit que le docteur se rendrait chez M. Bouldu, sitôt qu’il serait de retour.

M. Bouldu éprouva un vif mécontentement, en apprenant l’absence de son ami. Il déclara néanmoins, sur les instances de Van der Schoppen, que l’on pourrait commencer l’interrogatoire, quitte à céder, bien entendu, le fauteuil de la présidence au docteur Rabican, dès qu’il se présenterait.

À l’heure dite, les portes de la salle furent ouvertes au public, uniquement composé, dans cette occasion, de la vieille Marthe, qui eut soin de se placer le plus loin possible de l’accusé.

M. Bouldu prit le premier la parole.

– Messieurs, dit-il, le triste personnage que vous avez devant les yeux a été comblé, par moi, toutes les bontés imaginables. Je l’ai installé dans ma maison, et bienfait inappréciable, je lui ai ouvert les portes de mon laboratoire, et l’ai initié à la météorologie, la reine de toutes les sciences… Est-ce vrai, scélérat ? Qu’as-tu à répondre ?

Jonathan, dont le malaise augmentait, était maintenant tout à fait ancré dans l’idée que M. Bouldu allait lui faire subir quelque torture spéciale.

Il eût préféré, de beaucoup, se trouver dans la prison la plus noire, dans le plus humide des cachots, que dans ce salon confortable, en face de ces juges improvisés.

– Tu ne réponds rien, gredin, continua M. Bouldu… Toi que j’ai traité comme mon fils, que j’ai nourri du pain de la science, que j’ai paternellement initié au mécanisme des cyclones, des trombes et des phénomènes atmosphériques de toute sorte ; tu as retourné la science même, comme un poignard, contre moi. Précisons les faits… je t’accuse d’avoir dirigé, contre mon coffre-fort, un courant électrique de plusieurs milliers de volts. Je t’accuse d’avoir déshonoré le chloroforme, qui n’a été inventé que pour le soulagement des malades, à la gloire de la chirurgie, en le faisant servir à tes turpitudes…

M. Bouldu avait prononcé ces paroles tout d’une traite.

Il s’arrêta pour souffler.

Ses yeux lançaient des éclairs, et il balançait, d’une façon peu rassurante pour le prévenu, un presse-papier de bronze massif représentant le dieu Borée.

– Ta seule vue, continua-t-il, me fait entrer dans une telle fureur que, pour ne pas perdre le sang-froid et la gravité nécessaires à la mission que je remplis, je vais céder la parole à l’accusation.

Yvon s’était levé.

Devant le regard irrité du jeune homme, Jonathan baissa les yeux et se tint coi.

Il tremblait comme une feuille.

– Je vais, dit Yvon, exposer, depuis leur commencement, tous les crimes dont s’est rendu coupable cet homme. J’en ferai passer, à mesure, les preuves sous vos yeux… D’abord, il a dépouillé de ses inventions un savant que nous estimons tous et qui fut, quelques temps, le collaborateur de mon père. J’ai nommé Alban Molifer… Voici des notes photographiées et des plans de la propre écriture de l’aéronaute. Je les ai saisis dans la chambre de Jonathan Alcott.

D’une pâleur livide, l’Américain était de plus en plus atterré.

Quant à M. Bouldu, à la vue de ces papiers, il était devenu pourpre.

Van der Schoppen jetait des coups d’œil anxieux sur sa face congestionnée.

– Nous perdrons notre temps à juger ce misérable, s’écria M. Bouldu. Qu’on aille immédiatement chercher la police, et qu’on nous en débarrasse.

La vieille Marthe s’était levée avec empressement.

Yvon la retint d’un geste.

– Nullement, dit-il. Vous avez tort, mon père. Il est extrêmement important que nous procédions nous-mêmes au jugement et à l’interrogatoire. Il sera toujours temps de le remettre entre les mains de la justice… Je vais continuer à vous parler de ceux de ses crimes que vous ignorez encore… Jonathan Alcott – le docteur Rabican en témoignera – a été surpris par Alban, au moment où il essayait de franchir la palissade qui entourait les ateliers de la Princesse des Airs… Et voici, ajouta le jeune homme, en désignant, sur la table des pièces à conviction, une lime et un ciseau à froid, les outils dont il voulait se servir.

M. Bouldu n’en revenait pas de saisissement.

Il regrettait amèrement d’avoir imposé tant de fois silence à son fils, lorsque celui-ci voulait plaider la cause du docteur Rabican, et dire ce qu’il savait de l’Américain.

Il baissa la tête avec confusion.

Le professeur Van der Schoppen esquissa une grimace d’horreur et de dégoût, qu’en d’autres circonstances, tout le monde eût trouvée risible.

Yvon expliqua ensuite, avec une parfaite clarté, l’attentat de la veille : M. Bouldu chloroformé et le coffre-fort fracturé.

– Mais enfin, malheureux, s’écria le météorologiste avec plus de tristesse que de colère, pourquoi voulais-tu me voler ?

L’Américain, qui jusque-là était demeuré silencieux, se sentit ému du ton d’affliction[14] paternelle de son vieux maître.

– Je ne voulais pas vous voler, répondit-il d’une voix sourde. Je voulais prendre seulement l’argent nécessaire à un voyage en Allemagne. Je savais[15] que je n’étais plus en sûreté ici, depuis ma tentative de destruction de l’aéroscaphe. Cette tentative, je ne l’ai faite que par dévouement pour vous, Monsieur Bouldu, pour vous éviter une humiliation dans le monde savant. Je savais que vous détestiez Alban Molifer, et même votre ancien ami le docteur Rabican, et que l’échec de leur entreprise vous causerait la plus vive satisfaction.

– Je suis puni de ma haine et de ma partialité, s’écria M. Bouldu, en réprimant, à grand-peine, son indignation, puisque j’ai la honte d’entendre ce scélérat insinuer que je suis moralement son complice !

Laissant Jonathan qui, sous la garde de Jean, commençait à reprendre espoir, le tribunal improvisé passa dans une pièce voisine, pour délibérer.

M. Bouldu gardait un sombre silence.

Il était humilié, confus, irrité, de l’erreur grossière qu’il avait commise en considérant, pendant si longtemps Jonathan comme un serviteur dévoué.

Il s’accusait en lui-même d’avoir indirectement causé, par sa faiblesse, tous les crimes qu’avait perpétrés le Yankee.

Yvon et Van der Schoppen respectaient ce silence, et se gardaient bien de le rompre par quelque parole maladroite.

Ils attendaient que M. Bouldu prît, de lui-même, une décision.

– Mes amis, dit enfin le météorologiste, d’un ton dépouillé de toute arrogance, qu’allons-nous faire de ce misérable ?… Je pense qu’il faut immédiatement le livrer à la justice.

– Immédiatement, oui !… s’écria Van der Schoppen, en brandissant un poing redoutable.

– Je ne partage pas votre avis, déclara sérieusement Yvon. Je suis persuadé que nous ne connaissons pas encore tous les méfaits de Jonathan ; et je tiens du docteur Rabican, un fait qui me donne beaucoup à penser : le chien de garde des ateliers de l’aéroscaphe a été empoisonné la veille même de l’expérience… Qui peut avoir fait cela, sinon Jonathan ? Et dans quel but ?… J’ai l’intime conviction qu’il a risqué une seconde tentative criminelle, cette nuit-là ; et qu’il a pleinement réussi… Ce n’est qu’à lui, certainement, qu’il faut attribuer l’échec de l’ascension de la Princesse des Airs. Mais je n’ai qu’une certitude morale. Il faut obtenir, de Jonathan, des éclaircissements complets à ce sujet… Puis, ajouta le jeune homme, qui sait, s’il n’est pas pour quelque chose dans la disparition du petit Ludovic !

– Fort bien, objecta M. Bouldu. Mais ce misérable a tout intérêt à ne pas aggraver son cas par l’aveu de nouveaux méfaits. Il ne voudra rien dire. Il sait fort bien que nous n’avons, sur lui, aucune autorité légale ; il nous enverra promener.

– Alors, comment faire ? demanda Van der Schoppen dont la physionomie naïve exprimait, en ce moment, une profonde perplexité.

– Je ne vois qu’un moyen, fit Yvon, après un instant de réflexion, c’est de lui promettre la liberté s’il fait des aveux complets.

– Rendre la liberté à cette fripouille, tonitrua M. Bouldu. Jamais de la vie, par exemple !… J’aimerais mieux m’instituer moi-même son geôlier.

– Cependant, poursuit le jeune homme, je crois que nous serons obligés d’en passer par là… Sa punition ne nous procurera aucun avantage. Ses aveux peuvent nous être fort précieux, à nous-mêmes et surtout au docteur Rabican !

– S’il s’agit du docteur, acquiesça M. Bouldu, je ferai comme tu dis, Yvon ; mais ce sera toujours un remords pour moi d’avoir laissé échapper un tel misérable.

Le professeur Van der Schoppen, que cette aventure émerveillait comme un drame contemplé au théâtre, n’était pas encore arrivé à mettre de l’ordre dans ses idées. Faute d’avoir une opinion personnelle à émettre, il se rangea à l’avis commun…

Pendant que ses juges délibéraient, Jonathan Alcott avait eu le temps de se remettre un peu de ses terreurs. Il avait réfléchi, repris son sang-froid, et s’était préparé à la lutte.

Ce fut Yvon, dont le visage avait revêtu involontairement une expression de méprisante dureté, qui se chargea de l’interroger.

– Mon père, dit-il, est assez faible pour consentir à vous remettre en liberté, à condition que vous quittiez la France.

Jonathan Alcott respira bruyamment, comme soulagé d’un grand poids.

Sa face avait presque instantanément repris l’expression d’assurance et d’ironie gouailleuse qui lui était habituelle.

Yvon continua :

– Mais, avant tout, mon père met, à votre grâce, une condition. Il faut que vous racontiez, sans omettre la moindre circonstance, comment vous vous y êtes pris pour vous introduire dans les ateliers de la Princesse des Airs, et pour fausser, ou démolir, les appareils directeurs de l’aéroscaphe… Nous sommes sûrs que c’est vous qui avez empoisonné le chien !

Jonathan pâlit affreusement.

Il crut que la grâce qu’on venait de lui promettre n’était qu’un piège ; et ses regards anxieux interrogèrent éperdument le visage de ses juges, pour tâcher d’y lire la vérité.

M. Bouldu tambourinait nerveusement, sur la table, une marche, avec son coupe-papier.

Van der Schoppen semblait enseveli dans de laborieuses réflexions.

Yvon demeurait impassible.

Voyant que l’Américain, affolé, ne se hâtait pas de répondre, Yvon tira sa montre.

– Si dans cinq minutes, déclara-t-il d’une voix vibrante, vous ne vous êtes pas décidé à parler, j’envoie chercher le commissaire de police qui saura bien, lui, vous faire avouer votre dernier crime… Si, au contraire, vous faites preuve de franchise et de repentir, je vous donne ma parole d’honneur, au nom de mon père et au mien, que vous pourrez sortir d’ici librement.

– Eh bien, oui, murmura enfin le Yankee décontenancé, je vais tout vous dire…

Il raconta, d’une voix haletante, comment il avait empoisonné le chien avec des boulettes de strychnine, comment il avait escaladé la palissade et limé l’articulation d’une aile de l’aéroscaphe.

Un silence mortel suivit cet aveu.

M. Bouldu se contenait à grand-peine.

Il regrettait fort de s’être engagé à mettre son prisonnier en liberté…

Soudain la porte du salon s’ouvrit avec fracas.

Le docteur Rabican, qui s’était hâté d’accourir, aussitôt sa visite terminée, traversa le salon ; et d’un premier mouvement irraisonné, se précipita vers M. Bouldu, dont il serra les mains avec effusion.

Les deux amis étaient si émus qu’ils ne purent prononcer aucune parole.

Van der Schoppen, attendri de ce spectacle, avait, tiré un madras à carreaux, de la dimension d’une serviette ordinaire, et il essuyait furtivement une larme.

Yvon avait serré la main du docteur ; mais il ne perdait pas de vue Jonathan qui, en présence de cette réconciliation, n’avait pu réprimer un rictus diabolique.

Quand le calme se fut un peu rétabli, le docteur Rabican prit place entre M. Bouldu et le professeur Van der Schoppen ; et il consentit, de bonne grâce, à accepter la présidence du tribunal improvisé.

– Je vous en conjure, mes chers amis, dit-il d’une voix pleine de trouble, pardonnez à ce malheureux ; mais qu’il raconte sans détours, la part qu’il a prise à la catastrophe de la Princesse des Airs et peut-être à la mort du malheureux Alban et de sa famille.

Jonathan avait aussitôt compris tout le parti qu’il pourrait tirer de la bonté du docteur Rabican.

– J’ai déjà tout avoué, s’écria-t-il d’une voix lamentable. Je suis profondément repentant de mes crimes, et je ne demande qu’à les expier. La meilleure preuve que je puisse vous donner de ma conversion, c’est que je vais raconter tout ce que je sais sur le sort de Ludovic Rabican… L’enfant n’est pas mort…

Comme un habile comédien qui ménage ses effets, Jonathan eut un silence après cette déclaration capitale.

– Où est-il ? Parlez ! demanda le docteur avec angoisse.

Jonathan poursuivit, de la même voix larmoyante :

– Le petit Ludovic s’est embarqué clandestinement à bord de la Princesse des Airs. Je l’ai vu moi-même, à peu près vers minuit, se glisser dans la coque de l’aéroscaphe où il a dû trouver une cachette… Quant aux avaries que j’ai causées à la machine, elles sont assez graves pour l’empêcher de se diriger, mais non pas de se maintenir dans les airs… Mon crime n’a pas été jusqu’à vouloir assassiner les aéronautes. J’ai voulu seulement empêcher le succès de l’expérience, et le triomphe de mes adversaires.

Jonathan s’était tu ; et courbant la tête, feignait d’être abîmé dans un profond repentir.

Quant aux membres du tribunal, ils étaient terrassés par la surprise et l’émotion.

M. Bouldu pleurait à chaudes larmes, et demandait pardon à son ami.

Le docteur, étourdi d’une péripétie si imprévue, était en proie à une agitation fébrile.

Il sentait subitement un nouveau courage lui revenir ; et il se jurait à lui-même de retrouver son enfant.

Ce fut Yvon qui recouvra, le premier, sa présence d’esprit.

– Il est nécessaire dit-il, que Jonathan signe une déclaration écrite des aveux qu’il vient de faire. De plus, il faut qu’il reste à notre disposition, jusqu’à démonstration complète de la vérité de ce qu’il avance… Qui sait s’il ne vient pas de nous conter un habile mensonge pour se tirer d’affaire ?…

Dans l’exaltation de sa joie, le docteur Rabican n’était nullement tenté de mettre en doute les paroles du Yankee. Il était convaincu que le misérable avait dit la vérité. Pour un peu, il eût trouvé Yvon trop défiant et trop méticuleux.

Mais M. Bouldu et Van der Schoppen lui-même approuvèrent la prudence du jeune homme ; et il fut décidé que Jonathan Alcott serait, jusqu’à nouvel ordre, gardé à vue dans une chambre du deuxième étage, dont l’unique fenêtre était munie de gros barreaux de fer, la porte très épaisse et nantie de solides verrous[16]. L’Américain ne parut nullement contrarié de cette décision.

Il réitéra ses promesses de repentir, écrivit et signa tout ce qu’on voulut.

– Il ne serait pas besoin, s’écria-t-il, de me tenir prisonnier. J’ai à cœur de prouver que j’ai dit la vérité tout entière, et de racheter, par ma conduite, les fautes que la vanité et le désir d’être agréable à mon maître m’ont fait commettre.

– Je veux bien croire, dit sévèrement M. Bouldu, qu’en ce moment vous êtes sincère. Mais prenez garde ; vous allez être surveillé étroitement. Si, par malheur, vous vous trompiez, si vous tentiez de vous enfuir, je me vengerais moi-même sur vous, et d’une façon si terrible, que vous ne pouvez même pas vous en faire une idée !…

Jonathan Alcott renouvela ses protestations de dévouement et de repentir, et déclara qu’il se soumettrait à tous les châtiments qu’on voudrait lui infliger, et qu’il avait la conscience d’avoir si bien mérités.

Comme on allait l’entraîner vers l’espèce de cellule qui lui était destinée, le professeur Van der Schoppen intervint :

– Les vices et les crimes, déclara-t-il gravement, proviennent tous d’un état morbide des cellules cérébrales. Il faut se bien porter pour être honnête. La santé est le commencement de la vertu – aussi, continua-t-il, en se tournant vers Jonathan, vous devez être bien malade, mon garçon… Je vais donc commencer, à l’instant même, à vous appliquer un traitement qui vous rendra, en peu de jours, le plus vertueux des hommes.

Malgré l’opposition de M. Bouldu et du docteur Rabican, Jonathan dut essuyer quelques vigoureux coups de poing derrière la tête, dans la région même du cervelet. Jamais, dans sa longue carrière médicale, le professeur n’avait appliqué d’aussi bon cœur la méthode kinésithérapique. Il était enchanté de son idée.

– Voilà un garçon qui est dans la bonne voie maintenant, murmura-t-il pendant qu’on emmenait Jonathan qui, à part soi, donnait le professeur à tous les diables, et se promettait bien de tirer, plus tard, de lui, une éclatante vengeance.

Malgré ces petits désagréments, Jonathan était enchanté que l’affaire eût si bien tourné pour lui.

– Monsieur Bouldu est un niais, songeait-il. Le docteur Rabican n’a aucune espèce d’énergie. Ils s’apercevront, plus tard, de la faute qu’ils viennent de commettre, en ne me faisant pas mettre en prison, et en ajoutant foi à mes belles promesses de repentir… Mais c’est, surtout à Yvon que j’en veux. C’est lui le plus à craindre ; et j’ai bien vu, hier soir, qu’il est capable de me brûler la cervelle sans le moindre scrupule… Patience ! J’aurai mon tour. Je vais, en attendant, m’appliquer à bien jouer mon rôle de criminel converti.

Yvon Bouldu tint à être le premier à porter la grande nouvelle à Mme Rabican et à Alberte.

Quoique très satisfait de voir qu’il restait encore des chances de retrouver Ludovic, de constater que ses suppositions et les espoirs irraisonnés d’Alberte se trouvaient en partie justifiés, il gardait un arrière-fond de mauvaise humeur.

Il était mécontent que Jonathan Alcott s’en fût tiré à si bon compte ; et il trouvait, à part lui, que son père et le docteur avaient montré beaucoup trop d’indulgence et même de faiblesse.

Il se promit, d’ailleurs, de surveiller, de très près l’Américain et de ne pas lui laisser la moindre occasion de s’évader.

La nouvelle qu’apportait le jeune homme, produisit, sur Mme Rabican, un effet plus salutaire que toutes les potions, tous les traitements, par lesquels on avait essayé de la guérir.

Yvon et Alberte furent étonnés de la soudaineté avec laquelle les traits de son visage morne et flétri s’illuminèrent d’une joyeuse flamme d’espoir.

Elle ordonna que la chambre de Ludovic, où personne ne pénétrait plus depuis sa disparition, fût nettoyée et ornée, comme si l’enfant eût dû revenir d’un jour à l’autre.

Alberte se garda bien de contredire sa mère qui, dans son exaltation, trouvait son idée toute naturelle.

Certes, la jeune fille savait bien que, même en admettant les circonstances les plus favorables, son frère mettrait beaucoup de temps à revenir.

Mais elle craignit de gâter le bonheur de Mme Rabican ; et la petite chambre de l’enfant fut disposée et parée comme si on l’eût attendu le jour même.

Le soir, chez M. Bouldu, un repas cordial réunit les acteurs de la scène du jugement, pour fêter la réconciliation de M. Bouldu et du docteur Rabican, et surtout pour discuter les chances que l’on avait de retrouver la Princesse des Airs et de sauver son équipage.

M. Bouldu déclara, tout d’abord, qu’il prenait sur lui d’aviser les guetteurs des postes météorologiques du monde entier, avec lesquels il était journellement en communication télégraphique.

Le docteur, de son côté, se promit de faire passer dans tous les grands journaux français et étrangers, une note contenant la description détaillée de l’appareil, et même le signalement des voyageurs.

– Mais, objecta le professeur Van der Schoppen, qui avait, parfois, d’excellentes idées, est-il donc impossible de deviner la direction qu’a pu prendre l’aéroscaphe ? Il me semble que pour vous, mon cher monsieur Bouldu, qui êtes météorologiste, rien ne doit être plus facile.

– Vous vous trompez, répondit le savant, après un instant de réflexion. Les courants atmosphériques varient suivant l’altitude. À trois cents mètres, par exemple, vous trouvez un courant qui va vers l’est. Deux cents mètres plus haut, vous en trouverez un autre qui va vers l’ouest… Il faudrait savoir, d’ailleurs, si l’aéroscaphe a été pris par un vent constant, ou par un vent irrégulier.

– Pourquoi, s’écria Yvon, n’aurait-il pas été pris par un de ces vents réguliers dont vous possédez la carte ?

– Parce qu’il est fort probable que dans son affolement, Alban Molifer a dû plusieurs fois, faire monter et descendre l’aéroscaphe. Dans ces conditions, il peut avoir été aussi bien emporté vers le nord que vers le sud, vers l’est que vers l’ouest.

– Eh bien, moi, s’écria Yvon avec feu, je suis persuadé qu’ils ont été emportés par un vent régulier. Alban a dû avoir assez de sang-froid, voyant que l’atterrissage était sans doute impossible – s’ils étaient descendus, nous aurions de leurs nouvelles – pour ne pas s’abandonner au hasard des courants irréguliers.

– Si ce que vous dites était exact, Yvon, répliqua tristement le docteur Rabican, votre père nous indiquerait de suite, à peu de chose près, où ils peuvent se trouver. C’est un anémologue de première force.

– Pardieu, s’écria M. Bouldu, ils auraient été pris par un des trois grands courants qui passent au-dessus de Paris, et se dirigent vers l’est. Ils devraient être, par conséquent, soit au Pôle Nord, soit en Sibérie, soit en Chine ou au Thibet.

– Ils doivent être au Pôle Nord ou au Thibet, s’écria Yvon. S’ils étaient tombés dans un pays civilisé comme la Russie ou même la Sibérie, nous aurions déjà eu de leurs nouvelles il y a longtemps. Ils n’ont pu atterrir que dans un pays tout à fait sauvage.

– À moins, murmura le docteur, qu’ils ne soient tombés dans la mer.

Un silence funèbre suivit ces paroles, que personne n’eut le courage de commenter.

Pourtant, comme il restait encore, en somme, bien des raisons d’espérer, il fut décidé qu’on commencerait, dès le lendemain, les recherches les plus minutieuses.

Tout un plan de campagne fut arrêté.

M. Bouldu jura solennellement d’interrompre toute espèce d’études personnelles, jusqu’à ce qu’il eût retrouvé les aéronautes, morts ou vifs.

 

 

II

 

UNE DÉPÊCHE DU MONT BLANC

 

Le docteur Rabican, dont l’abattement et la neurasthénie s’étaient dissipés comme par enchantement, prit la direction des recherches avec une ardeur et une sagacité toutes juvéniles.

Des milliers de photographies de l’aéroscaphe et de son équipage furent envoyées aux principaux journaux français et étrangers, accompagnées d’une notice promettant une forte récompense à ceux qui pourraient apporter quelques renseignements sur la Princesse des Airs.

Les récompenses offertes étaient graduées suivant l’importance du renseignement.

Comme M. Bouldu l’avait promis, il fit avertir, télégraphiquement, tous les postes météorologiques, presque tous installés sur des montagnes.

Il en reçut, au bout de quelques jours, des réponses négatives…

Personne n’avait vu l’aéroscaphe.

Le docteur et M. Bouldu, à qui leur réconciliation avait prêté une nouvelle force, ne se découragèrent pas.

Par l’entremise toute-puissante du ministre de l’Instruction publique, des dépêches furent envoyées aux gouvernements d’Allemagne et de Russie, sur le territoire desquels on supposait que la Princesse des Airs avait dû être entraînée.

M. Bouldu ne décolérait pas.

À chaque dépêche, à chaque lettre annonçant que l’on n’avait rien vu, il entrait dans de véritables accès de rage.

Il passait toutes ses journées au télégraphe, à la grande consternation des employés qui redoutaient son humeur bourrue, et dont la besogne se trouvait triplée par cette quantité de messages expédiés à tous les points du globe.

Quant au docteur Rabican, après huit jours de démarches infructueuses, il était retombé dans sa tristesse.

De nouveau, le désespoir, qui l’avait un instant quitté, l’envahissait.

– J’ai beau me faire illusion, se disait-il ; Bouldu a beau essayer de me donner de l’espoir, je suis persuadé, moi, qu’ils ont été entraînés au-dessus de l’Atlantique, et qu’ils y ont péri lamentablement. S’ils vivaient encore, il y a longtemps que nous en serions informés.

Une autre cause venait s’ajouter à la mélancolie du docteur.

Mme Rabican, dont les nerfs étaient devenus d’une excitabilité maladive, éprouvait, à la réception de chaque dépêche, de dangereuses crises. On fut obligé, dans l’intérêt de sa santé, de lui dire qu’on ne pourrait guère connaître le résultat définitif que dans un mois. Mais il était impossible de faire entièrement illusion à son instinct maternel. À la mine sombre du docteur, au visage encoléré de M. Bouldu, aux chuchotements d’Alberte et d’Yvon, elle devinait bien qu’on lui cachait la vérité. Plusieurs fois par jour c’étaient des scènes déchirantes entre elle et son mari.

– J’aime mieux tout savoir, s’écriait-elle, être certaine du trépas de mon pauvre Ludovic. Mais, du moins, ne me torture pas ainsi. Le doute me fait presque autant souffrir que la certitude de l’horrible vérité.

– Tu as tort, je t’assure, répliquait le docteur navré. Tu dois bien te rendre compte que des recherches du genre de celles que nous faisons sont longues et difficiles. Sois patiente. Je mentirais en te disant qu’à l’heure actuelle nous savons quelque chose de plus qu’au premier jour.

Mme Rabican fondait en larmes.

Son mari passait de longues heures à la consoler, à essayer de la persuader.

Puis, il s’échappait en hâte, pour continuer ses démarches ou visiter ses malades.

Il ne dormait plus maintenant que quelques heures par nuit.

Huit jours se passèrent ainsi, depuis les aveux de Jonathan, sans apporter aucun résultat. On recueillit seulement le témoignage de quelques paysans du département de l’Aisne, qui racontaient avoir vu planer, très haut, une espèce d’oiseau énorme, brillant comme de l’argent.

Ces témoignages, qui n’avaient d’autre importance que de justifier l’hypothèse de M. Bouldu sur la direction prise par l’aéroscaphe, permirent cependant au docteur de se rendre compte au moins en partie, de l’insuccès des recherches.

– Parbleu ! s’écria-t-il, je comprends maintenant qu’on ne nous ait apporté aucun renseignement. L’expression des paysans : un énorme oiseau, brillant comme de l’argent, me l’explique… À une très grande hauteur, l’aéroscaphe a dû être confondu avec un grand oiseau de proie : aigle ou gypaëte… Et voilà pourquoi la Princesse des Airs a pu traverser l’Allemagne et peut-être même la Russie, sans éveiller l’attention.

– Vous oubliez cependant, mon cher ami reprit M. Bouldu, une autre circonstance très importante : la rapidité de translation des courants aériens. Nos amis ont pu se trouver transportés hors de l’Europe en moins de quarante-huit heures ; et ils peuvent être descendus dans un pays où ne se trouvent ni télégraphe ni journaux.

– Ce que ces témoignages ont de plus consolant, dit le docteur, c’est qu’ils apportent au moins la certitude que la Princesse des Airs n’a pas été entraînée dans la direction de l’ouest, au-dessus de la mer. Si faible que soit cet espoir, nous pouvons encore espérer.

Depuis les témoignages des paysans, qui s’étaient produits tout au commencement de l’enquête, aucun fait nouveau n’avait été recueilli.

Le docteur et M. Bouldu avaient dépensé, en télégrammes et en frais de toute sorte, une somme considérable.

De plus après le bon vouloir qu’ils avaient déployé à l’origine, les ministères et les administrations commençaient à trouver obsédante l’importunité des deux savants.

Tout le monde s’arrangeait maintenant pour les éconduire poliment.

– Se figurent-ils, répétaient à l’envi les chefs de bureau et même les simples employés, que nous ne pouvons penser qu’à leur ballon ! Nous avons, heureusement, des préoccupations plus graves.

Et ils se remettaient à tailler artistement des crayons de diverses couleurs, ou à recopier, en belle ronde, des communiqués insignifiants.

Après plusieurs démarches infructueuses, plusieurs voyages à Paris, M. Bouldu et le docteur Rabican comprirent qu’ils n’obtiendraient plus rien par la voie officielle.

