BIBLIOBUS Littérature

Sully Prudhomme - Le Bonheur

 

Œuvres de Sully Prudhomme,

Poésies 1879-1888, Alphonse Lemerre, éditeur, s.d., Poésies 1879-1888 (p. 382-383).

LE BONHEUR

 

Dédicace.

 

Au Lecteur.

 

PREMIÈRE PARTIE - LES IVRESSES

I. Résurrection.

II. Saveurs et Parfums.

Voix de la Terre

III. Formes et Couleurs.

Voix de la Terre

IV. Harmonie et Beauté.

 Voix de la Terre

DEUXIÈME PARTIE - LA PENSÉE

V. La Philosophie antique.

 VI. La Philosophie moderne.

 VII. Les Sciences.

Voix de la Terre 275

VIII. La Curiosité.

 Voix de la Terre

TROISIÈME PARTIE - LE SUPRÊME ESSOR

IX. L’Aiguillon.

 X. Le Sacrifice.

 XI. Le Retour.

XII. Le Triomphe.

 

LE BONHEUR



 

À MON AMI GASTON PARIS

en témoignage d’affection profonde

et de vive reconnaissance je dédie ce poème

qui doit tant à la sollicitude

et à la clairvoyance de sa critique.

S. P.

AU LECTEUR

Le silence de ces espaces infinis m’effraie. » Cette terreur de Pascal est bien exceptionnelle. L’homme est trop occupé par sa vie militante, trop distrait par le spectacle si varié du monde pour songer habituellement au mystère et au péril de sa condition ; ou plutôt l’insouciance à cet égard ne serait-elle pas en lui une grâce de la Nature, comme l’impuissance à considérer longtemps la mort ? Toutefois la prodigieuse fortune et la persistance des religions supérieures demeureraient inexplicables si l’homme, sur son origine et sa destinée, ne couvait une inquiétude latente, susceptible d’être éveillée sinon tenue sans cesse en éveil. D’autre part, l’histoire de la philosophie témoigne que cette inquiétude devient de plus en plus consciente chez une élite à mesure que la civilisation exerce et libère davantage la pensée.

Le doute sur l’avenir d’outre-tombe, sur une compensation future des douleurs présentes, sur un règlement final de comptes à rendre, sur la sollicitude enfin, et l’existence même d’un Créateur, ce doute, pour ceux qui ont le privilège peu enviable de le concevoir et de s’y arrêter, devient à la longue très importun. Plus d’une âme qui en souffre accueillerait peut-être pour une heure, comme une diversion bienfaisante, quelque idéale satisfaction offerte à son besoin de justice et de félicité. Ce poème ne promet pas davantage au lecteur. On serait déçu si l’on y cherchait une solution rigoureuse des grands problèmes qui s’y posent : l’auteur y caresse seulement un rêve, un souhait que son imagination ne pouvait exaucer avec le plein consentement de sa raison. Il lui fallait fermer les yeux sur beaucoup d’invraisemblances inhérentes au sujet, et sur de cruelles incertitudes. Il lui fallait, en dépit de la scandaleuse et horrible mêlée des forces, admettre une divinité paternelle, et concilier le bonheur avec la peine pour n’en point bannir la dignité. Certes, si ce rêve confinait à la réalité, les cœurs droits et hauts n’auraient pas à s’en plaindre, mais c’est au hasard surtout qu’ils en pourraient faire honneur. La vérité est la récompense d’une étude opiniâtre et exclusive ; la poésie, naturellement contemplative ou passionnée, ne saurait sans outrecuidance viser à supplanter la philosophie et la science. Quand parfois elle se permet d’y puiser son inspiration, sa seule excuse est d’avoir cru voir tout au fond luire les vérités dont la révélation importe le plus au genre humain. Malheureusement, ce qui importe le plus n’est pas toujours ce qui séduit davantage, et ses jaloux amis attendent d’elle tout autre chose ; le moindre grain de mil au soleil ferait bien mieux leur affaire. L’auteur ne se le dissimule pas. Il sait du reste que si la curiosité, à titre de passion, relève de la poésie, la recherche ne peut avancer sûrement sans ramper, ni aucune notion s’éclaircir sans se décolorer ; mais les grandes découvertes lui semblent si émouvantes qu’il ne se résout pas à les exclure du domaine poétique pour peu que les formules en puissent être transposées dans la langue littéraire ; il y a là une difficulté d’art qui l’attire. Une grande part, peut-être excessive, de cet ouvrage en fait foi. Qu’on lui pardonne d’avoir reculé devant une amputation douloureuse et discutée, et qu’on lui permette de défendre la légitimité seulement de sa tentative.

Dans le conte, la fable, la comédie, le poète rencontre une difficulté analogue, car il doit souvent plier le vers à l’expression de choses d’ordre tout positif. Sa tâche est même plus ardue encore, puisqu’il n’est pas soutenu par la majesté du sujet. Personne cependant ne lui conteste son droit. C’est que l’artiste se manifeste en lui avec d’autant plus d’autorité qu’il fait un plus habile usage de ses ressources ; on lui sait gré d’avoir consacré une maxime ou décoré un simple fait de la vie ordinaire par la forme la plus mnémonique ou la plus élégante. Une seule condition, en effet, s’impose essentiellement au vers, c’est de ne jamais être plat. Le vers est tenu de différer de la prose par une cadence qui n’est pas toute dans l’hémistiche et le nombre des pieds ; un vers plat n’est pas vraiment un vers, parce que l’harmonie la plus expressive, cette harmonie ailée qui ne se définit ni ne s’enseigne, en est absente. Le devoir du poète est de communiquer à son vers une beauté de forme appropriée à sa conception, mais, s’il y parvient, ce n’est plus au nom de l’art qu’on peut lui contester cette conception ; il suffit qu’elle ne déshonore pas la Muse. S’il n’intéresse que lui-même, à coup sûr il se trompe ; mais s’il n’intéresse pas tout le monde, le tort n’est pas nécessairement de son côté.

Hâtons-nous d’ajouter que les vers philosophiques sont fort loin de prédominer dans ce poème ; l’auteur y a rencontré, non cherché, l’occasion de les y introduire. Encore une fois, il ne s’est proposé que de caresser les plus nobles aspirations par une rêverie bienfaisante qui pût faire un moment oublier le mutisme et l’immoralité de la Nature.

PREMIÈRE PARTIE

LES IVRESSES



 

I

RÉSURRECTION



 

I

RÉSURRECTION

Faustus tressaille, il ouvre avec lenteur les yeux,
Et, plein d’étonnement, reste silencieux.
Où donc est-il ? Quel rêve en le charmant l’abuse ?
Il sourit vaguement… Sa mémoire confuse
Ne trouble le présent d’aucun soin du passé ;
Le souvenir d’hier est encore effacé…
 
Il se trouve étendu sur un tapis de mousse,
L’air qu’il respire est tiède et l’odeur en est douce.
Et des arbres géants au feuillage inconnu
Versent leur ombre molle à son corps demi-nu
Qu’il sent robuste, souple, et que pare et protège
Un caressant tissu d’une blancheur de neige.
Il se lève ; un ruisseau l’attire, clair miroir
Qui s’étale à ses pieds et l’invite à s’y voir.
Cette image, o surprise ! est-elle bien la sienne ?

Il reconnaît si peu de sa figure ancienne
Dans ce visage pur, divin, dont chaque trait
Forme un signe expressif où l’âme transparaît !
Rien n’y demeure plus de la chair enlaidie
Par le souci rongeur et par la maladie :
Il jouit de sa force, et, fier de sa beauté,
Il se penche sur l’onde et s’admire, enchanté.
Cependant, jusqu’alors assoupie, indécise,
Sa mémoire soudain s’éveille et se précise
Au sentiment très vif du bien-être présent.

N’était-ce pas hier que, sans forces, gisant,
Il expirait, la nuit, sur son lit d’agonie,
Tandis que sa famille alentour réunie
Murmurait à genoux les prières des morts ?
De longs cierges brûlaient, et le vent du dehors
Faisait lugubrement tinter la vitre noire.
Puis tout s’est abimé… Mais que doit-il en croire ?
Le voici plus vivant, ressuscité plus beau.
Par quel prodige ?
Horreur ! S’il était au tombeau ?
Si, de la fièvre seule imaginaire ouvrage,
Ce ciel, ce bois, cette eau n’étaient qu’un vain mirage ?
S’il allait tout à coup renaître enseveli
Dans le sépulcre obscur et scellé par l’oubli ?
Oh ! revivre allongé sous les planches funèbres,
Hurlant de désespoir dans les sourdes ténèbres !…
Ce rapide soupçon le glace de terreur.
Il semble redouter que sa fragile erreur,

Pareille aux bulles d’eau dont l’azur tremble et crève,
Ne le trahisse… Il n’ose examiner s’il rêve.

Or, pendant qu’il subit cet étrange tourment,
Le plus proche buisson frissonne doucement ;
Une forme s’y montre en s’y frayant passage :
C’est une jeune femme au souriant visage.

Faustus l’a reconnue. Il pousse un cri : « Stella ! »
C’est elle ! Devant lui sa bien-aimée est là.

Quand la plus délicate et la plus noble force,
La vie, eut de la terre enfin percé l’écorce,
L’Amour aveuglément ne pourvut qu’à peupler :
Moins soigneux d’assortir que pressé d’accoupler.
Lançant par tous les yeux ses chaînes et ses flammes,
Il remit au hasard la rencontre des âmes.
Quel homme n’a parfois dans un vague regret
Senti comme un appel lointain qui l’attirait,
L’appel d’une inconnue, au fond la seule aimée,
Qui dort dans un tombeau séculaire enfermée,
Ou ne devra fleurir que longtemps après lui,
Ou respire, présente en vain, dès aujourd’hui ?
Tous deux, sans aborder sur le même rivage,
Auront passé, traînant leur double et long veuvage ;
Et si, par la Nature époux prédestinés,
Deux êtres par miracle en même temps sont nés
Au même lieu, bercés par la même nourrice,

Le sort n’a pas pour eux désarmé son caprice :
C’est quelque préjugé, c’est un obstacle humain
Qui leur défend alors de se donner la main.
Enfin, douleur suprême encore plus cruelle !
Quand il ne reste plus à leur foi mutuelle
Que l’échange muet des regards pour serment,
La tombe peut s’ouvrir sous l’un d’eux brusquement.
Et l’autre, penché seul au bord du précipice,
En tâte l’ombre épaisse aux malheureux propice.
Mortel entraînement, par Faustus éprouvé !
Cet idéal de grâce et de vertu rêvé,
Celle qu’avait daigné lui choisir la Nature,
De toute éternité, pour compagne future,
Pour fiancée unique, en la formant exprès,
Il avait pu la voir et l’adorer de près.
Ils s’étaient dès l’enfance, avant l’âge où l’on aime,
Rencontrés, reconnus, promis, à l’instant même.
Oh ! ne sourions pas de leur précoce émoi :
La graine sent frémir toute la plante en soi ;
Il n’en pointe qu’un brin sur sa tunique rase.
Mais qui la foule aux pieds ne sait ce qu’il écrase :
Dans ce germe est écrite et vit déjà la fleur,
Et ce que l’aube y verse est déjà la chaleur.
L’idylle avait pris fin dès leur adolescence.
Ils apprirent un jour, hélas ! que la naissance
Dressait un mur entre eux, plus terrible à percer
Qu’aux élus de l’amour ne l’est à traverser
La double immensité du temps et de l’espace
Pour se joindre tel jour sur tel astre qui passe.

Leur terrestre aventure est oiseuse à narrer :
Tant de cœurs nés jumeaux se sont vu séparer !

Vers l’apparition Faustus joyeux s’élance,
Puis tout à coup s’arrête anxieux, et balance.
N’osant plus approcher, comme s’il avait peur
De dissiper d’un souffle une vaine vapeur.

stella

Reviens de la surprise où mon retour te plonge :
Je vis ! Faustus, je vis ! tu ne fais pas un songe.
Ta chair comme la mienne a traversé la mort,
La tempête est passée, et je t’accueille au port !

Pourquoi dans l’infini plein d’innombrables flammes,
Parmi tant de globes mouvants,
N’en serait-il qu’un seul visité par des âmes
Et peuplé par des corps vivants ?

Pourquoi seule la terre, obscure et si petite,
Aurait-elle entre tous l’honneur
De porter une argile où la pensée habite,
Où veille un souffle apte au bonheur ?

La tombe ferme un ciel pour en ouvrir un autre
Sur un astre meilleur ! Ici
Nul être dans la fange et le sang ne se vautre :
La vie humaine a réussi !

Je conservais la trace encore douloureuse
De mon long et mortel tourment ;
Comment aurais-je été loin de toi tout heureuse ?
Mais je vais l’être entièrement. —

Elle lui tend la main ; il sent, à ces paroles,
Soudain s’évanouir ses épouvantes folles :
L’intolérable poids dont il est oppressé
Glisse de sa poitrine, et le doute a cessé.
Il laisse son angoisse en tièdes pleurs se fondre,
Et regarde longtemps, sans pouvoir lui répondre,
Celle qu’il vit mourir sur la terre autrefois,
Sa Stella bien aimée. Il écoute sa voix.
Dont le timbre et l’accent comme d’un ciel sonore.
Après qu’elle a parlé, le remplissent encore,
Et contemple ses traits tels qu’il les a chéris ;
Car l’œuvre de la Mort ne les a pas flétris.
 

faustus

Stella, je ne dors pas. La secousse est trop forte
Pour que sans s’éveiller mon âme la supporte !
Non, je ne rêve pas. Mon trouble est trop profond :
Quelque étrange que soit ma veille, il m’en répond.
Je te vois : tu sauras m’expliquer ce mystère,
Toi qui m’as devancé sur la nouvelle terre,
Mais d’abord, par pitié, puisque tu m’apparais,
Laisse-moi savourer mon ivresse à longs traits ;

Que je puisse assouvir, ô douce bien-aimée,
La soif immense en moi par le deuil allumée ;
Laisse-moi te serrer vivante dans mes bras,
Puis après, si tu veux, tu m’anéantiras !
Regarde ! me voilà beau comme un dieu, plus digne,
Stella, de ton amour sous cette forme insigne
Dont je ne sais quel philtre à puissante vertu,
Pour m’égaler à toi, m’a soudain revêtu.

stella

Moi-même, cher Faustus, j’ai, de la même sorte,
Accompli ma figure après que je fus morte,
Et je suis belle aussi. J’ai pourtant aimé mieux
Sous ma forme terrestre apparaître à tes yeux
Pour m’en faire sans peine aussitôt reconnaître.
Si tu veux maintenant voir ma beauté renaître
Dans sa perfection, sans aucun des défauts
Qui du visage au cœur faisaient un masque faux
Dans notre ancienne vie, abîme de misères,
Parle, et, te révélant mes traits purs et sincères,
Je vais me rajeunir et me transfigurer
Pour t’offrir un printemps qui doit toujours durer. —

Faustus tombe à genoux ; il la contemple et n’ose,
Tant il l’aime, affronter cette métamorphose ;
La revoir, retrouver Stella telle aujourd’hui
Qu’il l’adorait naguère est l’idéal pour lui.
Sur terre son amie était déjà si belle !

Sa fine chevelure au servage rebelle
Laissait, au gré du vent, sur son front voltiger
Des mèches d’un or clair comme un sable léger,
Et le luxe sans art d’une tresse abondante
Lui faisait, au soleil, une couronne ardente.
Dans ses yeux, avivés ou voilés par son cœur,
Se colorait d’azur l’extase ou la langueur ;
Et ce qu’elle disait, son délicat sourire
Semblait en même temps sur une fleur l’écrire,
Et tous les mots chantaient caressés par sa voix.
Quand, d’un geste élégant, ses longs et frêles doigts
Ramenaient sur sa tempe une boucle égarée,
On devinait sa race à leur pâleur nacrée.
Son pied semblait baiser le sol en le touchant :
L’oiseau qui va partir déjà vole en marchant.
 

faustus

Pas encore, ô Stella, pas encore ! Il me semble
Que chacun de tes traits m’en rend plus cher l’ensemble
Il n’en est pas un seul que je veuille oublier,
Je les sens tous entre eux dans mon cœur se lier ;
Leurs défauts, si légers ! me sont doux, je les aime ;
Du sort terrestre ils sont le précieux emblème,
Comme aux pieds des captifs la marque de leurs fers
Reste un témoin sacré des maux qu’ils ont soufferts.
Quand j’aurai de ta grâce, en vain tant poursuivie,
Les yeux entièrement repus, l’âme assouvie,
Oui, quand j’aurai, plus tard, par la possession,

Si j’en suis jamais las, tué ma passion,
Peut-être souffrirai-je alors qu’il se mélange
À ta figure un trait plus divin qui la change ;
Mais épargne à mon cœur, car ce moment est loin,
Un idéal trop haut dont il n’a pas besoin. —

Stella sourit d’orgueil et conserve, attendrie,
Sa beauté moins parfaite et pourtant plus chérie.

stella

Hé bien ! je resterai telle que tu me vois,
Et, tant qu’il te plaira, la Stella d’autrefois.
 
Tandis que ma douleur sombrait, ensommeillée,
Dans le calme éternel,
J’ai tenu seulement ma tendresse éveillée
Pour ton suprême appel.

Les choses de là-bas, au fond de ma pensée,
Ne se dessinent plus ;
J’y vois, comme une brume au soleil dispersée,
Fuir mes ans révolus.

Seuls, ton premier visage et les traits de ma mère
N’y sont pas obscurcis,
Et du front paternel, hélas ! le pli sévère
Y demeure précis.


Mon père, il m’en souvient, a raillé ton audace
D’avoir offert ton nom
À sa fille ! à Stella, d’une superbe race
Unique rejeton !

Terrestre orgueil ! bien vain, car la chaîne est bien forte
D’un cœur qui s’est donné !
Ah ! ce père obéi, l’amour dont je suis morte,
Me l’a-t-il pardonné ?

Mais il pleure, et son deuil désarme ma censure.
Puisque je t’appartiens,
S’il m’a meurtri le cœur, je bénis la blessure
Qui m’a mise où tu viens !

faustus

Au monde où tu renais quel bienfaiteur m’envoie,
Et, soudain, dans le vide obscur du désespoir
Verse comme un soleil l’infini de la joie,
Tout ce que l’âme en peut tenir et concevoir ?

Me sentir délivré, comme par un coup d’aile,
Des chaînes et des murs que les hommes se font.
Descendre dans la nuit qui les prend pêle-mêle
Et retrouver l’amour et la lumière au fond !


Savourer de ta main la libre et douce étreinte,
Sur tes lèvres le miel de tes libres aveux,
T’admirer librement, longtemps, toujours, sans crainte,
Sans barrière aux regards et sans barrière aux vœux !
 
N’avoir plus à cacher, comme on cache une faute,
Ton amour par l’épreuve et la foi mérité,
T’adorer et pouvoir te le dire à voix haute
Devant l’azur, témoin de ma sincérité !

Ah ! quel prodige ! et quelle inexprimable ivresse !
Il est donc vrai ? la vie odieuse a pris fin,
Celle où mon âme entière a connu la détresse,
Où tous mes grands amours sans espoir ont eu faim ;

Où ma soif de connaître à son tour fut leurrée
Par le fleuve fugace et vain des accidents,
Dont l’apparence amère est seule demeurée
Quand j’en ai voulu boire et goûter le dedans.

Elle a pris fin, la vie où j’ai pleuré dans l’ombre,
Quêteur du Vrai qui fuit et mendiant du Beau ;
Dans la paix la voilà tout entière qui sombre,
Pour refleurir au ciel par delà le tombeau !

stella

Allons ! Faustus, allons ! De l’astre où tu t’éveilles
Viens sur l’heure avec moi visiter les merveilles :
Le spectacle en est vaste, et, sans plus de retard,
Je veux l’offrir moi-même à ton nouveau regard.

II

SAVEURS ET PARFUMS



 

II

SAVEURS ET PARFUMS

 

faustus

Que cette herbe fleurie en tapis étalée
Fait à notre monture une moelleuse allée !
Que ce ciel caressant, cher au cœur comme aux yeux,
Ouvre à son léger vol un champ délicieux !
Sur le dos souple et fort de cette noble bête
Qu’à travers monts et vaux nul obstacle n’arrête,
Car elle porte au pied une aile, une aile au flanc,
Couché, flattant des doigts son poil fin, lisse et blanc.
Je me laisse au hasard emporter sans secousse
Comme sur un nuage errant que le vent pousse ;
Et le sol se déroule avec rapidité
Comme un fleuve à la fois calme et précipité !
 
Galope, vole, glisse, et rase
Les plaines, les sommets, les eaux !
Fuis, crins au vent, flamme aux naseaux,
Coursier hardi comme un Pégase !


À tes bercements, à tes bonds
Livré, sans crainte je chevauche…
Ah ! quelle enivrante débauche
D’essors et d’élans vagabonds !

En avant ! presse ton allure !
De ma bien-aimée au front clair
Se déroule en ruisseau dans l’air
L’étincelante chevelure ;

L’air en chasse les flots mêlés,
Dont je sens le baume et la soie :
Son corps abandonné se ploie
Au rythme de tes pas ailés,

Et dans ses grands yeux pers se mire
Des pays que nous traversons
Et de leurs fraîches floraisons
L’éternel et changeant sourire !

En avant ! cours ! ce monde est grand.
Fends la mer subtile où je nage,
Dussé-je, épuisé du voyage,
Ne l’achever qu’en expirant ! —

Le docile animal, lancé sans frein ni rêne,
Joyeux sous le beau couple, éperdument l’entraîne,
Effleurant les cours d’eau, les forêts et les monts,
Les plateaux et les pics, et les vallons profonds.

L’esprit halluciné de ravissants vertiges,
Les sens émerveillés des gracieux prodiges
Qu’un paradis sans fin renouvelle autour d’eux.
Ils vont. Leur mouvement rapide et sinueux
Aux ondulations d’un reptile ressemble ;
Il en a l’élégance et la mollesse ensemble.

stella

Faisons halte un moment, veux-tu, mon bien-aimé ?
Près d’ici je connais un asile embaumé,
Où tu pourras goûter, sur le bord d’une source,
La fraîche volupté du calme après la course ;
C’est là que, bien souvent, sous le nouveau soleil
J’attendis ta venue en un demi-sommeil.
Descendons. On y va par ce sentier de mousse ;
Un souvenir d’ivresse indicible m’y pousse…

faustus

Ô Stella, je te suis, je te suivrai partout ;
J’ai pour loi ton désir, et j’ai fait mien ton goût.
Mais que j’embrasse encore une fois, ô mon guide,
D’un suprême regard cet horizon splendide !
 
À la cime des monts vaporeux et dormants,
Dans ces prés où leur pente en collines expire.
Je sens mon allégresse ou planer ou sourire ;
La mer, là-bas, m’allume au cœur des diamants !


Mon âme se dilate et nage, au ciel ravie,
Et voit de sa misère ancienne les haillons
Dispersés se résoudre en glorieux rayons !
Ce grand bain de lumière allège en moi la vie.

Mes yeux que nul éclair ne saurait plus léser
Savourent le plein jour dont ils bravent l’atteinte ;
Tout l’azur m’envahit, ma pensée en est teinte,
Elle en savoure aussi l’immense et pur baiser.

Je bois ton harmonie, adorable lumière,
Sublime harpe où vibre un hosanna sans fin
Sous les doigts éthérés de quelque séraphin
Qui fait son paradis de la nature entière !

stella

Viens, tu n’y perdras pas ; ce n’est pas un adieu
Que tu fais à l’extase en visitant ce lieu. —

Elle lui prend la main. Ils s’enfoncent dans l’ombre
D’une antique forêt aux colonnes sans nombre,
Dont les fûts couronnés de feuillages épais
En portent noblement l’impénétrable dais,
Si haut, si droit au ciel, que l’œil qui les contemple
Croit mesurer l’essor d’un gigantesque temple ;
Et ce peuple debout en s’élevant vieilli
Impose à leur jeunesse un respect recueilli.

Quand l’âme de Faustus, par degrés apaisée,
Offre au plus fin délice une avenue aisée,
La vierge le conduit, par un chemin secret,
Vers l’oasis cachée au sein de la forêt.
Ils l’atteignent bientôt ; à l’air des bois mêlée
Une vague senteur l’a déjà révélée,
Éparse exhalaison de serre et de jardin ;
Au détour d’une roche elle apparaît soudain.

En cirque devant eux s’élève une colline
Qui jusques à leurs pieds languissamment décline ;
Une flore inconnue y forme des berceaux
Et des lits ombragés de verdoyants arceaux.
Faustus, les yeux surpris par cette flore étrange,
Des plus rares couleurs harmonieux mélange,
S’arrête et croit d’abord, doucement ébloui,
Admirer l’arc-en-ciel à terre épanoui.
L’arc-en-ciel dont l’image en mille éclairs brisée
Colore d’un torrent la poussière irisée.
Il aspire, muet, un effluve embaumant.
Sa compagne sourit à son étonnement.

stella

Regarde ! as-tu bien fait, cher Faustus, de me suivre
T’ai-je trompé ? Tes yeux, dis-moi, sont-ils déçus ?
Ne crois-tu pas qu’une heure il sera bon de vivre
Sur ces tapis pour nous d’herbe et de fleurs tissus ?

Hé bien ! sur leur velours étincelant et tendre
Pour en jouir en paix daigne un moment t’étendre.

Pendant que tu vas reposer
Je cueillerai ces fleurs aux humides corolles ;
De leurs lèvres tièdes et molles
Je te ferai sentir le capiteux baiser.
 
Il faut goûter une par une
Leurs diverses odeurs que le zéphyr confond
Pour subir leur charme profond
Qu’altère, en les mêlant, son haleine importune.

Souvent, dans le terrestre exil
Où le deuil et l’espoir nous possédaient encore,
Des fleurs dont avril se décore
J’ai respiré l’encens moins pur et moins subtil ;

Et déjà j’y trouvais un baume
À ma peine, à ma joie un signal de réveil ;
Déjà je trouvais son pareil
À chaque sentiment dans quelque intime arome :

La violette sous mes pas
Exhalait une exquise et discrète tendresse,
La rose une jeune allégresse ;
Une chère espérance émanait du lilas.

faustus

Pour ta grâce, qui s’y devine,
Je me souviens que je cueillais
De préférence les œillets,
Dont l’âme est si fraîche et si fine.

Quand ton cher cœur s’est envolé,
Cette fleur a semblé comprendre
Et me parfumer pour te rendre
À mon amour inconsolé ;

Car son essence est ton essence,
Et, dès que je la respirais,
Je sentais dormir mes regrets
Et m’environner ta présence.

