I
Je rencontrai le vieux Sage au moment où je considérais une troupe de moufflons aux cornes massives qui se battaient pour une croûte de pain. Il m’emmena vers les singes et vers les crocodiles. Chemin faisant nous vîmes des vautours chauves drapés dans leurs ailes, des perroquets, des grues, des lions, des ours. Le long d’un grillage, on voyait l’ancêtre du cheval de fiacre, chargé de muscles, et la tête basse ; puis le zèbre trop paré, et l’indomptable âne rouge, que les savants appellent l’hémione. Au moment où nous considérions l’allure du chameau, sa toison inculte, son air étranger et ses yeux sans fond, le ciel prit une couleur d’orage, un vent soudain courba les branches, et de grosses gouttes de pluie roulèrent dans la poussière. Il y eut une déroute de nourrices et l’odeur de la pluie se mêla à l’odeur des fauves. Il fallut s’enfuir jusqu’au cèdre. C’est là que le vieux Sage me fit le discours que j’attendais.
« J’étais venu, dit-il, en curieux, comme vous-même, afin de me nourrir les yeux de formes et de couleurs nouvelles. Mais le hasard, qui nous a présenté en même temps que la force des bêtes la force de l’orage, a donné un sens à ces cornes d’antilope et à ces croupes d’âne sauvage. Vous avez remarqué combien tous ces êtres sont puissants, définis et fermés. Bien loin de donner l’idée de quelque chose d’imparfait et d’esquissé, et comme d’une humanité manquée, tout au contraire ils affirment leur type, et s’y reposent. Chacun d’eux se borne à lui-même, et n’annonce aucune autre volonté que la volonté de durer tels qu’ils sont et de se reproduire tels qu’ils sont. Les petits des moufflons ont déjà leur vie faite. Aucun doute ne leur viendra jamais. Ce sont des dogmes, toutes ces bêtes-là. »
Il réfléchit un moment, et dit encore ceci : « Platon enseignait que les bêtes nous ont été données par les dieux, afin de nous faire comprendre la puissance de nos vices et de nos passions. Je ne crois guère qu’il y ait d’autres dieux en tout cela que les moufflons eux-mêmes, et les chameaux et les singes et les vautours. La leçon qu’ils nous donnent n’en est pas moins utile. Il y a une pensée animale, et un animal contentement de soi dont les bêtes sont comme les statues vivantes. Et toutes les bêtes ne sont pas en cage. Combien de moufflons barbus à figure humaine, et combien d’obstinés chevaux et chameaux parmi nous, un peu gracieux et poètes dans leur première jeunesse, mais bientôt pétrifiés, définis pour eux-mêmes, et les yeux fixés désormais sur leur pâture, et remâchant toujours le même refrain ; sûrs d’eux-mêmes, sourds aux autres, et suivant leur route, toute leur pensée ramassée sur leurs joies et leurs douleurs. Toutes ces bêtes m’ont rappelé ma vraie devise d’homme : me penser moi-même le moins possible, et penser toutes choses ».
II
Si le soir, en rentrant chez vous vers dix heures, vous levez les yeux au midi, il est impossible, si la nuit est claire, que vous ne soyez pas saisis par la vue d’Orion un peu penché, qui enjambe le ciel. Ce rectangle gauche, ces trois clous du baudrier, ces trois autres clous plus petits qui marquent la gaine de quelque couteau de chasse, tout cela est plein d’autorité. Quelque chose est durement affirmé par là. Mais quoi ?
L’Hiver. On croit toujours que l’été sera sans fin. Le roux Octobre a encore des douceurs. On remarque bien que les douces étoiles d’été, Arcturus, la Perle, Altaïr, Véga, glissent l’une après l’autre vers le couchant ; pourtant on les cherche encore ; on hésite ; on se perd dans cette brillante poussière d’étoiles. Mais Orion est un rude annonciateur. Je me souviens qu’au commencement de l’automne, comme j’écartais le rideau de ma fenêtre vers trois heures du matin, je vis soudain un autre monde, que je connaissais bien, que j’avais oublié. Orion était monté jusqu’au sommet de la nuit, tirant après lui Sirius, aux clartés froides. Je ne l’attendais pas si tôt. Je laissais rouler les jours tièdes entre mes doigts. Orion, ce fut un rappel à l’ordre. Ce furent les trois mois d’hiver signifiés. Ce fut la Nécessité chargée de neige et de glaçons. Quelle annonce pour les bergers !
Lis mieux. Ce n’est là qu’une lettre. Essaie de lire tout le ciel d’un seul regard. Il faut que tu domines les signes ; il faut que tu arraches au Chasseur Sauvage sa fausse barbe de glaçons. Prends garde au froid, qui glace tes pieds et tes pensées. Recouche-toi, et pense. Orion passe tous les jours dans le ciel. Toutes les étoiles y passent tous les jours. Véga aussi, ta préférée. C’est le soleil qui te cache tantôt les unes, tantôt les autres, lorsqu’il recule un peu vers l’est de jour en jour. Orion ne marche pas ; Orion est lié à tout le reste, toujours, sur un pied, toujours suivant les Pléiades, toujours traînant Sirius. Et, comme il s’en va maintenant tous les matins, ainsi il glissera le long de l’année, bientôt roi du soir, bientôt dévoré par le soleil.
