BIBLIOBUS Littérature

Don Quichotte ; livre 2° - Cervantès

 

[72]

Chapitre IX

Où se conclut et termine l’épouvantable bataille que se livrèrent le gaillard Biscayen et le vaillant Manchois


Nous avons laissé, dans la première partie de cette histoire, le valeureux Biscayen et le fameux don Quichotte, les épées nues et hautes, prêts à se décharger deux furieux coups de tranchant, tels que, s’ils eussent frappé en plein, ils ne se fussent rien moins que pourfendus de haut en bas, et ouverts en deux comme une grenade ; mais justement à cet endroit critique, on a vu cette savoureuse histoire rester en l’air et démembrée, sans que l’auteur nous fît connaître où l’on pourrait en trouver la suite. Cela me causa beaucoup de dépit, car le plaisir d’en avoir lu si peu se changeait en déplaisir, quand je songeais quelle faible chance s’offrait de trouver tout ce qui me semblait manquer d’un conte si délectable. Toutefois il me parut vraiment impossible, et hors de toute bonne coutume, qu’un si bon chevalier eût manqué de quelque sage qui prît à son compte le soin d’écrire ses prouesses inouïes, chose qui n’avait manqué à aucun de ces chevaliers errants desquels les gens disent qu’ils vont à leurs aventures ; car chacun d’eux avait toujours à point nommé un ou deux sages, qui non-seulement écrivaient leurs faits et gestes, mais qui enregistraient leurs plus petites et plus enfantines pensées, si cachées qu’elles pussent être[73]. Et vraiment un si bon chevalier ne méritait pas d’être à ce point malheureux, qu’il manquât tout à fait de ce qu’un Platir et d’autres semblables avaient eu de reste. Aussi ne pouvais-je me décider à croire qu’une histoire si piquante fût restée incomplète et estropiée ; j’en attribuais la faute à la malignité du temps, qui dévore et consume toutes choses, supposant qu’il la tenait cachée, s’il ne l’avait détruite. D’un autre côté, je me disais :

« Puisque, parmi les livres de notre héros, il s’en est trouvé d’aussi modernes que les Remèdes à la jalousie et les Nymphes de Hénarès, son histoire ne peut pas être fort ancienne, et, si elle n’a point été écrite, elle doit se retrouver encore dans la mémoire des gens de son village et des pays circonvoisins. »

Cette imagination m’échauffait la tête et me donnait un grand désir de connaître d’un bout à l’autre la vie et les miracles de notre fameux Espagnol don Quichotte de la Manche, lumière et miroir de la chevalerie manchoise, et le premier qui, dans les temps calamiteux de notre âge, ait embrassé la profession des armes errantes ; le premier qui se soit mis à la besogne de défaire les torts, de secourir les veuves, de protéger les demoiselles, pauvres filles qui s’en allaient, le fouet à la main, sur leur palefrois, par monts et par vaux, portant la charge et l’embarras de leur virginité, avec si peu de souci, que si quelque chevalier félon, quelque vilain armé en guerre, ou quelque démesuré géant ne leur faisait violence, il s’est trouvé telle de ces demoiselles, dans les temps passés, qui, au bout de quatre-vingts ans, durant lesquels elle n’avait pas couché une nuit sous toiture de maison, s’en est allée à la sépulture aussi vierge que la mère qui l’avait mise au monde[74]. Je dis donc que, sous ce rapport et sous bien d’autres, notre don Quichotte est digne de perpétuelles et mémorables louanges ; et vraiment, on ne doit pas me les refuser à moi-même pour la peine que j’ai prise et la diligence que j’ai faite dans le but de trouver la fin de cette histoire. Cependant je sais bien que si le ciel, le hasard et la fortune ne m’eussent aidé, le monde restait privé du passe-temps exquis que pourra goûter, presque deux heures durant, celui qui mettra quelque attention à la lire. Voici donc de quelle manière j’en fis la découverte :

Me trouvant un jour à Tolède, au marché d’Alcana, je vis un jeune garçon qui venait vendre à un marchand de soieries de vieux cahiers de papier. Comme je me plais beaucoup à lire, et jusqu’aux bribes de papier qu’on jette à la rue, poussé par mon inclination naturelle, je pris un des cahiers que vendait l’enfant, et je vis que les caractères en étaient arabes. Et comme, bien que je les reconnusse, je ne les savais pas lire, je me mis à regarder si je n’apercevais point quelque Morisque espagnolisé qui pût les lire pour moi, et je n’eus pas grande peine à trouver un tel interprète ; car si je l’eusse cherché pour une langue plus sainte et plus ancienne, je l’aurais également trouvé[75]. Enfin, le hasard m’en ayant amené un, je lui expliquai mon désir, et lui remis le livre entre les mains. Il l’ouvrit au milieu, et n’eut pas plutôt lu quelques lignes qu’il se mit à rire. Je lui demandai pourquoi il riait :

« C’est, me dit-il, d’une annotation qu’on a mise en marge de ce livre. »

Je le priai de me la faire connaître, et lui, sans cesser de rire :

« Voilà, reprit-il, ce qui se trouve écrit en marge : « Cette Dulcinée du Toboso, dont il est si souvent fait mention dans la présente histoire, eut, dit-on, pour saler les porcs, meilleure main qu’aucune autre femme de la Manche. »

Quand j’entendis prononcer le nom de Dulcinée du Toboso, je demeurai surpris et stupéfait, parce qu’aussitôt je m’imaginai que ces paperasses contenaient l’histoire de don Quichotte. Dans cette pensée, je le pressai de lire l’intitulé, et le Morisque[76], traduisant aussitôt l’arabe en castillan, me dit qu’il était ainsi conçu : Histoire de don Quichotte de la Manche, écrite par Cid Hamed Ben-Engéli, historien arabe.

Il ne me fallut pas peu de discrétion pour dissimuler la joie que j’éprouvai quand le titre du livre parvint à mon oreille. L’arrachant des mains du marchand de soie, j’achetai au jeune garçon tous ces vieux cahiers pour un demi-réal ; mais s’il eût eu l’esprit de deviner quelle envie j’en avais, il pouvait bien se promettre d’emporter plus de six réaux du marché.

M’éloignant bien vite avec le Morisque, je l’emmenai dans le cloître de la cathédrale, et le priai de me traduire en Castillan tous ces cahiers, du moins ceux qui traitaient de don Quichotte, sans rien mettre ni rien omettre, lui offrant d’avance le prix qu’il exigerait. Il se contenta de cinquante livres de raisin sec et de quatre boisseaux de froment, et me promit de les traduire avec autant de promptitude que de fidélité. Mais moi, pour faciliter encore l’affaire, et ne pas me dessaisir d’une si belle trouvaille, j’emmenai le Morisque chez moi, où, dans l’espace d’un peu plus de six semaines, il traduisit toute l’histoire de la manière dont elle est ici rapportée[77].

Dans le premier cahier on voyait, peinte au naturel, la bataille de don Quichotte avec le Biscayen ; tous deux dans la posture où l’histoire les avait laissés, les épées hautes, l’un couvert de sa redoutable rondache, l’autre de son coussin. La mule du Biscayen était si frappante qu’on reconnaissait qu’elle était de louage à une portée de mousquet. Le Biscayen avait à ses pieds un écriteau où on lisait : Don Sancho de Azpeitia, c’était sans doute son nom ; et aux pieds de Rossinante il y en avait un autre qui disait : Don Quichotte. Rossinante était merveilleusement représenté, si long et si roide, si mince et si maigre, avec une échine si saillante et un corps si étique, qu’il témoignait bien hautement avec quelle justesse et quel à-propos on lui avait donné le nom de Rossinante. Près de lui était Sancho Panza, qui tenait son âne par le licou, et au pied duquel on lisait sur un autre écriteau : Sancho Zancas. Ce nom venait sans doute de ce qu’il avait, comme le montrait la peinture, le ventre gros, la taille courte, les jambes grêles et cagneuses. C’est de là que durent lui venir les surnoms de Panza et de Zancas, que l’histoire lui donne indifféremment, tantôt l’un, tantôt l’autre[78].

Il y avait bien encore quelques menus détails à remarquer ; mais ils sont de peu d’importance et n’ajoutent rien à la vérité de cette histoire, de laquelle on peut dire que nulle n’est mauvaise, pourvu qu’elle soit véritable. Si l’on pouvait élever quelque objection contre la sincérité de celle-ci, ce serait uniquement que son auteur fût de race arabe, et qu’il est fort commun aux gens de cette nation d’être menteurs. Mais, d’une autre part, ils sont tellement nos ennemis, qu’on pourrait plutôt l’accuser d’être resté en deçà du vrai que d’avoir été au delà. C’est mon opinion : car, lorsqu’il pourrait et devrait s’étendre en louanges sur le compte d’un si bon chevalier, on dirait qu’il les passe exprès sous silence, chose mal faite et plus mal pensée, puisque les historiens doivent être véridiques, ponctuels, jamais passionnés, sans que l’intérêt ni la crainte, la rancune ni l’affection, les fassent écarter du chemin de la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôt des actions humaines, témoin du passé, exemple du présent, enseignement de l’avenir. Dans celle-ci, je sais qu’on trouvera tout ce que peut offrir la plus attrayante ; et s’il y manque quelque bonne chose, je crois, à part moi, que ce fut plutôt la faute du chien de l’auteur que celle du sujet[79]. Enfin, suivant la traduction, la seconde partie commençait de la sorte :

À voir lever en l’air les tranchantes épées des deux braves et courroucés combattants, à voir leur contenance et leur résolution, on eût dit qu’ils menaçaient le ciel, la terre et l’abîme. Le premier qui déchargea son coup fut le colérique Biscayen, et ce fut avec tant de force et de fureur, que, si l’épée en tombant ne lui eût tourné dans la main, ce seul coup suffisait pour mettre fin au terrible combat et à toutes les aventures de notre chevalier. Mais sa bonne étoile, qui le réservait pour de plus grandes choses, fit tourner l’épée de son ennemi de manière que, bien qu’elle lui frappât en plein sur l’épaule gauche, elle ne lui fit d’autre mal que de lui désarmer tout ce côté-là, lui emportant de compagnie la moitié de la salade et la moitié de l’oreille ; et tout cela s’écroula par terre avec un épouvantable fracas. Vive Dieu ! qui pourrait à cette heure bonnement raconter de quelle rage fut saisi le cœur de notre Manchois, quand il se vit traiter de la sorte ? On ne peut rien dire de plus, sinon qu’il se hissa de nouveau sur ses étriers, et, serrant son épée dans ses deux mains, il la déchargea sur le Biscayen avec une telle furie, en l’attrapant en plein sur le coussin et sur la tête, que, malgré cette bonne défense, et comme si une montagne se fût écroulée sur lui, celui-ci commença à jeter le sang par le nez, par la bouche et par les oreilles, faisant mine de tomber de la mule en bas, ce qui était infaillible s’il ne se fût accroché par les bras à son cou. Mais cependant ses pieds quittèrent les étriers, bientôt après ses bras s’étendirent, et la mule, épouvantée de ce terrible coup, se mettant à courir à travers les champs, en trois ou quatre bonds jeta son cavalier par terre.

Don Quichotte le regardait avec un merveilleux sang-froid : dès qu’il le vit tomber, il sauta de cheval, accourut légèrement, et, lui mettant la pointe de l’épée entre les deux yeux, il lui cria de se rendre ou qu’il lui couperait la tête. Le Biscayen était trop étourdi pour pouvoir répondre un seul mot ; et son affaire était faite, tant la colère aveuglait don Quichotte, si les dames du carrosse, qui jusqu’alors avaient regardé le combat tout éperdues, ne fussent accourues auprès de lui, et ne l’eussent supplié de faire, par faveur insigne, grâce de la vie à leur écuyer. À cela, don Quichotte répondit avec beaucoup de gravité et de hauteur :

« Assurément, mes belles dames, je suis ravi de faire ce que vous me demandez ; mais c’est à une condition, et moyennant l’arrangement que voici : que ce chevalier me promette d’aller au village du Toboso, et de se présenter de ma part devant la sans pareille Dulcinée, pour qu’elle dispose de lui tout à sa guise. »

Tremblantes et larmoyantes, ces dames promirent bien vite, sans se faire expliquer ce que demandait don Quichotte, et sans s’informer même de ce qu’était Dulcinée, que leur écuyer ferait ponctuellement tout ce qui lui serait ordonné.

« Eh bien ! reprit don Quichotte, sur la foi de cette parole, je consens à lui laisser la vie, bien qu’il ait mérité la mort. »

Chapitre X

Du gracieux entretien qu’eurent don Quichotte et Sancho Panza, son écuyer


Il y avait déjà quelque temps que Sancho Panza s’était relevé, un peu maltraité par les valets des moines, et, spectateur attentif de la bataille que livrait son seigneur don Quichotte, il priait Dieu du fond de son cœur de vouloir bien donner à celui-ci la victoire pour qu’il y gagnât quelque île et l’en fît gouverneur suivant sa promesse formelle. Voyant donc le combat terminé, et son maître prêt à remonter sur Rossinante, il accourut lui tenir l’étrier ; mais avant de le laisser monter à cheval, il se mit à genoux devant lui, lui prit la main, la baisa, et lui dit :

« Que Votre Grâce, mon bon seigneur don Quichotte, veuille bien me donner le gouvernement de l’île que vous avez gagnée dans cette formidable bataille ; car, si grande qu’elle puisse être, je me sens de force à la savoir gouverner aussi bien que quiconque s’est jamais mêlé de gouverner des îles en ce monde. »

À cela don Quichotte répondit :

« Prenez garde, mon frère Sancho, que cette aventure et celles qui lui ressemblent ne sont pas aventures d’îles, mais de croisières de grandes routes, où l’on ne gagne guère autre chose que s’en aller la tête cassée, ou avec une oreille de moins. Mais prenez patience, et d’autres aventures s’offriront où je pourrai vous faire non-seulement gouverneur, mais quelque chose de mieux encore. »

Sancho se confondit en remerciements, et, après avoir encore une fois baisé la main de don Quichotte et le pan de sa cotte de mailles, il l’aida à monter sur Rossinante, puis il enjamba son âne, et se mit à suivre son maître, lequel, s’éloignant à grands pas, sans prendre congé des dames du carrosse, entra dans un bois qui se trouvait près de là.