Ah ! j’ai vite oublié le nom
De plus d’une fleur de la terre :
Nulle, quand j’étais solitaire,
N’eut pour moi de parfum si bon.

stella

Apprends que ce parfum si doux qui te rappelle
Ma première nature, imparfaite là-bas,
Ne saurait l’exprimer accomplie et nouvelle,
Devenue immuable au delà du trépas ;


Mais, dans toutes ces fleurs qu’en tes mains je rassemble,
Sans doute il en est une où le sol a formé
De ses sucs précieux l’odeur qui me ressemble,
Qui partage avec moi le caractère aimé :

Faustus, que sa vertu lentement te pénètre,
Par tes nerfs caressés envahisse ton cœur !
Et tu t’enivreras du plus pur de mon être,
Gagné par une molle et sereine langueur :

Car la félicité que la senteur éveille
Est une pure extase, exempte de frissons,
Moins vive que l’émoi des plaisirs de l’oreille
Où l’âme et l’air troublés vibrent dans mille sons ;

L’odeur suave emplit jusqu’au bord toute l’âme,
Philtre plus vague et plus obsédant que la voix,
C’est une autre musique immobile où se pâme
Une note éthérée, une seule à la fois. —

Faustus, nonchalamment accoudé sur sa couche,
Écoute les leçons de cette jeune bouche
Où la gravité chaste unie à la douceur
Lui promet dans l’amante une divine sœur,
Tandis que tour à tour chaque fleur différente
Lui souffle en le baisant son haleine odorante.

faustus

Quelle nette apparition
Au fond de mon cœur qu’il visite
Chacun de ces parfums suscite,
Indolent ou vif aiguillon !

Discret comme, sous la paupière
Longue et soyeuse, la pudeur,
Ou pénétrant comme l’ardeur
D’une prunelle meurtrière ;

Léger comme l’espoir naissant
Qu’une amitié de vierge inspire,
Intense et fort comme l’empire
D’un amour fatal et puissant ;

Chaud comme en ses brûlantes fièvres
Une bouche aux soupirs de feu,
Ou frais comme en leur simple aveu
De pures et timides lèvres ;

Délicat comme la bonté
Des mélancoliques amantes,
Provocant comme des bacchantes
Le fougueux désir indompté ;


Piquant comme les gais caprices
Des moqueuses au jeu cruel,
Insinuant comme le miel
Des câlines adulatrices !

Je les aspire, curieux,
Pour interroger le beau songe
Où leur suavité me plonge…
Nul ne parle bien de tes yeux,

Et nul, non plus, ne sait bien dire,
Si fin qu’il soit ou si puissant,
Tout ce qu’on voit, tout ce qu’on sent,
Dans ton candide et clair sourire. —

Il persévère. En vain chaque parfum nouveau
Évoque un idéal en son jeune cerveau :
Le plus exquis n’a point exprimé tout encore
Du charme exquis de l’âme et des traits qu’il adore ;
Mais, parmi la jonchée éparse sous ses doigts,
Voici qu’une humble fleur sollicite son choix :
Elle est d’un bleu si tendre, elle est si satinée
Qu’elle rappelle aux yeux un ciel de matinée.
Il la prend. Aussitôt, comme un homme altéré
Accueille avec transport le breuvage espéré,
Il flaire avidement la tremblante corolle,
Et reste fasciné, l’œil fixe, sans parole,
Sous le frêle encensoir dont le pistil fumant
Lui verse le suprême et juste enchantement ;

Et l’aspiration qui gonfle sa narine
Tient longtemps arrêté son souffle en sa poitrine.
Enfin, pâle, au plaisir profond dont il jouit
Il succombe épuisé, pleure et s’évanouit…

Il a penché sa face, où la mort semble empreinte,
Sur le cœur de Stella qui voit sans nulle crainte,
Tel qu’un adorateur s’inclinant sur l’autel,
Défaillir son ami qu’elle sait immortel.
Dans un ruisseau qu’embaume une herbe délicate
Elle puise à deux mains un salubre aromate
Et l’en arrose. Il donne aux choses d’alentour
Un regard vague et lent, qu’il pose avec amour
Sur celle dont les soins et le serein visage
Lui rendent de ses yeux le plus céleste usage.
Dans la main qu’il attire et baise avec ferveur
Du cordial puissant il goûte la saveur.

stella

Viens maintenant boire à sa source
Cette précieuse liqueur,
Qui t’offre une innocente et facile ressource
Pour renouveler ta vigueur.

Jadis le carnage des bêtes
Pour te nourrir t’était vendu :
Jamais pareil festin ne souillera nos fêtes ;
Ici, plus de sang répandu !


Nul être ici ne sacrifie
Les corps pour respirer construits ;
La dent n’attaque ici nulle sensible vie
Et ne mord que la chair des fruits ;

Et, récoltés sans rudes peines
Sur un sol aux rêveurs clément,
Ces fruits d’un pur fluide enrichissent les veines,
Délectable et noble aliment.

Tes forces s’y pourront refaire
Sans meurtre, à l’abri du remords ;
Sur le sein généreux de cette noble sphère
Tu ne vivras plus par les morts.

Non, c’est une planète où la vie est éclose
Sous des lois qu’un sort juste à ses hôtes impose ;
Nul être n’y subsiste au détriment d’autrui,
Et n’y doit forcément pour jouir avoir nui.
Tous les maux sont finis qui t’affligeaient naguère :
Les espèces ici ne se font plus la guerre ;
Aussitôt satisfait sans qu’il en coûte un pleur.
Le besoin maintenant n’est plus une douleur ;
Aiguillon toujours vif que ne craint plus personne,
L’appétit rend meilleur les mets qu’il assaisonne ;
Et la faim, qui sur terre à son gré fait mouvoir
Les vivants qu’elle obsède, ici perd son pouvoir.
Regarde autour de toi ces merveilleuses plantes :
Les sucs en sont puissants et les senteurs troublantes ;

Ces arbres somptueux t’offrent des fruits nouveaux
Dont tu te peux nourrir sans pénibles travaux.

faustus

Qu’il fait bon devant soi marcher à l’aventure,
Affranchi de tous soins,
Par la terre qu’on foule assuré, sans culture,
Contre tous les besoins !

Qu’il fait bon ne plus voir pendre à la boucherie
Des cadavres ouverts,
Pour que l’humaine chair par d’autres chairs nourrie
Nourrisse un jour les vers !

Qu’il fait bon dans les champs que le ciel seul féconde
Jouir de la saveur,
Sans qu’une aveugle faim sur un étal immonde
Paye cette faveur !

Pourtant ces fruits parfaits que nous tend chaque branche,
La parfaite liqueur
Que pour nous ce rocher dans les herbes épanche
Parlent moins à mon cœur ;

Ils lui rappellent moins ses émotions chères
Par leur suave goût
Que ne le font ces fleurs par leurs senteurs légères,
La dernière surtout !

stella

Ah ! le subtil encens qui des fleurs se dégage
S’élève droit à l’âme, où son secret langage,
Dont rien ne la distrait, est facile à saisir,
Tandis que les saveurs, avant d’atteindre l’âme,
Rencontrent l’appétit qui pour soi les réclame
Et, brutal, en dispute au rêve le plaisir.

À l’exploration de nouvelles contrées
Dispose maintenant tes forces recouvrées,
Ce qu’il nous reste à voir, c’est l’idéal vivant.
Dans ce vallon fleuri les couleurs et les lignes
D’un amoureux regard déjà t’ont paru dignes ;
Mais le beau qui respire est le plus émouvant.

VOIX DE LA TERRE



 

VOIX DE LA TERRE

Cependant, loin, très loin, tout là-bas dans l’espace,
Une rumeur immense et confuse s’amasse,
Pareille au sombre chœur des lamentables voix
Que l’orage imminent soulève dans les bois,
Ou bien au chœur lugubre et plus sinistre encore
Des vagues et des vents dans leur combat sonore.
C’est la plainte grossie où se sont rassemblés
Les blasphèmes sans nombre aux prières mêlés,
Qu’adresse, jour et nuit, du dos de sa planète
L’humanité souffrante à sa Cause muette.

Le prêtre qui fait dire à l’enfant son credo
Et du jour offre à Dieu le renaissant fardeau ;
Le savant qui n’a foi qu’aux jeux de la matière
Et, du ciel affrontant la profondeur altière,
La somme de répondre et n’y sent rien parler ;
Le malade innocent que fait geindre ou hurler
Contre son créateur sa brutale torture ;
Le pauvre qui réclame à l’avare Nature,
Puisqu’il faut vivre, au moins de quoi ne pas mourir ;
Le riche qui, lassé de son âme à nourrir,

Implore un nouveau leurre à l’ennui qui le ronge ;
Le marchand qui poursuit un gain, l’artiste un songe,
Le laboureur la pluie et le marin le vent,
Le guerrier la victoire aveugle trop souvent,
Le fort l’autorité, le faible la justice,
Tous, que l’un le conjure ou l’autre le maudisse,
Nomment un maître hostile ou propice à leurs vœux.
Dont ils cherchent très haut le trône au-dessus d’eux,
Et, misérables tous, lancent, farouche ou tendre,
Leur appel dans l’abîme à qui pourra l’entendre !

Cet appel marche, il monte, il a dépassé l’air,
Il ébranle déjà l’incorruptible éther,
Il progresse, il atteint les sphères lumineuses.
Pas une étoile encore, entre les plus fameuses
Que sa grande onde effleure ou traverse en chemin,
Ne reconnaît en lui la voix du genre humain.

Mais la Divinité, ni proche ni lointaine,
Règne immanente au monde, et, sans faveur ni haine,
Des destins mérités mûrit le juste choix.
Elle laisse vaguer tout ce vain bruit de voix
Dans l’espace peuplé des séjours transitoires
Qu’aux émigrants mortels assignent les victoires
Ou les relâchements de leur libre vertu,
Par delà leurs tombeaux, où rien n’en est perdu.

III

FORMES ET COULEURS



 

III

FORMES ET COULEURS

faustus

Stella, restons encore à la place où nous sommes,
Dans l’immobilité. La malice des hommes,
Leur misère, leur guerre inextinguible entre eux,
Leur vie ardente en proie aux besoins douloureux,
Tout le passé m’a tant fatigué que cette heure
M’est dans la paix oisive à savourer meilleure ;
Ne nous arrachons point à ce loisir calmant :
Je le goûte à tes pieds voluptueusement.

stella

Ainsi, quand j’eus moi-même, après beaucoup d’épreuves,
Atteint ce monde où l’âme et la chair se font neuves,
Où la sérénité céleste nous remplit,
Comme un voyageur las se jette sur le lit,
Laissant pendre ses pieds ensanglantés qu’on lave,
J’ai, comme toi, connu cet abandon suave

Où toute volonté se fond et se dissout,
Où dormir seulement est préférable à tout.
 

faustus

Non, le bien-être qui m’inonde,
Cette quiétude profonde,
N’est pas le sommeil oublieux !
Ah ! si j’oubliais la souffrance,
Sentirais-je ma délivrance
Et l’aménité de ces lieux ?
 
Plus j’éprouve combien la sphère
Où je renais heureux diffère
Du sombre globe où je naquis,
Plus la haute béatitude
Qui suit ma vie infime et rude
Me rend cher cet Éden conquis.

Que je mesure avec délice
L’immensité libératrice
Qui me sépare de mes maux !
Que je me sens l’âme allégée
Quand des chaînes qui l’ont chargée
Je pèse d’ici les anneaux !

L’oiseau pris auquel on fait grâce
Un moment plane dans l’espace,

Comme étonné du ciel rendu :
Tel mon cœur, assurant son aile,
Devant sa carrière éternelle
Demeure un moment suspendu.

De cette plage enchanteresse
Où j’aborde sauvé, j’adresse
Un dernier regard à la mer ;
Le souvenir de la tourmente
Rend la sécurité charmante
D’autant plus qu’il est plus amer !

Adieu ! monde impur, traître monde,
Où la fleur cache un ver immonde,
Où point l’orage à l’horizon
Dès qu’en haut l’azur se déploie,
Où l’espoir dans les pleurs se noie,
Où nul plaisir n’est sans poison !

Adieu ! roule dans ton orbite.
Avec l’engeance qui t’habite
Roule tes vices, tes forfaits,
Tes misères et tes supplices !
Moi, j’ai vidé tous tes calices,
Maintenant tranquille à jamais !

stella

Vois-tu poindre là-bas cette tache mouvante
Qui semble une nuée à l’horizon vivante ?…

faustus

Dans la pâleur de l’aube elle tressaille et croît.

stella

C’est qu’elle vient à nous de l’orient tout droit.
J’y reconnais un gros de cavaliers nomades
Qui, poussant au hasard leurs libres promenades,
À travers la campagne, ivres d’espace et d’air,
Volent, capricieux et prompts comme l’éclair !
Ils seront là bientôt.

faustus

Déjà la terre tremble
Au rythme des sabots qui la frappent ensemble.

stella

Ils accourent penchés sur des coursiers sans freins,
Et le vent qui les suit mêle aux cheveux les crins.

faustus

On croit voir galoper un troupeau de centaures.
Ils approchent. J’entends leurs battements sonores.
Les voilà ! Comme ils sont gracieux et hardis !

stella

Leurs couples par la race et l’amour assortis
Heurtent d’un pas égal l’étincelante arène ;
La même fougue errante en avant les entraîne
Dans la même aventure éperdument lancés.
Ils aiment la vitesse et les bonds cadencés
Des chevaux généreux qu’anime un sang vivace,
Et, comme eux, fous et pleins de vigueur et d’audace,
Par-dessus les buissons, les rochers, les ruisseaux,
Du geste et de la voix précipitent leurs sauts.
Ils aiment, tout le jour, à voir sur leur passage
Apparaître, onduler et fuir le paysage,
À troubler des forêts le ténébreux sommeil
Pour replonger soudain de l’ombre en plein soleil,
À changer d’air, de sol et de ciel, à chaque heure,
Où les surprend la nuit élisant leur demeure.
Leurs courses me les ont déjà fait rencontrer :
Ils sont grands et bien faits ; je te les veux montrer. —

Elle lève le bras et l’agite ; à ce signe
Les premiers, devant elle arrêtés tous en ligne,
Se dressent pour la voir, poussent un joyeux cri,
Et Stella reconnue a doucement souri.

« Béni soit le hasard, dit-elle,
Qui vous a dirigés vers nous !
Vous savez mon nom d’immortelle,

 
Voici, vêtu de chair nouvelle,
Faustus, mon immortel époux.

« Il salue en vous les esclaves
Mis par la tombe en liberté,
Tremblants jadis, aujourd’hui braves,
Qui, soulagés de leurs entraves,
Promènent ici leur fierté.

« Vous tous que ce paradis venge.
Vous, nés en servitude au bord
Du Nil, de l’Euphrate et du Gange,
Pour qui le joug pesant se change
En aile ouverte après la mort !

« Fils de l’Afrique et de l’Asie,
Que des rois au cœur dur et vain
Enchaînaient à leur fantaisie
Et que maintenant rassasie
D’indépendance un vol sans fin !

« Vous aussi, chasseurs pacifiques.
Vous que l’Espagnol autrefois
Brûla vifs avec vos caciques,
Peuple heureux de plus sûrs Mexiques,
Courant la savane et les bois !

« Et vous, dont mon cœur à ma bouche
Ne saurait dicter tous les noms,

Qui, troupeau souffrant et farouche,
Du genre humain fûtes la souche,
Voyez vos derniers rejetons !

« Souffrez que notre couple embrasse
En vous les plus anciens aïeux,
Dont le sang a laissé sa trace
Dans la beauté de chaque race,
Dans son cri d’appel à ses dieux ! »

À peine elle a parlé qu’on l’acclame et qu’en foule,
Comme au pied d’un rocher la mer s’élève et croule,
Les coureurs autour d’elle à sa voix suspendus,
De leurs chevaux, d’un bond, sont déjà descendus ;
Et Faustus, avec elle environné, contemple
L’appariment parfait, sur terre sans exemple,
Des puissances de l’âme et des forces du corps,
L’expressive beauté qui naît de leurs accords,
Et de ces affranchis les sereins hyménées,
Où par un libre nœud l’une à l’autre enchaînées
Dans deux êtres divers joints éternellement
Se complètent la force et la grâce en s’aimant.
Il admire ces chairs fines ou vigoureuses
Qu’animent des sangs purs, des volontés heureuses,
Ces chairs que de vils coups l’ancien bâton rouait,
Que meurtrissait le sceptre ou déchirait le fouet.
À la contorsion qu’infligeait le martyre
Le geste aisé succède et le noble sourire :
Les larmes qui brûlaient, en jaillissant, les yeux

Font place à d’autres pleurs lents et délicieux,
Aux pleurs qu’à l’œil ravi les horizons arrachent
Et que ni la terreur ni la haine ne cachent.

Stella dit à Faustus : « Vois, admire à ton gré
Leur bonheur libre et pur de la terre ignoré.
Les corps peuvent ici, dans leur pleine croissance,
Ne sentant pas la mort liée à la naissance,
Jouir d’une jeunesse aux jours illimités,
Exempts de toute usure et des infirmités
Qui, par une imparfaite et dure économie,
Font de la volupté, là-bas, une ennemie.
Cet astre généreux donne à ses habitants
Une tranquille foi dans ses bienfaits constants ;
Il leur prodigue à tous ses trésors sans mesure
Et rend ainsi la paix facile entre eux et sûre.
Un infaillible choix y rend perpétuel
Dans les cœurs des amants leur attrait mutuel.
Des visages, des goûts, l’accord et le contraste,
Enfin persévérants ! fixent leur amour chaste ;
La main qui les forma les a sacrés époux :
Fidèles par nature, ils ne sont point jaloux. »

faustus

Il peut donc exister une humanité bonne,
Paisible, et qui sans honte à l’instinct s’abandonne,
Pouvant vivre sans meurtre, exempte de la faim,

Sans lutte avec le sol et l’air, heureuse enfin !
Quoi ! ce n’est plus ici la peur de la misère,
L’âpre souci de l’or stérile et nécessaire,
La terreur de mourir, l’effroi du lendemain
Qui font dans tous ses vœux battre le cœur humain !
Ainsi donc, s’enrichir, dominer, ces deux choses,
Qui de toute action sont les fins et les causes,
Perdent pour l’homme ici leur féroce intérêt ?
Maître sans crime, il peut savourer sans regret
La douceur de ses biens, qu’il ne vend ni n’achète.
Quel délice, ô Stella, quelle indicible fête,
De respirer un air pur, absolument pur,
Et d’en voir resplendir l’inaltérable azur,
Sachant que nul sanglot, nul soupir, nul blasphème,
Nul cri n’en peut venir troubler la paix suprême !
À mes frères, là-bas, combien avaient coûté
De sueurs et de pleurs les biens dont j’ai goûté !
Je vais donc aujourd’hui vivre libre, à mon aise,
Savourer le repos, sans qu’un remords me pèse,
Sans que d’autres pour moi se privent de plaisirs
Qu’aient à se reprocher mes injustes loisirs !
Il n’est donc pas besoin de maçons qui bâtissent,
Mal abrités, mon toit, ni d’ouvriers qui tissent,
Courbés sur des métiers dans un obscur taudis,
Mes vêtements du pauvre enviés et maudits !
Qu’un peuple au sol rivé le retourne et le fouille
Pour m’en fournir le blé, les métaux et la houille !
Qu’un innombrable essaim d’obstinés travailleurs
S’épuise à me forger des jours un peu meilleurs !

Ah ! la douleur de tous, ici, comme sur terre,
De ma félicité n’est donc pas tributaire !

stella

Non, mon ami ; chacun, dans ce monde excellent,
Use, avec un fertile et naturel talent,
Pour les œuvres qu’il aime et peut aimer sans blâme,
Des forces de son corps et des dons de son âme ;
Le travail lui paraît plus un jeu qu’une loi,
Des puissances de l’homme utile et doux emploi !
Volontaire, sa tâche à sa vaillance agrée ;
Serein quand il travaille, il semble un dieu qui crée ;
Dans l’effort même, auquel on ne le contraint pas,
Il jouit de vouloir et n’en est jamais las ;
Sa victoire n’est pas le prix de la fatigue.
Des fruits de son labeur satisfait et prodigue,
Il aime à les offrir à son propre rival ;
Et tandis que sur terre, où l’échange est vénal,
Tout service, tout bien se mesure et se troque,
L’échange n’est ici qu’un bienfait réciproque.

faustus

Ah ! quel soulagement pour la compassion,
Pour la justice, ô mes ancêtres,
De vous voir tous debout, hors du sombre sillon
Où vous courbait le joug des maîtres !


Qu’il m’est doux de venir, après des milliers d’ans,
Vous rendre un filial hommage,
Vous reconnaître, au nom de tous vos descendants
Qui se libèrent d’âge en âge,

Et vous dire qu’enfin les derniers nés d’entre eux
Possèdent la glèbe et les villes
Que fondèrent, au prix d’efforts si douloureux,
Pour vos tyrans vos mains serviles !

Et pourtant plaignez-les, car, des chaînes sauvés,
Ils attendent la paix encore,
Se disputant partout les champs et les pavés
Qu’un sang fraternel déshonore ;

Moins ignorants que vous, moins crédules aussi,
Las des dieux immortels qui meurent,
Ils ont, veufs d’espérance, uniquement souci
Des atomes, qui seuls demeurent ;

Sans gagner le bonheur, ils ont conquis le droit,
Plus tristes, s’ils sont moins barbares,
Et dans leurs champs égaux ils rampent à l’étroit,
Trop nombreux pour les blés trop rares ! —

Ainsi du monde ingrat d’où l’arracha la mort
Faustus à ses aînés dit l’incurable sort.

Pendant qu’il parle, tous se pressent pour l’entendre
Et cherchent à l’envi ses mains pour les lui prendre.
Il croit voir, ébloui par le mouvant amas
De ces beaux corps trempés aux plus divers climats,
Luire, sous leur peau blanche ou jaune, ou brune ou noire,
Et respirer des dieux d’or, de bronze et d’ivoire.
Ils lui charment les yeux, chacun par sa couleur
Dont l’éclat vif ou sombre ou la tendre pâleur
Enchaînant le regard le flatte ou l’émerveille.
Et quelle joie exquise et plus intime éveille
Dans son âme la forme, où par le seul contour
L’esprit parle à l’esprit et l’amour à l’amour.
Où chaque race écrit qu’elle a reçu son moule
Du sol âpre ou clément, triste ou gai, qu’elle foule,
Et dans sa beauté propre enseigne par ses traits
De la terre et du sang les échanges secrets !

faustus

Tous ces corps, tes chefs-d’œuvre et ton honneur, ô Terre !
Comme tes plantes ont germé,
Et de chacun le germe a crû, dépositaire
D’un souffle originel, d’un type héréditaire
Après mille ébauches formé.

Tes climats sur la vie, éternelle aspirante,
Ont tous épuisé leur vertu ;
Mais elle, force noble au poids vil inhérente,
Obstinément elle a, quoique frêle et souffrante,
Contre eux sans cesse combattu.


La torride chaleur et la rude froidure
Ont sévi, mais sans l’étouffer ;
L’air énervant qui berce une molle verdure
A pu, trop embaumé, l’assoupir : elle dure,
Elle a su partout triompher !

Ô Terre ! elle a bravé sur toute ta surface
Tes délices et tes rigueurs ;
Rebelle à ta caresse et sourde à ta menace,
Elle a rampé, lutté, grandi, souple et tenace,
Dans les corps humains, tes vainqueurs !

Les voilà ! combattants que la victoire apaise,
Tels que tes saisons les ont faits,
Mais sous un ciel exempt d’influence mauvaise,
Plus beaux, plus sains, guéris de tous les maux, pleins d’aise,
Inaltérables et parfaits !

Ceux dont ton avarice avait plié le buste
Sur le soc, la pioche et la faux,
Enrichis d’un bras fort, d’une épaule robuste,
Conservent, redressés, leur énergie auguste,
Vrai salaire de leurs travaux.

Ceux qu’avaient alanguis les traits ardents que lance
Un soleil fauve, et les senteurs
Des lourdes floraisons dormant dans le silence,
Gardent, ressuscités, leur ancienne indolence
Sous des contours plus enchanteurs.


Ceux qu’animait la faim d’un sanguinaire zèle
À chasser le cerf et l’oiseau,
Longtemps rivaux adroits du pied leste et de l’aile,
Ont les membres plus fins et le torse plus grêle,
Ils ont la grâce du roseau.

Sacrés par le triomphe, et par l’épreuve même
Brutale ou perfide ennoblis,
Tous, hôtes désormais d’un astre qui les aime,
Réalisent ici, dans le bonheur suprême,
Leurs derniers types accomplis !

stella

Tu vois du genre humain les premières espèces
Que voilait le passé de ses ombres épaisses.
Ces hommes, les premiers au paradis reçus,
Laissèrent de leurs corps les terrestres tissus
Enfouis et bientôt dissous au fond des tombes ;
Mais leurs formes, fuyant comme un vol de colombes
Qui par un sûr instinct retournent à leurs nids,
Vinrent vêtir la chair et l’esprit rajeunis
Sur cet astre où, fixés dans le sang et la sève,
Le printemps persévère et la beauté s’achève !
Regarde-les bien tous, car leurs traits et leurs teints
Avaient péri pour nous, et leurs types éteints
Dans la succession des races mélangées
Avaient suivi les mœurs avec les temps changées.

faustus

Que n’êtes-vous réunis dans ces lieux,
Grands artistes de tous les âges,
Vous dont la splendeur des visages
Et leur sourire ont enchaîné les yeux,

Vous que charmaient une fière encolure,
Par un souple torse assemblés
Des membres pleins, bien accouplés,
Une héroïque ou langoureuse allure,

La fleur humaine au tendre coloris,
À la forme pure, élégante,
Sœur de la rose et de l’acanthe,
Comme elles noble, éphémère et sans prix !

Ah ! vos pinceaux et vos ciseaux fidèles,
Peintres ardents, sereins sculpteurs,
Entre vos doigts révélateurs
Frémiraient d’aise imitant ces modèles !

stella

Rassure-toi, Faustus, aucun d’eux n’est privé
De contempler vivant son idéal rêvé :
Des beautés que la terre aux yeux mortels dénie,
Chacun, dans la lumière avant nous arrivé,
Satisfait son regard, son cœur et son génie.


Ils possèdent leur songe incarné sans effort :
C’est aux bras d’Athéné que Phidias s’endort ;
Souriante, Aphrodite enlace Praxitèle ;
Michel-Ange ose enfin du songe qui la tord
Réveiller sa Nuit triste et sinistrement belle ;

Ici le grand Apelle, heureux dès avant nous,
De sa vision même est devenu l’époux ;
L’Aube est d’Angelico la sœur chaste et divine ;
Raphaël est baisé par la Grâce à genoux,
Léonard la contemple et pensif la devine ;

Le Corrège ici nage en un matin nacré,
Rubens en un midi qui flamboie à son gré ;
Ravi, le Titien parle au soleil qui sombre
Dans un lit somptueux d’or brûlant et pourpré,
Que Rembrandt ébloui voit lutter avec l’ombre ;

Le Poussin et Ruisdaël se repaissent les yeux
De nobles frondaisons, de ciels délicieux,
De cascades d’eau vive aux diamants pareilles ;
Et tous goûtent le Beau, seulement soucieux,
Le possédant fixé, d’en sentir les merveilles !