Aussi m’élevant jusqu’à l’ordre véritable, voilà que je regarde pardessus l’épaule du Chasseur Sauvage, par-dessus les frimas, les neiges et les glaçons. Je vois déjà le soleil remonter, les jours plus longs, la lumière tonique de Février, les giboulées, la vapeur printanière. Orion tourne maintenant la roue, comme les autres. Je vois un autre Été, enchaîné aussi à la roue, et qui commence maintenant pour d’autres hommes. Je le vois ; je le sens presque. Je le sens dans cet hiver même, auquel ma pensée le rattache. Voilà comment la science, en liant toutes choses, lie l’espoir à la crainte, et tempère le froid par le chaud. Cela ne veut pas dire que la douce chaleur de mon lit, où j’ai fui devant le sauvage Orion, n’y soit pas aussi pour quelque chose.
III
Notre époque, dans l’histoire des idées, sera celle des psychologues. Et la psychologie, tout manuel le dit et tout le monde le sait, consiste à s’observer soi-même. Nos collégiens s’y exercent dès leurs dix-huit ans ; dans le fait cela les ennuie assez, et ils aiment bien mieux les raisonnements assurés, comme ceux que l’on fait sur les mécaniques. Mais les romans les ramènent dans ces sentiers de rêverie, de paresse et de complaisance. Tous les romans sont psychologiques ; et les meilleurs sont tristes. Non pas tristes par les événements ; mais par ce rabâchage sur soi-même : « Est-ce que j’aime ? Est-ce que je hais ? Suis-je triste ou gai ? » Le Malade Imaginaire se découvre toujours quelque petit mal, qu’il augmente par l’attention. Mais nous avons des Malheureux Imaginaires, qui réussissent encore bien mieux à tomber dans la mélancolie. Pourquoi ? Parce que notre pensée n’est point, et qu’il s’agit de la faire. Si on la laisse aller, ce n’est plus une pensée, c’est fantaisie, c’est folie. Bref, dès qu’on se contemple soi-même, c’est sottise que l’on contemple, c’est esclavage. Voilà pourquoi rien de notre pensée ne se laisse contempler sans tristesse, même le bonheur.
Je pense et je me regarde pensant, comme je regarderais un objet. Belle méthode pour penser ! Les idées s’enchaînent alors selon l’association, comme on dit ; je vais de rêve en rêve ; c’est un désordre, un tumulte, une incohérence. Naturellement ; car penser, c’est corriger, redresser, ordonner. Même s’il s’agit seulement de voir les choses, je ne m’en tiens jamais à ce qui se présente ; ce ne sont point des taches claires et obscures, de toutes couleurs ; c’est un chemin et ce sont des arbres. Encore bien mieux s’il s’agit de méditer sur des objets absents, par exemple sur le système planétaire ; alors tout se brouille naturellement ; par l’association des idées, toute la mythologie se met à danser ; des images reviennent, de ces vieilles cartes célestes où l’on voit des bonshommes dans les étoiles. Toute rêverie est par elle-même absurde. Il faut penser ; il faut tenir chaque planète sur sa piste ; il faut que les souvenirs s’ordonnent selon la vérité des choses ; c’est ainsi que se définit la fonction pensée ; il ne s’agit jamais d’observer ce qui est dans la pensée mais d’ordonner la pensée selon ce qui est dans les choses ; donc il ne faut jamais prendre les états d’âme comme tels ; il faut les faire et les refaire. Ou bien agir, ou bien dormir. Le demi-sommeil est mauvais ; voilà le premier article de la morale réelle.
Je prends Hercule comme le meilleur modèle du penseur : ce n’est point forcé ; ce n’est point paradoxe. Il faut penser des objets, afin de faire quelque changement utile dans le monde. Celui qui pense son ignorance ou son impuissance pense mal et est promptement puni par la tristesse. Mais penser la coopérative à laquelle on participe, c’est une vraie pensée d’Hercule tueur de monstres. Encore plus clairement pour les passions. Penser la tristesse c’est la redresser ; penser la haine c’est la redresser ; penser le désir c’est le redresser. Si tu prends ta bêche il faut bêcher la terre. Si tu prends ta pensée comme un outil, alors redresse-toi toi-même, pense bien. Le psychologue s’exerce à penser mal ; c’est un enfant qui grimace devant le miroir.
IV
Ce matin j’ai vu un chien qui hurlait ; et ce hurlement qui montait d’une octave à sa fin, ressemblait assez à ce hurlement do, la, do, si, do, do, que l’on décrit communément comme signe de la rage. Pendant que je me faisais ces remarques, le chien était déjà loin, hors de ma vue, hors de mon atteinte, porteur d’horribles maux peut-être.
