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BIBLIOBUS Littérature

La vie des bêtes : psychologie animale - Louis Pergaud

 
Table des matières

  • LA FONTAINE ET LA PSYCHOLOGIE ANIMALE
  • L’HYPOCRISIE DU CHAT
  • LE RIRE DU CHIEN
  • LEUR ÂME
  • L’ÂME OLFACTIVE ET L’ÂME VISUELLE
  • LE CHIEN SATYRE
  • LA MODIFICATION DES HABITUDES SÉCULAIRES
  • LEUR STOÏCISME
  • LE SUICIDE
  • LEUR PUDEUR
  • LE SENTIMENT DE LA FAMILLE
  • À PROPOS DE LA VIVISECTION
  • LA POLTRONNERIE DU LIÈVRE
  • LEURS JEUX
  • L’INSTINCT DE SOCIÉTÉ
  • LES PARIAS
  • JACQUOT, MON GEAI
  • INTERSIESTES (Chronique par Toto chat)
  • LA VENGEANCE DU BOUC
  • UNE PÊCHE AUX GRENOUILLES
  • LES PLAISIRS D’HIVER EN FRANCHE-COMTÉ




LA FONTAINE ET LA PSYCHOLOGIE ANIMALE
Ah ! que les fabricants de préfaces sont ennuyeux ! Contemporains admirateurs, importuns ou démarqueurs, pillards à tant la ligne, ils vous campent, avec quelques récits plus ou moins exacts, des réputations qui résistent aux siècles et n’ajoutent rien à la gloire de celui qu’elles prétendent servir.
Et c’est pourquoi, ouvrant les fables de La Fontaine, vous êtes prévenu dès la première page que vous avez affaire à un bonhomme distrait, naïf et en même temps (ce qui paraît bien un peu contradictoire) observateur scrupuleux, attentif et passionné de la nature et des animaux.
Suit la fameuse relation du voyage à Château-Thierry, que je me garderai bien d’attaquer, puisqu’elle a permis à Edmond Pilon d’écrire un petit chef-d’œuvre, puis l’inévitable chapitre de M. Nisard, je crois, sur la Fable qui plaît aux enfants parce qu’ils reconnaissent les mœurs des animaux !
Il m’est difficile de présumer que les petits nègres qui liront dans quelques siècles les fables de La Fontaine reconnaîtront ou non les mœurs du lion, mais je sais bien que les enfants que j’ai pu voir ne reconnaissent rien du tout, pour la bonne raison que pour reconnaître il faut d’abord connaître et qu’ils se font justement des bêtes, et grâce aux fables, un caractère faussé, humanisé dont leurs compagnons à quatre pattes n’ont que trop souvent à se plaindre.
Mais pour que M. Nisard jugeât bien, il aurait fallu qu’il connût les bêtes, les enfants, les hommes et peut-être aussi les fables et – c’était un critique, cet homme – dame, il ne pouvait pas tout connaître !
Aussi bien la cause première de la légende, l’enterrement de la fourmi, mérite bien plus d’être réfutée.
On connaît l’anecdote : certain jour que la compagnie était particulièrement nombreuse et choisie, le poète oublia l’heure du dîner, et arrivant très en retard, allégua pour s’excuser qu’il avait assisté à l’enterrement d’une fourmi, suivi le convoi jusqu’au cimetière et reconduit au logis les compagnes de la défunte.
En supposant que fût vraie l’anecdote et que La Fontaine ait réellement parlé de la chose, ce dont nous ne pouvons être absolument sûrs, ne faudrait-il pas plutôt voir dans cette réponse le prétexte galant, spirituellement allégué par un poète plein d’esprit et d’à-propos, pour s’excuser d’avoir en rêvant oublié sa promesse et fait attendre des gens de qualité. Car le fait en lui-même apparaît comme contraire, sinon de tout point, du moins en grande partie, à la vérité logique et expérimentale.
Il est en effet fort possible que La Fontaine, rêvant, se soit attardé à la contemplation d’une fourmilière, ou qu’il ait pu suivre avec intérêt l’évolution d’une fourmi ou d’un groupe de fourmis, mais ici commence la fantaisie, car le récit qui suit est en contradiction même avec le caractère de convention que le fabuliste accorde à la fourmi.
L’action se passait nécessairement en été, par conséquent dans la saison où la plus grande activité règne parmi la fourmilière. Or, si la fourmi est morte en chemin, il est absolument indubitable que les autres fourmis l’ont abandonnée là où elle était, puisqu’elle n’encombrait personne et ne gênait nullement la vie de la collectivité. Tout au plus, si elle portait quelque chose au logis, l’a-t-on débarrassée de son fardeau, qu’il ne fallait pas laisser perdre, et mise de côté après un rapide examen pour déterminer les causes probables de sa mort. Mais si, comme le laisserait plutôt supposer l’allure du récit, c’est à la fourmilière même qu’elle est morte, il est bien plus contraire encore aux instincts de la fourmi de supposer une longue théorie de ces laborieux insectes accompagnant pour des raisons sentimentales la dépouille de l’un d’entre eux. Où l’eussent-elles accompagnée ? – Au cimetière des fourmis, dit La Fontaine. – La trouvaille est évidemment délicieuse, mais c’est pourtant par trop faire agir les fourmis comme les humains.
Les bêtes se conduisent toujours, ou presque toujours, d’après la logique de deux instincts plus ou moins nuancés ; l’instinct de conservation et l’instinct de reproduction, et la fourmi, l’ouvrière du moins, celle qu’on a le plus souvent lieu d’observer, pour des raisons d’ordre purement physiologique, puisque asexuée, n’a pas à s’embarrasser du second. C’est ce qui en fait une créature essentiellement laborieuse, et, si l’on peut dire, pas du tout portée aux rêveries plus ou moins troubles de sentiments dont l’instinct sexuel complique et nuance les états d’âme des bêtes selon les espèces et les individus. Elle vaque à l’approvisionnement, à la propreté, à l’ordre et à la défense de la colonie. Si donc il s’est trouvé, par un jour d’été, une morte, encombrant de son corps se décomposant les couloirs et les greniers de la fourmilière, il a suffi à une ou deux ouvrières au plus de la saisir entre leur première paire de pattes et de la transporter à quelques pas de la colonie afin qu’elle ne soit plus une cause de gêne pour le fonctionnement normal de la société. Mais supposer le travail commun interrompu en totalité ou en partie par un accident ou un incident commun en somme et sans doute fréquent, l’abandon de la cité sans défenseurs et sans gardiens, pour rendre un problématique honneur funèbre à un obscur membre de cette société, est bien un rêve de poète, un rêve idéalisé prodigieusement, car si les hommes, pour des motifs plus ou moins égoïstes, suivent le cercueil d’un des leurs, plus la condition de celui-ci est humble et moins est conséquente la théorie de ceux qui l’accompagnent.
C’est donc bien un sentiment d’excuse mondaine, originale et poétique qui dicta au poète ce récit sur lequel, avec quelques autres du même genre, s’est édifiée la légende d’un La Fontaine psychologue raffiné et scrupuleux observateur des bêtes.
Il n’est pas nécessaire de suivre bien loin le fabuliste pour découvrir que la vérité est tout autre, et il a fallu l’admiration forcenée et intempestive de quelques contemporains d’abord, plus tard l’ignorance ou l’incompréhension de certains critiques pour lui forger une réputation que, de son vivant, sa nonchalance de rêveur se garda bien d’attaquer et qu’on laisse doucement se perpétuer.
Lui-même dans sa dédicace au Dauphin s’exprime ainsi :

Je chante les héros dont Ésope est le père,

et plus loin, pour préciser encore ce que cette déclaration pourrait avoir d’ambigu :

Je me sers d’animaux pour instruire les hommes,

ce qui indique nettement quelle était sa source d’inspiration et son but.
La Fontaine, en effet, n’a vu le caractère des animaux que dans la convention créée avant lui et en dehors de lui par ses maîtres de dilection : Ésope surtout, Phèdre, qu’il n’a fait souvent que traduire purement et simplement, et les auteurs divers du Roman de Renart et des fabliaux du Moyen Âge. Or, pour savoir si La Fontaine a fait des animaux une psychologie exacte, il faudrait déterminer si Ésope ou les auteurs des fabliaux, qui furent eux-mêmes plus ou moins des admirateurs d’Ésope, observèrent les bêtes. Il n’en est rien. Outre que les observations, assez restreintes, d’ailleurs, faites jusqu’à ce jour, autoriseraient à proclamer que non (à moins toutefois, ce qui est invraisemblable, que les mœurs des bêtes aient changé prodigieusement d’Ésope à nos jours), on peut inférer du caractère et de la vie d’Ésope, tels qu’ils nous sont connus, que ce fut le moindre des soucis du Phrygien. Il suffit de se rappeler en effet comment, dans quelles circonstances et pour quel motif fut composé l’apologue des Loups et les brebis, transposé presque littéralement par La Fontaine. Il n’y avait pour Ésope qu’un but essentiellement utilitaire, l’art délicat et dangereux de faire entendre à des hommes grossiers et susceptibles à l’excès des vérités qu’il eût été imprudent de présenter toutes nues.
Or, les animaux de La Fontaine sont ceux d’Ésope mêmes, ceux-là qui enseignaient la raison aux hommes. Ils agissent donc comme des hommes, souvent pleins de raison et d’esprit comme le Phrygien dont ils concrétisent les idées et les sentiments, les haines et les ruses. Les animaux de La Fontaine sont les fils spirituels d’Ésope, mais ils se sont adaptés au siècle et ont parlé la langue de La Fontaine. C’est quelque chose !
Il n’est guère qu’un cas où La Fontaine se soit permis dans une espèce de préface de critiquer le caractère d’Ésope, c’est dans la fable Le Loup et le Renard :

Mais d’où vient qu’au renard Ésope accorde un point :
C’est d’exceller en tours pleins de matoiserie.
J’en cherche la raison et ne la trouve point.
………… et j’oserais peut-être
Avec quelque raison contredire mon maître.

Il faut avouer que ce choix de contradiction est plutôt fâcheux, car ce caractère du renard est justement un de ceux qui restent à peu près campés d’une façon exacte. Mais où apparaît l’ignorance du poète, c’est dans l’aveu du troisième vers :

J’en cherche la raison et ne la trouve point.

Il est en effet absolument inadmissible qu’un homme s’intéressant aux animaux, amant de la nature, amateur des promenades en forêt, ignore les nombreux traits de ruse et de finesse dont s’honore chaque jour l’hôte des terriers. C’est d’ailleurs un animal suffisamment connu, un voleur assez familier pour qu’on puisse l’observer facilement pour peu qu’on veuille s’en donner la peine. Ce simple aveu-là serait suffisant déjà, je crois, pour creuser une forte brèche dans la réputation d’observateur des bêtes qui lui fut si bénévolement conférée. Mais il est d’autres raisons plus péremptoires encore.
Sans revenir sur cette idée que les animaux ont endossé tous les vices et tous les travers des hommes selon le bon plaisir d’Ésope ou la fantaisie plus ou moins ingénieuse des conteurs du Moyen Âge, on doit toutefois remarquer une parfaite analogie entre les caractères des personnages du Roman de Renart et ceux des bêtes de La Fontaine : le lion est toujours Noble, le Goupil toujours Renart et le loup Ysengrin et le corbeau Tiécelin et les autres à l’avenant. Or, s’il est difficile de se prononcer pour le lion, on peut toutefois reconnaître que certaines psychologies générales, bien que toujours objectivées trop humainement, sont à peu près justes ; mais, par contre, combien sont calomniés, le bouc querelleur, hardi et… galant qui n’apparaît que comme un gros bêta, et le corbeau, ce beau philosophe cynique dans le cerveau duquel s’accumulent l’expérience et la sagesse des années, peut-être d’un siècle, l’oiseau intelligent, rusé, courageux et méfiant. – Il est vrai qu’il est roulé par un maître, ce qui serait une circonstance atténuante.
Au reste, il serait également injuste de conclure que La Fontaine ne connaissait rien des animaux et de la nature : il les a vus quelquefois, il les a devinés ; il ne les a pas observés. Il les a vus à travers les apologues d’Ésope, il les a devinés à travers son imagination et ses rêves de poète, mais ce serait, je crois, le calomnier que de vouloir affirmer que ce rêveur, ce fantaisiste charmant qui fut souvent un misanthrope cruel, ait pu se plier à des disciplines aussi sévères que celles auxquelles s’assujettissent les naturalistes et les entomologistes.
La Fontaine a quelquefois vu réellement les animaux et ce qu’il a vu il l’a exprimé en notules charmantes dont chatoient ses fables : la gent trotte-menu.

La gent marécageuse
……
S’alla cacher sous les eaux,
Dans les joncs et les roseaux,
Dans les trous du marécage.

J’ai sauté à dessein gent fort sotte et fort peureuse qui est bien une calomnie gratuite envers le bon petit peuple vert qui réjouissait les yeux de Maurice Rollinat.

Une mouche survient et des chevaux s’approche,
Pique l’un, pique l’autre…, etc.

Mais tout ceci apparaît dans les récits non comme la matière première sur laquelle il table et dont il déduit des actes logiques conforme au génie de l’animal ; ce ne sont que des enjolivures, d’agréables superfluités, dont il fleurit et redore le cadre fané de la fable antique.
Pourtant, s’il a vu quelquefois réellement, d’autres fois il a cru voir et souvent aussi, ce qui n’est pas plus grave, il n’a ni vu ni cherché à voir et narre pourtant comme s’il avait réellement observé.
Prenons par exemple le début de La Cigale et la Fourmi :

La cigale ayant chanté
Tout l’été.

Chanté ! chanté !... Ah ! il y aurait beaucoup à dire sur le chant chez les bêtes. Enfin, on peut admettre que le bruit aigu des membranes situées sous le ventre est une manifestation de joie.