Sancho le suivait de tout le trot de sa bête ; mais Rossinante cheminait si lestement, que, se voyant en arrière, force lui fut de crier à son maître de l’attendre. Don Quichotte retint la bride à Rossinante, et s’arrêta jusqu’à ce que son traînard d’écuyer l’eût rejoint.

« Il me semble, seigneur, dit ce dernier en arrivant, que nous ferions bien d’aller prendre asile dans quelque église ; car ces hommes contre qui vous avez combattu sont restés en si piteux état, qu’on pourrait bien donner vent de l’affaire à la Sainte-Hermandad[80], et nous mettre dedans. Et, par ma foi, s’il en était ainsi, avant de sortir de prison, nous aurions à faire feu des quatre pieds.

– Tais-toi, reprit don Quichotte ; où donc as-tu jamais vu ou lu qu’un chevalier errant ait été traduit devant la justice, quelque nombre d’homicides qu’il eût commis ?

– Je ne sais rien en fait d’homéciles, répondit Sancho et de ma vie ne l’ai essayé sur personne ; mais je sais bien que ceux qui se battent au milieu des champs ont affaire à la Sainte-Hermandad, et c’est de cela que je ne veux pas me mêler.

– Eh bien ! ne te mets pas en peine, mon ami, répondit don Quichotte ; je te tirerai, s’il le faut, des mains des Philistins, à plus forte raison de celles de la Sainte-Hermandad. Mais, dis-moi, par ta vie ! as-tu vu plus vaillant chevalier que moi sur toute la surface de la terre ? As-tu lu dans les histoires qu’un autre ait eu plus d’intrépidité dans l’attaque, plus de résolution dans la défense, plus d’adresse à porter les coups, plus de promptitude à culbuter l’ennemi ?

– La vérité est, répliqua Sancho, que je n’ai jamais lu d’histoire, car je ne sais ni lire ni écrire ; mais ce que j’oserai bien gager, c’est qu’en tous les jours de ma vie, je n’ai pas servi un maître plus hardi que Votre Grâce ; et Dieu veuille que ces hardiesses ne se payent pas comme j’ai déjà dit. Mais ce que je prie Votre Grâce de faire à cette heure, c’est de se panser, car elle perd bien du sang par cette oreille. J’ai dans le bissac de la charpie et un peu d’onguent blanc.

– Tout cela serait bien inutile, répondit don Quichotte, si je m’étais souvenu de faire une fiole du baume de Fierabras[81] ; il n’en faudrait qu’une goutte pour épargner le temps et les remèdes.

– Quelle fiole et quel baume est-ce là ? demanda Sancho.

– C’est un baume, répondit don Quichotte, dont je sais la recette par cœur, avec lequel il ne faut plus avoir peur de la mort, ni craindre de mourir d’aucune blessure. Aussi, quand je l’aurai composé et que je te le donnerai à tenir, tu n’auras rien de mieux à faire, si tu vois que, dans quelque bataille, on m’a fendu par le milieu du corps, comme il nous arrive maintes et maintes fois, que de ramasser bien proprement la partie du corps qui sera tombée par terre ; puis, avant que le sang soit gelé, tu la replaceras avec adresse sur l’autre moitié qui sera restée en selle, mais en prenant soin de les ajuster et de les emboîter bien exactement ; ensuite tu me donneras à boire seulement deux gorgées du baume, et tu me verras revenir plus sain et plus frais qu’une pomme de reinette.

– S’il en est ainsi, reprit Sancho, je renonce dès maintenant au gouvernement de l’île promise, et je ne veux pas autre chose pour payement de mes bons et nombreux services, sinon que Votre Grâce me donne la recette de cette merveilleuse liqueur ; car je m’imagine qu’en tout pays elle vaudra bien deux réaux l’once, et c’est tout ce qu’il me faut pour passer cette vie en repos et en joie. Mais il reste à savoir si la façon en est bien chère.

– Pour moins de trois réaux, reprit don Quichotte, on en peut faire plus de trois pintes.

– Par la vie du Christ ! s’écria Sancho, qu’attend donc Votre Grâce, pour le faire et pour me l’apprendre ?

– Paix, paix, ami ! répondit don Quichotte ; je t’enseignerai, j’espère, de bien plus grands secrets, et te ferai de bien plus grandes faveurs ; mais pansons maintenant mon oreille, car elle me fait plus de mal que je ne voudrais. »

Sancho tira du bissac de la charpie et de l’onguent. Mais quand don Quichotte vint à s’apercevoir que sa salade était brisée, peu s’en fallut qu’il ne perdît l’esprit. Portant la main à son épée et levant les yeux au ciel, il s’écria :

« Je fais serment au Créateur de toutes choses, et sur les quatre saints Évangiles, de mener la vie que mena le grand marquis de Mantoue, lorsqu’il jura de venger la mort de son neveu Baudouin, c’est-à-dire de ne pas manger pain sur table, de ne pas folâtrer avec sa femme et de s’abstenir d’autres choses (lesquelles, bien que je ne m’en souvienne pas, je tiens pour comprises dans mon serment), jusqu’à ce que j’aie tiré pleine vengeance de celui qui m’a fait un tel préjudice. »

Sancho, entendant cela, l’interrompit :

« Que Votre Grâce fasse attention, dit-il, seigneur don Quichotte, que si le chevalier vaincu s’est acquitté de l’ordre qu’il a reçu, en allant se présenter devant ma dame Dulcinée du Toboso, il doit être quitte et déchargé, et ne mérite plus d’autre peine qu’il ne commette d’autre délit.

– Tu as parlé comme un oracle et touché le vrai point, répondit don Quichotte ; ainsi j’annule mon serment en ce qui touche la vengeance à tirer du coupable ; mais je le refais, le répète et le confirme de nouveau, quant à mener la vie que j’ai dite, jusqu’à ce que j’enlève par force, à quelque chevalier, une salade aussi belle et aussi bonne que celle-ci. Et ne t’avise pas de croire, Sancho, que je parle à l’étourdie ; car je ne suis pas sans modèle en ce que je fais, et c’est ce qui se passa au pied de la lettre à propos de l’armet de Mambrin, qui coûta si cher à Sacripant[82].

– Croyez-moi, monseigneur, répliqua Sancho, que Votre Grâce donne au diable de tels serments, qui nuisent à la santé autant qu’ils troublent la conscience. Sinon, dites-moi : nous n’avons, par hasard, qu’à passer plusieurs jours sans rencontrer d’homme armé et coiffé de salade, que ferons-nous dans ce cas ? Faudra-t-il accomplir le serment malgré tant d’inconvénients et d’incommodités, comme de dormir tout vêtu, de ne pas coucher en lieu habité, et mille autres pénitences que contenait le serment de ce vieux fou de marquis de Mantoue, que Votre Grâce veut ratifier à présent[83] ? Prenez donc garde qu’il ne passe pas d’hommes armés par ces chemins-ci, mais bien des muletiers et des charretiers, qui non-seulement ne portent pas de salades, mais peut-être n’en ont pas entendu seulement le nom en tous les jours de leur vie.

– C’est en cela que tu te trompes, reprit don Quichotte ; car nous n’aurons pas cheminé deux heures par ces croisières de routes que nous y verrons plus de gens armés qu’il n’en vint devant la citadelle d’Albraque, à la conquête d’Angélique la Belle[84].

– Paix donc, et ainsi soit-il ! répondit Sancho ; Dieu permette que tout aille bien, et que le temps vienne de gagner cette île qui me coûte déjà si cher, dussé-je en mourir de joie !

– Je t’ai déjà dit, Sancho, reprit don Quichotte, de ne pas te mettre en souci de cela. Si nous manquons d’îles, voici le royaume de Dinamarque ou celui de Sobradise[85], qui t’iront comme une bague au doigt, d’autant mieux qu’étant en terre ferme, ils doivent te convenir davantage. Mais laissons chaque chose à son temps, et regarde dans ce bissac si tu n’aurais rien à manger, afin d’aller ensuite à la recherche de quelque château où nous puissions loger cette nuit, et faire le baume dont je t’ai parlé ; car je jure Dieu que l’oreille me cuit cruellement.

– J’ai bien ici, répondit Sancho, un oignon, un peu de fromage, et je ne sais combien de vieilles croûtes de pain ; mais ce ne sont pas des mets à l’usage d’un aussi vaillant chevalier que Votre Grâce.

– Que tu entends mal les choses ! répondit don Quichotte. Apprends donc, Sancho, que c’est la gloire des chevaliers errants de ne pas manger d’un mois ; et, s’ils mangent, de prendre tout ce qui se trouve sous la main. De cela tu ne ferais aucun doute, si tu avais lu autant d’histoires que moi. Quel qu’en ait été le nombre, je n’y ai pas trouvé la moindre mention que les chevaliers errants mangeassent, si ce n’est par hasard et dans quelques somptueux banquets qu’on leur offrait ; mais, le reste du temps, ils vivaient de l’air qui court. Et, bien qu’il faille entendre qu’ils ne pouvaient passer la vie sans manger et sans satisfaire les autres nécessités naturelles, car, en effet, ils étaient hommes comme nous, il faut entendre aussi que, passant la vie presque entière dans les déserts et les forêts, sans cuisinier, bien entendu, leurs repas ordinaires devaient être des mets rustiques, comme ceux que tu m’offres à présent. Ainsi donc, ami Sancho, ne t’afflige pas de ce qui me fait plaisir, et n’essaye pas de rendre le monde neuf, ni d’ôter de ses gonds la chevalerie errante.

– Excusez-moi, reprit Sancho ; car, ne sachant ni lire ni écrire, comme je l’ai déjà dit à Votre Grâce, je n’ai pas eu connaissance des règles de la profession chevaleresque ; mais, dorénavant, je pourvoirai le bissac de toutes espèces de fruits secs pour Votre Grâce, qui est chevalier ; et pour moi, qui ne le suis pas, je le pourvoirai d’autres objets volatiles et plus nourrissants.

– Je ne dis pas, Sancho, répliqua don Quichotte, qu’il soit obligatoire aux chevaliers errants de ne manger autre chose que les fruits dont tu parles ; mais que leurs aliments les plus ordinaires devaient être ces fruits et quelques herbes qu’ils trouvaient au milieu des champs, lesquelles herbes ils savaient reconnaître, ce que je sais aussi bien qu’eux.

– C’est une grande vertu, répondit Sancho, que de connaître ces herbes ; car, à ce que je vais m’imaginant, nous aurons besoin quelque jour de mettre cette connaissance à profit. »

Et, tirant en même temps du bissac ce qu’il avait dit y porter, ils se mirent à dîner tous deux en paisible et bonne compagnie. Mais désirant trouver un gîte pour la nuit, ils dépêchèrent promptement leur sec et pauvre repas. Ils remontèrent ensuite à cheval, et se donnèrent hâte pour arriver à quelque habitation avant la chute du jour ; mais le soleil leur manqua, et avec lui l’espérance d’atteindre ce qu’ils cherchaient, près de quelques huttes de chevriers. Ils se décidèrent donc à y passer la nuit ; et autant Sancho s’affligea de n’avoir pas trouvé l’abri d’une maison, autant son maître se réjouit de dormir à la belle étoile, parce qu’il lui semblait, chaque fois qu’il lui arrivait pareille chose, qu’il faisait un nouvel acte de possession, et justifiait d’une nouvelle preuve dans l’ordre de sa chevalerie.

Chapitre XI

De ce qui arriva à don Quichotte avec des chevriers


Notre héros reçut des chevriers un bon accueil ; et Sancho, ayant accommodé du mieux qu’il put pour la nuit Rossinante et son âne, flaira et découvrit, au fumet qu’ils répandaient, certains quartiers de chevreau qui bouillaient devant le feu dans une marmite.

Il aurait voulu, à l’instant même, voir s’ils étaient cuits assez à point pour les transvaser de la marmite en son estomac ; mais les chevriers lui en épargnèrent la peine. Ils les tirèrent du feu ; puis, étendant sur la terre quelques peaux de moutons, ils dressèrent en diligence leur table rustique, et convièrent de bon cœur les deux étrangers à partager leurs provisions. Six d’entre eux, qui se trouvaient dans la bergerie, s’accroupirent à l’entour des peaux, après avoir prié don Quichotte, avec de grossières cérémonies, de s’asseoir sur une auge en bois qu’ils avaient renversées pour lui servir de siége.