Il n’y a point, dans les contrées sauvages, de bête féroce qui soit aussi redoutable pour l’homme que le chien l’est chez nous. Car, par nos idées, par notre prudence même, la morsure d’un chien enragé est le commencement d’une torture d’imagination sans remède ; un homme qui craint pour lui-même, qui guette, qui attend quelque symptôme de cette effrayante maladie est plus à plaindre, sans doute, que celui qui est déjà dans les convulsions. On devrait donc craindre bien plus un chien qu’un lion ; purger les rues de tous ces chiens en liberté, et même de tous ces chiens sans muselière qui, quoique tenus en laisse, n’en sont pas moins capables de mordre. Peut-être même serait-il raisonnable de scier par mesure de police toutes les dents pointues de tous les chiens ; car il paraît que les autres dents ne peuvent inoculer le virus. Bref les hommes devraient se liguer contre les chiens.
Mais l’amitié l’emporte, et cela est beau à considérer. Je ne sais comment cela se fait ; le chien est bien clairement conduit par la partie inférieure de lui-même : il est gourmand ; il est libidineux ; il est brave contre les faibles, et souvent poltron ; mais il sait aimer. Il aime sans conditions ; il aime religieusement ; il adore. Tout le monde a pu voir des chiens très forts et très méchants frappés à tour de bras par leur maître ; ils se couchent, ils implorent, ils gémissent ; ils ne se révoltent jamais. Ils reconnaissent le droit de leur maître sur eux ; ils se donnent à un maître ; et ils ne se reprennent jamais. Même après un long temps, ils reconnaîtront encore leur premier maître, et, si les deux maîtres se présentent en même temps, le chien va de l’un à l’autre, comme s’il n’avait aucun moyen de se délier lui-même de ses serments, ni de les faire annuler par qui que ce soit.
Ces traits sont bien touchants ; ils le sont d’autant plus que cet ami parfait est très peu raisonnable. Les rôdeurs savent bien qu’avec un peu de corne brûlée prise chez le maréchal ferrant, on séduit le plus prudent, le plus féroce et le mieux nourri des chiens ; il manque à ses devoirs de gardien ; il laissera assassiner son maître ; mais il aime son maître présent avant tout et plus que tout. Ce pouvoir absolu, et qui fait le bonheur de l’esclave, est bien doux à exercer. Peu d’hommes y résistent. On hait ou on craint le chien qu’on pourrait avoir ; on aime celui qu’on a. Par où l’on voit la merveilleuse puissance du plus petit mouvement d’amitié.
V
La fonction pensée consiste toujours à surmonter quelque chose. Juger est un beau mot, par son double sens : on juge que deux et deux font quatre ; on juge que l’envieux est méprisable. La profonde sagesse populaire qui se montre dans le langage nous conduit ici à une pensée lumineuse, c’est que juger c’est toujours décréter, légiférer, disposer les forces selon l’ordre humain, dresser l’animal, qui doit ici lécher les bottes.
Il y a une grande leçon dans la dureté du chasseur. Chacun sait que le chasseur aime son chien ; mais cet amour n’abdique jamais, il est dominateur. « Qui aime bien châtie bien ». Aussi voyez ; il y a de la cordialité entre le chien et l’homme ; même l’homme reconnaît bien la sagacité de cet instinct supérieur, qui va droit à la perdrix invisible ; et tout chasseur citera des traits de son chien. Mais comparez à la petite maîtresse qui fait des discours à son amour de chien ; elle se met à quatre pattes ; elle rend au chien un amour de chien. Le chasseur, par un sentiment sûr, reste debout ; il gouverne ; il frappe ; les mouvements de queue n’y font rien, ni l’aplatissement, ni l’attention si flatteuse, ni la fidélité à toute épreuve, ni le courage ; cette câlinerie animale ne retarde pas le coup de botte ; la bonne intention, le regret, le désespoir, la morne tristesse, toute l’éloquence des passions, tous les trésors du sentiment, tout cela est froidement plié, redressé, annulé par le Juge. Le Juge, c’est le chasseur.
Observez maintenant le chien lorsque, par permission spéciale, il est assis entre les jambes du chasseur au repos. Comme il est fier d’avoir un maître si dur ! Comme il a bien trouvé là sa fin et sa place. Cette dignité de chien obéissant il ne la désire point comme il désire la soupe ou la chienne ; il aime pourtant son rôle de chien ; il aime cette puissance gouvernante pour laquelle il n’est qu’instrument. Ce rapport du chien à l’homme fait voir comment les passions s’attachent à l’ordre supérieur, et se satisfont mieux par cette contrainte que si elles retombaient dans leur nature.