Les journaux aussi se lassaient. On recevait froidement les deux savants dans les bureaux de rédaction ; et on leur donna bientôt à entendre que, désormais, leurs notes ne pourraient passer dans le journal qu’à titre d’insertions payées.

Force fut donc aux deux amis de se croiser les bras, de demeurer dans l’inaction.

Alors, l’espoir qui les avait soutenus tant qu’il y avait eu des démarches à faire, des dépêches à envoyer, de l’activité à déployer, les abandonna tout à fait.

Le docteur se reprit tristement à visiter sa clientèle, qu’il avait forcément un peu délaissée ; M. Bouldu se confina dans son laboratoire.

La cause de Ludovic parut, encore une fois, perdue.

Les deux savants voyaient rarement le professeur Van der Schoppen.

Lui aussi vivait retiré dans son cabinet de travail, et mettait en ordre des monceaux de notes et d’observations pour un immense Mémoire sur les conditions physiologiques de la vie humaine sous tous les climats du globe.

Il en avait déjà terminé la première partie, qui avait trait aux habitants de l’Europe ; et les deux cents pages qu’il avait écrites étaient un chef-d’œuvre de clarté, de concision et de documentation consciencieuse. L’Asie lui donnait beaucoup plus de mal. Il y avait là de vastes régions, des peuples entiers, sur lesquels il n’avait que des données tout à fait vagues, des racontars contradictoires de voyageurs, indignes de figurer dans un ouvrage d’une réelle valeur scientifique.

D’ailleurs, le professeur, après avoir partagé, au début, l’espoir de ses amis, semblait s’être découragé le premier.

Il paraissait avoir, sur le lieu de la retraite – ou du tombeau – des aéronautes, une opinion à lui, une idée de derrière la tête, qu’il ne trouvait pas encore bon d’exprimer.

Seuls, Alberte et Yvon avaient toujours la même confiance qu’aux premiers jours.

Le jeune homme s’était entêté dans l’hypothèse que ses amis avaient dû atterrir en un point quelconque du plateau central de l’Asie ; et il n’en démordait pas.

Il avait facilement persuadé Alberte.

Les deux jeunes gens formaient tous les jours mille projets de voyage en Asie.

– Il faudrait, s’écriait Yvon, organiser une expédition, explorer les déserts de la Mongolie et les montagnes du Thibet[17]… Je suis sûr que c’est là qu’ils sont ; ils ne peuvent être que là.

– Tu raisonnes comme un enfant, répondait M. Bouldu. En admettant que la Princesse des Airs ait été précisément emportée par le courant aérien qui passe au-dessus de ces régions, et non par celui qui se dirige vers le pôle, pourquoi veux-tu que ce courant les ait précisément déposés là, et ne les ait pas entraînés plus loin !…

– Oui, appuyait le docteur, pourquoi voulez-vous qu’ils ne soient pas arrivés en Chine, au lieu de choisir comme lieu de descente les glaciers inhospitaliers et les rocs arides des cimes de l’Himalaya ?

– Précisément, reprenait Yvon avec feu ; c’est parce qu’ils sont descendus dans ces déserts, ou sur ces sommets inhospitaliers, que nous ignorons leur sort. S’ils avaient pris terre dans un pays comme la Chine, il y a longtemps que nous aurions de leurs nouvelles.

– Je te dis que non, rugissait M. Bouldu.

Et la discussion se terminait toujours par un accès d’emportement de la part de l’irascible météorologiste.

Quant à Jonathan Alcott, sur lequel Yvon exerçait une surveillance minutieuse, il paraissait de plus en plus repentant et résigné à la singulière situation qui lui était faite.

Il avait même demandé en grâce à son ancien maître de lui confier la mise au net et la vérification d’un très important tableau de statistique, sur la hauteur des eaux de pluie en France depuis dix ans.

Il paraissait travailler avec plaisir, et ne laissait jamais échapper la moindre plainte sur sa séquestration.

Il était plein de politesse et même d’amabilité pour la vieille Marthe, qui lui apportait ses repas, et pour le cocher Jean.

Celui-ci, chaque soir, étendait son lit de sangle dans le couloir, en travers de la porte de la cellule, de façon à prévenir toute velléité d’évasion.

Jonathan, comme beaucoup d’Américains, avait une certaine quantité de sang Peau-Rouge dans les veines.

Il devait à cette hérédité une inlassable patience, une assurance et un flegme imperturbables.

Il s’était dit qu’à force de temps M. Bouldu, sans rancune, comme toutes les personnes très violentes, lui pardonnerait et lui rendrait même sa confiance.

Cette opinion était tellement ancrée dans son esprit, qu’il eût été très vivement contrarié si on lui eût offert la liberté sans condition.

Libre, il eût été obligé de passer à l’étranger, et sa vengeance lui aurait échappé.

Car il voulait se venger, et terriblement, d’Alban Molifer, d’abord, première cause de tous ses malheurs – si par hasard il avait échappé à la catastrophe probable de la Princesse des Airs – d’Yvon, qui l’avait humilié et qui avait tenu sa vie entre ses mains – et même de M. Bouldu, ainsi que du docteur Rabican, à qui il gardait rancune pour la générosité même qu’ils avaient déployée envers lui.

Il n’était pas jusqu’à l’inoffensif Van der Schoppen qui n’eût sa part dans la rancune du Yankee. Jonathan s’était promis de le punir du rôle qu’il avait accepté dans la comédie judiciaire où lui-même avait joué celai d’inculpé.

L’application kinésithérapique qui avait terminé la séance du jugement, n’était pas, comme on pense bien, pour peu de chose dans la haine du Yankee contre l’excellent professeur.

Trois semaines s’étaient écoulées depuis le commencement de l’enquête entreprise par le docteur Rabican et M. Bouldu, pour connaître le sort des aventureux voyageurs, lorsqu’un accident, gros de conséquences, vint modifier la face des choses.

Yvon Bouldu, qui parlait couramment l’allemand et l’anglais, et qui, depuis les derniers événements, s’était habitué à lire les principaux journaux et périodiques en ces langues, découpa, un jour, dans une gazette allemande, un entrefilet dont voici la traduction littérale :

CURIEUSE AVENTURE D’UN CHASSEUR

« Un sous-officier de Cosaques, du district de Semiretschensk (Sibérie méridionale), se trouvant à la chasse avec plusieurs hommes de son escouade, eut l’idée d’envoyer l’un d’eux dénicher un nid à la cime d’un cyprès géant.

« Quelle ne fut pas la surprise des chasseurs en découvrant que ce nid, un nid de milan, était entièrement capitonné avec un lambeau de toile, sur lesquels étaient tracés des caractères en langue française, malheureusement presque illisibles.

« La pluie, les excréments de l’oiseau et ses coups de griffe n’avaient laissé qu’un fouillis de caractères indéchiffrables.

« Le lambeau de toile fut porté, comme une curiosité, au capitaine de la sotnia, qui, comme la plupart des officiers russes, parlait couramment le français.

« Voici ce document, tel qu’il a été restitué par M. Nicolas Hanief :

….osca… Prince.. es.. Air…

…………… perdition

rassurez… eur… Rabi…

…………… dovic

……………………………

……………. secours

..………ban Moli…

« Les caractères ont été tracés avec de l’encre ordinaire.

« Nul doute que l’on ne se trouve en présence d’un document par lequel une mission en détresse essaie de demander du secours.

« Le mot perdition ne laisse aucun doute à cet égard.

« Mais il n’y a, en ce moment, aucune mission européenne, ni surtout française, dans l’Asie centrale.

« La mystérieuse missive trouvée dans le nid de l’oiseau n’est-elle qu’une plaisanterie de mauvais goût, ou nous trouvons-nous en présence d’un appel désespéré jeté par quelque Européen, perdu depuis de longues années dans les régions himalayennes, peut-être prisonnier des farouches tribus mongoles ou des lamas du Thibet ?

« Encore un mystère à éclaircir. »

Le journal qui faisait paraître cet entrefilet était une feuille de second ordre, publiée dans une ville de la frontière russo-allemande, et qu’Yvon ne recevait pas d’ordinaire. On la lui avait expédiée avec un paquet d’autres journaux.

L’article était imprimé en tout petit caractères, dans un coin du journal, lorsque le regard d’Yvon fut arrêté par la singulière disposition typographique du document.

Distraitement, d’abord, il le parcourut. Il eut comme un éblouissement. Le journal lui tomba des mains. Il le reprit, mais il tremblait de tous ses membres, tant son émotion était grande.

Malgré les efforts qu’il faisait pour se dominer, les caractères gothiques de la gazette allemande dansaient devant ses yeux.

– Mais oui, s’écria-t-il après une seconde lecture, en se levant tout d’une pièce pour courir porter la bonne nouvelle à M. Bouldu, ce sont eux !… Osca… prince… es… air, c’est l’aéroscaphe, la Princesse des AirsPerdition

Ici, le front du jeune homme se rembrunit.

– Ils sont en perdition ou y ont été… Heureusement qu’à la ligne suivante le mot rassurez laisse de l’espoir… Rabi… c’est évidemment le docteur Rabican… dovic, Ludovic !… Ce scélérat de Jonathan a donc dit vrai, pour une fois… Et la signature… ban Moli… évidemment Alban Molifer, ne permet de conserver aucun doute.

Yvon s’était précipité dans le laboratoire paternel. M. Bouldu, en ce moment occupé à collationner plusieurs cartes des vents dominants, reçut fort mal son fils.

– Tu ne pouvais pas, gronda-t-il, choisir un autre moment pour venir me déranger !…

Yvon, oubliant dans sa joie que son père ne connaissait pas la langue allemande, lui mit le journal sous les yeux.

– Tiens, s’écria-t-il, seras-tu convaincu, maintenant !

M. Bouldu entra dans une nouvelle colère :

– Qu’est-ce que tu veux que cela me fasse, ton journal allemand ?… Traduis-le-moi, au moins… Et d’abord, qu’y a-t-il ?

– Il y a, clama Yvon impatienté à son tour, que la Princesse des Airs est retrouvée, ou près de l’être. Ce journal en donne des nouvelles… Jonathan avait dit vrai… Ludovic est parti avec Alban Molifer.

– Que diable ! il fallait me dire cela plus tôt, fit M. Bouldu en exagérant son attitude grondeuse pour dissimuler sa joie et son émotion.

Quand le jeune homme eut traduit fidèlement le bienheureux article, M. Bouldu donna cours à toute sa satisfaction.

Il serra énergiquement la main de son fils.

– Tu ne peux pas t’imaginer, s’écria-t-il, le plaisir que tu me fais. Je suis aussi heureux que le jour de ma réconciliation avec Rabican… C’est ce pauvre ami qui va être content !

Je vais, sans perdre un instant lui porter la bonne nouvelle.

Yvon disparut en faisant claquer joyeusement les portes, et en brandissant toujours la fameuse gazette. Resté seul, M. Bouldu réfléchit. Une idée venait de lui traverser la cervelle.

– Il résulte de tout ceci, se dit-il, que ce coquin de Jonathan a dit la vérité au sujet du petit Ludovic… Je lui ai promis la liberté ; il faut que je tienne parole… Je cours le délivrer, comme je m’y suis engagé.

M. Bouldu, qui avait pour habitude, d’exécuter immédiatement tout ce qu’il avait résolu, grimpa, en toute hâte, à la logette du prisonnier.

Il s’arrêta pour souffler, au dernier palier. Il fallait parler avec dignité au serviteur infidèle.

Jonathan Alcott ne put réprimer un haut-le-corps de surprise à la vue de son maître.

– Rassurez-vous, dit M. Bouldu, majestueusement. Je viens vous remettre en liberté, comme je me suis engagé à le faire, si vos assertions, au sujet du fils de mon ami, monsieur Rabican, se trouvaient confirmées… Un honnête homme n’a qu’une parole. Vous êtes libre.

Jonathan Alcott ne bougea pas.

– Eh bien, entendez-vous ce que je vous dis ?… Vous pouvez partir. Je ne plaisante pas.

L’Américain poussa une sorte de grognement. Il se trouvait très contrarié, et au fond très embarrassé de cette liberté dont il ne savait que faire. Il avait beau réfléchir, il ne découvrait aucun moyen d’éviter son renvoi.

À la fin, il se hasarda à demander à M. Bouldu comment il avait eu des nouvelles de l’aéroscaphe.

En quelques phrases brèves, car il commençait à s’impatienter, le météorologiste le mit au courant.

– Et c’est sur d’aussi faibles preuves, sur d’aussi futiles indices, soupira aussitôt Jonathan, que vous avez la générosité de me pardonner mes crimes, et d’ouvrir les portes de ma prison ! Je ne le souffrirai pas. Je resterai ici jusqu’à ce que vous soyez bien sûr que je n’ai pas voulu vous tromper.

– Restez, si vous voulez, déclara avec indifférence, M. Bouldu ; mais personne ne vous surveillera plus.

– D’ailleurs, fît observer doucereusement l’Américain, il faut que je termine le grand tableau météorologique dont vous avez bien voulu me confier l’exécution.

– Je vois, conclut M. Bouldu avec un rire sonore, que je serai obligé de vous mettre à la porte !… Le voilà, le voilà bien, le prisonnier par persuasion !

Fort de cette espèce de consentement tacite, Jonathan se remit tranquillement à son travail.

Quant à M. Bouldu, qui avait descendu l’escalier en sifflotant comme un collégien, il se jura bien d’expulser cette canaille d’Américain, sitôt qu’on aurait des nouvelles plus précises de l’aéroscaphe, ce qui ne saurait tarder.

Jonathan était ravi.

– Décidément, murmura-t-il, je ne croyais pas le père Bouldu aussi naïf. J’aurai beaucoup moins de peine que je ne l’avais pensé à regagner sa confiance. Il finira bien quelque jour, par me donner son coffre-fort à garder !

En arrivant à l’institut, Yvon eut la chance de rencontrer le docteur Rabican, qui se préparait à sortir.

À la surprise du jeune homme, le docteur, qui avait d’abord manifesté une grande joie, parut soudainement devenir soucieux.

On eut dit que le plaisir qu’il éprouvait était gâté par quelques pénibles préoccupations.

Il n’en remercia pas moins chaleureusement Yvon Bouldu.

– Je n’oublierai jamais, mon cher enfant, s’écria-t-il, que vous avez été le premier à m’annoncer que mon fils vivait encore. Je vais donc pouvoir redonner un peu d’espoir à Alberte et à sa mère.

Le docteur avait prononcé ces paroles d’un ton de tristesse et de mélancolie qui n’échappa point à Yvon.

– Que peut donc avoir le docteur ? s’écria-t-il. Il y a, dans sa tristesse, un mystère que je ne m’explique pas.

Yvon observa plus attentivement son interlocuteur. Évidemment, il faisait des efforts pour échapper à une obsédante pensée.

La conversation languissait lorsque Yvon, sans calculer la portée de ses paroles :

– Nous sommes maintenant, dit-il, moralement certains que la Princesse des Airs a pris terre dans quelque contrée de l’Asie centrale. Il ne reste plus maintenant qu’à organiser une expédition, et à nous lancer, nous-mêmes, à la recherche de nos amis.

À ces paroles, le docteur pâlit et balbutia :

– Oui, oui, en effet, vous avez raison… une expédition… Il faudrait une expédition.

Yvon Bouldu comprit, sans en deviner la raison, qu’il venait, involontairement, de froisser son vieil ami.

Il se retira tout rêveur, se demandant, avec anxiété, la cause des soucis du docteur.

Comme il traversait la cour de l’institut maintenant envahie pas les hautes herbes, il se frappa brusquement le front.

– Suis-je assez simple, s’écria-t-il… J’aurais dû comprendre cela du premier coup !…

Yvon venait d’avoir une bonne idée.

Il retourna chez son père beaucoup plus tranquille. Il croyait avoir trouvé le moyen de dissiper la tristesse du docteur, et il se proposait de supplier son père de l’aider dans cette tâche.

Il trouva M. Bouldu dans son laboratoire.

Le météorologiste était d’excellente humeur.

Il se promenait de long en large, en se frottant les mains avec tant de vigueur que l’on eût pu croire, à première vue, qu’il voulait allumer du feu, comme font les sauvages, en frottant énergiquement deux bâtons de bois sec l’un contre l’autre.

– Tu sais, cria-t-il à son fils, d’une voix sonore, que j’ai mis Jonathan en liberté… Du moment où il nous avait dit la vérité, nous ne pouvions pas le transformer en petit Latude domestique.

Yvon ne put réprimer un mouvement de dépit.

– Vous avez fait là de la belle besogne, mon père, grommela-t-il… Mais nous en reparlerons… Pour le moment, il ne s’agit pas de cela… J’ai vu le docteur Rabican.

– Eh bien ?… il doit être enchanté.

– Oui et non… Il est d’une tristesse mortelle.

– Par exemple, s’écria M. Bouldu, déjà prêt à entrer en effervescence, voilà qui est singulier… Comment ! tu viens lui apprendre que son fils est peut-être vivant, et il n’est pas content ! Que lui faut-il donc de plus ?

– Le docteur est certainement très heureux de la nouvelle que je lui ai apportée ; mais vous n’avez peut-être pas réfléchi que, pour retrouver Ludovic, il faut organiser une expédition…

– Eh bien, Rabican organisera une expédition.

– Oui ; mais une expédition est très coûteuse. Pour explorer des pays tels que le massif de l’Himalaya, il faut une escorte nombreuse, des vivres, des armes, des chevaux, des munitions… À moins que le docteur n’obtienne une mission du gouvernement, ce qui n’est guère probable, puisque ses récentes démarches ont épuisé tout son crédit dans les ministères, jamais il ne sera en état de subvenir à des frais aussi considérables. La construction de la Princesse des Airs, d’après ce que tu m’as raconté, a fortement entamé sa fortune. L’institut est vide de pensionnaires ; et l’opinion publique considère le docteur comme à peu près ruiné… Où veux-tu donc qu’il prenne les fonds nécessaires à un voyage d’exploration dans l’Asie centrale ?

M. Bouldu réfléchit un instant.

– Si Rabican n’est arrêté que par le manque d’argent, répondit-il enfin, la question n’est pas insoluble… Je serai heureux, pour ma part, de mettre ma fortune à la disposition de mon vieil ami. En somme, n’y a-t-il pas beaucoup de ma faute, dans cette série de désastres ?

Yvon sauta au cou de son père.

– Je savais bien, s’écria-t-il, que tu serais le premier à faire cette généreuse proposition. Nous allons retrouver Ludovic et Alban ; et nous allons faire un merveilleux voyage dans le pays le plus intéressant, celui que je désirerais le plus connaître.

– Ne t’enthousiasme pas si vite, bougonna M. Bouldu ; tu ne sais pas encore si le docteur Rabican va accepter mon offre. Il est d’une telle fierté, et quelquefois de tels scrupules, qu’il est bien capable de refuser.

– C’est impossible… Jamais il n’hésitera à employer le seul moyen qu’il ait de retrouver son fils… D’ailleurs, je sais comment le persuader ; c’est de lui donner à entendre que le sauvetage de l’aéroscaphe et le retour d’Alban vous dédommageront amplement des avances que vous allez faire pour l’expédition.

– C’est cela, approuva joyeusement M. Bouldu, j’achète à Rabican la moitié de sa part de commanditaire dans l’affaire de la Princesse des Airs. Il ne pourra pas me refuser ; il me l’a proposé lui-même.

– Oui, murmura Yvon pensif. Il vous l’a proposé au moment où il se croyait sûr du succès ; il a trop de délicatesse pour ne pas refuser maintenant.

Le père et le fils étaient là de leur conversation, lorsqu’un coup discret fut frappé à la porte du laboratoire.

– Entrez, cria M. Bouldu.

Jonathan Alcott fit son apparition, les yeux hypocritement baissés, et salua gravement.

– Que désirez-vous ? demanda rudement Yvon.

– Excusez-moi de venir vous déranger, fit le Yankee sans quitter son attitude humble et compassée ; mais puisque Monsieur Boulin m’a, tantôt, autorisé à reprendre ma liberté, j’ai cru me rendre utile en compulsant les journaux étrangers. Je viens malheureusement de mettre la main sur un article qui contredit entièrement celui sur lequel vous fondiez l’espérance de retrouver vos amis,

– Alors, pourquoi nous l’apportez-vous ? rugit M. Bouldu. Vous agissez contre vos intérêts !

– Je sais que la preuve de ce que j’ai avancé se trouve ainsi remise à plus tard ; mais j’ai cru qu’il était de toute loyauté de vous avertir. L’avenir démontrera certainement, d’une autre façon, que je n’ai pas menti.

Cependant Yvon, qui avait arraché, des mains du Yankee, un exemplaire du journal russo-allemand dont le lecture, la veille, leur avai t causé tant de bonheur, lut avec désespoir :

CURIEUSE AVENTURE D’UN CHASSEUR
(Suite).

« Nous sommes heureux d’offrir, aujourd’hui, à nos lecteurs, une restitution plausible et probablement exacte du mystérieux document en langue française découvert par les chasseurs du district de Sémiretschensk.

« Comme nous le croyions, il ne s’agit pas d’un appel adressé par des explorateurs européens en péril. Un officier russe, qui a beaucoup voyagé dans tout l’Empire, nous adresse l’explication suivante.

« Le document se lirait ainsi :

La Tosca, Prince des Arts a été mis en répétition Rassurez directeur Rabichac Succès au Prado. Victoire. Avons reçu secours du public. Bancs démolis.

« L’auteur de cette version, M. Gobelet, a très intimement connu, à Moscou, un imprésario français, M. Rabichac, qui fait encore, à l’heure actuelle, des tournées artistiques, à la tête d’une troupe d’opéra, dans le sud de la Russie.

M. Rabichac qui est très connu, a eu, au cours de ses voyages théâtraux, d’innombrables aventures.

« Maintes fois, ses accessoires ont été démolis par les paysans, et les artistes de sa troupe malmenés.

« Il est exact que M. Rabichac soit allé donner des représentations jusque dans les régions les plus sauvages du Caucase.

« Vérification faite, M. Rabichac est toujours à la tête de sa troupe, et donnait encore, il n’y a pas un mois, une représentation à Nijni-Novogorod. Il y a donc tout lieu de croire que l’explication de M. Gobe-lef est la vraie.

« Le fameux document a dû être expédié à l’imprésario par un de ses artistes, dans une des nombreuses circonstances où la troupe s’est trouvée en détresse dans les steppes. »

Yvon ne prit même pas la peine de finir l’article, et froissa le journal avec dépit.

Ainsi tout était remis en question.

Ludovic, retrouvé, quelques heures auparavant, était maintenant perdu de nouveau.

Il allait falloir annoncer la déchirante vérité au docteur Rabican, qui devait, maintenant, croire au salut de son fils.

Yvon baissa la tête avec découragement, pendant que Jonathan, congédié d’un mot, par M. Bouldu furieux, se retirait en riant sous cape.

Entre le père et le fils, la soirée se passa tristement.

D’un commun accord, ils s’étaient donné jusqu’au lendemain pour aller remplir la cruelle mission d’informer le docteur Rabican de cette déconvenue.

Vers dix heures, le timbre électrique de la porte d’entrée retentit soudainement.

M. Bouldu et Yvon en reçurent comme un coup en plein cœur.

Sans nul doute, c’était le docteur Rabican qui venait s’entretenir avec ses amis, de ses projets d’expédition, et qu’il allait falloir désespérer.

Si cruelle que fût cette tâche, on devait la vérité au docteur.

C’était bien le docteur Rabican ; mais il paraissait en proie à une exaltation tout à fait en dehors de ses habitudes et de son tempérament.

– Mes amis, s’écria-t-il, dès l’entrée, je vous apporte une grande et heureuse nouvelle.

M. Bouldu et son fils, se méprenant sur le sens de ses paroles, firent appel à tout leur courage pour le détromper.

– Oui, continua le docteur, l’entrefilet que vous avez lu est confirmé de tout point. Alban Molifer vient de m’envoyer une dépêche.

– Une dépêche ! s’écrièrent à la fois M. Bouldu et Yvon, en proie à l’étonnement le plus profond.

– Oui ; et une vraie dépêche. Mais elle m’arrive par une voie peu ordinaire. Elle vient de l’Himalaya, en passant par le Mont Blanc.

– Mais il n’y a pas de ligne télégraphique dans l’Himalaya ! objecta Yvon.

– Non, répliqua victorieusement le docteur… Mais vous oubliez la télégraphie sans fil !… Du lieu où ils se trouvent, c’est-à-dire probablement d’un des hauts sommets de l’Himalaya, Alban Molifer a trouvé le moyen d’installer, avec les machines électriques de l’aéroscaphe, les appareils, d’ailleurs extrêmement simples, qui servent à la transmission des ondes électriques, sans l’intermédiaire d’aucune espèce de conducteur métallique. Il a télégraphié, sans savoir où sa dépêche aboutirait, ni même sans savoir si elle aboutirait quelque part. Les employés du télégraphe sans fil du Mont Blanc, ont été fort surpris, la nuit dernière, d’entendre vibrer, d’une façon tout à fait irrégulière et inusitée, la sonnerie de l’avertisseur. Ils se sont mis immédiatement à enregistrer le message de leur correspondant inconnu ; mais malheureusement, soit défectuosité des appareils construits par Alban, soit pour tout autre cause, ils n’ont pu recueillir que les mots suivants, qui viennent de m’être fidèlement transmis… Le message, quoique incomplet, est suffisamment explicite… Lisez plutôt…

M. Bouldu prit des mains du docteur le télégramme qu’il lui tendait. Il lut :


« Docteur Rabican, Saint-Cloud, France. Prière de transmettre, contre récompense, cette dépêche d’aéronautes perdus dans les monts de l’Himalaya, à docteur Rabican, Saint-Cloud, France. Sommes en bonne santé… Princesse… préservée malgré avaries… Ludovic avec nous…………… »

– Le message est inachevé, fit remarquer Yvon.

– Oui, répondit le docteur… Les employés ont eu beau lancer, dans la direction approximative d’où était venue la dépêche, leur courant le plus puissant, Alban n’a pas répondu… Mais cela n’a pas d’importance. Nous en savons assez. Je vais immédiatement me mettre à la recherche de mon fils, dussé-je entreprendre seul ce voyage.

– Vous ne l’entreprendrez pas seul, mon vieil ami, s’écria M. Bouldu en serrant les mains du docteur. Nous tenons absolument Yvon et moi, à faire partie de l’expédition.

Le docteur, ramené à ses préoccupations pécuniaires, avait repris brusquement sa mine soucieuse.

Avec mille précautions, M. Bouldu fit ses offres de service. Le docteur finit pas accepter, même sans trop s’être fait prier.

– Du moment que mon fils vit, qu’Alban et sa famille existent encore, que la Princesse des Airs est intacte, je suis sûr de pouvoir vous rembourser… D’ailleurs n’êtes-vous pas, mon cher Bouldu, le seul ami à qui je puisse m’adresser en cette occasion !

– Ce n’est pas un service que je vous rends, répliqua M. Bouldu. Je ne fais que vous accorder la réparation que je vous devais, pour mon injustice et ma méchanceté à votre égard.

Cette importante question d’argent une fois réglée, Yvon jugea bon de mettre sous les yeux du docteur, le second entrefilet du journal allemand.

Personne n’ajouta foi à l’explication fantaisiste de l’officier russe.

La dépêche reçue par le docteur, confirmait trop bien les termes du document trouvé dans la basse Sibérie, pour qu’il subsistât le moindre doute sur le salut de Ludovic.

Le docteur demeura, fort avant dans la soirée, avec ses amis.

Yvon se fit expliquer par son père le fonctionnement du télégraphe sans fil.

Le télégraphe sans fil, inventé par l’ingénieur italien Marconi, et perfectionné par l’inventeur Telsa, ne transmettait d’abord les dépêches qu’à une très faible distance : quelques centaines de mètres.

Maintenant on peut correspondre d’un bout à l’autre de la terre.

M. Telsa espère même entrer en communication avec les planètes.

Les appareils de télégraphie sans fil sont extrêmement simples et peu coûteux. Un employé quelconque peut les mettre en mouvement, après les avoir vu fonctionner une seule fois…

Grâce à l’oscillateur Telsa, les ondes électriques les plus faibles sont amplifiées des millions de fois, et peuvent se transmettre à travers le sol ou la terre, avec une rapidité presque égale à celle de la lumière.

Ces ondes, d’ailleurs, se comportent comme les rayons X et traversent les eaux ou les rochers aussi facilement que l’air.

Dans un avenir très prochain, chaque maison particulière, chaque établissement public aura sa tour.

Pour les villes qui ne se trouvent pas situées sur des hauteurs, les postes de télégraphie sans fils seront installés sur des ballons captifs retenus par des câbles métalliques, et lancés à une très grande hauteur, de manière à atteindre les couches supérieures d’air raréfié, à travers lesquelles les ondes se transmettent plus facilement…

– Quand le télégraphe sans fil sera installé partout, conclut M. Bouldu, la solidarité humaine aura fait un grand pas. Les idées se répandront avec une rapidité inconcevable ; les journaux seront informés instantanément des événements et les opérations commerciales pourront se traiter sans déplacement.