Don Quichotte s’assit, et Sancho resta debout pour lui servir à boire dans une coupe qui n’était pas de cristal, mais de corne. Son maître, le voyant debout, lui dit :

« Pour que tu voies, Sancho, tout le bien qu’enferme en soi la chevalerie errante, et combien ceux qui en exercent quelque ministère que ce soit sont toujours sur le point d’être honorés et estimés dans le monde, je veux qu’ici, à mon côté, et en compagnie de ces braves gens, tu viennes t’asseoir, et que tu ne fasses qu’un avec moi, qui suis ton maître et seigneur naturel, que tu manges dans mon assiette, que tu boives dans ma coupe ; car on peut dire de la chevalerie errante précisément ce qu’on dit de l’amour, qu’elle égalise toutes choses.

– Grand merci ! répondit Sancho. Mais je puis dire à Votre Grâce que pourvu que j’aie de quoi bien manger, je m’en rassasie, debout et à part moi, aussi bien et mieux qu’assis de pair avec un empereur. Et même, s’il faut dire toute la vérité, je trouve bien plus de goût à ce que je mange dans mon coin, sans contrainte et sans façons, ne fût-ce qu’un oignon sur du pain, qu’aux dindons gras des autres tables où il faut mâcher doucement, boire à petits coups, s’essuyer à toute minute ; où l’on ne peut ni tousser, ni éternuer, quand l’envie vous en prend, ni faire autre chose enfin que permettent la solitude et la liberté. Ainsi donc, mon seigneur, ces honneurs que Votre Grâce veut me faire comme membre adhérent de la chevalerie errante, ayez la bonté de les changer en autres choses qui me soient plus à profit et à commodité ; car ces honneurs, quoique je les tienne pour bien reçus, j’y renonce pour d’ici à la fin du monde.

– Avec tout cela, reprit don Quichotte, il faut que tu t’assoies, car celui qui s’humilie, Dieu l’élève. »

Et, le prenant par le bras, il le fit asseoir, par force, à côté de lui.

Les chevriers n’entendaient rien à ce jargon d’écuyers et de chevaliers errants, et ne faisaient autre chose que se taire, manger et regarder leurs hôtes, qui, d’aussi bonne grâce que de bon appétit, avalaient des morceaux gros comme le poing.

Quand le service des viandes fut achevé, ils étalèrent sur les nappes de peaux une grande quantité de glands doux, et mirent au milieu un demi-fromage, aussi dur que s’il eût été fait de mortier. Pendant ce temps, la corne ne restait pas oisive ; car elle tournait si vite à la ronde, tantôt pleine, tantôt vide, comme les pots d’une roue à chapelet, qu’elle eut bientôt desséché une outre, de deux qui étaient en évidence.

Après que don Quichotte eut pleinement satisfait son estomac, il prit une poignée de glands dans sa main, et, les regardant avec attention, il se mit à parler de la sorte :

« Heureux âge, dit-il, et siècles heureux, ceux auxquels les anciens donnèrent le nom d’âge d’or, non point parce que ce métal, qui s’estime tant dans notre âge de fer, se recueillit sans aucune peine à cette époque fortunée, mais parce qu’alors ceux qui vivaient ignoraient ces deux mots, tien et mien ! En ce saint âge, toutes choses étaient communes. Pour se procurer l’ordinaire soutien de la vie, personne, parmi les hommes, n’avait d’autre peine à prendre que celle d’étendre la main, et de cueillir sa nourriture aux branches des robustes chênes, qui les conviaient libéralement au festin de leurs fruits doux et mûrs. Les claires fontaines et les fleuves rapides leur offraient en magnifique abondance des eaux limpides et délicieuses. Dans les fentes des rochers, et dans le creux des arbres, les diligentes abeilles établissaient leurs républiques, offrant sans nul intérêt, à la main du premier venu, la fertile moisson de leur doux labeur. Les liéges vigoureux se dépouillaient d’eux-mêmes, et par pure courtoisie, des larges écorces dont on commençait à couvrir les cabanes, élevées sur des poteaux rustiques, et seulement pour se garantir de l’inclémence du ciel. Tout alors était paix, amitié, concorde. Le soc aigu de la pesante charrue n’osait point encore ouvrir et déchirer les pieuses entrailles de notre première mère ; car, sans y être forcée, elle offrait, sur tous les points de son sein spacieux et fertile, ce qui pouvait alimenter, satisfaire et réjouir les enfants qu’elle y portait alors[86]. Alors aussi les simples et folâtres bergerettes s’en allaient de vallée en vallée et de colline en colline, la tête nue, les cheveux tressés, sans autres vêtements que ceux qui sont nécessaires pour couvrir pudiquement ce que la pudeur veut et voulut toujours tenir couvert ; et leurs atours n’étaient pas de ceux dont on use à présent, où la soie de mille façons martyrisée se rehausse et s’enrichit de la pourpre de Tyr ; c’étaient des feuilles entrelacées de bardane et de lierre, avec lesquelles, peut-être, elles allaient aussi pompeuses et parées que le sont aujourd’hui nos dames de la cour avec les étranges et galantes inventions que leur a enseignées l’oisive curiosité. Alors les amoureux mouvements de l’âme se montraient avec ingénuité, comme elle les ressentait, et ne cherchaient pas, pour se faire valoir, d’artificieux détours de paroles. Il n’y avait point de fraude, point de mensonge, point de malice qui vinssent se mêler à la franchise, à la bonne foi. La justice seule faisait entendre sa voix, sans qu’osât la troubler celle de la faveur ou de l’intérêt, qui l’étouffent maintenant et l’oppriment. La loi du bon plaisir ne s’était pas encore emparée de l’esprit du juge, car il n’y avait alors ni chose ni personne à juger. Les jeunes filles et l’innocence marchaient de compagnie, comme je l’ai déjà dit, sans guide et sans défense, et sans avoir à craindre qu’une langue effrontée ou de criminels desseins les souillassent de leurs atteintes ; leur perdition naissait de leur seule et propre volonté. Et maintenant, en ces siècles détestables, aucune d’elles n’est en sûreté, fût-elle enfermée et cachée dans un nouveau labyrinthe de Crète : car, à travers les moindres fentes, la sollicitude et la galanterie se font jour ; avec l’air pénètre la peste amoureuse, et tous les bons principes s’en vont à vau-l’eau. C’est pour remédier à ce mal que, dans la suite des temps, et la corruption croissant avec eux, on institua l’ordre des chevaliers errants, pour défendre les filles, protéger les veuves, favoriser les orphelins et secourir les malheureux[87]. De cet ordre-là, je suis membre, mes frères chevriers, et je vous remercie du bon accueil que vous avez fait à moi et à mon écuyer ; car, bien que, par la loi naturelle, tous ceux qui vivent sur la terre soient tenus d’assister les chevaliers errants, toutefois, voyant que, sans connaître cette obligation, vous m’avez bien accueilli et bien traité, il est juste que ma bonne volonté réponde autant que possible à la vôtre. »

Toute cette longue harangue, dont il pouvait fort bien faire l’économie, notre chevalier l’avait débitée parce que les glands qu’on lui servit lui remirent l’âge d’or en mémoire, et lui donnèrent la fantaisie d’adresser ce beau discours aux chevriers, lesquels, sans lui répondre un mot, s’étaient tenus tout ébahis à l’écouter. Sancho se taisait aussi ; mais il avalait des glands doux, et faisait de fréquentes visites à la seconde outre, qu’on avait suspendue à un liége pour que le vin se tînt frais.

Don Quichotte avait été plus long à parler que le souper à finir, et dès qu’il eut cessé, un des chevriers lui dit :

« Pour que Votre Grâce, seigneur chevalier errant, puisse dire avec plus de raison que nous l’avons régalée de notre mieux, nous voulons lui donner encore plaisir et divertissement, en faisant chanter un de nos compagnons, qui ne peut tarder à revenir. C’est un garçon très-entendu et très-amoureux, qui sait lire et écrire par-dessus le marché, et de plus est musicien, jouant d’une viole à ravir les gens. »

À peine le chevrier achevait ces mots, qu’on entendit le son de la viole[88], et bientôt on vit paraître celui qui en jouait, lequel était un jeune homme d’environ vingt-deux ans, et de fort bonne mine.

Ses compagnons lui demandèrent s’il avait soupé ; il répondit que oui. Alors celui qui l’avait annoncé lui dit :

« De cette manière, Antonio, tu pourras bien nous faire le plaisir de chanter un peu, afin que ce seigneur, notre hôte, voie que, dans les montagnes et les forêts, on trouve aussi des gens qui savent la musique. Nous lui avons raconté tes talents, et nous désirons que tu les montres, afin de ne point passer pour menteurs. Ainsi, assieds-toi, je t’en prie, et chante-nous la chanson de tes amours, celle qu’a versifiée ton oncle le bénéficier, et que le village a trouvée si jolie.

– Très-volontiers, » répondit Antonio.

Et, sans se faire prier davantage, il s’assit sur une souche de chêne, accorda sa viole, et, un moment après, chanta de fort bonne grâce les couplets suivants :


« Je sais, Olalla, que tu m’adores, bien que tu ne m’en aies rien dit, même avec les yeux, ces langues muettes des amours.

Parce que je sais que tu m’as compris, je me persuade que tu m’aimes, car jamais l’amour qui fut connu n’est resté malheureux.

Il est vrai que maintes fois, Olalla, tu m’as fait croire que tu as l’âme de bronze, et que ton sein blanc couvre un cœur de rocher.

Mais, à travers l’honnêteté de tes refus et de tes reproches, l’espérance laisse peut-être voir le pan de sa robe.

Ma foi se jette sur l’amorce, n’ayant jamais eu de motif, ni de diminuer parce que j’étais refusé, ni de grandir parce que j’étais choisi.

Si l’amour est courtoisie, de celle que tu montres je conclus que la fin de mes espérances sera telle que je l’imagine.

Et si de bons offices sont capables d’adoucir un cœur, ceux que j’ai pu te rendre fortifient mon espoir.

Car, pour peu que tu aies pris garde, tu auras vu plus d’une fois que je me suis vêtu le lundi de ce qui me faisait honneur le dimanche.

Comme l’amour et la parure suivent toujours le même chemin, en tout temps à tes yeux j’ai voulu me montrer galant.

Je laisse la danse à cause de toi, et je n’ai pas besoin de te rappeler les musiques que tu as entendues, à la nuit close ou au premier chant du coq.

Je ne compte pas toutes les louanges que j’ai faites de ta beauté, lesquelles, si vraies qu’elles soient, m’ont mis très-mal avec quelques-unes de tes compagnes.

Teresa del Berrocal me dit un jour que je te vantais :

« Tel pense adorer un ange qui n’adore qu’un singe. Grâce à de nombreux joyaux, à des cheveux postiches, et à d’hypocrites beautés qui trompent l’amour même. »

Je lui donnai un démenti ; elle se fâcha ; son cousin prit sa défense, il me défia, et tu sais bien ce qu’il a fait et ce que j’ai fait.

Je ne t’aime pas à l’étourdie, et ne te fais pas une cour assidue pour que tu deviennes ma maîtresse ; mon intention est plus honnête.

L’Église a de saints nœuds qui sont des liens de soie ; mets ta tête sous le joug, tu verras comme j’y mettrai la mienne.

Si tu refuses, je jure ici, par le saint le plus révéré, de ne plus sortir de ces montagnes, sinon pour me faire capucin. »


En cet endroit, le chevrier cessa de chanter ; et, quoique don Quichotte le priât de chanter encore quelque chose, Sancho Panza ne voulut pas y consentir, lui qui avait plus d’envie de dormir que d’entendre des chansons.

« Votre Grâce, dit-il à son maître, peut bien s’arranger dès à présent un gîte pour la nuit ; car le travail que se donnent ces bonnes gens toute la journée ne permet pas qu’ils passent la nuit à chanter.

– Je te comprends, Sancho, lui répondit don Quichotte, et je m’aperçois bien que tes visites à l’outre exigent en retour plus de sommeil que de musique.

– Dieu soit loué ! répondit Sancho, personne n’en a fait le dégoûté.

– J’en conviens, reprit don Quichotte, permis à toi de t’arranger à ta fantaisie ; mais aux gens de ma profession, il sied mieux de veiller que de dormir. Cependant, il sera bien, Sancho, que tu me panses encore une fois cette oreille, qui me fait vraiment plus de mal qu’il n’est besoin. »

Sancho se mit en devoir d’obéir ; mais un des chevriers, voyant la blessure, dit à don Quichotte de ne pas s’inquiéter, et qu’il allait employer un remède qui l’aurait bientôt guéri. Cueillant aussitôt quelques feuilles de romarin, qui était très-abondant en cet endroit, il les mâcha, les mêla d’un peu de sel, et lui appliquant cet emplâtre sur l’oreille, qu’il banda fortement, il l’assura qu’il n’était pas besoin d’un second médecin ; ce qui fut vrai.

Chapitre XII

De ce que raconta un chevrier à ceux qui étaient avec don Quichotte


Sur ces entrefaites, arriva un autre garçon, de ceux qui apportaient les provisions du village.

« Compagnons, leur dit-il, savez-vous ce qui se passe au pays ?

– Et comment pourrions-nous le savoir ? répondit l’un d’eux.

– Eh bien ! sachez, reprit le nouveau venu, que, ce matin, est mort ce fameux Chrysostome, l’étudiant berger, et l’on murmure qu’il est mort d’amour pour cette endiablée de Marcelle, la fille de Guillaume le riche, celle qui se promène en habits de bergère à travers ces landes.

– Pour Marcelle, dis-tu ? interrompit un chevrier.