Il leur suffit que l’âme en soit le pur miroir ;
Créateurs au repos, il leur suffit de voir
Leur idéal exempt de sa terrestre gaze.
En bas la renommée a comblé leur espoir,
En haut leur récompense est l’éternelle extase ! —


Cependant à l’appel des horizons nouveaux
Vers leurs maîtres épars hennissent les chevaux.
Bientôt les cavaliers avec des cris de joie
Replongent dans l’espace, et chacun d’eux envoie
À ses hôtes d’une heure, en quittant ce beau lieu,
Un gai salut fuyant qui n’est pas un adieu.

VOIX DE LA TERRE



 

VOIX DE LA TERRE

Tu montes vainement, ô vivante marée
De tous les cris humains par la terre poussés !
Contre les fiers soleils, vagabonde égarée,
Tes flots aigus se sont vainement émoussés !

Tu n’es par aucun d’eux au passage accueillie ;
Tu peux longtemps encor dans l’infini courir :
Chaque étoile à son tour par ta houle assaillie
La sent glisser à peine et dans la nuit mourir.

Quand pour l’une tu fuis, au loin diminuée,
Pour une autre déjà tu grandis ; mais toujours
Ton douloureux concert de plainte et de huée
Dans son ascension trouve les astres sourds !

Pourtant reste fidèle à ta recherche errante :
Peut-être existe-t-il, plus haut encore aux cieux,
Une sphère moins sourde et moins indifférente
Qui t’est moins étrangère et te comprendra mieux.

IV

HARMONIE ET BEAUTÉ



 

IV

HARMONIE ET BEAUTÉ

faustus

Que cette matinée en ce beau lieu m’apaise !
Sa fraîcheur, qui m’inonde et me pénètre d’aise,
Dissout le reste amer de mon terrestre ennui.
Jamais je n’ai senti, Stella, comme aujourd’hui,
La parenté secrète et l’harmonie intime
De l’âme et du bonheur que le printemps exprime.
Cette aurore au sourire immense et caressant
Fait songer à l’espoir d’un grand amour naissant ;
Le tendre affaissement de ce vallon qui rêve
Rappelle l’abandon d’un baiser qui s’achève.
Vois là-bas dans la brume onduler ce coteau,
Rose, au bord d’un lac bleu qui miroite et se plisse :
Il semble qu’une Hébé s’éveille avec délice,
Froissant le lit soyeux que lui fait son manteau ;
Cette haleine est vraiment la grâce qui respire :
Ce qu’elle dit aux fleurs l’amour l’aurait pu dire ;

Dans ces lis qu’elle incline on ne discerne plus
Leurs lentes flexions des plus chastes saluts ;
Et pourrait-on jurer qu’il ne tremble personne
Dans le feuillage ému de ce bois qui frissonne ?
Ah ! quelle aménité dans la communion
De l’âme et du zéphyr, du cœur et du rayon !

stella

Nous sommes seuls, la terre est très loin, goûte encore
Des mauvais jours vécus la fuite à l’infini ;
Que l’oubli lentement un par un les dévore,
Et tout entier te rende à ce séjour béni !

faustus

Ô Stella, mon amie, après tant de vacarmes :
Blasphèmes, cris, sanglots, soupirs, clameurs,
Appels aigus et confuses rumeurs,
Voix d’hommes, bruits d’outils, fracas de chars et d’armes,
 
Que ce silence est doux, ineffablement doux !
Qu’il est suave à l’âme, ce silence
Où, clair et pur, dans l’air serein s’élance
Le chant de ces oiseaux qui n’ont pas peur de nous !

Vers nous de tous côtés ils arrivent par bandes.
Regarde-les près de nous voltiger,
Ou balancer en éventail léger
Leurs ailes, sur nos fronts ouvertes toutes grandes.


Écoutons-les. Jadis l’hymne du rossignol,
Si renommé sur notre ancienne terre,
Des nuits d’alors enchantait le mystère
Sans jamais rendre au ciel l’âme enchaînée au sol.

Te souvient-il du parc où nous errions si tristes ?
Dans un sentier tout jonché de lilas
La solitude alanguissait nos pas,
Le crépuscule aux fleurs mêlait ses améthystes.

Où sombrait le soleil, dans un lointain pays,
Nos cœurs rêvaient une patrie absente…
Quand une note au ciel retentissante
Comme un trait d’or soudain s’éleva du taillis ;

Une autre, puis une autre, en sonores fusées
Par temps égaux jaillirent de ce bois ;
Puis, d’un essor qui s’essayait, la voix
Préluda vaguement par roulades brisées.
 
Tu t’arrêtas, le doigt sur la bouche, et me dis :
« Le rossignol chante ! prêtons l’oreille. »
Avidement tu l’écoutais, pareille
À quelque ange en exil au seuil du paradis.

La nuit mélancolique achevait de descendre
Et semblait sur le parc avec lenteur tomber,
Comme d’un fin tamis une légère cendre,
En noyant les contours qu’elle allait dérober ;


L’écharpe du zéphyr frissonnait sans murmure,
Et molle s’affaissait sur les prés assoupis ;
Le ciel, obscur enfin, couvrit la terre obscure
Comme un dais somptueux parsemé de rubis.

Et le chant déchira, plus large et plus sonore,
De l’azur assombri les voiles plus épais,
De monde en monde allant plus haut, plus haut encore,
Troubler de l’infini l’inaccessible paix.

L’étoile au cœur de feu qui tressaille et palpite
Paraissait écouter avec étonnement
La lyre si puissante et pourtant si petite
Qui vibrait au gosier de son terrestre amant.

Ah ! que ces notes sanglotantes,
Ces beaux cris épars, où souffrait
L’oiseau blessé d’un mal secret,
Caressaient nos âmes, flottantes
Du vœu stérile au vain regret !

Nous pleurions, nous croyions entendre
Tour à tour triompher, gémir,
Douter, croire, espérer, frémir,
Dans cette voix vaillante et tendre,
Le genre humain prince et martyr.

Car un mal aussi le tourmente
Quand, sous les riches nuits d’été,

Par l’appel de l’immensité
À fuir sa planète inclémente
Il sent qu’il est sollicité,
 
Mais que, trop fragile et trop brève,
L’aile d’Icare audacieux
Jusqu’au seuil effleuré des cieux
À cette fange ne l’enlève
Que pour l’y précipiter mieux !

Nous revînmes, gagnés par un trouble indicible,
Nous parlant du bonheur qui ne sera possible
Qu’ailleurs, plus tard, très loin, très haut...
Dans un astre où l’amour sans mensonge et sans tache,
D’incorruptibles cœurs indissoluble attache,
Respirera l’air qu’il lui faut !

Puis dans le vieux salon désert, calme retraite
Qu’éclairait mollement une lune discrète,
Tu t’assis à ton clavecin ;
Une gamme rapide en émut chaque touche,
Et tu laissas éclore et vibrer sur ta bouche
L’angoisse qui gonflait ton sein.

Tu repris d’une voix pénétrante et fiévreuse,
Pour en approfondir la douceur douloureuse,
Tous les trilles du rossignol ;
Ton art en lit monter jusqu’à Dieu l’harmonie
Sur les ailes que prête aux sons l’humain génie
En les accouplant à son vol !


J’écoutais, tour à tour lente ou vive, ta plainte
Descendre, s’élever, puis retomber éteinte,
Puis ardente se ranimer ;
Écho vivant, mon cœur en sentait chaque phrase
À ton gré, tour à tour, le ravir dans l’extase,
Dans la détresse l’abîmer…

Ton chant s’évanouit comme un baiser qui tremble,
Et sous tes doigts tendus, arrêtés tous ensemble,
Expira le dernier accord ;
Et pâle, les yeux clos, la tête renversée,
Stella, tu répondis tout bas à ma pensée :
« Après la mort, après la mort ! »
 
Maintenant que je touche à la suprême vie,
Aux biens que de si loin la race humaine envie,
Maintenant qu’immortels mon sang, ma chair, mes os,
Goûtent après la tâche un souverain repos,
Que ce monde à mon cœur par tous mes sens envoie
Avec de purs plaisirs une innocente joie,
Qu’enfin je suis heureux sans trouble, entièrement,
Il ne se mêle en moi plus de vague tourment,
D’aspiration vaine à la douceur d’entendre
L’onde fraîche des sons par tes lèvres s’épandre
Des profondeurs de l’âme aux profondeurs du ciel ;
L’amertume terrestre en altérait le miel.
Ah ! je comprends pourquoi j’en redoutais l’ivresse
Comme une jouissance excessive et traîtresse,
Comme un cruel délice ! Aujourd’hui je comprends

Les rêves à la fois suaves et navrants
Qu’inspire la musique aux hommes sur la terre ;
La coupe qu’elle y tend jamais n’y désaltère,
Coupe à la fois offerte et refusée au cœur,
Dont il sent le parfum sans goûter la liqueur.

stella

Ami, de ce nectar, ici, rien ne nous sèvre ;
Nous pouvons y porter sans obstacle la lèvre,
Et, d’un philtre allégeant sans alarme enivrés,
Des chaînes qui liaient nos ailes délivrés,
Aller boire à leur source, en torrents d’harmonie,
La pure extase au pur enthousiasme unie ?

Je chante avec l’ancienne voix
Dont le timbre encore te charme ;
Mais, plus sereine qu’autrefois,
Il n’y tremble plus une larme ;

Il n’y languit plus de soupir,
Comme en ces jours de longue attente
Que l’idéal faisait subir,
Là-bas, à notre soif ardente ;

Il n’y passe plus de frisson,
Comme au temps de l’amour fragile
Où sans cesse un doute, un soupçon
Menaçaient l’idole d’argile ;


Il n’y tinte plus de sanglot,
Comme sur la terre où tout passe,
Où toute beauté meurt si tôt,
Où si fuyante est toute grâce !

Ici j’exhale en notes d’or
Dont la douceur est sans mélange,
Dont plus rien n’entrave l’essor,
Un amour qui jamais ne change,
 
Un bonheur sans borne, éternel !
Et sous l’irrésistible empire
Du besoin d’en remplir le ciel
Je le chante comme on respire.

Parcourant l’échelle sans fin
D’une neuve et sublime gamme,
L’hosanna d’un orgue divin
Monte en ma poitrine de femme !
 
Je veux t’emporter aux sommets
Où mes propres chants m’ont ravie !
Sois deux fois heureux à jamais :
La musique double la vie ;

Car dans leurs mouvements égaux
L’âme et la voix vibrent ensemble,
Les notes se font les échos
Du sentiment qui leur ressemble ;

 
Et par son incantation
La mélodie au cœur rappelle
La tendre ou vive passion
Dont l’accent se réveille en elle,

Ou, n’évoquant rien du passé,
Elle ouvre une immense avenue
À son grand vol jamais lassé
Dans le suprême azur sans nue !
 
Mon chant va te bercer, égal et lent d’abord
Comme un chant de nourrice,
Pour te faire oublier des blessures du sort
Même la cicatrice,

Pour effacer en toi du récent souvenir
La tache encore noire,
Pour qu’il ne reste plus même une ombre à bannir
Du fond de ta mémoire,

Pour qu’un rêve calmant délivre ton cerveau
De la pensée ancienne,
Et que des vieux soucis rien dans ton cœur nouveau
Désormais ne revienne.

Dans les profondes eaux d’un murmurant Léthé
Il faut que tu te plonges,
Comme il faut bien dormir pour être visité
Par l’essaim des beaux songes ;


Et quand des jours mauvais ne te hantera plus
L’image évanouie,
Tu goûteras entier le bonheur des élus
Révélé par l’ouïe !

Alors tu sentiras se lever doucement
L’opaque et lourd rideau qui te voile à toi-même,
Éclore dans ton âme une aube vague et blême,
Puis croître et resplendir l’intime firmament.

Grand comme l’autre ciel, celui-là se déploie
Ensoleillé d’amours et d’espoirs étoilé.
Ouvrant de toutes parts, comme l’autre peuplé,
À d’innombrables vœux des abîmes de joie !

Ces amours, ces espoirs dormaient inaccomplis,
Et ma voix de leur tombe en vibrant les exhume :
La musique ressemble au soleil qui rallume
Les spectres des objets dans l’ombre ensevelis.

Ce qu’en l’espace font la lumière et la flamme
Qui donnent à la fois couleur et force au corps,
Pour donner forme et vie aux rêves, les accords,
Émules des rayons, le font aussi dans l’âme !

Ô musique, soleil du monde intérieur,
Montre à mon bien-aimé tout le fond de mon être ;
Qu’il puisse, au fond du sien me reflétant, connaître
Ce que j’ai de plus beau, ce que j’ai de meilleur !


Fais que, par ta vertu sympathique éveillées,
Les fibres de son cœur répètent mon émoi,
Qu’il sente en lui frémir ce qui frémit en moi,
Que nos ailes enfin battent appareillées !
 
Alors, couple parfait, d’un vol harmonieux
Nous irons explorer l’infini côte à côte,
Du plus profond amour à la paix la plus haute,
L’infini du bonheur, impénétrable aux yeux ! —

Stella se tait. Au loin son regard semble lire.
Caressant d’une main qu’agite son délire
Les cheveux du jeune homme assis sur le gazon,
Et de l’autre attestant le sublime horizon,
Debout, la bienheureuse en extase s’arrête.
Avec un lent sourire elle penche la tête,
Sur sa poitrine croise et presse ses deux mains,
Et pour se préparer aux cantiques prochains
Elle songe, et tout bas recueille sa pensée.
Puis, d’une voix d’abord lentement cadencée,
Elle chante…
Ô merveille ! ô fête ! Hélas ! quels mots
Seront jamais d’un chant les fidèles échos ?
Quels vers diraient du sien l’indicible harmonie ?
Toute l’œuvre possible au langage est finie
Quand il a seulement fait signe au souvenir ;
Symbole indifférent, impropre à contenir
Le moule et le miroir des choses qu’il doit rendre,
À qui n’en connaît rien il n’en peut rien apprendre.

Or, dans l’air d’ici-bas que seul nous connaissons,
Jamais pareils transports n’émurent pareils sons.
Ah ! ton art est cruel, misérable poète !
Nul objet n’a vraiment la forme qu’il lui prête ;
Ta muse s’évertue en vain à les saisir :
Les mots n’existent pas que poursuit son désir ;
Si beau que soit un vers par le souffle et le nombre,
La beauté qu’il décrit n’y laisse que son ombre…
 
On voit les brumes du matin,
Que disperse la tiède aurore,
En légers lambeaux de satin
Sur les prés se traîner encore,

Errer sous la brise un moment,
S’allonger, s’éclaircir, s’étendre,
Puis disparaître entièrement
Dans l’azur gai, limpide et tendre ;
 
Faustus voit ainsi le passé,
Aux douceurs du chant qui commence,
Se fondre et se perdre, effacé
Dans la béatitude immense.

Son regard étonné trahit
Combien cette paix sans mélange
Qui le pénètre et l’envahit
Lui semble doucement étrange.


Avait-il jamais pu goûter
Rien de bon, depuis sa naissance,
Qu’une amertume à redouter
N’en corrompît pour lui l’essence ?

Mais à mesure que décroît
Le nuage ancien qui l’obsède,
Avec moins de surprise il croit
Au calme ignoré qu’il possède.

Il sent enfin s’évanouir
Du souvenir les derniers restes ;
Il peut boire aux urnes célestes,
Certain de n’en rien laisser fuir.

Pendant qu’il s’abandonne au suave bien-être
Qui partout comme un baume apaisant le pénètre,
Et que, dans un linceul de joie enseveli,
La paupière abaissée, il savoure l’oubli,
Le bonheur le plus vif, le plus doux, le plus rare,
Pour lui ravir les sens et le cœur, se prépare,
Stella, qu’il ne voit pas, debout à son côté,
Revêt une nouvelle et suprême beauté.

Elle n’est plus la femme à la grâce fragile.
Fleur pâle, ouvrage obscur de la terrestre argile,
Qui, sous des cieux changeants par la brume couverts,
Disputait sa fraîcheur à l’affront des hivers,
Et, battue âprement par la pluie et la bise,

Penchait sa tige frêle aux tourmentes soumise.
Vulnérable autrefois et mortelle, sa chair,
Offerte maintenant à la tiédeur de l’air,
S’y peut épanouir à l’aise, enfin rendue
À son moule éternel qui l’avait attendue.
Elle l’a tout à coup, du premier jet, rempli :
Un col fier, un front lisse à tout jamais sans pli,
Que ne courbera plus une vie inquiète,
De l’ancienne exilée ont ennobli la tête ;
Et sur sa tempe court, délicat comme un fil,
Le bleuâtre réseau d’un sang vif et subtil.
Le trait de ses sourcils, déjà si pur, décore
La voûte de ses yeux d’un arc plus pur encore ;
L’azur de sa prunelle encor plus ingénu
Qui sur terre déjà montrait son âme à nu,
À travers l’infini reflété, la dévoile
Plus sereine et plus neuve, inextinguible étoile
Que baigne avec douceur, comme un soir qui descend,
De ses longs cils soyeux l’ombrage caressant.
Aux senteurs qu’un Avril durable a composées,
Palpitent de plaisir ses narines rosées ;
Une lueur d’ivoire avive le carmin
De ses lèvres qu’entr’ouvre un souris plus qu’humain.
Sa chevelure, au bord de l’oreille mignonne,
Comme un sable d’or fin qui ruisselle et rayonne,
Ondule étincelante, et jusques à ses pieds
Retombe, somptueuse, à flots multipliés ;
Et sur ce rideau blond qui l’embaume et le flatte
Son corps renouvelé, frais et splendide, éclate !

À sa voix, dont l’appel tinte mélodieux,
Faustus tourne vers elle à demi clos ses yeux.
Tel Adam se réveille étonné devant Ève,
Devant cette beauté que le bonheur achève
Il se dresse ébloui… L’idéal imprévu
Prend, comme son regard, son âme au dépourvu.
Muet, dans sa stupeur peu s’en faut qu’il ne tremble ;
Il blêmit ; sa surprise à la frayeur ressemble.

stella

Faustus, ne reconnais-tu pas
Ta véritable bien-aimée ?
C’est elle, mais par le trépas
D’éléments divins reformée,
D’un souffle immortel ranimée,
Plus tienne encore que là-bas !

faustus

Je contemple le Beau céleste
Que l’ombre me dissimula ;
Le rayon qui le manifeste,
Oui, c’est bien ta grâce, ô Stella !
Ce que j’y rêvais, le voilà !
Tout ce que j’en aimais y reste.

stella

Vois-le réalisé ! Dans notre ancien séjour
Ton songe sans figure attristait ton amour.

faustus

Je sentais se mêler une angoisse inconnue,
Un vague et téméraire espoir
Au terrestre émoi de te voir.

stella

Tu rêvais la Stella qui n’était pas venue.
Tu l’attendais sans le savoir.

faustus

Je sentais ta beauté, dont une humble matière
Emprisonnait la floraison,
Chercher la céleste saison.

stella

Vois, le lis est éclos, et sa candeur altière
A dépouillé toute prison !

faustus

Je sentais vaguement plus haut que ma tendresse,
Dans les sanctuaires secrets,
Planer l’idéal de tes traits.

stella

Déjà s’ouvrait ton cœur assez grand pour l’ivresse
Que si haut je lui préparais !

faustus

Si grand ouvert qu’il soit, ta beauté le dépasse,
Il ne saurait la posséder.
Nul transport ne l’y peut aider…

stella

Une aspiration qui jamais ne se lasse,
Quel idéal peut l’excéder ?

La pudeur sur la terre est le refus que l’âme
Fait aux sens de mêler son amour à leur flamme
Avant d’être conquise et d’assurer ses droits.
Mais affranchie enfin des pudiques effrois,
L’âme, vêtue ici d’une chair éthérée,
Sœur des lèvres, s’y pose, en paix désaltérée,
Et goûte une caresse où, né sans déshonneur,
Le plaisir s’attendrit pour se fondre en bonheur.

faustus

Quoi ! le bonheur inexprimable
Qui me semblait en vain promis
Par ta grâce accomplie infiniment aimable,
Va m’être à tes genoux permis !

Par une âme, indigne étrangère,
Plus d’un beau corps fut habité,
Mais la forme chez toi n’était pas mensongère :
Elle m’a dit la vérité.


Ah ! que de chères découvertes
Dans ta pure essence, aujourd’hui,
Par tes contours divins sont à mon cœur offertes,
Pour te révéler toute à lui !

stella

Nous nous sommes choisis et nous sommes nos maîtres,
Tu m’as rejointe au ciel, la terre est loin de nous.

faustus

Dans un hymen sublime unissons nos deux êtres !

stella

Je m’abandonne entière, épouse, à mon époux.

VOIX DE LA TERRE



 

VOIX DE LA TERRE

 
Égaré dans les déserts blêmes
Où tressaillent des points vermeils
À d’humbles veilleuses pareils,
Il marche, le flot des blasphèmes,
Des vœux et des appels suprêmes,
Depuis Abel accumulés !
Il sonde, clameur éperdue,
Les horizons par l’étendue
Indéfiniment reculés.

Combien a-t-il déjà franchi de nébuleuses,
Amas d’astres fondus en de laiteux brouillards,
Où, de près, l’œil lassé compte par milliards
Des constellations aux formes anguleuses !

Leurs globes d’or n’ont point frémi plus à ce vent
Qu’aux haleines d’été les fruits dans la ramure.
Courage ! dans l’abîme, ô douloureux murmure,
Pour trouver qui t’écoute enfonce plus avant !


L’espace est un : tout y respire ;
Tous les êtres l’ont pour aïeul
Et communiquent par lui seul ;
Rien ne se perd dans son empire !
Quelqu’un t’entendra quelque part :
Du cri que l’humanité pousse
L’éther propage la secousse,
Qui doit aborder tôt ou tard !

Un atome enfoui sous terre est peu de chose ;
Pourtant tout l’univers en sent le poids léger.
Peut-on croire que l’homme, où l’idée est éclose,
Roi du monde, ne soit partout qu’un étranger ?

Le corps, qui pèse et tombe, à toute la matière
Est de loin rattaché par un attrait puissant.
Se peut-il qu’à jamais la terrestre frontière
Sèvre du ciel entier l’âme qui rêve et sent ?

DEUXIÈME PARTIE

LA PENSÉE



 

V

LA PHILOSOPHIE ANTIQUE



 

V

LA PHILOSOPHIE ANTIQUE

Comme un fleuve, miroir d’un ciel sans ombre, glisse,
Coulait leur calme vie en un constant délice,
Depuis que leur hymen avait trouvé son nid
Sur cet astre où l’amour donne à ceux qu’il unit,
Avec le seul trésor qui, partagé, se double,
Une félicité renaissante et sans trouble,
Celle qu’avant sa mort Faustus d’en bas rêvait.
Pourtant tout l’homme en lui n’était pas satisfait :
Par moments, une vague et sourde inquiétude,
Le souci de savoir, que nul front fier n’élude,
Le mal de l’inconnu, l’avait déjà hanté ;
Hélas ! il en était maintenant tourmenté.
Pendant que sa compagne à son côté sommeille
Et laisse errer son âme au gré d’un songe, il veille.

Quand la plaine a bruni sous le crêpe du soir,
Que l’ombre y pose enfin son tapis le plus noir,

Qu’en haut, très loin du sol où s’effacent les formes,
D’innombrables points d’or font sentir plus énormes
Les espaces comblés seulement par la nuit,
Quand la vie a cessé son travail et son bruit,
Sous ce grand deuil semé de lointaines lumières,
Perdant le proche appui des choses coutumières,
Seul, devant l’univers qui va s’amplifiant,
L’esprit déconcerté devient moins confiant.
Sans le fard bigarré qui pour l’œil le diapre,
L’Être oppose un refus plus sinistre et plus âpre
À l’interrogatoire anxieux qu’il subit,
Obstinément muet, adjuré sans répit.

Faustus veut, à son tour, au silence du gouffre
Arracher le secret dont, toujours homme, il souffre.

« Loin du monde cruel et vil
D’où m’a sauvé la mort, dit-il,
J’ai passé des heures si douces !
Les ans, que je ne comptais plus,
Insensiblement révolus,
M’emportaient d’un vol sans secousses ;

« Et sans nulle peine conquis
Tous les plaisirs les plus exquis
À mes sens versaient leur ivresse ;
Les bonheurs les plus délicats
Offraient, exempts de tous combats,
À mon cœur aussi leur caresse.


« Je n’ai fait qu’aimer et sentir,
Mais sans pouvoir anéantir
Ma pensée et sa vieille attache ;
Il couve en ma joie un tourment,
Car sous l’objet le plus charmant
Je veux saisir ce qu’il me cache,

« L’invisible sous les couleurs
Et l’impalpable sous les fleurs
Où j’appuie, en songeant, ma tête ;
Je ne peux plus l’y reposer :
Si je tends ma bouche au baiser,
L’inconnu se dresse et m’arrête.

« Hé bien ! prenons-le corps à corps !
Que, terrassé par mes efforts,
Le monstre vaincu me réponde !
Que, sous le grand masque étoilé,
Je contemple en Dieu dévoilé
La cause et la raison du monde ! »

Accoudé sur sa couche et le front dans la main,
Faustus, près de tenter cet assaut surhumain,
Rassemble quelque temps sa force et son courage,
Mais il se sent chétif pour un si haut ouvrage.
Isolé dans le vide, y cherchant des soutiens,
Il réclame leur aide à ses maîtres anciens,
Aux penseurs qui, sur terre, avec la même audace,
Ont regardé le sphinx impénétrable en face,
Et, de l’énigme épris, s’ils n’en ont révélé

Le véritable mot, l’ont du moins épelé !
À travers les splendeurs dont le présent se dore,
Leur gloire obstinément à ses yeux luit encore.
Leurs grands noms sont pareils à des astres lointains
Que le soleil levant n’a pas encore éteints ;
Et, célébrés jadis par des bouches sans nombre,
Bien qu’ils n’aient ébranlé qu’un air épais et sombre,
Ces noms, certes, pourront sur ses lèvres vibrer
Dans l’air d’un paradis sans le déshonorer.
Il tâche d’évoquer, au fond de sa mémoire,
Des systèmes fameux la longue et noble histoire,
Afin d’en recueillir le suc essentiel,
Comme l’abeille emprunte à mille fleurs son miel.
Il voit, sages ou non, sereines ou chagrines,
Dans le passé surgir et tomber ces doctrines
Au souffle de l’esprit qui se porte en avant,
Comme les blés courbés tour à tour par le vent.
Toutes il les recense, épiant l’étincelle,
La lueur ou l’éclair, que chacune recèle ;
Et dans sa veille ardente il prononce à mi-voix
Ces paroles, écho des leçons d’autrefois :
 
« Les penseurs inquiets sont les plus grands des hommes !
Qu’on vante l’or, les blés des cités économes,
Par-dessus tout la Grèce aimait la Vérité !
Milet, Samos, Élée, habitantes des plages,
Vos poètes sont purs comme l’onde, et vos sages
Comme elle sont profonds, et leur témérité
Ouvrit sur l’inconnu de lumineux passages.