M. Bouldu donna rendez-vous au docteur pour le lendemain, afin de fixer la date du départ et de combiner les préparatifs de l’expédition.

Yvon nageait dans une joie sans bornes.

Un seul détail contrariait le jeune homme.

Pourquoi donc son père, après avoir remis en liberté Jonathan Alcott, ne s’en était-il pas débarrassé, ne l’avait-il pas envoyé se faire pendre ailleurs !

L’Américain, dont l’arrivée subite du docteur Rabican avait éveillé la curiosité, avait pu, en collant son oreille à la porte du salon, entendre une partie de la conversation.

Il était allé se coucher, très mécontent de la tournure que prenaient les événements.

– Si M. Bouldu part en expédition, s’était-il dit, on me renverra certainement, et je perdrai ma vengeance, en même temps que ma situation.

Il réfléchit une partie de la nuit aux moyens de parer à cette éventualité.

Il n’en trouva pas de meilleur que d’aller se jeter aux pieds de M. Bouldu et du docteur Rabican, et de les supplier de l’emmener avec eux dans leur voyage.

Jonathan Alcott se rendait compte du peu de succès qu’aurait sans doute sa demande ; mais c’était la seule chance qui lui restât de ne pas voir échapper la vengeance que son âme haineuse mûrissait depuis si longtemps.

– Ce sont de braves gens si naïfs, murmura-t-il en s’endormant, qu’ils sont, après tout, bien capables de me pardonner et de m’emmener… Alors, ce sera tant pis pour eux !

 

 

III

 

EN ROUTE POUR L’ASIE CENTRALE

 

M. le professeur Van der Schoppen était, depuis quelques jours, devenu absolument invisible.

Les enfants de la ville, à qui sa houppelande verte était familière, n’avaient plus la joie de le voir traverser les rues de son pas lourd et automatique.

Il y avait presque une semaine que le docteur Rabican n’avait entendu relater quelque nouvelle mésaventure advenue au propagandiste de la médecine kinésithérapique.

Le professeur Van der Schoppen travaillait…

Enveloppé d’une copieuse robe de chambre à ramages, coiffé d’une calotte de velours, il ne quittait plus son cabinet de travail.

Ce sanctuaire, où personne n’avait le droit de pénétrer, sauf Mme Van der Schoppen qui, à de rares intervalles, venait essayer d’y mettre un peu d’ordre, offrait le spectacle d’un extravagant pêle-mêle. Des tomes, ouverts à la bonne page, étaient entassés sur le plancher, où ils formaient des piles branlantes. Dans les coins, il y avait des monceaux de notes, que le professeur passait quelquefois des heures à remuer, sans arriver à découvrir celles qu’il cherchait.

Des cartes, des tableaux synoptiques, recouvraient entièrement les murailles.

Il n’était pas jusqu’au plafond qui n’eût été utilisé : des échantillons d’animaux rares s’y balançaient et achevaient de donner au cabinet de travail de l’honnête savant l’apparence d’une tanière de sorcier au Moyen Âge.

Ailleurs, au-dessus d’une bibliothèque, on voyait toute une série de crânes divisés en compartiments, correspondant chacun à un penchant ou à un vice, car M. Van der Schoppen avait été, autrefois, un fervent adepte de la phrénologie.

Il n’y avait que très peu de temps qu’il avait délaissé la science de Gall et de Spurzheim pour s’éprendre d’un tel enthousiasme pour la médecine kinésithérapique.

Brandissant d’une main une grosse pipe de porcelaine au tuyau de merisier de la Forêt-Noire, Van der Schoppen s’agitait au milieu d’un nuage de fumée si opaque, que M. Bouldu n’eût certes pas hésité à le ranger au nombre des phénomènes météorologiques, dans la série des cumulo-stratus.

Parmi ce fatras d’in-quarto, de dictionnaires et de manuscrits, où il aurait été imprudent, à tout autre qu’à lui, de s’aventurer, Van der Schoppen se démenait avec les précautions minutieuses et la grâce d’un ours fourvoyé dans la boutique d’une lingère.

Jamais il n’abandonnait sa pipe.

Quand le travail marchait au gré de ses désirs, il lançait, d’un rythme toujours pareil, de petites bouffées de satisfaction en donnant, à intervalles égaux, comme par habitude, de légers coups de poing sur son bureau.

S’il était arrêté par quelque difficulté, c’étaient de véritables trombes de nicotine que lançait la pipe de porcelaine.

Les coups de poing aussi devenaient formidables ; le bois du bureau craquait lamentablement et les piles de tomes oscillaient, sur leurs bases fragiles, de façon menaçante.

Les habitants de la maison voisine, d’abord alarmés de ces bruits insolites, avaient fini par s’y habituer.

Quant à Mme Van der Schoppen, instruite dans les bons principes kinésithérapiques, elle n’y faisait plus attention depuis longtemps.

D’ailleurs, quand il était plongé dans quelque travail d’importance, M. Van der Schoppen ne voulait être dérangé sous aucun prétexte.

Aux heures des repas seulement, Mme Van der Schoppen pénétrait, sur la pointe du pied, dans le cabinet de travail, mettait le couvert sur un petit guéridon spécialement affecté à cet usage et se retirait sans avoir fait le moindre bruit.

Quand il avait faim ou soif, le professeur courait au guéridon, mangeait et buvait au hasard ce qui lui tombait sous la main, et se remettait au travail avec un nouvel acharnement.

Le professeur Van der Schoppen était beaucoup plus estimé comme théoricien et comme écrivain médical que comme praticien.

La plume à la main, il raisonnait avec une logique impeccable. Beaucoup de ses ouvrages faisaient autorité de l’autre côté du Rhin, et même en France. Au fond, il eût été plutôt fait pour être un philosophe, adonné aux seules conceptions abstraites, que pour jouer un rôle actif dans la vie pratique.

Son grand défaut était de vouloir réaliser de point en point, de réaliser jusqu’à leurs dernières limites sur ses malades, les théories qu’il avait une fois adoptées.

Malgré sa bonté naturelle, lorsqu’il se croyait sûr de l’efficacité d’un genre de médication, il l’appliquait inexorablement, quelles qu’en dussent être les conséquences.

Depuis qu’il avait attaqué le second volume de son ouvrage sur les Conditions physiologiques de la vie humaine sous tous les climats du globe par rapport aux influences climatériques, le professeur était fort mécontent.

Il possédait, au suprême degré, l’art de développer, à perte de vue, les plus minces observations, et d’en tirer des conclusions tout à fait inattendues. Mais encore fallait-il qu’il eût un point de départ.

Or, pour son étude comparée des races asiatiques, il n’avait pas la dixième partie des documents indispensables. Il avait vainement exploré les bibliothèques. Sur toute l’immense population de l’Asie centrale, il n’avait trouvé, comme renseignements, que les relations incomplètes et parfois même contradictoires, d’un petit nombre de voyageurs et de missionnaires.

La pipe de porcelaine lançait des fumées si épaisses que le docteur en devenait invisible comme les dieux d’Homère au sein de leur nuage ; et le bureau geignait si douloureusement, et à des intervalles si rapprochés, que les voisins eussent pu croire que M. Van der Schoppen avait abandonné la médecine pour la cordonnerie, et qu’il confectionnait, en amateur, des galoches, à l’usage de sa nombreuse famille.

Cependant, le tome II du mémoire n’avançait pas. Un jour que M. Van der Schoppen[18] avait passé tout l’après-midi sans arriver à mettre sur pied plus d’une demi-page, le découragement le prit. Il déposa sa pipe, se dépouilla de sa robe de chambre et de son bonnet de velours, endossa la houppelande verte, et sortit, avec l’intention de se rafraîchir le cerveau par une bonne promenade, qui se terminerait par une visite à l’ami Bouldu.

Une particularité du caractère du professeur Van der Schoppen, c’était de ce posséder, qu’à un très faible degré, la notion du temps. Il n’arrivait jamais à l’heure aux rendez-vous. Quand il se trouvait dans un endroit où il se plaisait, les heures s’écoulaient, pour lui, comme des minutes ; et il s’étonnait, naïvement, après une demi-journée entière passée à discuter, de voir venir la nuit. Il lui semblait qu’il n’était là que depuis un quart d’heure.

Dans sa fièvre d’étude, il avait totalement oublié M. Bouldu et le docteur Rabican.

Il fut fort surpris de constater qu’il avait laissé passer toute une semaine sans aller voir ses amis, et sans prendre de leurs nouvelles.

– Je serai donc toujours aussi distrait, murmura-t-il… Je me suis plongé jusqu’aux oreilles dans les paperasses ; et j’ai tout oublié. Je suis vraiment un étourdi et un égoïste.

Pour se punir de sa distraction, le professeur décida qu’il commencerait par se rendre chez son ami Bouldu, sans faire la promenade qu’il s’était promise. Le météorologiste, après avoir grondé son ami de son indifférence, le mit au courant des événements des jours derniers.

Van der Schoppen se réjouit franchement de la bonne tournure que prenaient les recherches du docteur Rabican.

En entendant parler de l’Himalaya et de l’Asie centrale, il dressa l’oreille.

– Je voudrais bien, soupira le professeur, que vous fussiez de retour de votre exploration ! Vous pourriez me fournir les renseignements qui me manquent pour mon livre sur les conditions physiologiques de la vie humaine…

– Je vous rapporterai toutes les observations que vous voudrez, s’écria M. Bouldu… Vous n’avez qu’à me remettre, au départ, un questionnaire. Je vous le rendrai, au retour, exactement rempli.

– Je vous remercie… Vos notes me seront évidemment qu’un[19] grand secours ; mais il y a des observations que je suis seul capable de faire utilement.

– Allez-y donc vous-même ! s’écria M. Bouldu avec sa brusquerie habituelle.

Van der Schoppen demeura bouche bée.

Il réfléchissait, tout surpris qu’une idée aussi simple ne se fut pas, tout d’abord, présentée à son esprit.

– Mais oui, balbutia-t-il enfin ; c’est une excellente inspiration. Je vais y songer. On ne décide pas une aussi grosse affaire au pied levé.

– Décidez-vous promptement, alors, ajouta M. Bouldu ; car nous sommes bien résolus à partir la semaine prochaine.

L’idée d’un voyage en Asie centrale avait dû faire une grande impression sur Van der Schoppen ; car, pendant tout le reste de l’entretien, il parut n’être plus du tout à la conversation, et il répondit, à tort et à travers, aux plaisanteries de son ami.

Cette préoccupation n’échappa pas à M. Bouldu.

– Vous viendrez avec nous, lui cria-t-il, du seuil de la porte, en le reconduisant… C’est entendu, n’est-ce pas ?

Le professeur partit, sans répondre ni oui, ni non, très alléché, au fond, par l’idée du voyage.

Le lendemain, à la première heure, il sonnait à la porte de M. Bouldu.

– Eh bien, lui demanda malicieusement celui-ci. Et ce voyage ?

– J’ai réfléchi toute la soirée d’hier ; j’ai pris l’avis de Madame la professeur Van der Schoppen. Elle m’a fait plusieurs objections que j’ai victorieusement réfutées. Comme c’est une estimable personne, qui a beaucoup de bon sens et de raisonnement, elle m’a posé quelques questions que j’ai résolues. Et bref, nous avons fini, somme toute, à nous décider…

– Et bien, à quoi ? s’écria M. Bouldu, qui bouillait d’impatience.

– Nous avons fini, somme toute, par nous mettre d’accord. Madame la professeur Van der Schoppen a reconnu avec moi que ce voyage serait utile à l’avancement de la science, et à la gloire personnelle de son mari.

– Alors, c’est décidé ?

– Mais oui, mon bon ami.

M. Bouldu poussa un hurrah de triomphe, et serra énergiquement les mains du brave allemand, sur la face duquel errait un sourire béat.

Les préparatifs du départ furent poussés avec une grande activité.

M. Van der Schoppen, afin de diminuer, en partie, les frais considérables de l’expédition, multiplia les démarches afin d’obtenir officiellement, de son gouvernement, une mission ethnographique pour les régions de l’Himalaya.

Grâce à ses honorables antécédents scientifiques, grâce surtout à la protection d’un ministre dont il avait été, autrefois, le camarade, à l’université d’Heidelberg, il eut la chance de réussir, et fut mandé à Paris, à son ambassade, pour recevoir des lettres qui l’accréditaient, officiellement, près des souverains des pays qu’il comptait traverser.

M. Bouldu et le docteur Rabican essayèrent, eux aussi, d’obtenir une mission du gouvernement français. Leur proposition fut acceptée avec joie par le ministre ; mais le budget de l’année n’était pas encore voté, et les formalités indispensables exigeaient des délais qui auraient reculé l’expédition à plusieurs mois. Force fut donc de passer outre, et de se contenter d’une subvention qu’accorda la Société de Géographie.

Un matin que M. Bouldu, entouré de guides et d’indicateurs de chemins de fer, étudiait sur une carte, les divers itinéraires, Jonathan Alcott se présenta devant lui.

Depuis qu’il savait que l’expédition était décidée, il évitait le plus possible, d’attirer l’attention, guettant une occasion de parler seul à seul, à M. Bouldu, quand il le saurait bien disposé.

Justement ce jour-là, Yvon était allé déjeuner chez les Rabican ; et Jonathan avait fini de calligraphier les tableaux synoptiques qu’on lui avait donné mission de mettre au net.

C’était là deux circonstances favorables, dont l’Américain voulait profiter.

– Que désirez-vous ? demanda rudement M. Bouldu qui n’employait plus jamais, avec Jonathan, le tutoiement amical d’autrefois.

L’Américain présenta modestement le travail qu’il apportait, et dont M. Bouldu se montra très satisfait.

– Voilà qui est d’une netteté merveilleuse, s’écria-t-il… Je vous félicite… Je sais, parbleu, que vous êtes intelligent et capable ! Il est fâcheux que vous ayez agi envers moi avec tant de scélératesse.

Jonathan baissa piteusement la tête et ne répondit pas un mot.

– Oui, continua M. Bouldu, j’aurais pu faire quelque chose de vous ; mais il n’y faut plus penser. Je vais vous donner un mois d’appointements ; vous irez ensuite où vous voudrez.

À ces mots, Jonathan éclata en sanglots.

Il se jeta aux pieds de M. Bouldu interloqué et lui embrassa les genoux à la façon des suppliants antiques.

– Ce n’est pas maintenant qu’il faut pleurer, grommela le savant, un peu ému, malgré lui, de ces larmes qui paraissaient sincères.

– Ne me congédiez pas, sanglota Jonathan. Je veux rester près de vous, racheter tout mon passé par un dévouement sans bornes, et vous accompagner dans votre exploration… Peut-être en me précipitant entre vous et les dangers qui vous attendent là-bas, aurai-je le bonheur de vous sauver la vie.

M. Bouldu, qui avait fait signe à Jonathan de se relever, l’écoutait patiemment, bien décidé à se débarrasser de lui, le jour même, d’une façon définitive.

Jonathan, qui épiait, d’un œil anxieux, les divers sentiments qui se reflétaient sur le visage de son maître, continuait sa défense avec une éloquence véritable. Il insista sur l’attachement dont il avait toujours fait preuve, attachement qui l’avait même poussé à commettre des crimes dont, en somme, en cas de succès, le météorologiste eût recueilli tous les bénéfices.

Le savant, qui avait conscience d’avoir fait preuve, à certaine époque, de beaucoup d’animosité et de beaucoup de partialité, ne savait trop quoi répondre. Il était très ennuyé, au fond qu’on lui remît ainsi ses égarements sous les yeux, et il ne pouvait s’empêcher de trouver que, par sa haine contre Alban, par sa brouille avec le docteur, il avait quelque peu encouragé les méfaits de Jonathan Alcott.

L’Américain termina cette espèce de plaidoyer par une série de chaleureuses protestations.

Enfin, il fit habilement valoir qu’un préparateur aussi exercé que lui était difficile à trouver, et serait d’une grande utilité dans une expédition du genre de celle qui se préparait.

– Qui ferait les photographies ? conclut-il… Qui entretiendrait les appareils ? Qui recopierait vos notes ? Qui préparerait les oiseaux et les insectes que vous voudrez rapporter, si je n’étais pas là ?

M. Bouldu résistait encore, mais plus faiblement. Jonathan Alcott redoubla d’éloquence et de protestations de repentir. Il jura solennellement qu’il regardait, pour son propre compte, l’expédition comme une sorte de pèlerinage expiatoire, au cours duquel il recouvrerait sa propre estime, et peut-être, ajouta-t-il humblement, celle de son vénéré maître.

À la fin, M. Bouldu, moitié attendri, moitié convaincu, s’écria de sa voix la plus bourrue :

– Eh bien, accompagnez-nous si vous voulez, après tout. Mais je vous préviens qu’Yvon, qui ne vous porte pas précisément dans son cœur, sera spécialement chargé de votre surveillance. À la moindre incartade de votre part, il est bien capable, de vous faire payer tous vos méfaits en bloc.

Jonathan répliqua qu’il ne demandait pas mieux qu’à être surveillé, qu’à occuper, dans l’expédition, le rang le plus infime, et qu’il obéirait aveuglément à tous les ordres qu’on voudrait bien lui donner.

L’Américain se retira, au comble de la joie.

Quant à M. Bouldu, il était très mécontent de lui-même. Il avait conscience d’avoir montré, cette fois encore, beaucoup trop de faiblesse.

De plus, il n’était pas sans inquiétudes sur la façon dont son fils allait accueillir l’annonce de sa réconciliation avec Jonathan.

Yvon fut, en effet, très contrarié ; et, sans manquer au respect qu’il devait à son père, il lui adressa quelques observations amères sur la faiblesse dont il venait de faire preuve. M. Bouldu mit timidement en avant les services que pourrait rendre Jonathan, le repentir qu’il montrait.

– Ces services, répliqua Yvon avec ironie, se borneront sans doute, comme par le passé, au crime et à la trahison. Heureusement que nous serons assez nombreux pour le forcer à être fidèle, bon gré, mal gré.

Yvon, qui sortait de chez le docteur Rabican, fit part à son père d’un autre sujet de préoccupation.

Mme Rabican, à qui la lecture de la dépêche, transmise par le poste de télégraphie sans fil du Mont Blanc, avait presque miraculeusement rendu la santé et l’énergie, voulait à toute force faire partie, elle aussi, de l’expédition.

Alberte refusait de se séparer de sa mère.

Le docteur Rabican était dans la consternation.

M. Bouldu, aussi, n’en revenait pas d’une pareille prétention de la part des deux femmes.

– Mais, c’est insensé, s’écria-t-il… que ferons-nous, au milieu des déserts et des hordes de Tartares, de ces deux Parisiennes délicates et maladives, à qui il nous sera impossible de procurer le confortable auquel elles sont habituées !… Elles retarderont notre marche en exposant, sans profit pour personne, leur santé et leur existence !

– Vous avez en partie raison, mon père, mais je dois dire aussi que le sentiment qui guide Mme Rabican est très légitime et très humain… Elle l’a déclaré, tout à l’heure, devant moi, elle mourrait d’inquiétude et de chagrin si, après avoir cru si longtemps son fils perdu, il lui fallait encore se séparer de son mari… Ce ne serait pas, d’ailleurs, le premier exemple d’expéditions de ce genre entreprises par des femmes. On cite les noms de plusieurs voyageuses célèbres.

– Oui, mais elles étaient d’un tempérament très robuste, et avaient été entraînées de longue date aux fatigues et aux privations.

– Mme Rabican et Alberte seront soutenues, dans les épreuves qui nous attendent là-bas, par la foi profonde qu’elles ont au succès de l’entreprise… Pour retrouver son fils, la mère de Ludovic supportera les plus dures privations, triomphera de tous les obstacles… D’ailleurs, ne sommes-nous pas là pour les protéger ?

– Après tout, conclut M. Bouldu, cela m’est égal… Qu’elles viennent si elles le désirent… C’est plutôt Rabican que moi que cette question regarde.

Yvon Bouldu était à la fois vexé et satisfait.

Il était vexé de la décision que son père avait prise d’adjoindre Jonathan Alcott à l’expédition, et il était heureux de voir que M. Bouldu n’eut pas fait plus d’objections à la présence de Mme Rabican et d’Alberte.

Il les aimait aussi tendrement qu’une mère et qu’une sœur, et il eût éprouvé un véritable chagrin à en être séparé pendant de longs mois.

Enfin, il savait que, malgré les objections qu’il avait faites pour la forme, le docteur était, au fond, du même avis que lui. L’inquiétude que M. Rabican eût ressentie en abandonnant en France, les êtres qui lui étaient le plus cher, eût certainement paralysé toute son initiative, au cours de la campagne d’exploration qui allait s’ouvrir. Cette question, réglée à la satisfaction générale, on s’occupa de l’itinéraire.

La cruelle guerre qui, pendant deux années, avait ravagé la région turco-russe, venait de prendre fin. Les voyageurs pouvaient donc traverser ces contrées en toute sécurité.

M. Bouldu, le docteur Rabican et le professeur Van der Schoppen furent unanimes à adopter la voie suivante, qui leur parut la plus rapide.

Les voyageurs partiraient de la gare de l’Est, à Paris, par l’Orient-Express qui les conduirait à Constantinople, d’où ils prendraient le bateau à vapeur jusqu’à Poti.

Le chemin de fer transcaucasien, qui va de Poti à Bakou, les déposerait sur le rivage de la mer Caspienne qu’ils traverseraient sur les navires de la compagnie russe « Kavkaz et Merkur », qui fait le service entre Bakou et Tachkent, tête de ligne du chemin de fer transcaspien.

Après Samarkande, les voyageurs diraient définitivement adieu à la civilisation, et réuniraient une escorte pour les accompagner dans les régions himalayennes.

C’est véritablement alors que l’expédition commencerait.

Cet itinéraire une fois convenu, on s’occupa des préparatifs immédiats.

Suivant les conseils que donnent tous les grands explorateurs, on n’emporta que le nombre d’objets strictement indispensables, en ayant soin de les choisir du poids le plus faible possible.

M. Bouldu se chargea lui-même du choix des appareils photographiques et des instruments de précision.

Le docteur Rabican s’occupa de la pharmacie portative qui, sous un faible volume, devait être approvisionnée d’une façon très complète, puisqu’on allait avoir des centaines de lieues à franchir, dans des régions presque entièrement barbares, et où la température saute brusquement du froid glacial des pôles à la torridité des régions sahariennes.

Le professeur Van der Schoppen fut spécialement chargé des approvisionnements. Il n’eut garde d’oublier les tablettes de bouillon concentré, les boîtes de lait stérilisé ; et même le tabac comprimé par la presse hydraulique et réduit à un volume insignifiant, que l’on débite spécialement aux explorateurs. Des boîtes de conserves et des caisses de biscuit, sans omettre quelques bouteilles de cognac, complétèrent les provisions de bouche.

Yvon Bouldu s’était chargé de l’achat des armes. Chacun des voyageurs fut muni d’une carabine à répétition à douze coups, sortant des manufactures nationales de Saint-Étienne ; chacun d’eux eut, en outre, une paire de revolvers, une épée-baïonnette et un solide poignard à manche de corne.

Yvon eut même la galanterie de faire présent aux deux dames d’un mignon revolver à crosse d’ivoire et à canon nickelé.

Deux caisses de munitions furent aussi jointes aux bagages.

Outre les cartouches ordinaires à poudre sans fumée, on emportait une certaine quantité de cartouches à balles explosibles, de celles que l’on emploie pour chasser l’éléphant sauvage ou le tigre, et une provision de ces fusées en usage dans la marine pour les signaux, et que M. Bouldu avait déclarées absolument indispensables.

– Avez-vous donc l’intention de nous régaler d’un feu d’artifice ? demanda Alberte.

– Nullement, répliqua M. Bouldu, ces pièces d’artifice sont destinées à un emploi plus sérieux. Nous leur devrons peut-être un jour notre salut, ou le succès même de notre entreprise.

– Comment cela ?

– Admettez, par exemple, mademoiselle, que pour une raison ou pour une autre, nous nous trouvions divisés en deux troupes. Les fusées deviendront pour nous un moyen très pratique de faire connaître le péril que pourra courir l’un de nos détachements, ou de correspondre, entre nous, à de grandes distances…

– De plus, ajouta le docteur Rabican, lorsque nous croirons être parvenus dans le voisinage d’Alban, les fusées que nous lancerons à des intervalles réguliers, seront, pour lui, un moyen de voir que le secours approche, et de savoir dans quelle direction avancer pour aller à notre rencontre.

Restait la question des vêtements.

On dut en emporter un assortiment très varié, depuis les complets de toile blanche, les casques doublés de liège pour les pays torrides, jusqu’aux pardessus fourrés, aux toques de loutre et aux triples gants, pour les régions de glaces éternelles.

M. Bouldu, connaissant les accidents nombreux que cause la réfraction de la lumière sur la surface éblouissante des neiges, commanda également un assortiment de lunettes munies de verres noircis, qui éviteraient aux voyageurs les ophtalmies et les inflammations d’yeux si fréquentes dans les régions de montagnes.

Yvon Bouldu insista, pour qu’à l’exemple de certains voyageurs illustres, on se munît, pour la traversée des cours d’eau, d’un canot démontable.

Ce canot, tout en caoutchouc, s’ajustait sur une armature d’acier, et n’offrait, une fois replié, qu’un volume[20] insignifiant.

Enfin, on se pourvut encore de pics, de pelles, de marteaux, de clefs anglaises, en un mot, de tous les outils indispensables à la réparation des appareils et à l’installation d’un campement.

Les voyageurs possédaient, en outre, d’excellentes cartes des pays qu’ils allaient avoir à traverser. Les unes avaient été offertes à M. Bouldu et au docteur Rabican par la Société de Géographie, les autres, expédiées de Hambourg au professeur Van der Schoppen, par ses savants collègues d’outre-Rhin.

Cependant, la nouvelle du départ de l’expédition s’était répandue dans les milieux scientifiques.

Le sort des aéronautes de la Princesse des Airs passionnait le public plus vivement que jamais.

M. Bouldu, le docteur Rabican et Van der Schoppen étaient assaillis par une nuée de reporters.

Tous les journaux publièrent leurs portraits, leurs biographies et la liste de leurs travaux scientifiques.

Van der Schoppen et M. Bouldu, qui ne se seraient jamais attendus à un tel succès, étaient devenus rapidement populaires.

Des journaux amusants publièrent leur caricature, et les échos contenaient, tous les jours, quelques anecdotes plus ou moins véridiques sur les bizarreries de leur caractère et de leur existence privée.

L’engouement du public fut tel que, les derniers jours qui précédèrent le départ, une foule d’objets hétéroclites furent adressés aux explorateurs, en guise de présents, par des industriels avides de publicité ou de simples particuliers, désireux de voir leur nom imprimé dans les journaux.

C’étaient des caisses de liqueurs et de conserves, des appareils photographiques, jusqu’à une énorme lunette astronomique, et même deux gros chiens.

Un train tout entier n’eut pas suffi au transport de ces petits cadeaux.

Le docteur Rabican dut faire passer une note dans les journaux.

Tout en remerciant ses aimables correspondants, il les priait de cesser, à l’avenir, leurs envois.

La plupart des objets déjà expédiés furent retournés.

Mais M. Bouldu insista pour garder les chiens, deux danois superbes, qu’il avait baptisés immédiatement : Zénith et Nadir, et qui devaient, assura-t-il, rendre d’importants services aux explorateurs.

Le départ de Saint-Cloud eut lieu avec une certaine solennité.

Le matin, un déjeuner d’adieu avait réuni les trois familles chez M. Bouldu.

Sa salle à manger fut, ce jour-là, à peine assez vaste, grâce à la lignée encombrante des Van der Schoppen, grands et petits.

Au dessert, Van der Schoppen, plus ému qu’il ne voulait le paraître, embrassa avec effusion Mme la Professeur… puis les enfants, chacun à son tour, par rang d’âge.

Dans une allocution très sentie, quoique un peu longue, il les exhorta à ne pas oublier, en son absence, les principes qu’il leur avait inculqués, à ne pas s’adonner à la paresse et à la désobéissance, qui les empêcheraient de devenir des savants.

Mais, il fallut mettre un terme à ces effusions. L’heure du train approchait.

Le départ du cortège s’effectua dans un ordre vraiment imposant.

En tête, M. Bouldu et le docteur Rabican s’avançaient, bras-dessus, bras-dessous, comme pour bien montrer à tout le monde que leur ancienne inimitié était effacée.

Derrière eux, Yvon et le professeur Van der Schoppen, plus éclatant que jamais dans une houppelande neuve, précédaient Mme Rabican, Alberte et Mme la Professeur, qui avait jugé bon d’arborer, en cette occasion, une toilette d’adieu, à longs voiles flottants, de l’effet le plus romantique.