Pas un seul petit morceau
De mouche ou de vermisseau,

ce qui laisserait croire que la cigale se nourrit de vermisseaux et de mouches et ce serait lui supposer… bon estomac.
En aucune fable nous ne voyons La Fontaine prendre un animal et le suivre jusqu’au bout, enregistrer successivement les actions diverses qu’il accomplit et les raconter. Son procédé est plus simple. Quand il ne se contente pas de rajeunir en racontant à sa façon la fable d’Ésope, il part d’un fait particulier, observé ou non, d’une situation réelle ou imaginaire de l’animal et de là le fait agir comme un homme selon le caractère conventionnel qui lui est conféré. Ainsi, dans Le Coche et la Mouche, il voit une ou plusieurs mouches bourdonner autour des chevaux, les agacer et immédiatement il assimile la mouche au cocher qui excite l’animal sans rien faire pour l’aider ; il ne cherche pas le pourquoi de la tactique de la mouche : il en brode une à sa fantaisie, une fantaisie humaine, charmante d’ailleurs, lui permettant d’arriver à soutenir une thèse qui lui est chère. Et il n’a peut-être pas tort d’agir ainsi. D’abord aurait-il pu faire autrement ? – Je ne crois pas. – Mais voyez-vous le poète se demander à quel mobile de conservation ou de reproduction obéit l’insecte, rechercher si c’est pour pomper sa nourriture dans le sang du cheval, ou plutôt, comme le fait l’œstre bourdonnante, qui est très certainement l’héroïne de son histoire, si ce n’est pas pour agglutiner ses œufs aux endroits de la peau que lèche l’animal parce qu’un instinct mystérieux l’avertit que le cheval avalera les larves écloses, qu’une fois fixées dans son estomac elles se nourriront puis, parvenues à leur développement, se décrocheront, seront entraînées au-dehors avec les excréments et deviendront, après quelque autre métamorphose nouvelle, des insectes ailés ? Combien nous serait gâtée cette fable sautillante et pleine de verve ; ou plutôt non, elle ne serait pas gâtée, pour la bonne et simple raison qu’elle n’aurait pas pu être composée.
La Fontaine a préféré en induire que, puisque le bourdonnement de la mouche leur était importun à lui et aux chevaux, c’est que la mouche avait l’intention bien arrêtée de les agacer, et cela dans le but très utilitaire et humain de forcer les chevaux à gravir le chemin montant, sablonneux, malaisé où s’est engagé le coche. Il a sans doute bien fait.
Peu lui chaut également de faire descendre seul le renard au fond du puits pour l’en faire tirer par le loup ou par le bouc, et il ne s’arrêtera pas un seul instant à se demander si Renard se laisserait prendre à un artifice aussi grossier ; il ne s’occupera pas davantage de savoir si un chien portant une proie la lâchera pour l’image reflétée dans la rivière, et ceci dénote chez lui autant que chez Ésope, son maître, une totale ignorance du caractère, des instincts et de la sensibilité du chien.
Y avait-il pourtant, pour lui, qui était, dit-on, chasseur passionné, un animal plus facile à observer ? Non, il se contente de le faire passer, au cours de ses divers récits, pour un bon animal fidèle, assez bêta, assez niais, ne faisant le mal que lorsqu’il y est contraint, se ressouvenant des injures juste assez pour laisser faire, ce qui est parfaitement humain, puisque conforme au principe du moindre effort, la vengeance étant déjà une vertu des forts.
Mais s’il avait observé le chien avec la pénétration que lui supposent ses biographes et ses admirateurs, il aurait su qu’un chien, même tout jeune, sait ce que c’est que l’eau et ne lâche dans aucun liquide la proie qu’il a conquise. D’abord un chien portant une proie à sa gueule a nettement le sentiment d’une victoire : il dresse la tête et sans rien voir au-delà va chercher un endroit paisible pour la manger à son aise. Il ne s’arrêtera donc pas au bord de l’eau. En second lieu, ce qui est presque impossible, si même il est distrait de sa besogne par une apparition fortuite dans un miroir, il ne se dessaisira pas de sa proie avant de s’être préalablement assuré qu’elle est en sûreté. Il aurait dû savoir aussi que l’odorat étant le meilleur sens du chien, c’est à son nez d’abord avant ses yeux que le chien se fie et qu’il aurait avant de lâcher sa proie flairé l’image qu’il voyait dans l’onde, car si l’on présente un miroir à un chien, il s’y contemplera plus avec son nez qu’avec ses yeux ; il viendra flairer la glace, puis, ne humant rien, après s’être heurté le museau contre le verre, tournera derrière pour compléter une observation sur laquelle, on peut en être sûr, son opinion est déjà faite.
Enfin, si le chien avait voulu posséder la proie que reflétait la rivière, il aurait commencé par dévorer gloutonnement celle qu’il tenait dans sa gueule pour se jeter sur l’autre ensuite.
On pourrait sur la presque totalité des fables se livrer à des exercices analogues à celui-ci et qui montreraient que l’observation des bêtes était bien le moindre des soucis du poète.
L’observation, d’ailleurs, nécessite de l’attention, une méthode : La Fontaine était, je crois, trop poète pour être capable de l’une ou de l’autre. Sa fantaisie partait en campagne sur un fait lu ou observé ; il en tirait ce qu’il voulait et nous aurions tort de nous en plaindre, car on ne voit pas bien à quel résultat littéraire il serait arrivé s’il avait voulu, avec un tempérament aussi capricieux que le sien, faire de l’observation pure et simple.
Non pas qu’il soit impossible à un poète d’arriver en partant de là à écrire des œuvres, somme toute, intéressantes, n’en déplaise à quelques cuistres aigris, ratés ou jaloux qui ne connaissent guère en fait de bêtes que celles qui hantent les cabinets de rédaction.
Mais pour faire œuvre d’art partant de données exclusivement expérimentales, il faut supporter des travaux scientifiques, des dissections animales, des observations multiples, un tas d’études préalables qui certainement n’étaient pas faites au temps où vivait La Fontaine ; il eût tout au moins fallu supposer une philosophie qui ne refusât pas aux animaux la moindre faculté, pas même la sensibilité ; et bien que La Fontaine parût un peu fronder les doctrines cartésiennes fort en honneur à son époque, il n’en est pas moins vrai qu’il en subissait l’influence et qu’il n’eût pas été le moins du monde ému en entendant Malebranche, je crois, justifier ou plutôt expliquer les coups de pied dont hurlait sa chienne prête à mettre bas en prétendant que cela ne sentait pas.
Et puis La Fontaine était de l’Académie, il était l’ami de Molière, de Racine et de Boileau, par qui il respirait, bien qu’il vécût un peu à l’écart, l’air du siècle, et ce grand siècle n’eut pas, tout au moins dans la sphère académique et officielle dont il faisait partie, le sentiment de la nature. Il fut un siècle d’analyse, et La Fontaine, tout comme Racine et Molière et La Bruyère, fut un psychologue humain et peignit les hommes sous la forme allégorique, plus adéquate à son génie. Une étude de psychologie animale ; eût été absolument contraire au but qu’il se proposait. Il était trop prime-sautier, trop indiscipliné pour suivre et étudier un caractère durant quatre ou cinq actes consécutifs ; il aurait eu de la peine d’ailleurs à faire entendre aux courtisans et aux rois les dures vérités qu’il faisait passer sur le dos du lion, du tigre, de l’ours ou de quelque autre puissance, il préféra calomnier les bêtes pour médire des hommes en toute tranquillité.
Enfin, il visait une morale, si large qu’elle fût, et pour voir juste dans l’observation, s’il faut une méthode pour ne pas regarder ailleurs, il ne faut pas chausser les besicles épaisses de l’utilitarisme, du kantisme, ou de n’importe quelle philosophie en isme. À quelles conclusions morales l’eût conduit la psychologie animale ? À des conclusions tout autres que celles auxquelles il visait, ou même à pas de conclusions du tout. Il ne pouvait donc pas, il ne devait pas s’en embarrasser.
Il y a dans La Fontaine beaucoup de jolies observations, le plus souvent ciselées en expressions lapidaires, dont quelques-unes déjà sont devenues populaires et courantes.
Je laisse à quelque savant érudit le soin de les séparer du reste. Ce sera un travail délicieux à faire, car je n’imagine pas qu’on puisse supposer que j’aie voulu ici le moins du monde attaquer La Fontaine. Dépouillé de sa perruque de bonhomme et de sa défroque de naturaliste, il reste ce qu’il était : un poète.
L’HYPOCRISIE DU CHAT
Il était une fois trois amis : Miraut, chien ; Mitou, chat, et Lulu, gosse. Ils avaient bien six ans pour les trois, c’est-à-dire que, si les deux premiers comptaient environ douze mois d’âge chacun, le troisième, lui, marchait gaillardement tantôt à deux, tantôt à quatre pattes, vers son quatrième anniversaire. À eux trois, ils emplissaient l’appartement, la cour et le jardin de leurs cris et de leurs jeux, et c’était dans la maison une joie et une fête perpétuelles.
Mais quelqu’un troubla cette fête.
Un beau jour, Lulu gosse fut séparé de ses deux compagnons et conduit dans un vaste local où d’autres enfants, sagement assis sur des bancs symétriques, écoutaient une longue personne sèche dont le lorgnon d’or chevauchait un nez pointu.
La femme disait : « Le chien est fidèle, obéissant et dévoué à son maître ; le chat est hypocrite, gourmand et voleur. » Et les petits répétaient docilement ces paroles, et tous avaient un air si convaincu que cette conviction troubla Lulu. La maîtresse insista : « Méfiez-vous des chats, mes amis, et ne jouez jamais avec eux. »
Quand Lulu rentra chez lui et que ses deux fidèles compagnons, qui s’étaient bien ennuyés durant son absence, voulurent lui témoigner leur joie de le revoir, Miraut chien, qui jappait et remuait la queue, fut bien accueilli. Quant à Mitou chat, son gros dos et son ronron ne reçurent pour toute réponse que ces mots peu aimables :
— Va-t’en, toi, tu n’es qu’un vilain et un hypocrite !
La fin de l’histoire, je vous la dirai quelque jour. Il suffit, pour l’instant, que je vous aie fait entendre que la plupart des jugements que l’on porte sur les bêtes n’ont pas de base plus solide que celle de ce bébé et que les braves minets sont depuis longtemps les innocentes victimes d’une réputation calomnieuse.
« Tout notre mal vient d’asnerie », disait Montaigne, tout le mal dont souffrent nos frères prétendus inférieurs vient également de là.
Quel fut le méchant imbécile auquel son chat exaspéré décocha un coup de griffe vengeur ; quel fut l’avare dont le petit compagnon affamé fit gueule basse sur la pitance qu’on lui mesurait trop parcimonieusement ; quel fut le philosophe en chambre, plus habitué à scruter les jeux de physionomie de ses nobles contemporains que les frémissements de mufle d’un innocent minet, qui osèrent porter sur nos charmants compagnons domestiques des jugements aussi grossiers et aussi stupides ? Ma foi, je n’en sais rien, et j’aime autant ne pas le savoir ; mais ce que je tiens à dire, c’est que l’hypocrisie est une vertu, c’est-à-dire une force humaine, et non point animale.
Avant toute chose, il serait prudent de la définir, et cela nous pourrait mener un peu loin. Aussi, bornons-nous à dire, puisque aussi bien c’est de lui, et de lui seul qu’il s’agit, que le chat ne s’est vu attribuer cette fâcheuse réputation qu’en raison des mouvements défensifs violents qui sont sa sauvegarde au moment critique, et auxquels l’imbécillité méchante de ses tourmenteurs ne s’attendait point.
C’est le coup de griffe et le coup de dents qui font de lui un hypocrite et une fripouille. Mais l’égoïsme humain ne veut point voir les raisons qui ont provoqué ses gestes, et l’habitude paresseuse de ne pas sortir de nous-mêmes nous a, seule, longtemps empêchés de suivre sur des fades poilus, un peu fermés à nos investigations et différents des nôtres, des jeux de physionomie qui sont extrêmement caractéristiques, nuancés et variés à l’infini.
L’homme rapporte tout à son genre de beauté, si l’on peut dire, et c’est pour cela qu’il trouve le singe si parfaitement hideux. Il est probable, d’ailleurs, que le singe doit en juger de même à notre égard.
Quiconque a vu un matou en train de chasser souris ou moineaux – et c’est là surtout que la bête devrait ruser et se montrer hypocrite – ne peut plus charger de ce défaut cet animal. Le parti pris, l’aveuglement de l’être à la fois juge et partie dans l’affaire peuvent seuls troubler jusqu’à l’illogisme et à l’absurde la rectitude d’un jugement qui n’est pas toujours – et nos tribunaux nous en donnent assez souvent des preuves éclatantes – illuminé de la grâce et inspiré par la justice.
Pour pouvoir conclure, notre entendement épais a besoin de manifestations grossières et violentes et, en ce qui concerne le chat, la plupart des hommes sont inaccessibles aux avertissements multiples qui décèlent une patience à bout.
Le redressement des sourcils, le renversement des oreilles, le brandissement des moustaches, le frémissement du nez, un pli imperceptible au coin du mufle, l’agrandissement ou le rétrécissement des paupières, l’avivement de l’œil, un frétillement nerveux de la queue, certaines façons de se ramasser et de faire porter le poids du corps sur une seule patte, sont autant d’indices précurseurs de l’orage auxquels ne se trompent point ceux qui se sont donné la peine d’examiner d’un peu près nos charmants petits familiers.
Plus véhément, plus bruyant, plus gueulard, plus près de l’homme pour tout dire, le bon chien, qui braille fort lorsqu’on l’ennuie et ne se résout à mordre qu’après avoir manifesté à haute et intelligible voix ses sentiments, n’a jamais été taxé d’hypocrisie, mais il a joué de ce fait à son camarade chat, plus discret, un véritable tour de cochon, si l’on peut dire.
Car le brave minet aura beau faire sentir à sa manière qu’il est énervé et agacé et multiplier les avertissements : aveugle à ces manifestations, ne voyant dans sa patience qu’une façon de cacher son jeu, l’homme griffé ne trouvera rien de mieux que de le taxer d’hypocrisie pour masquer son ignorance et sa méchanceté.
Plus physionomistes que nous en ce qui les concerne, nos inférieurs frères fourrés savent bien reconnaître à notre attitude, à notre langage, au mouvement de notre face, tous les sentiments que nous leur portons. S’ils connaissaient l’hypocrisie que nous leur prêtons, nous ne pourrions pas les tromper comme le font certaines brutes qui, pour capturer les bêtes, s’affublent de gestes patelins et se gargarisent la bouche de paroles mielleuses. Jamais un chat ne vous fera le gros dos avant de vous mordre ou de vous égratigner. C’est une bête loyale comme toutes les bêtes et nous lui devons nous aussi la franchise.
Je n’ai pas de secrets sentimentaux pour le cœur de mon chat Toto, et lui n’en a pas pour moi. Je ne puis pas dire qu’à ce sujet il m’ait jamais trompé ; quant au reste, c’est-à-dire à mes préoccupations économiques, politiques ou artistiques, il sait qu’elles ne sont pas de son ressort ; aussi s’en fiche-t-il sereinement.
Vendredi 3 avril 1914.
LE RIRE DU CHIEN
Comme je passais la main dans les cheveux, je veux dire dans les poils de son chien, mon bougnat, avec qui j’entretiens des relations de bon voisinage, m’a glissé confidentiellement :
— Je gage que vous ne savez pas pourquoi nous marchons sur deux pattes au lieu de nous servir, comme toutes les autres bêtes, de nos quatre membres ?
— Je l’ignore, en effet, répondis-je du ton du citoyen qui attend une histoire.
— Eh bien, reprit mon interlocuteur, sachez donc que c’est à un chien et à un Auvergnat que les hommes sont redevables de ce genre de locomotion.
« Oui, n’est-ce pas, continua-t-il, au début, tout le monde allait à quatre pattes ; mais, certain jour, un Auvergnat avisa un cabot qui se dressait sur ses pattes de derrière pour regarder par-dessus une clôture.
« Je suis aussi malin qu’un chien », se dit cet homme avisé, et lui aussi se dressa sur ses pattes de derrière. Ses compagnons l’imitèrent aussitôt. Et voilà pourquoi l’humanité marche sur deux pattes, tout simplement. »
Je ne saurais affirmer la rigoureuse exactitude de cette explication, mais en tout cas, si le chien – car nous laisserons, voulez-vous, l’Auvergnat à son anthracite – si le chien, dis-je, nous a appris à nous tenir sur deux pattes, nous lui avons, par sentiment de réciprocité sans doute, enseigné le rire.
Je n’ai pas la prétention d’affirmer que, ce faisant, nous ayons rendu à notre commensal un service extraordinaire et que nous lui ayons fait faire un pas vers son émancipation future, d’autant que cet enseignement aura été absolument involontaire et passif.
Un peu particulier sans doute et différent du phénomène humain, le fait est là tout de même et j’ai eu occasion de l’observer souvent chez les chiens de chasse.
Le rire canin n’est pas un rire bruyant ; il n’éclate ni ne tonitrue ; il ne secoue pas les tripes et n’ébranle pas le poitrail de celui qui en est saisi, la tête ne part pas en arrière et les pattes n’y participent point, pas plus que le tronc, comme il se fait pour les bras des hommes et le croupion des femmes. C’est le rire silencieux, le rire muet que le bon Fenimore Cooper, dans les romans qui firent la joie de notre enfance, attribue quelque part à la « Longue-Carabine » ou au « Dernier des Mohicans », je ne sais plus au juste, quand ils ont découvert la trace fraîche du méchant Sioux ou du traître Comanche sur le sentier de la guerre.
L’œil pourtant s’avive un peu et le mufle humide et frais a de légers frémissements, mais on a plutôt l’impression d’un rictus que d’un rire. Les babines se troussent ; la gueule, littéralement, se fend jusqu’aux oreilles et les deux magnifiques rangées de crocs qui apparaissent n’auraient rien de très rassurant pour quelqu’un qui ne connaîtrait pas le bon camarade à qui il a affaire ; la queue, quelquefois, mais assez rarement, se met aussi de la partie et bat avec douceur. Telles sont à peu près les caractéristiques du rire canin.
Dire que ce phénomène décèle, comme chez l’homme, un état d’épanouissement général et de gaieté plénière serait faux ; le rire du chien marque tout simplement un désir d’être agréable au maître, une affectueuse soumission, ou encore une discrète invite au plaisir espéré de la chasse ou de la promenade. Peut-être également est-ce pour l’animal une manière délicate de demander au maître un bon morceau, ou une façon distinguée de souhaiter le bonjour à une personne de connaissance.
Les chiens n’emploient le rire qu’avec les hommes et ne rient pas entre eux. Ils ont mieux, apparemment, et leurs manifestations de joie nous sont bien connues ; mais le fait qu’ils se sont assimilé ce geste et qu’ils lui ont attribué un sens dénote une curieuse faculté de raisonnement, qu’il est intéressant de dégager.
D’abord, il n’y a que les vieux chiens qui savent rire ; les jeunes, apparemment, jusqu’à ce que le phénomène les ait frappés par quelque corrélation les intéressant directement, n’y font pas plus attention qu’à n’importe lequel de nos gestes coutumiers.