– Pour elle-même, te dis-je ; et ce qu’il y a de bon, c’est qu’il a ordonné par son testament qu’on l’enterrât au milieu des champs, comme s’il était More, et précisément au pied de la roche d’où coule la fontaine du Liége ; car, à ce qu’on rapporte qu’il a dit, ce fut en cet endroit qu’il la vit pour la première fois. Et il a aussi ordonné d’autres choses telles que les marguilliers du pays disent qu’il ne faut pas les exécuter et que ce serait très-mal fait, parce qu’elles sentent le païen. À tout cela son grand ami Ambroise l’étudiant, qui s’est aussi déguisé en berger comme lui, répond qu’il faut tout accomplir, sans que rien y manque, de ce qu’a ordonné Chrysostome, et c’est là-dessus que le village s’est mis en émoi. Mais enfin, dit-on, il faudra faire ce que veulent Ambroise et tous les autres bergers ses amis. Demain on vient l’enterrer en grande pompe où je viens de vous dire ; et m’est avis que ce sera une belle chose à voir ; du moins je ne manquerais pas d’aller m’en régaler, si je savais n’avoir pas besoin de retourner au pays.

– Nous ferons tous de même, répondirent les chevriers, et nous tirerons au sort à qui gardera les chèvres des autres.

– Tu as raison, Pédro, reprit l’un d’eux ; mais il ne sera pas besoin de se donner cette peine, car je resterai pour tous ; et ne crois pas que ce soit vertu de ma part, ou manque de curiosité : c’est que l’épine qui me traversa le pied l’autre jour ne me laisse pas faire un pas.

– Nous ne t’en sommes pas moins obligés, » répondit Pédro.

Alors, don Quichotte pria celui-ci de lui dire quel était ce mort et quelle était cette bergère. À quoi Pédro répondit que tout ce qu’il savait, c’est que ce mort était un fils d’hidalgo, fort riche, qui habitait un bourg de ces montagnes ; qu’il avait passé plusieurs années étudiant à Salamanque, au bout desquelles il était revenu dans son pays, avec la réputation d’être très-savant et grand liseur de livres.

« On dit, ajouta Pédro, qu’il savait principalement la science des étoiles, et tout ce que font là-haut dans le ciel le soleil et la lune : car il nous annonçait ponctuellement les éclisses de la lune et du soleil.

– C’est éclipses, mon ami, et non éclisses, interrompit don Quichotte, que s’appelle l’obscurcissement momentané de ces deux grandes lumières célestes. »

Mais Pédro, qui ne regardait pas à ces bagatelles, poursuivit son conte en disant :

« Il devinait tout de même quand l’année devait être abondante ou strile.

– Stérile, vous voulez dire, mon ami, interrompit de nouveau don Quichotte.

– Stérile ou strile, reprit Pédro, c’est tout un, et je dis donc que de ce qu’il leur disait, ses parents et ses amis s’enrichirent, ceux du moins qui avaient confiance en lui, et qui suivaient ses conseils. Cette année, leur disait-il, semez de l’orge et non du froment ; celle-ci, vous pouvez semer des pois, mais pas d’orge ; celle qui vient sera d’une grande abondance en huile, et les trois suivantes on n’en récoltera pas une goutte.

– Cette science s’appelle astrologie, dit don Quichotte.

– Je ne sais comment elle s’appelle, répliqua Pédro, mais je sais qu’il savait tout cela, et bien d’autres choses. Finalement, il ne s’était pas encore passé bien des mois depuis son retour de Salamanque, quand, un beau matin, il s’éveilla vêtu en berger avec sa houlette et sa veste de peau, ayant jeté aux orties le long manteau d’étudiant. Et en même temps, son grand ami Ambroise, qui avait été son camarade d’étude, s’habilla aussi en berger. J’oubliais de dire que Chrysostome le défunt fut un fameux homme pour composer des chansons, tellement qu’il faisait les noëls qui se chantent pour la naissance du Seigneur, et les comédies de la Fête-Dieu, que représentaient les garçons de notre village, et tout le monde disait que c’était d’un beau achevé. Quand ceux du village virent tout à coup en bergers les deux étudiants, ils restèrent bien étonnés, et personne ne pouvait deviner pour quelle raison ils avaient fait une si drôle de transformation. Dans ce temps-là, le père de notre Chrysostome venait de mourir ; de manière qu’il resta héritier d’une bien jolie fortune, tant en meubles qu’en biens-fonds, sans compter bon nombre de têtes de bétail gros et menu, et une grande quantité d’argent comptant. De tout cela, le jeune homme resta maître absolu et dissolu ; et il le méritait bien, en vérité ; car c’était un bon compagnon, charitable, ami des braves gens, et il avait une figure de bénédiction. Ensuite, on vint à reconnaître que ce changement d’habit ne s’était fait que pour courir dans les déserts de ces montagnes après cette bergère Marcelle que notre camarade a nommée tout à l’heure, et de qui s’était amouraché le pauvre défunt Chrysostome.

« Et je veux vous dire à présent, parce qu’il faut que vous le sachiez, quelle est cette créature ; peut-être, et même sans peut-être, vous n’aurez rien entendu de pareil dans tous les jours de votre vie, dussiez-vous vivre plus d’années que Mathieu Salé[89].

– Dites Mathusalem, interrompit don Quichotte, qui ne pouvait souffrir les équivoques du chevrier.

– Salem ou Salé, la distance n’est pas grande, répliqua Pédro, et si vous vous mettez, seigneur, à éplucher toutes mes paroles, nous n’aurons pas fini au bout de l’année.

– Pardon, mon ami, reprit don Quichotte, la distance est plus grande que vous ne pensez ; mais continuez votre histoire, et je ne vous reprendrai plus sur rien.

– Je disais donc, seigneur de mon âme, reprit le chevrier, qu’il y eut dans notre village un laboureur encore plus riche que le père de Chrysostome, qui s’appelait Guillaume, et auquel Dieu donna, par-dessus toutes ses grandes richesses, une fille dont la mère mourut en la mettant au monde. Cette mère était bien la plus respectable femme qu’il y eût dans tous les environs. Il me semble que je la vois encore, avec cette figure qui était la moitié du soleil et la moitié de la lune ; et surtout elle était bonne ménagère et bonne amie des pauvres, si bien que je crois qu’au jour d’aujourd’hui son âme est dans la gloire de Dieu. Du chagrin de la mort d’une si brave femme, son mari Guillaume en mourut, laissant sa fille Marcelle toute petite, mais grandement riche, au pouvoir d’un sien oncle, prêtre et bénéficier dans le pays. L’enfant grandit en âge, et grandit en beauté, tellement qu’elle nous rappelait sa mère, qui en avait eu beaucoup, et l’on jugeait même que la fille passerait un jour la mère. Et il en fut ainsi, car dès qu’elle eut atteint quatorze à quinze ans, personne ne pouvait la voir sans bénir Dieu de l’avoir créée si belle, et la plupart s’en retournaient fous d’amour. Son oncle la gardait dans la retraite et le recueillement ; mais néanmoins la renommée de sa grande beauté s’étendit de telle façon qu’à cause d’elle et de sa richesse, non-seulement les jeunes gens du pays, mais ceux de plusieurs lieues à la ronde, et les plus huppés, sollicitaient et importunaient l’oncle afin qu’il la leur donnât pour femme. Mais lui, qui va droit son chemin comme un bon chrétien, quoiqu’il eût voulu la marier dès qu’il la vit en âge de l’être, il ne voulut pas pourtant forcer son consentement, et cela, sans prendre garde au bénéfice qu’il trouvait à garder la fortune de la petite tant qu’il différait son mariage. Et, par ma foi, c’est ce qu’on a dit à plus d’une veillée du village à la louange du bon prêtre. Et je veux que vous sachiez, seigneur errant, que, dans ces petits pays, on parle de tout et on mord sur tout ; et vous pouvez bien vous mettre dans la tête comme je me le suis mis, qu’un curé doit être bon hors de toute mesure pour obliger ses paroissiens à dire du bien de lui, surtout dans les villages.

– C’est bien la vérité, s’écria don Quichotte ; mais continuez, je vous prie, car l’histoire est bonne, et vous la contez, bon Pédro, avec fort bonne grâce.

– Que celle du Seigneur ne me manque pas, reprit Pédro, c’est celle qui importe le plus.

« Et vous saurez, du reste, que l’oncle proposait bien exactement à la nièce chacun des partis qui se présentaient, en lui vantant leurs qualités et en la pressant de choisir un mari de son goût ; elle, jamais ne lui répondit autre chose, sinon qu’alors elle ne voulait pas se marier, et qu’étant si jeune, elle se sentait trop faible pour porter le fardeau d’un ménage. Avec ces excuses, qui lui semblaient raisonnables, l’oncle cessait de l’importuner, et attendait qu’elle eût pris un peu d’âge, et qu’elle sût choisir une compagnie de son goût :

« Car, disait-il, et il disait fort bien, il ne faut pas que les parents engagent les enfants contre leur gré. »

« Mais ne voilà-t-il pas qu’un beau matin, sans que personne s’y fût attendu, la dédaigneuse Marcelle se fait et se montre bergère ; et, sans que son oncle et tous les gens du pays pussent l’en dissuader, la voilà qui s’en va aux champs avec les autres filles du village, et garde elle-même son troupeau ; et, par ma foi, dès qu’elle se fit voir en public et que sa beauté parut au grand jour, je ne saurais plus vous dire combien de riches jeunes gens, hidalgos ou laboureurs, ont pris le costume de Chrysostome, et s’en vont lui faire la cour à travers les champs.

« Un d’eux, comme vous le savez déjà, était notre défunt, duquel on disait qu’il ne l’aimait pas, mais qu’il l’adorait. Et qu’on ne pense pas que, pour s’être mise en cette vie si libre et si relâchée, Marcelle ait rien fait, même en apparence, qui fût au détriment de sa chasteté ; au contraire, elle garde son honneur avec tant de vigilance, que, de tous ceux qui la servent et la sollicitent, aucun n’a pu ni ne pourra se flatter qu’elle lui ait laissé la plus petite espérance d’agréer ses désirs, et, bien qu’elle ne fuie ni la compagnie ni la conversation des bergers, et qu’elle les traite fort amicalement, dès que l’un d’eux s’avise de lui découvrir son intention, quoique juste et sainte autant que l’est celle du mariage, elle le chasse bien loin d’elle comme avec un mousquet. De manière qu’avec cette humeur et cette façon d’être, elle fait plus de mal dans ce pays que si une contagion de peste s’y était déclarée, car sa douceur et sa beauté attirent les cœurs de tous ceux qui la voient : ils s’empressent de la servir, de l’aimer, et bientôt son indifférence et sa rigueur les mènent au désespoir. Aussi ne savent-ils faire autre chose que de l’appeler à grands cris ingrate et cruelle, et de lui donner d’autres noms semblables qui peignent bien son genre de caractère, et si vous deviez rester ici quelques jours, vous entendriez, seigneur, résonner ces montagnes et ces vallées des plaintes de ces amants rebutés qui la suivent.

« Près de ces huttes est un endroit où sont réunis presque deux douzaines de grands hêtres, et il n’y en a pas un qui n’ait sur sa lisse écorce le nom de Marcelle écrit et gravé ; quelquefois une couronne est gravée au-dessus du nom, comme si son amant avait voulu dire qu’elle mérite et porte la couronne de la beauté. Ici soupire un berger, là se plaint un autre ; par ici on entend des chants d’amour ; par là, des stances de tristesse et de désespoir. Tel passe toutes les heures de la nuit assis au pied d’un chêne ou d’un rocher, et le soleil le trouve, au matin, absorbé dans ses pensées, sans qu’il ait fermé ses paupières humides ; tel autre, pendant la plus insupportable ardeur de l’été, reste étendu sur la poussière brûlante pour envoyer ses plaintes au ciel compatissant. De l’un, de l’autre et de tous ensemble se moque et triomphe la belle Marcelle. Nous tous qui la connaissons, nous sommes curieux de voir où aboutira sa fierté, et quel sera l’heureux prétendant qui doit venir à bout de dompter une humeur si farouche, de posséder une beauté si parfaite. Et, comme tout ce que j’ai dit est la vérité la plus avérée, je me figure qu’il en est de même de ce qu’a conté notre compagnon sur la mort de Chrysostome. Je vous conseille donc, seigneur, de ne pas manquer de vous trouver à son enterrement : c’est une chose à voir, car Chrysostome a bien des amis, et d’ici à l’endroit où il a ordonné qu’on l’enterrât, il n’y a pas une demi-lieue.

– J’en fais mon affaire, répondit don Quichotte, et je vous remercie du plaisir que vous m’avez fait en me contant une si intéressante histoire.

– Oh ! ma foi, répliqua le chevrier, je ne sais pas la moitié des aventures arrivées aux amants de Marcelle ; mais il se pourrait que, chemin faisant, nous rencontrassions demain quelque berger qui nous contât le reste. Quant à présent, vous ferez bien d’aller dormir sous l’abri d’un toit ; car le serein pourrait faire mal à votre blessure, bien que le remède qu’on y a mis soit tel qu’il n’y ait plus d’accident à craindre. »

Sancho Panza, qui donnait au diable le chevrier et ses bavardages, pressa son maître d’aller se coucher dans la cabane de Pédro. Don Quichotte à la fin céda ; mais ce fut pour donner le reste de la nuit au souvenir de sa dame Dulcinée, à l’imitation des amants de Marcelle. Quant à Sancho, il s’arrangea sur la paille, entre Rossinante et son âne, et dormit, non comme un amant rebuté, mais comme un homme qui a l’estomac plein et le dos roué de coups.