Ensuite, venait la tribu nombreuse des petits Van der Schoppen.

Enfin, Jonathan Alcott, la mine humble et contrite, fermait la marche, tenant en laisse Zénith et Nadir, dont il avait grand-peine à réprimer les sauts et les gambades.

Ce cortège n’avait pas fait cinquante mètres dans la rue que, déjà, une foule sans cesse grossissante se pressait sur son passage. Cent mètres plus loin, il devint impossible aux voyageurs d’avancer. Les nombreux malades guéris par le docteur Rabican, ceux même jadis éclopés par le professeur Van der Schoppen, et qui, d’ailleurs, ne lui en gardaient pas rancune, poussaient des vivats retentissants.

Au centre d’un groupe, composé en majeure partie des anciens domestiques de l’institut Rabican, le garde-chasse Velut, juché sur une borne, se faisait remarquer par la puissance de ses organes vocaux.

– Voilà qui est de bon augure pour notre entreprise ! fit remarquer le docteur Rabican.

Van der Schoppen, qui avait fait la moue à la vue de son malade récalcitrant, esquissa un sourire satisfait.

– Ils sont moins ingrats que je ne le pensais, répliqua-t-il. Leurs acclamations montrent qu’ils sont plus reconnaissants que je n’aurais cru, envers la doctrine kinésithérapique.

Le docteur Rabican se fût fait un scrupule de détromper son ami.

Van der Schoppen resta donc dans ses illusions, et demeura persuadé qu’il suffit de semer des coups de poing à bon escient pour recueillir de la popularité.

En réalité, le sentiment populaire, parfois très juste dans ses appréciations, regardait Van der Schoppen comme un maniaque inoffensif, et ne se passionnait réellement que pour le docteur Rabican.

À la gare de Saint-Cloud, dont la police municipale avait dû protéger les abords, les explorateurs furent salués par les autorités de la ville ; et un vin d’honneur leur fut offert dans la salle d’attente des premières.

On déboucha quelques bouteilles de champagne, et l’on trinqua au succès de l’expédition.

Enfin le docteur remercia ses concitoyens des preuves de sympathie qu’ils venaient de lui donner, à ses amis et à lui-même.

Il serra des mains à la ronde ; le professeur Van der Schoppen embrassa, une dernière fois, sa nombreuse famille ; et tous les voyageurs prirent place dans un compartiment de première classe.

En arrivant à la gare de l’Est, les explorateurs furent salués par deux délégués de la Société de Géographie, et un envoyé spécial du Ministre de l’Instruction publique, qui venait leur dire adieu officiellement.

En proie à cette sorte de fièvre qui précède les départs, nos voyageurs étaient un peu agacés d’avoir à répondre à tant de paroles complimenteuses ; et ce fut avec un véritable soupir de soulagement qu’ils gagnèrent, respectueusement guidés par le chef de gare, le quai de l’Orient-express, dont la superbe locomotive et les sleeping-cars – les plus confortables de tous les trains européens – étincelaient de tous les feux de leurs cuivres fraîchement fourbis.

Quand chacun eut prit place, et se fut commodément installé, il y eut, en attendant le dernier coup de sifflet, un silence où se trahissait l’émotion longtemps contenue.

Après les ovations et les compliments, le voyage sérieux commençait.

Chacun se recueillit, en songeant que peut-être, ils ne reverraient jamais la France, et ce merveilleux Paris qu’ils venaient de traverser.

M. Bouldu grommelait sourdement.

Yvon était grave, et le docteur Rabican pensif.

Il venait de voir sa femme, dont Alberte serrait les mains entre les siennes, essuyer furtivement une larme.

Quant à Van der Schoppen, il souriait béatement, encore sous l’impression des bravos, accordés, croyait-il, à sa méthode.

Enfin, la stridence du sifflet déchira l’air.

Le train s’ébranla ; les faubourgs, la banlieue, puis les campagnes défilèrent avec une rapidité vertigineuse.

On était en route pour l’Asie centrale.

Après l’involontaire tristesse du départ, tous eussent voulu être aux prises avec les bêtes féroces et les hordes des Tartares des grands déserts, qui les séparaient de ceux qu’ils aimaient.

La locomotive, qui les entraînait avec une vitesse régulière de quatre-vingt-dix kilomètres à l’heure, semblait encore trop lente au gré de leurs désirs.

 

 

 

IV

 

PÉRIPÉTIES AÉRIENNES

 

Alban Molifer, installé dans la cage vitrée qui se trouvait à l’avant de l’aéroscaphe, veilla toute la nuit, les regards fixés sur les instruments qui lui indiquaient la vitesse du ballon et l’altitude des couches d’air traversées.

Pendant cette nuit, que la lune illuminait de sa magique clarté, dans le grand silence supra-terrestre où les bruits de l’agitation humaine n’arrivaient plus, il eut tout le temps de se livrer à ses réflexions.

Aucun incident ne se produisit, qui réclamât son intervention. Le baromètre indiquait une hauteur à peu près constante.

Portée par un courant aérien aussi régulier, dans sa vitesse et dans sa direction, qu’eût pu l’être le cours d’un grand fleuve terrestre, la Princesse des Airs était entraînée vers le sud-est, avec une rapidité toujours égale.

Vers le milieu de la nuit, Alban aperçut, au-dessous de lui, une série de massifs rocheux, dont la lune, éclairant les sommets, silhouettant l’ombre des vallons, accusait profondément les reliefs[21].

Alban pensa que l’aéroscaphe devait voguer au-dessus du massif des Balkans.

Dans la contemplation de cette nuit sereine, les heures passaient comme des minutes. Il vit les astres descendre lentement vers l’Occident, puis pâlir et s’effacer. Du côté de l’Orient, le ciel blanchit. De longues bandes d’un orange vif et d’un rose clair d’une douceur idéale, annoncèrent la proche venue du soleil.

Alban était tout entier à ce spectacle lorsque Mme Ismérie, suivie bientôt de Ludovic et d’Armandine sortirent de leurs cabines.

La lumière éblouissante du matin, faisant irruption par les hublots de cristal de leur cellule, dont la veille, au soir, ils avaient négligé de tirer les rideaux, les avait réveillés. Ils s’étaient levés aux premiers rayons, comme auraient pu faire des oiseaux, et ils babillaient joyeusement.

– J’ai passé une nuit excellente, déclara Ludovic, dans le silence parfait des espaces célestes. J’ai dormi comme jamais je n’avais dormi, à poings fermés. Je suis absolument remis de mes blessures, et prêt à vous aider dans vos travaux.

– J’aurai justement besoin de vous, répondit Alban. Avec des barres d’aluminium qui sont au magasin, je vais essayer de reforger moi-même les pièces endommagées. C’est ce que j’aurais dû commencer par faire hier ; mais les idées les plus simples viennent toujours les dernières… En voulant aller trop vite, j’ai augmenté le dégât.

Pendant ce temps, Mme Ismérie et Armandine s’étaient précipitées aux fenêtres.

Au-dessous de l’aéroscaphe, un pays gris et plat, sans montagnes et sans villes, s’étendait à perte de vue.

Elles n’y purent rien distinguer, sauf un large cours d’eau, qui ressemblait, avec ses affluents, à un dessin anatomique du système artériel.

– Où sommes-nous ? demanda Armandine.

– Très probablement, répondit Alban, à peu de distance de l’embouchure du Danube. Nous allons passer au-dessus de la mer Noire. Dans quelques heures, nous planerons au-dessus du territoire de l’empire de Russie.

Après le petit déjeuner, préparé électriquement, Alban confia à Mme Ismérie le soin de surveiller les instruments, et se rendit, accompagné de Ludovic, dans le magasin situé à l’arrière.

Une minuscule forge de voyage y était installée.

Pour faire rougir la pièce de métal que l’on avait à travailler, il suffisait de l’engager entre les branches d’une pince mobile, et de pousser un levier. Le courant électrique passait ; la pièce devenait rouge.

Alban expliqua à Ludovic qu’il suffisait d’augmenter, tant soit peu, l’intensité du courant, pour amener la fusion complète du métal.

Comme on le voit, cette installation offrait un progrès considérable sur l’agencement primitif de la plupart des forges, où il faut des quintaux[22] de houille, et le long et pénible maniement d’un soufflet, pour obtenir une chaleur, par comparaison, insignifiante.

Alban avait saisi, dans un coin, une barre d’aluminium, qu’on eût pu prendre pour une barre d’argent dans ses reflets bleuâtres très accusés. Il s’était emparé d’un marteau, et pendant que Ludovic, ganté de gutta-percha, graduait, suivant les besoins, le passage du courant, il s’était mis à forger.

– Pourquoi, fit remarquer Ludovic, n’employez-vous pas de l’acier, pour ces pièces qui doivent offrir une grande solidité ?

– L’acier est certainement plus résistant, répliqua Alban, mais il est aussi plus difficile à travailler. D’ailleurs je n’en possède pas en quantité suffisante pour refaire des barres entières. Je n’ai emporté, en fait d’acier, que quelques écrous de rechange.

– Vous avez donc oublié d’en prendre ?

– Ce n’est pas un oubli. J’étais loin de prévoir ce qui nous arrive. L’aluminium étant très suffisant pour une réparation provisoire, j’avais cru obvier à tout inconvénient, en en emportant quelques barres.

Alban Molifer était d’une merveilleuse adresse. Il limait, martelait, forgeait, ajustait comme s’il n’eût fait que cela de toute sa vie. Le travail avançait rapidement. Vers le milieu de la matinée, une première barre put être mise en place. La jointure de la bielle qui réunissait deux barres et qui transmettait le mouvement, demanda plus de peine et surtout plus de temps.

Malgré les facilités que donnait le courant électrique, la réparation était à peine terminée, qu’Armandine dont les gambades sonnaient sur le plancher métallique, vint crier, de sa voix joyeuse.

– À table, messieurs les forgerons, le déjeuner est servi.

Le repas fut expédié rapidement, Alban et Ludovic s’étaient enthousiasmés pour leur travail.

Le capitaine de l’aéroscaphe tenait essentiellement à ce que la réparation fût terminée avant l’approche de la nuit.

Dans l’après-midi, on passa au-dessus de la mer Noire. Le vent avait faibli ; Armandine put, tout à loisir, contempler les paquebots et les navires de commerce qui, de cette hauteur, paraissaient à peine plus gros que des coques de noix.

L’enfant, d’ailleurs, ne manqua pas de remarquer que la mer Noire n’était pas noire du tout.

Elle apparaissait comme une immense surface ardoisée, avec des reflets grisâtres.

Alban avait presque entièrement terminé son travail. Il forgeait et rodait la dernière barre lorsqu’on pénétra dans les régions atmosphériques situées au-dessus du territoire russe.

Le soleil commençait à décliner sur la mer quand Armandine accourut, tout effrayée.

– Père, s’écria-t-elle, nous sommes poursuivis…

Alban lâcha brusquement la barre de métal qu’il façonnait, et grimpa sur la plate-forme supérieure de l’aéroscaphe, muni d’une excellente lorgnette marine, afin de voir à quelle sorte d’ennemis on avait affaire.

Quelle ne fut pas sa surprise de distinguer, à quelques milles sous le vent, un immense aérostat, de forme allongée, semblable, sauf quelques détails, aux dirigeables que construisent les ingénieurs militaires français.

C’était, à n’en pas douter, un aérostat appartenant au gouvernement russe.

À l’aide de sa lorgnette, Alban distingua même les uniformes verts et blancs des officiers qui le montaient, et le pavillon impérial qui flottait à l’arrière, au-dessus du gouvernail de toile.

Mais ce qui l’étonna le plus, ce fut de voir, tout autour du dirigeable, une quantité de minuscules aérostats munis de voiles et d’hélices, et montés chacun par un seul homme. Alban avait lu la description de ces appareils, que les Américains appellent aérocycles, et qui participent à la fois de l’aérostat et du cerf-volant ; mais il ignorait qu’un gouvernement européen en eût déjà fait construire, surtout en aussi grand nombre.

Favorisés par le calme, le dirigeable et la flottille aérienne qui lui faisait escorte, avançaient avec rapidité, et menaçaient de rejoindre la Princesse des Airs dans un très bref laps de temps. L’aéroscaphe, en effet, ne marchait qu’à la même vitesse que le courant aérien dans lequel il était plongé.

Les Russes, qui profitaient du même courant, bénéficiaient en outre de l’impulsion de leurs hélices et de la forme plus allongée de leur aérostat.

– Il est forcé qu’ils nous rattrapent, pensa Alban. La Princesse des Airs est dans le même cas qu’un esquif abandonné au fil de l’eau, et que poursuivraient de vigoureux rameurs… Je ne vois pas, après tout, conclut-il, pourquoi j’essaierais de les éviter. Ils pourront peut-être nous porter secours…

La nuit était tout à fait tombée.

Alban, qui n’avait pas quitté sa lunette marine, remarqua, à l’arrière du dirigeable, une sorte de lueur rougeâtre ; et perçut le bruit sourd de continuelles détonations. Il s’expliqua bientôt ce fait, qui l’avait, d’abord, fortement intrigué.

– Ils doivent employer comme moteur, songea-t-il quelque puissant explosif. Il est certainement plus facile d’emporter quelques kilos de dynamite qu’une machine à vapeur qui peut, d’un instant à l’autre, enflammer le gaz hydrogène… Pour mon compte, je préfère, à tout cela, l’électricité.

Les Russes se rapprochaient de plus en plus.

Le bruit des détonations de leur moteur était devenu très perceptible.

Alban, qui n’avait pas quitté son observatoire, eut l’idée de héler ses collègues inconnus… Pour toute réponse une balle siffla à ses oreilles, et alla raser la tôle de la coque, avec un bruit sonore.

Ce fut comme un signal.

Le crépitement d’une fusillade retentit.

Alban se laissa glisser, en toute hâte, par l’échelle métallique et rentra dans l’intérieur de la coque, épouvanté.

– J’avais oublié, s’écria-t-il, que la Russie est en guerre avec la Turquie. Il n’y a rien à faire. Ces gens-là vont nous mitrailler sans merci… Arborer notre drapeau, c’est bien inutile, par cette sombre nuit… D’ailleurs, ils croiraient à une ruse de guerre, et n’en tireraient pas moins sur nous… D’abord, qu’on éteigne toutes les lumières.

Mme Ismérie, quoique un peu pâle, n’avait pas quitté son poste près des appareils.

Armandine se tenait à ses côtés, sans soupçonner l’imminence et la gravité du péril.

– Il faut à toute force raccorder notre dernière barre, s’écria Alban, fut-ce même sous le feu de l’ennemi…

Et il se précipita dans le magasin où Ludovic, armé d’un lourd marteau, essayait vainement de terminer la dernière pièce.

– Laissez cela, commanda Alban, d’un ton bref. Nous sommes poursuivis ; notre salut dépend de notre sang-froid. Il faut absolument que la Princesse des Airs s’élève… Jetez par-dessus bord tous les objets inutiles pour nous délester… Il me faudrait plus d’une heure pour faire fonctionner les appareils producteurs de « lévium ».

Ludovic se précipita vers la salle commune.

Aidé d’Armandine et de Mme Ismérie, il traîna jusqu’à la porte extérieure, puis précipita dans le vide, d’abord un coffre plein de vivres, puis deux caisses de conserves, et un des réservoirs d’eau filtrée.

Mme Ismérie regarda le baromètre.

– Bravo ! s’écria-t-elle ; nous avons fait un bond d’une centaine de mètres… Nos adversaires nous chercheront vainement maintenant.

Alban accourait, sa barre complètement terminée à la main.

Il avait dû finir, tant bien que mal, son travail, à la lueur d’une lampe électrique placée dans un angle et invisible du dehors.

Les Russes étaient, pour le moment, dépistés.

Leur dirigeable, qu’on apercevait très nettement entouré d’une auréole rougeâtre, apparaissait bien en dessous de la Princesse des Airs.

Un grand remue-ménage paraissait s’y produire. Des silhouettes, à casquette blanche et à grosses moustaches, s’agitaient.

Semblable à un essaim de lucioles, la flottille des aérocycles s’était rapprochée du ballon principal.

– Il n’y a pas un instant à perdre, s’écria Alban, arrachant Ludovic à cette contemplation. Nous allons monter, tous les deux, sur la plate-forme et rajuster, en toute hâte, notre barre. Cela fait, nous pourrons nous moquer de tous les ennemis terrestres ou aériens.

Le travail de pose et d’ajustage fut, malgré l’obscurité, très rapidement terminé.

Il ne restait plus qu’un écrou à visser.

– Voulez-vous vous en charger, demanda Alban. Quant à moi, je cours actionner les moteurs et les dynamos. Ensuite, je vous ménage peut-être une surprise…

Très fier de la confiance qu’on lui accordait, Ludovic avait commencé à visser gravement son écrou à l’aide d’une clef anglaise, lorsqu’un rayon, d’une clarté aveuglante, l’enveloppa tout entier.

Au même instant, une grêle de balles rebondit tout autour de lui sur la coque de l’aéroscaphe.

L’enfant sentit le sang refluer vers son cœur.

Ses mains tremblèrent ; mais il eut quand même le courage en deux ou trois tours de main nerveux, de finir d’assujettir l’écrou.

Il se laissa ensuite glisser jusqu’au bas de l’échelle.

Alban, qui volait à son secours, le reçut dans ses bras, et le déposa, tout pâle, sur une des banquettes de la salle commune.

– Le travail est terminé, dit fièrement Ludovic.

– Notre enfant !… s’écria Alban… Dire qu’ils auraient pu vous tuer : je ne me le serais jamais pardonné… Ah ! les misérables nous ont découverts à l’aide de leurs projections électriques !… Ils se croient déjà vainqueurs ; mais ils ont compté sans les rayons Rœntgen. Ils vont reconnaître, un peu tard, l’imprudence qu’il y a d’emporter des matières explosives à bord d’un aérostat !

Ludovic, dont la terreur était tout à fait dissipée, entendit alors ronfler les dynamos.

Dans quelques minutes, les ailes puissantes de l’aéroscaphe allaient l’entraîner loin de ses ennemis.

À cet instant, un craquement aigu déchira l’air.

– Les misérables, s’écria Mme Ismérie ; ils ont troué l’enveloppe de l’aérostat ! Nous tombons !

– Pas encore ! clama triomphalement Alban Molifer qui poussait, de toutes ses forces, le levier de mise en action des appareils planeurs.

Un silence d’angoisse régna pendant quelques secondes.

Puis un choc fît vibrer toute la coque de l’aéroscaphe, et se continua par un balancement très doux qu’accompagnait un sourd bruissement.

– Mon Dieu ! les ailes marchent !… s’écria Mme Ismérie toute joyeuse. Nous sommes sauvés !…

Les immenses ailes de l’aéroscaphe, après s’être agitées avec lenteur, battaient maintenant l’air avec une rapidité sans cesse accélérée.

Ce n’était plus une machine, un aérostat inerte, jouet des courants atmosphériques que la Princesse des Airs. À présent, c’était un être doué de vie et de volonté, plus puissant et plus rapide dans son vol que l’aigle ou l’albatros, bien digne du nom que lui avaient donné ses créateurs : la Princesse des Airs.

Les aéronautes, dans leur ravissement, dans la joie de se voir sauvés, s’éteignaient les mains avec enthousiasme, lorsqu’une explosion formidable retentit.

Le dirigeable, avec tout son équipage, venait d’être réduit en miettes.

On voyait la flottille des aérocycles disparaître vers les basses régions de l’atmosphère, dans une débandade éperdue…

Ludovic, ses grands yeux étonnés fixés sur Alban tout pâle, semblait attendre de lui une explication.

– Je regrette cette catastrophe, dit gravement l’aéronaute… Je n’ai fait qu’user du droit de légitime défense… Mais aussi pourquoi être assez imprudent pour charger une nacelle d’explosifs, comme ils l’ont fait !…

Ludovic ne comprenait pas encore.

– C’est bien simple, expliqua Alban, je ne savais pas, moi, si nos ailes allaient fonctionner… Pendant que vous acheviez de visser votre dernier écrou sous une pluie de balles, – et permettez-moi, de vous féliciter encore de votre héroïsme, – j’ai dirigé contre nos ennemis, un engin de défense que je gardais comme suprême ressource : l’appareil inventé par le savant suédois Axel Orling pour mettre le feu aux torpilles à de grandes distances. Leur moteur était actionné par un explosif. Les rayons Orling ont rencontré leur provision de détonateurs, et ils ont sauté !… Ce n’est vraiment pas de ma faute.

– Tant pis pour eux, s’écria Armandine.

– Je te défends de parler de la sorte, reprit sévèrement l’aéronaute. Il est toujours terrible d’être cause de la mort d’un homme. Je viens peut-être de priver l’humanité de savants dont l’existence était cent fois plus précieuse que la mienne.

– Si tu avais été sûr que les ailes marchaient, dit tristement Mme Ismérie, tu n’aurais pas eu besoin d’employer ce terrible moyen de défense.

– Je me proposais d’arrêter l’appareil Orling aussitôt que je serais sûr du bon fonctionnement de nos planeurs… Ces pauvres Russes n’ont vraiment pas eu de chance. Quelques secondes de plus, et ils étaient sauvés.

Cependant, Alban qui, pour échapper aux Russes, avait donné à ses appareils moteurs, toute l’impulsion qu’ils étaient capables de recevoir, s’aperçut, en jetant un coup d’œil[23] sur les instruments, que l’aéroscaphe marchait à une vitesse folle qu’il était urgent de modérer.

Les ailes de l’hélice se mouvaient avec tant de rapidité, que les plaques de tôle de la coque trépidaient, et que la Princesse des Airs progressait avec un bourdonnement sourd, pareil à celui que produit une pierre partie d’une fronde.

Alban se dirigea du côté des appareils.

Il était bien aise, d’ailleurs, d’essayer, dans toutes les parties de son mécanisme, cette machine qui lui avait coûté tant d’années d’étude et de travail.

Il ralentit, d’abord, le mouvement des ailes ; puis il embraya l’hélice : la Princesse des Airs s’inclina doucement vers la terre.

Remettant alors l’hélice en marche, il immobilisa complètement les ailes. L’aéroscaphe glissa sur les couches aériennes, pareil à quelque grand oiseau planant, les ailes étendues, et ne continuant son vol qu’en vertu de la vitesse acquise.

Ensuite, Alban arrêta une seule des ailes, en imprimant à l’autre une vitesse moyenne : l’aéroscaphe tourna lentement sur lui-même.

En combinant la manœuvre du gouvernail, de l’hélice et des ailes, la Princesse des Airs montait ou descendait, en ligne oblique, tournait en cercle, reculait, avançait contre le vent, en un mot obéissait à tous les mouvements, plus vite et plus fidèlement que le cheval le mieux dressé, que le navire à voile ou à vapeur le mieux construit et le mieux gouverné.

Ludovic, à qui Alban avait confié, quelques instants, le gouvernail, ouvrait des yeux émerveillés.

Alban Molifer, lui, ressentait une telle joie de voir ses espérances enfin réalisées, son chef-d’œuvre parfait de tout point, qu’il tremblait d’émotion. Il éprouvait l’orgueil du créateur qui voit prendre corps et se matérialiser les imaginations longtemps mûries dans son cerveau.

C’était bien sa créature, sa chose, cet infatigable oiseau de métal qui paraissait doué de volonté et qui dépassait, par sa structure merveilleuse, les plus fantastiques imaginations des poètes orientaux. L’oiseau Roc, dont les Mille et une Nuits affirment l’existence fabuleuse, et qui éclipse la lumière du soleil quand il étend les ailes, n’était qu’un monstre lourd et grossier à côté de cette Princesse des Airs qui allait enfin permettre à l’humanité de conquérir le royaume encore vierge des plaines aériennes, de s’y installer et d’y vivre.

– Maintenant, dit gravement Alban, je puis mourir en paix. J’ai réalisé l’œuvre que j’avais donnée pour but à ma vie. Même si nous périssions dans une catastrophe, ma découverte ne serait point perdue pour l’humanité, puisque le docteur Rabican en connaît tous les détails. J’aurais quand même la gloire d’avoir été le premier et le pacifique conquérant des royaumes atmosphériques.

Ludovic considérait Alban avec un respect involontaire.

Pour la première fois, son cerveau d’enfant se rendait compte de l’admiration que mérite un grand inventeur ; et en songeant à ce qu’il avait lu des peuples de l’Antiquité, il trouvait tout naturel qu’ils eussent placé au rang des divinités quelques-uns de leurs plus illustres savants : Prométhée, qui ravit le feu du ciel pour réchauffer, défendre et civiliser la pauvre humanité barbare des époques primitives, Vulcain, Tubalcaïn qui, les premiers, forgèrent les métaux… Esculape, Apollon avaient été d’abord de grands savants, avant de prendre place dans l’Olympe et sur les autels.

Ludovic éprouvait un sentiment bizarre.

Si absurde que cela puisse paraître, il ressentait, à l’égard d’Alban, une sorte de jalousie ; et il était furieux de n’être encore qu’un enfant, de n’avoir encore fait aucune découverte.

Mais il réprima bien vite cette mauvaise pensée.

– Ce n’est pas de l’envie, songea-t-il, c’est de l’émulation que doivent m’inspirer les réalisateurs des miracles scientifiques qu’il m’est donné de contempler. Je travaillerai, j’étudierai, et plus tard, moi aussi, je ferai reculer, devant le flambeau de la vérité, les ténèbres du mystère qui entourent encore la connaissance de la destinée humaine.

Ludovic fut tiré de ces réflexions, un peu trop sérieuses, peut-être, pour un enfant de son âge, par Alban, qui le priait de surveiller, pendant quelques instants, les appareils.

Cette surveillance n’était guère difficile.

À la hauteur où elle se trouvait la Princesse des Airs n’avait aucune poursuite à redouter.

Alban eût très bien pu, à la rigueur, maintenant que la vitesse était parfaitement réglée, abandonner à lui-même l’appareil ; mais il savait faire grand plaisir à Ludovic en le traitant en homme, et en ayant l’air de lui laisser une certaine responsabilité dans la marche de l’aéroscaphe.

– Je vais, dit l’aéronaute, m’occuper de liquéfier ce qui reste de « lévium » dans l’enveloppe de notre aérostat, déchiqueté par les balles russes. Le volume relativement énorme de cette enveloppe offre, à la masse aérienne, une résistance considérable. De plus, à mesure que l’aérostat va se dégonfler davantage, il s’affaissera, à droite et à gauche de notre coque, et il pourrait alors être la cause d’une catastrophe.

– Comment cela ? demanda Ludovic, pendant qu’Alban, aidé de Mme Ismérie et d’Armandine, mettait en mouvement la roue d’un puissant aspirateur qui refoulait le « lévium » dans un gros tube d’acier muni d’un appareil réfrigérant.

Le gaz, soumis à une forte pression, retournait lentement à l’état liquide et allait remplir une série de bonbonnes d’acier qui, sitôt pleines, étaient immédiatement séparées de la machine et isolées les unes des autres.

– Parce que, dit Alban, répondant à la question de Ludovic, si par malheur les cordages et les agrès s’embarrassaient dans nos ailes, je ne serais plus maître de l’aéroscaphe ; et cette fois, ce serait la chute irrémédiable.

Mais déjà Alban était sorti et avait grimpé sur la plate-forme.

Il ne fallait pas attendre, pour commencer à rouler l’enveloppe de l’aérostat à l’aide du treuil et du système de poulies destinés à cet usage, qu’il fut entièrement dégonflé, et que les agrès se fussent enchevêtrés dans les ailes.

Quand l’aérostat était vide de son gaz, son enveloppe de soie de Chine enduite d’un vernis spécial se repliait de manière à occuper, sur la plate-forme, le moins de place possible, à peu près comme ces plaids de voyage que l’on comprime à l’aide d’une courroie.

Au bout d’une demi-heure, Alban redescendit, son travail complètement terminé.

Débarrassée de l’aérostat, la Princesse des Airs avait augmenté sa vitesse d’une façon vertigineuse. Il fallut de nouveau la modérer.

Malgré la perfection du système de graissage, Alban redoutait, surtout avec des pièces aussi peu résistantes que celles qu’il avait fabriquées lui-même en aluminium, d’exposer les organes délicats de l’aéroscaphe à un échauffement, qui eut pu avoir pour conséquence une avarie peut-être irréparable.

Comme la prudence le lui conseillait, il résolut de ne marcher désormais qu’à une allure modérée.

Pour parer à tout événement, l’aéronaute qui avait besoin, cette nuit-là, de prendre du repos, expliqua minutieusement à Mme Ismérie et à Ludovic, qui devaient se relayer dans la surveillance des appareils, le fonctionnement de chacun des leviers qui commandaient les différentes mises en marche.