C’est la concordance de nos mouvements avec un état général de bonne humeur et de générosité dont il profite qui met l’animal en éveil : de là à généraliser, il n’y a qu’un pas. Mais où le phénomène devient merveilleux et troublant, c’est quand nous voyons la bête adopter ce truchement pour nous faire comprendre, sans nul doute, qu’elle est animée à notre égard des sentiments qu’elle nous a reconnus dans le rire.
Il est hors de doute que le chien comprend dans notre langage articulé, même dépouillé d’inflexions révélatrices, tout ce qui a rapport à lui et que nous sommes, nous, à son égard, dans un état manifeste d’infériorité.
Peut-être s’en est-il rendu compte, et son rire, ainsi que d’autres phénomènes d’imitation, souvent mal interprétés, ne sont-ils que les premiers balbutiements de notre langage mimique !
Sa vie est si courte et si remplie ! Qui sait, s’il en avait le temps, s’il n’arriverait pas à se créer, à l’instar des sourds-muets, un alphabet restreint de gestes et de vocables qui traduiraient clairement, à notre usage, ses idées et ses sentiments.
Il y aurait là, en tout cas, de sa part, la révélation d’une supériorité méconnue, en même temps que le signe pour l’homme d’un certain mépris affectueux :
— Ce pauvre Haut-Pattu, doit penser Miraut, il est incapable de parler ma langue, il faut bien que je m’habitue à parler la sienne !
Vendredi 10 avril 1914.
LEUR ÂME
À grands cris, quand ce n’est pas par des arguments beaucoup plus énergiques et singulièrement frappants, les femmes réclament aujourd’hui le droit de vote que l’on n’est, semble-t-il, pas loin de vouloir leur accorder. Tant mieux donc, si elles y tiennent ; mais, pourtant, il n’y a pas si longtemps que de savants docteurs en théologie, d’austères philosophes, en des réunions qui n’avaient rien de folâtre, discutaient gravement la question de savoir si elles avaient une âme, oui ou non.
Le problème paraissant bien résolu par l’affirmative, posons donc, à présent, une question analogue au sujet des bêtes.
Si l’on n’en est plus, comme au temps de Descartes et de Malebranche, à nier chez elles une sensibilité évidente, bon nombre de savants et plus encore d’ignorants leur contestent encore la faculté de déduire et de raisonner, ainsi que le pouvoir de choisir et de se déterminer qui constitue, psychologiquement parlant, ce qu’on appelle la volonté. Et pourtant, ceux qui ont pu les voir, même de loin, savent combien leurs sens sont plus fins que les nôtres et quelle logique rigoureuse préside à l’accomplissement du moindre de leurs actes. Ils n’ignorent pas non plus l’obstination têtue avec laquelle elles persévèrent dans leurs résolutions, et qu’on ne peut contraindre à rester tranquille une chèvre qui s’est mis en tête de vagabonder, pas plus que l’on ne peut forcer à boire un âne qui n’a pas soif.
Dès l’instant qu’on leur reconnaît les facultés de l’âme, il semblerait logique d’induire qu’elles en ont une, elles aussi, et c’est ce que beaucoup n’ont pas hésité à faire, selon leur degré de générosité.
Chose bizarre, certains dignitaires ecclésiastiques se sont trouvés parmi ces derniers, et je les eusse félicités de grand cœur de ce coup de pioche dans la forteresse des dogmes si, écoutant jusqu’au bout la voix de leur raison et de leur cœur, ils n’avaient pas craint d’affirmer que cette âme est analogue à l’âme humaine. Mais l’Église n’a point prévu l’entrée des braves bêtes dans le Paradis, et si saint Roch a pu conserver là-bas son chien et saint Antoine son cochon, ce sont exceptions et privilèges qui ne pouvaient décemment se généraliser. Voilà sans doute pourquoi ces amis des bêtes, malgré toute leur bonne volonté, ne leur ont reconnu qu’une âme mortelle, alors qu’ils se réservaient à eux le bénéfice de l’immortalité.
Il est vrai qu’ici, comme en beaucoup d’autres cas, la croyance importe peu et que rien n’empêchera ce qui est d’exister, qu’on le reconnaisse ou non.
Sans nous engager sur le terrain mouvant et vaseux des discussions théologiques ou même philosophiques, et rien qu’en restant dans le simple domaine des observations quotidiennes et dans les limites d’un élémentaire raisonnement, il est facile d’arriver à en conclure à l’existence de l’âme des bêtes.
Ne jouons pas sur les mots. Que, selon les uns, l’âme soit un principe immatériel et distinct du corps, ou, selon les autres, une résultante de l’activité de nos cellules nerveuses, la chose, en soi, est la même, et il importe peu à mon raisonnement que l’on soit partisan de l’une ou de l’autre de ces théories.
Au demeurant, je ne parle, ici, que des grands animaux, des vertébrés que je connais et je laisse de côté le reste, sur lequel j’aurai occasion de revenir prochainement.
Il a fallu l’orgueil formidable de l’homme pour dénier à des êtres physiologiquement constitués comme lui les facultés qu’il se reconnaissait à lui-même.
Un sang rouge et chaud circule dans les veines des grands mammifères, un système nerveux analogue au nôtre commande à des muscles bâtis sur un modèle semblable au modèle humain, les os ont également la même composition, ainsi que les organes respiratoires, et quant aux sens ils n’en ont ni plus ni moins que nous. Si même il y avait avantage, ici, ce serait en faveur des bêtes, car quel humain a jamais possédé le nez du chien de chasse, et quel dégustateur pourrait marcher de pair avec le bœuf ou le cheval ? Faites-leur un peu comprendre, à ceux-là, que l’eau est, sans saveur, à votre avis, et ils vous plaindront, pour sûr, sincèrement.
Leur machine est donc bâtie comme la nôtre pour recevoir des sensations et pour les transformer.
Si l’âme est une entité distincte du corps, comme le prétendent les spiritualistes, quelles raisons aurait-elle, alors, de ne pas opter pour le réceptacle que lui offre un corps vigoureux de bête bien constituée, plutôt que pour une carcasse humaine, rachitique et pourrie par des années d’hérédité alcoolique et syphilitique ?
Si l’âme, au contraire, n’est qu’une résultante des diverses activités physiologiques, les animaux qui ont des sens et qui possèdent un cerveau n’en doivent pas être dépourvus plus que l’homme.
Que l’âme animale se différencie de l’âme humaine, c’est naturel et logique, et je me propose prochainement de montrer comment l’acuité de certaines sensations et la prédominance d’un sens sur les autres renversent des équilibres, ou plutôt établissent chez les bêtes des équilibres différents de celui qui constitue la caractéristique humaine.
Il faut bien peu dévier d’une normale médiocre pour être taxé de folie ou de loufoquerie, chez les hommes ; le mépris dans lequel sont tenues certaines bêtes par leurs congénères doit, évidemment, venir de quelque raison de ce genre ; reste à savoir si les chiens jugent les chevaux ou les hommes moins intelligents qu’eux-mêmes. C’est possible, après tout, et cela prouverait que, dans leur genre, ils sont aussi étroits et aussi bêtes que nous.
Jeudi 16 avril 1914.
L’ÂME OLFACTIVE ET L’ÂME VISUELLE
Vous êtes-vous jamais demandé ce que serait l’éducation d’un enfant qui naîtrait, non point avec une hiérarchie de sens constituée selon la norme humaine, c’est-à-dire pour qui la vue et le toucher constitueraient les organes essentiels de communication avec le monde extérieur, mais, selon la formule réglementaire animale, avec l’odorat, l’ouïe et le goût dominant le reste ?
Une femme qui fut du reste un littérateur de grand talent, morte depuis quelques années, Laurent Evrard[1], avait étudié ce cas. Son héros, dont la configuration ne présentait au premier abord rien d’anormal, se conduisait pourtant, tantôt comme un être extrêmement intelligent, tantôt comme un idiot. C’est que, son nez se trouvant le meilleur de ses organes, c’était à lui qu’il recourait naturellement en premier lieu pour prendre connaissance des êtres, des choses et des phénomènes qui se passaient autour de lui.
Je ne me souviens plus des mésaventures multiples dont il fut victime jusqu’à ce qu’un savant observateur qui s’était constitué son mentor eût découvert la source de ces anomalies et eût rendu à la vie normale ce sujet bizarre en affaiblissant, par des procédés imaginés par lui, son sens de l’odorat pour le subordonner à la prédominance de la vue.
Je me rappelle toutefois que les méthodes ordinaires d’éducation qui réussissaient avec des enfants notoirement moins intelligents que lui n’avaient aucun effet sur sa mémoire ; apprendre à lire entre autres devenait un travail presque fabuleux et impossible. C’est que les lettres ne disant rien à son nez, ni à son oreille, c’est-à-dire à ses meilleurs instruments, il ne croyait point utile d’avoir recours à un instrument qu’il savait beaucoup plus imparfait : la vue.
En règle générale, ce qui se passait pour cet enfant se passe quotidiennement chez les bêtes. Désignez à l’attention d’un chien, d’un chat, d’un animal familier quelconque un objet que vous jugerez sans odeur et vous le verrez s’approcher peu à peu ; s’il n’a aucune raison de se méfier, il ne s’arrêtera point à la distance normale pour regarder, mais continuera à avancer jusqu’à ce que son mufle touche presque l’objet en question et le flairera successivement sous toutes ses faces, et toujours le nez dessus.
L’a-t-il vu ? C’est possible ! L’a-t-il examiné avec les yeux ? Certainement non. Les formes et les couleurs lui disent peu de chose, ce sont les odeurs et les bruits qui lui parlent.
La culture générale animale et, comme conséquence, l’intelligence et l’âme animales sont donc d’essence olfactive et auditive, si l’on peut dire, puisque toutes les sensations reçues viennent, sinon uniquement du nez et de l’oreille, mais ont leur point de départ et atteignent leur maximum d’intensité dans ces deux organes, les autres ne servant que de compléments. L’attention peut être attirée indifféremment par l’œil, l’oreille ou le nez, la sensation ne vient presque jamais que d’une odeur ou d’un bruit. L’animal possède donc surtout, dans son cerveau, une bibliothèque d’odeurs et un catalogue de sons soigneusement classés. C’est sur ces données que sa logique travaille et c’est de la comparaison et de la combinaison de ces bruits et de ces odeurs que le cerveau ou l’âme de la bête forme ses idées et élabore en grande partie ses sentiments.
Il nous sera probablement impossible, dans l’impuissance où nous nous trouvons de plonger dans ce domaine subtil de sensations particulières, de nous faire jamais une idée, même rudimentaire et vague, de l’étendue de la culture animale, de même que les profondeurs de notre culture restent inaccessibles aux bêtes.
Si l’animal a un langage, – et comme il a l’ouïe extrêmement fine, rien n’empêche que son diapason soit à peine perceptible à l’oreille humaine, – ce langage doit être extrêmement riche en ce qui concerne les odeurs pour lesquelles nous n’avons, nous, qu’un vocabulaire tout à fait réduit. Ses sensations et sa logique ne lui en permettent pas moins, par des chemins différents des nôtres, d’arriver à une connaissance du monde et à une vérité relative grâce auxquelles il se conduit dans la vie avec autant et même plus de bonheur que l’humanité.
Tout orgueil mis à part, on pourrait en induire qu’il n’y a comme différence, entre l’homme et la bête, qu’un renversement de rapports et que ce que l’on a appelé instinct chez les grands animaux n’est autre chose que l’intelligence de l’odorat.
Il apparaît cependant que l’homme ait poussé plus loin que l’animal et à son avantage l’utilisation pratique des données que lui ont fournies ses sens ; toutefois, chez certains humains, la qualité transformatrice du cerveau, l’intelligence active du sujet semble très inférieure à celle dont font preuve certains chats, certains chiens, certains renards, qui, eux, ne bénéficient d’aucuns travaux exécutés par leurs devanciers, et dont l’activité cérébrale doit être bien plus intéressante que celle d’un grand nombre de brutes humaines.
Si nous ne les avions pas ravalés par la domestication, si nous ne les avions pas tant tracassés dans leur existence, qui sait, par exemple, si un loup, un chien ou un renard de génie n’aurait pas imaginé – sa vie matérielle étant assurée – de transmettre à ses enfants, au moyen d’un alphabet construit par lui de toutes pièces, le produit de son expérience d’ancien ? Ses descendants y auraient ajouté sans cesse et une civilisation canine ou lycienne, dont nous n’avons aucune idée, étonnerait peut-être, aujourd’hui, le monde de ses inventions, certainement différentes des découvertes humaines.
Jeudi 23 avril 1914.
LE CHIEN SATYRE
Vous avez tous lu dernièrement dans les journaux l’histoire de ce chien de berger, acheté par Mme L…, dans un chenil des plus huppés, et qui, introduit dans la chambre à coucher d’icelle et invité à passer la nuit sur son peignoir, poussa les témoignages de sympathie plus loin que ne le voulaient les lois de la bienséance et les règles de l’hospitalité.
Et la bonne, accourue aux appels de sa maîtresse, de recevoir les mêmes hommages ou de subir les mêmes tentatives outrageantes, car avec ce satané sexe on ne sait jamais comment qualifier les choses, et les suprêmes hommages et les derniers outrages, c’est, comme eût dit feu Sarcey Francisque, kif kif bourricot.
Donc, le chien de Mme L…, qualifié de satyre, fut honteusement expulsé de la chambre de sa patronne, et dès le lendemain reconduit à son vendeur, qui vient d’être condamné à le reprendre. S’il existait des tribunaux poux chiens, l’entreprenant cabot n’y couperait pas, sans doute, de ses cinq ou dix ans de réclusion, c’est-à-dire qu’il crèverait entre quatre murs. Au demeurant, son sort ne m’apparut guère meilleur, car s’il ne se trouve pas quelque âme charitable ou curieuse pour l’acquérir à bref délai, son marchand, ne voulant pas nourrir une bête affligée d’un vice aussi rédhibitoire, restituera fort probablement sa carcasse à la grande nature, et ce sera une cochonnerie de plus à l’actif de l’humanité.
Il me semble qu’on abuse un peu trop ces temps-ci de ce terme de satyre, et, quand on a flanqué à la Seine ou fourré au bloc l’animal ou l’humain coupable d’un mouvement un peu spontané ou d’un témoignage d’affection un peu précis, j’estime que l’on a tenu à peu près le même raisonnement que ces chasseurs qui prétendent que c’est le lapin qui a commencé, à moins que l’on ne me soutienne à toute force que c’est uniquement pour des prunes que les dames nous exhibent, en plein hiver, des affriolants morceaux de gorge et de si suggestifs bas de jambe.
Pour en revenir à notre Médor, commençons par nous féliciter de n’avoir pas été gratifiés en son honneur d’une campagne germanophobe, car n’oublions pas que c’est à un chien de berger allemand que nous avions ou plutôt que Mme L… a eu affaire et, pour ce qui est des mœurs, on sait, n’est-ce pas, que les Allemands… Bref, ce n’est pas comme les Français, et Paris, nul n’en ignore, est la ville chaste par excellence !
Aux dieux ne plaise que je fasse le pédant à vous expliquer scien-ti-fi-que-ment le geste de Médor ; les actes de ce genre sont d’ailleurs chose extrêmement commune, surtout quand on se trouve en présence de grands animaux sevrés de la liberté et de ses joies ; seulement les manifestations ne vont habituellement pas si loin que ça et l’animal, en serrant une jambe entre ses pattes, se contente d’exécuter certains mouvements un peu particuliers de l’arrière-train.
Tous ceux qui ont eu chez eux des chiennes n’ignorent pas la grande sympathie qu’ils inspirent périodiquement aux braves toutous de tout poil qu’ils croisent dans la rue et qui les suivraient bien volontiers si la laisse du maître n’était pas plus forte que leur volonté. Le brouhaha de la rue et le mouvement de la foule ne les empêcheraient pas non plus de se livrer aux gesticulations dont je viens de parler, et qui ne signifient pas forcément que l’animal éprouve le désir de violer votre pantalon. Non, en agissant ainsi, Médor et ses confrères ne font que témoigner leur sentiment à la façon d’un enfant qui bat des mains à l’annonce d’une promenade, ou du gourmand qui sent l’eau lui monter à la bouche à l’apparition d’un plat succulent. Rien n’est plus innocent, ni plus naïf. C’est une impulsion analogue qui les fait de même se chevaucher réciproquement dans la rue. Les jeux auxquels ils peuvent se livrer sont limités : quand ils se sont roulés, mordillés, poursuivis, ils se sautent dessus et la position crée le mouvement, comme la fonction crée l’organe. C’est pure calomnie que de traiter le chien d’inverti, car il serait fort difficile de citer un cas où l’animal soit allé jusqu’au bout de l’acte qu’il simule. Il est probable et même certain que celui qui joue dans l’affaire le rôle passif ne tolérerait pas un tel attentat. Pourtant, il n’en est pas moins avéré que certains animaux se prêtent volontiers au péché que l’Église appelle la bestialité et que d’aucuns témoignent pour la femme d’un goût particulier.
Le chat s’excite fort bien sur des vêtements féminins, mais il garde là, comme en tout, sa discrétion charmante et ses témoignages n’outrepassent jamais le dur baiser d’une langue râpeuse ; le bouc, lui, prend une allure belliqueuse extrêmement cocasse, mais les témoignages des chiens revêtent une allure plus démonstrative encore.
Sans parler des petits roquets qui, paraît-il, rendent des services à certaines désenchantées, il existe certainement de grands chiens qui remplacent en tout le mâle humain avec cet avantage, très apprécié d’ailleurs, qu’ils sont muets : mais ceux-ci comme les premiers, soyez-en sûrs, ont été initiés à ces pratiques qu’ils n’eussent pas songé à perpétrer d’eux-mêmes.
Il n’est pas extrêmement rare d’apprendre à la campagne que des bergères charment comme elles peuvent les heures solitaires et un certain nombre ont été surprises dans des positions qui ne laissent aucun doute sur la qualité de l’acte qui se perpétrait. Traduites devant le tribunal de famille, quelques-unes ont avoué avoir excité la bête par des jeux ingénieux, et ont même donné sur la qualité de leurs sensations des détails… savoureux. De toutes façons, c’étaient elles toujours qui avaient été les provocatrices.
Dès lors, il devient compréhensible qu’un animal dressé à de tels travaux se montre plus entreprenant qu’un autre et témoigne devant des odeurs féminines des sentiments plus précis que ceux qu’on attendrait de lui en semblable circonstance. Au demeurant, ce n’est pas à toutes les femmes qu’il présentera son hommage ; mais il est extrêmement facile de se débarrasser d’un tel galant. Une bonne chiquenaude sur l’oreille – pas sur le nez – ou un vigoureux coup de pied au derrière, accompagné d’un ordre sec et d’un coup d’œil autoritaire, remettent toujours à sa place l’entreprenant cavalier ; mais s’il y a affolement et cris, l’animal ne fait que s’exciter davantage et peut aller jusqu’à la morsure violente.
Que celles qui sont l’objet de ces distinctions particulières se disent en manière de consolation que, si elles n’ont pas de beauté ni de joliesse, elles ont au moins et très certainement… du chien.
Jeudi 30 avril 1914.
LA MODIFICATION DES HABITUDES SÉCULAIRES
Voici, selon le vers de ce charmant La Fontaine, qui, comme vous et moi, se gourait bien lui aussi de temps à autre, les temps enfin revenus