Toutes les pensées naturelles sont comme des chiens. Il y a une manière de les aimer qui entraîne toute la pensée vers le plus bas. Par exemple un poète décadent ; il prend tout ce qui s’offre, impressions, images, suites de mots ; il regarde fleurir son cher moi ; il l’aime mal. Je dirais qu’il l’aime trop peu. Il faut redresser et surmonter toute pensée qui se montre. De cette forme sombre, indistincte, si aisément interprétée par la crainte, de cette forme au tournant du chemin, le soir, j’en fais un arbre, et je passe. Cette colère je la nie ; cette envie je la réprime à coups de bottes. Cette mélancolie, je ne l’entends même pas qui gémit comme le chien à la fente d’une porte ; ce désespoir, je lui dis : couche-toi et dors. Besogne de tous les jours, qui est le principal du réveil humain. Le fou, au contraire, est l’homme qui se laisse penser, sentir, rêver. Tous les rêveurs sont tristes. Et la religion, au sens ordinaire, n’est qu’abandon de soi aux jeux de la pensée, pressentiments, accablements, vagues espérances. On ne songe pas assez à ceci que la pensée, par l’attention, est la négation de tout cela ; toujours réplique de la volonté à la crainte et à l’espérance. Le bon paysan ne gémit pas sur les chardons ; il les coupe.
VI
Penser n’est pas croire. Peu de gens comprennent cela. Presque tous, et ceux-là même qui semblent débarrassés de toute religion, cherchent dans les sciences quelque chose qu’ils puissent croire. Ils s’accrochent aux idées avec une espèce de fureur ; et, si quelqu’un veut les leur enlever, ils sont prêts à mordre. Ils disent qu’ils ont une « curiosité passionnée » ; et, au lieu de dire : problème, ils disent énigme. Ils parlent de soulever le voile d’Isis, comme si c’était défendu, et comme s’ils devaient y trouver des jouissances miraculeuses. Aussi, dans les discussions, vous ne les voyez point sourire ; ils sont tendus comme des Titans soulevant la montagne.
Je me ferais une tout autre idée de l’Intelligence. Je la vois plus libre que cela, plus souriante aussi. Je la vois jeune ; l’Intelligence c’est ce qui, dans un homme, reste toujours jeune. Je la vois en mouvement, légère comme un papillon ; se posant sur les choses les plus frêles sans seulement les faire plier. Je la vois comme une main exercée et fine qui palpe l’objet, non comme une lourde main qui ne sait pas saisir sans déformer. Lorsque l’on croit, l’estomac s’en mêle et tout le corps est raidi ; le croyant est comme le lierre sur l’arbre. Penser, c’est tout à fait autre chose. On pourrait dire : penser, c’est inventer sans croire.
Imaginez un noble physicien, qui a observé longtemps les corps gazeux, les a chauffés, refroidis, comprimés, raréfiés. Il en vient à concevoir que les gaz sont faits de milliers de projectiles très petits qui sont lancés vivement dans toutes les directions et viennent bombarder les parois du récipient. Là-dessus le voilà qui définit, qui calcule ; le voilà qui démonte et remonte son « gaz parfait » comme un horloger ferait pour une montre. Eh bien je ne crois pas du tout que cet homme ressemble à un chasseur qui guette une proie. Je le vois souriant, et jouant avec sa théorie ; je le vois travaillant sans fièvre et recevant les objections comme des amies ; tout prêt à changer ses définitions si l’expérience ne les vérifie pas, et cela très simplement, sans gestes de mélodrame. Si vous lui demandez : « Croyez-vous que les gaz soient ainsi ? » il répondra : « Je ne crois pas qu’ils soient ainsi ; je pense qu’ils sont ainsi. » Cette liberté d’esprit est presque toujours mal comprise, et passe pour scepticisme. L’esclave affranchi garde encore longtemps l’allure d’un esclave ; le souvenir de la chaîne fait qu’il traîne encore la jambe ; et, quoiqu’il ait envoyé Dieu à tous les diables, il ne sait pas encore réfléchir sans que le feu de l’enfer colore ses joues.
VII
La liberté intellectuelle, ou Sagesse, c’est le doute. Cela n’est pas bien compris, communément. Mais pourquoi ? Parce que nous prenons comme douteurs des gens qui pensent par jeu, sans ténacité, sans suite ; des paresseux enfin. Il faut bien se garder de cette confusion. Douter, c’est examiner, c’est démonter et remonter les idées comme des rouages, sans prévention et sans précipitation, contre la puissance de croire qui est formidable en chacun de nous.
On a mal jugé Montaigne ; et de là vient sans doute qu’on ne le lit pas assez. Et sur quoi le juge-t-on ? Sur son « que sais-je ? » qui n’est nullement son dernier mot, mais qu’il propose seulement à ceux qui voudraient douter de tout par jeux de sophistique, comme la formule la moins affirmative qui soit. Et puis sur ce que le doute serait un « mol chevet pour une tête bien faite ». Mais ces deux formules représentent très mal un des penseurs les plus vigoureux que l’on puisse lire. Par quoi ? Par une sincérité entière, à ce qu’il semble. C’est un homme qui pense véritablement, non pour les autres, mais pour lui-même, et qui fait l’inventaire de ses pensées, qui les pèse, qui les étire, qui les passe au feu de la critique, sans égards, sans respect. C’est quand on le suit que l’on saisit bien ce qu’il faut de force humaine pour douter. Douter est un travail de force, comme forger.