« Dans la grande Nature ils entraient éblouis,
Avec ferveur, sans choix, sans art ; leur premier songe
Errait émerveillé, comme la main qui plonge
Dans les trésors confus par l’avare enfouis !
Qu’est-ce que l’Univers ? Il vit : quelle en est l’âme ?
Quel en est l’élément ? L’eau, le souffle, ou la flamme ?
Thalès y perd ses jours, Héraclite en pâlit.
Démocrite en riant a broyé la matière ;
Il livre à deux amours cette immense poussière,
Et le repos y naît d’un incessant conflit.
Phérécyde a crié : « Je ne suis pas une ombre !
« Je sens de l’être en moi pour une éternité. »
Et Pythagore, instruit dans les secrets du nombre,
Recompose le monde en triplant l’unité.
Le Zodiaque énorme à ses oreilles gronde.
Zénon jette l’esprit dans une peur profonde :
Sa raison, malgré lui, le cloue au même point ;
Le cynique en marchant ne le rassure point.
Faisant tomber des sens les mirages multiples,
Parménide, son maître, a déjà pénétré
L’Être unique, le Dieu de ses futurs disciples,
Qu’il a nommé l’esprit ineffable et sacré.
Ces chercheurs étaient grands ; ils se jetaient sans crainte
Au travers de la nuit sans guide ni sentier ;
Ignorant la prière, ils usaient de contrainte,
Et pressant l’Inconnu d’une superbe étreinte,
Pour penser dignement l’embrassaient tout entier.
Ils vouaient leur génie à cette œuvre illusoire ;
Se fiant à lui seul, fiers de se hasarder,

Ils dédaignaient leurs sens, ils ne pouvaient pas croire
Qu’ayant l’intelligence ils dussent regarder.
Mais ils erraient perdus : les essences confuses
Formaient un air subtil où mourait leur flambeau,
Et déjà le sophiste aux misérables ruses
Jouait comme un enfant au bord d’un vieux tombeau.

« Et que faisaient les dieux, pendant que la pensée
Portait sa bouche pâle à sa source épuisée ?
Les dieux régnaient toujours. Indifférents vainqueurs,
Ils s’imposeront même à la fierté romaine,
Car ils n’ont de changeant que leur figure humaine,
Et forts comme la vie ils sont dans tous les cœurs.
C’étaient, comme autrefois, comme au temps d’Hésiode,
Cybèle, le Chaos, le Tartare et l’Amour ;
En dépit des rhéteurs Pégase enlevait l’Ode ;
Pan faisait soupirer sept roseaux tour à tour ;
Et c’était Zeus levant sa droite souveraine,
Foudre au poing, pour servir la justice ou la haine.
Toujours, comme une injure aux martyrs de l’esprit,
Les rayons, les parfums, pour fêter la matière,
Baisaient le torse blanc d’une Aphrodite altière
Dont la divinité s’admire et se sourit.
L’ignorance peuplait tout l’inconnu d’idoles.
Pourtant, comme autrefois, l’esprit voulait savoir,
Et sur le torrent trouble et fuyant des écoles
Flottait comme une épave un immortel espoir.
L’esprit avait gardé l’ambition première
De percer toute l’ombre et d’y tout éclairer.


«  Oh ! que sous un portique inondé de lumière
Aux côtés de Socrate il était bon d’errer !
Il enseignait le beau, sa nature, ses charmes,
Solliciteurs puissants d’inexplicables larmes,
La vertu, la justice, et le bonheur certain,
Car il dépend de l’âme et non pas du Destin.
Ce sage apprend à l’homme à plonger en soi-même ;
Le sophiste le craint, et le disciple l’aime.
Quand son art indulgent par mille adroits circuits
Les avait tour à tour à leur insu conduits
Au piège où sa raison souriante et profonde
Surprenait des rhéteurs la perfide faconde,
Il les interrogeait, et ce qu’il tirait d’eux
Contre l’erreur l’armait de leurs propres aveux.
Le maître en se jouant les éprouvait encore ;
Puis, quand de leur détresse il les voyait rougir,
Il faisait poindre en eux et lentement surgir
Des hautes vérités la merveilleuse aurore.

« Platon va dans la nuit au-devant du matin
Où dans la brume, au ciel, la Vérité se lève,
Et son langage aisé d’un laborieux rêve
En un flot d’ambroisie épanche le butin.
Quand nous déracinons l’odorante verveine,
Que trouvons-nous ? De l’ombre, un terrain brut et noir ;
Telle d’un chaos sombre éclôt, charmante à voir,
Douce à sentir, la fleur de la pensée humaine.
Le réel, humble ébauche, aspire, inachevé :
L’esprit avec Platon vole au temple rêvé,

Vestiaire sacré des formes éternelles,
Où les mondes grossiers ont leurs divins pareils,
Où trône l’Idéal, dont les claires prunelles
Enseignent la splendeur à leurs pâles soleils.
Platon surpris contemple au fond de sa pensée
Le Beau, l’Être sans borne et qui ne peut finir,
Et sent que d’une extase autre part commencée
L’âme apporte à la terre un divin souvenir !

« Pyrrhon passe en doutant, comme une ombre inquiète
Qui se tâte elle-même et ne se trouve pas.

« Aristote au savoir a marqué sa conquête
Et, le premier, l’oblige à monter pas à pas.
Il voit l’univers même, artisan de sa forme,
Sous l’aiguillon du Bien vers le Beau se mouvant,
Sans modèle étranger qui dans l’absolu dorme,
Car son propre idéal tressaille en lui vivant.
Du principe et des fins il règle l’harmonie.
Par un puissant retour de la raison sur soi
Il se rend spectateur de son propre génie,
Il en suspend le vol pour en saisir la loi.
Du vrai monde observant la cause et la structure,
Il laissait aux rêveurs leurs mondes creux et froids ;
Il a surpris la vie au cœur de la Nature,
Il a discipliné les penseurs et les rois !
 
« Ô grand Zénon, patron de ces héros sans nombre
Accoudés sur la Mort comme on s’assied à l’ombre

Et n’offrant qu’au devoir leur pudique amitié,
Tu fus le maître aussi du divin Marc-Aurèle,
Celui dont la douceur triste et surnaturelle
Était faite à la fois de force et de pitié !
Dieu, c’est la Raison même, universelle et stable :
Par la raison tout homme est le parent de Dieu,
Et cette parenté l’égale à son semblable,
Et le respect s’impose entre égaux de haut lieu.
Dans l’acte, c’est vertu que la raison se nomme ;
Le prix de bien agir n’est que d’agir en homme.
La Nature, phénix par soi se consumant,
De son propre bûcher naît éternellement.

« Fidèle à Démocrite, inventeur des atomes,
Épicure des dieux dissipe les fantômes.
Ne pas souffrir, voilà pour lui le vrai bonheur :
L’excès est du plaisir le traître empoisonneur ;
Il préfère le calme à l’ivresse troublante.
Sa tempérance au cœur n’offre que des berceaux.
Il propose la paix de la vie excellente
À ceux dont Aristippe avait fait des pourceaux.
Mais Lucrèce ni lui n’ont compris la merveille
D’un dévoûment qui souffre et se plaît à souffrir.
Épictète est vaincu ; si rien ne la réveille
La fierté même va périr.

« Oui, se sont écriés les hommes,
Le cœur et le cerveau lassés :
Du jour qui fuit plus économes,

 
Sachons vivre heureux où nous sommes ;
On y peut sentir, c’est assez !
 
« Qu’elle aille n’importe où, la Terre !
Elle est solide, et l’air est bleu.
Le plaisir n’est pas un mystère :
Libre à l’abîme de se taire,
Libre à nous d’ignorer son Dieu !
 
« Que l’amour voltige et nous baise !
Poursuivons d’un fouet de raisin
L’âne du vieux Silène obèse
Qui, chancelant d’un gai malaise,
Roule sa tête sur son sein !

« De la verdure et des sourires !
Des parfums d’Asie et du vin !
De beaux esclaves et des lyres !
Sapho, Sapho, quand tu délires,
Nous aimons, tout le reste est vain !

« Que sous mille métamorphoses,
Changeant de vie et, tour à tour,
Saveur de miel, odeur de roses,
Le cœur transporté dans les choses
Échappe à l’esprit, son vautour !

« Allons tous, allons nous suspendre
Aux lèvres de la Volupté,

Et que la Mort venant nous prendre
Ne trouve qu’un amas de cendre
Par son léger souffle emporté ! »

« Et tous s’étaient rués dans les lâches délices.
Ils s’étaient attablés au grand banquet des vices :
Les uns chantaient debout ; les autres hors des lits
Laissaient leurs bras pesants d’un sang épais remplis
Pendre, oubliant le sein des pâles courtisanes.
Les maigres jeunes gens, pris de gaités profanes
Et fous d’ivresse, offraient la fumante boisson
Aux lèvres sans couleur des Marcellus de pierre,
Et sur les piédestaux dansaient, chargeant de lierre
Des fronts qu’avaient ornés le chêne et le gazon.
Soudain, quand la joyeuse et misérable troupe
Ne se soutenait plus pour se passer la coupe,
Une perle y tomba, plus rouge que le vin…
Ils levèrent les yeux : cette sanglante larme
D’un flanc ouvert coulait, et, par un tendre charme,
Allait rouvrir le cœur au sentiment divin.
La coupe de nectar devient l’amer calice,
Le lit voluptueux se transforme en bûcher,
La tunique de fête en un rude cilice ;
Le corps souffre, et l’esprit recommence à chercher. »

Comme à la nuit tombante une ville muette.
Profilant sur le ciel sa noire silhouette,
Ne laisse discerner parmi ses toits fumants
Que les dômes hardis de ses hauts monuments,

Dans l’esprit de Faustus les doctrines insignes
Ont, sauves de l’oubli, dressé leurs grandes lignes
Dominant tout le reste, entassement confus
De rêves où passaient des éclairs entrevus.
Mais il évoque en vain les plus fameux systèmes :
Il n’a pu voir encore, hélas ! dans ceux-là mêmes,
Qu’un stérile chaos de pensers remués,
D’édifices naissants jamais continués.
Il s’arrête au milieu du long pèlerinage
Qu’il fait vers l’inconnu lentement, d’âge en âge,
Et laisse, reconquis par son mol oreiller,
Son front déjà vaincu s’abattre et sommeiller.

VI

LA PHILOSOPHIE MODERNE



 

VI

LA PHILOSOPHIE MODERNE

L’aurore soit bénie ! Elle rend l’espérance.
Il n’est de plaie au cœur que l’aurore ne panse !
Après les nuits de fièvre et les tardifs sommeils,
Ses sereines clartés ont d’apaisants conseils
Et de frais réconforts pour la plus âpre tâche.

Reposé par un court mais bienfaisant relâche
Et les yeux caressés par le jour souriant
Qui colore d’un rose enchanteur l’Orient,
Faustus ouvre son âme à l’effluve de joie
Que la jeune lumière à la pensée envoie.
Il se penche et longtemps s’enivre d’admirer
Sa compagne qu’à peine il entend respirer.
Il pleure en sa beauté l’idole qu’il néglige
Pour un culte morose et dont l’amour s’afflige.
Il veut hâter la fin de cette trahison,
Éteindre sans délai la soif de sa raison,

Pour n’avoir bientôt plus d’autre sujet d’étude
Que les traits de Stella, d’autre sollicitude
Que le zèle à servir sa douce volonté.
Étreignant de nouveau le mystère affronté,
Il se recueille, assis sur le bord de la couche.
Ce qu’agite son front vient éclore à sa bouche,
Et des flambeaux dressés dans l’ombre anciennement
Il poursuit en ces mots l’ardu recensement :

« Il n’est de sablier dont les grains si minimes
Puissent compter des cœurs les mouvements divers ;
Toutes les passions, basses ou magnanimes,
S’y lèvent tour à tour comme les flots des mers ;
Une seule dans l’homme obstinément demeure :
La soif de l’Inconnu qui nous tente et nous leurre.
Malgré le souvenir de son stérile effort,
La pensée est rebelle au philtre qui l’endort.
C’est en vain que la Foi propose aux fronts dociles
Le paisible oreiller des tendres Évangiles :
Ils n’y peuvent dormir qu’un sommeil agité.
Hélas ! en les lavant de leur impureté,
Le baptême n’a point guéri ces vieux malades,
La fièvre de nouveau les tourmente.

« Ô Plotin,
Crois, et laisse Platon, les stériles triades :
Le Christ a dit d’aimer, et l’amour est certain.
Confesse ton passé vaincu, noble Augustin !
Sur l’hérésie appelle ardemment l’anathème ;

Défends contre les dieux du vrai Dieu la Cite ;
Prouve l’âme immortelle et succombe au problème
D’y marier la grâce avec la liberté !
Anselme, ta foi tremble et ta raison l’assiste.
Toute perfection dans ton Dieu se conçoit :
L’existence en est une, il faut donc qu’il existe ;
Le concevoir parfait, c’est exiger qu’il soit.
 
« Les types éternels des formes éphémères,
Qu’avait dans l’absolu vus resplendir Platon,
Sont-ils réels ? Un genre, est-ce un être, est-ce un nom ?
Les genres ne sont-ils que d’antiques chimères ?
Ou le monde sans eux n’est-il qu’un vain chaos ?
Ces débats ont de longs et sonores échos !

« Dans l’ombre et dans la paix froide des monastères
Abailard anxieux agite tour à tour
Deux torches : la raison rebelle aux saints mystères
Et, plus impie encore, ô saint Bernard, l’amour !

« Le mysticisme rêve en saint Bonaventure.
L’esprit semble un fiévreux qui bataille en dormant ;
À peine un moine anglais ose vers la Nature
Un mâle et fier retour, qu’il tente isolément.
Aristote surpris renaît chrétien dans Rome :
Sa logique offre au dogme un profane secours.
Saint Thomas accomplit sa gigantesque Somme,
Et l’Église après lui pense par lui toujours.
Fort d’un zèle que rien n’étonne et rien ne lasse,

Pour endormir le doute il rêve d’allier
La raison et la foi, la nature et la grâce,
Que nul génie, hélas ! ne peut concilier. »

Ah ! dans cet âge ardent quelle étrange mêlée
D’actes de foi prescrits par la loi révélée
Et d’arguments subtils par l’esprit découverts !
La vérité n’a point des fondements divers,
Et Faustus cherche encor l’unique et ferme assise
Où se puisse assurer sa croyance indécise.

Il néglige ces grands mais stériles essais ;
Deux hommes en feront table rase à jamais :
Bacon, Descartes ! Gloire à leurs deux disciplines !
Par elles Archimède et Socrate auront pu,
Sur la matière, l’âme et les choses divines,
Voir renaître et mûrir leur songe interrompu.

« Sentant que l’Être échappe aux sciences humaines,
Qu’à leurs prises toujours l’Absolu se soustrait,
Enfin François Bacon se fie aux phénomènes,
Les observe, les classe et suit leur fil secret.
Il enseigne à saisir, sous leur flux qui varie,
Leurs lois, seul objet sûr et fixe du savoir…
L’homme abjure à regret sa noble rêverie,
Les yeux encore épris de l’impossible à voir.

« Descartes, fondateur nouveau de la pensée,
Sur tout ce qu’il a su fait une nuit sensée.

Soudain la conscience, au choc de la raison,
Jette son étincelle, et l’Infini s’éclaire !
Alors, fermant sa porte au brouillard séculaire,
Il rebâtit le monde en sa propre maison,
Où le doute acculé n’a plus trouvé d’asile.

« Enfin, tous las de battre un océan stérile,
Les chercheurs abordaient l’inébranlable sol !
Le prêtre même y dresse en toute confiance
Un contrefort nouveau pour sa vieille croyance,
Et Malebranche y prend son élan pour son vol :
Dieu, c’est l’éternel Vrai sous l’accident qui passe,
C’est de tous les esprits le principe et le lieu,
L’Infini de pensée et l’Infini d’espace ;
Dieu seul fait tout en nous, nous voyons tout en Dieu.

« Bossuet fait crier sous son étreinte forte
Le sphinx mal terrassé ; d’un vin mêlé de miel
Il enivre l’esprit et malgré lui l’emporte
Sur le rayon brûlant qui va du cœur au ciel.

« Fénelon souffle une âme à la dialectique,
Il prête à ce squelette un trépied pour soutien.
Dans ses bras il l’échauffe, avec grâce il applique
À son orbite vide une paupière antique
Où perlent les beaux pleurs du sentiment chrétien.

« La foi n’est dans Pascal qu’une agonie étrange.
On croirait voir lutter Jacob avec son ange :
Il veut passer, quelqu’un lui barre le chemin.

Aux dogmes du chrétien le penseur se résigne ;
Sitôt qu’il y résiste, il a peur, il se signe,
Mais son front mal dompté tressaille sous sa main.
Enfin le géomètre effrayé du problème,
Ne pouvant ni prouver ni renier son Dieu,
Risque la vérité dans un pari suprême
Dont, sur un noir tapis, le bonheur est l’enjeu.

« Un juif cartésien, plus hardi que le maître,
Arrache, imperturbable, à ses leçons leur fruit
Et le condamne en forme à nommer Dieu tout l’Être,
Dont le temple infini soi-même se construit.
Spinoza dans la Bible est entré sans surprise,
Mais, pendant qu’il y plonge, il se sent la main prise
Dans le poignet de fer de la Nécessité !
Le front calme, à la suivre il n’a pas hésité.
L’Être assiste, éternel, au cours changeant des âges,
Le froid de la raison fait du monde un cristal ;
L’homme en est une face où de pâles images
Répètent l’univers sous un angle fatal.

« Leibniz divise l’Être en milliers de génies,
Qu’il fait miroirs du monde, obscurs, troubles ou clairs,
Monades sans liens et cependant unies ;
Un Dieu, pour en former le meilleur univers,
D’avance en a réglé toutes les harmonies.
Locke n’avait chargé que les sens de pourvoir
Par leur lumière aveugle à l’œuvre du savoir ;
Leibniz, de ces flambeaux dénonçant l’indigence,

Y joint l’éclair sacré né de l’intelligence.
Il voit les faits aux faits continûment s’unir
Et l’existence éclore au sein du devenir. »

Ces penseurs ont, d’un œil ou profond ou sagace,
Cherché l’être du monde à travers ses aspects ;
Ils n’ont, dans leurs efforts pour l’y voir face à face,
Que révélé combien son beau voile est épais.
C’est dans la conscience et c’est dans l’âme humaine
Que Faustus a l’espoir de le saisir sans fard :
Il va consulter ceux dont l’œil baissé promène
Dans le domaine intime un pénétrant regard.

« Berkeley, que l’horreur des sens grossiers inspire,
Fait de leur témoignage un hostile examen :
Du corps, fantôme creux, l’âme usurpe l’empire.
Il ne reste que Dieu devant l’esprit humain !
Hobbes n’avait à l’homme octroyé de connaître
Que la ferme matière, unique fonds de l’Être :
Dieu, l’esprit, que sont-ils ? Rien ! des mots seulement.
— Tout ! répond Berkeley, car la matière ment !

« Hume reprend leur œuvre, il la pousse et l’achève :
Il prouve qu’ils ne font l’un et l’autre qu’un rêve,
Et le balai du doute emporte sans merci
Avec le corps nié l’âme niée aussi.
La cause, nœud des faits, déçoit l’expérience :
Elle n’est qu’habitude, et le savoir croyance.
Tout le miroir du vrai se dérobe obscurci.
À recouvrer sa foi la raison s’évertue.


« Condillac soutient Locke en fidèle héritier.
Pour soumettre au scalpel la pensée, il la tue
Et change le penseur orgueilleux en statue
Où de l’éveil des sens éclôt l’esprit entier.

« Voltaire, dégonflant les outres des systèmes,
Du vent qu’il en exprime aiguise un clair sifflet ;
Modérateur, il s’arme, entre les camps extrêmes,
Du bon sens qui rassure et du rire qui plaît.

« Rousseau pour sûr asile ouvre la conscience,
Temple unique d’un Dieu qui se passe d’encens,
Et Jacobi nous rend la saine confiance
Dans l’Être extérieur qui se mire en nos sens.

« Mais Kant fouille aussi l’âme et, cruel, lui murmure :
« Ah ! tu prétends ouvrir tes sens sur la Nature
« Pour laisser la lumière entrer dans ta prison !
« Je t’en ferai tâter l’invincible cloison.
« Le monde, c’est toi-même, et le temps et l’espace
« Ne sont que ta prunelle où ta vision passe.
« Tu te fais ton soleil, ton sol, ton horizon !
« Qui te renseigne ? Parle, et je te vais confondre :
« Quand tu te crois en paix, la guerre est sous le front.
« Les sens vont témoigner, la raison va répondre ;
« Elle niera toujours ce qu’ils affirmeront :
« L’Univers est borné, mais il ne saurait l’être ;
« Il a dû commencer, mais il n’a pas pu naître ;
« Rien n’est sûr que la voix qui commande ou défend. »

Puis il daigne ajouter dans sa miséricorde :
« Un Dieu te fait plaisir ? Hé bien ! je te l’accorde,
« Comme avec une image on console un enfant. »

« À ces mots, ton génie, ô profonde Allemagne,
S’ébranle avec lenteur, puis il entre en campagne
Comme un lourd bâtiment dont l’hélice de fer
Toujours droit devant soi marche en forant la mer,
Et, prévenant les vents qui se faisaient attendre,
Précipite à son but la force de son pas,
Ouvrière impassible, incapable d’entendre
Et les foudres d’en haut et les rumeurs d’en bas.

« Fichte se lève et dit : « Le Dieu qu’il nous propose
« N’est qu’une aumône au cœur ! J’y consens, l’âme est close
« Elle est de l’univers la borne et le milieu :
« S’il n’est rien hors de moi, c’est moi qui ferai Dieu. »
Seul, où la conscience allume sa veilleuse,
Il plonge et dans lui-même il voit surgir divin,
À cette humble clarté qui grandit radieuse,
Le vrai monde qu’aux sens il réclamait en vain.
Schelling approfondit ce rêve et le féconde :
Le cerveau, fleur suprême, en sa trame qui sent
Marie au poids le jour et la pensée au monde ;
Le monde est l’esprit même aux yeux apparaissant.
L’âme de la Nature a la forme pour signe ;
C’est pourquoi l’Art unit aux songes les rayons,
Et, prêtant au modèle une splendeur insigne,
Sent Dieu collaborer à ses créations !


« Hégel vient. Sa pensée aux efforts téméraires
Du devenir sans fin veut gravir les degrés
Où naissent de l’hymen étrange des contraires
Les êtres, du néant jusqu’à l’homme engendrés.
Elle prétend dicter ses propres lois à l’Être.
Vain rêve ! Elle ressemble au lierre, dans la tour,
Qui grimpe obstinément de fenêtre en fenêtre
Pour aspirer la vie et voir un peu de jour.
L’édifice croulant de toutes les doctrines
Dans son âpre montée est son soutien peu sûr ;
On ne sait si ce lierre est l’étai des ruines
Ou, pour ne pas tomber, se cramponne au vieux mur.

« Par le dernier regard que sa philosophie
A plongé dans l’abîme où frissonne la vie,
L’homme de son audace est mal récompensé.
On dirait que sur lui le mystère offensé
Se venge en s’éclairant d’un faux jour qui le blesse
Et que, pour châtier sa hautaine faiblesse,
Dans l’œuvre universelle il ne lui laisse voir
Qu’un long enfantement d’infini désespoir.
Héraclite renaît, prouvant que tout conspire
Dans ce monde mauvais à le vouer au pire.
L’art d’un Machiavel en a tramé le sort :
L’Être veut, le vouloir s’efforce, et tout effort
Est douleur. Le progrès, conquête dérisoire,
N’offre au mal, seul réel, qu’un remède illusoire ;
Les sciences, les arts ne font que découvrir
Des raisons et créer des chances de souffrir ;

Chaque instinct n’est qu’un piège et l’amour qu’une embûche
Où le couple attiré par l’espèce trébuche
Et rougit de pourvoir la mort en procréant.
Volonté, ton salut, c’est de tendre au néant !

« Voilà donc où la soif de tout connaître amène ;
Voilà le dernier mot de la pensée humaine ;
Non : ce n’est pas possible ! Ici, mon propre sort
Atteste un renouveau céleste dans la mort ! » —

En achevant ces mots, Faustus tourne la tête
Et voit pleurer Stella dont le regard s’arrête
Avec une douceur souffrante sur le sien.
« Et pourtant, mon ami, je ne te suis plus rien.
Dit-elle ; je me sens dans ton cœur supplantée.
Ah ! si l’œuvre aujourd’hui par ton cerveau tentée
Peut satisfaire en toi le plus noble besoin,
Je veux de ton bonheur lui résigner le soin.
Mais homme ne crains-tu d’essayer l’impossible ?
L’entière vérité nous est-elle accessible ?
Tu perds le sûr amour pour un bien peu certain,
La présente beauté pour un spectre lointain. »
Faustus lui prend les mains et tendrement les baise ;
« Il n’est que ma Stella qui pour toujours me plaise.
L’amour du vrai n’est point pour le nôtre alarmant ;
L’ardeur en est moins vive et la source moins chère,
Et dans mon âpre zèle à m’y livrer j’espère
Moins trouver un plaisir qu’apaiser un tourment.

Courte sera l’épreuve ; accorde à ma pensée
Le loisir d’achever sa tâche commencée.
Elle s’arrache à toi, mais pour te revenir
Et, libre désormais, te mieux appartenir. »

VII

LES SCIENCES



 

VII

LES SCIENCES

Au labeur du cerveau la nuit seule est propice :
Il faut que tout murmure étranger s’assoupisse
Pour que la vérité, dont le temple est en nous,
Nous laisse déchiffrer ses oracles jaloux.
Autour de la retraite où l’attend sa compagne,
Faustus veille, égarant ses pas dans la campagne.
Il écoute en lui-même une voix qui répond,
Dans sa suprême angoisse, à son appel profond :

« L’essor nous a déçus, sachons ramper sans honte ! »
Lui souffle alors Bacon par les lèvres de Comte.
« L’infini nous déborde, et ceux-là sont des fous
Qui pensent d’un coup d’aile en toucher les deux bouts
Ou prétendent porter sur leur humaine épaule
De l’univers entier le formidable poids !
À dégager des faits le fil ténu des lois
Nous bornons désormais nos vœux et notre rôle.
Le solide savoir n’est pas un monument

 
Qu’un hasard de génie élèverait d’emblée ;
Non, l’assise à l’assise avec ordre assemblée
Sans l’atteindre jamais monte au couronnement.
L’ouvrier de science est un tailleur de pierres ;
Qu’il prenne ses marteaux, son fil et ses équerres
Et ne suspende pas ses rêves au clocher
Quand il n’en est encor qu’à fendre le rocher !
Il maçonne une tour, non le fronton d’un temple,
Et le ciel où tout pèse est le seul qu’il contemple :
L’horizon grandissant, mais borné, qu’il peut voir
Est le seul qu’il mesure et promette à l’espoir.