Que tout aime et que tout pullule dans le monde.

Confiant dans les enseignements du Bonhomme dont les fables faisaient alors mes plus chères délices, lorsque j’étais simple soldat dans l’armée de mon ami Lebrac, lequel, au cours de la grande « Guerre des boutons », conduisit régulièrement ses troupes à la victoire, lorsque, dis-je, j’étais encore enfant, j’ai cherché, pendant toute une saison, des nids d’alouette dans les blés en herbe. Le plus clair résultat de cette campagne… cynégétique, comme dirait mon vieil ami Théodule Girard, ancien maire d’Ouvans, et fervent républicain s’il en fut, a été d’attirer sur ma tête les malédictions des cultivateurs, à mes trousses la personnalité du garde champêtre Bédouin, et dans le bas de mon dos quelques coups de savate bien appliqués, lesquels devaient, dans la pensée de mes auteurs, me corriger radicalement de ces habitudes vagabondes.
N’en déplaise à La Fontaine, je n’ai jamais trouvé dans les blés en herbe un seul nid d’alouette, mais je ne lui en ai pas pourtant gardé rancune, bien que cette constatation négative m’ait longtemps induit à conclure que ce poète n’était qu’un agréable fumiste.
Depuis, je suis revenu à une plus équitable notion des choses et de nombreux exemples de modifications d’habitudes m’ont autorisé à supposer que le Bonhomme avait peut-être vu juste.
Il se peut fort bien, en effet, que les alouettes de l’Île-de-France, au temps de La Fontaine, aient nidifié dans les blés, alors que les alouettes comtoises contemporaines de ma jeunesse préféraient bâtir, pondre, couver et faire éclore sur le sol sec et rocailleux des terrains communaux où croît une herbe rare. Car si la caille et la perdrix, dont la taille est plus forte que celle de l’alouette, apprécient comme domicile les fourrés herbus des moissons futures ou les taillis ténébreux des épaisses luzernes, l’alouette, oiseau de plein air, préfère, derrière l’abri d’une motte ou d’un caillou grisâtre, le plafond du ciel et les horizons vastes.
Il se peut aussi, d’ailleurs, que notre fabuliste se soit fichu dedans. En voyant, après leur ascension éperdue, les chanteuses redescendre du ciel pour prendre pied dans les blés, il en aurait conclu trop vite qu’elles se posaient près de leur nid. Pardonnable erreur, mais erreur tout de même, car, s’il est des étrangers en vue, hommes ou bêtes dangereux, l’alouette, pas plus que les autres oiseaux, ne reviendra du premier vol à son nid, qu’elle désignerait ainsi et stupidement à l’attaque des ennemis.
Quoi qu’il en soit, exacte ou non, l’affirmation de La Fontaine tendrait tout au moins à établir qu’une observation, si sincère et si précise qu’elle puisse être, ne peut suffire pour constituer la règle et, par ailleurs, qu’il ne peut y avoir de règles fixes.
Si nos remarques pouvaient porter sur plusieurs siècles, que de choses ne verrions-nous pas se modifier parmi celles qui paraissent le plus solidement établies et même dans ces domaines que l’on a prétendus immuables !
Sans quitter l’alouette, j’avais toujours entendu dire – et Michelet lui-même l’a répété – que cet oiseau ne se perchait jamais sur les arbres. Il est bien vrai que la disposition de ses ongles lui rend difficile cette posture, et pourtant, depuis quelques années, il m’est donné tous les automnes de voir des alouettes se percher sur les branches des buissons avoisinant leurs anciens nids ; remarquez qu’il ne s’agit point ici de la petite alouette des bois, mais de la vraie alouette des champs, l’amoureuse de l’azur, la bonne grosse fille à la robe grise qui, maintenant, monte si haut vers le ciel en poussant à perte de voix et de vue sa chanson joyeuse.
Pourquoi agit-elle ainsi ? Quelle force, obscure encore pour nous, quel enseignement mystérieux, quel exemple déterminant l’a incitée peu à peu à modifier ainsi sa vie, à prendre cette habitude nouvelle ? Je l’ignore encore, mais il est certain qu’il doit y avoir à cela des raisons bien définies et majeures, car l’animal sauvage, quadrupède ou bipède, ne prend jamais de décision à la légère.
Un phénomène analogue à celui que l’on constate au sujet de l’alouette nous est offert par l’hirondelle. C’est absolument la même chose, sauf, comme l’eût expliqué mon ancien caporal, que c’est tout le contraire.
Il était fort rare, en effet, de voir des hirondelles se poser à terre et quand, par suite d’un accident quelconque, l’une d’elles se trouvait dans cette position fâcheuse, elle éprouvait une difficulté extrême à reprendre son vol.
Or, ces dernières années et tous les jours, j’ai vu des hirondelles volontairement se poser à terre et s’enlever ensuite avec une facilité et une légèreté que je n’eusse pas soupçonnées de la part d’oiseaux munis de pattes si faibles. Il est certain que chez elles aussi ce n’est pas l’attrait d’un frisson nouveau ni le plaisir de patauger dans la boue qui les ont conduites à ce changement. De même, il n’est pas douteux que les pattes des alouettes et des hirondelles vont se modifier dans le sens de leur évolution et que ce qui était au début un tour de force deviendra pour les enfants de ces conquérantes audacieuses un acte normal et habituel.
Enfin, pour me borner aux seuls animaux que je connais, je révélerai encore aux chasseurs et amis des bêtes que les braves lièvres, au grand émoi des braconniers de mon village, ont jugé bon, eux aussi, de modifier certaines habitudes séculaires.
Jadis, comme tous leurs congénères à longues oreilles, lorsqu’ils étaient chassés, ils suivaient les sentiers et les chemins où leurs pattes laissaient moins de fret, et c’était là précisément qu’ils se faisaient occire.
Quelques vétérans heureux, ayant échappé dans leur poursuite au plomb d’un chasseur maladroit, durent penser sans doute que les rencontres que l’on peut faire sur les routes sont plus dangereuses que la poursuite de Miraut chien, et maintenant oreillards jeunes et vieux ne suivent ni tranchées ni sentiers. On ne saurait trop féliciter de cette initiative heureuse l’anonyme capucin qui enseigna la tactique à ses amis.
S’il était permis de tirer une conclusion quelconque de ceci, ce serait que la nécessité, sans doute, oblige les bêtes comme les hommes à modifier lentement, pour l’adapter aux conditions modernes, leur genre de vie. En aucun cas une attitude intransigeante n’est de mise : l’hirondelle avait sans doute juré aux temps anciens qu’elle ne foutrait jamais les pattes dans la boue, et cependant elle s’y résout. Les inventions et les découvertes modernes doivent influer sur les mœurs des bêtes et, pour elles comme pour nous, il est probable que les temps sont durs.
Vendredi 8 mai 1914.
LEUR STOÏCISME
Si j’en devais croire à la lettre le maître savoureux qui, à défaut des Thubal Holopherne contemporains et des modernes Jodelin Bridé, m’institua, ou plutôt ne m’institua point en lettres latines, mais me fit chérir de bonne heure le doux parler de la vieille France, si je devais, dis-je, croire en tout mon vieux Rabelais, j’affirmerais véhémentement que, de son temps, les vaches manifestaient de façon plus sensible qu’aujourd’hui leur joie ou leur douleur.
Vous vous souvenez, en effet, certainement que quand le page Eudemon eut, par un discours en cinq points, loué et exhorté à la vertu le jeune Gargantua, toute la contenence d’icelui fut qu’il se print à plorer comme une vache et se cachoit le visaige de son bonnet et ne fut possible de tirer de lui une parolle non plus qu’un pet d’un asne mort.
Que ne suis-je un de ces abstracteurs de quintessence qui, sereinement, cherchent des clefs mystiques aux portes de l’enclos de l’abbaye que frère Jean, glorieusement, sauva et un sens symbolique aux longues braguettes de Panurge ! Je pourrais tout le long de cet article discourir sçavantement sur cette phrase : Ainsi donc les vaches ploraient du temps de Rabelais ; ainsi donc les asnes morts ne lâchaient plus de pets ! Grande merveille ! dirait maître Jacques.
Eh ! mais voilà deux exemples qui peuvent illustrer glorieusement mon dernier article sur la modification des habitudes séculaires : les vaches ont perdu l’habitude de pleurer et les ânes morts celle de lâcher des vents sonores. Vous me ferez remarquer que, quand on est mort, on ne doit plus guère avoir d’habitudes, et l’objection n’est point sans valeur. Aussi bien lâcherai-je cette thèse et j’admettrai, commentant à ma façon le vieux maître, que les vaches n’ont pas changé depuis les jours où il composait pour les beuveurs très illustres son immortel almanach et qu’il employa le verbe plorer dans le sens que donne encore aujourd’hui à ce mot l’expression populaire : « faire p… leurer le lapin ». Ce n’est point par les yeux que sortent les larmes de ce genre, et l’on sait que les vaches, lorsqu’elles se soulagent, font entendre un bruit de gargouille des plus expressifs. Je passe également sur les bruits venteux des ânes dont je me fiche autant que… d’un poème (?) de M. Alcanter de Brahm, voulu pour ne point être excessif, et j’en reviens à mon sujet.
De même que l’homme ne jouit pas exclusivement du privilège de savoir rire, certains animaux possèdent, comme lui, le pouvoir de verser des larmes, et nul n’ignore que les biches, les cerfs et les chevreuils pleurent au moment de leur mort. Cette manifestation n’implique point, d’ailleurs, que leur souffrance ou leur douleur soit plus aiguë que celle du loup dont Vigny nous a si superbement décrit l’héroïque agonie et qui, le couteau meurtrier dans le flanc, meurt sans jeter un cri.
Entre cette explosion semi-humaine de sensibilité et cette impassibilité prométhéenne, il est toute une échelle de manifestations et toute une gamme de nuances, mais notre langage pour les exprimer est d’une rare indigence et, en ce qui concerne les petits oiseaux en particulier, nous n’avons qu’un seul mot pour tout traduire : ils chantent. D’une manière générale, la douleur des bêtes, des sauvages surtout, garde un caractère de noblesse et de grandeur sur lequel les humains devraient bien prendre exemple.
Victime d’un autre animal ou victime de l’homme, le vaincu ne se résout jamais à la prière, il ne s’avilit pas à supplier ; il se résigne ou se révolte. Seul, parmi nos familiers, le chat a gardé intégrale cette indépendance et cette fierté.
Mais chez tous, sauvages comme domestiques, les manifestations de la douleur restent muettes quand la bête n’aperçoit pas la cause directe de son mal.
Arrêté par un coup de feu venu il ne sait d’où, le lièvre blessé tombe et se tait ; il ne commence à pousser des cris que lorsqu’il aperçoit l’homme qui s’approche pour l’achever ; placé dans les mêmes conditions, le renard, lui, ne crie même pas : il se contente de mordre, s’il peut encore le faire, et de menacer jusqu’au bout de ses dents grincées et de ses yeux flamboyants son assassin.
Et pourtant, quelle atroce douleur doit l’envahir à cette heure suprême : souffrance physique de la blessure, morsure vive des plombs, yeux parfois crevés, narines transpercées, pattes cassées, angoisse morale de se sentir perdu, impuissant aux mains du meurtrier ! Les petits carnassiers : fouines, putois, belettes, gardent jusqu’au bout, eux aussi, leur indomptable fierté, et leur dernier geste est encore un mouvement de révolte et d’horreur.
Sous le couteau qui les égorge, les domestiques : bœufs, moutons et surtout les porcs, poussent des cris lamentables qui peuvent s’entendre à plus d’un kilomètre à la ronde. Ils comprennent trop tard, et comme ils sont habitués à tout recevoir de l’homme, nourriture et litière, ils en espèrent aussi la pitié et la clémence que n’escompte pas le sauvage.
Il est un cas, cependant, où tous restent impuissants à contenir leurs cris de souffrance : c’est quand on leur ravit leurs petits. À ce moment-là, oui, ô divin Rabelais, les vaches pleurent abondamment, et leurs lamentations sont telles que toute leur étable et les étables avoisinantes sont averties de leur deuil. Leur face, si l’on peut dire, du mufle frémissant aux yeux écarquillés et rougis, exprime la plus sauvage, la plus intégrale des maternelles douleurs.
Peut-être éprouvent-elles alors, et les autres aussi, l’impression que l’avenir de la race est compromis par ce rapt exaltant jusqu’aux hurlements la douleur qui devient alors agissante et même combative.
Le fait ne se produit pas dans les cas de mort naturelle. Le cadavre trouvé sur la litière ou dans le nid doit disparaître, et il est enlevé sans cris ni révolte. Plus philosophe que l’homme, la bête ne se rebelle jamais devant l’inévitable et garde en face des Destins, plus forts même que les dieux, une magnifique sérénité.
Jeudi 14 mai 1914.
LE SUICIDE
Les « gensses » du Midi racontent – et comme je n’ai jamais dépassé la Loire, je n’y contredirai point – que le scorpion, enfermé dans un cercle de feu, plutôt que de se laisser rôtir tout vif, préfère s’occire lui-même en se piquant de sa queue venimeuse.
Si nous avions cet unique témoignage pour nous autoriser à conclure que, dans certaines circonstances, les bêtes, arbitres de leur existence, optent pour la mort immédiate et volontaire, afin d’éviter la captivité ou les autres modes de torture imaginés par les humains, j’avoue que ce serait maigre : d’autant que, sous ce satané soleil méditerranéen, les mensonges ingénus ressemblent tellement à des vérités et les vérités à des mensonges qu’il n’est guère possible de les distinguer.
Il n’en est pas moins établi que depuis fort longtemps la légende ou l’histoire nous ont transmis, mensongères ou authentiques, des relations de ce genre : c’est la fidèle colombe qui jour et nuit se lamente sur la perte de son époux, jusqu’à tomber morte de son perchoir aérien ; c’est le bœuf qui dépérit et crève parce qu’on a vendu son compagnon de labour ; c’est enfin le bon chien qui suit le convoi de son maître et se laisse mourir de tristesse et de faim sur sa fosse fraîchement comblée.
Les naturalistes nous ont déjà renseignés sur la prétendue fidélité de la colombe qui change d’amoureux comme de chemise, je veux dire comme de plumage et même plus souvent ; quant au bœuf, son regret du compagnon vendu ne tient pas plus de quelques jours devant une litière fraîche et une crèche bien garnie ; enfin, le chien de Mistral, tout dernièrement, après une attaque de nerfs consécutive au décès de son maître et qui le laissa plusieurs heures sans connaissance, vient de se remettre tout de même et de reprendre goût à sa pâtée. Il est juste de remarquer que cette preuve d’attachement, d’affection est déjà fort belle et que le chagrin que le sensible toutou éprouva pour rester ainsi quinze jours entre la vie et la mort dut être bien profond, car nul n’est en droit, encore qu’il soit du Midi lui aussi, de suspecter le moins du monde sa sincérité.
La poésie y va perdre quelque chose peut-être, mais elle se rattrapera ailleurs sur les aéroplanes, les sous-marins ou la télégraphie sans fil, car qui songe encore aujourd’hui parmi les jeunes poètes à exalter des sentiments !
Quoi que leurs aînés en aient dit et si touchants qu’aient été leurs récits, il faut bien convenir que jamais, ou presque, l’affection éprouvée par les bêtes, du fait de la perte d’un compagnon ou d’un maître, n’alla jusqu’à la mort volontaire, réfléchie et préméditée. De même, le suicide par amour leur est également inconnu. Pour conquérir la femelle qu’il convoite, le mâle se battra peut-être jusqu’à tomber, mais cette mort, loin d’être un acte de renoncement, est au contraire un acte de vie, de désir vital, une affirmation véhémente de volonté de se perpétuer dans l’avenir. Aussi bien, chez les animaux, la sensibilité amoureuse n’est qu’une maladie périodique et, finie l’époque du rut, finis les troubles sensuels et sentimentaux qu’elle provoque.
Ces restrictions faites, reconnaissons qu’il existe chez les bêtes des cas de mort volontaire sur lesquels il n’est pas possible d’ergoter : la perte de la liberté ou la perspective d’une fin atroce, quelquefois les deux ensemble, sont les motifs auxquels le plus souvent obéit la conscience éclairée, illuminée, devrait-on dire, de l’animal pour se décider à agir.
Dans cette extrémité, la décision est indubitablement bien volontaire et consciente. Elle trahit une connaissance de soi-même et du monde extérieur extrêmement aiguë et profonde, et décèle, malgré tout, un profond amour de la vie. Avant d’en arriver à la suppression totale, la bête, quand elle n’est pas aux prises directement avec l’adversaire, par des artifices divers et souvent fort ingénieux, s’applique à ne laisser à l’ennemi que le moins possible d’elle-même.
Les pêcheurs n’ignorent pas que l’anguille prise à l’hameçon de la ligne de nuit n’attend jamais le jour dans cette posture ; dès qu’apparaissent les premières lueurs de l’aube, elle se cramponne aux herbes et s’arrache la gueule plutôt que de rester ; si l’évasion est impossible, elle se noue et s’étrangle littéralement. De même, les petits carnassiers : fouines, putois, belettes, pris au piège, préfèrent se couper la patte, se la ronger fibre à fibre de leurs propres dents plutôt que de se laisser prendre par l’homme. Les renards, eux aussi, souvent, font de même ; la loutre blessée remontera le courant de la rivière jusqu’à ce qu’épuisée et mourante elle glisse au fond, noyée et vaincue. Pour quelques-uns qui s’accoutument à la prison, combien d’oiseaux se laissent périr de faim après avoir tout tenté pour casser les barreaux de leur cage ! C’est que, chez les sauvages, le sentiment de la liberté prime tout. Comme il est beaucoup moins puissant chez les domestiques et chez les humains, de tels actes apparaissent, accomplis par eux, comme des manifestations du plus pur héroïsme, et nous n’avons pas assez de mots pour glorifier la grandeur d’âme de ceux-là qui préfèrent la mort à la captivité.
S’il n’en est pas ainsi pour les animaux sauvages, c’est que, tout admirable qu’il est, leur suicide est un acte logique et comme de défense de la race. Les journaux nous ont relaté l’histoire de ce lièvre qui, chassé par une meute et traversant un pont jeté sur un abîme, s’aperçut trop tard que l’autre extrémité était également occupée par des hommes et par des chiens. Après avoir écouté en arrière et flairé en avant, le stoïque animal renifla le vide et les profondeurs lointaines, où ses yeux de myope ne distinguaient rien. Il réfléchit un instant, puis, entre trois genres de mort, préféra sauter volontairement dans le précipice. Ici encore il n’y a rien de mystérieux dans ce geste, mais j’ai réservé pour la fin un cas plus typique dont le héros fut un cheval, qui, volontairement, enjamba le parapet d’un pont pour se précipiter dans un fleuve. Ni bousculé, ni affolé, son mouvement fut net, ses gestes précis, et il eût pu, comme toutes les bêtes, une fois dans l’eau, regagner la rive à la nage. Il n’en fit rien et se laissa résolument couler.
Quel drame sombre s’était déroulé dans sa tête, quelles réflexions désenchantées avait-il dû se faire devant son râtelier, quelles espérances déçues ce geste couronnait-il ; quel morne pessimisme l’animal avait-il appris en la société des hommes ? Voilà, je l’avoue, un fameux problème et que nous n’éclaircirons pas de sitôt.
Jeudi 21 mai 1914.
LEUR PUDEUR
Dans cette prosodie particulière qui ressemble autant à de la poésie que votre serviteur à un archevêque, feu Coppée François s’écriait jadis après toute une série de lignes très égales et marchant à pied (sur douze pieds, s’il vous plaît !) :