Renouvier, un penseur fort aussi, mais plus abstrait, moins naturel, moins forgeron dans sa manière, a fait une remarque bien simple mais bien saisissante, c’est qu’un fou ne doute jamais. Un fou, c’est un homme qui croit tout ce qui lui vient à l’esprit. Cet état, qui nous paraît si monstrueux, si loin de nous, nous étonnerait moins si nous pensions à la variété et à l’incohérence de nos rêveries et de nos rêves. Dans le repos, nous croyons tout. Qu’est-ce donc que se réveiller et se reprendre ? C’est rejeter des croyances. C’est dire non. C’est penser contre l’idée qui se présente. C’est douter.
La peur est un mouvement animal bien redoutable. Et qui nous apporte quoi ? Une croyance tout de suite. La peur est tyranniquement affirmative, je crains le loup, je le vois, je me sauve à toutes jambes ; plus je cours, plus je crois ; ma fuite vaut preuve. Il y a de ce mouvement dans tout dogmatique. Il affirme, il s’engage, il court. Il se jette sur les idées de tout son poids, comme le chien sur le lièvre. Cette violence fait l’orateur, espèce dangereuse, trop admirée. Être ému, crier, croire, tout cela est animal. Montaigne a osé écrire ceci : « L’obstination et ardeur d’opinion est la plus sûre preuve de bêtise. Est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplatif, grave, sérieux, comme l’âne ? » Et ne vous trompez pas au sourire ; c’est le sourire de l’athlète qui soulève l’haltère.
VIII
Comme on demandait un jour à l’illustre Newton comment il avait découvert la loi de l’attraction universelle, il répondit : « En y pensant toujours ». La réponse est belle ; elle est d’un homme modeste, qui ne veut point du tout être adoré. Buffon disait dans le même sens : « Le génie n’est qu’une longue patience ». Le bon Descartes a mis cette modestie en doctrine, disant que le bon sens est égal chez tous les hommes, et qu’il n’est point de découverte qu’un esprit ordinaire et même assez lourd ne puisse faire, pourvu qu’il cherche méthodiquement et avec suite.
Ce qui trompe là-dessus les intelligences qui se jugent elles-mêmes trop lentes et trop engourdies pour comprendre les sciences, et à plus forte raison pour découvrir des vérités nouvelles, c’est qu’ils ne pensent pas au temps qu’il faudrait y mettre. Il est vrai que dans ce dressage de perroquets que nous appelons l’instruction, on explique en vitesse et l’on dépasse Descartes à la vingtième leçon ; mais aussi les mieux doués se bornent à répéter et à retenir ; et il n’est pas rare qu’après tous les succès scolaires que l’on voudra, on les retrouve, en somme, assez niais vers la trentaine.
Je crois qu’il faut des années pour bien comprendre la moindre chose. Je crois que ceux qui n’arrivent pas à s’instruire, malgré le vif désir qu’ils en ont, sont des hommes très occupés, qui s’imaginent qu’on doit comprendre n’importe quoi à la minute, si l’on est doué. Moi, je dirais, au contraire, avec Descartes : on est toujours assez doué, si l’on a du temps et de l’obstination. Tout homme a du génie autant qu’il veut.
Je me redisais ces maximes réconfortantes en lisant une tartine sur les miracles de l’inspiration et sur la « psychologie des découvertes », comme ils disent dans leur jargon. Car il est de mode de mettre du mystère partout ; et ils veulent absolument que le mathématicien ou le physicien soit une espèce de poète, qui ne trouve rien par méthode, et tout d’un coup reçoit la grâce au moment où il y pense le moins. C’est une doctrine de curé, d’aristocrate et d’académicien ; elle remet chacun à sa place et cloue l’ouvrier à son établi.
Ils disent que les idées arrivent à l’inventeur tout armées, comme des Minerves. Ils disent que la méthode n’y fait rien et que c’est le mystérieux Inconscient qui élabore les fruits de l’invention. Je voudrais bien comprendre ce qu’ils veulent dire. Je voyais l’autre jour un de ces hommes supérieurs, assez connu pour être inattentif aux petites choses. Comme il me regardait sans me voir et me répondait sans m’avoir entendu, je me disais : « Il suit quelque idée ; mais il ne sait pas plus qu’il la suit qu’il ne sait qu’il me parle ». L’extrême attention s’ignore elle-même, et c’est assez naturel. Quand on fait vigoureusement attention, on ne peut faire attention à ceci qu’on fait attention. C’est dans les moments de repos que l’on sait à quoi on pense. Et voilà pourquoi, de bonne foi, ils disent : « J’ai trouvé cela tout d’un coup, au moment où je montais dans le tramway. Je n’y avais pas pensé depuis huit jours ». Eh, qu’en savent-ils ? Seulement ils choisissent cette manière de dire, parce qu’elle les rend admirables. Les curés applaudissent, parce qu’ils aiment l’inégalité. Et les nigauds applaudissent, parce qu’ayant essayé de comprendre en un quart d’heure ce que Newton a compris en vingt ans, ils n’y sont pas arrivés. Modestie est fille d’impatience.