« Nous devons l’unique science
Que l’homme puisse conquérir
Aux chercheurs dont la patience
En a laissé les fruits mûrir.
Les Euclide et les Pythagore,
Par un siège lent mais certain,
De la Nature close encore
Ont préparé l’assaut lointain.
Parce qu’ils ont d’abord su faire
Du chiffre un signe ingénieux,
Conçu la forme de la sphère
D’après l’ébauche offerte aux yeux,
Dessiné du doigt dans le sable
Sur un triangle trois carrés,
Parce qu’ils les ont comparés,
Malgré l’abîme infranchissable,
Les cieux ne nous sont plus barrés !


« Pascal à tous œuvres habile,
Dont le génie avec rigueur
Réglera la lutte immobile
Entre le vase et la liqueur,
Dans l’espace aux figures mêmes
Demandant son unique appui,
Affronte les plus hauts problèmes.
 
« Combien sont des jeux aujourd’hui !
Grâce à Descartes, dont la ruse
Oblige, en cette étude abstruse,
L’algèbre à raisonner pour lui.

« Leibniz et Newton vont réduire
Les grandeurs, pour les reconstruire,
À l’élément essentiel,
Dont la petitesse infinie
Aux compas de l’astronomie
Livre l’immensité du ciel !

« La Chaldée y plongeait la sonde,
Hipparque y porte le flambeau,
Et Copernic impose au monde
Un ordre déjà sûr et beau.

« Le cours des astres s’illumine.
Galilée est en vain hué,
Il sait que la terre chemine,
Elle a sous son front remué !

Il le proclame, et sur sa tête
À sa voix le soleil s’arrête
Mieux qu’à la voix de Josué !
Le passé sans jalons recule,
Il le divise : de l’instant
Il attache au plomb du pendule
L’aile qui fuit en palpitant,
Et l’insaisissable durée
Est prise au vol et mesurée
Par un signal simple et constant !

« Dans sa veille longue et sans trêve,
Arrachant par un puissant rêve
Leurs lois aux planètes, Képler
Lègue sa formule profonde,
D’où jaillit un immense éclair,
À Newton grand comme le monde !

« Newton lie entre eux tous les corps
Par une chute universelle
Qui dans tout le ciel se décèle
En y courbant tous les essors !

« Il meurt cependant, pour revivre !
Car tout disciple de son livre
Est de sa gloire le héraut !
Car d’Alembert, Euler, Clairaut
Et Lagrange sont de sa race.

 
Ils pensent, le front sur sa trace,
Et leur grand héritier Laplace
Des sphères, sans lever les yeux,
Ordonne en groupe harmonieux
L’essaim familier qu’il embrasse !
Dans les infinis envolé,
Dédaignant d’un Dieu l’hypothèse,
Sans terreur si haut isolé
Son génie y respire à l’aise ! »
 
Faustus se remémore avec un fier plaisir,
Par la bouche de ceux qu’à leur tour il consulte,
Bien qu’un voile d’oubli déçoive son désir,
Chaque science, objet trop lointain de son culte.
 
« Archimède, savant rempart
D’une illustre ville à défendre,
Pense, et met une flotte en cendre :
Il concentre et guide avec art
Les traits du soleil, dont plus tard
Galilée oblige à descendre
L’image même, pour la rendre
Docile et lisible au regard.

« De l’infini qui le dépasse
L’œil humain n’avait visité
Que la céleste immensité :
Le verre, explorant tout l’espace,

Le lui livre pour qu’il s’y lasse
Des grandeurs sans borne aux néants,
Et l’œil, repu d’astres géants
Mille et mille fois centenaires,
Peut voir vibrer des éphémères
Au sein d’infimes océans !

« Newton fait dans le prisme éclore
D’un rayon qui l’a traversé
Tout un arc-en-ciel nuancé
Comme un bouquet multicolore
D’une tige unique élancé !
Et sur l’écran qui s’en irise
Le chimiste apprend des soleils,
Par une sublime analyse,
Leurs éléments qu’avec surprise
Il trouve aux corps connus pareils.

« Docile aux formules fécondes
Qu’enchaîne élégamment Fresnel
La lumière enfin sort des ondes,
Vénus de l’éther éternel !
Elle est sœur du son qui s’élève
Des flots entremêlés de l’air
Et, voilé tantôt, tantôt clair,
Dans le plaisir éveille un rêve.
D’un fil visible rattachant
Les perles que la gamme égrène,

Latour invente une sirène
Qui nombre pour les yeux son chant.

« Franklin provoque avec audace
Et désarme, savant héros,
De la foudre qui le menace,
Dans son piège aigu, les carreaux ;
Il lui trace en maître sa voie,
La force à ramper et la noie.
Sur l’ambre le vol d’un duvet
Trahit qu’en bas elle couvait :
Un disque de cire ou de verre
Ose imiter le bras du Dieu
En qui l’humanité révère
L’auteur du tonnerre et du feu !

« Puis, par une vertu nouvelle,
Dans l’éveil d’un muscle endormi
La foudre éparse se révèle,
Silencieuse, à Galvani.
Franklin l’annulait, terrassée ;
Volta la gouverne, amassée ;
Ampère fait d’elle un aimant
Et dans sa vitesse fidèle
Prépare à la pensée une aile
Qui ceint la terre en un moment !

« Du vrai grandiose genèse !
Archimède dans l’onde pèse

Ce qu’un diadème a d’or pur,
Pour qu’un jour sa pesée atteste
Quel bras pousse la nef céleste
Où Montgolfier conquiert l’azur,
Après que, sur le Puy-de-Dôme,
Prouvant à l’air sa pesanteur,
Pascal de ce subtil royaume
À déjà toisé la hauteur !

« Dupe de son attente émue,
L’alchimiste est las d’essayer
Si le cuivre en or se transmue
Dans le creuset par le brasier.
Sur les essences corporelles
Quelle nuit féconde en querelles,
De Paracelse à Lavoisier !
Celui-ci, nouveau Prométhée,
Surprend dans l’air l’esprit du feu :
Une science est enfantée
Qui fera l’homme demi-dieu !

« Wenzel, Dalton, en leurs balances,
Révèlent qu’entre tous les corps
Par d’exactes équivalences
Le poids régit tous les accords.
Ces alliances régulières
Fournissent au palais des pierres,
Et de plus fins matériaux
Aux éphémères édifices

Des plantes et des animaux.
Ah ! qu’en leurs multiples offices
Les principes unis entre eux
Pour tant d’œuvres sont peu nombreux !
Les vieux atomes d’Épicure
Vont ressusciter tous pareils
Pour composer les clairs soleils
Aussi bien que la terre obscure,
Et peut-être que, seuls divers,
Le poids, le nombre et la figure
Expliqueront tout l’Univers !

« Combien sur le vrai fond des choses
La forme apparente nous ment !
Le jeu changeant des mêmes causes
Émeut les sens différemment :
Le pinceau des lis et des roses
N’est formé que de mouvement ;
Un frisson venu de l’abîme,
Ardent et splendide à la fois,
Avant d’y retourner anime
Les blés, le sang, les fleurs, les bois.
Ce vibrant messager solaire
Dans les forêts couve, s’endort
Et se réveille après leur mort
Dans leur dépouille séculaire,
Noir témoin des printemps défunts,
Qui nous réchauffe, nous éclaire
Et nous rend l’âme des parfums !

Dans l’aile du zéphyr qui joue,
Dans la texture du granit,
Roi des atomes, il les noue,
Les dénoue et les réunit.
La terre mêle à son écorce
Ce Protée en le transformant
Tour à tour de chaleur en force,
En lumière, en foudre, en aimant.

« Soleil ! Gloire à toi, le vrai père,
Source de joie et de beauté,
D’énergie et de nouveauté,
Par qui tout s’engendre et prospère !
 
« Ainsi des profonds ateliers
Dont l’opération savante
Façonne la forme vivante
Les moteurs nous sont familiers.
Nous voyons obéir la vie,
Souffle encore mystérieux,
À leur concert impérieux,
Par ses organes asservie
Aux mêmes lois que ses milieux.

« Aux pas lents de la médecine
Hippocrate ouvre le chemin.
Galien, le premier, devine
Quelques secrets du corps humain ;
Dans sa recherche exacte et fine,
Vésale ose y porter la main ;

Harvey découvre et fait la preuve
Que, par de sûrs canaux conduit,
Le sang voyage, double fleuve
Dont le parcours est un circuit.

« Lavoisier, criblant au passage
L’air par la poitrine exhalé,
Du charbon dans le sang brûlé
Fixe le poids et dit l’usage :
De ce foyer naît la chaleur
Par le muscle en jeu dépensée ;
L’effort même de la pensée
Y pourrait peser sa valeur.

« Bichat, précoce déceleur,
Dans les fonctions qu’il recense
Met l’ordre ; il a déjà conçu,
Sans en savoir l’intime essence,
Un vivant dans chaque tissu :
Sondant la vie avec puissance
Jusques au plus profond ressort,
Il y suit pas à pas la mort.

« Le corps est un laboratoire
Où Lavoisier porta le jour ;
À toi, Claude Bernard, la gloire
De l’illuminer à ton tour !
Ton œil en perce les arcanes
D’un regard subtil, vaste et sûr.
Du plus rebelle des organes

Tu surprends enfin l’œuvre obscur.
Tu rends visible chez la plante
Par de factices pâmoisons
La vie en elle somnolente,
Humaine sous d’humbles cloisons.
Tes savants et beaux artifices
Contraignent même les poisons
À rendre aux mortels des services.
 
« Mais l’homme est le dernier venu :
D’autres peuples couvrent la terre.
L’espèce y restait un mystère,
Le sol n’en était pas connu.
La surface en est riche et belle ;
Aristote y sait déjà voir,
Et Pline à la dépeindre excelle ;
Bravant le feu qu’elle recèle
Il en meurt sans en rien savoir.

« Habitée après maint désastre,
La verte écorce du vieil astre
Dont le centre est encore ardent,
Par degrés enfin refroidie,
Y retient captif l’incendie
Qui parfois la plisse en grondant ;
Mais sur son prisonnier farouche
Affermie, elle enfante et rit ;
Et, sans frayeur, couche par couche,
Cuvier la sonde et la décrit.

Il arrache à leur sombre asile
Les débris de ses premiers nés,
Sur la foi d’un témoin fossile
Les restaure aux yeux étonnés,
Et de leur mère sans mémoire
Tâtant le passé sans flambeaux,
Sur son âge et sur son histoire
Il fait répondre ses tombeaux !

« Linné révélait de sa flore,
Buffon de ses hôtes errants
Les mœurs et les traits différents,
Mais non pas l’origine encore ;
Des êtres par leur art classés
La chaîne attendait sa soudure,
Elle flottait à l’aventure
Sans souci des chaînons cassés.
Avec une audace prudente
Mariant leurs groupes divers,
Voici qu’un chercheur nouveau tente
Les chemins par Lamarck ouverts !
Il reconnaît comment dévie,
Se transforme et se ramifie
La descendance au loin suivie
De nos ancêtres découverts.
À la puissance créatrice
Darwin interdit le caprice :
Il lui donne pour s’outiller
Les instincts aux efforts intenses,

Et pour s’apprendre à travailler
L’affreux champ clos des existences :
Dans le combat nécessité
Par la famine et le partage
La plus ferme variété
Fonde et lègue son avantage ;
L’espèce, en équilibre, sort
De la victoire qui s’achève,
Et sa durée est une trêve
Que menace un lutteur plus fort.

« La terre est un champ de bataille !
Mais ni la force ni la taille
N’y sauraient toujours triompher :
Le microbe invisible affronte
Le gigantesque mastodonte
Dont le poids ne peut l’étouffer.
La planète change de face,
Le géant n’y laisse de trace
Que l’os dans la roche incrusté ;
L’invisible toujours vivace
Y brave seul la vétusté.
En vain contre l’espèce même
Le temps ou le fléau sévit :
La cellule que la mort sème,
Mère des formes, leur survit !
Génératrice universelle,
Elle cache une humble parcelle
Du foyer qui luira demain

Chez les bêtes vague étincelle,
Puis flambeau sous le front humain ! »
 
— « Mais d’où vient cette flamme ? Il est un Dieu peut-être,
Peut-être une âme aussi :
Pour renoncer sans honte à les jamais connaître,
Qu’avez-vous éclairci ?

« Vous avez seulement diminué le nombre
Des noms donnés aux faits :
Comme eux, leurs propres lois dont la cause est dans l’ombre
Ne sont que des effets ;

« Sans rien avoir trouvé de la raison du monde,
L’homme se dit savant
Quand il tâte combien l’ignorance est profonde
En sondant plus avant ;

« Mais c’est en vain qu’à fuir ce qui le fuit lui-même
Il croit se résigner ;
Il cherche malgré lui cette cause suprême
Qu’il ne peut dédaigner !

« C’est elle qui l’attire à travers les fantômes
Que ses prunelles font :
Vous-mêmes, en parlant de forces et d’atomes,
Vous parlez d’elle au fond.

« Vous assignez un cours au flot des phénomènes,
Mais le lit fait défaut ;

Vous épiez leur suite, et c’est perdre vos peines :
Les deux bouts sont plus haut.

« De la Vérité l’homme, en la servant, demeure
Serviteur à demi,
Si, n’osant l’approcher en époux, il l’effleure
Et n’en est que l’ami !

« Elle n’est certes pas d’une facile étreinte,
Et sa morsure au cœur laisse une ardente empreinte :
Souvent insaisissable, elle frustre nos bras
Ou ne donne au baiser que des enfants ingrats ;
Aux vœux impatients, au zèle téméraire
Trop souvent elle oppose une froideur contraire ;
Mais par ses grands refus s’égarer ou souffrir,
Comme à ses trahisons, à ses rigueurs s’offrir,
C’est l’aimer tout entière, et, sans retraite aucune,
Suivre tout son caprice et toute sa fortune !
Sages qui n’en prenez qu’avec mesure et choix,
Vous n’enchaînerez pas notre culte à vos lois ! » —

« Ainsi répondent ceux dont l’amour monte et vole
Droit vers le sein voilé de cette altière idole,
À ceux qui, las d’assauts vainement essayés,
Se résignent dans l’ombre à lui baiser les pieds.

« Hélas ! à qui d’entre eux faut-il que je me fie ?
À ceux qui, terrassant toute sublime envie,
Marquent à la pensée un poste humble mais sûr.
Et l’arment d’un regard d’exacte sentinelle,

Ou bien à ceux qui font de l’espérance une aile
Pour aller toucher Dieu sous son rideau d’azur ? »

N’obtenant du passé nulle ferme réponse,
Faustus au vain secours du souvenir renonce.

Ainsi la lente marche à tâtons de l’esprit
Par l’appel patient à tout ce qu’il apprit
Seul il l’avait refaite en sa longue insomnie,
Étape par étape ; et la route aplanie
Par tous les pèlerins qui l’avaient précédé
N’aboutissait qu’à l’ombre en un temple vidé,
Où désespérément lutte en cherchant sa lampe
Une foi vague avec une raison qui rampe.

Quand un explorateur a seul longtemps marché
Dans le désert aride et mouvant, tout jonché
Des ossements de ceux qui tentèrent la route,
Sans que des eaux du ciel il tombât une goutte
Ni que la moindre source arrosât le sol blanc,
Il se traîne, altéré, d’un pas lourd et tremblant,
Vers les palmiers lointains dont l’appel l’encourage.
Mais reconnaît, hélas ! que c’était un mirage
Et se couche, épuisé, sous le vol d’un vautour.
Ainsi Faustus, ayant dépassé tour à tour
Les monuments épars des humaines doctrines
Et vu s’évanouir, au bout de leurs ruines,
Le fantôme du vrai vainement poursuivi,
Laisse enfin retomber son front inassouvi

Que bat l’aile du doute assuré de sa proie.

Mais sous l’ongle pesant qui l’oppresse et le broie
Il se débat encore, et c’est désormais seul
Qu’il ose soulever son ténébreux linceul.

VOIX DE LA TERRE



 

VOIX DE LA TERRE

 
Vérité, parle-nous du fond de tes abîmes !
Réponds au long appel de tes pâles victimes
Qui t’implorent obstinément.
Jalouse Vérité, laisse tomber ton voile ;
Dis-nous l’âge et le lieu de la plus vieille étoile
Qui vit l’essor du mouvement !

Révèle-nous au loin la première pensée,
L’effort originel qui l’ont un jour lancée
Dans l’infini désert et noir,
La cause unique : amour, nécessité, caprice,
Toute-puissance aveugle, ou raison créatrice,
Qu’il nous faut nommer sans la voir !
 
Tout semble s’écrouler ; dis-nous ce qui demeure.
La forme est l’apparence, et l’apparence un leurre,
Le fond tâté s’évanouit,
Et sentant l’être en nous, si nous y cherchons l’âme,
Notre intime regard vainement l’y réclame :
En nous comme ailleurs il fait nuit !


Donne enfin son salaire à la tâche si dure
Qu’impose le mutisme ingrat de la Nature
À tes amants laborieux !
Exauce enfin leur noble et fidèle prière ;
Mets à nu ta splendeur, fut-elle meurtrière,
Dût-elle leur brûler les yeux !

VIII

LA CURIOSITÉ



 

VIII

LA CURIOSITÉ

faustus

Entends-tu ces enfants jouer dans la vallée ?
Ils ont pris dès l’aurore, en chantant, leur volée.
Écoute dans l’air rose et subtil du matin
Jusqu’à nous vibrer l’or de leur rire lointain.

stella

Sur terre à leur insu pleurés, c’est par le rire
Que les enfants ici font tous accueil au jour ;
Chacun d’eux épelant le bonheur à son tour
Sait lire dans les yeux et dans les cœurs écrire,
Sans maîtres, le poème éternel de l’amour !

faustus

Que ce soit leur unique et parfaite science !
Que, d’aimer, d’être aimés seulement curieux,

Ils laissent, dans leur humble et sage insouciance,
L’œuvre des éléments rester mystérieux !
Le monde a, tout entier, pour floraison la vie ;
Vivre, c’est échanger sans cesse avec autrui ;
L’amour est le suprême échange : c’est donc lui
Qui donne un sens au monde et qui le justifie !

stella

À quoi bon, le regard péniblement tendu
Et le front consumé par de stériles fièvres,
Soumettre au froid scalpel le cher tissu des lèvres,
Quand le baiser donné nous est deux fois rendu ?
À quoi bon mesurer par des chiffres moroses
Le temps que met l’étoile à resplendir pour nous,
Quand nous la contemplons, les paupières mi-closes,
La tête pour coussins ayant deux chers genoux ?

faustus

Il ne reste de la lumière
Qu’une aveugle vibration.
Quand on a banni du rayon
Sa magie aux yeux coutumière ;
Pourquoi décolorer le ciel ?
Pourquoi ravir à la matière
Son mirage immatériel ?

Encore si l’esprit avide,
Déchirant le rideau d’azur,

Trouvait derrière un butin sûr !
Mais il n’y saisit que le vide,
Et, dans l’infini décevant,
De la cause l’appât perfide
L’égaré toujours plus avant.

Laissons l’Être voilé se teindre
Des illusions du regard ;
Ne touchons pas au léger fard
Dont nous le parons sans l’atteindre.
Il nous est donné d’être bons :
Tout aimer suffit pour éteindre
La soif de tout savoir : aimons !

stella

Ah ! que cette parole à mon oreille est douce !
Ton génie avait affronté
Le mystère éternel qui toujours nous repousse,
Mais il s’est reconnu dompté.

Désormais tu remis à ton cœur ta pensée,
Et dupe, mais pour mieux sentir,
À l’aube qui sourit, par tes yeux nuancée,
Tu permis enfin de mentir,

Au parfum des gazons qui nous servent de couche
De mentir aussi pour ton bien,
Au cristal de ma voix, au velours de ma bouche,
De ne jamais t’enseigner rien !

 

faustus

Pardonne-moi, Stella ! (j’en ai porté la peine)
Mon oubli passager de la beauté sereine
Et des plaisirs exquis, du bonheur tendre et fin,
Tant rêvés sur la terre, et savourés enfin !
Pardonne cet oubli, nuage sans durée.
Ma joie est maintenant sans mélange, épurée
Des vestiges derniers de mon plus grand souci,
Le seul qui m’ait hanté, vivace encore, ici.
Quand, tiré de la tombe aux affreuses ténèbres,
Je quittai, radieux, mes vêtements funèbres,
Tout à l’enivrement de mes sens enchantés,
J’abandonnai mon âme entière aux voluptés,
À la surprise étrange et vague de renaître,
À la paix, qui d’abord inondèrent mon être.
Et surtout, dans tes bras, au bonheur sans rival
De posséder réel mon plus cher idéal !
La Nature à sentir m’occupait sans partage,
Et je n’exigeais d’elle, alors, pas davantage !
Mais l’homme avait en moi gardé le vieux levain
Du désir de savoir qu’elle amusait en vain :
J’interrogeai bientôt la coupe enchanteresse,
Le breuvage et la source où je puisais l’ivresse.

stella

Ah ! l’épreuve m’a coûté cher !
Tu sondais ton fatal problème,

 
L’œil fixe, errant seul, ayant l’air
D’un spectre rôdeur au fond blême.
Mon baiser ne pouvait bannir
Ta rêverie inquiétante ;
Et vaine, un soir, fut mon attente :
Je ne te vis point revenir.

faustus

Jusqu’à l’heure où notre ombre en s’effaçant s’allonge,
Au hasard devant moi j’avais tout droit marché
Du pas distrait d’un homme enfoncé dans le songe,
Sans voir poindre et blanchir le vrai longtemps cherché.

Dans ma mémoire obscure où gisait pêle-mêle
Des terrestres penseurs le peuple enseveli,
Évoquant les éclairs que leur œuvre recèle,
J’en consultais, de loin, le souvenir pâli.

Mais chacun d’eux dressait, ou superbe ou grossière,
Pour guider ma recherche une nouvelle tour,
Phare tremblant, amas de nue ou de poussière,
Que je voyais s’éteindre et crouler à son tour.

Le vent que fait chaque âge en sa fuite sonore
Dispersait sous mes yeux l’édifice léger ;
Après chaque lueur la nuit plus noire encore
Assombrissait l’abîme où je voulais plonger ;


Par ma sonde, pourtant si courte et si tôt lasse,
Je me flattais d’atteindre assez profondément
Pour toucher, sous les flots dont la figure passe,
L’inébranlable lit témoin de leur tourment.

stella

Hélas ! hors du monde où la fange
Se fait chair pour souffrir et pour courber le dos,
Ne pouvais-tu goûter le céleste repos.
Libre, heureux, pur comme un archange ?

faustus

Je suis homme !… Tu sais comment me fut rendu
Ce repos que j’avais, en t’oubliant, perdu.

La brise fraîchissait, je relevai la tête.
L’astre qui règle ici le jour et la saison
Empourprait seulement le fil de l’horizon ;
En haut, inaugurant leur solennelle fête,
Les étoiles déjà scintillaient à foison.

J’étais au bord d’un lac dont l’eau plane et limpide
M’offrait dans son miroir ces sublimes foyers
Renversés et dans l’ombre à l’infini noyés,
Et je crus voir, du centre où la cause réside,
L’univers s’arrondir sur mon front, sous mes pieds.


Pendant que mon esprit, de l’un à l’autre pôle,
Pour arracher au ciel un cri révélateur,
Du sphinx éblouissant étreignait la grandeur,
Une main se posa sans bruit sur mon épaule.
La surprise rompit mon héroïque ardeur :

« Tu fais de ta pensée un téméraire usage.
Va ! le combat entre elle et Dieu n’est pas égal. »
Et, dans le mol éclat du jour zodiacal,
Qui baignait de blancheur son buste et son visage,
Je reconnus, debout à mon côté, Pascal !

stella

J’ai mille fois béni, je bénirai sans cesse
L’inespéré sauveur, le divin messager
Qui plaignait ta folie et t’en sut corriger,
Lui qui sait fuir l’orgueil non moins que la bassesse,
Aux secrets éternels sans révolte étranger.

faustus

« Homme, dit-il, ta vue est brève.
Garde-toi d’usurper le lieu
D’où plonge, sans borne ni trêve
Et partout, le regard de Dieu.
Reporte le tien sur les roses ;
Sa lutte avec l’immensité,
L’origine et la fin des choses
N’aboutit qu’à la cécité.


« J’appliquais avant toi, jaloux de Dieu moi-même,
Ta misérable toise à tous les infinis,
Mais j’ai dû refermer sur l’Inconnu suprême
Mes yeux hallucinés, par le gouffre punis.

« Moins ténébreux que l’homme et moins contradictoire,
Le mystère chrétien ne m’a pas répugné,
Et dans le cœur saignant du Christ, avec ma gloire,
J’ai, tremblant, enfoui mon front mal résigné.

« Mais lorsque, ayant franchi la mort qui rassérène,
Pénétré de l’azur où je me ranimais,
J’eus très haut recouvré, dans la paix souveraine,
La native candeur de mon âme à jamais,

« Je ne ressentis plus la terrestre indigence
Qui l’affamait naguère et la décourageait ;
Ma calme volonté, ma saine intelligence
Ne poursuivirent plus l’inaccessible objet.

« J’avais compris, Faustus, que toute créature
À son partage utile et clair de vérité,
Mais qu’aux natures sœurs de sa propre nature
Le champ de son savoir est toujours limité.

« Comme la force aveugle ignore ce qui pense,
Comme la masse inerte ignore ce qui meut,
L’homme ignore à son tour la plus sublime essence,
Dieu, plus riche que lui, pouvant ce qu’il ne peut.


« Son cerveau pour domaine a les faits qui l’entourent
Il en devine l’ordre et les fidèles nœuds,
Il décrit les chemins que les astres parcourent,
Étant force lui-même et matière comme eux ;

« Mais ce domaine, l’Être infini le déborde,
Car il embrasse tout d’une étreinte qui fuit.
Sa profondeur échappe à l’ancre dont la corde
S’épuise, et qui sans mordre oscille dans la nuit.

« La Cause où la Nature entière est contenue
Outrepasse la sphère où l’homme est circonscrit ;
Elle est l’inabordable et dernière inconnue
Du problème imposé par le monde à l’esprit.

« L’homme, né pauvre et nu sur une terre avare,
Fut armé d’un génie apte à la féconder,
Mais cet humble génie à scruter Dieu s’égare
Et méconnaît sa tâche en le voulant sonder.