Chapitre XIII

Où se termine l’histoire de la bergère Marcelle avec d’autres événements


Mais à peine l’aurore commençait à se montrer, comme disent les poëtes, sur les balcons de l’Orient, que cinq des six chevriers se levèrent, furent appeler don Quichotte, et lui dirent, s’il avait toujours l’intention d’aller voir l’enterrement de Chrysostome, qu’ils étaient prêts à lui tenir compagnie. Don Quichotte, qui ne désirait pas autre chose, se leva, et ordonna à Sancho de mettre à leurs bêtes la selle et le bât. Sancho obéit en diligence, et, sans plus de retard, toute la troupe se mit en chemin.

Ils n’eurent pas fait un quart de lieue, qu’à la croisière du sentier ils virent venir de leur côté six à sept bergers vêtus de vestes de peaux noires, la tête couronnée de guirlandes de cyprès et de laurier-rose, et tenant chacun à la main un fort bâton de houx. Après eux venaient deux gentilshommes à cheval, en bel équipage de route, avec trois valets qui les accompagnaient. En s’abordant, les deux troupes se saluèrent avec courtoisie, et s’étant demandé les uns aux autres où ils allaient, ils surent que tous se rendaient au lieu de l’enterrement ; ils se mirent donc à cheminer tous de compagnie. Un des cavaliers, s’adressant à son compagnon :

« Il me semble, seigneur Vivaldo, lui dit-il, que nous n’aurons point à regretter le retard que nous coûtera le spectacle de cette fameuse cérémonie, qui ne pourra manquer d’être fameuse, d’après les choses étranges que nous ont contées ces bonnes gens, aussi bien du berger défunt que de la bergère homicide.

– C’est ce que je pense aussi, répondit Vivaldo, et j’aurais retardé mon voyage, non d’un jour, mais de quatre, pour en être témoin. »

Don Quichotte alors leur demanda ce qu’ils avaient ouï dire de Marcelle et de Chrysostome. Le voyageur répondit que, ce matin même, ils avaient rencontré ces bergers, et que, les voyant en ce triste équipage, ils leur avaient demandé pour quelle cause ils allaient ainsi costumés ; que l’un d’eux la leur conta, ainsi que la beauté et l’étrange humeur d’une bergère appelée Marcelle, la multitude d’amoureux qui la recherchaient, et la mort de ce Chrysostome à l’enterrement duquel ils allaient assister. Finalement, il répéta tout ce qu’avait conté Pédro à Don Quichotte.

Cet entretien fini, un autre commença, le cavalier qui se nommait Vivaldo ayant demandé à don Quichotte quel était le motif qui le faisait voyager armé de la sorte, en pleine paix et dans un pays si tranquille. À cela, don Quichotte répondit :

« La profession que j’exerce et les vœux que j’ai faits ne me permettent point d’aller d’une autre manière. Le repos, la bonne chère, les divertissements furent inventés pour d’efféminés gens de cour ; mais les fatigues, les veilles et les armes ne furent inventées que pour ceux que le monde appelle chevaliers errants, desquels, quoique indigne et le moindre de tous, j’ai l’honneur de faire partie. »

Dès qu’on entendit sa réponse, tout le monde le tint pour fou ; mais, afin de s’en assurer davantage, et de voir jusqu’au bout de quelle espèce était sa folie, Vivaldo, revenant à la charge, lui demanda ce qu’on entendait par chevaliers errants.

« Vos Grâces n’ont-elles jamais lu, répondit don Quichotte, les chroniques et les annales d’Angleterre, où il est question des fameux exploits du roi Arthur, que dans notre idiome castillan nous appelons le roi Artus, et duquel une antique tradition, reçue dans tout le royaume de la Grande-Bretagne, raconte qu’il ne mourut pas, mais qu’il fut, par art d’enchantement, changé en corbeau, et que, dans la suite des temps, il doit venir reprendre sa couronne et son sceptre ; ce qui fait que, depuis cette époque jusqu’à nos jours, on ne saurait prouver qu’aucun Anglais ait tué un corbeau[90]. Eh bien ! c’est dans le temps de ce bon roi que fut institué ce fameux ordre de chevalerie appelé la Table Ronde[91], et que se passèrent de point en point, comme on les conte, les amours de don Lancelot du Lac et de la reine Genièvre, amours dont la confidente et la médiatrice était cette respectable duègne Quintagnonne, pour laquelle fut fait ce romance si connu et si répété dans notre Espagne :

« Onc chevalier ne fut sur terre
Des dames si bien accueilli,
Qu’à son retour de l’Angleterre
Don Lancelot n’en fût servi[92] »

ainsi que cette progression si douce et si charmante de ses hauts faits amoureux et guerriers. Depuis lors, et de main en main, cet ordre de chevalerie alla toujours croissant et s’étendant aux diverses parties du monde. Ce fut en son sein que se rendirent fameux et célèbres par leurs actions le vaillant Amadis de Gaule, avec tous ses fils et petits-fils, jusqu’à la cinquième génération, et le valeureux Félix-Mars d’Hyrcanie, et cet autre qu’on ne peut jamais louer assez, Tirant le Blanc ; et qu’enfin, presque de nos jours, nous avons vu, entendu et connu l’invincible chevalier don Bélianis de Grèce. Voilà, seigneur, ce que c’est que d’être chevalier errant ; voilà de quel ordre de chevalerie je vous ai parlé, ordre dans lequel, quoique pécheur, j’ai fait profession, professant tout ce qu’ont professé les chevaliers dont je viens de faire mention. Voilà pourquoi je vais par ces solitudes et ces déserts, cherchant les aventures, bien déterminé à risquer mon bras et ma vie dans la plus périlleuse que puisse m’envoyer le sort, si c’est au secours des faibles et des affligés. »

Il n’en fallut pas davantage pour achever de convaincre les voyageurs que don Quichotte avait le jugement à l’envers, et pour leur apprendre de quelle espèce de folie il était possédé ; ce qui leur causa le même étonnement qu’à tous ceux qui, pour la première fois, en prenaient connaissance. Vivaldo, qui avait l’esprit vif et l’humeur enjouée, désirant passer sans ennui le peu de chemin qui leur restait à faire pour arriver à la colline de l’enterrement, voulut lui offrir l’occasion de poursuivre ses extravagants propos :

« Il me semble, seigneur chevalier errant, lui dit-il, que Votre Grâce a fait profession dans un des ordres les plus rigoureux qu’il y ait sur la terre ; et, si je ne m’abuse, la règle même des frères chartreux n’est pas si étroite.

– Aussi étroite, c’est possible, répondit notre don Quichotte ; mais aussi nécessaire au monde, c’est une chose que je suis à deux doigts de mettre en doute ; car, s’il faut parler vrai, le soldat qui exécute ce que lui ordonne son capitaine ne fait pas moins que le capitaine qui a commandé. Je veux dire que les religieux, en tout repos et en toute paix, demandent au ciel le bien de la terre ; mais nous, soldats et chevaliers, nous mettons en pratique ce qu’ils mettent en prière, faisant ce bien par la valeur de nos bras et le tranchant de nos épées, non point à l’abri des injures du temps, mais à ciel découvert, en butte aux insupportables rayons du soleil d’été, et aux glaces hérissées de l’hiver. Ainsi, nous sommes les ministres de Dieu sur la terre, et les bras par qui s’y exerce sa justice. Et, comme les choses de la guerre et toutes celles qui s’y rattachent ne peuvent être mises à exécution que par le travail excessif, la sueur et le sang, il suit de là que ceux qui en font profession accomplissent, sans aucun doute, une œuvre plus grande que ceux qui, dans le calme et la sécurité, se contentent d’invoquer Dieu pour qu’il prête son aide à ceux qui en ont besoin. Je ne veux pas dire pour cela (rien n’est plus loin de ma pensée) que l’état de chevalier errant soit aussi saint que celui de moine cloîtré ; je veux seulement inférer des fatigues et des privations que j’endure, qu’il est plus pénible, plus laborieux, plus misérable, plus sujet à la faim, à la soif, à la nudité, à la vermine. Il n’est pas douteux, en effet, que les chevaliers errants des siècles passés n’aient éprouvé bien des souffrances dans le cours de leur vie ; et si quelques-uns s’élevèrent par la valeur de leur bras jusqu’à devenir empereurs[93], il leur en a coûté, par ma foi, un bon prix payé en sueur et en sang ; encore, si ceux qui montèrent jusqu’à ce haut degré eussent manqué d’enchanteurs et de sages qui les protégeassent, ils seraient restés bien déçus dans leurs espérances et bien frustrés dans leurs vœux.

– C’est assurément mon avis, répliqua le voyageur ; mais une chose qui, parmi beaucoup d’autres, me choque de la part des chevaliers errants, c’est que, lorsqu’ils se trouvent en occasion d’affronter quelque grande et périlleuse aventure, où ils courent manifestement risque de la vie, jamais, en ce moment critique, ils ne se souviennent de recommander leur âme à Dieu, comme tout bon chrétien est tenu de le faire en semblable danger ; au contraire, ils se recommandent à leurs dames avec autant d’ardeur et de dévotion que s’ils en eussent fait leur Dieu ; et cela, si je ne me trompe, sent quelque peu le païen[94].

– Seigneur, répondit don Quichotte, il n’y a pas moyen de faire autrement ; et le chevalier qui ferait autre chose se mettrait dans un mauvais cas. Il est reçu en usage et passé en coutume dans la chevalerie errante, que le chevalier errant qui est en présence de sa dame au moment d’entreprendre quelque grand fait d’armes, tourne vers elle amoureusement les yeux, comme pour lui demander par son regard qu’elle le secoure et le favorise dans le péril qui le presse ; et même lorsque personne ne peut l’entendre, il est tenu de murmurer quelques mots entre les dents pour se recommander à elle de tout son cœur ; et de cela nous avons dans les histoires d’innombrables exemples. Mais il ne faut pas croire cependant que les chevaliers s’abstiennent de recommander leur âme à Dieu ; ils trouveront temps et lieu pour le faire pendant la besogne[95].

– Avec tout cela, répliqua le voyageur, il me reste un scrupule. J’ai lu bien des fois que deux chevaliers errants en viennent aux gros mots, et, de parole en parole, voilà que leur colère s’enflamme, qu’ils font tourner leurs chevaux pour prendre du champ, et que tout aussitôt, sans autre forme de procès, ils reviennent se heurter à bride abattue, se recommandant à leurs dames au milieu de la carrière. Et ce qui arrive le plus ordinairement de ces rencontres, c’est que l’un des chevaliers tombe à bas de son cheval, percé d’outre en outre par la lance de son ennemi, et que l’autre, à moins de s’empoigner aux crins, descendrait aussi par terre. Or comment le mort a-t-il eu le temps de recommander son âme à Dieu dans le cours d’une besogne si vite expédiée ? Ne vaudrait-il pas mieux que les paroles qu’il emploie pendant la course à se recommander à sa dame fussent employées à ce qu’il est tenu de faire comme bon chrétien ? d’autant plus que j’imagine, à part moi, que les chevaliers errants n’ont pas tous des dames à qui se recommander, car enfin ils ne sont pas tous amoureux.

– Cela ne peut être, s’écria don Quichotte ; je dis que cela ne peut être, et qu’il est impossible qu’il y ait un chevalier errant sans dame : pour eux tous, il est aussi bien de nature et d’essence d’être amoureux, que pour le ciel d’avoir des étoiles. À coup sûr vous n’avez jamais vu d’histoires où se rencontre un chevalier errant sans amours, car, par la raison même qu’il n’en aurait point, il ne serait pas tenu pour légitime chevalier, mais pour bâtard, et l’on dirait qu’il est entré dans la forteresse de l’ordre, non par la grande porte, mais par-dessus les murs, comme un larron et un brigand[96].

– Néanmoins, reprit le voyageur, il me semble, si j’ai bonne mémoire, avoir lu que don Galaor, frère du valeureux Amadis de Gaule, n’eut jamais de dame attitrée, de laquelle il pût se réclamer dans les périls ; et pourtant il n’en fut pas moins tenu pour un vaillant et fameux chevalier. »

À cela notre don Quichotte répondit :

« Seigneur, une seule hirondelle ne fait pas le printemps ; d’ailleurs, je sais de bonne source qu’en secret ce chevalier était réellement amoureux. En outre, cette manie d’en conter à toutes celles qu’il trouvait à son gré, c’était une complexion naturelle et particulière qu’il ne pouvait tenir en bride. Mais néanmoins, il est parfaitement avéré qu’il n’avait qu’une seule dame maîtresse de sa volonté et de ses pensées, à laquelle il se recommandait mainte et mainte fois, mais très-secrètement, car il se piquait d’être amant discret[97].