Pendant le repas du soir, où tout le monde mangea d’un formidable appétit, aiguisé aussi bien par les périls et les travaux de cette journée que par l’air glacial et vif des grandes altitudes, on discuta la question de l’itinéraire à suivre.

– Et d’abord, où sommes-nous ? demanda Mme Ismérie.

– La vitesse folle que j’ai tout d’abord imprimée à nos moteurs, répondit Alban, nous a fait faire un saut formidable. Si mes calculs sont exacts, nous devons planer en ce moment, au-dessus des steppes qui s’étendent à l’est de la mer Caspienne, sur les frontières de la Perse et de la Russie d’Asie.

– Ne croyez-vous pas, fit Ludovic, qu’il serait temps de mettre le cap sur la France et de retourner à Saint-Cloud, où mes pauvres parents doivent être plongés dans le désespoir ?

Alban Molifer demeura quelque temps sans répondre.

Il faisait des efforts de réflexion qui plissaient son front, pinçaient ses lèvres, et fronçaient ses sourcils.

– Je suis très indécis, déclara-t-il enfin ; très perplexe même. Il ne faut pas songer à repasser par la Russie d’Europe ni même par la Turquie d’Asie, où la guerre sévit actuellement dans toute son horreur, et où nous courrions le risque de recevoir quelque obus ou quelque paquet de mitraille. Nous serions certainement découverts et traqués par les aérostats militaires de l’une ou l’autre nation ; ou peut-être bombardés par les canons verticaux récemment inventés pour tirer sur les ballons.

– Faisons un détour, proposa Mme Ismérie.

– Nous n’avons, pour éviter le théâtre de la guerre, que deux routes à choisir : ou remonter, à travers la Sibérie, jusqu’à la région polaire, d’où nous redescendrions en Europe par la Suède, ce qui est périlleux ; ou pousser jusqu’à l’Inde, franchir l’océan Indien, et revenir chez nous par l’Afrique centrale et l’Algérie. Ce chemin est aussi impraticable que l’autre. Avec des ailes installées d’une façon aussi peu solide, je n’oserais jamais me risquer à faire la traversée de l’océan Indien et des régions barbares du centre africain. Ajoutez à cela que nous serions obligés, dans les deux cas, d’aller contre le vent, ce qui fatiguerait beaucoup nos appareils.

– Qu’allons-nous devenir, alors ? s’écria Ludovic, désappointé.

– Voici ce que je compte faire, déclara Alban ; et c’est, je crois, la meilleure solution du problème. Nous allons continuer à profiter du courant atmosphérique qui nous a portés jusqu’ici ; et nous[24] irons atterrir dans la colonie française la plus proche, c’est-à-dire au Tonkin. Nous en sommes, maintenant, beaucoup moins loin que de Paris, et le vent nous y porte. Une fois arrivés là-bas, je ferai réparer solidement les pièces défectueuses, raccommoder et regonfler l’aérostat. Alors, je n’hésiterai plus à tenter les traversées les plus longues. Après avoir télégraphié au docteur Rabican pour le rassurer, nous pourrons revenir par le chemin qu’il nous plaira. Il nous faut à peine deux jours, même en tenant compte des variations du courant atmosphérique, pour atteindre les possessions françaises.

Cette importante question une fois réglée, les fronts se déridèrent.

Autour de la théière fumante, il faisait bon, dans la salle commune de l’aéroscaphe.

Au-dehors, le froid était glacial.

Mme Ismérie avait dû porter au rouge les plaques calorigènes qui permettaient, grâce à l’électricité, de donner à l’atmosphère intérieure de la coque, une température aussi chaude que possible.

Armandine n’avait point oublié, lors du départ de l’aéroscaphe, de prendre avec elle la plus belle de ses poupées, qu’elle avait baptisée « Virginie ». Elle n’eût voulu, pour rien au monde, assura-t-elle, se séparer de sa fille ; et tout en réparant un accroc qui s’était malheureusement produit à la robe de Virginie, elle lui adressait mille discours sur le plaisir qu’il y a de voyager dans les airs, de visiter des pays inconnus, pour pouvoir, au retour, émerveiller ses petites amies.

Pendant ce temps, Ludovic se faisait expliquer, par Alban, ce que c’était que cet extraordinaire appareil Orling qui avait causé, de si terrible façon, le trépas des aéronautes russes.

– L’invention du savant suédois, dit Alban, est basée sur la découverte qu’ont faite, avant lui, deux savants américains : Hayes et Bell qui ont eu l’idée de remplacer, dans les téléphones, le fil électrique par un rayon lumineux. C’est ainsi qu’ils sont arrivés à construire des téléphones sans fil. M. Orling, lui, a substitué aux rayons lumineux ordinaires des rayons invisibles à peu près de la même nature que les Rayons X… ou Rayons Rœntgen. C’est à la manœuvre des torpilles qu’il a fait la première application de sa découverte. Installé sur le rivage, ou à bord d’un navire, l’opérateur peut, à volonté, détruire une flotte ennemie, sans courir aucun risque, et avec une dépense pour ainsi dire insignifiante. – Cet appareil, qui tient tout entier dans cette petite boîte d’acajou – et Alban la désignait à l’enfant – je l’avais emporté pour réaliser certaines expériences. J’étais loin de supposer que la nécessité m’obligerait à le transformer en engin de défense.

– Et quelle est la nature de ces rayons ?

– Elle est encore très mal connue. On sait s’en servir ; mais on ignore ce que c’est exactement.

Ludovic ne donnait pas une minute de répit, par ses questions, à son bienveillant interlocuteur. Après l’avoir interrogé sur les torpilles, il lui demanda ce que c’était que ces canons verticaux, avec lesquels on pouvait tirer sur les aérostats.

– Ce sont tout bonnement, répondit Alban, des canons ordinaires, montés sur un affût qui permet de les diriger vers tous les points de l’horizon, et de rester perpendiculaires au sol, c’est-à-dire braqués vers le ciel. Ils ont été employés pour la première fois, pendant le siège de Paris, en 1870. Bismark, voyant que les assiégés opéraient, presque chaque jour des ascensions couronnées de succès, et parvenaient ainsi à franchir les lignes prussiennes, et à donner de leurs nouvelles au reste de la France, fit construire, pour la première fois quelques-uns de ces engins, par Krupp, le célèbre fondeur allemand. On les appela des « mousquets ». Il ne paraît pas, d’ailleurs, que ces canons aient produit d’excellents résultats. Pendant toute la durée du siège, aucun ballon ne fut atteint par eux. Depuis, ils ont été notablement perfectionnés, munis d’un frein de recul spécial ; et toutes les nations de l’Europe et de l’Amérique en possèdent dans leurs arsenaux.

La soirée s’écoula ainsi, au milieu de paisibles conversations entre les passagers de la Princesse des Airs. Un observateur, transporté brusquement dans la salle commune de l’aéroscaphe, se fût plutôt cru dans le salon de quelque tranquille rentier, et eût eu beaucoup de peine à s’imaginer que l’aéroscaphe, en apparence immobile, filait avec une vitesse de cent vingt kilomètres à l’heure, au-dessus des steppes désolées de la Russie d’Asie.

– Il n’y a qu’une chose qui m’inquiète un peu, dit tout à coup Mme Ismérie, qui, jusque-là était demeurée silencieuse. N’allons-nous pas manquer de vivres ? Nous avons jeté, par-dessus bord, les deux grandes caisses qui contenaient la majeure partie de notre approvisionnement… J’ai inspecté ce qui reste : nous n’en avons pas pour longtemps… Dans deux jours, toutes les réserves seront épuisées.

– Voilà qui n’a pas grande importance, répondit Alban. Dans deux jours notre voyage sera terminé. Si la famine se faisait sentir, nous en serions quittes pour descendre chasser ou pêcher.

– Chasser ou pêcher, s’étonna Ludovic ; mais nous n’avons pas d’armes !

– Que cela ne vous préoccupe pas, fit Alban, de l’air supérieur d’un homme qui a résolu des difficultés autrement sérieuses… Des armes, j’en improviserai ou j’en fabriquerai quand il me plaira.

Cependant Armandine tombait de sommeil.

Sans abandonner sa poupée, sa chère Virginie, elle s’était accotée dans un angle : et Mme Ismérie dut l’appeler à haute voix et la secouer, pour la tirer de sa somnolence.

Après avoir renouvelée ses recommandations à Ludovic Rabican sur la façon dont il devait guider les appareils, Alban alla se coucher à son tour.

Les fatigues accumulées des jours précédents, et les émotions qu’il avait ressenties, lui firent trouver le repos délicieux.

Il n’avait, d’ailleurs, aucune inquiétude, au sujet de l’aéroscaphe.

Étant donnée la vitesse modérée à laquelle on marchait, nul accident n’était à craindre. La surveillance était pour ainsi dire, une pure formalité.

Tel n’était pas l’avis de Ludovic.

Tout fier du poste d’honneur qu’il allait occuper jusqu’à ce que Mme Ismérie le remplaçât, il ne quitta pas du regard, un instant, les appareils enregistreurs, et nota consciencieusement les variations de vitesse ou d’altitude qu’ils indiquaient.

Au bout de trois heures de ce travail d’attention soutenue, assez fatiguant pour une jeune tête, il alla se coucher ; et jusqu’au matin Mme Ismérie prit sa place dans la cage vitrée d’où l’on dominait une immense étendue de ciel, constellée d’astres éblouissants.

La nuit s’écoula sans incident.

Levé dès l’aurore, Alban fit le tour de la galerie extérieure, et monta sur la plate-forme, pour inspecter l’horizon.

Très loin vers l’est, apparaissaient des cimes bleuâtres.

Mais, au-dessous de l’aéroscaphe, presque à perte de vue, le paysage s’étendait, d’une platitude et d’une monotonie désolantes.

Alban imprima à l’aéroscaphe un mouvement de descente oblique.

Bientôt les voyageurs planèrent à deux ou trois cents mètres à peine de la steppe désolée.

Ludovic Rabican, qui venait de sortir de sa cabine, se précipita sur la galerie extérieure, tout heureux de contempler pour la première fois, un paysage d’Asie.

Il fut un peu désappointé, en présence de l’immense océan d’herbes d’un vert profond, qui ondulait mélancoliquement sous le vent.

– Je préfère les hautes régions de l’atmosphère[25], déclara l’enfant. L’air y est plus pur, et le spectacle, sans cesse renouvelée[26], des nuages est cent fois plus beau que ce pays de désolation.

Alban qui n’avait aperçu, à proximité, aucun village de Cosaques nomades, aucun lac, aucun cours d’eau même d’où il eût pu tirer une indication topographique, imprima, de nouveau, à l’aéroscaphe, un mouvement ascensionnel.

Avec un battement d’ailes accéléré la Princesse des Airs s’éleva, suivant une ligne une ligne oblique qui formait, avec la ligne d’horizon, un angle très aigu.

C’est au cours de ce mouvement ascensionnel que se produisit un incident qui devait avoir son importance pour les voyageurs.

Deux oiseaux, qui paraissaient exténués de faim et de fatigue, vinrent s’abattre sur la galerie extérieure, où ils demeurèrent pantelants.

Ludovic s’en empara, et les reconnut sans peine pour des pigeons voyageurs.

Ils portaient à la patte un petit anneau couvert de caractères russes, et devaient venir de quelques pigeonnier militaire.

La petite Armandine prit les oiseaux sous sa protection, leur émietta du pain et leur donna à boire.

Ils avaient dû être poursuivis par quelque oiseau de proie, ou battus par une tempête, car ils paraissaient aussi fatigués qu’affamés.

– Je veux les garder, dit la petite fille ; je les apprivoiserai et j’en aurai bien soin.

– Il faudra, au contraire, décida Alban, les remettre en liberté. Ces pigeons voyageurs peuvent devenir, pour nous, des messagers providentiels.

– Ah ! je comprends, s’écria Ludovic ; vous voulez les charger d’une dépêche pour mon père et nos amis de Saint-Cloud. Mais comment leur parviendra-t-elle ?

– Très aisément… Lorsque ces oiseaux auront regagné le pigeonnier d’où ils sont partis, un pigeonnier militaire russe sans nul doute, on trouvera notre missive, que les autorités du pays feront traduire et expédieront à nos amis.

Ludovic accueillit cette idée avec enthousiasme.

Une fois que les pigeons furent bien restaurés et ragaillardis, une courte dépêche fut écrite, sur un fragment de toile très fine, qui fut enroulé autour de la patte des oiseaux.

Voici quelle était exactement la teneur de ce message :

L’aeroscaphe la Princesse des Airs

quoique avarié n’est pas en perdition,

Rassurez le docteur Rabican,

Saint-Cloud (France) père de Ludovic

qui est avec nous, bien portant.

Planons sur l’Asie centrale

où sont impossibles tous secours

Nouvelles bientôt. Alban Molifer. »

Il était difficile d’écrire beaucoup de mots sur du linge ; mais Alban, n’ayant pas les minces pellicules dont on se sert pour les dépêches par pigeons, avait préféré, au papier, le linge, qui n’a rien à craindre de la pluie ou de l’humidité, et qui est plus difficile à détruire.

Quand tout fut prêt, les oiseaux furent apportés sur la galerie extérieure ; et tout le monde, même la petite Armandine, quoiqu’elle eût le cœur un peu gros de se séparer de ses chers oiseaux, accompagna de ses vœux les plus ardents, les petits messagers ailés.

Après s’être élevés à une certaine hauteur, autour de l’aéroscaphe, comme pour s’orienter, ils prirent délibérément leur vol dans la direction de l’Ouest, et ne furent plus, bientôt, que deux points imperceptibles, qui finirent par se confondre avec le bleu du ciel.

 

 

 

 

V

 

AU FOND DU GOUFFRE

 

Au repas de midi, qui eut lieu peu après le lâcher des pigeons voyageurs, les parts furent strictement mesurées. Ne sachant pas exactement combien durerait encore le voyage, Mme Ismérie, en bonne ménagère, usait de prudence. Elle préférait que chacun restât un peu sur son appétit, plutôt que d’obliger ses hôtes à passer un ou deux jours sans manger avant qu’on ne fût arrivé au Tonkin.

La Princesse des Airs planait maintenant à une très faible hauteur, Alban Molifer ayant reconnu que les couches d’air plus denses des régions inférieures offraient aux ailes un point d’appui plus solide, et fatiguaient moins les appareils. En effet, dans les régions très élevées de l’atmosphère, où l’air est excessivement raréfié, il fallait un effort deux ou trois fois plus considérable.

L’aspect du paysage s’était totalement modifié.

À la steppe immense et verdoyante que les Tartares ont si pittoresquement dénommée « Terre des herbes » avait succédé un horizon de forêts, de montagnes et de lacs.

De tous côtés, les croupes monstrueuses du massif himalayen barraient la vue, couronnées à leur sommet de glaciers étincelants, profondément déchiquetés par des ravines.


C’était un enchevêtrement titanesque de vallons, de pics, de hauts plateaux, qui rappelaient, par leur apparence désolée, les photographies du système orographique de la lune.

Tout ce pays paraissait frappé de stérilité et de mort. Pas un village, pas une fumée révélant la présence de l’homme ; seulement, de temps à autre, un vol de vautours planant au-dessus d’une gorge, un troupeau de yacks ou d’antilopes paissant paisiblement quelque pâturage perdu dans un repli des rochers.

Ce panorama géologique, où, ainsi que l’a dit Théophile Gautier en parlant des Pyrénées, le savant peut, comme sur une sorte d’écorché terrestre, étudier à nu l’anatomie du globe, offrait un spectacle à la fois mélancolique et grandiose.

La chaîne de l’Himalaya renferme les plus hauts sommets du globe. Le Mont Blanc, qui n’a que quatre mille huit cent dix mètres d’altitude, n’apparaît que comme une montagne sans importance à côté de monstres orographiques tels que le « Gaorisankar » et le « Kintchindjinga » qui portent jusqu’à des hauteurs de huit mille huit cent trente-neuf mètres, et huit mille cinq cent quatre-vingt-un mètres, leurs cimes sourcilleuses et couvertes de neiges éternelles.

De la galerie extérieure de l’aéroscaphe, les voyageurs, passant à mi-côte des montagnes, planaient au-dessus d’une véritable mer de nuages, d’où les sommets étincelants émergeaient comme des récifs sur la mer. Au-dessous de cette couche nuageuse, il y avait peut-être des pluies ou des tempêtes ; au-dessus, c’était l’azur, immuablement bleu et profond, sur lequel se découpaient, avec une netteté incroyable, les sommets, immaculés de blancheur, des montagnes géantes…

Tout entier à la contemplation du merveilleux panorama qui se déroulait devant ses yeux, Ludovic demeurait comme en extase.

Alban Molifer, lui, était tout entier à la direction des appareils. Il ne fallait pas songer à s’élever au-dessus des sommets : la vie humaine et la respiration sont déjà presque impossibles à partir de quatre mille mètres.

Comme un pilote entre les récifs, Alban Molifer, qui cherchait à se maintenir à une hauteur de mille ou deux mille mètres, était parfois obligé de louvoyer. La Princesse des Airs s’engageait dans des gorges profondes, s’aventurait entre de hauts pics, qui ne lui laissaient parfois que juste la place de passer.

Alban ne quittait plus les leviers qui commandaient le gouvernail, les ailes de l’hélice.

Il faisait preuve d’un sang-froid admirable.

Une fois, vers le milieu de l’après-midi, l’aéroscaphe se trouva engagé dans une sorte d’entonnoir montagneux, un véritable cul-de-sac, bordé de rochers à pic, de granit rouge, dans les crevasses desquels poussaient des arbres tordus, et qu’il était absolument impossible de franchir.

La Princesse des Airs dut faire machine en arrière, reculer jusqu’à une vallée assez vaste pour permettre de virer de bord.

L’aéroscaphe longea ensuite la chaîne montagneuse, pour trouver un passage, un détroit, par lequel on pût continuer d’avancer.

Alban Molifer n’était pas sans inquiétudes.

La chaîne himalayenne couvre une superficie[27] de plusieurs milliers de kilomètres.

Alban, qui avait compté sur une navigation aussi facile et aussi rapide que dans la région des steppes, ne se dissimulait pas qu’il mettrait beaucoup plus de temps qu’il n’avait cru pour atteindre la partie civilisée du Tonkin.

Il se passerait peut-être bien des jours, avant qu’il fût sorti de ces régions chaotiques, où une vigilance de toutes les minutes s’imposait.

De plus, pendant la nuit, on serait obligé de marcher à très petite allure.

Un choc de l’aéroscaphe contre une masse rocheuse eût été fatal aux délicats organes moteurs, d’où dépendaient l’existence des aéronautes et le succès du voyage.

Alban songeait avec angoisse que, malgré la parcimonie des distributions, les vivres allaient complètement manquer.

Il faudrait atterrir pour se ravitailler ; et l’atterrissement offrait mille dangers. De plus, en admettant que la descente s’effectuât heureusement, on tomberait sur un sol inhospitalier, où la chasse et la pêche n’offriraient que des ressources très hasardeuses. Ce seraient de longs retards ; et les parties de l’appareil planeur réparées, tant bien que mal, par Alban, ne résisteraient peut-être pas assez longtemps, pour permettre aux voyageurs d’atteindre leur but.

Pendant qu’Alban se livrait à ces réflexions, l’aéroscaphe courait, à petit vitesse, à peu près la vitesse d’un train ordinaire, le long d’une haute muraille de rochers rouges qui paraissaient infranchissables.

D’énormes vautours, au col pelé et rougeâtre, hypnotisés par le métal brillant de la coque, tournaient autour de l’aéroscaphe avec des piaillements discordants. Quelques-uns même eurent l’impudence de venir se poser sur la plate-forme, où ils s’alignèrent en file, leurs griffes accrochées à la balustrade extérieure.

Ludovic, armé d’une tringle de fer, monta sur la plate-forme, pour les chasser.

Leurs serres, ou même leur bec acéré, pouvaient causer à l’appareil planeur des dégâts irrémédiables.

Les effrontés oiseaux, aux paupières cerclées de rouge, détalèrent, sans se presser, et d’un lent battement de leurs lourdes ailes, continuèrent à faire escorte à l’aéroscaphe.

La chaîne rocheuse se continuait presque sans interruption. De temps en temps seulement, les voyageurs apercevaient un torrent, étincelant entre les rocs, comme un panache d’argent.

Dans les anfractuosités, où s’était amassée un peu de terre végétale, des pins avaient pris racine. Par comparaison avec la gigantesque montagne, ils paraissaient aussi petits, aussi perdus, aussi insignifiants, qu’une pousse de giroflée ou de pariétaire au haut d’un vieux mur.

Cependant Alban se dépitait. Allait-il donc être obligé de longer interminablement cette chaîne de montagnes qui, allant du sud au nord, écartait l’aéroscaphe de sa route, le forçant à prendre la direction des frontières de la Chine et de la Sibérie, au lieu de celles du Tonkin !…

Il fallait absolument franchir ces montagnes avant la nuit.

Alban, qui se croyait, en droit, d’après l’expérience du jour précédent, de compter, jusqu’à un certain point, sur la solidité des ailes, se résolut à employer un moyen extrême.

La coque de la Princesse des Airs était disposée de manière à pouvoir se fermer hermétiquement.

Un système d’obturateurs en caoutchouc s’appliquait exactement autour des portes métalliques, de façon à intercepter toute communication avec l’atmosphère extérieure.

Ce dispositif avait été adopté, afin de permettre l’ascension à de grandes hauteurs.

Dans ce cas, les voyageurs respiraient, à l’aide de l’air liquide ; et de vastes récipients, contenant des substances chimiques de la même nature que la potasse caustique, étaient disposés, de place en place, pour absorber l’acide carbonique produit par la respiration, et maintenir la pureté de l’atmosphère intérieure.

Mais, comme Alban l’avait remarqué, pour demeurer longtemps dans les régions supérieures, il fallait imprimer aux appareils moteurs leur vitesse maximum ; et Alban craignait fort que les tringles d’aluminium qu’il avait ajustées, à la place des barres d’acier limées par Jonathan, ne fussent pas capables de supporter cet effort, sans se rompre ou se fausser.

Il fallait, néanmoins, à tout prix, franchir ces maudites montagnes.

L’aéronaute, après avoir calculé toutes les chances, se résolut à risquer le tout pour le tout.

– Je vais choisir, songea-t-il, la crête la plus basse, et nous passerons. Les ailes ont déjà résisté à la furieuse vitesse que je leur ai imprimée lorsque nous avons échappé aux Russes ; elles résisteront bien à cette traversée des montagnes, qui ne durera pas plus d’une demi-heure. Aussitôt sortis de la région himalayenne, nous reprendrons, pour tout le reste du voyage, notre allure modérée.

Ludovic et Mme Ismérie, qu’Alban crut devoir mettre au courant de son projet, s’en montrèrent chaudement partisans.

Il valait mieux courir un léger risque, que de tourner des jours et peut-être des semaines, dans ce cirque de pics désolés.

D’ailleurs, ils avaient pleine confiance dans la solidité de l’appareil qui, ainsi que le disait Ludovic, avait fait ses preuves.

En conséquence, on se mit immédiatement à l’œuvre.

Les obturateurs de caoutchouc furent appliqués aux portes métalliques, une bonbonne d’air liquide fut tirée du magasin et placée sur la table centrale de la salle commune ; les récipients pour l’absorption de l’acide carbonique furent débouchés ; et la Princesse des Airs virant de bord, se recula de plusieurs kilomètres.

En vertu des principes qui avaient présidé à sa construction, l’aéroscaphe, délivré de son aérostat, ne pouvait s’élever suivant une ligne perpendiculaire. Il ne montait et ne descendait que selon un plan très oblique.

Arrivé à la distance convenable, Alban actionna ses moteurs, et la Princesse des Airs commença à s’élever. Les plaques de la coque vibraient ; et le mouvement des ailes était devenu si rapide que, des hublots de la salle commune, elles semblaient immobiles.

En quelques minutes, l’aéroscaphe s’éleva à six mille mètres. Du givre recouvrit les vitres extérieurement ; le baromètre, disposé à l’avant, en dehors de la cage du timonier était descendu à moins vingt degrés.

Un froid glacial saisit les voyageurs.

Armandine grelottait, et Ludovic était transi.

Mme Ismérie dut porter au rouge les plaques métalliques qui permettaient de régler, à volonté, la température intérieure.

Au-dessous d’eux, les voyageurs apercevaient comme un immense océan d’une couleur plombée.

C’était une mer de nuages, que crevaient, çà et là, les pics neigeux des montagnes.

Alban, la main sur le levier du gouvernail, le regard fixé sur le baromètre, les dents serrées, avait le visage contracté par l’émotion. Les appareils indiquaient une altitude de sept mille mètres.

Au-dessous de l’aéroscaphe, les cimes montagneuses fuyaient avec rapidité.

– La chaîne de montagne est franchie, s’écria enfin Alban en poussant un soupir de satisfaction. Je vais ralentir notre vitesse ; nous allons redescendre vers des régions plus tempérées.

– Cela n’a pas été long, fit remarquer Ludovic. Nous n’avons même pas eu besoin, pour respirer, de nous servir d’air liquide !…

L’enfant ne put achever sa phrase. Un craquement sec retentit au-dessus de l’aéroscaphe.

Une des ailes, entièrement détachée par la rupture des tringles d’aluminium, venait de retomber, inerte, et obstruait les fenêtres de tout un côté.

L’autre aile, continuant de battre, l’aéroscaphe tournait sur lui-même, dansait comme un bouchon au milieu d’un torrent, et tombait lentement, en oscillant à droite et à gauche.

Un même cri était sorti de la poitrine des voyageurs. Puis, tous s’étaient tus, et avaient roulé par terre, culbutés par le choc.

Armandine s’était cramponnée au pied du guéridon central de la salle commune.

Alban faisait de vains efforts pour immobiliser la seconde aile ; et Ludovic essayait, en rampant, de parvenir jusqu’à lui, pour être prêt à l’aider.

L’aéronaute n’eut qu’un cri :

– Nous tombons ! Vite aux fusées !

D’un geste, il lança le courant électrique dans la tige métallique qui reliait les bouchons de plomb des bonbonnes d’air liquide, ce qui permettait, grâce à la fusion instantanée du métal, de les déboucher tous au même instant.

L’orifice de ces bonbonnes-fusées était dirigé vers la terre.

Le puissant mouvement de recul qui se produisit lorsque l’air commença à fuser, ralentit immédiatement la chute.

Alban avait réussi à immobiliser les ailes qui, par leur immense surface, formaient, en quelque sorte, parachute.

Les yeux hors de la tête, les poings crispés, Alban attendit seul, debout, le moment de la catastrophe. Sur son ordre, Mme Ismérie, Armandine et Ludovic s’étaient allongés sur les couchettes des cabines.

C’était la meilleure posture pour supporter la terrible secousse qui allait se produire, au moment où la Princesse des Airs toucherait le sol.

Pendant les quelques minutes que dura la chute, Alban eut des sensations effroyables.

L’aéroscaphe, où une sorte de demi-obscurité s’était produite, dégringolait entre les parois d’un immense puits de rochers.

L’air continuait de fuser hors des bonbonnes.

Alban, après un coup d’œil sur le baromètre, jugea la chute imminente ; et il alla, à son tour, s’allonger sur une des couchettes des cabines.

L’air liquide, retournant brusquement à l’état gazeux et se précipitant hors des cinquante réservoirs de métal, produisait un sifflement strident, un bruit aigu, comparable seulement à celui des sirènes à vapeur.

Un silence de mort planait dans les cabines.

Tous fermaient les yeux, s’agrippaient désespérément aux couchettes, dans l’attente de l’épouvantable choc qui allait se produire.

Malgré la lenteur relative de la descente, tous avaient la sensation vertigineuse de choir, en tournoyant, au fond d’un gouffre.

Tout d’un coup, l’aéroscaphe parut chavirer sur lui-même. Un heurt très violent venait de se produire. L’aile cassée, touchant la première le sol, s’était rompue net.

Pendant quelques secondes, les aéronautes, affolés, cognant de la tête contre les parois métalliques, perdirent toute conscience de ce qui se passait. Ils étaient secoués et ballottés, comme sur un navire par un jour de grande tempête.

Relancé en l’air, par la force des fusées à air liquide, l’aéroscaphe touchait le sol, puis rebondissait, se cognant, avec des craquements sinistres, contre les rocs, dont le contact achevait de démolir les ailes et bossuait la coque.

Le chargement des fusées à air liquide avait été calculé pour une très longue descente. Les bonbonnes d’acier étaient loin d’être vides lorsque l’aéroscaphe toucha, une première fois, le sol.

Par bonds irréguliers, l’aéroscaphe parcourut ainsi une centaine de mètres ; puis, lentement, le bruit strident du gaz s’échappant par les ouvertures, s’affaiblit et cessa bientôt.

La Princesse des Airs gisait, à présent, sur un lit de blocs granitiques, que parsemaient de chétifs rhododendrons et de maigres fleurs des hauts sommets.