Est-ce que les oiseaux se cachent pour mourir ?

Je ne professe pas pour le père littéraire du « petit épicier de Montrouge » une admiration sans bornes, tant s’en faut ; je me suis même laissé dire que cet « Humble » tenait en profond mépris Leconte de Lisle, et ce n’est pas pour le rehausser à mes yeux ; mais si niais que soit le morceau que termine cet alexandrin interrogatif et balbutiant, tirons quand même à son auteur notre révérence : pour une fois il est tombé juste et a exprimé une idée qui sort de sa banalité coutumière.
De toutes les formes de la pudeur, les bêtes, en effet, ne connaissent guère que celle-là : la pudeur de la mort ainsi que sa grande sœur, celle de la souffrance.
Les questions de pudeur sexuelle les laissent on ne peut guère dire froides, mais indifférentes : c’est en plein milieu du troupeau que la vache accepte le taureau, que le bélier chevauche la brebis, que le coq bondit sur les poules, et si certains chiens et certaines chiennes préfèrent s’isoler un peu pour vaquer aux travaux de l’amour, ce n’est pas, croyez-le bien, par crainte d’offrir à leurs congénères moins fortunés un spectacle immodeste, mais tout simplement pour ne point être dérangés.
De même pour l’accomplissement des actes naturels qui suivent les digestions ; ils ne se gênent en aucune façon et ignorent sereinement les contraintes que nous nous imposons, mais que nos aïeux, voire les plus huppés, si l’on en croit certaines chroniques, ne connaissaient pas plus qu’elles. Faut-il citer l’exemple de ce brave amiral Bonnivet qui, ayant failli être surpris par François Ier dans la chambre de la duchesse d’Étampes et s’étant caché dans la cheminée, fut largement et royalement compissé par son seigneur et maître, sortant du lit de la dame et saisi d’un pressant besoin.