« Retourne auprès de ton amie,
Confie au berceau de ses bras
Ta raison malade endormie,
Et l’important, tu l’apprendras :
Le seul bien qui nous intéresse,
Crois-m’en, car je l’ai médité,
C’est le trésor de la tendresse,
Plus humain que la vérité. »


Ainsi parlait le maître, et l’ironie austère
Qiii parfois acérait ses lèvres sur la terre
En avait disparu, n’ayant plus à sévir,
Et mon esprit au sien se laissait asservir.

stella

Le servage pour ce rebelle
Était peu dur, car son clément dompteur
Le condamnait à lire un seul mot qui s’épelle
Dans un livre enchanteur,

Et m’abandonnant de son rôle
La douce part que j’exerce aujourd’hui,
Renvoyait simplement ton front à mon épaule
Comme au plus sûr appui.
 

faustus

Certes, disciple ému de sa grande parole,
Je renonçai sur l’heure à l’entreprise folle,
Car cette tâche à l’homme est un trop lourd fardeau
De percer jusqu’à Dieu l’épaisseur du rideau :
Je respectai la cause éternelle et secrète ;
Mais, si chère que fût à mon cœur la retraite
Offerte à ma pensée au fond du tien, Stella,
Ma fîère ambition lentement s’immola.
Je cédai par raison, mais non par défaillance,
Disputant pied à pied mes droits à la science,

Comme un héros blessé s’éloigne à reculons
Pour mourir sans montrer au vainqueur les talons,
Et lui résiste encore et tâche à le pourfendre,
Et défend du terrain ce qu’il en peut défendre.

« Tes derniers mots m’ont fait sentir
Ô maître, répondis-je, une morsure intime,
Le vif et soudain repentir
D’avoir de mon orgueil rendu l’amour victime.

« Je suivrai ton prudent conseil.
Mais apprends-moi, car l’âme a soif de sa lumière
Comme l’œil a soif de soleil,
Ce que tu sais, sinon la vérité première !

« Je me soumets sans murmurer
À l’ombre inéluctable, à la nuit nécessaire,
Ne laisse pas pour moi durer
Celle que ton génie écarte et qui m’enserre.

« Ternissant tout ce que je vois,
L’ignorance me pose une taie aux prunelles ;
Dévoile à ma raison les lois
Qui sont de l’Univers les beautés éternelles !

« Afin qu’au plein jour des sommets
Plus clairvoyant, sans brume et de haut, je contemple
Ma seule idole désormais,
Ma Stella, d’un regard plus profond et plus ample !… »

stella

Ô sophiste ! À quoi bon, pour lire en l’être aimé,
D’autres rayons que ceux où l’amour vrai s’allume
Et dont le pur éclat dissipe toute brume,
Rayonnement du cœur dans les yeux exprimé ?

faustus

Pascal me répondit : « J’ai fait l’expérience,
Autrefois, de servir l’amour et la science,
Mais j’alternai d’abord ces deux cultes divers :

« De la beauté, ma séductrice,
Humble serf, je baisais les fers,
Et j’oubliais pour son caprice
Toutes les lois de l’Univers.

« Je ne consacrais pas ma veille,
Par un hommage injurieux,
À raisonner sur la merveille
De la grâce pour l’aimer mieux.
 
« Je n’imposais point à l’ovale
D’un jeune visage adoré
L’exacte ellipse pour rivale :
Le contour qui charme est sacré !


« Puis, quand j’enfonçais ma pensée
Dans un problème ténébreux,
La Vérité, ma fiancée,
M’avait seule pour amoureux,

« Et, toute à son œuvre jalouse,
La science chassait l’amour,
Car c’est l’esprit seul qu’elle épouse.
J’aimais et pensais tour à tour.

« Mais j’ai bientôt souffert de diviser mon âme.
À la fin j’ai voulu régénérer en moi
Le feu sacré du Beau, du Vrai, dans une flamme
Qui fût ensemble ardente et claire, dans la Foi !

« Alors, sacrifiant la chair idolâtrée
Au pain de la divine essence revêtu,
La création vaine à l’Éternel qui crée,
Mon génie au Credo, mes sens à la vertu,

« J’ai désespérément précipité mon doute
Dans ce brasier profond, brûlant et radieux,
Comme Empédocle osa, pour abréger la route,
Par un gouffre embrasé fuir au-devant des dieux !

« Mon génie est sorti de sa grande aventure
Renouvelé, serein, mesurant bien ici
Sa force et sa limite, oubliant la torture
De ce doute orageux qui l’avait obscurci.


« Il ne s’arrête plus sur l’essence divine,
Mais par un sage instinct s’y dérobe, pareil
À l’œil baigné de jour qui dans l’éther devine
Et ne regarde pas la face du soleil ;
 
« Averti désormais qu’il ne fait prisonnière
Que la vérité proche, éparse autour de lui,
Il en a recueilli la diffuse lumière
En un seul rayon blanc que je t’offre aujourd’hui.

« Mais ce présent ici n’est plus qu’un don futile
Et pour ton âme avide est d’un menteur attrait.
Ah ! le moindre cristal t’y serait plus utile :
Le jour en l’irisant du moins t’égayerait ;

« Tu pourrais y verser le vin que tu préfères
Et l’en remplir encore après l’avoir tout bu.
La vérité n’a pas l’éclat joyeux des verres,
Et l’esprit qu’elle inonde est à jamais repu.

« Tu verras s’écouler, procession rampante,
Les accidents poussés par le guide éternel,
Comme un fleuve qu’entraîne entre ses bords sa pente
Et dont l’eau vient du ciel, passe, et retourne au ciel,

« Et devant ce spectacle (oiseux et monotone,
Car tu n’as plus besoin, pour vivre, d’inventer
Ni d’apprendre, et plus rien de ce qu’on sait n’étonne)
Tu ne tarderas pas à t’en désenchanter.


« Ton cœur sans nul profit s’avoûra qu’il se prive,
Et ton front languira, désormais sans emploi ;
Tu laisseras ton être aller à la dérive,
Mêlé lui-même aux flots esclaves de leur loi ;
 
« Vers le grand réservoir qui les rend à leur source,
Roulant comme une paille au hasard de leur pli,
Tu laisseras glisser, au milieu de ta course,
Ton savoir dans le rêve et bientôt dans l’oubli. »

stella

Le Maître a pour jamais scellé notre alliance :
Je lui dois ton entier retour !
Il avait éprouvé ce que vaut la science
Et ce que vaut l’amour,

Et qu’il n’est point en nous de souvenir qui reste
S’il ne peut au cœur s’imprimer,
Et que rien n’est dans l’homme entièrement céleste
Hors le pouvoir d’aimer.

Il voulait, en donnant à ma tendresse immense
Ton âme profonde à remplir,
L’ouvrir au seul bonheur qui toujours recommence
Pour toujours s’accomplir.

Il l’a tranquillisée. Ah ! que Dieu le lui rende !
Qu’en la paix d’un songe adouci
La sienne ait une sœur assez belle, assez grande
Pour la combler aussi !

faustus

« Si peu qu’à l’avenir la vérité m’importe,
Aujourd’hui de son temple entr’ouvre-moi la porte,
Lui répondis-je, après je la refermerai,
Mais je soupire au seuil de l’inconnu sacré.
Mes sens, mon cœur ont eu leur joie entière et pure ;
À son tour mon esprit réclame sa pâture :
Ouvre de ce beau temple à ses regards ravis,
Sinon le sanctuaire, au moins tout le parvis ! »
— « Par son ordre éternel la Nature est divine,
Reprit-il, c’est pourquoi la science confine
Par ses deux bouts au dogme aveugle, et c’est pourquoi
Euclide, malgré lui, fait des actes de foi.
La science à la nuit arrache par poignées
Des lois, confusément par les faits témoignées,
Puis, livrant leur mêlée au labeur du cerveau,
Par un examen lent, incessamment nouveau,
Les débrouille d’abord, les dégage de l’ombre,
Les éprouve, et réduit patiemment leur nombre.
Il n’en restera qu’une, objet simple et dernier,
Où le front du savant aspire à s’appuyer ;
Mais cet appui suppose une autre assise encore,
Le réel fondement qu’on sent et qu’on ignore,
L’Être qui par soi-même existe et se soutient,
Qui seul dure, à qui seul la puissance appartient.
Le connaître serait saisir la cause même,
Non la loi seulement, mais la raison suprême,

 
Non le plus haut rapport, mais l’Absolu, mais Dieu.
L’âme à travers le corps ne voit du jour qu’un peu,
Et ce peu, l’œil de chair ne le laisse, ici même,
Qu’effleurer le rideau du souverain problème.
Ah ! peut-être plus tard, plus haut encore… Mais
Le savoir accessible au monde où tu renais
T’est seul permis : écoute. » — Et je tendis l’oreille
Avec une ferveur anxieuse, pareille
À celle d’un amant dont l’espoir épirait
Sur des lèvres de vierge un hésitant arrêt.

stella

Il t’a dit cette loi qui règle, universelle,
Même le vol du papillon,
Qui régit la matière en sa moindre parcelle,
La force en sa moindre action,
Qui prescrit leur caprice aux souffles de la vie
Comme aux masses leur choc fatal,
Et qui tient chaque chose, âme ou corps, asservie
Au ciel par son astre natal.
Il te l’a révélée, et maintenant à peine
Si tu t’en souviens dans mes bras,
Et comme ce duvet chassé par mon haleine,
Demain, Faustus, tu l’oubliras.

faustus

Mais je n’oublirai pas mon extase éphémère
Quand j’ai vu d’un seul nœud tous les effets s’unir,

Et, comme un océan que son poids seul tempère,
Sous une même loi tous leurs flots s’aplanir ;

Quand j’ai vu le concert durer dans ce qui change,
L’harmonie imposer un visage au chaos,
Quand la première fois j’ai joui sans mélange
De la beauté du monde absous de ses fléaux ;

Quand il me fut donné d’admirer l’art docile
Des atomes mêlés venant de toutes parts,
Choisis par l’Idéal, composer une argile
Qui devait sous ta forme enchanter mes regards !

Ils ne m’accuseront d’aucune ingratitude,
Mais leur œuvre les a supplantés dans mon cœur
Heureux, j’en ai percé le secret sans étude,
Sans trouble j’en subis en toi l’attrait vainqueur.

stella

Ô mon ami, le frêle charme
Qui pour te vaincre est ma seule arme
Et que mon aveugle abandon
Te laisse goûter sans alarme,
C’est toi-même qui m’en fais don !

Ma beauté n’est que l’exemplaire
Du type, assorti pour te plaire,

Que ta propre nature élit,
Et ton propre regard m’éclaire
Du jour qui pour toi m’embellit ;

Je ne dois qu’à ton goût mes grâces.
Le long temps qu’à les voir tu passes
N’en use-t-il point la valeur ?
Ne se peut-il que tu t’en lasses,
Malgré leur immortelle fleur ? —
 
Comme pour écraser le doute à sa naissance
Faustus couvre soudain d’un baiser véhément
Les lèvres de Stella, les presse longuement,
Et l’épouse a pleuré, mais de reconnaissance.
Autour d’eux, tout à coup, de gais éclats de voix,
Des chants mêlés d’appels, s’élèvent à la fois :
Une bande d’enfants par les prés accourue
Pêle-mêle à l’assaut de leurs genoux se rue ;
Les plus jeunes en font l’escalade à grands cris,
Pendant que les aînés vers le couple surpris
Tendent leurs bras chargés de lilas dont s’épanche,
En s’écroulant sur lui, l’odorante avalanche.
Il s’incline, accablé, sous le croissant amas,
Il y succombe, et rit, et ne discerne pas,
Tant le joyeux tumulte en agite les couches,
Les caresses des fleurs des caresses des bouches ;
Il se débat et sort de ce siège innocent
Avec un lit nouveau pour le soir qui descend.

Ô couples épargnés ! qui, sans péril ni honte,
Traversez humblement la terre, où l’on vous compte,
Seuls élus de l’amour, dont les cœurs, tout d’abord
Et pour toujours, ont mis leurs battements d’accord ;
Qui, de la jalousie ignorant les alarmes,
Jamais à vos baisers n’avez mêlé de larmes ;
Qui, loin des sols taris par les foules hantés,
Fuyez le pavé dur et l’or vil des cités
De peur que votre joie aux railleurs ne se montre,
Mais, connus du poète, allez à sa rencontre
Pour écouter sa voix pleine d’échos amis,
Dites-moi qu’aux vivants le bonheur est permis !
J’ai rêvé, grâce à vous, des nœuds inaltérables
Entre deux âmes sœurs, mais en des corps durables,
Sur un globe meilleur, propice à tous leurs vœux,
Qu’un soleil indulgent caresse de ses feux
Et tapisse de fleurs pour les pieds qui le foulent,
Terre où les horizons sans points noirs se déroulent.
Grâce à vous, ces amants se frayent des sentiers
Embaumés du parfum d’éternels églantiers
Dont nulle épine aux doigts n’a vendu les offrandes.
Tantôt, puisant l’ivresse à des sources plus grandes,
Ils montent voir de haut, dans un voyage ailé,
S’élargir la campagne, y luire, démêlé,

Le soyeux écheveau des fleuves, et leurs ondes
Rendre la neige altière au lit des mers profondes ;
Tantôt, abandonnant la conquête des airs
Pour le loisir, plus doux, dans les vallons plus chers,
Ils reviennent aux biens dont l’infini les sèvre,
Aux biens qu’on peut cueillir ou couver : rose ou lèvre ;
Fruit tendu par la branche et donné par la main ;
Flânerie où l’esprit reçoit des yeux son pain
Sans fatiguer sa meule à moudre les images ;
Prière murmurante, assaut de gais ramages ;
Accolade ou salut à d’immortels passants
Qui ne peuvent plus être à tout jamais absents,
Et font de l’amitié le plus noble mélange
Ou bien quelque suave ou radieux échange.
Tantôt, comme, échappé des urnes, le trop-plein
Retourne à la fontaine en ruisseau cristallin,
De leurs cœurs l’allégresse en chants d’amour déborde,
Hymne du bonheur même à celui qui l’accorde !

Attestez-le-moi bien, ô couples enlacés,
Que vos plaisirs sans deuils vous remplissent assez,
Que le fouet du devoir pour toujours vous oublie,
Et que vous vous sentez contents de votre vie…
Attestez-le, j’éprouve au plus secret de moi
Je ne sais quel frisson qui ressemble à l’effroi…

VOIX DE LA TERRE



 

VOIX DE LA TERRE

Lamentable océan des douleurs, dont la houle
Se soulève en hurlant, s’affaisse et se déroule
Et marche en avant sans repos !
N’est-il donc pas encore apparu sur ta route
Un monde fraternel où quelque ami t’écoute ?
N’auras-tu nulle part d’échos ?
 
Personne en ces déserts renaissants qui t’engouffrent
N’est-il apte à comprendre un cri d’âmes qui souffrent,
Un appel d’humain désespoir ?
Le Temps amasse en vain décombres sur décombres :
Il n’a pas épuisé des formes et des nombres
L’intarissable réservoir.

L’humanité là-bas est peut-être une ébauche
Qu’il s’essaie à pétrir, qu’il éprouve et qu’il fauche
Pour l’achever durable ailleurs…
Ah ! si tu rencontrais quelque terre accomplie
Où jeune elle apparut émondée, embellie,
Heureuse par des dons meilleurs ;


Et si là d’autres cœurs aux résonnantes fibres
Battaient à l’unisson des plaintes dont tu vibres,
Émus d’un amour bienfaisant ;
Si, possesseurs du vrai, de règles enfin sûres,
D’autres esprits pour baume aux terrestres blessures
T’offraient leur sagesse en présent !

Marche ! Là-bas grandit dans les ombres épaisses
Un globe qui ressemble à celui que tu laisses
Derrière toi décroître et fuir…
Autour de son soleil qui se rapproche il vole,
Il blanchit, décoré d’une douce auréole,
Et commence à s’épanouir.

TROISIÈME PARTIE

LE SUPRÊME ESSOR



 

IX

L’AIGUILLON



 

IX

L’AIGUILLON

faustus

Que de fois avons-nous, de ce haut promontoire,
Contemplé ce grand fleuve aux berges de gazon
Déroulant sous nos pieds sa claire et souple moire
Qui va là-bas se perdre au bleuâtre horizon !

Ces fleurs couvrant le sol de leurs riantes gerbes
Comme un manteau tigré jeté sur un dormeur,
Et ces vierges forêts aux statures superbes
Dont nous bercent d’en bas la houle et la rumeur !

Que de fois, unis là dans une même extase,
Côte à côte, en silence, et la main dans la main,
Sur ce roc dont les bords nous dérobent la base,
Avons-nous cru planer dans un vol surhumain !


Mais jamais, n’est-ce pas ? la sublime allégresse
Dont ce balcon céleste emplit l’âme et les yeux
N’égala cet émoi sacré qui nous oppresse
Comme si nous allions y devenir des dieux !

Stella ! le pur éther est seul notre patrie !
Que j’y sente ton cœur sur mon cœur se poser,
Et que, rivant ma lèvre à ta lèvre fleurie,
J’y goûte un paradis qu’embaume ton baiser !

stella

Oui, dans cette clarté sereine,
Sur ce sommet où passe une subtile haleine,
Ce m’est un délice innommé,
Une ivresse en effet divine
D’être à toi, de m’abattre en paix sur la poitrine
Large et tendre du bien-aimé !

Ah ! que ma bouche offre à la tienne
Un miel dont la saveur à jamais l’y retienne !
Comme se fondent deux liqueurs
Dans la coupe qui les mélange,
Ne formons dans l’amour, par leur intime échange,
Qu’une essence de nos deux cœurs ! —
 
Alors debout devant l’éternelle Nature,
Jeunes hôtes d’un monde où la jeunesse dure,

Dans un embrassement immobile et muet
Ils sentent s’accomplir leur suprême souhait.

Sur leur enchantement le temps plane et s’arrête…

— « Laisse-moi m’arracher pour une heure à tes bras,
Et permets, dit enfin Stella, qu’en bas j’apprête
Notre nid quotidien : tu m’y retrouveras.
Déjà l’ombre envahit la vallée ; il me tarde
De le fleurir : ce soin délicat me regarde. » —

Elle s’est dégagée et part en envoyant
Dans sa fuite à Faustus un baiser souriant.
Il suit, plongeant les yeux sur la vaste pelouse,
Le labeur gracieux de l’angélique épouse,
Et voit s’amonceler sous le mourant soleil
Le frais tapis qui doit parfumer son sommeil.

L’amour fait de sa vie une paisible fête.

Mais voilà qu’il tressaille ; il a dressé la tête
Comme si quelque souffle eût frôlé ses cheveux.
— « Qu’ai-je entendu ?… Sans doute, oui ! sans doute la brise…
La brise qui chuchote et m’effleure en ses jeux.
Une plainte ? Mais non ! Quelle étrange méprise !…
Un bruit d’ailes peut-être ? Oh ! ce n’est cette fois
Ni vol d’oiseau ni vent ! On dirait une voix…
Le frisson gémissant des lointaines ramures
Ressemble, vers le soir, à de vivants murmures…

Non pourtant, la forêt ne peut ainsi gémir…
Ce que j’entends si proche est un humain soupir !
J’en reconnais l’accent. Dieu ! c’est une parole…
Quelle âme ici dans l’air supplie et se désole ?

voix de la terre

Le dôme où nous avions cloué
Un Zodiaque dont les signes
Semblaient des prunelles bénignes,
Notre essor ne l’a pas troué ;

Et maintenant que cette voûte
Fuit l’œil de l’homme à l’infini,
L’espoir pour notre aile est banni
D’y percer jusqu’à Dieu sa route !

Nos cris monteront-ils à jamais oubliés,
Solitaires, de monde en monde,
Errants, et d’âge en âge, hélas ! multipliés,
Sans que rien là-haut y réponde ?
 

faustus

Elle vibre en mon sein, cette clameur profonde…
 

les voix

Nos pieds saignants traînent des fers,
Nos reins sous les fardeaux succombent !

 
Marchons ! Malheur à ceux qui tombent !
Le fouet est marqué dans nos chairs.

— Nous voilà serfs, nouveaux esclaves !
— Liberté, si lente à venir !
Qu’es-tu, si tu ne peux bannir
La misère aux viles entraves ?

— S’il est un juste au ciel, que nous le réveillions !
Qu’en lui notre appel retentisse !
Dans l’innombrable essaim des constellations
Quel est l’astre où dort la Justice ?
 

faustus

De quel réveil mon trouble est-il en moi l’indice ?
 

les voix

Nous malades, nous languissons !
— Nous, l’âpre effort sans fruit nous tue !
— Et nous, la faim nous prostitue !
— Nous, la grêle abat nos moissons !

Attendrons-nous toujours le baume
Promis à nos tourments déçus ?
Pour qui donc a souffert Jésus ?
Qu’il est loin d’ici, son royaume !

Dans ces globes épars, au nôtre ressemblants,
Où la pitié se cache-t-elle ?
Que nos plaintes enfin t’arrachent à leurs flancs,
Ô sœur de la race mortelle !

faustus

La Pitié ! Quel passé ce mot-là me rappelle ?

les voix

Hélas ! nous avons tant aimé
Sans une aumône du sourire !
Le ciel que les beaux yeux font luire
Nous sera-t-il toujours fermé ?

Le débauché hardi s’y vautre
Pendant que nous joignons les mains ;
À nous rêveurs les froids dédains !
Ô rage ! les baisers à l’autre !

— Ne me jalousez pas : que ne suis-je haï !
L’homme auguste en moi diminue…
Cvnique, je descends ; tendre, je fus trahi.
Rends-nous, serpent, l’Ève ingénue !

faustus

Cette obsécration ne m’est pas inconnue…

les voix


Je suis Tubalcaïn. Je vois s’entr’égorger
Mes fils avec le fer que j’enseigne à forger.
— Moi, je suis Triptolème, et je vois mes semailles
En fécondant les champs les vouer aux batailles !
— J’attachai, le premier, les chevaux au timon,
La roue au char : ces biens sauveront-ils mon nom ?
— Moi, je suis Prométhée : un vautour me dévore.
— Je suis Harmodius : le crime est couronné
Et je meurs. — Moi, Socrate, en saluant l’aurore
J’accepte la ciguë : ils m’ont empoisonné !
— Je suis le Christ en croix : j’attends mon père encore.
Seigneur ! Seigneur ! pourquoi m’avoir abandonné ?
— Quand devons-nous cueillir pour nos œuvres la palme
Sans pleurs et le laurier sans outrages, promis
Par la vertu sévère à ses fermes amis ?
Quand aurons-nous la gloire inaltérable et calme ?

Créateur ! ton dédain ne peut être le prix
Des sueurs, du sang et des larmes !
Récompense la lutte et garde ton mépris
Pour le rêve aux stériles charmes !

faustus

Ô lointain souvenir des outils et des armes !
La Gloire ! Il m’en souvient comme d’un clair rayon
Et comme d’un agile et brûlant aiguillon :

Là-bas, les serviteurs du droit par la vaillance,
Ceux du beau par les arts, du vrai par la science,
Pouvaient rêver du moins pour leur bras ou leur front
La juste renommée au vol tardif ou prompt !
Héros que j’enviais, ô saints ! votre martyre,
Quel qu’en soit le destin, comme autrefois m’attire !
Votre mérite à Dieu dans l’infini s’offrant
Est plus pur sans salaire et, sans espoir, plus grand !
Du ciel intérieur il vous a faits les hôtes,
Mais vos âmes, en outre et depuis bien longtemps,
D’une aile plus légère, aux sphères les plus hautes,
Ont déjà devancé vos soupirs que j’entends !
Et moi, dont nul bienfait n’a racheté les fautes,
Qui même ai fui les maux au lieu de les guérir,
J’usurpe ici la paix si rude à conquérir !… —
 
Parfois, en plein été, quand le regard se noie
Dans l’azur qui sans tache uniment se déploie,
Quand le songe, planant avec sécurité,
Semble par un saphir immuable abrité,
Et qu’assoupi, de jour, d’air et de parfums ivre,
On n’a plus d’autre soin que de se laisser vivre,
Un point grisâtre, à peine une brume, au midi,
Se révèle, se cuivre et s’avance agrandi.
Du nuage effrayant l’invasion rapide
A bientôt en entier voilé le bleu limpide.
L’air soupire et se tait, immobile, étouffant,
Tout l’horizon tressaille et sourdement murmure.
Soudain, le rideau noir avec fracas se fend,

Et par l’éblouissante et brève déchirure
S’illumine le champ jusque-là ténébreux
Du combat sans merci des éléments entre eux.
Faustus est traversé d’une clarté pareille.
L’orageux souvenir qu’évoque son oreille
Trouble d’un deuil subit son loisir souriant,
Et dans sa conscience un éclair foudroyant
Lui montre tout à coup la lice encore ouverte
Du combat que l’honneur livre au plaisir ; en vain
Les caresses pour lui l’avaient de fleurs couverte.
Du seul miel de l’amour il crut leurrer sa faim :
Rien ne l’assouvira, hors la fierté suprême,
Si cher que la vertu la fasse au cœur payer,
D’effectuer en soi, librement, par soi-même,
Le plein contentement de l’homme tout entier !

— Faustus ! Faustus ! — Ce cri que l’écho lui répète
Comme un cri de colombe en des bruits de tempête,
Cet appel qu’à travers les plaintes il entend,
Clair et long, jusqu’à lui de la plaine montant,
A de son cœur soudain dominé la tourmente ;
Il frissonne, étonné d’entendre son amante.
 
— Faustus ! Faustus !
« Ô timbre pur.
Timbre d’une voix trop connue !
Ta vibration me remue
Comme un tendre lambeau d’azur
Qui rend plus sinistre la nue !

« Timbre cher ! qu’en mille unissons
Pleins de secrète poésie
Depuis si longtemps j’associe
À tous les musicaux frissons
De cette atmosphère choisie !

« Doux timbre ! tu n’es plus d’accord
Avec les sons qu’elle m’apporte :
Ils m’émeuvent d’une autre sorte
Et leur mâle attrait te fait tort :
L’harmonie entre vous est morte !

« Car ces voix dont je suis hanté
Ont l’âpre et noble accent du blâme :
Leur prière oblige et réclame ;
Toi, tu berces la volonté
Et tu verses l’oubli dans l’âme…

« Mes rêves se sont résolus,
À ce souffle mâle, en fumée ;
Ma charité s’est rallumée…
Hélas ! je ne redescends plus
Qu’à pas lents vers la bien-aimée. »

Pendant qu’il s’en retourne où le requiert l’amour,
Le silence se fait lentement à l’entour :
La clameur se dissipe en murmure, s’efface,
Puis vaguement expire ; il n’en reste plus trace,

Comme après la tempête au formidable heurt
Un grand bruit de forêt s’alanguit, tombe et meurt.