Meurtris, contusionnés par les effroyables secousses qu’ils venaient de subir, les voyageurs avaient tous perdu connaissance.

Au fond de l’entonnoir perpendiculaire de rochers où ils étaient tombés, une nuit épaisse régnait déjà. Les dernières gouttes d’air liquide s’étaient évaporées ; l’hélice ne tournait plus.

Semblable à quelque gigantesque cétacé échoué sur un rivage inconnu, l’aéroscaphe s’étendait au milieu des pierrailles, dans le silence et le froid mortel de ce ravin perdu du massif himalayen.

Plusieurs heures s’écoulèrent ainsi.

Enfin, Alban Molifer, qui, pendant les secousses de l’atterrissement, avait le mieux résisté, à cause de sa grande force musculaire et de son agilité acrobatique, se releva en chancelant et porta instinctivement la main à son visage où coulait du sang.

Sa tête vacillait ; il se sentait endolori dans tous ses membres, comme s’il eût été bastonné ou qu’il eût subi le supplice de l’estrapade.

Il se traîna en trébuchant jusqu’à la salle commune, ralluma, d’un coup de doigt, les lampes électriques dont la clarté vive l’éblouit, et faillit lui causer une seconde syncope.

Puis, s’approchant du coffre à provisions, il saisit une bouteille de cognac dont il but quelques gorgées.

L’effet de ce cordial fut magique et presque instantané sur le robuste tempérament de l’ancien gymnasiarque. Il se tâta, il toussa, se regarda dans une glace : il n’avait d’autre blessure qu’une grande écorchure au nez. Sa face avait heurté contre la muraille de métal, ce qui expliquait ce sang dont il était tout couvert.

Sans songer un instant à se soigner lui-même, Alban se mit en devoir de secourir ses compagnons. Comme tous, au moment de la chute de l’aéroscaphe, avaient adopté la même position horizontale sur les couchettes, tous portaient à peu près les mêmes blessures : des contusions à la tête et aux jambes.

Armandine n’avait, au genou, qu’une légère écorchure, mais elle portait, au front, une grande balafre. Mme Ismérie n’avait reçu aucune blessure à la tête, mais ses jambes étaient sillonnées de profondes écorchures.

Quant à Ludovic, il était souillé de sang, et son visage était d’une pâleur de cire.

Alban s’occupa d’abord de sa femme et de sa fille. Il leur fit respirer des sels, introduisit, entre leurs lèvres quelques gouttes de cognac.

Elles ouvrirent bientôt les yeux et commencèrent à revenir à la vie.

Pendant qu’elles achevaient de se remettre, en se prodiguant des soins mutuels, Alban s’occupait de Ludovic ; mais l’enfant, malgré les sels, l’alcool et l’éther, continuait à demeurer inerte.

Alban colla avec anxiété son oreille contre la poitrine de l’enfant.

Il dut écouter une minute, qui lui parut un siècle, avant de percevoir le faible battement du cœur.

– Pourvu qu’il soit encore vivant ! s’écria l’aéronaute avec angoisse… Si, par malheur, il a succombé, je n’oserai jamais plus me présenter devant le docteur Rabican !…

Mme Ismérie, que sa blessure faisait beaucoup souffrir, et qui boitait, s’était courageusement jointe à son mari.

Tous deux frictionnaient les tempes de l’enfant, et sa poitrine couverte d’ecchymoses, avec de l’alcool emprunté à la pharmacie de voyage.

Grâce à leur emballage pneumatique, tous les flacons avaient parfaitement supporté le redoutable choc.

Mais Ludovic, dont les pommettes sous l’influence des frictions, s’étaient pourtant colorées d’une légère rougeur, n’ouvrait pas les yeux, restait toujours plongé dans sa syncope.

Au bout d’une heure de soins, à part le faible battement du cœur, il n’avait pas encore donné signe de vie.

– Il faut que nous le sauvions, dit Alban. J’aimerais mieux renoncer à tout jamais à mes découvertes, redevenir l’obscur saltimbanque que j’ai été si longtemps, et voir ce pauvre enfant plein de vie et de santé !…

– Tant que son cœur battra, dit Mme Ismérie, il y aura de l’espoir.

Cependant, tout demeurait inutile. L’enfant ne reprenait pas connaissance.

– Il ne me reste plus, réfléchit Alban, qu’à employer un moyen énergique, mais peut-être hasardeux… Que l’on m’apporte un flacon d’air liquide… La température de quatre cents degrés de froid que possède l’air au moment où il passe de l’état liquide à l’état gazeux, produira sans doute sur Ludovic une révulsion assez énergique pour lui faire reprendre tout à fait connaissance. L’air liquide, par la profonde et instantanée révolution qu’il produit dans les tissus, est seul capable de le rendre à la vie.

Le bras droit de Ludovic fut mis à nu, et on lui fit une première application du gaz liquéfié.

L’enfant eut un tressaillement nerveux ; et aussitôt le cœur commença à battre plus vite.

Le pouls, jusqu’alors imperceptible, reprit son activité normale.

À la cinquième application, Ludovic ouvrit des yeux hébétés, comme s’il fut sorti d’un sommet causé par quelque puissant anesthésique.

Incapable de penser, de rassembler ses idées et ses souvenirs, il regardait autour de lui avec stupeur, et portait machinalement la main à son front dont les blessures avaient été pansées, et que Mme Ismérie avait entourées d’un bandeau destiné à maintenir en place des compresses de teinture d’arnica.

S’il ne s’était pas produit de lésions internes, l’enfant était sauvé.

Il ne lui faudrait plus, maintenant, que du repos et des soins.

Jamais malade ne fut veillé avec tant de sollicitude.

Alban, Mme Ismérie et même la petite Armandine ne quittaient pas son chevet.

Un peu tranquillisé sur le sort de Ludovic, Alban se décida à tenter une reconnaissance.

Il débarrassa une des portes extérieures des bandes de gutta-percha qui en rendaient la fermeture hermétique et l’ouvrit toute grande.

Il dut la refermer immédiatement : une bouffée d’air glacé venait de le frapper au visage.

Il rentra promptement dans l’intérieur de la salle commune où les plaques électriques, encore rouges, maintenaient une tiède température.

– Nous sommes tombés sur quelque plateau glacé, réfléchit-il. Cela n’a rien qui me surprenne ; mais il faut, néanmoins, que j’explore la contrée, que je me rende compte du lieu où nous sommes et des ressources qu’il nous offre.

En conséquence, Alban revêtit un pardessus fourré, jeta sur ses épaules un caban de drap très épais, s’encapuchonna, se ganta, prit d’une main un de ces bâtons munis d’une pointe ferrée que les touristes appellent des alpenstocks, de l’autre, une lampe électrique à pile portative, et s’aventura dans les ténèbres glacées.

La vive lueur des rayons électriques lui montra l’aéroscaphe écroulé sur les débris de ses ailes.

Les parois en étaient déjà recouvertes d’une étincelante couche de givre.

Tout autour s’érigeaient de géantes murailles granitiques, dont les sommets se perdaient à une telle hauteur, qu’Alban ne put les apercevoir, même en dirigeant, presque verticalement, le faisceau lumineux de sa lampe.

L’espèce de ravin où était venu s’abattre la[28] Princesse des Airs n’avait qu’une très faible étendue.

Alban en fit le tour sans rencontrer la moindre issue, le moindre défilé qui laissât l’espoir de sortir.

De tout côté, cet espèce de puits étendait ses parois lisses et accores[29], sans crevasses et sans aspérités, aussi implacablement unies et fermées que si elles eussent été construites de main d’homme.

Alban rentra, transi de froid et désespéré.

Il se considérait comme tout à fait perdu.

Jamais la Princesse des Airs ne pourrait se dégager de cette espèce d’oubliette naturelle.

Les voyageurs mourraient de faim entre ces rocs stériles, avant que personne pût venir à leur secours, ni même avoir connaissance de leur situation.

Quand ils auraient rongé les quelques touffes d’herbe, l’écorce et les feuilles des quelques arbustes qui poussaient entre les pierres, il ne leur resterait plus qu’à mourir de la plus horrible des morts.

Alban se rappelait, non sans un frisson d’effroi et de dégoût, les grands vautours qui, la veille, avaient escorté, pendant quelques heures, l’aéroscaphe.

Le repas du soir fut triste ; on se partagea mélancoliquement la dernière boîte de conserves et le biscuit qui restaient.

Depuis la veille il n’y avait plus de vin ; on but de l’eau aromatisée de quelques gouttes de cognac.

Ludovic s’était endormi d’un paisible sommeil.

On mit religieusement de côté pour lui la plus grosse part de viande de conserve et la moitié d’un biscuit.

Alban avait jugé inutile de mettre ses compagnons au courant du décourageant résultat qu’avait eu sa reconnaissance aux alentours de l’aéroscaphe.

Il comptait sur les réflexions de la nuit pour trouver quelque heureuse inspiration.

Mais la nuit se passa sans qu’aucune bonne idée se fût présentée à son esprit.

Réparer l’aéroscaphe ?…

Il lui faudrait des semaines, en admettant que ses appareils ne fussent pas tout à fait hors de service.

Franchir la muraille de rochers ?…

Il eût fallut avoir les ailes d’un vautour ou un solide aérostat.

Alban eut bien, un instant, l’idée de réparer et de regonfler l’enveloppe trouée de son aérostat, qu’il avait roulée lui-même au-dessus de la plate-forme, après avoir liquéfié le « lévium » qui la remplissait, mais il se rendit compte très vite que ce projet était impraticable.

La réparation et le gonflement de l’enveloppe dureraient assez de temps pour que les voyageurs mourussent de faim dans l’intervalle.

Alban ne put fermer l’œil de la nuit.

Dès les premières lueurs du matin, après s’être assuré que Ludovic se portait aussi bien que possible, il revêtit de nouveau son costume d’hivernage, bien décidé à recommencer son exploration de la veille. Peut-être, à la lumière du jour, découvrirait-il quelque issue.

L’espèce de vallée profonde où ils se trouvaient était certainement d’origine volcanique.

Le feu central seul avait pu projeter ces coulées de basalte, et donner au vallon cette singulière forme de citerne ou d’entonnoir.

Le sol, entre les rochers, allait en s’abaissant par une pente très rapide, et affectait à peu près la forme d’un triangle.

À des centaines de pieds au-dessus de sa tête, Alban apercevait le bleu du ciel, comme une tache lointaine.

Dans sa promenade de reconnaissance, il n’aperçut aucun être vivant.

À part quelques rhododendrons chétifs qui cherchaient une maigre nourriture entre les pierres, il ne remarqua que quelques petites fleurettes bleues, de la même famille que les gentianes.

Ce lieu était décidément inhospitalier et maudit.

Le froid y était intolérable ; et le soleil, descendant obliquement dans cette sorte de cave, ne parvenait à projeter jusqu’au fond qu’une lueur funèbre.

Alban remarqua que dans la partie la plus basse du ravin, la muraille de rocher était moins haute ; et il supposa que s’il parvenait à la franchir, il trouverait sans doute, de l’autre côté, un plateau fertile ou une vallée conduisant à des contrées habitées.

Ancien gymnasiarque, Alban put se rendre compte, d’un seul coup d’œil, que l’escalade des rocs était impossible.

Il avait d’abord songé à atteindre le sommet, en s’aidant de cordages et de crampons de fer.

Mais la hauteur et la perpendiculaire du rempart rendaient l’entreprise impraticable.

La matinée se passa dans des transes mortelles.

Pour la première fois, depuis le commencement du voyage, on ne déjeuna pas.

Ludovic seul dévora avidement la petite part de vivres qu’on lui avait mise en réserve la veille.

L’enfant était d’ailleurs loin d’avoir satisfait entièrement son appétit. Il était devenu nerveux, s’impatientait facilement ; et il fallut qu’Alban lui expliquât la situation.

Lorsque, hochant la tête d’un air découragé, l’aéronaute l’eut mis au courant des détails de la chute, lui eut décrit, minutieusement, l’espèce de gouffre escarpé au fond duquel la Princesse des Airs était venue s’abattre, l’enfant s’écria avec exaltation :

– Eh bien, ces rochers, pourquoi ne les faites-vous donc pas sauter pour nous ouvrir une issue ? Vous avez bien fait sauter le ballon des Russes, ce qui était bien plus difficile !

– Vous oubliez, reprit Alban avec découragement, que j’ai produit l’explosion de leur aérostat avec la propre dynamite des Russes. Ici, je n’ai ni poudre, ni explosif d’aucune sorte.

L’enfant se rendormit peu après d’un sommeil lourd et agité.

Mais l’idée qu’il avait émise ne cessait de tracasser Alban.

Après deux heures de réflexion, l’aéronaute finit par se ressouvenir d’un procédé d’explosion récemment inventé : la cartouche d’eau.

En volatilisant brusquement, à l’aide d’un courant électrique, une petite quantité d’eau contenue dans une enveloppe métallique, résistante et hermétiquement fermée, on arrive à produire une explosion d’une puissance mécanique aussi considérable que celle de la poudre ou même de la dynamite.

Alban avait sous la main tous les éléments nécessaires.

Il remplit d’eau une des bonbonnes d’acier qui avaient servi à renfermer le « lévium » liquéfié, y adapta un conducteur électrique qu’il relia, par un long fil, aux puissants accumulateurs de la Princesse des Airs.

Il pratiqua ensuite, à coups de pic, un trou dans la muraille de basalte, et y fit entrer de force cette torpille d’un nouveau genre.

Pour n’avoir pas à redouter la pluie de blocs de rocher qui suivrait peut-être l’explosion, Alban avait choisi la partie de la muraille située tout à fait en contre-bas de l’endroit où se trouvait l’aéroscaphe.

C’était d’ailleurs, à cette place que le roc semblait le moins élevé et le moins épais.

Très ému, Alban rentra dans l’intérieur de la coque et se disposa à faire jouer le commutateur.

Son engin était-il assez habilement construit pour avoir une efficacité quelconque ?

La muraille de basalte n’était-elle pas trop épaisse pour être entamée ?

Autant de questions qu’Alban se posait anxieusement.

Son cœur battait à se rompre lorsqu’il se décida à lancer le courant.

Instantanément, une terrible commotion ébranla le sol.

Alban se précipita hors de l’aéroscaphe dont la balustrade extérieure se trouvait à quelques pieds du sol, et courut à l’endroit où il avait disposé son engin.

Une énorme crevasse, une sorte de faille trouait maintenant le roc de haut en bas.

Alban poussa un cri de joie.

Immédiatement, toutes les bonbonnes disponibles furent remplies d’eau et disposées de la même façon que la précédente fois.

Il s’agissait maintenant de continuer la brèche commencée, et de se faire jour au dehors.

Alban avait repris tout son courage et tout son enthousiasme.

Aidé de Mme Ismérie et d’Armandine, il travaillait avec une fiévreuse ardeur.

– Dussions-nous percer la montagne, s’écria-t-il, nous passerons !

Pour être plus sûr de l’effet qu’il avait à produire, Alban divisa ses cartouches en deux lots de chacun cinq cartouches.

Les premières furent enfoncées à coups de levier jusqu’au plus profond de l’énorme crevasse, et reliées entre elles par un fil unique.

Cette fois, l’explosion fut formidable.

Une vapeur s’éleva des flancs de la montagne, et un énorme bloc de basalte alla rouler à quelques pas seulement de l’aéroscaphe.

Mme Ismérie, Armandine et même Ludovic – qui avait été réveillé et prévenu dès la première tentative – ne purent s’empêcher d’éprouver une grande frayeur.

Alban, lui, avait poussé un hurrah d’enthousiasme, en voyant une mince bande verticale de ciel apparaître entre les rocs, et projeter, sur cette gorge désolée, le rayon de lumière espéré avec tant d’ardeur.

La brèche produite n’était pas encore assez grande, pourtant, pour qu’un homme pût s’y glisser.

– Il s’agit maintenant, s’écria Alban avec enthousiasme, de continuer notre œuvre de destruction et de nous ouvrir, vers la liberté une route carrossable.

On se remit au travail avec une vivacité et une ardeur singulières. Les bonbonnes restantes furent chargées et préparées en un clin d’œil.

Alban disposa ses cartouches au plus profond de la crevasse.

Il voulait que l’éboulement se produisît, cette fois, dans la direction de la vallée inconnue, où les voyageurs voulaient pénétrer.

L’explosion eut un résultat inattendu.

Sans doute profondément ébranlé par les deux précédentes décharges, tout un pan de la muraille de rochers s’écroula avec un terrible fracas, dégringola avec de sourds grondements dans la vallée inférieure, en laissant voir aux aéronautes, inondés de clarté, la perspective verdoyante d’une campagne immense, qu’entouraient les croupes bleuâtres des montagnes.

Devant le libre chemin qu’ils venaient de s’ouvrir, les voyageurs demeuraient silencieux, comme stupéfaits d’un résultat aussi prompt.

Alban lui-même n’en croyait pas ses yeux.

Armandine et Ludovic riaient aux éclats et trépignaient de joie, devant cette délivrance qui s’était produite avec la soudaineté d’un changement de décor.

La nuit tombait.

Alban déclara qu’il était trop tard pour se lancer à l’aventure dans cette vallée inconnue ; si bien que le dîner ne se composa, ce soir-là, que d’une boîte de lait stérilisé, soigneusement mise en réserve par Mme Ismérie.

Tout le monde se coucha, plein d’espoir, avec la ferme résolution de dormir à poings fermés pour être prêt à affronter les périls et les fatigues du lendemain.

 

 

 

 

VI

 

LES CARTOUCHES D’EAU

 

Le lendemain, Alban Molifer s’éveilla le premier. Il remarqua que le jeûne de la veille, en produisant sur lui une légère excitation cérébrale, lui avait communiqué une lucidité entière, une parfaite clarté dans les idées. Il réveilla Ludovic, qui se fit un point d’honneur de ne pas faire même allusion aux légers tiraillements d’estomac qu’il commençait à ressentir.

Alban devina, d’un coup d’œil, ce qui se passait dans l’esprit de l’enfant.

– L’air vif de ces hauteurs, dit-il, surexcite singulièrement l’appétit. Cela ne nous donnera que plus d’ardeur dans la conquête de notre déjeuner.

Ludovic ne répondit que par un geste d’insouciance, comme pour montrer qu’un héros de sa trempe ne prêtait que peu d’attention à des ennuis aussi terre à terre que l’absence du déjeuner.

Au fond, il était enchanté, et se promettait le plaisir d’aventures tout à fait inédites.

Alban et lui revêtirent donc de chauds vêtements, prirent pour toute arme de solides bâtons et des couteaux, et s’aventurèrent résolument à travers la brèche ouverte, la veille, par l’explosion des cartouches d’eau, et à l’extrémité de laquelle ils voyaient le soleil se lever au-dessus d’un cirque de montagnes aux sommets roses et bleus.

La muraille de basalte une fois franchie, ils s’étonnèrent de l’immense amoncellement de rochers qui s’étendait de l’autre côté.

– Il est heureux, fit remarquer Alban, que la force de l’explosion se soit portée du côté opposé à l’aéroscaphe. Nous aurions été réduits en miettes, littéralement écrabouillés, si cette avalanche de blocs de pierre se fût abattue sur la fragile coque d’aluminium.

– Pourquoi, demanda Ludovic, l’effort de l’explosion a-t-il donc porté de ce côté plutôt que d’un autre ?

– Les masses basaltiques s’avançaient comme un cap au-dessus de la vallée. Nos cartouches d’eau, en attaquant la base du gigantesque entassement, ont rompu l’équilibre. La montagne s’est, pour ainsi dire, écroulée du côté où les lois de la pesanteur la sollicitaient. C’est ce qui explique que nous ayons pu si facilement nous frayer un passage.

Alban et Ludovic suivirent pendant près d’un quart d’heure une pente très raide, tout encombrée de blocs de basalte projetés par l’éboulement, et dont quelques-unes étaient aussi larges et aussi hautes qu’une maison â six étages.

En contemplant ces résultats de leur travail de la veille, Ludovic ne pouvait s’empêcher d’éprouver une certaine vanité.

– Nous sommes les auteurs d’un véritable cataclysme ! s’écria-t-il avec orgueil.

– Nous avons été merveilleusement servis par la disposition géologique des rocs. C’est comme si nous eussions miné la base d’une pyramide en équilibre sur sa pointe. L’honneur du cataclysme revient presque tout entier à la nature.

En continuant leur route vers une forêt aux cimes rousses et brunes, qu’ils apercevaient à quelque distance devant eux, ils traversèrent des pentes gazonnées où couraient de petits ruisseaux d’une eau claire et glaciale, provenant sans doute de la fonte des neiges.

Alban proposa de suivre le cours d’un de ces ruisseaux, dans la certitude qu’ils parviendraient ainsi à quelque rivière plus considérable.

Le ruisseau les conduisit sous le couvert d’une forêt centenaire de pins et de bouleaux.

Les arbres énormes, à l’écorce rougeâtre, et qui semblaient se soulever de terre par leurs monstrueuses racines tordues, avaient l’air presque aussi anciens que le monde.

Alban en aperçut plusieurs qui dépassaient certainement, par la vaste circonférence de leurs troncs, les cèdres légendaires du Liban, et qui eussent pu entrer en parallèle avec les baobabs de l’Afrique centrale.

Des oiseaux et des écureuils sautillaient entre leurs branches.

Alban essaya, mais sans succès, d’en abattre quelques-uns à coups de pierre.

– Si nous fabriquions un arc et des flèches, proposa Ludovic tout plein du souvenir de certaines lectures.

– Ce moyen inefficace et grossier, répliqua Alban, est bon tout au plus pour des sauvages. C’est le dernier que j’emploierai. L’essentiel est qu’il y ait du gibier. N’avons-nous pas à notre disposition, pour nous en emparer, l’électricité de nos accumulateurs ?

– Comment ferez-vous ? interrogea Ludovic en ouvrant de grands yeux étonnés.

– C’est mon secret, petit curieux, dit Alban en souriant. Retournons à l’aéroscaphe.

Arrivé au magasin, Alban se chargea d’un accumulateur portatif, remit à Ludovic un rouleau de fil de cuivre et quelques bâtonnets de verre.

Il eut grand soin aussi de placer, dans la poche de côté de son pardessus fourré, une poignée des miettes de biscuit qui étaient restées au fond d’une des caisses.

– Je comprends, s’écria Ludovic à la vue de ces préparatifs. Notre futur gibier va être foudroyé ni plus ni moins qu’un électricien imprudent qui touche, sans s’être muni de gants isolateurs, un conducteur chargé de fluide.

– Précisément. Et j’espère bien que les oiseaux de ces régions inconnues n’auront pas pris la précaution de se botter de gutta-percha pour nous contrarier.

Quand ils furent rendus au bord du ruisseau, les chasseurs enfoncèrent soigneusement en terre les bâtonnets de verre, préalablement essuyés avec soin ; puis il les relièrent par les fils de cuivre, de façon à former une sorte de ligne télégraphique en miniature.

Puis le fil fut déroulé dans toute sa longueur, et rattaché à l’accumulateur qu’Alban avait déposé derrière un bloc de basalte assez gros pour dissimuler les chasseurs. Le biscuit fut ensuite émietté au pied des poteaux de la petite ligne télégraphique ; et le cœur battant d’émotion, Alban et Ludovic se mirent à l’affût.

Un à un, les oiseaux descendirent des sapins et se mirent à picorer les miettes de biscuit.

Il y avait de grosses perdrix blanches, des poules de neige, et d’autres volatiles plus petits dont les chasseurs ignoraient le nom.

Au bout de peu d’instants, une vingtaine d’oiseaux s’étaient posés sur le fil qu’ils trouvaient sans doute un perchoir commode.

Alban jugea que le moment était venu de lancer le courant.

Les oiseaux poussèrent un dernier pépiement et roulèrent foudroyés.

Alban et Ludovic, en poussant des hurrahs triomphaux, allèrent ramasser leurs victimes.

Il y avait huit perdrix blanches, cinq poules de neige et une quinzaine de petits oiseaux que Ludovic déclara, d’après la forme de leur bec, appartenir à l’ordre des passereaux.

Le garde-manger de l’aéroscaphe était approvisionné pour au moins trois jours.

Le fil électrique fut soigneusement roulé ; car il ne fallait pas habituer le gibier à la vue de ce piège et l’effaroucher ; et les chasseurs rentrèrent, solennellement, presque pliants sous le poids de leur gibier, qu’ils avaient enfilé en chapelet avec l’aide d’une cordelette.

Mme Ismérie et Armandine, qui s’étaient levées dans l’intervalle, se tenaient à la balustrade extérieure, chaudement emmitouflées de fourrures.

Elles accueillirent les chasseurs par des exclamations de joie.

La vue d’une telle quantité de gibier avait réveillé l’appétit de tout le monde.

Sous la direction d’Alban, chacun se mit à l’œuvre.

Mme Ismérie et sa fille plumaient les oiseaux, Alban les vidait, et Ludovic les faisait flamber.

Il restait encore à Mme Ismérie une boîte de sel et de poivre échappée au désastre.

Aussi, le copieux salmis qu’elle confectionna, fut-il déclaré excellent de tout point par les convives.

Personne ne s’avisa même de se plaindre du manque de pain.

La petite Armandine seule, à la fin du repas, étourdiment, s’avisa d’en réclamer pour mieux nettoyer son assiette.

– Le pain est sorti, mademoiselle, répondit sérieusement Alban.

– C’est vrai, dit l’enfant, j’avais oublié qu’il n’y en a plus.

– Si nous demeurons encore longtemps dans ces parages, dit Ludovic avec enthousiasme, M. Alban est bien capable de nous en fabriquer.

– J’ai tout lieu de croire, fit Alban, que nous ne demeurerons pas longtemps ici. La journée de demain sera employée à une exploration complète de cette vallée. J’ai la certitude que les cours d’eau qui descendent de ces hauteurs nous mèneront à quelque grand fleuve de la Chine ou du Thibet. Sans doute pourrons-nous atteindre ainsi quelque monastère bouddhique ou quelque village. Là, je pourrai peut-être trouver des gens pour m’aider au renflouement de l’aéroscaphe.

– Mais, objecta Mme Ismérie, je croyais que ce pays était tout à fait barbare et inhabité ?

– Dans des montagnes inaccessibles comme celles-ci, oui. Mais, sur le bord des fleuves, on rencontre des villes assez peuplées, que gouvernent des délégués de l’empereur de Chine, ou des monastères, des lamasseries, qui renferment des hommes très instruits, au courant même, jusqu’à un certain point, des découvertes européennes. Le tout est de sortir de ces maudites montagnes, ce qui, je l’espère, ne sera pas difficile.

L’après-midi fut employée à différents travaux, et à une promenade aux abords de la forêt.

Ludovic prétendait avoir vu des poissons, qu’il affirmait être des truites, dans les eaux du petit cours d’eau visité le matin.

En prévision d’une pêche possible, Mme Ismérie se fabriqua cinq ou six hameçons avec des fils de cuivre tordus, et emporta, comme appâts, quelques fragments des oiseaux tués le matin.

Le paysage, borné de tous côtés par de hautes cimes, rappelait, par son aspect sévère, ses interminables massifs de pins et de bouleaux, certaines contrées montagneuses et boisées de la Norvège, qu’Alban avait visitées au cours de ses voyages.

On longea quelque temps le ruisseau, qui venait déboucher dans une sorte de petit lac ou d’étang entouré de toutes parts par les troncs serrés des grands arbres.

Le ruisseau sortait de là considérablement grossi, devenu presque navigable, et se perdait à travers l’interminable futaie.

L’assertion de Ludovic se trouva être exacte.

Le lac fourmillait de poissons, dont la chair dans ces eaux limpides et glacées, devait être excellente.

Alban coupa les branches légères d’une espèce de saule, installa des lignes dont l’hameçon fut garni de petits morceaux de viande, et chacun, même Armandine et Ludovic, se mit à pêcher avec un recueillement digne des plus obstinés amateurs de ce sport, si cher aux natures paisibles.

Cette première pêche fut couronnée de succès.

Ludovic ferra lui-même un superbe saumon qui faillit briser sa ligne, et qu’Alban dut l’aider à tirer de l’eau. Ce fut Ludovic qui eut les honneurs de la journée.

Au total, la pêche fournit une douzaine de pièces qui vinrent heureusement s’ajouter au gibier, dans la glacière à air liquide qui servait de garde-manger.

– Voilà un pays vraiment agréable, dit Ludovic, tout fier de ses succès à la pêche.

– Si nous y restions ! s’écria Armandine.

– C’est cela, approuva Alban en plaisantant, nous construirons une maison de bois, à la mode scandinave. Je défricherai quelques hectares de terre, et nous serons les rois incontestés de ce pays où, jusqu’ici, je n’ai aperçu la trace d’aucun être humain.