– Puisqu’il est de l’essence de tout chevalier errant d’être amoureux, reprit le voyageur, on peut bien croire que Votre Grâce n’a point dérogé à cette règle de l’état qu’elle professe, et si Votre Grâce ne se pique pas d’être aussi discret que don Galaor, je vous supplie ardemment, au nom de toute cette compagnie et au mien propre, de nous apprendre le nom, la patrie, la qualité et les charmes de votre dame. Elle ne peut manquer de tenir à grand bonheur que tout le monde sache qu’elle est aimée et servie par un chevalier tel que nous paraît Votre Grâce. »

À ces mots don Quichotte poussa un grand soupir :

« Je ne pourrais affirmer, dit-il, si ma douce ennemie désire ou craint que le monde sache que je suis son serviteur ; seulement je puis dire, en répondant à la prière qui m’est faite avec tant de civilité, que son nom est Dulcinée ; sa patrie, le Toboso, village de la Manche ; sa qualité, au moins celle de princesse, puisqu’elle est ma reine et ma dame ; et ses charmes, surhumains, car en elle viennent se réaliser et se réunir tous les chimériques attributs de la beauté que les poëtes donnent à leurs maîtresses. Ses cheveux sont des tresses d’or, son front des champs élyséens, ses sourcils des arcs-en-ciel, ses yeux des soleils, ses joues des roses, ses lèvres du corail, ses dents des perles, son cou de l’albâtre, son sein du marbre, ses mains de l’ivoire, sa blancheur celle de la neige, et ce que la pudeur cache aux regards des hommes est tel, je m’imagine, que le plus judicieux examen pourrait seul en reconnaître le prix, mais non pas y trouver des termes de comparaison.

– Maintenant, reprit Vivaldo, nous voudrions savoir son lignage, sa souche et sa généalogie.

– Elle ne descend pas, répondit don Quichotte, des Curtius, Caïus et Scipion de l’ancienne Rome, ni des Colonna et Ursini de la moderne, ni des Moncada et Réquésen de Catalogne, ni des Rébella et Villanova de Valence, ni des Palafox, Nuza, Rocaberti, Corella, Luna, Alagon, Urréa, Foz et Gurréa d’Aragon ; ni des Cerda, Manrique, Mendoza et Guzman de Castille ; ni des Alencastro, Palha et Ménesès de Portugal ; elle est de la famille du Toboso de la Manche, race nouvelle, il est vrai, mais telle qu’elle peut être le généreux berceau des plus illustres races des siècles à venir. Et qu’à cela l’on ne réplique rien, si ce n’est aux conditions que Zerbin écrivit au pied du trophée des armes de Roland :

Que nul de les toucher ne soit si téméraire,
S’il ne veut de Roland affronter la colère[98].

– Quoique ma famille, répondit le voyageur, soit des Cachopin de Larédo, je n’oserais point la mettre en parallèle avec celle du Toboso de la Manche ; et pourtant, à vrai dire, ce nom et ce titre n’étaient pas encore arrivés jusqu’à mes oreilles.

– C’est pour cela qu’ils n’y sont point arrivés[99], » répondit don Quichotte.

Cet entretien des deux interlocuteurs, tous les autres l’écoutaient avec une grande attention, si bien que les chevriers et les bergers eux-mêmes reconnurent le vide qu’il y avait dans la cervelle de notre héros. Le seul Sancho Panza s’imaginait que tout ce que disait son maître était pure vérité, et cela parce qu’il savait de longue main quel homme c’était, l’ayant connu depuis sa première enfance. Si pourtant quelque chose éveillait ses doutes et lui semblait difficile à croire, c’était cette invention de la charmante Dulcinée du Toboso ; car, demeurant si près de ce village, jamais il n’avait eu connaissance de tel nom ni de telle princesse.

Ils cheminaient discourant ainsi, quand ils virent descendre, par un ravin creusé entre deux hautes montagnes, une vingtaine de bergers, tous vêtus de longues vestes de laine noire, et couronnés de guirlandes, qu’ensuite on reconnut être, les unes d’if, les autres de cyprès. Six d’entre eux portaient un brancard couvert d’une infinité de fleurs et de branches vertes. En les apercevant, un des chevriers s’écria :

« Voici venir ceux qui apportent le corps de Chrysostome, et c’est au pied de cette montagne qu’il a ordonné qu’on l’enterrât. »

Cela fit hâter la marche, et toute la troupe arriva au moment où les autres avaient déjà déposé leur brancard à terre, et où quatre d’entre eux s’occupaient, avec des pieux aigus, à creuser la sépulture au pied d’une roche vive. Ils s’abordèrent courtoisement les uns les autres ; puis, les saluts échangés, don Quichotte et ceux qui l’accompagnaient se mirent à considérer le brancard, sur lequel était étendu, tout couvert de fleurs, un cadavre vêtu en berger[100] auquel on pouvait donner trente ans d’âge. Quoique mort, il montrait avoir été, pendant la vie, de belle tournure et de beau visage. Autour de lui, et sur le brancard même, on avait placé quelques livres et plusieurs papiers ouverts ou pliés.

Ceux qui l’examinaient, comme ceux qui creusaient la fosse, et tous les autres assistants, gardaient un merveilleux silence ; enfin un de ceux qui l’avaient apporté dit à l’un de ses compagnons :

« Regarde, Ambroise, si c’est bien là l’endroit qu’a désigné Chrysostome, puisque tu veux si ponctuellement accomplir ce qu’il a ordonné dans son testament.

– C’est bien là, répondit Ambroise ; car mon malheureux ami cent fois m’y a conté sa déplorable histoire. C’est là, m’a-t-il dit, qu’il vit pour la première fois cette mortelle ennemie du genre humain ; là que, pour la première fois, il lui déclara son amour aussi pur que passionné ; là, enfin, que Marcelle acheva de le désespérer par son indifférence et ses dédains, et l’obligea de mettre une fin tragique au misérable drame de sa vie ; c’est là qu’en souvenir de tant d’infortunes, il a voulu qu’on le déposât dans le sein d’un éternel oubli. »

Se tournant alors vers don Quichotte et les voyageurs, il continua de la sorte :

« Ce corps, seigneurs, que vous regardez avec des yeux attendris, fut le dépositaire d’une âme en qui le ciel avait mis une grande partie de ses plus riches dons. C’est le corps de Chrysostome, qui fut unique pour l’esprit et pour la courtoisie, extrême pour la grâce et la noblesse, phénix en amitié, généreux et magnifique sans calcul, grave sans présomption, joyeux sans bassesse ; finalement, le premier en tout ce qui s’appelle être bon, et sans second en tout ce qui s’appelle être malheureux. Il aima, et fut haï ; il adora, et fut dédaigné ; il voulut adoucir une bête féroce, attendrir un marbre, poursuivre le vent, se faire entendre du désert ; il servit enfin l’ingratitude, et le prix qu’il en reçut, ce fut d’être la proie de la mort au milieu du cours de sa vie, à laquelle mit fin une bergère qu’il voulait faire vivre éternellement dans la mémoire des hommes. C’est ce que prouveraient au besoin ces papiers sur lesquels vous portez les regards, s’il ne m’avait enjoint de les livrer au feu dès que j’aurais livré son corps à la terre.

– Mais, seigneur, reprit Vivaldo, ce serait les traiter avec plus de rigueur et de cruauté que leur auteur lui-même. Il n’est ni juste ni raisonnable d’exécuter à la lettre la volonté de celui qui commande des choses hors de toute raison. Qu’aurait fait Auguste s’il eût consenti qu’on exécutât ce qu’ordonnait par son testament le divin chantre de Mantoue ? Ainsi donc, seigneur Ambroise, c’est assez de donner le corps de votre ami à la terre ; ne donnez pas encore ses œuvres à l’oubli. Ce qu’il ordonna en homme outragé, ne l’accomplissez pas en instrument aveugle. Au contraire, en rendant la vie à ses écrits, rendez-la de même pour toujours à la cruauté de Marcelle, afin que, dans les temps à venir, elle serve d’exemple aux hommes, pour qu’ils évitent de tomber dans de semblables abîmes. Nous savons, en effet, nous tous qui vous entourons, l’histoire des amours et du désespoir de votre ami ; nous savons l’affection que vous lui portiez, la raison de sa mort, et ce qu’il ordonna en mettant fin à sa vie ; et de cette lamentable histoire nous pouvons inférer combien furent grands l’amour de Chrysostome, la cruauté de Marcelle, la foi de votre amitié, et quel terme fatal attend ceux qui, séduits par l’amour, se précipitent sans frein dans le sentier de perdition où il les entraîne. Hier au soir, en apprenant la mort de Chrysostome, nous avons su que son enterrement devait se faire en cet endroit ; et non moins remplis de compassion que de curiosité, nous avons résolu de quitter notre droit chemin pour venir voir de nos propres yeux ce dont le seul récit nous avait si vivement touchés. Pour prix de cette compassion, et du désir que nous avons formé de remédier, si nous avions pu, à cette infortune, nous vous prions, ô discret Ambroise, et moi, du moins, je vous supplie que renonçant à brûler ses écrits, vous m’en laissiez enlever quelques-uns. »

Sans attendre la réponse du berger, Vivaldo étendit la main et saisit quelques papiers, de ceux qui se trouvaient le plus à sa portée. Voyant cela, Ambroise lui dit :

« Par courtoisie, je consentirai, seigneur, à ce que vous gardiez ceux que vous avez pris ; mais espérer que je renonce à jeter le reste au feu, c’est une espérance vaine. »

Vivaldo, qui brûlait de savoir ce que contenaient ces papiers, en ouvrit un précipitamment, et il vit qu’il avait pour titre Chant de désespoir. Quand Ambroise l’entendit citer :

« Voilà, s’écria-t-il, les derniers vers qu’écrivit l’infortuné ; et, pour que vous voyiez, seigneur, en quelle situation l’avait réduit sa disgrâce, lisez-les de manière que vous soyez entendu : vous en aurez bien le temps pendant qu’on achèvera de creuser la tombe.

– C’est ce que je ferai de bon cœur, » répondit Vivaldo ; et comme tous les assistants partageaient son envie, ils se mirent en cercle autour de lui, et voici ce qu’il leur lut d’une voix haute et sonore.

Chapitre XIV

Où sont rapportés les vers désespérés du berger défunt, avec d’autres événements inespérés


Chant de Chrysostome[101]

« Puisque tu veux, cruelle, que l’on publie de bouche en bouche et de pays en pays l’âpre violence de ta rigueur, je ferai en sorte que l’enfer lui-même communique à ma triste poitrine un accent lamentable qui change l’ordinaire accent de ma voix. Et, au gré de mon désir, qui s’efforce de raconter ma douleur et tes prouesses, il en sortira un effroyable cri, auquel seront mêlés, pour plus de tourment, des morceaux de mes misérables entrailles. Écoute donc, et prête une oreille attentive, non pas au son harmonieux, mais au bruit confus qui, pour ma satisfaction et pour ton dépit, s’exhale du fond de ma poitrine amère :

« Que le rugissement du lion, le féroce hurlement du loup, le sifflement horrible du serpent écailleux, l’effroyable cri de quelque monstre, le croassement augural de la corneille, le vacarme du vent qui agite la mer, l’implacable mugissement du taureau vaincu, le plaintif roucoulement de la tourterelle veuve, le chant sinistre du hibou, et les gémissements de toute la noire troupe de l’enfer accompagnent la plainte de mon âme, et se mêlent en un son qui trouble tous les sens ; car la peine qui me déchire a besoin, pour être contée, de moyens nouveaux.

« Ce ne sont point les sables dorés du Tage, ni les oliviers du fameux Bétis, qui entendront les échos de cette étrange confusion : c’est sur le sommet des rochers et dans la profondeur des abîmes que, d’une langue morte, mais de paroles toujours vivantes, se répandront mes déchirantes peines ; ou dans d’obscurs vallons, ou sur des plages arides, ou dans des lieux que le soleil n’éclaira jamais de sa lumière, ou parmi la multitude de bêtes venimeuses que nourrit le limon du Nil. Et, tandis que, dans les déserts sauvages, les échos sourds et incertains résonneront de mon mal et de ta rigueur sans pareille, par privilège de mon misérable destin, ils seront portés dans l’immensité du monde.

« Un dédain donne la mort ; un soupçon faux ou vrai met à bout la patience ; la jalousie tue d’une pointe cruelle ; une longue absence trouble la vie, et à la crainte de l’oubli ne résiste nulle espérance d’un sort heureux ; en tout se montre la mort inévitable. Mais moi, prodige inouï ! je vis jaloux, absent, dédaigné, et certain des soupçons qui me tuent. Dans l’oubli où mon feu s’avive, et parmi tant de tourments, ma vue ne peut atteindre l’ombre de l’espérance, et, dans mon désespoir, je ne la désire pas ; au contraire, pour me plonger et m’opiniâtrer dans ma plainte, je jure de la fuir éternellement.

« Peut-on, par hasard, dans le même instant, espérer et craindre ? ou est-ce bien de le faire, quand les raisons de craindre sont les plus certaines ? Dois-je, si la cruelle jalousie se présente à moi, dois-je fermer les yeux, quand je ne peux manquer de la voir à travers les mille blessures dont mon âme est percée ? Qui n’ouvrirait toutes grandes les portes à la méfiance et à la crainte, quand il voit l’indifférence à découvert, ses soupçons devenus, par une amère conviction, des vérités palpables, et la vérité nue déguisée en mensonge ? Ô jalousie, tyran du royaume d’Amour, mets-moi des fers à ces deux mains ! Donne-moi, Dédain, la corde du supplice ! Mais, hélas ! par une cruelle victoire, la Souffrance étouffe votre souvenir !

« Je meurs enfin, et pour n’espérer jamais aucun bon succès, ni dans la vie, ni dans la mort, je m’obstinerai et resterai ferme en ma pensée ; je dirai qu’on a toujours raison de bien aimer, et que l’âme la plus libre est celle qui est le plus esclave de la tyrannie de l’amour ; je dirai que celle qui fut toujours mon ennemie a l’âme aussi belle que le corps, que son indifférence naît de ma faute, et que c’est par les maux qu’il nous fait qu’Amour maintient en paix son empire. Cette opinion et un lacet misérable, accélérant le terme fatal où m’ont conduit tes dédains, j’offrirai aux vents le corps et l’âme sans laurier, sans palme de gloire à venir.