Tu fuis ; derrière toi s’est fermé ton sillage,
Et sans doute au hasard tu poursuis ton voyage,
Chœur gémissant, formé des désespoirs humains !
Ou, peut-être, assuré qu’aux maux dont tu te plains
Quelque réparateur est né sous ta secousse,
Sens-tu s’évanouir l’aiguillon qui te pousse.
Mais non ! Tu n’es là-haut que le frémissement
Que font les cris lointains du terrestre tourment ;
Tu ne sens rien, tu fuis le monde qui t’engendre
Et, pour le renseigner, tu n’y peux redescendre ;
Et ceux qui t’ont commis leur message plaintif
T’ont devancé d’un vol plus sûr et plus hâtif.
Pendant que tu vas seul sans connaître ta route,
Émigrant d’astre en astre ils ont déjà, sans doute,
Atteint, selon leur lutte et, par degrés, heureux,
Les justes paradis que tu cherches pour eux ?
Mais dans l’immensité ta quête vagabonde
N’aura pas été vaine et pour l’homme inféconde,
Si ton passage éveille et fait sourdre en secret
Dans une conscience un généreux regret,
Si tu peux rappeler à quelque âme endormie
Que sa félicité devient son ennemie,
Qu’elle arrête ses vœux et ses élans trop tôt,
Loin de leur but dernier qui plane encor plus haut !
Oui, pour gagner la sphère où les bons se préparent
Le nimbe glorieux dont leurs œuvres les parent,

Et pour oser répondre à haute voix, debout,
Au nom d’homme devant l’Infini qui sait tout,
Faustus doit acheter la paix suprême, entière,
Et s’il la veut durable il faut qu’il la conquière !
Il le sent, il rougit, et médite en chemin
Quelque grand sacrifice utile au genre humain…
. . . . . . . . . . . . . . . .

stella

Te voilà donc ! Ami, tu te faisais attendre ;
Ne m’oubliais-tu pas ? —
À ce reproche tendre
Se marie un baiser fiévreusement rendu.
« J’ai deux fois appelé : tu n’as pas répondu,
Mais ma voix s’est mêlée au vent du soir sans doute ;
Je l’entendais d’en bas lugubrement gémir,
Ici jamais encore un aussi fort zéphyr
N’a troublé le silence enchanté qu’on y goûte. »
 

faustus

En effet, j’écoutais ce souffle véhément
Qui t’émouvait de loin comme un gémissement :
Ce n’était qu’une folle et joyeuse tempête
Où je prenais plaisir à rafraîchir ma tête.

stella

Ton visage pourtant n’a point l’air égayé…
Mais plutôt…

faustus

Quoi ? Stella.

stella

Grave, et presque effrayé.

faustus

Si je te semble grave, encore ému, peut-être,
Ne t’en prends qu’à la nuit ; je viens de la voir naître,
Pendant que, toi, des jeux du vent tu t’alarmais,
Plus sublime et plus riche en astres que jamais.

stella

Elle est belle, il est vrai, mais cette vague alarme
M’en a distrait les yeux.

faustus

J’en subissais le charme,
L’attrait, l’impérieux, l’irrésistible attrait…
Oui, Stella, je ne sais quel appel m’attirait
Vers la plus claire étoile aux meilleurs proposée
Pour conquête éternelle !

stella

Une chaude rosée
Mouille ma main… Faustus ! Ah ! tu pleures ! Pourquoi ?

Pourquoi ? Parle, réponds, sois sincère avec moi !
Des pleurs ! ici des pleurs ! Ouvre, pour Dieu ! ton âme…

Elle tremble, s’affaisse et de terreur se pâme.

Faustus s’écrie, enlace et reçoit sur son cœur
Ce bel ange abattu, plus beau dans la langueur.

N’eût-il pas dû cacher son trouble à son amie,
Qu’un si cruel réveil trouvait mal affermie ?
Puisque ces tristes voix qui cherchaient des échos
N’avaient fait, en passant, qu’effleurer son repos,
Pourquoi n’avait-il pas, imitant leur clémence,
Préservé son amour de cette angoisse immense ?
Il a pleuré, l’ingrat !

Pris d’un subit remords,
Il baise ces longs yeux éteints qu’on dirait morts,
Ce front où la détresse est dans la grâce empreinte,
Et réchauffe ce sein que n’émeut plus l’étreinte.

Au temps où le bonheur était nouveau pour lui,
Un jour, il s’était là près d’elle évanoui
Pour avoir longuement humé l’âme odorante
D’une fleur qui semblait du lis aimé parente.
Et c’est elle, à présent, qui défaille à son tour
Dans ses bras, mais blessée en aspirant l’amour !

Elle reprend ses sens et, levant la paupière,
Remplit son lent regard d’une triste prière…

Faustus sur sa poitrine, avec force et douceur,
La presse, la ranime, et lui parle :
 
« Ô ma sœur,
Ô ma compagne, objet et raison de ma vie,
Se peut-il qu’une larme, innocemment ravie
À l’admiration par la splendeur des cieux,
Ait terni ton bonheur d’un nuage anxieux ?
N’avais-tu donc jamais, dans ce beau monde, encore
À mes cils palpitants vu les larmes éclore ?
Pourtant déjà mes yeux en ont été voilés
Devant l’azur des tiens, paradis étoiles !
Et ces larmes, c’était l’extase débordante
Qui m’inondait sans bruit d’une caresse ardente.
Hé bien ! ces mêmes pleurs, Stella, sollicités
Au plus profond de moi par les pures clartés
Qu’en nos épanchements me versent tes prunelles,
Germent devant les nuits aux clartés solennelles.
L’Infini m’avait seul ému quand j’ai pleuré,
Clémence en haut, tendresse en bas, partout sacré ! »
 
Stella lui prend la main, sourit et se rassure ;
Mais il n’a fait, hélas ! que panser sa blessure.

X

LE SACRIFICE



 

X

LE SACRIFICE

 
Que le bonheur de l’homme est un problème étrange !
Toute bête, pourvu qu’elle s’accouple et mange
Et laisse entrer le jour dans ses yeux grands ouverts,
Est contente. Elle fait aux aliments offerts
Le même accueil joyeux qu’aux pâtures conquises
Et ne tend au bonheur que par des convoitises.
Mais l’homme ne jouit longtemps et sans remords
Que des biens chèrement payés par ses efforts,
Et ses vœux, désertant la terre qu’ils dédaignent,
Aspirent où jamais les appétits n’atteignent,
Où son ame franchit les limites de l’air.
Au ciel inhabitable à ses poumons de chair.
Il n’est vraiment heureux qu’autant qu’il se sent digne,
Et le but que si haut la vertu lui désigne
Le condamne à gravir d’un pied endolori
Les sommets nus, rivaux du sol bas et fleuri.

Jadis en abordant cette plage clémente
D’où son âme à l’abri défiait la tourmente,
Faustus avait d’abord, sans mélange, éprouvé
L’ineffable douceur de se sentir sauvé ;
Il ne s’était, plus tard, souvenu de la terre
Que pour en goûter mieux le lointain salutaire,
Puis tout le monde ancien s’effaça dans l’oubli
Comme un vaisseau coulé sous une mer sans pli.
Or, voilà qu’un sinistre et vagabond message,
Ébranlant tout à coup son cœur d’homme au passage,
Y réveille en sursaut des échos endormis
Comme un poignant appel de naufragés amis.
Cet appel obsédant, qu’il reconnait, l’entraîne
Du port céleste et sûr où la vie est sereine
Là-bas vers le point noir d’où, parmi les brisants,
Fut poussé jusqu’à lui ce cri d’agonisants.
Mais pourra-t-il jamais démarrer de la grève
Le sauveteur captif de l’Amour et du Rêve ?
Pourra-t-il, triomphant de ses ensorceleurs,
En rompre l’anneau d’or et la chaîne de fleurs ?
………………..

stella

Ne songe pas, Faustus ; lève plutôt la tête !
Quelle nuit ! On dirait qu’un triomphe s’apprête,
Que, sous un dais immense et d’un velours nacré,
Pour quelque alléluia s’assemble un chœur sacré.

La nuit qui t’arracha des larmes était-elle
Aussi religieuse, aussi pure, aussi belle ?
Je n’ai jamais senti sous ton baiser d’époux
Tant de sécurité dans un repos si doux…
Mais où va ton regard subitement plus sombre ?
Ami, que cherches-tu parmi ces feux sans nombre ?

faustus

Stella, je cherche au firmament,
Mais seulement par la pensée,
Le monde où tu t’es fiancée
À moi par ton premier serment ;
Car cette terre aux yeux perdue,
Dont le soleil là-bas semble pâle et dormant,
Est comme dévorée au loin par l’étendue.
 
Je me rappelle cet enfer,
Bloc pétri de flamme et de fange,
Et les fruits nés de ce mélange :
Le tigre, le vautour, le ver !
Et cependant je l’aime encore
Pour ses fragiles fleurs dont l’éclat m’était cher,
Pour tes sœurs dont le front en passant le décore.

stella

Je n’en ai plus qu’un terne et confus souvenir…
De presque tous ces noms prononcés par ta bouche

 
Je ne reconnais plus le son vil ou farouche…
Fleur est le seul d’entre eux que j’ai pu retenir.

faustus

Le langage des pauvres hommes
Est riche encore d’autres noms
Que, même en l’Éden où nous sommes,
À nos plus chers biens nous donnons.

stella

Oui, jeunesse, amour, beauté, grâce,
Ces noms appris ailleurs jadis,
Nul autre en douceur ne les passe
Dans la langue des paradis.

faustus

Aussi beau que ceux-là, mais triste
Et d’un son pur comme le leur,
Un mot sacré là-bas existe…
Reconnais-tu le mot douleur ?

stella

Ah ! dans mon cœur, ce mot, d’heureux jours innombrables
L’avaient bien effacé !
Un coutumier bonheur fait d’ivresses durables
M’a voilé le passé.

Jusqu’à la nuit sublime où, m’abusant, tes larmes
Ont de tes yeux jailli
Si chaudes que, rendue aux anciennes alarmes,
J’ai soudain tressailli.
Alors (mais ce fut court comme un vol de nuée
Qui menace et s’en va)
Du fond de ma mémoire une ombre remuée
Tout à coup s’éleva,
Foule vague et lointaine, à peine murmurante.
Qui m’effraya pourtant,
Mais que ton regard calme et ta voix rassurante
Chassèrent à l’instant.
Parfois un reste obscur de la crainte éphémère
Dont j’ai pour toi frémi,
Effleurant mon bonheur, même en tes bras l’altère ;
Je te l’avoue, ami !

faustus

Cette peur que pour moi tu sentis par méprise
A soulevé, dis-tu, la brume informe et grise
Du passé de là-bas longtemps enseveli…
Hélas ! et, par moments, ce souvenir morose
T’importune, lambeau d’orage en un ciel rose…
Si la terre pourtant souffrait de notre oubli ?

Si devant nous, Stella, ses passagers, nos frères,
Sur leur grossier radeau battu des vents contraires,

 
Vers l’infini muet dressaient leurs fronts meurtris
Et joignaient en pleurant leurs mains désespérées
Sans voir poindre aucun port dans les mers éthérées,
Ni luire aucun signal en réponse à leurs cris !

Pourrions-nous, entendant leur appel de détresse,
Lisant dans leurs regards l’effroi qui les oppresse,
Nous sentir dans la joie innocemment heureux,
Et, riches d’un savoir qui leur serait utile,
N’en faire qu’un usage infécond et futile,
Et, vivant pour nous seuls, ne rien tenter pour eux ?

stella

Non ! Faustus, et notre ignorance
De leur sort subi sans témoin
N’absoudrait pas, bien qu’ils soient loin,
Pour eux en nous l’indifférence.

Leurs corps pour le martyre élus
Sont du même sang que les nôtres,
Et leurs âmes ne sont point autres
Que nos propres âmes non plus.

Des fibres vives nous rattachent,
Hors de l’espace, à nos pareils,
Et les distances des soleils
Jamais du cœur ne les arrachent.

Elles sont oisives si haut,
Mais, malgré leurs siècles de rouille,
Il suffit d’un pleur qui les mouille
Pour les attendrir aussitôt.

Ah ! s’il est vrai que tu ressentes
Comme moi l’ancienne pitié,
Pourquoi t’ouvrirais-je à moitié
Mes tristesses compatissantes ?

Pour t’en épargner le souci
Je te dissimulais mon trouble ;
Mais l’atteinte en nos cœurs fut double :
Tu souffrais pour la terre aussi. —
 
Tout étonné, Faustus avec ferveur écoute
Ces paroles qu’ensemble il savoure et redoute :
Pour l’œuvre qu’il médite il en sent tout le prix ;
Mais son projet terrible a-t-il été compris ?
Il se recueille et cherche un prudent artifice
Pour deviner l’accueil promis au sacrifice.

« Mon silence est bien loin d’un lâche désaveu :
Il m’est, dit-il, si bon de croire
Que j’ai pu pour la terre évoquer un beau vœu
Du fond de ta mémoire !
 
« Plus ange par les traits tu devins en retour
Par tes œuvres ici moins femme,

Depuis qu’ayant guéri mon passé, ton amour
Cessa d’être un dictame.
 
« Ah ! je songeais combien nous aurons à souffrir
De connaître et vainement plaindre
Tant de maux qu’il serait plus noble de guérir
Que doux de ne pas craindre.

« Et j’enviais l’honneur, par d’autres mérité,
D’abolir la misère humaine ;
Je rêvais d’aller rendre à notre charité
Son douloureux domaine ;

« Mais, sans avoir perdu, grandi par cet honneur,
Le nom d’époux dont tu me nommes,
De revenir vers toi mêler à ton bonheur
Celui de tous les hommes ! »

Levant son clair regard, Stella profondément
Dans les yeux de Faustus le plonge un long moment ;
Elle y mire son âme avec idolâtrie,
Lui jette au cou ses bras, les y noue, et s’écrie :

« Si tu faisais cela, mon bien-aimé, mon roi !
(Mais c’est chose impossible et folle que tu rêves…)
Si tu désertais l’astre où m’ont rivée à toi
Nos heures de délice innombrables et brèves ;

« Si, héros par l’ivresse encore mal dompté,
Vers la terre osant seul rebrousser les abîmes,

Tu voulais du loisir et de la volupté
Immoler les douceurs à des devoirs sublimes,

« Pourrais-tu, déserteur, de ton cou détacher
Ces deux bras dont l’anneau si fortement l’enlace,
Et, m’emportant ma vie, à mon cœur l’arracher
Avec le lambeau même où saignerait ta place ? »

faustus

Oh ! je sais quel puissant lien
Quel nœud cher unit nos deux êtres !
Jamais à la façon des bourreaux et des traîtres,
Je ne séparerais, Stella, mon sort du tien.

stella

Jamais tu n’aurais à le faire !
Car je te suivrais n’importe où :
J’irais, me fallût-il briser chaîne et verrou,
Pieds nus, t’accompagner jusqu’au dernier calvaire !

faustus

Et moi je te conjurerais
De m’aimer encor davantage,
Assez pour renoncer au périlleux partage
D’un hasard difficile à braver de plus prés…

stella

Si tu mets mon courage en doute,
Mets-le donc à l’épreuve aussi !
Va ! rien ne m’effraierait que d’être veuve ici :
Avec tout son appui ma force fuirait toute. —

S’envelopper debout dans son propre linceul
Pour s’offrir, âme et corps, pleinement libre, et seul,
Au salut de l’espèce, et, si l’on y succombe,
Sentir qu’on a fondé sa gloire sur sa tombe
Et donné dans ce lit à son front pour chevet
Ineffablement doux le bonheur qu’on a fait,
Y perdît-on des jours filés d’or et de soie,
Ce n’est que transformer, pour l’ennoblir, sa joie !
Mais s’il faut condamner à l’amer abandon
D’un astre où tout est pur, lumineux, noble et bon,
Et vers l’ancienne geôle où l’homme rampe et souffre
Entraîner dans la nuit menaçante du gouffre
Un être cher et frêle, une femme, avec soi,
Le cœur lui-même oppose au dévoûment sa loi !
Faustus en hésitant contemple la victime…
Mais il rougit bientôt qu’en la balance intime
Le soupir d’une femme ait pour lui plus de poids
Que tous les pleurs du monde y tombant à la fois.
 

faustus

Mes paroles à ton courage,
Stella, ne faisaient pas outrage !

C’est à moi-même seulement
Que s’adressaient dans ma pensée
Ces mots dont tu fus offensée :
Douté-je de ton dévoûment !
Ah ! ta vaillance est sans reproche,
Et si l’aventure était proche
Tu renoncerais, n’est-ce pas ?
À ce jour qui nous environne.

stella

Qui donc t’offrirait la couronne
Ou le baume après les combats ?

faustus

Hé bien, qu’attendons-nous ? La lice est préparée,
Et les cris des hérauts ont déjà retenti !
Entre le Mal et moi la lutte est déclarée ;
Le signal de là-bas en est déjà parti :

La grande plainte humaine a rempli mes oreilles
Pendant la nuit divine où mes yeux t’ont fait peur ;
Depuis lors sans relâche elle a hanté mes veilles,
Comme un remords secoue une infâme torpeur !

Enfin j’ai résolu, possesseur solitaire,
Invulnérable ici, d’un stérile savoir,
D’en porter le secours aux damnés de la terre,
D’en ouvrir la merveille à leur mourant espoir !


Que sont-ils devenus ? Hélas ! mon savoir même
(Savoir humain, borné sous un front par des sens)
Expire, avec ma vue, au seuil de ce problème ;
Leur sort défie au loin mes regards impuissants !

Mais je vais sans nuage et bientôt le connaître,
Ô ma Stella ! par toi dans l’ombre accompagné.
Viens, les hauteurs du ciel nous verront reparaître
Fiers et sûrs d’un bonheur immuable et gagné ! —

Elle écoutait, l’œil fixe et la bouche entr’ouverte.
L’imminence imprévue et soudain découverte
D’un retour au passé par quelque étrange mort
La trouve désarmée et l’accable d’abord.
D’une voix basse où tremble une angoisse indicible :
« Quoi ! tu voudrais… Ô Dieu ! non ! ce n’est pas possible…
Répond-elle en posant, affaissée à demi.
Ses deux mains et son front sur le sein de l’ami.

faustus

Chère Stella ! toi-même à l’instant…

stella

Oh ! pardonne…
Je ne te trahis pas, mais le coup qui m’étonne
Est brusque… inattendu… terrible…

faustus

Il t’a fait mal.
Je le voulais rapide, hélas ! mais non brutal.

C’est à moi d’obtenir mon pardon : je l’implore,
Souris-moi, reste là sur ma poitrine encore
Pour sentir de plus près ma tendresse et ma foi.
Oui, relève ton front pâli, rassure-toi,
De ton ébranlement reviens, ma bien-aimée ;
Mon cœur bat sur le tien, Stella…

stella

Je suis calmée.
Un court saisissement, comme un éclair d’effroi,
M’avait jeté dans l’âme un subit désarroi ;
Mais me voilà rendue à ma volonté vraie !

faustus

Tu me suivras ?

stella

Oui ! rien avec toi ne m’effraie.

faustus

Réfléchis…

stella

Si tu pars, je partirai.

faustus

Pourtant
Si tu me secondais davantage en restant ?

Si, n’ayant, seul là-bas, à songer qu’à ma tâche,
Je m’y consacrais mieux ?

stella

Tais-toi ! je ne suis lâche
Qu’au sacrifice affreux dont tu m’oses parler !
 

faustus, se jetant à ses genoux.

De grâce…

stella

Emporte-moi si tu veux t’en aller,
Ou bien mets à néant mon amour et ma vie !
 

faustus

Tu veux que je demeure alors ?

stella

Je t’en défie !
 

faustus

Ah ! que tu lis en moi juste et profondément !
Et que ce cri d’estime allège mon tourment !
Je voulais t’épargner cette mâle aventure,
Mais je n’avais, d’abord, pas osé t’en exclure :
Ton amour indigne l’eût proscrite aussitôt ;
J’espérais amener l’ange à m’attendre en haut

Pour y sauvegarder l’épouse : tu refuses,
Et, deux fois magnanime en déjouant mes ruses,
Tu m’absous immolée, et tu veux de ta main
Tendre ta part de ciel au pauvre genre humain.

stella

J’y suis prête.

faustus

La Mort, ô compagne intrépide,
M’a promis son grand philtre et son aile rapide
Pour l’accomplissement de mon grave dessein.
Aux passagers connus elle ouvrira son sein,
Et, nous enveloppant de sa caresse austère,
Ira nous déposer ensemble sur la terre.
Nous nous réveillerons sous notre ancien soleil.

stella

J’aspire en tressaillant à ce lointain réveil ;
Mon oublieux regard m’y semblera novice…
Mais quel prodige a mis la Mort à ton service ?

faustus

L’avis sacré d’un songe.

stella

Eh ! quel songe n’est vain ?

faustus

Celui-là fut vraiment marqué du sceau divin.
J’avais, tout un long jour, fatigué ma pensée
À m’assurer les vents pour cette traversée ;
Enfin, comme un pilote invoquant, au départ,
Devant l’immensité, sa foi plus que son art,
Je m’en étais remis à mon Juge suprême
Pour que, s’il m’approuvait, il me guidât lui-même ;
Confiant dans l’arrêt j’attendais le secours.
Or, à l’heure où le somme étend ses rideaux lourds,
La Mort, l’auguste Mort, l’infaillible Passeuse,
Non celle qu’imagine infecte, blême, osseuse,
Notre invincible horreur pour le cadavre humain,
Mais la Force qui fraye aux âmes leur chemin
Et les entraîne au but que l’Espérance indique,
M’apparut sous les traits d’une vierge pudique.
Elle me révéla sa sainte mission.
Puis marquant dans l’espace avec précision
D’un geste sûr le point où la terre gravite :
« J’y peux voler, dit-elle, et l’atteindre aussi vite
Que j’en marque la place, et, couchés dans mes bras,
Je vous y porterai tous deux, quand tu voudras. »
Je me dressai soudain, les yeux hantés encore
Comme du spectre clair d’un fuyant météore ;
Tu dormais immobile et blanche à mon côté,
Et je crus voir pâlir dans l’ombre ta beauté,
Comme si, dans son vol t’effleurant la paupière,
La Mort t’eût préparée à t’enfuir la première.

stella

J’ai souvenance, ami, qu’une nuit, en effet,
Je me sentis sombrer dans le sommeil parfait
Que j’ai connu jadis en montant vers ce monde :
C’était comme une paix infiniment profonde.
Certes, s’il n’en doit pas coûter plus à nos sens,
S’il nous faut seulement glisser dans l’autre sens,
À quoi bon différer la fatale descente ?
Nos regards sont tournés vers la patrie absente :
Ne les reportons plus au paradis laissé ;
Notre zèle, en tombant, s’y débattrait, blessé
Comme un ramier meurtri par les lacets d’un piège ;
Sauvons-le du regret qui de partout l’assiège.

faustus

Oui, fragile est l’ardeur, le devoir ombrageux :
Craignons de retirer sous le dé nos enjeux
Par la tentation d’un regard en arrière ;
Ne prêtons pas l’oreille à la douce prière
Que nous fait cet Éden au climat suborneur
De ne le pas risquer pour le gain de l’honneur.
Vois, le profil des monts tendrement s’illumine ;
Moins sombre est la forêt qui là-bas s’y termine ;
Autour de nous déjà se redressent les fleurs,
Le crêpe est moins épais qui voilait leurs couleurs,
Leur grâce nous menace, et l’aurore prochaine

Va rendre à ce vallon l’attrait qui nous enchaîne :
C’est au réveil des fleurs que la vertu s’endort…

stella

Prends-moi donc sur ton cœur et fais signe à la Mort ! —

Ô bravoure où criait l’ancien sang de sa race !
Avec emportement son bien-aimé l’embrasse…

Époux, l’un contre l’autre appuyez bien vos cœurs :
Vos âmes cette fois sur vos lèvres sont sœurs
Par un lien plus fort que les chaînes charnelles ;
Leur commun dévoûment les a faites jumelles
Par l’héroïque emploi de leur félicité,
Comme jamais encore elles ne l’ont été.
Vous connaissiez l’amour, mais non sa joie entière :
La profonde douceur, la jouissance altière
De rendre sur la lèvre un culte à la vertu,
De pouvoir s’adorer quand le désir s’est tu.

La tombe est toute faite, et pour l’heure fatale
L’aube leur a tissé des suaires d’opale.
Ils regagnent leur couche, et se livrent tous deux,
En silence, à l’asile aujourd’hui hasardeux
Que leur ouvre ce lit, odorante corbeille
Où, depuis si longtemps, leurs bonheurs de la veille
Au fidèle matin renaissaient rafraîchis.
Étendus sans bouger, droits, les bras seuls fléchis

Pour rapprocher leurs mains et les unir, il semble
Que le trépas déjà les ait glacés ensemble.
Ils n’ont pas vu la Mort achever leur repos :
Leurs yeux à leur insu par degrés se sont clos,
Leurs fronts n’ont plus pensé, décolorés à peine,
Et tout bas, ralentie, a cessé leur haleine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
 
Quand le soleil du monde abandonné par eux
Embrasa tout à coup l’horizon vaporeux,
Une abeille rôdeuse, explorant les prairies,
Sur un amas foulé de mille fleurs meurtries
S’arrêta pour y faire un butin pour son miel,
Comme avec la douleur se fait la joie au ciel.

XI

LE RETOUR



 

XI

LE RETOUR

Qu’est devenu là-bas le vieux globe vivace
Où luttait par l’esprit et par la volonté
Contre le sol revêche et le fauve indompté
L’homme auguste, qui seul y pût dresser la face ?
Cet astre a bien changé depuis les jours lointains
Où Faustus et Stella par des trépas précoces,
Pour célébrer plus haut leurs éternelles noces,
Furent tous deux ravis vers de nouveaux matins.

L’homme en a disparu. Le céleste silence
Que son verbe sublime y rompait autrefois
N’est maintenant troublé que par d’inertes voix,
Par le bruit sourd du vent dans les bois qu’il balance,
Par la vague rumeur des mers et des torrents,
Par le fracas brutal des aveugles tempêtes,
Par les cris isolés et discordants des bêtes
Qui dans les hauts fourrés poussent leurs pieds errants.

Dans la faune et la flore une fixe harmonie
Fait durer chaque espèce autant que son milieu ;
L’homme seul, conquérant devenu demi-dieu,
Finit avant le monde où régna son génie,
Et ses sujets ont tous à leur roi survécu.
La vie a déserté, d’âge en âge plus brève,
Son corps plus affaibli par le luxe et le rêve ;
Par sa victoire même il a péri vaincu.

Ses derniers descendants n’ayant plus la main rude,
Le sceptre y défaillit, tandis que, pas à pas,
La Nature poussait sur le maître enfin las
L’assaut des révoltés luttant sans lassitude,
Jusqu’à l’heure où partout a bondi, libre et seul,
Le peuple, hier captif, des parcs et des étables,
Où l’âpre invasion des plantes innombrables
A couvert les cités d’un souriant linceul.

L’ancien cirque offre au lièvre un vallon de fougères
Et dans un clair bassin l’eau du ciel à l’oiseau ;
Le pont ne prête plus qu’au nid son frais arceau,
Et le lierre y suspend des guirlandes légères ;
Le fort et ses canons dorment ensevelis ;
La tour de l’astronome en tertre s’est muée ;
La plaine est par le temple à peine bossuée,
Les palais et les murs n’y forment que des plis.