Qu’ils sont heureux les chiens
Qui font… etc.,

comme dit la chanson.
Mon admiration et mon amour des bêtes ne vont pas pourtant jusqu’à prétendre que nous devions les imiter sur ces deux points : cela ferait du vilain, évidemment, et M. Bérenger, qui est partisan, je crois, de la double muselière pour bêtes, une à l’avant, une à l’arrière, pousserait de beaux cris. La pudeur sexuelle étant une question de latitude et de mode, contentons-nous de constater en passant que les animaux ne s’en sont jamais, ou presque jamais, embarrassés.
J’ai dit : presque jamais, car il est tout de même quelques cas assez rares où la femelle, en amour, se refuse au mâle et l’on cite aussi certains étalons qui n’acceptent pas de mésalliances. Ceci dénote plutôt une volonté de choisir soi-même l’élu ou l’élue que de la pudeur ; encore, quand il s’agit des femelles, ne sait-on jamais jusqu’à quel point le refus n’est pas un jeu, une coquetterie faisant partie de la parade nuptiale.
Mon excellent ami le citoyen Daniel Couture, conseiller municipal de Bonneuil, est pourtant propriétaire d’une chienne, Mascotte, qui, sans doute pour ne point ternir sa robe immaculée et pour mériter effectivement son nom, est restée jusqu’à présent la vierge sage. Non seulement elle n’a jamais accepté le mâle, mais elle se cache quand elle sent venir les époques troublantes et, quand elles sont passées, ne tolère même pas que les galants viennent renifler dans son sillage.
Je soupçonne un peu cette charmante bête de manquer de tempérament, car il en est des animaux comme des humains, et tels sont timides et froids, tandis que d’autres se montrent effrontés et… volcaniques.
En général, ils n’éprouvent nulle honte à exhiber des organes que dame Nature ou Dieu, pour faire plaisir à tout le monde, ne trouva pas utile de cacher. C’est plus honnête et plus loyal que les braguettes démesurées qu’appréciait Panurge et que certaines pièces subabdominales qui laissent les jolies femmes rêveuses devant les vieilles armures de nos aïeux.
De telles complications n’existent pas pour eux ; en dehors des saisons amoureuses, la cohabitation des sexes ne présente pas à l’intelligence du sociologue de problème compliqué : tous sont camarades sans plus ; le moment critique venu, tous sont amoureux, librement, sans contrainte et la proie est au plus vaillant ou au plus hardi.
Il est pourtant, comme je l’ai dit au début de cet article, une pudeur que tous connaissent ou subissent, c’est la pudeur de la souffrance et de la mort.
Dès qu’une bête se sent malade, elle fuit immédiatement la société de ses compagnes et cherche un recoin solitaire pour s’y dissimuler à tous les yeux.
Oui, ô Coppée, les oiseaux se cachent pour mourir, comme ils se cachent pour souffrir. J’aime à croire que c’est pour épargner à leurs compagnons le spectacle de leur amoindrissement et pour leur éviter le dégoût qu’éprouve un être sain devant un cadavre en décomposition qu’ils agissent ainsi, et non point parce que leur faiblesse les excite à chercher un abri contre un ennemi possible. D’ailleurs les domestiques partagent avec les sauvages ce sentiment et adoptent cette attitude ; elles n’imposeront jamais à leurs congénères pas plus qu’à leur maître le spectacle de leur déchéance physique et de leurs misères corporelles. S’il leur est impossible de s’isoler, du moins jusqu’à l’agonie ne pousseront-elles aucun cri qui trahirait leur détresse ; si même elles sentent venir la mort, elles se dissimuleront mieux encore et s’enseveliront autant qu’il leur sera possible pour qu’on ne puisse retrouver leurs cadavres.
La voilà, la vraie pudeur naturelle, celle qui touche au stoïcisme, celle qui ne veut pas imposer à autrui le spectacle d’une laideur, d’une souffrance, qui veut épargner à ceux-là qui continuent à perpétuer l’espèce la pensée de la grande culbute et ne pas troubler la sérénité des jours qu’ils ont encore à passer avant de disparaître à leur tour.
Jeudi 28 mai 1914.
LE SENTIMENT DE LA FAMILLE
Une vieille histoire me revient, que me racontait un braconnier de chez nous, certain jour que nous revenions au village avec un levraut de quatre ou cinq livres dans la carnassière.
— En voilà un, fis-je remarquer non sans une pointe de regret, que sa mère appellera longtemps ce soir !
— Penses-tu ! me répondit-il. Il y a au moins deux mois qu’elle s’en bat l’œil et qu’elle ne le connaît plus. C’est pas chez eux comme chez nous. Et pour donner plus de sel à son enseignement, il continua :
« Quel déshonneur pour nos familles, marmonnait devant une statue de la Sainte Vierge une pauvre vieille dont le fils, pour quelque mauvais coup, venait, sous un bon roi quelconque de l’histoire de France, d’être branché haut et court ! Quel déshonneur, répétait-elle : vot’ gars a été crucifié et le mien vient d’être pendu ! »
« Eh bien ! mon vieux, voilà de quoi les bêtes ne se soucient guère ; dans leur société, les enfants ne sont pas responsables des fautes de leur père, puisque les neuf dixièmes du temps ils ne les connaissent pas, et les mères, une fois que le rejeton a pris sa course ou sa volée, se moquent autant de ce qui pourra lui arriver que du premier poil qui leur fit une belle patte ou de la première plume qui leur ombragea le croupion. »
Mon camarade, selon la coutume des simples, généralisait un peu vite, car s’il est assez rare de trouver, dans la série animale, des familles régulièrement constituées selon la formule de notre société monogame, il n’est pas moins exact qu’il en existe, et il est même probable que des liens assez étroits doivent unir longtemps par-delà le nid ceux qui vivent en société ou en colonie comme les corbeaux ou les hirondelles.
Parmi les gros quadrupèdes de nos régions, il faut citer entre autres ménages réguliers le renard et le chevreuil et, si l’on en croit Kipling et Georges Leroy, lieutenant des chasses royales sous Louis XV, qui écrivit sur l’intelligence des animaux des lettres philosophiques extrêmement remarquables, le loup.
Il faudrait plus qu’un long article pour étudier chacun de ces cas particuliers ; aussi nous bornerons-nous à indiquer seulement la caractéristique du sentiment de famille chez les principales espèces qui hantent nos forêts, nos champs, ou nos maisons.
Maître Renard est un mari fidèle et un bon père qui entoure de soins et de prévenances dame Hermeline, son épouse, et révèle petit à petit à ses enfants les cent et un tours qu’il a dans son sac ; messire Loup fait de même, bien que certains aient prétendu que son affection se limitait à sa seule compagne, et qu’il était capable, tel Saturne, de dévorer ses enfants. Fini l’élevage, et les petits dispersés aux alentours, le vieux ménage persiste, et l’on se donne de temps à autre des petites fêtes de famille avec jeux et divertissements variés.
Il en est à peu près de même pour le chevreuil qui constitue avec sa chèvre un couple modèle et fortement uni.
Dans la plupart des autres cas, sauf pour les oiseaux qui bâtissent leur nid et élèvent ensemble la nitée, le rôle du père se borne au geste auguste du semeur, et c’est à la femelle seule qu’incombe le soin d’élever les nouveau-nés et de pourvoir à leur subsistance.
Le plus souvent, d’ailleurs, elle se donne à cette œuvre de toutes ses forces et avec passion. Rien n’est terrible comme une chienne qui allaite ; rien n’est méfiant comme une chatte qui vient de mettre bas ; rien n’est courageux comme une poule qui promène autour de soi ses poussins.
Il nous est difficile de connaître par le menu les tendresses dont les mamans sauvages entourent leurs nourrissons, mais nous pouvons nous rendre compte de la nature des rapports des domestiques de même race entre eux à ces époques particulières.
Tant que les chiots ne marchent pas encore, la chienne ne tolère à ses côtés la présence d’aucun camarade femelle ou mâle, ce dernier fût-il le père même de la portée ; la chatte qui a dissimulé ses chatons dans quelque coin retiré de la grange ou de l’écurie témoigne d’une méfiance analogue, encore que ses compagnons mâles fassent preuve envers elle d’une certaine galanterie et de beaucoup de complaisance. Ils aident la mère à chasser, se laissent volontiers dépouiller de leur gibier et abandonnent généreusement à la nourrice la plus grosse et la meilleure part de la pâtée commune.
Au fur et à mesure que les rejetons grandissent, prennent de la force et deviennent capables de se diriger eux-mêmes, l’intransigeance maternelle fléchit et la sollicitude active diminue par degrés pour disparaître totalement lorsque sera venue l’époque du prochain accouplement.
Avant cette heure même, quand les petits, très bruyants et très encombrants, font oublier dans la maison la nourrice, il éclate assez souvent des scènes de jalousie assez curieuses, la mère tenant à garder la première place dans l’affection du maître ou de la maîtresse.
Chez la maman poule, l’affection décroît plus vite encore. Celle qui crèverait les yeux au premier animal qui approcherait, et ne tolère aucune dispute dans la petite famille, laisse vite les jeunes poulets vider entre eux leurs querelles particulières et n’intervient plus en maîtresse que si les choses menacent d’aller au-delà des limites permises.
Au reste, il est des nuances dans le sentiment maternel de telles mamans ; chiennes, chattes, brebis ou chèvres, sont rudes et sévères, alors que d’autres sont faibles et débonnaires. En général, les grandes amoureuses ne sont pas des mères excellentes ; il en est même qui sont de terribles marâtres, rossant comme plâtre leur géniture, et parfois tuant leurs enfants sans pitié.
Appuyé par la cohabitation et une communauté d’habitudes et d’occupations, le sentiment de la famille peut se prolonger bien au-delà de l’époque d’un élevage, mais il devient difficile de savoir jusqu’à quel point il n’est pas alors de l’amitié.
En somme, et pour conclure, puisqu’une conclusion fait toujours plaisir, on trouve chez les bêtes toutes les formes du sentiment de la famille, depuis la tendresse la plus intégrale jusqu’aux pires aberrations. Ceux qui parlent de choses contre nature et veulent citer les bêtes en exemple aux hommes se mettent légèrement le doigt dans l’œil. La nature est une force aveugle qui se fiche sereinement de toutes nos morales.
Vendredi 5 juin 1914.
À PROPOS
DE LA VIVISECTION
Mes lecteurs peuvent me rendre cette justice que jamais je n’ai fait partie du troupeau sentimenteux et bêlant, pas plus que de la phalange pourfendeuse et braillarde de ces amis des bêtes chez qui un exclusivisme forcené abolit tout altruisme humanitaire et qui, pour sauver des chiens et s’apitoyer sur des grenouilles, n’en mèneraient pas moins, le cas échéant, la danse du scalp autour des échafauds.
Il me répugne profondément de voir employer, à l’effet d’obtenir d’une foule inconsciente un délire nerveux de sensiblerie à fleur de peau qu’elle oubliera l’heure d’après pour quelque autre émotion d’alcool et de sang, les mêmes moyens dont se servirent de tout temps les meneurs sans scrupules et sans âme pour conduire les humains à la guerre et les exciter au meurtre, au pillage et à l’incendie. D’autant que rien ne doit rester de ces campagnes exagérées et mensongères.
Ce n’est pourtant point que j’approuve la vivisection. Tant s’en faut ! Une observation émue de la vie des bêtes, observation qui n’avait, dans son but, ni dans ses moyens, rien de scientifique, m’a amené à les aimer et, quelles que soient la valeur des raisons de nos savants et la noblesse du but poursuivi, je ne saurais me défendre envers les charcuteurs de chair vivante d’une vague méfiance. Je sais tout ce qu’on peut m’objecter et, dans une certaine mesure, je reconnais qu’il est des lois bien dures et inéluctables, mais, comme a dit Pascal, le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Et puis j’ai d’autres raisons aussi que l’on me permettra d’exposer.
Toute souffrance n’a pas forcément pour cause une douleur physique et, pour les animaux supérieurs, il existe des affres morales qui ne se mesurent pas au gigotement d’une patte ou à la dilatation d’une pupille. La crainte de l’homme, chez les sauvages, provoque toujours, même chez les grenouilles, une angoisse qui fait battre violemment le cœur de la bête et va même souvent jusqu’à un malodorant relâchement intestinal. Si la grenouille, avant l’anesthésie, ignore l’usage des couteaux et des scalpels qui ornent les tables de dissection, il n’en est pas de même pour notre commensal, le chien, qui, ayant fort souvent vu servir ces instruments à la réalisation d’une œuvre de carnage et de mort, doit se faire devant cet étalage une idée effrayante du sort injuste et cruel qui l’attend.
Les partisans de la vivisection objectent que leurs expériences ne se font que sur des animaux endormis et le professeur Ch. Richet ajoute : « Tirailler les nerfs d’un chien chloroformé, c’est tout aussi inoffensif que de faire bouillir du lait. »
Inoffensif ?… pour l’opérateur sans doute ! Vraiment, quand ils parlent ainsi, messieurs les savants me font irrésistiblement penser à certains charlatans de jadis qui arrachaient les dents des patients sans douleur… pour eux-mêmes. Une perturbation de l’organisme se manifeste par une douleur, parce que, et ce sont eux, messieurs les savants, qui nous l’ont appris à nous autres ignorants, toute cause a un effet.
Nous n’avons évidemment pas de manomètres qui nous permettraient d’évaluer mathématiquement l’intensité de ces phénomènes, mais si vous arrêtez une horloge en marche avant qu’elle sonne ses heures, dès que le balancier reprendra son cours, la sonnerie se déclenchera malgré tout. À un tiraillement de muscles, à un froissement de nerfs correspond une somme de douleur déterminée ; vous aurez beau la suspendre par l’anesthésie, dès que l’organisme reprendra sa marche normale, la douleur reviendra, modifiée toutefois. Au lieu d’être aiguë, intense et de ne durer qu’un temps restreint, elle sera lente, sourde, lancinante et aura gagné en étendue ce qu’elle aura perdu en intensité. Pour me servir d’une comparaison, le bras de levier correspondant à la puissance s’est allongé, diminuant ainsi l’effort à faire, mais cet effort doit durer plus longtemps ; l’anesthésique est la poulie qui permet de soulever avec plus de facilité le poids lourd ; mais pour être allégée, la douleur n’est pas abolie, et j’en appelle à tous les opérés sous l’influence du chloroforme ou de l’éther qui plusieurs jours durant sont en proie aux nausées et aux sensations les plus pénibles, j’en appelle à tous ceux qui se sont fait insensibiliser la mâchoire à l’aide de la cocaïne pour l’extraction d’une molaire. Au lieu de la douleur aiguë et brutale, c’est vingt-quatre heures de malaises divers. Bénéfice ?… Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir suppression de la douleur, ni modification sensible des résultats. Quelques opérés s’évanouissaient jadis et mouraient aux mains des chirurgiens ; mais il n’est pas rare aujourd’hui, sous l’influence du chloroforme, de voir quelques patients s’embarquer pour un monde meilleur.
D’ailleurs, malgré toutes ces expériences, tous ces travaux, toutes ces découvertes, meurt-on moins aujourd’hui que jadis ? Villemin, dites-vous, en charcutant des animaux, a démontré que la tuberculose était contagieuse ! Y a-t-il moins de phtisiques qu’avant Villemin ?
Allons donc !
Nous voulons soulager les humains, les enfants, disent les savants. Très bien, je suis avec vous. L’existence d’un gosse vaut bien celle d’un chien ! Apparemment ! Mais, nobles cœurs qui mourez à la tâche, qui sacrifiez jusqu’à votre peau à cette œuvre sainte, ne vous apercevez-vous pas que vous perdez votre temps !
Vous ne sauverez pas de la tuberculose les pauvres gosses que la misère empile dans les sous-sols enténébrés, dans les mansardes exiguës où l’on gèle en hiver, où l’on étouffe en été ; les pauvres gosses qu’on nourrit avec un pain auquel des spéculateurs, sous prétexte de blanchiment des farines, ont enlevé le meilleur de sa substance nutritive, à qui l’on ne donne qu’un lait écrémé, bleui, falsifié ; vous n’empêcherez pas des malheureuses mamans de se crever dans les ateliers dix heures par jour et de rentrer éreintées au logis ; vous n’empêcherez pas le bistro de verser son poison au coin de la rue. Plus vous chercherez, plus on exploitera, plus on pressurera ce malheureux bétail humain, et, voyez-vous, au lieu d’écorcher les bêtes, vous feriez peut-être mieux de casser des gueules.
Jeudi 18 juin 1914.
LA POLTRONNERIE
DU LIÈVRE
En voilà un encore qui peut avoir contre l’homme une belle incisive, car, non seulement le roi de la création ne s’est pas contenté de lui réserver de nombreux chiens de ses chiennes, mais l’a de plus copieusement calomnié.