« Toi qui fais voir, par tant de traitements cruels, la raison qui m’oblige à traiter de même la vie qui me lasse et que j’abhorre ; puisque cette profonde blessure de mon cœur te donne d’éclatantes preuves de la joie qu’il sent à s’offrir aux coups de ta rigueur, si, par bonheur, tu me reconnais digne que le pur ciel de tes beaux yeux soit troublé par la mort, n’en fais rien : je ne veux pas que tu me donnes un regret en échange des dépouilles de mon âme. Au contraire, que ton rire, dans le moment funeste, prouve que ma fin est une fête pour toi. Mais c’est une grande simplicité de te donner cet avis, sachant que tu mets ta gloire à ce que ma vie arrive si promptement à son terme.

« Viennent donc, puisque l’heure a sonné, viennent du profond de l’abîme, Tantale avec sa soif, Sisyphe avec le poids de son rocher ; que Prométhée amène son vautour, qu’Ixion n’arrête point sa roue, ni les cinquante Sœurs leur interminable travail ; que tous ensemble transportent dans mon cœur leur mortel supplice, et qu’à voix basse (si l’on en doit à celui qui meurt de sa main) ils chantent de tristes obsèques à ce corps auquel on refusera un saint linceul ; que le portier de l’enfer, aux trois têtes, que mille autres chimères et mille autres monstres fassent à ce concert un douloureux contre-point : il me semble que nulle autre pompe ne peut mieux convenir aux funérailles d’un homme mort d’amour.

« Chant de désespoir, n’éclate pas en plaintes quand tu abandonneras ma triste compagnie ; au contraire, puisque la cause qui t’a fait naître augmente de mon malheur son bonheur, garde-toi, même en la sépulture, de montrer ta tristesse. »

Bons furent trouvés les vers de Chrysostome par ceux qui en avaient entendu la lecture. Toutefois Vivaldo fit remarquer qu’ils ne paraissaient pas d’accord avec ce qu’on lui avait raconté de la modestie et de la vertu de Marcelle ; Chrysostome, en effet, s’y plaignait de jalousie, de soupçons, d’absences, toutes choses fort au détriment de la bonne et pure renommée de son amante. Mais Ambroise, comme un homme qui avait su les plus secrètes pensées de son ami, répondit aussitôt :

« Il faut que vous sachiez, seigneur, pour éclaircir votre doute, qu’au moment où cet infortuné écrivit les vers que vous venez de lire, il était loin de Marcelle, qu’il avait volontairement quittée pour essayer si l’absence userait avec lui de son ordinaire pouvoir, et comme, pour l’amant absent, il n’est soupçon qui ne le poursuive ni crainte qui ne l’assiége, de même Chrysostome souffrait les tourments trop réels d’une jalousie imaginaire. Ainsi demeure hors de toute atteinte la vérité que publie la renommée sur la vertu de Marcelle, à laquelle, au défaut près d’être cruelle, un peu arrogante et très-dédaigneuse, l’envie même ne pourrait reprocher ni découvrir la moindre tache. »

Vivaldo lui répondit qu’il avait raison ; et, comme il voulait lire un autre papier de ceux qu’il avait sauvés du feu, il en fut empêché par une merveilleuse vision (tel en paraissait du moins l’objet) qui tout à coup s’offrit à leurs yeux. Sur la roche au pied de laquelle se creusait la sépulture apparut la bergère Marcelle, si belle, que sa beauté passait sa renommée. Ceux qui ne l’avaient point encore vue la regardaient dans le silence de l’admiration, et ceux qui avaient l’habitude de la voir ne restèrent pas moins étonnés que les autres. Mais dès qu’Ambroise l’eut aperçue, il s’écria avec l’accent d’une âme indignée :

« Viens-tu par hasard, sauvage basilic de ces montagnes, dont le seul regard empoisonne, viens-tu voir si ta présence fera couler le sang des blessures de ce malheureux que ta cruauté a privé de la vie ? Viens-tu t’applaudir et te glorifier des cruelles prouesses de ta bizarre humeur ? ou bien voir, du haut de cette colline, comme un autre impitoyable Néron, l’incendie de sa Rome en flammes, ou fouler aux pieds ce misérable cadavre, comme la fille dénaturée de Tarquin foula celui de son père[102] ? Dis-nous vite ce qui t’amène, et ce que tu souhaites de nous ; car, sachant que jamais la volonté de Chrysostome ne cessa de t’obéir durant sa vie, je ferai en sorte, après sa mort, que tu sois également obéie par les volontés de tous ceux qui s’appelèrent ses amis.

– Je ne viens, ô Ambroise, répondit Marcelle, pour aucune des choses que tu as dites ; je viens prendre moi-même ma défense, et prouver combien ont tort ceux qui m’accusent de leurs peines et de la mort de Chrysostome. Je vous prie donc, vous tous qui êtes ici présents, de m’écouter avec attention ; il ne faut dépenser ni beaucoup de temps ni beaucoup de paroles pour démontrer une vérité aux esprits intelligents.

« Le ciel, à ce que vous dites, m’a faite belle, de telle sorte que, sans pouvoir vous en défendre, ma beauté vous force de m’aimer ; et, en retour de l’amour que vous avez pour moi, vous dites et vous prétendez que je suis tenue de vous aimer. Je reconnais bien, par l’intelligence naturelle que Dieu m’a donnée, que tout ce qui est beau est aimable ; mais je ne puis comprendre que, par la raison qu’il est aimable, ce qui est aimé comme beau soit tenu d’aimer ce qui l’aime, d’autant mieux qu’il pourrait arriver que ce qui aime le beau fût laid : or le laid étant digne de haine, il vient mal à propos de dire : Je t’aime parce que tu es belle ; tu dois m’aimer quoique je sois laid. Mais supposons que les beautés soient égales : ce n’est pas une raison pour que les désirs soient égaux, car de toutes les beautés ne naît pas l’amour : il y en a qui réjouissent la vue sans soumettre la volonté. Si toutes les beautés touchaient et forçaient les cœurs, le monde serait une confusion où les volontés se croiseraient et s’entrechoqueraient sans savoir où se prendre et se fixer ; car, rencontrant des beautés en nombre infini, les désirs seraient également infinis ; et l’amour véritable, à ce que j’ai ouï dire, ne se divise point : il doit être volontaire et non forcé. S’il en est ainsi, comme je le crois, pourquoi voulez-vous que mon cœur cède à la contrainte, et seulement parce que vous dites que vous m’aimez bien ? Mais, dites-moi, si le ciel, au lieu de me faire belle, m’eût faite laide, serait-il juste que je me plaignisse de vous parce que vous ne m’aimeriez pas ? D’ailleurs, vous devez considérer que la beauté que j’ai, je ne l’ai pas choisie ; telle qu’elle est, le ciel me l’a donnée par pure grâce, sans prière, sans choix de ma part ; et, de même que la vipère ne mérite pas d’être accusée du venin qu’elle porte dans sa bouche, bien que ce venin cause la mort, parce que la nature le lui a donné, de même je ne mérite pas de reproches pour être née belle. La beauté, dans la femme honnête, est comme le feu éloigné, comme l’épée immobile ; ni l’un ne brûle, ni l’autre ne blesse ceux qui ne s’en approchent point. L’honneur et la vertu sont des ornements de l’âme, sans lesquels le corps peut, mais ne doit point paraître beau. Eh bien, si l’honnêteté est un des mérites qui ornent et embellissent le plus le corps et l’âme, pourquoi la femme qu’on aime pour ses charmes devrait-elle la perdre, afin de correspondre aux désirs de l’homme qui, pour son plaisir seul, essaye, par tous les moyens, de la lui enlever ? Libre je suis née, et, pour pouvoir mener une vie libre, j’ai choisi la solitude des champs. Les arbres de ces montagnes sont ma compagnie, les eaux claires de ces ruisseaux, mes miroirs ; c’est aux arbres et aux ruisseaux que je communique mes pensées et mes charmes. Je suis un feu éloigné, une épée mise hors de tout contact. Ceux que j’ai rendus amoureux par ma vue, je les ai détrompés par mes paroles ; et si les désirs ne s’alimentent que d’espérance, n’en ayant jamais donné la moindre ni à Chrysostome ni à nul autre, on peut dire que c’est plutôt son obstination que ma cruauté qui lui a donné la mort. Si l’on m’objecte que ses désirs étaient honnêtes, et que, pour cela, j’étais obligée de m’y rendre, je répondrai que quand, dans ce même endroit où l’on creuse à présent sa fosse, il me découvrit l’honnêteté de son intention, je lui dis que la mienne était de vivre en perpétuelle solitude, et que la terre seule possédât les dépouilles intactes de ma beauté ; que si, malgré cet avis qui devait lui dessiller les yeux, il voulut s’obstiner contre l’espérance et naviguer contre le vent, est-il étonnant qu’il ait fait naufrage au milieu du golfe de son imprudence ? Si je l’avais abusé, j’aurais été fausse ; si je l’avais satisfait, j’aurais manqué à ma sainte résolution. Il s’opiniâtra, quoique détrompé ; il se désespéra, sans être haï. Voyez maintenant s’il est juste qu’on m’accuse de ses tourments. Ai-je trompé quelqu’un, qu’il se plaigne ; ai-je manqué à mes promesses, qu’il se désespère ; l’ai-je appelé, qu’il prenne confiance ; l’ai-je admis à mes faveurs, qu’il se glorifie. Mais doit-il me nommer cruelle et homicide, celui que je n’ai point trompé, point appelé, point choisi ? Le ciel, jusqu’à présent, n’a pas voulu que j’aimasse par fatalité ; croire que j’aimerai par choix, c’est une erreur. Que cet avertissement général serve à tous ceux qui me sollicitent pour leur goût particulier, et que l’on sache dorénavant que, si quelqu’un meurt pour moi, ce ne sera ni de jalousie ni de dédain ; car celle qui n’aime personne ne peut donner de jalousie à personne, et détromper les gens n’est pas les dédaigner. Celui qui m’appelle basilic et bête féroce, qu’il me fuie comme une chose haïssable et dangereuse ; celui qui m’appelle ingrate, qu’il ne me serve pas ; étrange et impénétrable, qu’il ne cherche point à me connaître ; cruelle, qu’il cesse de me poursuivre. Cette bête, ce basilic, cette ingrate, cette cruelle, cette impénétrable, ne veut les chercher, les suivre, les servir et les connaître en aucune façon. Si ses impatiences et ses ardents désirs ont fait périr Chrysostome, la faute en est-elle à ma conduite honnête et à ma circonspection ? Si je conserve ma vertu parmi les arbres de ces solitudes, pourquoi veut-il me la faire perdre, celui qui veut que je la garde parmi les hommes ? J’ai, comme vous le savez, des biens à moi ; je ne convoite pas ceux des autres ; ma situation me rend libre, et il ne me plaît pas de me faire esclave. Je n’aime ni ne hais personne. On ne peut dire que je trompe celui-ci, que je flatte celui-là, que je me raille de l’un et m’adoucis avec l’autre. L’honnête compagnie des bergères de ces villages et le soin de mes chèvres suffisent à mes plaisirs. Ces montagnes forment tout le domaine de mes désirs, et si parfois ils en franchissent les limites, c’est pour contempler la beauté du ciel, où l’âme doit diriger ses pas, comme à son premier et dernier séjour. »

En achevant ces mots, et sans attendre aucune réponse, la bergère se retourna, et disparut dans le plus épais d’un bois qui couvrait la montagne, laissant dans l’admiration, aussi bien de son esprit que de sa beauté, tous ceux qui l’avaient entendue. Quelques-uns de ceux qu’avait blessés la puissante flèche des rayons de ses beaux yeux firent mine de vouloir la suivre, sans mettre à profit l’avertissement qu’elle venait de leur donner. Mais aussitôt que don Quichotte s’aperçut de leur intention, il lui sembla que l’occasion était belle d’exercer sa chevalerie, en portant secours aux demoiselles qui en avaient besoin. Mettant la main à la garde de son épée, d’une voix haute et intelligible, il s’écria :

« Que personne, de quelque état et condition que ce soit, ne s’avise de suivre la belle Marcelle, sous peine d’éveiller mon indignation et d’encourir ma colère. Elle a prouvé, par d’éclatantes raisons, qu’elle est à peu près, ou plutôt tout à fait innocente de la mort de Chrysostome ; elle a prouvé combien elle est éloignée de condescendre aux vœux d’aucun de ses amants. Au lieu donc d’être suivie et poursuivie, il est juste qu’elle soit estimée et honorée de toutes les âmes honnêtes qui peuplent le monde ; car elle y est sans doute la seule femme qui passe sa vie en de si pures intentions. »

Soit que les menaces de don Quichotte leur imposassent, soit qu’Ambroise les priât de remplir jusqu’au bout leur devoir envers son ami, aucun des bergers ne fit un pas pour s’éloigner jusqu’à ce que, la fosse creusée, et les papiers de Chrysostome brûlés, ils eussent déposé son corps dans la tombe : ce qui ne s’acheva point sans arracher des larmes à tous les assistants. On couvrit la fosse d’un large éclat de rocher, en attendant qu’on eût achevé une pierre tumulaire sur laquelle, à ce que dit Ambroise, il pensait faire graver ces vers pour épitaphe :

« Ci-gît le corps glacé d’un amant malheureux, qui fut un berger de troupeaux, et que perdit un refus d’amour[103].