IX
On estime communément celui qui reste fidèle à ses opinions ; on méprise communément celui qui change d’opinion pour de faibles causes. Cette espèce de jugement moral est ignorée des moralistes ; elle n’en est pas moins un élément de la morale commune. En cela le bon sens est plus clairvoyant que l’esprit vacillant des petits philosophes, selon lesquels la perfection de l’esprit serait de se plier vite et sans résistance à toute preuve, comme un miroir reflète toutes choses. Car c’est plutôt le poète qui est un miroir, et qui ne résiste point aux images vives ; c’est le poète qui, à une messe d’enterrement, ne peut s’empêcher de croire un peu, à cause des tentures sinistres et du « Dies Iræ ». Mais l’homme d’entendement ouvre moins facilement sa porte.
Toutes les démarches d’un Descartes ou d’un fils de Descartes, sont plutôt pour se refuser à croire que pour s’enivrer de croire. Et, comme Montaigne disait déjà, s’il faut croire pour la pratique, comme aux lois, à la politesse, et enfin à des préjugés reçus, ils n’y donnent que leur action, faisant au besoin ce que chacun fait, mais se gardant de prendre leur action pour preuve, et de penser comme vrai ce qu’ils jugent convenable de faire. De là vient que Montaigne semble un esprit flexible et indulgent à lui-même, mais en réalité n’est rien de tel. Ferme au dedans au contraire, et jugeant à portes fermées, sans témoin que lui-même.
Descartes, à mes yeux, est encore plus beau, sortant de son pays, fuyant toutes les preuves de l’exemple au milieu desquelles il a grandi, s’exilant par volonté. Voyageant et errant par discipline, afin d’effacer une coutume par une autre ; et faisant même la guerre sans préférence, pour s’habituer à agir sans croire.
Dans sa pensée même, encore plus exilé : « Je fermerai mes yeux, je boucherai mes oreilles », comme un héros d’Entendement, résolu à ne penser dans son idée que ce qu’il a lui-même défini, au lieu de draguer les idées au râteau, comme fait le poète. Et c’est dans la pure géométrie que l’on voit la puissance d’un parti-pris, et d’une espèce de serment fait à soi-même. Car il est bien plus facile d’essayer par l’expérience, comme fait l’arpenteur ; et de dire : « cela réussit, donc cela est vrai ». Mais c’est trahir son propre esprit. Aussi quand le commun des hommes voit qu’un homme instruit se livre ainsi au vent de l’opinion, il le méprise aussitôt, et juge bien.
Si c’est parce que la République existe ou a l’air d’exister que vous êtes Républicain, vous n’êtes pas Républicain. La vraie République est un parti-pris et une règle posée, à laquelle on pliera l’expérience. Et, si la République est faible, injuste et corrompue dans le fait, c’est le moment de tenir bon pour l’Idée ; autrement ce n’est plus un homme pensant, c’est une loque à tous les vents. De là une secrète préférence aussi pour le monarchiste obstiné qui s’en tient à l’idée, sans se régler sur l’expérience. En tout c’est l’opportunisme qui est vil, et le pire de tout est d’adorer l’opportunisme, et d’en faire doctrine.
X
Un grand ami à moi exprime souvent une idée assez forte, c’est que les hommes ne changent point, et que, depuis leurs vingt ans jusqu’à la dernière vieillesse, ils pensent toujours la même chose, s’ils pensent. Cette affirmation choque au premier moment ; mais que chacun l’éprouve en l’appliquant à ses amis ou à lui-même, il comprendra en quel sens c’est vrai.
Il y a des idées communes, et il y a des individus. Dès qu’un individu est doué d’intelligence, il peut tout comprendre ; et, en ce sens, s’il travaille, il s’enrichira toute sa vie. Mais chacun a sa manière de saisir une idée commune, et chacun y laisse l’empreinte de ses doigts ; ou alors il ne la tient pas bien. Avec cet ami dont je parle, nous nous comprenons à demi-mot ; il n’y a pas une idée importante sur laquelle nous ne tombions d’accord en quinze paroles, comme si nous courions tous deux sur la même piste et vers le même but ; tantôt c’est lui qui touche le premier, tantôt c’est moi ; mais, c’est toujours le même poteau, et l’un pose sa main sur la main de l’autre. J’en puis citer un troisième, avec qui j’ai eu une familiarité moins longue, mais que je trouve aussi dans mes chemins. Cela m’a fait voir, par l’expérience, ce que c’est que le sens commun.