Au retour, Alban découvrit un arbuste chargé de fruits rouges, en grappes, qu’il reconnut être une variété de sorbier dont les baies, légèrement aigrelettes, sont d’une saveur très agréable.

Armandine battit des mains.

Avec l’autorisation de son père, elle goûta des sorbes, et en emplit ses poches.

– Ce sera pour le dessert, s’écria-t-elle… Je me charge d’aller en cueillir tous les jours.

Le soleil n’était pas encore près de se coucher, lorsqu’on revint à l’aéroscaphe.

Alban profita des dernières heures de jour pour examiner plus minutieusement qu’il n’avait encore pu le faire, les avaries causées par la chute.

La coque était bossuée en plusieurs endroits ; la balustrade extérieure était tordue.

Mais, ce n’étaient pas là les plus graves avaries.

On pouvait, à la rigueur, se passer de galerie extérieure, ou remplacer la balustrade par un simple cordage ; et les érosions des plaques d’aluminium de la coque ne devaient apporter à la marche aucun inconvénient sérieux.

Mais, l’aile de droite, celle-là même qu’Alban avait réparée avec des barres d’aluminium, était complètement brisée et reployée sur elle-même.

Les billes en étaient faussées.

Il eût fallu plusieurs semaines de travail et un outillage complet pour la remettre convenablement en état.

L’aile de gauche, quoique moins endommagée, avait aussi beaucoup souffert.

Le choc terrible de la descente avait rompu net plusieurs tringles d’acier.

Enfin, une des palettes de l’hélice était faussée, et le gouvernail de toile pégamoïdée absolument hors de service.

Après avoir tout examiné, Alban fut heureux de constater que l’arbre de l’hélice et les machines productrices de la force n’avaient que peu souffert.

Les accumulateurs, les appareils liquéfacteurs et la réserve d’air liquide étaient intacts.

Quant aux objets contenus dans l’intérieur de l’aéroscaphe, protégés par l’emballage pneumatique dont avaient été munies leurs gaines et leurs caisses, ils n’avaient éprouvé aucun dommage.

Le repas du soir fut très animé.

Tout le monde avait pris son parti de manger la viande ou le poisson sans pain.

Personne ne fit la moue lorsque Mme Ismérie prévint qu’elle réservait pour le cas de maladie ou d’extrême nécessité, le peu de cognac qui restait, et que, désormais, on n’aurait d’autre boisson que l’eau fraîche et limpide des ruisseaux de la vallée.

Ludovic, toujours heureux de faire montre de ses connaissances, s’empressa d’indiquer la recette d’une excellente limonade, composée d’eau additionnée de sucre et de quelques gouttes de vinaigre.

– L’eau et le vinaigre, remarqua Alban, étaient la boisson habituelle des mercenaires carthaginois. Ils n’ont pas eu d’autre breuvage pour franchir les Alpes ; nous n’en aurons pas d’autre, non plus, pour traverser l’Himalaya.

– Les Alpes ! fit Ludovic d’un petit air dédaigneux. Leur plus haut sommet, le Mont Blanc, n’est qu’une taupinière à côté des moindres pics de la chaîne himalayenne.

Mme Ismérie fit cuire quatre perdrix qu’Alban et Ludovic devaient emporter dans leur exploration.

Tout le monde regagna les cabines, un peu réconcilié avec le mauvais sort.

Le lendemain, en quittant l’aéroscaphe, Alban recommanda à Mme Ismérie et à sa fille de ne pas s’éloigner, de ne pas dépasser, dans leur promenade, la rive la plus rapprochée du petit lac, où il leur serait loisible, si elles voulaient se distraire, d’aller pêcher.

Puis, les deux explorateurs se mirent en marche, en longeant la muraille de basalte, à partir de l’endroit où avait eu lieu l’éboulement.

Leur projet bien arrêté était de faire le tour du plateau jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé un chemin vers la plaine.

Ils marchèrent toute la matinée.

À leur droite, la forêt, dont les derniers taillis venaient mourir entre des blocs de granit, se continuait, aussi monotone et aussi lugubre.

À gauche, c’était toujours la muraille rocheuse, un peu moins élevée à mesure que le terrain descendait vers la plaine, mais aussi infranchissable, et n’offrant qu’une série de défilés qui menaient à des abîmes et ne laissaient entrevoir qu’une perspective de ravins et de pics stériles.

Çà et là, pourtant, elle semblait s’abaisser et disparaître : mais, quand Alban et Ludovic s’avançaient, croyant se trouver en face d’un chemin praticable, ils arrivaient au bord d’une falaise, et reculaient, saisis de vertige, en voyant, au-dessous d’eux, et à une profondeur considérable, onduler un horizon de forêts sur lesquelles pesaient de lourdes bandes de nuages.

À midi, ils s’arrêtèrent auprès d’un ruisseau qui tombait d’un rocher en bouillonnant.

Ils se reposèrent quelques instants, tout en donnant une sérieuse atteinte aux provisions de viande froide dont leur havresac était garni.

Dans le milieu de l’après-midi, ils arrivèrent à un endroit où une vaste percée s’ouvrant dans l’entassement des rocs.

En approchant, ils distinguèrent le grondement d’un torrent.

Une rivière assez considérable qu’Alban supposa être celle qui sortait du petit lac visité la veille, se frayait tumultueusement un passage et retombait, avec un mugissement de tonnerre, le long des contreforts à pic du plateau, en formant une véritable cataracte.

– Voilà qui est de très mauvais augure pour nous, dit Alban, le plateau où nous avons échoué doit être entièrement borné par un système de précipices et de falaises. Les eaux ont certainement suivi la seule pente praticable. Nous ne pourrions donc sortir d’ici que par ce gouffre.

– Tout espoir n’est pas encore perdu, répondit Ludovic. Il nous reste une chance de trouver une issue, tant que nous n’aurons pas complètement fait le tour de notre royaume.

– Ce n’est guère probable. D’après ce que j’ai observé, ce plateau offre partout la même configuration. Nous sommes arrivés à l’endroit le plus bas de la pente ; et il n’y a aucune raison pour que la région ouest ne soit pas exactement semblable à la région est que nous venons de visiter.

Partant de la cataracte, Alban et Ludovic commencèrent à remonter dans la direction de la Princesse des Airs.

La végétation était partout uniforme.

À part un massif de framboisiers arctiques, dont Ludovic nota soigneusement l’emplacement, à l’intention d’Armandine, ils n’avaient rencontré que les éternels pins et les éternels bouleaux entre les branches desquels se jouaient un monde d’oiseaux et d’écureuils gris.

Ludovic prétendait avoir aperçu un ours, mais soit que l’enfant se fût trompé, soit que l’animal se fût retiré dans un hallier, Alban ne put vérifier le fait.

Le soleil allait se coucher lorsque Alban et Ludovic débouchèrent dans une vaste prairie émaillée de fleurs, et sillonnée de ruisseaux d’eau courante.

Cet endroit était certainement le plus délicieux de toute la contrée qu’ils avaient jusque-là traversée. Alban s’expliqua la fertilité plus grande de cette portion du plateau, par son exposition au midi, et par la chaleur que devait produire la réflexion des rayons lumineux sur la muraille de basalte.

Tout d’un coup, Ludovic poussa un cri.

Du doigt, il montrait à Alban un troupeau de gros animaux qui, dans la lumière indécise du crépuscule, paraissaient, grâce à leur bosse et à leurs cornes, d’une grandeur et d’une grosseur fantastiques.

Ces animaux, quels qu’ils fussent, avaient pris l’alarme, aux cris de l’enfant.

Leur masse, s’ébranlant lourdement, disparut avec un bruit sourd sous la futaie.

– Nous venons de courir un terrible danger, dit Alban à demi-voix… Ces animaux, que je suppose être des yacks, appartiennent à une variété de ruminants, assez semblables au bœuf, mais d’une férocité beaucoup plus grande. S’il leur avait pris fantaisie de se précipiter sur nous, nous aurions été éventrés et piétinés en un clin d’œil… Ils ne doivent jamais avoir aperçu d’être humain pour s’être laissé effrayer aussi facilement.

– Nous les rattraperons, fit Ludovic, qui ne doutait de rien… Voilà des vivres assurés pour la cuisine électrique de Mme Ismérie.

– Pas tant de hâte, mon jeune ami, fit observer Alban. Les yacks ne mettront pas tant autant de complaisance à se laisser foudroyer, que les perdrix et les poules de neige.

– Vous voyez bien que cette vallée ne doit pas être sans issue, puisque ces animaux ont trouvé le moyen d’y venir… Nous trouverons donc bien le moyen d’en sortir.

– Cela n’est nullement certain, répondit Alban, qui réfléchissait. On trouve, dans les Alpes et dans les Pyrénées, à de très grandes hauteurs, des plateaux ou des petites vallées bien abritées, absolument inaccessibles à l’homme, mais où pullulent les chamois. Rien ne prouve que notre plateau n’a pas été isolé et surélevé, avec tous les êtres vivants qu’il porte, par un soulèvement volcanique. La nature géologique de la muraille de rochers semble venir à l’appui de mon assertion.

Alban et Ludovic, traversant le pâturage, s’engagèrent de nouveau sous le couvert des grands arbres, où l’obscurité se faisait de plus en plus profonde.

Un froid glacial les envahissait.

Tous deux, mais surtout Ludovic, étaient des plus fatigués.

Pendant la première partie de leur voyage de découverte, ils avaient toujours marché en suivant une pente extrêmement rapide, depuis l’aéroscaphe jusqu’à l’endroit où les eaux de la rivière se précipitaient du haut des rochers.

À partir de la cataracte le terrain montait ; ils avançaient donc deux fois moins vite, et avec beaucoup plus de peine.

Malgré ses efforts, Ludovic ne parvenait pas à dissimuler sa fatigue.

Pendant leur marche, à travers les rochers pointus et les racines d’arbres, il s’était écorché les pieds et boitait légèrement.

À plusieurs reprises, Alban dut ralentir le pas, et même faire halte pendant quelques instants, pour lui permettre de continuer.

La nuit était maintenant tout à fait tombée.

Entre les troncs gigantesques des vieux arbres, on n’y voyait pas à quatre pas devant soi.

Le froid devenait insupportable : les voyageurs n’entendaient plus que le grondement sourd des torrents dans la montagne, qui dominait tous les autres bruits de la nature.

– Nous ne pouvons suivre plus longtemps cette muraille de rochers, dit Alban : nous ignorons si le plateau n’est pas beaucoup plus vaste de ce côté ; et nous risquerions de passer la nuit en plein air.

– Alors, rentrons, s’écria Ludovic avec empressement.

– C’est ce que nous allons tâcher de faire, en prenant le chemin le plus court, c’est-à-dire en essayant de nous orienter vers le petit lac qui m’a paru occuper à peu près le centre du plateau.

Par malheur, l’orientation, dans cette obscurité, était à peu près impossible.

Il fallut s’en fier au hasard. Alban avait justement oublié d’emporter sa boussole de poche.

De plus, Ludovic grelottait, et souffrait beaucoup de ses écorchures.

Néanmoins, il ne se plaignait pas.

Mais Alban l’entendait claquer des dents à côté de lui, et était maintenant obligé de s’arrêter, presque à chaque pas, pour lui permettre de le suivre.

Il devenait, d’ailleurs, de plus en plus difficile d’avancer.

Les arbres, d’abord clairsemés au sortir de la prairie, se faisaient, maintenant, de plus en plus rapprochés les uns des autres.

À tout instant, il fallait faire le tour de buissons épineux.

Aussi, après tant de détours. Alban avait-il entièrement perdu la notion de la route suivie.

Les voyageurs étaient complètement égarés.

Ils durent bientôt s’arrêter tout à fait : un inextricable rempart de buissons leur barrait le passage. Ludovic s’était affaissé, anéanti, entre les racines d’un pin couvertes d’une longue mousse grise, et faisait d’héroïques efforts pour ne pas pleurer.

Alban, sérieusement inquiet, laissa l’enfant se reposer, le rasséréna par de bonnes paroles ; puis, l’on se remit péniblement en marche.

Tout d’un coup, l’aéronaute poussa un cri de joie.

– J’aurais dû y songer plus tôt, s’écria-t-il. Dans une heure nous serons arrivés à l’aéroscaphe.

Il venait de se coucher à plat ventre ; et l’oreille appliquée sur le sol, il écoutait avec une profonde attention.

– Que faites-vous donc ? demanda Ludovic qui, hébété de fatigue et de froid, ne comprenait plus.

– C’est très simple. Les corps solides, sans en excepter la terre, sont d’excellents conducteurs du son…

– Eh bien ?

– J’écoute dans quelle direction il y a un ruisseau à proximité. Nous nous dirigeons du côté où on l’entend murmurer. Le ruisseau nous mènera à une rivière ; la rivière au petit lac…

– D’où nous regagnerons l’aéroscaphe sans difficulté !… s’écria Ludovic avec enthousiasme, et en collant, à son tour, son oreille contre le sol durci.

Après avoir répété cette manœuvre plusieurs fois, en se guidant sur le murmure d’eau courante que leur transmettait admirablement le sol à demi glacé, ils atteignirent enfin un petit cours d’eau qui fuyait, entre deux lignes de maigres bouleaux.

Ils en suivirent la rive pendant un quart d’heure.

Ils commençaient à trouver le temps bien long et les méandres du ruisseau bien compliqués, lorsque Ludovic s’arrêta soudain en poussant un cri. Il montrait à Alban, au-dessus d’eux, entre les arbres, une grande lumière blanche.

– Ce sont les fanaux électriques de l’aéroscaphe ! Nous sommes sauvés !

Guidés par cet espèce de phare, les voyageurs reprirent leur route avec un nouveau courage.

Ils étaient sûrs d’arriver à l’aéroscaphe ; mais ce ne fut pas sans difficulté qu’ils y parvinrent.

La lueur qui les guidait semblait s’éloigner à mesure qu’ils en approchaient.

Puis le terrain devenait montueux et accidenté.

À certains endroits, il fallait franchir ou contourner des blocs de rochers.

Plus loin, on rentrait sous le couvert de la forêt. La lumière, voilée par le feuillage des arbres, devenait, pour quelques instants, invisible.

Ailleurs, ils s’embourbèrent jusqu’aux genoux, dans une sorte de marécage ou de tourbière qu’avait formée l’eau d’un ruisseau en s’amassant dans un pli de terrain.

Quand ils approchèrent du petit lac, où toutes les eaux du plateau se réunissaient, une autre difficulté se présenta.

Il fallait, à chaque instant, sauter d’une rive sur l’autre ; et plusieurs fois Alban, de l’eau jusqu’à mi-cuisse, dut passer Ludovic, à demi-mort de lassitude, sur ses épaules ou sur son dos.

Enfin ils atteignirent la pente rocheuse au haut de laquelle s’était produite l’explosion de la cartouche d’eau.

Alban s’expliqua alors l’intensité de la lumière qu’ils avaient aperçue du fond des bois.

Mme Ismérie avait eu l’idée d’installer une puissante lampe à arc sur la galerie extérieure où elle se tenait en compagnie d’Armandine.

Dès que la silhouette des voyageurs fut visible dans le vaste cône de lumière que projetait le fanal, elles poussèrent des exclamations joyeuses et vinrent à la rencontre de Ludovic et d’Alban.

Un quart d’heure après, tous se trouvaient réunis dans la salle commune, autour d’un vaste salmis de petits oiseaux.

Alban rendit compte de son expédition.

Ludovic, lui, malgré ses efforts pour faire bonne contenance, s’était endormi la bouche pleine ; et on l’avait porté dans sa cabine, déshabillé et couché sans qu’il en eut conscience.

– Je suis maintenant persuadé, dit l’aéronaute, qu’il ne nous reste aucun moyen de quitter ce plateau par la voie terrestre. Nous sommes plus isolés que des naufragés perdus dans une île. Notre seule ressource est de réparer, tant bien que mal, l’aéroscaphe, et de nous en aller de la même façon que nous sommes venus.

– Il nous faudra de longs mois, fit observer Mme Ismérie, pour remettre les ailes en état. Encore n’est-il pas sûr que nous y réussissions.

– Nous y réussirons, affirma Alban ; mais nous devons nous installer tout à fait ici, et ne plus songer à revoir l’Europe de longtemps.

– Je ne me plaindrais pas de cette nécessité si nous n’avions avec nous Ludovic ; et si le docteur Rabican était prévenu ?

– Peut-être l’est-il à l’heure actuelle. D’ailleurs je compte bien trouver le moyen de lui adresser d’autres messages.

Il fut décidé que, le lendemain, on prendrait les mesures nécessitées par un séjour de longue durée.

En s’éveillant, Alban réfléchit que la première chose à faire était de tirer l’aéroscaphe de l’espèce de puits où il était tombé, et d’où, une fois réparé, il lui serait impossible de s’élever.

Mme Ismérie fut de cet avis.

Elle ne serait pas fâchée, ajouta-t-elle, de voir leur maison de métal transportée hors de cette caverne glaciale, dans un site plus riant, abrité par quelques arbres, à proximité de leur territoire de chasse et de pêche.

Quoique l’aéroscaphe fut d’un poids considérable, l’entreprise n’était pas aussi malaisée qu’elle le paraissait au premier abord.

Le plus difficile était de faire franchir à la lourde coque le défilé semé de blocs de roc qu’avait ouvert l’explosion dans le flanc de la montagne.

Ensuite, la tâche devenait relativement aisée.

Le terrain, jusqu’à l’orée du bois, descendait sans accidents, en suivant toujours une pente très raide.

Toute cette journée fut employée par Alban à faire sauter, à l’aide de cartouches d’eau proportionnées à leur volume, les plus grosses des masses rocheuses qui encombraient le passage.

– Voilà, fit observer Ludovic en riant, un procédé peu banal pour faire des routes !

Ce travail, qui avait paru d’abord facile, dura six jours. Quand on eut fait disparaître les plus gros rochers, il fallut niveler le terrain, et le rendre parfaitement égal.

Après avoir été terrassiers, les aéronautes durent se faire bûcherons.

Alban choisit dans la forêt une demi-douzaine de jeunes pins aux troncs parfaitement lisses et arrondis, et il les abattit.

Ludovic et Armandine, pendant le répit que leur laissaient la chasse et la pêche, dont ils étaient spécialement chargés, les ébranchèrent et les écorcèrent.

Tout le monde se mit ensuite à l’œuvre ; et pendant tout un jour, on transporta, hors de l’aéroscaphe, pour les mettre à l’abri, soigneusement recouverts de toiles goudronnées, tous les objets pesants.

Les meubles furent déboulonnés, les caisses tirées de leurs alvéoles ; l’arbre de l’hélice fut même démonté et transporté.

Les ailes furent détachées ; il ne resta plus que l’éblouissante coque d’aluminium, pareille à un merveilleux poisson d’argent.

Les troncs des jeunes pins, coupés à la longueur voulue, avaient été transformés en rouleaux.

Armé d’un levier et secondé par les efforts de Mme Ismérie, de Ludovic et d’Armandine, Alban souleva légèrement l’avant de la coque et y engagea le rouleau le moins épais.

Après une demi-heure d’efforts, l’aéroscaphe glissait facilement sur les rouleaux, et était déjà presque sorti du défilé.

Alors, une autre difficulté se présenta.

La pente était tellement rapide qu’Alban craignit que l’aéroscaphe, quittant le lit de bois sur lequel il roulait, ne descendit trop vite, et n’allât dégringoler en se brisant, au bas de l’escarpement.

Il para à cet inconvénient en ralentissant la descente, grâce à deux grosses pierres qui servirent de butoir et qu’il déplaçait alternativement.

L’aéroscaphe fut ainsi amené jusqu’au bord du ruisseau le plus proche de son ancien emplacement, et installé à demeure sur les rouleaux qui avaient servi à son transport et qui pourraient, à l’occasion, rendre son déplacement plus facile.

L’endroit était un des plus charmants du plateau.

Le bois et les rives du lac formaient le premier plan du paysage ; et l’on voyait, par une éclaircie, se perdre dans le lointain les croupes tourmentées de la chaîne himalayenne.

On procéda, le lendemain, à la réinstallation du mobilier et des instruments.

L’arbre de l’hélice même fut remis en place ; les ailes seules, qui avaient été démontées, furent installées, ainsi que le gouvernail et l’hélice, dans une sorte de hangar qui fut bâti avec des branchages, à proximité de l’aéroscaphe.

– La première chose qu’il nous faut construire, déclara ensuite Alban, c’est un atelier convenable, pour travailler à couvert à la réparation des ailes.

 

 

 

 

VII

 

CHASSE AU YACK

 

Avant de commencer le grand travail de réparation, Alban jugea que deux choses étaient indispensables : d’abord, expédier des messages qui laissassent aux naufragés – car Alban et ses compagnons étaient bien de véritables naufragés, jetés par le flot atmosphérique sur ce plateau désolé – une chance de donner, s’il était possible, des nouvelles de leur situation au monde civilisé.

Alban avait bien, d’abord, pensé à se servir d’oiseaux ; mais toutes les espèces qui vivaient sur le plateau étaient d’un vol lent et lourd. Gallinacés et passereaux ne s’élèvent guère qu’à quelques mètres de terre, et auraient été incapables de porter, aussi loin qu’en Europe, la lettre attachée à leurs ailes.

Les rapaces de haut vol, aigles ou vautours, qui planaient souvent au-dessus de la muraille de rochers, étaient inabordables. Alban dut chercher un autre moyen.

Il crut l’avoir trouvé.

De même que tous les ruisseaux du plateau venaient aboutir au torrent central, celui-ci devait aller se jeter dans un des grands fleuves de la Chine ou de l’Inde.

Il n’y avait donc qu’à expédier le message par voie fluviale.

Une trentaine de missives, contenant des renseignements aussi exacts que possible sur la situation des voyageurs, furent donc recopiés par Ludovic, puis enfermés dans de petits flacons vides qui furent soigneusement bouchés.

Chacun de ces flacons fut introduit entre deux gros morceaux de bois, évidés de façon à former, en se rapprochant, une espèce de boîte.

Pour plus de précaution, les morceaux de bois furent reliés avec du fil de fer, de façon à ne pouvoir être disjoints par un choc contre les rochers, dans le lit des torrents qu’ils auraient à traverser.

Une fois les trente bouées complètement prêtes, elles furent apportées au pied du versant extrême du plateau, à l’endroit même où le petit fleuve central tombait du rocher en formant une imposante cataracte.

Pour augmenter les chances de succès de l’entreprise, en ne plaçant pas toutes les bouées dans les mêmes conditions, elles ne furent lancées dans le gouffre, d’où s’élevait un arc-en-ciel de vapeur, que les unes après les autres, en laissant, entre le lancement de chacune d’elles un espace de temps assez considérable.

Tous accompagnèrent de leurs vœux ces fragiles esquifs qui allaient peut-être porter de leurs nouvelles à leurs parents et à leurs amis, lesquels s’empresseraient certainement d’organiser une expédition pour venir à leur secours.

Les enfants ne doutaient pas un seul instant que leurs messages n’arrivassent dans quelque grande ville de l’Hindoustan où, comme le coffre qui renfermait l’épouse d’Haroun-al-Raschid, ils seraient arrêtés dans les filets de quelque pêcheur mahométan, qui les porterait au gouverneur de la ville.

Le gouverneur appellerait ses interprètes et ses vizirs, la bouteille serait solennellement débouchée, le document traduit, puis porté au consul de France, qui s’empresserait de télégraphier au docteur Rabican.

Alban voyait les choses avec beaucoup moins d’enthousiasme.

– Ce que vous espérez peut arriver, dit-il, surtout si notre torrent rejoint un des affluents de l’Indus ou du Gange. Dans les contrées arrosées par ces fleuves, les Européens sont en grand nombre. Si, au contraire, ce qui est fort possible, nos flotteurs suivent l’autre versant et sont entraînés du côté de la Chine, nous nous serons donnés une peine inutile. Les Chinois sont, en général, d’un caractère trop égoïste, trop ennemi des Européens, pour perdre une heure de leur temps en faveur de ceux qu’ils appellent : « les diables d’Occident ».

– Tu oublies, dit Mme Ismérie, qu’en Chine notre bouée peut encore tomber entre les mains des missionnaires européens, catholiques ou protestants, qui la feraient certainement parvenir à destination.

– C’est vrai, répondit Alban ; mais les missionnaires sont bien peu nombreux. Le plus sûr est encore, je crois, de ne compter que sur nous-mêmes, d’agir comme si nous n’attendions aucun secours. Tout le monde fut de l’avis d’Alban ; et, suivant ses instructions, il fut résolu que l’on s’occuperait maintenant et avant tout, d’une façon sérieuse, de la question des approvisionnements.

– Il faut, dit Alban, que lorsque nous aurons commencé les travaux de réparation de l’aérosca-phe, nous ne soyons pas interrompus par le manque de vivres. C’est une difficulté qui doit être résolue une fois pour toutes. Nous n’aurons sans doute pas terminé nos travaux avant l’approche de l’hiver, qui doit être terrible dans ces contrées ; et pendant lequel il nous sera à peu près impossible de chasser ou de pêcher.

On se mit donc au travail… D’abord un vivier fut creusé dans le voisinage de l’aéroscaphe. C’était une sorte de fossé très long, et peu profond, dont les parois furent revêtues de larges pierres plates, et qui fut divisé en plusieurs compartiments communiquant entre eux par d’étroites ouvertures. De cette façon, en effrayant les poissons, il était facile de les chasser jusqu’au dernier compartiment, qui était le plus étroit et le moins profond, et de les prendre à la main.

Le cours d’un petit ruisseau fut détourné ; et le vivier, bientôt, fut largement approvisionné de saumons et de truites.

C’était déjà une première ressource ; mais on ne pouvait pas manger que du poisson.

Restait le gibier.

Mme Ismérie regrettait que l’on n’eût pas d’oiseaux vivants ; mais Alban lui fit observer qu’en admettant que l’on eût pu en prendre, ce qui était assez facile, on se fut trouvé dans l’impossibilité de les nourrir, puisque l’on ne possédait aucune espèce de grains.

– J’ai une idée beaucoup plus raisonnable, dit Alban. Dans toute la partie est, que nous n’avons qu’incomplètement visitée, lors de notre première exploration, il y a des troupeaux de yacks et de superbes prairies. L’avenir de notre petite colonie sera absolument assuré, le jour où nous aurons réussi à les tuer ou à les domestiquer.

– Nous aurons un troupeau ! s’écria Mme Ismérie avec enthousiasme.

– Nous prendrons du lait chaud, le matin, dit Armandine.

– Et des rosbifs saignants à midi, ajouta Ludovic.

Alban n’eut pas le courage de leur enlever ces illusions, ni de leur faire prudemment remarquer qu’il ne faut jamais vendre la peau de l’ours, ni même celle du yack, avant de l’avoir tué ; et l’on s’occupa des préparatifs de la chasse avec une ardeur fébrile.

Ludovic proposait de creuser des fosses recouvertes de branchages et d’un peu de terre, comme cela se pratique pour chasser les éléphants. Alban trouva le procédé trop lent et trop hasardeux.

– Voilà, dit-il, une manière de chasser bonne, tout au plus, pour des sauvages. N’avons-nous pas l’électricité qui, comme une fée bienfaisante, pourvoira à notre nourriture, comme elle a déjà pourvu à notre chauffage, à notre éclairage, et à notre transport à travers les airs ?

Les préparatifs de l’expédition furent vite terminés.

Alban aiguisa deux tringles d’aluminium, de façon à en faire deux javelots très aigus.

L’extrémité opposée à la pointe fut munie d’un anneau métallique, auquel devait être attaché le fil conducteur de l’électricité.

Trois accumulateurs, fortement chargés, furent ensuite transportés sur la lisière du bois qui avoisinait la prairie.

Pour préserver ces délicats appareils, Alban les avait entourés d’une petite palissade assez forte et assez haute pour ne pouvoir être franchie par la troupe furieuse des animaux.

Alban ne se dissimulait pas que cette chasse n’était pas sans danger : le yack est beaucoup plus féroce et beaucoup plus vigoureux que le taureau d’Europe ; un coup de corne ou de sabot est vite reçu.

Cette considération décida Alban Molifer à défendre à Ludovic de l’accompagner.

– Je suis responsable de votre personne, déclara-t-il. Ici, je remplace votre père ; et comme tel, je trouve fort imprudent que vous veniez avec moi. Vous resterez à l’aéroscaphe avec Ismérie et Armandine.

Cet arrangement ne faisait pas le compte de Ludovic. Il cria, pleura, tempêta, protesta de sa prudence et de son sang-froid, et fit si bien qu’Alban se laissa fléchir.

– Je vous permets de me suivre, dit-il enfin, mais à la condition expresse que vous m’obéirez exactement et que vous règlerez tous vos mouvements sur les miens.

Ludovic promit tout ce qu’on voulut ; et les chasseurs se mirent en route, laissant Armandine et Mme Ismérie remplies d’inquiétude.