Les graines vont germer où le vent les disperse :
Sur les flancs de la terre autrefois bigarrés

La culture parquait, avec soin séparés,
Les divers végétaux de parure diverse ;
Maintenant, confondus par les jeux du hasard,
Dans leur croissance exempts d’hostiles influences,
Ils ne font qu’un tapis où toutes leurs nuances
Donnent partout ensemble une fête au regard.

Ce n’est qu’une forêt désormais sans barrières,
D’un pôle à l’autre offerte au baiser du soleil,
Où les déserts qu’il vêt d’un poudroiement vermeil
Et les chaos rocheux sont les seules clairières.
Le peuple ailé voltige et chante rassuré
Sous le fidèle abri des renaissants feuillages,
Et ne trouve, au retour de ses constants voyages,
Aucun asile vert qui soit dénaturé.

Plus de joug : les taureaux marchent la corne haute,
Les gazelles font fête aux génisses leurs sœurs ;
Plus de lourds cavaliers ni de traîtres chasseurs :
Les chevaux et les cerfs galopent côte à côte ;
Et foulant, rois du sol par un juste retour,
Sur les vieux champs de Mars, les lis dans les luzernes
Et les lilas, suaire embaumé des casernes,
Ils vaguent par troupeaux que fouette seul l’Amour.

Sous le pied fugitif des promptes antilopes
Que les lions debout menacent de leur flair,
Sous l’œil grave et perçant des aigles, rois de l’air,
Il n’est pavés ni toits sans vertes enveloppes ;

Dans les ports écroulés les luisants goëmons
Ont, par-dessus les quais, rampé de proche en proche ;
Et, les flancs incrustés dans le sable et la roche,
Dorment de gros vaisseaux fixes comme des monts.

Tels des géants couchés dont saillirait l’épaule,
De monstrueux engins, témoins des derniers arts,
Dressent leurs angles nus où rôdent les lézards,
Rien n’ayant pu germer sur le cuivre et la tôle ;
Et le livre, où déjà les avaient préparés,
Même avant Archimède, Euclide et Pythagore,
A, loin du jour qui luit sur le métal encore,
Rejoint les inventeurs, tous dans la nuit rentrés.

Les jardins où Platon butinait ses paroles
Et le fameux portique où méditait Zénon
Ne sont plus : tout le marbre enfoui dort sans nom,
Et l’abeille est partout suspendue aux corolles ;
Les bois en s’inclinant ne font plus de saluts,
La lyre sans Orphée est sur eux impuissante ;
Elle attend vainement l’âme d’Homère absente,
Qui s’en est envolée et n’y passera plus !

L’air est veuf des frissons sacrés de l’éloquence :
Effleurés vainement de souffles sans vertus,
Les rostres par la ronce étouffés se sont tus ;
Les lèvres qui prêtaient aux sons leur élégance
Les en ont dépouillés par leur dernier soupir ;
La terre a vu s’éteindre avec la bouche humaine

La seule bouche où l’âme eût façonné l’haleine
Et su dans le baiser par le serment s’unir.

Oui, l’homme eut des lèvres divines
Par la parole et le baiser ;
Mais combien de dards et d’épines
La haine y savait aiguiser !
Combien y firent de blessures
Les mots à l’âme en frappant l’air,
Plus pénétrantes et plus sûres
Que celles des dents à la chair !

Combien de lâches perfidies
Y mêlaient le miel au poison !
Par combien d’insultes hardies
Le dogme y blessait la raison !
Et, si les fables des poèmes
Y berçaient le front déridé,
Que de mensonges, de blasphèmes
Y souffletaient la Vérité !

Si l’avide interrogatoire
Dont l’homme obsédait l’Univers
En perça le masque illusoire,
Si l’homme osa lire au travers,
Que son audace fut punie !
Il dut reculer, l’œil hagard,
Devant la trouée infinie,
Plus profonde que son regard.


Il laissa retomber les voiles
Qu’on ne lève pas sans trembler,
Mais il y nombra tant d’étoiles
Qu’il sentit les cieux l’accabler ;
Il se trouva plus solitaire
En se découvrant plus petit :
Alors il embrassa la terre
Avec un sinistre appétit.

Quittant sa lutte commencée
Avec l’impossible à saisir,
Il n’occupa plus la pensée
Qu’au raffinement du plaisir.
Et, las des recherches altières,
Docile aux instincts seulement,
Il n’employa plus ses lumières
Qu’à servir leur aveuglement.
 
La richesse engendra l’envie.
Complice des arts énervants,
La guerre moissonna la vie
Dans des carnages plus savants.
Ce fut moins par la noble usure
Des blanches ailes de l’esprit
Que par les désirs sans mesure
Des sens épuisés qu’il périt.
 
Triomphe ! Te voilà soulagée, ô Cybèle,
Du fardeau de ton dernier né :

Une floraison folle orne ton front rebelle,
L’ancienne floraison, plus simple et non moins belle,
Qui l’avait d’abord couronné.

Les accrocs insultants dont le soc et la hache
Enlaidissaient ton beau manteau,
L’immense frondaison des forêts les y cache,
L’herbe y couvre le plâtre et sa cruelle tache,
Et le plat baiser du rateau.

Depuis que la Nature a de son puissant geste
Effacé tant d’affronts divers,
C’est ta parure antique et sans fard qui te reste :
L’or de tes sables nus et ta verdure agreste
Et l’azur glauque de tes mers.

Le hasard, non l’apprêt, mêle en ta chevelure
À l’églantine le raisin,
Et tes enfants dont l’homme humiliait l’allure
Heurtent d’un franc sabot, sans gêne à l’encolure,
Ton solide et plantureux sein.

Ils n’ont plus dans leur œil redevenu sauvage
La nuit des longs maux sans espoirs ;
Aucune maladie aujourd’hui ne ravage
Leurs corps luisants sauvés des travaux du servage :
Ils broutent sur les abattoirs.

Et si les carnassiers leur font la chasse encore,
Si le meurtre n’a pas pris fin,

 
Du moins plus de ripaille où le rire sonore
Ose absoudre la dent ; plus rien qui déshonore
L’œuvre fatale de la faim !
 
O Terre, elle a cessé, l’injure impérieuse
De la race humaine à tes droits !
Insolente à ton tour, tu fais pousser, joyeuse,
Où flottaient les drapeaux, l’aubépine et l’yeuse,
Et les chardons autour des croix !

Ton maître est le Soleil. Celui-là t’apprivoise
Pour ton bien, par l’attrait du jour ;
Tu l’aimes, car c’est lui qui te peuple et te boise ;
Tu hais l’homme, et les fleurs dont l’éclat te pavoise
Fêtent sa mort, non sans retour.
 
Il revient cependant.
Le couple endormi plane
Tout proche, et la senteur qui, chargeant l’air, émane
Des forêts, leur murmure au bruit des mers mêlé
Et la fraîcheur des vents ont déjà révélé
À ses sens qu’un rappel à la vie émerveille
Ton voisinage vague encore… Il se réveille !

Faustus et sa compagne ouvrent en frissonnant
Au soleil de jadis d’autres yeux maintenant :
Il leur semble d’abord que son jour les éclaire,
Voilé d’un crêpe fin, comme un midi polaire,
Car de l’Éden quitté, là-bas évanoui,

Le fond de leur mémoire est encore ébloui.
Mais c’est le jour natal, et leur âme qu’il charme
En goûte la caresse à travers une larme,
De quelque peine ancienne inconscient reflux…
Puis l’attendrissement, croissant de plus en plus
Avec le souvenir de ce malheureux monde,
Rompt la digue des pleurs dont il attirait l’onde.
Combien avait de prise encore et de vigueur
La racine terrestre enfoncée en leur cœur !
Et que ces monts, ces bois, ces champs, ces mers, ces fleuves
Rendent d’amis perdus à leurs prunelles veuves !

L’ange pâle a fait halte et demeure en suspens…

« Vole ! exauce l’amour qu’en ces pleurs je répands,
Ô Mort ! lui dit Stella. Notre œuvre est commencée ;
Pour ne pas s’accomplir elle est trop avancée.
Au départ j’ai frémi, mais je brûle à présent
De rendre à la douleur un culte bienfaisant ;
N’arrête point au seuil l’essor qui nous ramène.
Après un lâche oubli, vers la patrie humaine. »

faustus

Oh ! pourquoi, si près d’eux, au moment d’atterrir,
Faire attendre les maux que nous voulons guérir ?
Divine conductrice, achève donc la route !
Qui te peut retenir de la mesurer toute ?
Là, sous tes pieds, peut-être à ton fardeau sauveur

La foule des souffrants attache avec ferveur
Son espérance ardente et tant de fois déçue
D’apprendre si la tombe a vraiment une issue
Ouvrant à la douleur un céleste avenir,
Ou de la voir sur terre et sans délai finir.

la mort

C’est la première fois qu’au lieu de leur naissance,
Après que des Édens ils ont pris connaissance,
Je rends ceux dont mon souffle avait guéri les maux.
J’ai renversé pour vous mes trajets sidéraux,
Et j’hésite, à ma route ordinaire infidèle,
Devant la cruauté de mon dernier coup d’aile.
Il m’avait agréé de vous ravir d’ici
Vers un astre où le sort vous serait adouci,
Où vous auriez le prix de vos peines passées
Par un loisir sans trouble à jamais effacées ;
Mais la compassion pour le malheur lointain,
Comme un flot lent à sourdre et qui jaillit soudain,
Vous a fait tout à coup, saintement téméraires,
Replonger dans la nuit pour rejoindre vos frères.
Je ne suis que l’esclave aveugle des héros :
Leurs propres dévoûments sont leurs premiers bourreaux,
Et l’entier sacrifice a pour loi mon silence ;
Qui me suit pour l’honneur dans l’inconnu s’élance ;
Et par ma bouche avare (et savante pourtant !)
Rien ne doit transpirer du destin qui l’attend.
Vous aurez fait, hélas ! l’expérience amère

Du plus noble dessein couvant une chimère,
De l’action sublime et sans utilité. —

Elle se tait, baissant son regard attristé.

faustus

Quoi donc ? Ose tout dire ! Est-ce que, d’aventure,
L’homme fuirait le baume aux tourments qu’il endure,
Et serait-il tombé dans un tel désespoir
Qu’il niât et bannit les sauveurs sans les voir ?

stella

Ou, déjà secouru, n’a-t-il plus besoin d’aide ?
Ou lui-même à ses maux sut-il porter remède ?
Ah ! s’il était heureux, nous le cacherais-tu ?

faustus

Non ! Ta parole est sombre et ton front abattu :
Qu’il fût déjà sauvé par lui-même ou par d’autres,
Tes yeux depuis longtemps l’auraient su dire aux nôtres.

la mort

La Nature a frustré, bien avant aujourd’hui,
L’appel qu’il vous lançait et votre élan vers lui
(Nul décret désormais ne m’oblige à le taire,
Car où cesse l’épreuve expire mon mystère) ;

Si vous n’entendez pas monter les bruits confus
Des vivantes cités, c’est qu’elles ne sont plus…
 

faustus et stella

Grand Dieu !

la mort

Si dans les champs où les murs et les haies
Et les chemins, jadis, ont croisé tant de raies,
Vous ne voyez partout qu’un vaste océan vert
Ondulant aussi loin que le regard se perd,
C’est qu’ils sont reconquis par les bois et l’herbage,
Et que plus rien n’y roule et rien ne les partage…

faustus et stella

L’homme ? L’homme ?

la mort

Il est loin ! Sous ce riant chaos
Dans la nuit du passé gisent épars ses os ;
Et, depuis que mon souffle en a tari la moelle,
Sur l’échelle des cieux, où le fait voyager
Sa propre conscience au poids lourd ou léger,
Ce qu’il a d’immortel fuit d’étoile en étoile.

XII

LE TRIOMPHE



 

XII

LE TRIOMPHE

A ces mots qu’en tremblant ils avaient pressentis
Les sauveurs spoliés pleurent, anéantis.

faustus

Trop tard ! Ô châtiment de nos lenteurs cruelles,
Pour nos âmes plus dur que l’abandon par elles
Du stérile bonheur qui les déshonorait !

stella

Châtiment de l’oubli par l’impuissant regret
D’avoir laissé languir, sans les dons secourables
Qu’ils imploraient d’en bas, nos frères misérables !
Ah ! quel isolement terrible fut le leur
Dans le muet désert où criait leur douleur !

faustus

Le remords me déchire, et le fardeau m’oppresse
Des blasphèmes lancés à Dieu par leur détresse.

À ces désespérés combien eût pu servir,
Combien leur eût sauvé d’échelons à gravir
Vers la paix où plus d’un peut-être est loin d’atteindre,
Le Vrai dont nous laissions l’éclair en nous s’éteindre !

stella

Je tremble aussi, Faustus, que nous n’en répondions.

faustus

Stella ! que faire ? Où fuir les imprécations
Et les gémissements qui hantent ma mémoire ?

stella

Effaçons-les plutôt. Qu’il soit expiatoire,
Qu’il soit réparateur, notre tardif retour !
Abordons, et faisons de notre ancien séjour
Le paradis présent d’une race nouvelle
À qui la vérité tout d’abord se révèle,
Engendre tous les arts par nos promptes leçons,
Et donne, telle aussi que nous la connaissons,
La félicité pure offerte toute prête,
Sans les longues sueurs d’une ingrate conquête.
 

faustus

Rendre l’homme à la terre ! Audacieux dessein !
Sais-tu quel avenir germerait dans ton sein,
Femme, si tu cédais au désir qui s’y lève,
Aveugle et périlleux, d’être une seconde Ève ?

stella

Je vois s’épanouir cette autre humanité,
Comme la floraison d’un radieux été.

faustus

Prends garde ! Souviens-toi des serres parfumées
Où bientôt, dans l’oubli d’odeurs accoutumées,
Une torpeur croissante alanguissait les pas :
Tel le bonheur inné ne se sentirait pas.
Souviens-toi qu’en dépit des plus sûrs diadèmes
Les héritiers des rois portaient sur leurs fronts blêmes
D’un vague et sombre ennui le misérable sceau
Pour avoir respiré la grandeur au berceau.

la mort

N’espérez point, la peine étant d’ici proscrite,
Que la volupté même, égale et sans mérite,
Soustraye son délire au niveau de l’ennui :
L’ivresse, allègre hier, meurt dolente aujourd’hui,
À moins d’être le prix, toujours suave à l’âme,
Des victoires qu’en soi la conscience acclame ;
Et le cœur ne jouit que des biens retrouvés
Ou de ceux qu’il achète à des maux éprouvés.
 

stella

N’est-il pas une joie, hélas ! qu’un deuil n’altère,
Qui ne soit d’une peine, en naissant, tributaire ?

Et tout gage d’amour à des vivants donné
Des mains du donateur sort-il empoisonné ?
Non ! non ! Baisse les yeux, regarde ces colombes
Qui volent sous nos pieds sans rien savoir des tombes
Ni de tous les soupirs dans la terre endormis :
Crois-tu que le baiser ne leur soit pas permis
Sans le mélange amer d’une saveur d’absinthe ?
Pourquoi, fruit d’un hymen dont la chaîne est plus sainte,
Des couples de mortels pour sentir mieux doués
Seraient-ils donc les seuls au lent dégoût voués ?

la mort

Multitude des morts, race humaine envolée
De ton rude berceau qui fut ton mausolée,
Dis, maintenant qu’éparse en des astres plus beaux
Tu connais l’échappée immense des tombeaux,
Recommencerais-tu la terrestre aventure
Sans qu’elle eût pour attrait une palme future ?
Y voudrais-tu revivre exempte des tourments
Qui plus haut t’ont valu de tels ravissements,
Et honteuse en secret d’une joie avilie
Qui ne serait point due à la tâche accomplie ?
— « Non ! j’y voudrais souffrir de nouveau, crirais-tu,
« Car je sais quel trésor amasse la vertu.
« J’y patienterais : qu’est-ce que la durée
« Par l’espoir de lauriers éternels mesurée ?
« J’attendrais un bonheur mérité, non surpris,
« Qui fût de mes efforts, non des vôtres, le prix,

« Dans un Éden conquis où les luttes passées
« Fissent un repos fier à mes forces lassées ;
« Mais dans votre oasis je n’accepterais pas
« Le legs des combattants sans ma part des combats.
« N’y pouvant assouvir mes besoins sans bassesse,
« J’aurais donné le droit, moi, la race princesse,
« À la bête expirant sous mon couteau brutal,
« De mépriser en l’homme un plus lâche animal. »
Songez-y, cette terre était un lieu d’épreuve
Et le redeviendrait pour l’humanité neuve.

stella

Ou souffrir ou déchoir, quelle sévère loi !

faustus

Je la crains pour ma race en l’acceptant pour moi.
Mais les félicités, Stella, que tu médites
Par nous-mêmes lui sont malgré nous interdites :
Sans doute, à notre insu, dans notre sang si vieux
Sommeillent les fureurs d’innombrables aïeux ;
Ressuscité sans doute, un vice héréditaire,
D’âge en âge transmis jusqu’à nous sur la terre,
Des vieilles passions fatal et sourd ferment,
Revivrait dans nos fils, éclairés vainement.

stella

Mais ils auront reçu, non la vague espérance,
Non la foi seulement, mais la pleine assurance

Que le fruit des vertus est le bien souverain !
Le devoir au désir imposera son frein.

faustus

La volupté plus proche, avant tout poursuivie,
Engendre les rivaux, la colère et l’envie.
Quel péril l’amour même au bonheur fait courir !

stella

Je t’aimerais encore au risque d’en souffrir.
Allons ! n’ajournons point par un subtil sophisme
Le généreux rachat d’un aveugle égoïsme,
Et puis n’importe ! épine ou fleur, mousse ou granit,
Où se pressent deux cœurs tout leur devient un nid !

faustus

Ah ! je n’espère plus d’autre douceur au monde
Que de sentir la peine en charité féconde.
Et c’est pourquoi j’hésite, en voyant reverdir,
Se repeupler de nids, de fleurs, et resplendir
Au soleil caressant et chaud ce pauvre globe
Que le départ du maître au servage dérobe,
J’hésite à le lui rendre, et doute avec effroi
Si même son malheur ferait heureux son roi !

stella

Se peut-il qu’en ton choix le repos de la brute
À la félicite des âmes le dispute,

Quand ici Dieu prépare et permet à l’esprit
L’holocauste de chair où son feu se nourrit ?
N’absous-tu que le tigre ?

faustus

Es-tu tigresse, ou femme ?

stella

Ah ! reconnais mes cris ! mes cris de sœur qu’affame
Un jeûne plus auguste et plus impératif :
L’avide amour des siens dont le tourment plus vif
Arrache une autre plainte au meilleur de son être.
C’est le cœur repentant qu’il s’agit de repaître !

faustus

Quelle angoisse ! Ou faillir à son sublime appel
Ou risquer, fils d’Adam, de réveiller Abel
Pour quelque horrible embûche au meurtre ancien pareille.

stella

Ce n’est plus le serpent qui me parle à l’oreille :
Si le sourire d’Ève offrait tous les malheurs,
Ce sont tous les bienfaits qui germent dans mes pleurs.
La femme est chaste en moi, la mère y sera forte :
Que mon flanc se déchire, et qu’un Abel en sorte !

faustus

Toi ! l’angélique épouse au bonheur exempté
Des poignantes rançons de la maternité,

Sans partage chérie, invulnérable amante,
Quel besoin d’un martyre imprudent te tourmente ?

stella

Assez longtemps l’amour sans fruit nous enivra ;
J’aspire au double honneur, qui seul m’apaisera,
D’offrir à mon époux un fils qui lui ressemble
Et de fonder un ciel ! d’être ange et mère ensemble !
Descendons !
 

faustus

Nous jouons un formidable jeu…
 

stella

Nous le jouons ensemble !

faustus

À la grâce de Dieu !

stella

Mort ! tu l’as entendu. —
 
La suprême Berceuse
Sans bouger, sur son aile ouverte et paresseuse
Attend, le regard fixe au fond des cieux rivé,
Un ordre souverain qui n’est pas arrivé,
S’étonnant que l’auteur de cette terre y laisse
Un couple imprudemment disposer d’une espèce.

Dans l’azur, un silence immense et solennel
Semble épier l’arrêt de l’Arbitre éternel
Qui prohibe ou tolère et châtie ou pardonne,
Pendant que rit encore au soleil et bourdonne,
Par sa douce ignorance à la peur étranger,
Ce monde dont la paix court un si grand danger !

L’attente a peu duré : l’aile oisive palpite,
Et, dans une envolée imprévue et subite,
L’ange, tournant le dos au globe inférieur,
Vers le plus glorieux séjour et le meilleur
Ravit éperdument le couple magnanime…

De la carrière astrale il indique la cime :

« C’est là, c’est là que vous montez !
Où du repos les forts jouissent,
Où sans remords s’évanouissent
En extases les volontés !
Où, des funèbres bandelettes
Ayant rompu les derniers plis,
Les anciens vœux ensevelis
Savourent des faveurs complètes.

« Rouvrant vos cœurs plus soucieux
Du genre humain que de vous-mêmes,
À l’aube des splendeurs suprêmes
Je vous ai vus fermer les yeux,


Et dans l’ombre, unis pour me suivre,
Vous élancer à son secours !
Fidèles à tous les amours,
C’est d’eux seuls que vous allez vivre ! »

Sur leurs têtes ils voient, de vertige étourdis,
Fondre Cassiopée et le Lion grandis ;
Les polygones d’or s’abaissent, les saluent,
Glissent, puis engloutis derrière eux diminuent.
Comme un œil dilaté par une flèche éteint,
Sirius élargi n’est déjà plus distinct.
La Grande Ourse à son tour, subitement énorme,
Tombe et n’est bientôt plus qu’un point blême et sans forme.
Des Pléiades, plus vif et promptement décru,
Le tressaillant fantôme a soudain disparu.
L’immensité fuyante offre, emporte et dévore
Andromède, Orion, d’autres signes encore,
Persée et les Gémeaux, Castor après Algol :
Le Zodiaque épars s’effondre sous leur vol !
Ils montent, étreignant la Mort qui les entraîne
Là-haut, là-haut où germe une lueur sereine ;
Et tout le peuple astral que l’homme a dénombré,
Ce qu’il nommait le ciel, sous leurs pieds a sombré.
À cette nébuleuse une autre nébuleuse
Succède, puis une autre, en la mer onduleuse
De l’impalpable éther, océan sans milieu
Dont blanchissent au loin les archipels en feu ;
Et ces brouillards lactés qu’ils atteignent et percent
En poudre éblouissante autour d’eux se dispersent.

Ils franchissent, après ces milliers de soleils,
De plus hauts firmaments de plus en plus vermeils,
Jusqu’au zénith où meurt l’ascension stellaire,
Où l’astre originel et dernier les éclaire
De l’aube enchanteresse, espoir de leur regard.

Ils arrivent, encore étonnés du départ…

Au-dessous d’eux, là-bas, dans le lointain fourmille
Des mondes imparfaits l’innombrable famille…
Ils en sentent leur être à jamais séparé…
Au loin tressaille encor la peine universelle :
Dans leurs yeux clairs où tremble une humide étincelle
C’est la dernière fois que l’amour a pleuré.
L’entier Paradis s’ouvre, et la Mort les dépose
Où la félicité devient l’apothéose !

Elle s’écrie : « Entrez vainqueurs
Dans le triomphe et dans la joie !
Où l’auréole aux fronts flamboie
Allumée aux rayons des cœurs !
C’est là que la houle inquiète
Des accidents vient s’amortir,
Entrez donc, pour n’en plus sortir,
Dans le bonheur, votre conquête !

« Le bonheur n’est dû qu’à l’effort ;
Et ceux dont vous craignez le blâme,
S’ils n’ont point affranchi leur âme,
N’ont maudit que leur propre tort.

Dieu vous a pardonné la faute
Dont le regret vous a lavés ;
Du plus haut soupir recevez
La récompense la plus haute !

« Savourez le divin baiser
Que l’âme pure offre à la bouche,
Votre vertu même est la couche
Où vous allez vous reposer !
La Douleur en bas me rappelle,
Bienheureux ! adieu sans retour :
Rappelez-vous à quel amour
Vous devez la gloire éternelle ! »

La Charité les sacre habitants du vrai Ciel,
Dont ils n’avaient goûté qu’un reflet partiel.
Enfin s’ouvre pour eux cet ineffable empire
De l’Idéal suprême où la Nature aspire !
Vers qui l’homme en criant lève ses bras meurtris,
Où tend l’avide essor des cœurs et des esprits,
Où les âmes qu’en bas la force aveugle enchaîne,
Que dispute à l’azur la fange plus prochaine,
Montent, en secouant comme un bagage vil
Le poids, complice obscur de leur ancien exil.
Vers la lumière ils ont gravi le plus haut stade
Et couronné l’ardue et sublime escalade
De tous les échelons, si longtemps ténébreux,
Dont la terre ne fut qu’un des derniers pour eux.
Et maintenant, après les lentes renaissances,

Sous le climat propice aux plus riches essences,
Leur être, qui dans l’ombre avait germé jadis,
Au ciel s’épanouit tout entier ! comme un lis
En achevant d’éclore accomplit le prodige
Qu’apprêtait la racine et qu’annonçait la tige.
Tout en eux, autour d’eux, est absolument pur.
La pensée en leurs corps ne sent plus aucun mur :
Par d’inquiets élans cette captive altière
Avait usé déjà sa prison de matière
Où le jour autrefois, par d’étroits soupiraux,
N’entrait qu’en se brisant à de jaloux barreaux ;
Maintenant que la chair n’est plus son ennemie,
Son libre vol explore une sphère infinie,
Car, ne se heurtant point à sa fine cloison,
Elle ne sent plus rien lui barrer l’horizon.
Elle ose provoquer les plus lointains problèmes,
Et les regarde en soi se résoudre d’eux-mêmes.
Le Beau, qui prête au Vrai la clarté du rayon,
Un visage adorable à la perfection,
Dans leur œil plus ouvert et plus lucide éveille
La pleine vision de toute sa merveille ;
De ses moules divins sort le contour ailé,
Et le sens leur en est jusqu’au fond révélé.
L’Idéal n’a pour eux plus rien d’imaginaire,
Car leur demeure même en est le sanctuaire ;
L’Ordre, qu’ils ont servi, leur sourit à son tour,
Et l’admiration dilate en eux l’amour !
Mais surtout, oh ! surtout, quels mots sauraient décrire
L’auguste accueil, le doux et superbe sourire

Que leur font la Justice et la Fraternité
Dans le temple où le culte en fut ressuscité,
Dans l’invisible temple où luit leur conscience.
C’est là qu’ils ont scellé leur étroite alliance,
C’est là que leur bonheur, par la vertu trempé,
Triomphe intime et sûr qu’ils n’ont point usurpé,
Se fonde pour fleurir sans mélange et sans terme,
Car l’ère de l’épreuve et du péril se ferme.

Dignes du rang suprême où tend le genre humain,
Les voilà revenus, fiers, la main dans la main,
Hors de la mer cosmique en naufrages féconde,
Au port d’embarquement, à la source du Monde ! - FIN

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