Cet animal est triste et la crainte le ronge,

a écrit La Fontaine, tandis que ce bon Michelet félicite l’alouette de n’être point affligée de la sombre mélancolie de son triste voisin, le lièvre.
Braves oreillards, gentils capucins aux oreilles noires et blanches, au derrière mutin, aux pattes spirituelles qui m’avez donné tant d’émotions charmantes, que d’esprit ne mettez-vous pas dans la détente de vos puissants jarrets quand la petite queue, railleusement retroussée, découvre la touffe blanche qui a l’air, sous cette visière postérieure, d’éclater de rire au nez du poursuivant ! Que de malice dans le rabattement silencieux de vos oreilles quand, gîtés à quatre pas du chien, après un savant crochet, vous écoutez le méchant braillard renifler de colère sur les pistes qui s’enchevêtrent !
Tristes et craintifs ? Allons donc ! Pour un peu, je soutiendrais, nonobstant la prétendue solitude dans laquelle vous dormez en sages, qu’il n’est pas d’animaux plus gais et plus audacieux que vous ! Et ce ne serait pas un paradoxe. Mais je ne veux que vous laver un peu aujourd’hui des calomnies humaines ; souffrez ce bain de vérités, vous qui craignez les recoins humides et préférez comme logis les coteaux dorés que chauffe le soleil, où le vent n’est jamais indiscret.
Parce qu’ils vous trouvent toujours seuls quand ils vous cherchent le matin, les hommes en ont conclu à votre goût de la solitude, conséquence d’un esprit inquiet qu’afflige une incurable mélancolie. Les hommes sont des simples bizarres qui aiment le bruit, dorment quand vous veillez et veillent alors que vous dormez.
Rarement ils vous ont guettés et vus, la nuit, vous promener joyeux et cabrioler par les luzernes et les trèfles de votre festin servi ; ils ne vous ont pas aperçus, aux brèches de mur de la forêt, à votre réveil vespéral, renifler le crépuscule qui descend et sonder, de vos oreilles pointées voluptueusement vers les quatre vents, le bourdonnement musical de la nuit tombante ; ils ignorent que le sang chaud et vif qui bouillonne dans vos artères n’admet pas l’immobilité contemplative et ne souffre pas la mélancolie ; ils ne vous ont point surpris folâtrant avec le compagnon du canton voisin sur les frontières de sa prairie ; ils ne vous ont pas entendus pousser aux heures chaudes l’amoureux cri d’appel ; ils ne connaîtront jamais les sons mystérieux grâce auxquels les aînés inculquent aux plus jeunes les ruses de guerre et leur enseignent, avec l’art de la fuite, la tactique des pistes qui s’embrouillent et la science des remises.
Ils ne savent rien et ne se doutent pas combien ils auraient l’air eux-mêmes d’animaux tristes et ridicules si vous pouviez les surprendre, vous, lièvres, au milieu de la nuit, en plein sommeil, coiffés du bonnet de coton, dans l’affolement d’un réveil brusque.
Ce n’est pas eux qui donneraient cet exemple de légèreté gracieuse avec laquelle vous pénétrez par de mystérieux tunnels de verdure ou d’invisibles défilés dans le silence ombreux des sous-bois.
Parce que vous n’attendez pas, posément assis sur le derrière ou une patte sur le cœur, dans la posture classique du héros vaincu, la mitraille du fusil du chasseur ou le coup de croc de son chien, sachez aussi que vous n’êtes que des poltrons.
Qu’un humain désarmé assailli par vingt bandits munis de couteaux et de revolvers cherche son salut dans la ruse et dans la fuite, c’est de la sagesse et de la prudence ; qu’un malheureux oreillard sans autre ressource que la solidité de ses pattes se défile devant une demi-douzaine de chasseurs et autant de chiens, c’est évidemment un poltron et un lâche. De même il doit faire front à l’attaque du loup ou du renard sous peine de couardise invétérée.
Heureusement, messire Jean Lièvre se fout, si j’ose dire, de notre appréciation et, devant l’inégalité du combat, cherche son salut dans la seule tactique raisonnable et logique. Les ruses de sa fuite, d’ailleurs, attestent, quoi qu’en ait dit l’homme, un véritable courage et un remarquable sang-froid. N’est-ce pas le fait d’un audacieux décidé, que remonter une haie que suit de l’autre côté le chien attaché à sa piste et, au risque d’être éventé, de passer à deux pas à peine de son ennemi !
L’homme fuit devant l’homme, souvent sans combattre ; jamais lièvre ne s’est sauvé devant un autre lièvre et n’a refusé la bataille. Naturellement, si, après la lutte, il y a un vaincu qui fuit, et qu’on peut, à la rigueur, taxer de poltronnerie, il y a aussi un vainqueur qui reste et qu’on doit appeler un vaillant.
Attaqué par un ennemi de force supérieure ou beaucoup mieux armé, Lièvre ne fuit pas ; il fait le coup de patte vigoureusement contre les couteaux aigus des dents de la belette, du putois et de la fouine ; il montre aux corbeaux, aux éperviers et aux buses des incisives menaçantes et défend avec courage ses petits…
Si c’est là le fait d’un poltron, qu’on le dise ; et alors, comment qualifier les humains ?
Mais voilà, les braves oreillards ne font pas de littérature et je crains bien, malgré mon éloquence, que l’homme, simpliste et irréfléchi, rapportant tout à lui-même, ne contribue à prétendre que le chat est hypocrite, le tigre cruel, le serpent traître, la pie bavarde, le lièvre poltron et que lui seul est beau, grand, noble et généreux.
« Tu parles ! » doivent penser les bêtes.
Jeudi 25 juin 1914.
LEURS JEUX
Il convient tout d’abord de limiter un peu ce vaste sujet, car, à bien regarder, sauf pour les domestiques que l’homme courbe sous un joug plus ou moins doré, tout dans la vie de l’animal n’est que jeu, puisque, ne connaissant pas la contrainte, la plupart des actes qu’il accomplit, soit pour conquérir sa nourriture, soit pour assurer la continuation de l’espèce, se réalisent dans la joie.
Les préparatifs de combat, les tactiques de guerre et de fuite, au même titre que les parades nuptiales et ce qui s’ensuit, recèlent une volupté d’autant plus âpre qu’ils réclament une tension plus complète des forces vives de la bête : de ses muscles comme de ses nerfs.
La multiplicité des postures, des mimiques, des chants ou des cris que le mâle ou la femelle invente, selon que c’est l’un ou l’autre qui sollicite l’hommage, fournirait matière à un gros volume, mais ce n’est point de ces travaux-là non plus qu’il est question. Le jeu pour le jeu existe de la même façon que certains artistes ont conçu l’art pour l’art, et c’est de celui-là qui ne vise ou plutôt qui ne semble viser à aucun but utilitaire et pratique immédiat, dont les fins et les raisons paraissent la plupart du temps inconnues du sujet lui-même, que je voudrais m’occuper.
Considéré à ce point de vue, le jeu est surtout l’apanage de la jeunesse : tous s’y adonnent, le chat et le chien, les petits lapins comme les jeunes veaux, les gracieux cabris comme les poulains piaffeurs. Ce n’est d’ailleurs, au début, que du mouvement plus ou moins réglé, sans but, sans motif. Un chien passe, et le poulain se met à tourner en hennissant autour de sa mère jument ; un homme s’arrête, et le petit veau qui rêvait placidement saute tout à coup des quatre pieds : besoin de mouvement, soif d’activité, démangeaison des muscles en croissance, poussée du sang chaud qui irrigue à plein trou les artères.
Chez les herbivores domestiques, en particulier, tout semble incohérent, aucune combinaison, aucune règle ne décèle que l’animal agit en vue de quelque but obscur ou clair ; mais si l’on s’élève jusqu’au chat et jusqu’au chien, l’acte apparaît alors bien plus intéressant, car les jeux de la bête deviennent comme une simulation réduite de son activité future.
De même que l’enfant joue au soldat ou au brigand, le jeune chien se prépare, dès que lui poussent les premières dents, à ses pillages et à ses carnages futurs ; quand il emporte dans sa gueule un vieux soulier, n’a-t-il pas déjà la dignité grave du chasseur victorieux qui rentre dans ses foyers ? Quand il met en pièces une vieille chaussette, n’y met-il pas l’acharnement que l’on retrouvera plus tard chez le farouche déchiqueteur de lièvres ?
Le petit chat anime ses joujoux : un bouchon n’est plus un simple objet qui roule, c’est un être vivant qu’il attrape, lance au loin, rattrape, abandonne, guette sans en avoir l’air, pour se donner le plaisir de le surprendre et de le serrer à nouveau dans l’étau de sa mâchoire ou entre les pointes de ses griffes. Plus tard il agira ainsi avec la souris qu’il aura prise ou le moineau qu’il aura capturé.
Quand deux ou plusieurs camarades sont réunis, c’est pour jouer à la bataille. Il y a alors une règle qui apparaît, règle que nul ne doit transgresser : c’est que les coups que l’on se donne ainsi que les morsures doivent être simplement simulés ; l’un ou l’autre passe dessous, revient dessus ; la gorge module des cris de menace adoucis, tandis que les mâchoires ne se referment jamais complètement ; en cas de tricherie d’un des partenaires, les autres se fâchent et le jeu cesse aussitôt.
Le cache-cache procède probablement de la même inspiration : l’un fait le chasseur, l’autre simule la proie. Dire que tout est prévu et réglé d’avance serait exagéré et faux ; je suis même convaincu que rien ne l’est et que ce n’est pas autre chose qu’une hérédité mystérieuse et toute-puissante qui dirige ainsi vers un but lointainement utilitaire la première activité de l’animal.
Quand l’animal grandit, qu’il doit se nourrir et sauvegarder sa vie, le besoin de mouvement devient moins vif et le jeu plus rare ; on le retrouve tout de même, et les renards et les lièvres, ainsi que les chiens et les chats adultes, consacrent de temps à autre quelques minutes aux gambades et aux luttes amicales. Ces ébats suivent généralement les bons repas : ils sont à la fois une manifestation de joie et sans doute un exercice de digestion. L’animal fait de l’hygiène comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir.
Un fait constant aussi est que les jeux sont plus fréquents et plus prolongés chez les domestiques, dont la pâture est assurée, que chez les sauvages, et, parmi ces derniers, chez ceux qui vivent en société que chez les solitaires. Les corbeaux, entre autres, doivent connaître une série de divertissements beaucoup plus étendus que les merles, qui trouvent presque uniquement leur joie dans les modulations savantes de leur gosier.
Un de mes amis m’a assuré, et je terminerai sur cette anecdote, qu’il avait vu des corbeaux organiser une course contre le vent. Un but était fixé auquel on devait atteindre en luttant contre une bise très forte. Tous s’élançaient ensemble au signal du starter plumeux, et le vainqueur était salué de croassements enthousiastes, tandis que le dernier arrivé était honni de « coua coua » moqueurs.
Jeu qui ne visait évidemment qu’à un triomphe d’amour-propre ; car si les corbeaux s’adonnent aux sports, c’est par volupté et pur dilettantisme. Aucune graine choisie, aucun appétissant morceau de viande, aucune couronne d’herbe ou de fil d’archal ne devenaient la propriété du prince de la course. Il est à présumer que s’il en était ainsi à Longchamp, le Grand Prix serait moins suivi.
Jeudi 2 juillet 1914.
L’INSTINCT DE SOCIÉTÉ
Quand même on rêverait sept ans devant les faits, cela avancerait-il à grand-chose ! Pourquoi le lièvre reste-t-il solitaire, alors que les lapins vivent en société ? Pourquoi les souris sont-elles toujours isolées, alors que les rats vont par bandes ? Pourquoi les assemblées de pies se réduisent-elles à deux ou trois familles facilement dispersées, alors que les clans de corbeaux restent toujours fortement unis, même pendant l’époque des amours, quand le conseil des vétérans a décidé de planter la tente dans une forêt plutôt que dans une autre ? Pointant les lapins et les lièvres, de même que les souris et les rats et les corbeaux et les pies, appartiennent aux mêmes familles zoologiques ; leur nourriture est identique, leurs besoins pareils ; logiquement, leur existence devrait offrir des points de ressemblance et ce qui a déterminé les uns à s’unir aurait dû pousser les autres à en faire autant. Il n’en est rien, le lapin continuera à creuser des terriers, tandis que le lièvre restera un animal de plein air. Il est possible qu’en cherchant bien on trouverait des raisons tout de même : les pattes du lièvre sont plus agiles que celles du lapin, et lui permettent de chercher son salut dans la fuite, quand l’autre trouve avantage à se terrer. Creuser des galeries souterraines est une dure besogne : d’où la nécessité de s’unir aux camarades pour l’accomplir. Les ailes des pies sont moins vigoureuses que celles des corbeaux, ce qui les oblige à rester sédentaires, alors que les autres peuvent se permettre le long espoir et les vastes… randonnées. On trouve mieux son gain et son vermisseau seul qu’en bande, tandis que tout pays inconnu peut recéler des dangers et des ennemis que l’on évite plus facilement en cohorte protégée par des sentinelles vigilantes.
Ainsi des causes différentes produisent chez des animaux presque semblables des effets identiques : chez les uns c’est la faiblesse des pattes, chez les autres la puissance de l’aile qui aurait déterminé l’association. Il devient difficile de conclure et plus encore d’arriver à une loi générale si l’on examine d’autres sociétés de bêtes.
Je ne sais pas quels peuvent être entre eux les rapports des campagnols, contre lesquels les Chambres ont failli partir en guerre ces années passées ; mais jadis on ne trouvait par les champs qu’un nombre restreint de trous, décelant la présence de quelques isolés, alors que maintenant ces envahissants rongeurs sont organisés comme par villages. Un trou ici, un mètre plus loin un autre trou, un troisième à gauche et ainsi de suite et toutes ces ouvertures sont reliées par des sortes de petits chemins bien frayés dans lesquels la terre est battue, tassée, nivelée, l’herbe fine écrasée, les grandes tiges écartées ; avant la fauchaison, on se figure ces tunnels de verdure, ces minuscules sous-bois où évolue tout un petit peuple au museau mobile, aux yeux inquiets que guettent chats, renards, éperviers et buses.
Que doit être le sous-sol ? Miné comme celui de Paris et plus encore ! Aussi, quand les pluies persistent, quel désastre pour la colonie, que de noyades et que de morts ! Il est évident que ceux-là aussi se sont associés, mais dans quel but ? Peut-être multiplier les corridors souterrains, les ouvertures extérieures nécessaires aux retraites précipitées, car si l’on entend bien de temps à autre un petit cri strident qui est sans doute un appel ou un mot d’ordre, on ne voit point comme chez les corbeaux de sentinelle vigilante, au signal de laquelle tout le monde se défile à la barbe de l’ennemi. Chacun doit veiller à sa propre sécurité.
Les colonies d’abeilles, de guêpes, de frelons et de fourmis procèdent, elles aussi, d’affinités ou de besoins différents qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui d’une façon sûre et précise, étant donné le temps qui a dû s’écouler depuis la première association. Toute une civilisation a dû naître qui a évolué sans doute et dont nous n’apercevons peut-être plus que les dernières lueurs. Les bandes d’hirondelles que nous voyons partir en automne et revenir au printemps toujours aux mêmes endroits n’ont peut-être pas d’autre origine qu’un attachement tout sentimental au pays de leur naissance et de leur premier vol.
Qui sait d’ailleurs si les animaux que nous voyons vivre isolés et solitaires n’ont pas connu jadis ou ne connaîtront pas un jour l’association, la vie en nation avec ses règles et ses lois ; qui sait si des associations jadis florissantes puis dissoutes ne renaîtront pas dans un avenir plus ou moins prochain ?
Chaque automne qui vient nous offre le spectacle de communautés éphémères qui vivent le temps d’une saison et se dissolvent pour recommencer la saison d’après.
Une fois les nitées élevées, alors que l’été et l’automne offrent à tous les richesses de la terre, la plupart des oiseaux se rassemblent en bandes : moineaux, pinsons, chardonnerets et ceux des bois également : geais, grives, merles, sansonnets, etc. Ils vivent alors à peu près à la façon des corbeaux, pillant les blés et les fruits, et, comme les corbeaux, placent des sentinelles avertisseuses aux endroits stratégiques. Mais la discipline est flottante, les lois moins rigoureuses, les sanctions inexistantes ; souvent les gardiens abandonnent leurs postes et c’est le désastre qui survient sous la forme ou d’un coup de fusil ou du plongeon ravisseur de l’épervier ou du bond meurtrier d’un matou en chasse.
La nécessité de se protéger contre l’homme surtout a dû être le point de départ de la plupart des sociétés animales, de celles des corbeaux en particulier. Il est à présumer que les premiers groupements furent passagers : le génie et l’autorité d’un maître les rendirent définitifs, mais cela ne dut sans doute point marcher sans querelles sanglantes et répressions terribles. Peut-être m’offrirai-je un jour le plaisir de les imaginer. Cela vaudra toujours mieux que d’aller au café, comme disait ma grand-tante.
Jeudi 9 juillet 1914.
LES PARIAS
Quand on est bête il ne fait pas bon vieillir ! Qu’on me comprenne ; mon intention n’est pas de décocher une épigramme de plus à la malheureuse humanité ; je veux dire simplement que si les hommes et les jolies femmes ont quelque raison d’appréhender l’irréparable outrage des ans, les vieux animaux, plus encore, peuvent à bon droit redouter les jours de la décrépitude finale.
Sauf les cigognes qui ont la réputation d’observer fort strictement les prescriptions du quatrième commandement du Décalogue, et d’honorer leurs père et mère, afin sans doute de vivre longuement, sauf quelques communautés, comme celles des corbeaux, où la discipline est fortement organisée et les lois observées, les vieux animaux, solitaires ou non, ne jouissent pas, vers la fin de leur vie, de la douce retraite qu’une existence toute d’activité et de lutte devrait leur avoir acquise si la justice, ainsi que de doux rêveurs le prétendent, régnait davantage dans la nature que chez les hommes.
La cigogne, j’ignore si sa réputation d’amour filial est justifiée, aussi bien la laisserai-je tranquille ; il n’est pas l’heure de vous narrer, tel Panurge aux géants, alors que le loup-garou et Pantagruel s’entre-battoient, « les fables de Turpin ou le conte de la Ciguoingne ». Quant aux corbeaux, si les vieux jouissent de l’autorité et du respect que les Romains et les Grecs témoignaient aux vieillards, cela tient à ce que leur vieillesse est verte, que leurs sens restent jusqu’au bout merveilleusement affinés et puissants et qu’enfin, pour veiller aux destinées de la petite république noire, nul n’est mieux qualifié que ceux-là qui ont beaucoup vu et beaucoup retenu.
Les corbeaux vont même plus loin encore. Je ne prétends pas qu’ils aient, comme M. Barrès, le culte des morts, mais ils font des funérailles à ceux qui tombent et il m’a été donné un jour d’assister, d’assez loin il est vrai, à une cérémonie de ce genre. Tels ces gavots ou ces dévorants dont le bon Agricol Perdiguier, dans les Mémoires d’un Compagnon, nous a exposé les coutumes et les mœurs et qui hurlaient aux obsèques d’un camarade mort, les braves corbeaux poussaient, aux côtés du défunt, des croassements lugubres. Jamais pleureuses à gages ou chantres aux grands poumons n’ont mugi avec une telle fougue désolée que ceux-là.
Quoi qu’on puisse penser de cette exception, il n’en est pas moins avéré que les vieilles femelles et les vieux mâles, ces derniers surtout, s’ils ne savent pas suppléer par la ruse à la force qui décroît, deviennent vite pour les adultes et les jeunes des parias sur qui pleuvent les coups et à qui on refuse, si c’est possible, la nourriture.
Le vieux coq qui a perdu l’hégémonie est le souffre-douleur de toute la volaille de la basse-cour ; non seulement les hommages qu’il tente de présenter d’une patte claudicante et d’une aile caduque sont méprisés, mais de telles prétentions sont vigoureusement châtiées par le jeune godelureau devenu le seigneur attitré du troupeau ; aux heures où l’on jette le grain, il est le parent pauvre qu’il paye de vigoureux coups de bec, comme si les quelques grains qu’il réussit à piquer de-ci de-là étaient un vol à la communauté.
Les animaux domestiques en général n’ont pas à redouter beaucoup les effets de la vieillesse, car l’homme, pour leur épargner sans doute la douleur de se sentir diminués et honnis, les occit avant que l’heure en ait sonné ; quant aux sauvages qui vivent solitaires, ils sont condamnés par l’âge à une solitude plus grande encore, chaque rencontre avec un compagnon, qui est presque toujours un rival, se soldant généralement par une raclée vigoureuse.
Il n’est pas que les vieux qui soient des parias : les anormaux et les chétifs, chez les bêtes comme chez les gosses, sont l’objet de la haine des autres : l’eau va toujours à la rivière et les soins des parents, emplumés ou poilus, vont aux robustes et aux forts. Malheur aux malingres qui compromettent l’avenir de la race ! Les jeunes poussins frappent sans pitié le petit frère déplumé et chétif ; le père et la mère fauvette n’ont de soin que pour le coucou qu’ils ont couvé sans le savoir et délaissent pour celui-là, plus gros que les autres, leurs véritables enfants ; le chat maigre n’est jamais caressé et les camarades bien portants s’écartent de lui. Il en est de même des anormaux : la haine active de toute la communauté et des hordes voisines l’enserre dans ses réseaux et il est rare qu’il en réchappe. Qu’un poulet ait à la patte un doigt de plus que le compte réglementaire : sans être forte en mathématiques, sa mère s’en apercevra bientôt et, avant qu’il soit adulte, si l’on n’y met ordre, son compte, à lui, sera réglé par les camarades ; les veaux à deux têtes et les moutons à cinq pattes ont de la veine de mourir en naissant, car ils seraient plutôt très mal venus dans n’importe quel troupeau d’encornés ou de laineux.
Chez les sauvages, de telles attitudes sont plus difficiles à observer ; pourtant quelques faits identiques permettent d’induire que, dans leurs sociétés aussi, ces règles spartiates ne souffrent pas d’exceptions.
Si les merles blancs sont si rares, c’est moins parce qu’il en naît peu que parce que les autres oiseaux du taillis, geais et corbeaux, à défaut des parents, se chargent de les exécuter sans délai.
Les corbeaux surtout sont de terribles justiciers qui n’admettent, même chez les tribus voisines, aucun écart à la norme. On les a vus, dans certains cas, malgré leur terreur du fusil qu’ils connaissent bien, se faire les auxiliaires de l’homme : un sansonnet albinois fut ainsi cerné et tiré par des chasseurs auxquels des corbeaux, croassant formidablement, servaient de rabatteurs volontaires et conscients.
Chose bizarre, l’animal distingue toujours l’estropié de naissance de l’accidenté : ce dernier ne perd rien de sa valeur auprès des camarades de l’un ou de l’autre sexe pour avoir laissé dans une bagarre quelconque un œil, une patte ou une oreille, et je crois que La Fontaine s’est moqué de son public quand il nous a narré l’aventure de ce renard honni de ses compères pour avoir perdu sa queue dans une bataille.
Toutefois, chez les sauvages, il existe encore un autre genre de parias : ce sont ceux qui, pour une raison quelconque, volontaire ou non, ont approché l’homme : l’oiseau qui s’est évadé de sa cage, le renard ou le blaireau qui brisent leurs liens, tous ceux qui, plus ou moins domestiqués déjà, reprennent la clef des champs ou des bois, deviennent pour les autres sauvages, pour les purs, des sujets de répulsion et d’horreur, au moins pour un temps.
Inutile au malheureux de s’expliquer, son odeur parle pour lui. Les nègres d’Afrique prétendent que les Européens sentent la mort, les sauvages de nos forêts doivent penser sans doute que ceux qui ont touché à l’homme gardent un parfum de trahison et de crime. La domestication de quelques transfuges devenus des auxiliaires précieux pour l’animal à deux pattes justifie jusqu’à un certain point cette opinion ainsi que la coalition générale contre celui qui s’est frotté à l’homme. Tant que cette odeur n’a pas disparu, il est traqué et poursuivi impitoyablement.
Bonnes gens qui vous bouchez le nez d’un air dégoûté en passant devant les grottes des renards au Jardin des Plantes, soyez persuadés que ces messieurs Goupils, de même que leurs voisins, vous le rendent bien.
Samedi 18 juillet 1914.
JACQUOT, MON GEAI
Ce matin, Jacquot, mon geai, n’a pas piaulé, roucoulé, garrulé, ni battu les barreaux d’osier de sa grande cage pour tenter un essor vain vers une liberté qui lui est ravie.
Il est là sur son perchoir, pensif, dirait-on, comme un bougnat dont les affaires vont mal, et renfrogné, les plumes hérissées instinctivement, le bec pendant, triste ; il sent la pluie qui va venir :