Mais avec cela nous faisons trois mousquetaires de la plume aussi différents que l’on voudra, par l’humeur, par les goûts, par le ton, par le style ; après vingt ans, je les revois comme ils étaient, seulement un peu plus définis encore ; chacun d’eux est lui-même, comme un cheval est un cheval, comme un crocodile est un crocodile.
Aussi faut-il dire que certaines idées ont plus de racines que d’autres, dans un homme, et y poussent mieux. Chaque esprit a ses productions naturelles, comme chaque terrain. Vous semez d’autres idées ; vous les faites réussir par culture ; mais la plante naturelle profite aussi du jardinage, et n’en pousse que plus dru. Peut-être pourrait-on dire que la culture est plus utile à l’individu, pour son bonheur et son équilibre, mais que les sauvageons qu’il fait pousser sont plus utiles aux autres.
Mais laissons tout ce jardinage. Chacun a des idées qui lui vont, et que sa nature produit plus volontiers ; il pourra comprendre les autres, mais il n’exprimera jamais bien que celles-là ; avec bonheur, alors, avec force, par l’harmonie de l’humeur, des gestes, et de la chose. Qui fournit l’image juste ? Il faut que ce soit l’instinct complice. Mais aussi on peut avoir un génie en soi et n’en rien faire, souvent par l’excès de la culture. De là des penseurs de carnaval.
Le génie suppose une idée commune portée et nourrie par l’instinct et les humeurs. Si l’idée n’est pas une idée commune, ce n’est que folie ou manie ; mais aussi, quand l’idée commune est contre l’instinct et les humeurs, elle rend l’individu raisonnable, sans doute, mais en même temps ennuyeux. Il faut les deux ; il faut que les passions s’accordent avec une idée vraie ; sans quoi vous n’aurez ni éloquence, ni poésie, ni prise sur les autres. Voilà comment un lieu commun vieux comme les rues sera profond et beau par le naturel.
XI
Il y a une odeur de réfectoire, que l’on retrouve la même dans tous les réfectoires. Que ce soient des Chartreux qui y mangent, ou des séminaristes, ou des lycéens, ou de tendres jeunes filles, un réfectoire a toujours son odeur de réfectoire. Cela ne peut se décrire. Eau grasse ? Pain moisi ? Je ne sais. Si vous n’avez jamais senti cette odeur, je ne puis vous en donner l’idée ; on ne peut parler de lumière aux aveugles. Pour moi cette odeur se distingue autant des autres que le bleu se distingue du rouge.
Si vous ne la connaissez pas, je vous estime heureux. Cela prouve que vous n’avez jamais été enfermé dans quelque collège. Cela prouve que vous n’avez pas été prisonnier de l’ordre et ennemi des lois dès vos premières années. Depuis, vous vous êtes montré bon citoyen, bon contribuable, bon époux, bon père ; vous avez appris peu à peu à subir l’action des forces sociales ; jusque dans le gendarme, vous avez reconnu un ami ; car la vie de famille vous a appris à faire de nécessité plaisir.
Mais ceux qui ont connu l’odeur de réfectoire, vous n’en ferez rien. Ils ont passé leur enfance à tirer sur la corde ; un beau jour enfin ils l’ont cassée ; et voilà comment ils sont entrés dans la vie, comme ces chiens suspects qui traînent un bout de corde. Toujours ils se hérisseront, même devant la plus appétissante pâtée. Jamais ils n’aimeront ce qui est ordre et règle ; ils auront trop craint pour pouvoir jamais respecter. Vous les verrez toujours enragés contre les lois et règlements, contre la politesse, contre la morale, contre les classiques, contre la pédagogie et contre les palmes académiques ; car tout cela sent le réfectoire. Et cette maladie de l’odorat passera tous les ans par une crise, justement à l’époque où le ciel passe du bleu au gris, et où les libraires étalent des livres classiques et des sacs d’écolier.
XII
Quelqu’un me disait hier : « Comment, Alain, êtes-vous radical ? Ce n’est qu’obstination. Car enfin tout marche autour de vous ; et je doute qu’une nature purement sincère puisse ainsi se tenir à l’ancre comme un rocher de doctrine, au milieu d’un si grand courant d’idées. Voulez-vous étonner, ou bien gagner un pari ? Parbleu je sais bien, et vous l’avez assez dit, que n’importe quel théologien ramène tous les faits à sa doctrine. Mais c’est souvent aussi un travail sans noblesse ; et je ne trouve point là cette liberté qui se marque quand vous traitez d’autres sujets. Vous auriez donc vos dogmes en politique, comme d’autres en religion. Enfin êtes-vous ici sincère tout à fait ? »
Je conviens que des idées sont des choses ailées. Mais j’aime aussi qu’elles reviennent au colombier. Il faut, il me semble, un point d’appui à la liberté. Bref, sans quelque parti-pris, on est entraîné inévitablement d’un système à un autre ; on voyage parmi les idées ; on est un touriste d’idées. Je n’aime point cela ; cela est trop loin de la nature, la touche trop peu, et à vrai dire ne la change point du tout. En sorte que tel a fait un grand tour par socialisme, anarchisme, monarchisme et autres paysages d’idées, sans rien gagner ; tandis qu’en organisant les idées et les faits selon ma nature, il me semble que j’ai plus de chances de la purger et redresser.