« Il mourut sous les coups de la rigueur d’une ingrate beauté par qui l’Amour étend la tyrannie de son empire. »

On répandit ensuite sur la sépulture une infinité de fleurs et de branchages, et tous les bergers, ayant témoigné à leur ami Ambroise la part qu’ils prenaient à sa douleur, lui dirent successivement adieu. Vivaldo et son compagnon en firent autant, et, de son côté, don Quichotte prit congé de ses hôtes et des voyageurs, lesquels le conviaient à les accompagner à Séville, lieu si fécond en aventures, lui disaient-ils, qu’on en trouve plus au coin de chaque rue qu’en nulle autre ville du monde. Don Quichotte les remercia de leur conseil et de la bonne grâce qu’ils montraient à lui rendre service ; mais il ajouta qu’il ne voulait ni ne devait aller à Séville avant qu’il eût purgé toutes ces montagnes des bandits dont elles passaient pour être infestées.

Les voyageurs, le voyant en cette bonne résolution, ne voulurent pas l’importuner davantage. Au contraire, après lui avoir dit une autre fois adieu, ils poursuivirent leur chemin, pendant lequel les sujets d’entretien ne leur manquèrent pas, ayant à converser sur l’histoire de Marcelle et de Chrysostome, et sur les folies de don Quichotte. Celui-ci résolut d’aller à la recherche de la bergère Marcelle, et de s’offrir à son service. Mais les choses n’arrivèrent point comme il l’imaginait, ainsi qu’on le verra dans la suite de cette véridique histoire, dont la seconde partie se termine en cet endroit.

LIVRE 3°

NOTES


[72] Cervantès divisa la première partie du Don Quichotte en quatre livres fort inégaux entre eux, car le troisième est plus long que les deux premiers, et le quatrième plus long que les trois autres. Il abandonna cette division dans la seconde partie, pour s’en tenir à celle des chapitres.

[73] Ainsi ce fut le sage Alquife qui écrivit la chronique d’Amadis de Grèce ; le sage Friston, l’histoire de don Bélianis ; les sages Artémidore et Lirgandéo, celle du chevalier de Phœbus ; le sage Galténor, celle de Platir, etc.

[74] Ou cette plaisanterie, fort heureusement placée par Cervantès en cet endroit, avait cours de son temps, même hors de l’Espagne, ou Shakespeare et lui l’ont imaginée à la fois. On lit, dans les Joyeuses bourgeoises de Windsor (acte II, scène II) :

FALSTAF- Bonjour, ma bonne femme.

QUICKLY- Plaise à Votre Seigneurie, ce nom ne m’appartient pas.

FALSTAF- Ma bonne fille, donc.

QUICKLY- J’en puis jurer ; comme l’était ma mère quand je suis venue au monde.

[75] Cervantès veut parler de l’hébreu, et dire qu’il aurait bien trouvé quelque juif à Tolède.

[76] On a donné le nom de Morisques aux descendants des Arabes et des Mores restés en Espagne après la prise de Grenade, et convertis par force au christianisme. Voyez, à ce sujet, mon Histoire des Arabes et des Mores d’Espagne, t. I, chap. VII.

[77] Pour accommoder son livre à la mode des romans de chevalerie, Cervantès suppose qu’il fut écrit par un More, et ne se réserve à lui-même que le titre d’éditeur. Avant lui, le licencié Pedro de Lujan avait fait passer son histoire du chevalier de la Croix pour l’œuvre du More Xarton, traduite par un captif de Tunis.



L’orientaliste don José Conde a récemment découvert la signification du nom de ce More, auteur supposé du Don Quichotte. Ben-Engéli est un composé arabe dont la racine, iggel ou eggel, veut dire cerf, comme Cervantès est un composé espagnol dont la racine est ciervo. Engéli est l’adjectif arabe correspondant aux adjectifs espagnols cerval ou cervanteño. Cervantès, longtemps captif parmi les Mores d’Alger, dont il avait appris quelque peu la langue, a donc caché son nom sous un homonyme arabe.

[78] Au contraire, c’est la seule fois que Sancho soit nommé Zancas. Il est presque superflu de dire que Panza signifie panse, et Zancas, jambes longues et cagneuses.

[79] Cervantès fait sans doute allusion au nom de chien que se donnaient réciproquement les chrétiens et les Mores. On disait en Espagne : Perro moro.

[80] La Santa Hermandad, ou Sainte Confrérie, était une juridiction ayant ses tribunaux et sa maréchaussée, spécialement chargée de la poursuite et du châtiment des malfaiteurs. Elle avait pris naissance dès le commencement du treizième siècle, en Navarre, et par des associations volontaires ; elle pénétra depuis en Castille et en Aragon, et fut complètement organisée sous les rois catholiques.

[81] Ou Fier-à-Bras. « C’était, dit l’Histoire de Charlemagne, un géant, roi d’Alexandrie, fils de l’amiral Balan, conquérant de Rome et de Jérusalem, et païen ou Sarrasin. Il était grand ennemi d’Olivier, qui lui faisait des blessures mortelles ; mais il en guérissait aussitôt en buvant d’un baume qu’il portait dans deux petits barils gagnés à la conquête de Jérusalem. Ce baume était, à ce qu’on croit, une partie de celui de Joseph d’Arimathie (qui servit à embaumer le Sauveur). Mais Olivier, ayant réussi à submerger les deux barils au passage d’une profonde rivière, vainquit Fier-à-Bras, qui reçut ensuite le baptême et mourut converti, comme le rapporte Nicolas de Piamonte. » (Historia de Carlo Magno, cap. VIII et XII.)

[82] Orlando furioso, canto XVIII, CLXI, etc.

[83] Voici le serment du marquis de Mantoue, tel que le rapportent les anciens romances composés sur son aventure : « Je jure de ne jamais peigner mes cheveux blancs ni couper ma barbe, de ne point changer d’habits ni renouveler ma chaussure, de ne point entrer en lieux habités ni ôter mes armes, si ce n’est pour une heure, afin de me laver le corps, de ne point manger sur nappe ni m’asseoir à table, jusqu’à ce que j’aie tué Charlot, ou que je sois mort dans le combat… »

[84] Dans le poëme de Boyardo, le roi de Tartarie, Agrican, vient faire le siége d’Albraque avec une armée de deux millions de soldats, qui couvrait quatre lieues d’étendue. Dans le poëme de l’Arioste, le roi Marsilio assiége la même forteresse avec les trente-deux rois ses tributaires et tous leurs gens d’armes.

[85] Royaumes imaginaires cités dans l’Amadis de Gaule.

[86] Il peut être curieux de comparer cette description de l’âge d’or avec celles qu’en ont faites Virgile, dans le premier livre des Géorgiques, Ovide, dans le premier livre des Métamorphoses, et le Tasse, dans le chœur de bergers qui termine le premier acte de l’Aminta.

[87] Presque tous les instituts de chevalerie adoptèrent la même devise. Dans l’ordre de Malte, on demandait au récipiendaire : « Promettez-vous de donner aide et faveur aux veuves, aux mineurs, aux orphelins et à toutes les personnes affligées ou malheureuses ? » Le novice répondait : « Je promets de le faire avec l’aide de Dieu. »

[88] Rabel, espèce de violon à trois cordes, que l’on connaissait en Espagne dès les premières années du quatorzième siècle, car l’archiprêtre de Hita en fait mention dans ses poésies.

[89] Il y a dans l’original « … Plus que sarna (la gale) » pour Sara, femme d’Abraham. Don Quichotte répond ensuite : « Sarna vit plus que Sara. » Ces jeux de mots ne pouvaient être traduits.

[90] Il est dit, au chapitre XCIX du roman d’Esplandian, que l’enchanteresse Morgaïna, sœur du roi Artus, le tenait enchanté, mais qu’il reviendrait sans faute reprendre un jour le trône de la Grande-Bretagne. Sur son sépulcre, au dire de don Diégo de Véra (Epitome de los imperios), on avait gravé ce vers pour épitaphe :

HIC JACET ARTURUS, REX QUONDAM, REXQUE FUTURUS,

qu’on pourrait traduire ainsi :

CI-GÎT ARTHUR, ROI PASSÉ, ROI FUTUR.

Julian del Castillo a recueilli dans un ouvrage grave (Historia de los reyes godos) un conte populaire qui courait à son époque : Philippe II, disait-on, en épousant la reine Marie, héritière du royaume d’Angleterre, avait juré que, si le roi Artus revenait de son temps, il lui rendrait le trône.



Le docteur John Bowle, dans ses annotations sur le Don Quichotte, rapporte une loi d’Hoëlius le Bon, roi de Galles, promulguée en 998, qui défend de tuer des corbeaux sur le champ d’autrui. De cette défense, mêlée à la croyance populaire qu’Artus fut changé en corbeau, a pu naître l’autre croyance que les Anglais s’abstenaient de tuer ces oiseaux dans la crainte de frapper leur ancien roi.

[91] L’ordre de la Table-Ronde, fondé par Artus, se composait de vingt-quatre chevaliers et du roi président. On y admettait les étrangers : Roland en fut membre, ainsi que d’autres pairs de France. Le conteur don Diégo de Véra, qui recueillait dans son livre (Epitome de los imperios) toutes les fables populaires, rapporte que, lors du mariage de Philippe II avec la reine Marie, on montrait encore, à Hunscrit, la table ronde fabriquée par Merlin ; qu’elle se composait de vingt-cinq compartiments, teintés en blanc et en vert, lesquels se terminaient en pointe au milieu, et allaient s’élargissant jusqu’à la circonférence, et que dans chaque division étaient écrits le nom du chevalier et celui du roi. L’un de ces compartiments, appelé place de Judas, ou siége périlleux, restait toujours vide.

[92] Le romance entier est dans le Cancionero, p. 242 de l’édition d’Anvers. Lancelot du Lac fut originairement écrit par Arnault Daniel, poëte provençal.

[93] Renaud de Montauban devint empereur de Trébisonde ; Bernard del Carpio, roi d’Irlande ; Palmerin d’Olive, empereur de Constantinople ; Tirant le Blanc, césar de l’empire de Grèce, etc.

[94] « Tirant le Blanc n’invoquait aucun saint, mais seulement le nom de Carmésine ; et, quand on lui demandait pourquoi il n’invoquait pas aussi le nom de quelque saint, il répondait : « Celui qui sert plusieurs ne sert personne. » (Livre III, chap. XXVIII.)

[95] Ainsi, lorsque Tristan de Léonais se précipite d’une tour dans la mer, il se recommande à l’amie Iseult et à son doux Rédempteur.

[96] L’article 31 des statuts de l’ordre de l’Écharpe (la Banda) était ainsi conçu : « Qu’aucun chevalier de l’Écharpe ne soit sans servir quelque dame, non pour la déshonorer, mais pour lui faire la cour et pour l’épouser. Et quand elle sortira, qu’il l’accompagne à pied ou à cheval, tenant à la main son bonnet, et faisant la révérence avec le genou. »

[97] Don Quichotte veut parler sans doute de la princesse Briolange, choisie par Amadis pour son frère Galaor. « Il s’éprit tellement d’elle, et elle lui parut si bien, que, quoiqu’il eût vu et traité beaucoup de femmes, comme cette histoire le raconte, jamais son cœur ne fut octroyé en amour véritable à aucune autre qu’à cette belle reine. » (Amadis, lib. IV, cap. CXXI).

[98] Nessun la muova !

Que star non possa con Orlando a prova.

(Ariosto, canto XXIV, oct. 57.)

[99] On donnait alors dans le peuple le nom de cachopin ou gachupin à l’Espagnol qui émigrait aux Grandes-Indes par pauvreté ou vagabondage.

[100] Chrysostome étant mort désespéré, comme disent les Espagnols, c’est-à-dire par un suicide, son enterrement se fait sans aucune cérémonie religieuse. Ainsi il est encore vêtu en berger, et ne porte point la mortaja, habit religieux qui sert de linceul à tous les morts.

[101] Les stances de ce chant (canción) se composent de seize vers de onze syllabes (endecasilabos), dont les rimes sont disposées d’une façon singulière, inusitée jusqu’à Cervantès, et qu’on n’a pas imitée depuis. Dans cet arrangement, le pénultième vers, ne trouvant point de consonance dans les autres, rime avec le premier hémistiche du dernier.

Mas gran simpleza es avisarte desto,

Pues se que esta tu gloria conocida

En que mi vida llegue al fin tan presto.

Comme ces singularités, et même les principales beautés de la pièce (où elles sont rares) se trouvent perdues dans la traduction, je l’aurais volontiers supprimée, pour abréger l’épisode un peu long, un peu métaphysique, de Chrysostome et de Marcelle, s’il était permis à un traducteur de corriger son modèle, surtout quand ce modèle est Cervantès.

[102] L’érudition de l’étudiant Ambroise est ici en défaut. Tarquin était le second mari de Tullia, et c’est le corps de son père Servius Tullius qu’elle foula sous les roues de son char.

[103] Que fué pastor de ganado

Perdido por desamor.

Il y a dans cette strophe un insipide jeu de mots entre les paroles voisines ganado et perdido ; celle-ci veut dire perdu ; l’autre, qui signifie troupeau, veut dire aussi gagné.

Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire

Anti-spam