On arriva à l’endroit où se trouvaient les accumulateurs. Alban s’assura de leur bon fonctionnement, assujettit le fil à l’anneau des javelines, et revêtit ses gants isolateurs.

Il s’agissait d’approcher sans bruit d’un des yacks et de le foudroyer.

Ludovic s’installa derrière la palissade qui protégeait les accumulateurs, pour se tenir prêt à lancer le courant à l’instant précis ou la javeline d’Alban toucherait l’animal.

Se glissant avec prudence entre les arbres, Alban, qui avait eu soin de se placer contre le vent pour que sa présence ne fût pas reconnue par le troupeau, jeta son dévolu sur trois animaux qui paissaient un peu à l’écart des autres.

Il en était à quelques mètres, lorsque ceux-ci, flairant un péril, se dressèrent de l’herbe épaisse où ils étaient vautrés, et commencèrent à pousser des beuglements d’inquiétude.

Rapide comme l’éclair, Alban se démasqua, et planta son javelot dans l’épaule de l’un des animaux avec autant d’adresse et de sang-froid qu’eût pu le faire un toréador de profession.

L’animal, un superbe yack femelle, fit retentir un épouvantable meuglement et tomba sur les genoux. Les deux autres s’étaient enfuis vers le gros du troupeau, en faisant trembler la terre sous leur galop désordonné.

Alban s’était approché et avait retiré son javelot, lorsque la bête, que le choc du courant n’avait point tuée, se releva, et furieuse, les yeux injectés de sang, les cornes basses, fonça sur l’aéronaute qui se mit à fuir éperdument, en faisant des crochets pour ne pas être transpercé par les cornes effilées qu’il voyait à quelques mètres de lui.

Pendant cette poursuite, qui dura deux minutes, longues comme des siècles, Alban s’était rapproché des accumulateurs.

Il aperçut Ludovic qui, pâle, mais résolu, se précipitait à son secours, armé du second javelot.

L’aéronaute sentit ses tempes s’emperler d’une sueur froide, et ses cheveux se dresser d’horreur.

L’enfant n’avait pas compris que la décharge électrique avait été insuffisante, et il abandonnait l’accumulateur, s’exposant et exposant Alban lui-même à une mort certaine.

– Le courant ! rugit-il désespérément. Augmentez la force du courant.

Cette exclamation faillit lui coûter cher.

Il sentit l’haleine brûlante du monstre effleurer son visage et n’eut que le temps de faire un bond de côté.

Ludovic avait compris !… Alban s’apprêta à percer une seconde fois le yack en se garant de ses attaques.

Mais l’animal, que la vue de son sang avait rendu furieux, fouillait la terre de ses cornes.

Alban poussa un cri.

Le yack, rencontrant à terre le fil conducteur qui traînait dans les herbes, l’avait entortillé autour de ses cornes et allait le rompre.

L’irrémédiable accident ne se produisit pas.

Au cri d’Alban avait répondu un meuglement caverneux et rauque.

Le yack, cette fois sérieusement atteint, s’était de nouveau affaissé sur les genoux et agonisait en beuglant lamentablement.

Alban mit fin à ses souffrances en lui enfonçant son javelot entre les deux yeux.

L’animal, après quelques convulsions suprêmes, demeura immobile.

Avec la rapidité d’un tourbillon, le restant du troupeau, affolé, s’était enfui dans la direction de la muraille de rochers.

Alban serra la main de Ludovic, plus mort que vif derrière sa palissade ; le courant électrique fut interrompu, et les deux chasseurs s’approchèrent du formidable gibier qu’ils venaient d’abattre.

C’était un yack femelle qui parut, en tout, semblable aux vaches d’Europe, sauf la forme de sa queue garnie de longs crins et à peu près pareille à une queue de cheval.

C’est avec la queue du yack que les potentats orientaux fabriquent la plupart de leurs chasse-mouches, et c’est avec les poils du même animal que les Chinois font des houppes pour décorer leurs bonnets d’été.

L’animal était d’un poids trop considérable pour que l’on pût songer à le transporter jusqu’à l’aéroscaphe. Alban résolut de le vider, de l’écorcher et de le dépecer sur place.

Les bras nus et le couteau à la main, il avait même commencé à inciser la peau, lorsque Ludovic poussa une exclamation de frayeur.

– Les yacks ! les yacks !…

Et il montra avec épouvante, à l’autre extrémité de la prairie, une ligne menaçante de cornes et de mufles baissés qui s’avançaient vers eux avec une effrayante rapidité.

Le péril était imminent. Sous le sabot des yacks, le sol durci résonnait.

Alban n’eut que le temps de courir avec Ludovic jusqu’à l’orée du bois, et de hisser l’enfant sur la plus grosse branche de l’arbre le plus proche. D’un simple tour de reins, l’ancien acrobate fut, à son tour, installé dans ce poste de sûreté d’où les chasseurs purent voir passer devant eux, comme une trombe, le troupeau effaré des yacks qui soufflaient et renâclaient à grand bruit, en brisant tout sur leur passage.

Alban s’applaudit alors de la précaution qu’il avait eue d’entourer les accumulateurs d’une palissade. Les appareils eussent été, sans cela, littéralement réduits en miettes.

Après avoir passé à côté de la palissade, les yacks continuèrent leur course folle, dans la direction de l’aéroscaphe. Une terrible crainte envahit alors l’âme d’Alban. Il descendit précipitamment de l’arbre, suivi de Ludovic.

– Ils se dirigent du côté de notre campement ! s’écriait Alban… Pourvu qu’Ismérie ou Armandine ne se trouvent pas dehors !…

Alban, brandissant un de ses javelots dont il avait brisé le fil, s’élançait à toute vitesse entre les arbres, laissant bien loin derrière lui Ludovic, qui courait de toutes ses forces, sans parvenir à le rejoindre.

Alban pénétra, hors de lui, dans la salle commune de l’aéroscaphe : il n’y trouva que Mme Ismérie.

– Où est Armandine ? demanda-t-il d’une voix que l’émotion faisait rauque et tremblante.

– Elle m’a demandé la permission d’aller pêcher au bord du lac, répondit Mme Ismérie, épouvantée à son tour du visage bouleversé de son mari… Mais, grands dieux, qu’y a-t-il donc ?

En deux mots, Alban mit au courant Mme Ismérie, et tous deux, bientôt rejoints par Ludovic, se précipitèrent dans la direction du lac.

À mi-chemin, ils rencontrèrent Armandine qui revenait, chargée d’un petit panier rempli de poissons.

– Je rentre, dit l’enfant, qu’Alban serrait sur son cœur et que Mme Ismérie embrassait éperdument : je rentre, parce que j’ai entendu, au loin, dans le bois, un bruit terrible. On eût dit que le tonnerre tombait…

On expliqua à Armandine ce qui s’était passé ; mais cet incident avait donné à réfléchir à Alban.

Toute la soirée il fut dominé par la préoccupation de trouver un moyen plus commode et moins dangereux de s’emparer des féroces ruminants dont les biftecks étaient indispensables à l’alimentation de la petite colonie.

Le problème d’ailleurs, pour Alban, n’était guère difficile à résoudre.

Il était sorti à son honneur de difficultés plus sérieuses que celle-là.

Voici le moyen auquel il finit par s’arrêter.

Un bouquet de sapins, suffisamment espacés entre eux, serait choisi, aux abords de la prairie des yacks. Les troncs des arbres seraient entourés de fils conducteurs, de façon à former une espèce de parc, avec une seule entrée dirigée du côté de la prairie.

Lorsqu’on aurait besoin de renouveler la provision de viande, il suffirait d’isoler, en les effrayant à l’aide d’une longue corde garnie de chiffons rouges – comme cela se pratique dans les haciendas de l’Amérique du Sud – un ou deux animaux que l’on forcerait d’entrer dans le parc.

Une fois qu’ils y auraient pénétré, le circuit électrique serait brusquement fermé, et les yacks seraient pris. Il suffirait, en effet, de lancer dans les fils, un courant de peu d’intensité, assez puissant seulement pour procurer aux yacks une légère sensation de brûlure.

Ils n’oseraient franchir cette faible barrière.

– Mais, fit observer Ludovic, les yacks essaieront de sauter !…

– Le cas est prévu, répondit Alban. Une seconde rangée de fils, placée à peu près à hauteur d’homme, réfrénera toutes les tentatives de rébellion qui pourraient se produire. Je vais, d’ailleurs, m’occuper de la construction d’une carabine à air liquide qui, sans porter beaucoup plus loin que le fusil à air comprimé de l’ingénieur Pictet, nous permettra d’abattre nos yacks prisonniers sans nous mettre à portée de leurs redoutables cornes.

– Vous venez de parler d’air liquide, s’écria Ludovic tout joyeux de sa bonne idée… il y aurait encore un moyen…

– Et lequel, s’il vous plaît, monsieur l’inventeur en herbe ?

– Eh bien, j’ai réfléchi que les yacks, surtout pendant les froids rigoureux, doivent posséder quelque part une retraite plus sûre que le couvert des sapins. Pendant les froids, peut-être même chaque nuit, ils se réfugient sans doute dans quelque étable naturelle, ravin ou caverne, où il nous serait facile de les surprendre.

– Cette caverne, encore faut-il la découvrir !

– Nous la découvrirons ; notre petit royaume n’est pas si vaste, rien alors ne nous sera plus facile que de déboucher, à l’entrée de cette caverne, une de nos bonbonnes d’air liquide. Il n’est pas de yack capable de résister à un froid de trois cents degrés.

– Belle idée ! s’exclama Alban en souriant. Avec votre procédé, nous anéantirions, d’un coup, notre troupeau, et serions condamnés à le manger sous forme de conserves.

– Permettez, riposta Ludovic avec véhémence, je n’ai pas dit qu’il fallait détraire tout le troupeau d’un seul coup. Ne m’avez-vous pas expliqué, hier, que l’air liquide est un anesthésique des plus puissants, puisqu’on l’emploie même dans les opérations chirurgicales ? Nous n’en administrerons à nos yacks que juste assez pour les engourdir pendant quelque temps, ce qui nous permettra de choisir notre victime, et de l’abattre à loisir et sans dépense d’électricité.

– Le raisonnement est juste, dit Alban… Je n’en aurais, ma foi, pas eu l’idée. Nous verrons si votre moyen peut être mis en pratique. J’avoue que je n’en serais pas fâché. En arrivant ici, nous avons gaspillé, un peu inconsidérément, nos réserves de force électrique. C’est un de mes plus graves sujets de préoccupation. N’oublions pas que, sans électricité, la Princesse des Airs nous devient inutile ; et que nous sommes cloués, pour toujours peut-être, sur ce plateau désolé.

En prononçant ces paroles, Alban était devenu grave. Il parut s’abîmer dans une profonde méditation que Ludovic respecta.

Un quart d’heure après, derrière les portes métalliques soigneusement fermées, tout le monde dormait d’un profond sommeil, à l’intérieur de l’aéroscaphe.

La journée du lendemain commença par un travail peu agréable auquel Alban et Ludovic seuls prirent part.

Après avoir été aéronautes, mineurs et chasseurs, ils s’improvisèrent bouchers.

En arrivant à l’endroit où ils avaient, la veille, abattu l’animal, ils s’aperçurent que des auxiliaires inattendus étaient en train de leur éviter la partie la plus difficile de la besogne.

Une demi-douzaine de grands vautours roux plongeaient leur bec crochu dans les entrailles de la bête, dont ils avaient déjà, presque entièrement dévoré les intestins.

Ces rapaces effrontés, dont les yeux jaunes entourés d’un cercle rouge, se fixaient avec impudence sur les ennemis assez audacieux pour venir les déranger dans leur festin, s’envolèrent à quelques mètres, tout prêts à revenir à la charge si les importuns s’écartaient.

Alban dut en assommer un avec son javelot d’aluminium.

L’animal était à peine tombé que déjà les autres se précipitaient et commençaient à le déchiqueter. Alban et Ludovic se mirent, alors, à l’œuvre.

Non sans peine, le yack fut écorché et débité par Alban. Dès qu’un morceau était détaché, Ludovic courait le porter à l’aéroscaphe, où Mme Ismérie et Armandine le déposaient dans la glacière à air liquide.

Au dernier voyage qu’il fit, Ludovic remarqua, non sans surprise, qu’il ne restait plus, du vautour abattu, qu’un squelette, aussi poli que de l’ivoire, et qui eût pu figurer avec honneur dans une galerie d’anatomie comparée.

– Il faut le garder pour l’offrir au Muséum d’histoire naturelle du Jardin des Plantes ! s’écria Ludovic.

Alban ne vit aucune raison de s’opposer au désir de l’enfant. Le squelette du vautour fut transporté avec précaution à la salle commune, consolidé par des fils de fer et installé en bonne place.

C’était une pièce superbe. Les ailes mesuraient presque un mètre d’envergure ; et Ludovic s’applaudit à l’idée de voir, plus tard, le vautour figurer derrière une vitrine avec la mirifique inscription :

 

VAUTOUR DE L’HIMALAYA

offert par l’aéronaute

Ludovic Rabican

 

Au déjeuner, tout le monde eut une surprise. Mme Ismérie apparut, portant une marmite de nickel, d’où s’échappaient d’embaumantes vapeurs.

– Le pot-au-feu !… s’écrièrent Ludovic et Armandine, d’une même voix.

– Oui, mes enfants, dit Mme Ismérie. J’ai trouvé au bord du lac certaines racines aromatiques dont vous me direz des nouvelles.

Le pot-au-feu fut accueilli avec enthousiasme.

Ludovic redemanda trois fois du potage ; et Armandine qui, en France, avait une véritable aversion pour le « bouilli », absorba une énorme tranche du gîte à la noix, que Mme Ismérie, en ménagère expérimentée, avait choisie entre toutes les pièces de viande apportées le matin par Ludovic.

– Nous nous embourgeoisons, fit-elle gaiement. Il va nous être bien dur de quitter ce plateau de la montagne himalayenne, où nous voilà si confortablement installés.

Alban ne répondit pas à ce trait de bonne humeur.

Il s’assombrissait de plus en plus. Il venait de calculer qu’en réduisant au strict minimum la dépense d’électricité pour l’éclairage et le chauffage, il n’en resterait pas, dans quinze jours, en quantité suffisante pour alimenter les appareils moteurs de la Princesse des Airs.

Pour réduire d’autant la dépense, il décida que, désormais, on se coucherait de très bonne heure, jusqu’à ce qu’il eût fabriqué une provision de chandelles de résine qui permettraient de prolonger les veillées comme par le passé.

Le jour même, il construisit, en dehors de l’aéro-scaphe, un fourneau grossier, formé de blocs de rochers et abrité d’une cabane de feuillage, pour y faire la cuisine.

Ludovic et Armandine furent chargés de l’approvisionnement de bois.

La vie s’était organisée d’une façon tout à fait régulière. La chasse, la pêche, le travail se succédaient avec une monotonie dont tout le monde commençait à se lasser.

Alban, qui semblait de plus en plus préoccupé, s’était mis aux travaux de réparation de l’appareil moteur. Mais il n’avançait que lentement.

Les besognes préparatoires avaient été longues et pénibles.

Il avait fallu déblayer un grand espace de terrain, l’entourer d’une palissade recouverte d’un toit de branchages, qui mît les appareils et les travailleurs à l’abri des intempéries.

Puis, Alban était mal outillé. Le magasin ne contenait que les instruments indispensables à de menues réparations, et tout à fait insuffisants pour la réfection totale d’une pièce importante.

Entre-temps, Ludovic et Alban avaient achevé l’exploration complète du plateau, et découvert la retraite nocturne du troupeau de yacks.

Du côté de la prairie, la falaise rocheuse paraissait aussi inaccessible que dans le reste du pourtour ; mais son aspect était plus irrégulier et plus tourmenté.

Elle formait comme un vaste enfoncement qui avait dû, autrefois, communiquer avec une autre région de la montagne.

En observant la nature des roches, toute différente de celles qu’il avait vues jusqu’ici, Alban reconnut que l’espèce de défilé ou de gorge profonde qui fermait la prairie, avait dû être, à une époque lointaine, obstrué par un éboulement considérable, qui avait isolé, du reste de la création, le plateau et les êtres vivants qui l’habitaient.

Un tremblement de terre, une poussée glacière, peut-être l’action combinée de l’électricité et du froid qui fendille les roches les plus dures, avaient-ils détaché tout ce pan de montagne qui les retenait prisonniers ?… La surface de cette partie du rocher n’était nullement lisse et perpendiculaire comme dans les autres endroits.

De toutes parts s’y ouvraient des cavernes, des couloirs, que l’action des eaux avait creusés dans la pierre tendre.

Alban fit, ce jour-là, une autre découverte qui avait bien son importance. Il s’était aperçu que plusieurs yacks léchaient avec avidité certain endroit du roc, d’où transsudait une perpétuelle humidité. Il eut la curiosité de goûter cette eau, reconnut qu’elle avait une saveur fortement salée.

– D’après la nature du terrain, dit-il à Ludovic, je me crois en mesure d’affirmer qu’il y a, derrière ces rochers, une mine ou tout au moins une caverne de sel.

– Nous pourrions le vérifier, dit l’enfant… Une cartouche d’eau, et nous aurons le sel à volonté. Cela serait d’autant plus heureux que la provision de Mme Ismérie s’épuise… Et qui sait si nous ne nous ouvrirons pas, de ce côté, un chemin pour quitter cette forteresse ?

Dès le lendemain, une cartouche d’eau fut préparée par Alban.

Il expliqua à Ludovic qu’il lui aurait été tout aussi facile de fabriquer du fulmi-coton, à l’aide de l’acide azotique et de l’acide sulfurique de leur pharmacie, puisque cet explosif s’obtient simplement en trempant du coton ordinaire dans ces deux acides, et en lavant ensuite, à grande eau.

Mais la cartouche d’eau était plus expéditive, plus puissante et surtout moins dangereuse à manier.

– Et pourquoi ne feriez-vous pas de la poudre ordinaire ? demanda Ludovic.

– De la poudre, peuh !… fit Alban, en haussant les épaules avec un dédain comique… Cet explosif barbare et ridicule était bon, tout au plus, pour nos naïfs aïeux du Moyen Âge !… Quel chimiste, quel ingénieur, oserait aujourd’hui faire usage d’un produit aussi arriéré ! La poudre à canon, est, en science, ce que sont, en pharmacie, la thériaque, l’huile de lézard et la poudre de corne de licorne.

– Vous avez d’autres raisons pour ne point fabriquer de poudre, fit observer, malicieusement, Ludovic… C’est qu’il vous manque les matières nécessaires.

– Nullement, répartit Alban un peu désarçonné. N’ai-je pas le charbon de nos arbustes, le salpêtre de toutes les cavités humides du rocher ?

– Et le souffre ?

– Il y en a un bocal dans la pharmacie.

– Hum !… Pas beaucoup. Pas assez pour faire sauter des blocs de rochers de cette taille.

Alban convint gaiement que l’enfant avait raison ; et on se mit à l’œuvre.

Grâce à la récente expérience qu’il en avait faite, ce fut en mineur consommé qu’Alban disposa sa cartouche à la meilleure place, laissant à Ludovic le plaisir de lancer le courant.

À la grande surprise de l’aéronaute et de son petit compagnon, l’explosion ne rejeta, de leur côté, que quelques débris de rochers d’un volume insignifiant.

Ils se précipitèrent pour avoir l’explication de cette anomalie : une cavité béante s’était ouverte dans le flanc de la montagne.

Les décombres s’étaient écroulés en dedans et obstruaient à demi l’entrée de cette caverne.

Armé d’une chandelle de résine dont il avait eu soin de se munir, Alban se précipita dans l’intérieur de la grotte.

Un féerique spectacle s’offrit à ses yeux.

Des stalactites à la transparence cristalline tapissaient la voûte et les parois d’une vaste crypte souterraine, qui semblait s’enfoncer à l’infini dans les entrailles de la montagne.

Les angles des stalactites et des stalagmites accrochaient la lumière rougeâtre de la torche et la renvoyaient, aux regards éblouis, avec mille reflets adamantins.

Le premier moment de stupeur passé :

– Je ne vois pas trop, dit Alban, de quelle utilité pratique pourra nous être cette grotte… Mais elle est splendide !

– C’est du cristal de roche, s’écria Ludovic.

– Je crois plutôt que c’est du sel gemme, fit Alban en se baissant pour ramasser un des fragments de l’éblouissant minéral.

Alban ne s’était pas trompé ; ils se trouvaient dans une caverne de sel.

Cependant Ludovic, après les premiers pas faits dans la caverne, était devenu la proie d’un étrange vertige.

– Je me sens mal, murmura-t-il, haletant.

Alban porta l’enfant à l’air libre ; et presque aussitôt son malaise se dissipa.

Alban réfléchissait.

– Vous venez d’être victime d’un commencement d’asphyxie, déclara-t-il, et c’est de ma faute. J’aurais dû réfléchir que les cavités du genre de celle que nous venons de découvrir sont remplies de gaz méphytiques, souvent même de gaz explosifs, comme l’hydrogène carboné, que les mineurs appellent feu grisou, et qui a la même composition que le gaz d’éclairage.

Quand ils eurent laissé passer un temps suffisant pour que l’atmosphère de la caverne de sel se fût purifiée, ils s’engagèrent de nouveau sous ses arceaux étincelants.

La grotte était fort vaste. Une foule de couloirs s’y croisaient, formant des carrefours que décoraient de superbes colonnes naturelles.

On ne pouvait rêver une architecture plus élégante et plus belle ; on eût dit le palais d’une jeune reine, ou quelque cathédrale féerique, que des génies auraient commencé à tailler au cœur d’une montagne de marbre blanc, et qu’ils auraient capricieusement abandonnée, laissant inachevées les ogives, les statues et les coupoles.

Alban et Ludovic explorèrent en tout sens ce palais souterrain.

Ils en sortirent émerveillés, mais sans avoir découvert aucune autre issue.

– Pourquoi, demanda Ludovic, ne placez-vous pas une cartouche d’eau au fond d’un des couloirs ? L’explosion nous ouvrirait peut-être un passage de l’autre côté.

Alban réfléchit un instant.

– J’y ai bien songé, dit-il ; mais les ramifications des galeries sont presque innombrables. Laquelle choisir ?… Qui m’assure, d’ailleurs, que j’obtiendrais un résultat ? Je ne veux ni entamer davantage ma provision d’électricité, ni m’exposer à provoquer l’écroulement de toute la caverne. Nous avons du sel en abondance et un superbe palais… Tenons-nous en là pour l’instant.

On regagna l’aéroscaphe, avec des échantillons magnifiques de sel gemme.

Alban avait résolu de transférer, sous les voûtes spacieuses de la grotte, ses ateliers de réparation.

Il choisit la plus vaste salle et y transporta l’enveloppe de l’aérostat, ainsi que les deux ailes.

La vie de travail reprit son cours monotone.

C’est vers ce temps qu’Armandine, dans une promenade à la recherche des framboises arctiques, au sud du plateau, captura dans le gazon une grosse sauterelle verte.

L’enfant, que la bestiole effrayait un peu, l’apporta, après l’avoir soigneusement enveloppée dans son mouchoir, pour la montrer à son père.

– Voilà, dit l’aéronaute, une sauterelle de la plus grande espèce. Cet animal, que l’on ne rencontre guère que dans les contrées chaudes, n’est certainement pas né sur notre plateau glacial. Il a dû y être jeté par quelque tempête, peut-être même par quelque cyclone.

– Il y a bien, dit Ludovic, des pluies de grenouilles et des pluies de poissons.

– Des pluies de grenouilles ? fit Armandine avec stupeur.

– Certainement, mademoiselle, répondit Ludovic d’un ton légèrement pédant. Il ne se passe guère d’années sans que l’on constate des pluies de sang, de soufre, de lait et même de viande, des pluies de fleurs, de feuilles, de poissons et d’insectes. Charles XII, le roi de Suède, dont Voltaire a écrit l’histoire, fut arrêté, après sa défaite de Pultawa, par une pluie de criquets. Les pluies de hannetons sont très communes. Et il tomba, à Tours, en 764, et en Suède en 1354, une pluie qui laissait l’apparence de croix rouges sur les vêtements. Enfin, pour ne pas citer d’autres exemples, il est tombé à Ham, en 1835, une pluie de grenouilles et de poissons. Je tiens ces faits de M. Bouldu, qui a recueilli une collection considérable d’anecdotes du même genre.

– Vous oubliez, ajouta Alban, que ces pluies, en apparence merveilleuses, ont toutes une explication fort naturelle. Les pluies de sang sont dues à des argiles rougeâtres délayées et transportées par les orages ; les pluies de soufre à des argiles jaunes, et quelquefois au pollen très abondant de certaines variétés de pins. Les pluies de lait doivent être attribuées au lavage des terres blanches. On a reconnu que les pluies de viande, que signalent certains historiens de l’Antiquité et du Moyen Âge, n’était autres que des pluies d’une espèce de lichen, de consistance fort molle. On a même cité, à Naples, une pluie d’oranges, phénomène certainement plus agréable à constater qu’une pluie de crapauds. Ces phénomènes, d’ailleurs, ont tous la même cause. Une trombe aspire l’eau d’un étang qu’elle met entièrement à sec, dépouille toute une forêt, emporte avec elle des objets même d’un certain poids, et va les déposer plus loin. C’est ainsi qu’on explique les pluies de poissons et de grenouilles.

– Mais, demanda Armandine, qui avait écouté très attentivement, et les croix rouges ?

– D’abord ces croix rouges, fit Alban, n’étaient pas, si j’en crois ce que dit le célèbre Cardan, très exactement dessinées. Leur couleur était due à des terres rougeâtres. Quant à leur forme de croix, c’est celle que prend toute goutte d’eau en tombant sur la trame d’un tissu très grossier, comme étaient les étoffes du Moyen Âge.

– Alors, dit Armandine, qui avait placé sa sauterelle sous un verre renversé, cet insecte a été apporté ici par une trombe ?

– Un simple coup de vent a suffi, répondit Ludovic.

– Ce sont, dit Alban, de redoutables ennemis pour l’agriculture que ces insectes. Ils sont un des fléaux de l’Algérie. Certaines années, on voit leurs bandes innombrables occuper tout le fond de l’horizon. Le crissement de leurs millions d’ailes est comparable au bruit de la mer. Quand cet horrible nuage passe au-dessus d’une contrée, les habitants se réunissent, et s’arment de tous les instruments bruyants qu’ils ont à leur disposition, pour effrayer les sauterelles et les forcer à continuer leur route. Mais ce moyen ne réussit pas toujours. Alors le pays est dévasté. En quelques heures, sur une étendue de plusieurs kilomètres, les feuilles des arbres sont dévorées. Les moissons les plus fertiles sont détruites, les plantes rongées jusqu’à la racine. Les Arabes et les nègres du Soudan, qui ont une terreur considérable de ces insectes, s’en vengent en les mangeant.

– Pouah ! fit Armandine avec une grimace de dégoût. Ça doit être bien mauvais !

– Les voyageurs qui en ont goûté, continua Alban, trouvent à la sauterelle le goût de la crevette. Elle s’assaisonne, d’ailleurs, à peu près de la même façon. La sauterelle est la crevette des airs.

– N’allez pas manger la mienne surtout ! s’écria Armandine.

– Je vois une meilleure façon de l’utiliser, dit Ludovic d’un air réfléchi.

– Et comment cela ?

– J’ai lu, expliqua l’enfant, que certains apiculteurs se servaient des abeilles, de la même façon qu’on se sert des pigeons voyageurs. L’abeille emmenée loin de sa ruche, la regagnait toujours, portant collée à son abdomen, une mince pellicule de collodion sur laquelle se trouvait le message photographiquement réduit.

– Voilà qui est d’une ingéniosité merveilleuse ! dit Mme Ismérie.

– Pourquoi notre sauterelle ne nous rendrait-elle pas le même service ? Elle est beaucoup plus grosse et peut parcourir de plus grandes distances.

– En effet, répondit Alban, des sauterelles, parties du fond du Sahara, sont venues s’abattre jusqu’en Irlande.

Ludovic, passant immédiatement de la conception à l’exécution, s’était mis à rédiger un message. Alban qui se prêtait, sans grand espoir, au désir des enfants, le photographia sur une pellicule de collodion, qui fut disposée, en forme de ceinture, autour du corselet de l’insecte captif.

Puis la sauterelle, bien repue de jeunes pousses fraîches, fut précipitée, du haut de la falaise, dans la vallée inférieure.

Elle n’y parvint pas ; car les enfants la virent, avec une indicible joie, étendre ses ailes, hésiter un instant sur sa direction, puis prendre son vol du côté de l’ouest, et disparaître bientôt à leurs regards.

Ce soir-là, Alban annonça tristement qu’il ne restait plus, dans les accumulateurs, qu’une quantité d’électricité insignifiante.

 

 

 

3°  partie : De roc en roc

 

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