Il y a bien à dire aussi sur la sincérité ; il y a toujours assez de sincérité à chaque instant. Il y a une sincérité d’improvisation, et comme sautillante, qui se fait voir souvent en de vives intelligences, qui pensent par ce moyen échapper aux passions. Mais souvent je reconnais les mêmes passions dans des opinions successives. Au lieu que c’est la passion qu’il faut transformer en raison si on peut.
Je suis né radical ; mon père l’était ; mon grand-père maternel aussi ; et non seulement d’opinion, mais de classe, comme dirait un socialiste ; car ils étaient de petite bourgeoisie et assez pauvres. J’ai toujours eu un sentiment très vif contre les tyrans, et une passion égalitaire. Je montrai bientôt avec cela, comme tous les bons élèves, une grande dextérité de rhéteur, et une aptitude trop visible à comprendre n’importe quoi et à prouver n’importe quoi. Encore maintenant je ne lis guère un auteur vigoureux sans être avec lui. Ansi faute de racines, j’aurais bien pu m’envoler tout comme un autre, et me poser au choix sur quelque doctrine estimée. Mais l’instinct m’a tenu ferme par mes racines ; et, toutes les fois que j’y ai réfléchi, je me suis dit qu’une pensée qui ne développe pas une nature est trop libre, trop arbitraire, et enfin nécessairement sans force. Il n’y a donc point de fantaisie ni de penchant au paradoxe dans mes opinions politiques, du moins à ce que je crois. Ainsi lorsque je tiens contre la Représentation Proportionnelle, pour le scrutin d’arrondissement, contre les tyrans d’administration, contre les Secrets d’État, pour l’égalité radicale, contre le respect, et pour l’obéissance, je développe des pressentiments, des passions, des enthousiasmes aussi décidés que l’instinct du chien de chasse. Et ces impulsions ne font pas les preuves, mais elles font trouver les preuves.
XIII
On dit assez, en ce temps, et je lisais encore hier, que notre jeunesse a plus de goût pour l’action, plus de foi aussi, que la jeunesse d’il y a vingt ans. Les sports y sont pour beaucoup ; une instruction plus positive y a sans doute aussi contribué. Par-dessus tout la pratique de la liberté a réveillé l’Espérance et le Courage. C’est très bien ainsi.
Mais beaucoup de ceux qui s’en réjouissent l’entendent mal. Car sous ce beau nom, la Foi, ils entendent toujours la résignation ; et sous ce beau nom, l’Action, ils entendent toujours la passion, et surtout la guerre, qui comble toutes les passions. En quoi ils jugent très mal de cette espèce de pressentiment, qu’ont les jeunes, d’une route ouverte et déblayée.
La foi a toujours marché, quoiqu’à tâtons, vers son objet propre, qui est la justice. En ce sens la Grande Révolution fut un mouvement de foi, et une prodigieuse action. Et il est sûr que l’espèce de maladie morale, qui suivit ces guerres formidables, consista surtout en ceci que les maîtres de la jeunesse, et la jeunesse même, inclinèrent plutôt vers les raffinements de la réflexion et la culture des sentiments rares. On cite assez souvent maintenant, comme de funestes artistes dans ce genre-là, Taine et Renan, qu’on adorait encore autour de moi quand j’étais sur les bancs du collège. Barrès a aimé ce poison. Pour moi, je n’y ai point touché. J’ai méprisé, par un instinct plus fort que la mode, ces dissertations de psychologues. Il m’a paru insensé de vouloir considérer les pensées et les sentiments comme un spectacle tel quel, simple reflet du grand spectacle. Les choses sont comme elles sont, inertes, solides, lourdes, résistantes ; obstacles et outils à la fois ; sans dignité et sans mandat. J’étais athée et matérialiste en ce sens-là. Mais jamais je n’ai pris des pensées, des sentiments, des « états d’âme » selon le mot à la mode, comme un monde mécanique aussi. Il m’a paru, au contraire, que la volonté était dans ce monde-là comme dans son domaine propre, où elle devait permettre, nier, supprimer, de façon à former non seulement le vrai de ce qui est, mais encore le vrai de ce qui devrait être, la justice enfin. Et qu’ensuite, sans égards pour les choses, il fallait faire la justice dans le monde, comme un artisan fait une brouette ou une poulie ; gardant ainsi, malgré tous les obstacles et pièges, ce que j’appelle la vraie foi et la vraie religion. Tendant aussi, par là même vers l’action la plus pleine. Car ce qu’ils voudraient appeler action n’est que convulsion et courte folie. Ce même esprit, que j’ai pu sauver de tous les naufrages, je crois le reconnaître dans les jeunes qui viennent maintenant à l’âge viril, et je m’en réjouis.