C’est l’automne, la pluie et la mort de l’année.

Son œil mort ou plutôt son orbite vide purule encore un peu de la blessure ancienne, tandis que l’autre, le bon, dans la sclérotique bleuâtre entourée d’une couronne noire qui lui fait un monocle d’acier, a perdu momentanément l’éclat radieux des jours de soleil.
Malgré sa captivité, sa maladie, son infirmité devrais-je dire, il participe quand même, du haut de ce cinquième étage où je l’oblige à vivre avec moi parmi des odeurs qu’il doit juger épouvantables, à la vie de sa tribu et de sa race, à ses grands instincts, à ses frémissements.
Dans la chambre chaude, il a senti la pluie. Et pourtant il n’a vécu qu’une saison encore et ne sait rien de l’hiver ni de ses neiges, de l’automne ni de ses brouillards froids.
Son jabot blanc, immaculé, que deux tresses de velours noir attachent par les côtés, semble se rétrécir et se froisser dans le cou qui s’engonce, et il me regarde sans broncher, la première fois peut-être depuis huit jours qu’il s’est rendu compte de sa situation.
Si j’avais su pourtant, peut-être !…
Voici trois semaines que Jacquot est notre compagnon.
Je l’ai ramassé un midi, l’œil gauche crevé, arraché de son orbite, tout le côté meurtri sous les plumes par l’invisible sillage d’un plomb de quatre, du plomb fatal, abruti par la secousse terrible du coup de fusil et de la dégringolade dans les branches.
Je l’ai perché en liberté dans la cuisine après avoir condamné les chatières et expulsé les matous, les sales rôdeurs de gouttières de la campagne, affamés, voleurs, assassins par nécessité et par goût aussi.
Il faisait sombre dans la pièce comme dans sa tête, sa pauvre tête inclinée du côté malade, et il est resté morne, immobile, triste, inconscient, ne songeant ni à boire, ni à manger. Il boitait de la patte gauche ; l’aile non plus ne marchait pas, et c’était une loque de bête incapable de fuir ni de bouger, prête à tomber sous la griffe ou sous la dent du premier rôdeur forestier ou domestique qui eût passé à portée.
Mais je veillais. J’ai soigné Jacquot. Les gens me disaient :
— Il veut crever ! Tuez-le donc ! C’est bon à manger, le geai ; c’est même très bon avec des choux !
Pauvre bête, qui n’avait même plus l’instinct de fuir !
Dès le lendemain, il a mangé : quelques miettes de gâteau, des vers, un grain de raisin, et il a bu un peu aussi ; puis, je l’ai reperché comme on couche un enfant, et il est resté perché de nouveau jusqu’au repas suivant, et chaque jour je lui ai tendu la pâture, qu’il ne songeait guère à prendre. Il était toujours inconscient.
Mais le jour du départ est venu : on n’est pas rentier, hélas ! Laisser Jacquot là-bas pour lui faire rendre la liberté plus tard ?… J’y ai pensé ! C’était bien hasardeux dans un pays où la meilleure farce consiste à manger en civet le chat du voisin. Un geai, c’est embêtant à soigner, surtout quand il est si facile de lui tordre le cou et d’écrire qu’il se porte bien. Et puis, il n’aurait plus pour le protéger une sentinelle vigilante comme ma femme, et les chats passent partout ; mon jeune Miraut est si fou, la chienne Finette, sa mère, si jalouse. Ah ! Jacquot ! quels dangers !
J’ai amené Jacquot ici. Il a voyagé en voiture, en chemin de fer, en taxi-auto ; il a été cahoté, bousculé, tripoté, interpellé ; il n’a rien vu, rien su, rien entendu, rien senti, sauf la douleur, la grande, la seule douleur de son œil arraché que je lavais de temps à autre sans qu’il se défendît, sans qu’il essayât de me piquer.
Je l’ai installé ici. Il avait vécu huit jours là-bas. La plaie se fermait lentement ; je me disais : il guérira, il mange ; l’autre œil reste clair, et, quand il se retrouvera valide, il sera tout naturellement apprivoisé et déjà familier avec nous.
Il a été quelques jours inconscient et sombre, puis un beau matin il a sauté tout seul sur le perchoir de sa cage, il a mangé, sans qu’on ait eu besoin de les lui tendre, le pain, les fruits et le foie qu’on mit dans sa mangeoire. C’est Toto chat qui n’était pas content qu’on prélevât sur sa réserve pour ce citoyen-là !
Et trois jours après, comme j’approchais de sa cage pour me rendre compte du point où en était sa guérison, il me regarda ahuri, avec un œil rond, effrayé, comme s’il ne m’avait jamais vu, comme si je ne l’avais pas déjà nourri et soigné pendant plus de quinze jours et que je n’eusse pas été pour lui un camarade.
Il s’élança avec impétuosité contre les barreaux, se cassa des plumes, hérissa son casque, poussa des « tchaie ! tchaie ! » colères, puis, me regardant de son œil furieux, il m’injuria gravement de « rrau ! rrau ! pier… rau ! aôh ! » et, ce faisant, il dressait le col et tournait avec un air méprisant d’hidalgo drapé dans sa sauvagerie.
Il ne consentit à se taire et à rester tranquille que lorsque je me fus retiré à une distance raisonnable de sa maison et de sa personne.
Et, dès lors, Jacquot nous a regardés, ma femme et moi, comme des ennemis. Seul, Toto chat ne l’effraie pas ; ils passent, la cage sur le parquet, de longues heures à se regarder, à chercher ce qu’ils sont, à flairer un mystère dont ils ne sont pas inquiets, bien sûr, mais qui les intrigue tout de même.
Chaque matin, quand il veut faire beau temps, Jacquot, avant notre lever, piaule et roucoule et bat des ailes ; quand il me voit approcher, il s’affole et piaille, un peu moins cependant maintenant. Je suis encore l’ennemi, ma main est terrible pour lui, lui qui se tenait, les premiers jours, de longues heures perché sur mon doigt et se laissait gratter gentiment le crâne.
Jacquot a repris conscience de sa vie d’autrefois : il ne sait pas quel trou dans le temps sépare les heures d’aujourd’hui du matin de jadis où il accourait joyeux dans la forêt à l’appel du braconnier qui l’a fusillé sur son chêne.
Hier, comme je voulais le prendre pour faire un dernier pansement à son œil malade, il s’est défendu avec acharnement et m’a tailladé les doigts de deux coups de bec ; mais il a moins peur tout de même et ne s’effraie plus quand sa maîtresse, flanquée de Toto chat, lui apporte sa ration.
L’an prochain, je lui ferai refaire le voyage, et je le relâcherai bien portant et robuste, et il retrouvera les geais du bois du Tuchevé, où j’entendis le coup de feu qui le démolit et sa plainte de détresse qui m’amena sur le lieu du drame.
Jacquot alors piaillait entre les doigts du braconnier Kinkin, qui voulait en profiter, disait-il.
Kinkin n’en profita pas. Et mon Jacquot ne se doute mie qu’il m’a coûté, à moi qui ne suis guère bavard, un long discours à ce monsieur, une pièce de quarante sous, plus une tournée de mauvaise absinthe que j’ai dû bel et bien ingurgiter chez le bistro de Longeverne.
INTERSIESTES

(Chronique par Toto chat)
Eh oui ! c’est moi, Toto chat, qui vais écrire. Qu’y a-t-il d’étonnant à cela, s’il vous plaît ? N’arrondissez pas vos prunelles, vous n’êtes pas beaux quand vous écarquillez les yeux, cela ne va vraiment bien qu’à nous les félins et à nos cousins les loups. Donc j’écris. Certaines dindes écrivent bien ; il est vrai que pour cet exercice elles mettent un corset et des bas… bleus, et j’entends constamment mon maître bougonner qu’on ne peut plus fourrer le nez dans une revue sans y trouver un alignement imposant d’insanités et de niaiseries dont elles s’esbaudissent et se congratulent à qui mieux mieux.
Volailles à la remorque de vos hommes, de vos grands hommes, qui papotez dans les salons où l’on s’ennuie et dans les banquets où l’on se saoule (quand il y a du vin), il me semble que je vous vaux bien, – moi, chat des chartreux (race supérieure), cohabitant avec un écrivain, – et que je suis aussi au courant de la vie que vous toutes, ô mes consœurs emplumées d’autruche ou fourrées de singe, du monde des sciences, des lettres et des arts.
Moi, je suis nature, j’aime mes aises, aussi je porte toujours mon pantalon large, à la hussarde, serré à la griffe, et ma robe de chambre feu ; c’est commode ; je n’ai pour parure que mon jabot blanc, toujours immaculé, ça j’y tiens, c’est ma coquetterie. Comme vous pouvez en juger, c’est simple et de bon goût.
Écrire, comment ça m’est venu à l’idée ? C’est tout simple : en voyant écrire ! Comment voulez-vous qu’un simple chat résiste à cette contagion ? Ma maîtresse, elle, n’écrit pas. Elles sont tout de même quelques-unes comme ça, assez saines d’esprit, qui n’ont pas été frappées de cette rage d’arracher des plumes à leurs maris, comme dit si bien et si justement Maurice Boissard. Elles n’en valent pas moins pour autant, vous savez, et elles s’amusent comme des petites folles chaque fois qu’il leur est donné de lire la prose de la femme d’un cher confrère de leur époux. J’espère qu’elles ne riront pas de la mienne.
— Comment, encore une ! La ménagerie se monte, disent-elles. Comme ça doit être amusant !
— Pas tant que ça ! ronchonne mon maître et papa qui va, lui, quelquefois dans le monde.
Donc moi, chat, j’ai voulu écrire. Rien n’est plus facile ! Pour bien apprendre, j’ai observé mon maître. Voici comment on fait :
On se met à sa table avec du papier devant soi, on serre les mâchoires, on grince des dents, on fronce les sourcils, on fait des yeux brillants, féroces, comme quand il n’y a plus de foie à la maison, et on gratte, on gratte, on gratte en trempant de temps en temps un petit bâton dans un trou noir.
Quand on vient vous parler, on ronchonne, on marmotte, ou bien l’on dit : « M… zut ! » ou encore : « F… iche-moi la paix ! » Et voilà ! C’est simple.
D’ailleurs, j’ai déjà écrit avec mon maître, nous avons collaboré, comme disent ses amis. Je n’aimerais pas que cela se sût, mais tout de même c’est vrai. D’abord je suis toujours sur sa table, devant ou à côté de lui ; dame, pour apprendre, il a bien fallu que je l’observasse.
Je le laisse faire ; quand il a gratté pendant cinq ou six minutes, moi je passe ma queue, ma longue et large queue bien fournie, sur ce qu’il vient de tracer et aussitôt les lignes s’écartent, se doublent, les lettres s’allongent, c’est très beau !
Mais mon maître est de mauvaise foi de temps en temps. Quand j’ai fait cela, quand je l’ai aidé de mon mieux, au lieu de me remercier gentiment et de me dire : « Toto, tu es un bon petit », il me traite de sacrée petite rosse ! Ça me dégoûte, ça, moi ! Aussi plus de collaboration, chacun pour soi ! On va voir ce qu’il a dans le ventre. C’est moi, vous savez, qui ai tout le talent ! D’ailleurs, les critiques, qui sont des gens très bien, des gens sérieux, intelligents, talentueux, géniaux, le lui ont déjà dit. Lui, il n’y croit pas ; qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Tout de même, il sait des choses, vous savez, et ses histoires de bêtes ne sont pas une autobiographie. D’ailleurs je l’aime beaucoup, mon maître, et ma maîtresse aussi, et toutes les dames qui viennent chez nous : elles n’écrivent pas !
Je vais vous parler de moi d’abord… C’est naturel. D’ailleurs les petites dindes, mes précurseurs ou précurseuses, comme vous voudrez, ont fait ainsi.
Elles nous ont dit comment et combien de fois elles ont fait pipi, caca, dodo ; comment et quand et pourquoi elles ont eu faimfaim, soisoif, bobo, et puis elles se sont senties vivre, vivre, VIVRE pour l’amour, la grande amourr, la vraie amourrr !
Moi, ce ne sera tout de même pas si… femme ! je mets femme au lieu de bête, car moi bête, je ne suis pas femme, j’entends femme de lettres ou plutôt femme d’homme de lettres et écrivant. Dieux ! que c’est dur parfois de dire tout ce qu’on veut dire, je ne l’aurais jamais cru !
Je ne suis pas galant, dites-vous. C’est vrai, mais la faute en retombe uniquement sur mon maître, qui eut la cruauté, disent les uns, la sagesse, disent les autres, de me faire émasculer vers l’âge de deux mois. Ah ! c’en est un de souvenir, celui-là !
Tiens, mais, au demeurant, si je le racontais ! Je ne crois pas qu’aucune de nos femmes de lettres ait éprouvé jamais ces impressions-là.
Quelle veine ! Trouver du premier coup un sujet qu’elles n’aient pas salopé. Qu’on vienne dire après que je ne suis pas original !
Oui, je me le rappellerai longtemps.
De temps en temps j’entendais bien dans la rue une voix triste qui gueulait : « Voilà l’tondeur de chiens ! Voilà l’coupeur de chats ! tond les chiens, les chats et les n’oreilles ! » Mais je ne savais guère quelle menace terrible recelait cette mélopée.
Ça est venu. Un beau jour que j’étais installé sur le fauteuil où je fais mes griffes et que la chanson passait dans la rue, mon maître a ouvert la fenêtre et a fait : « Pssit ! pssit ! hé l’homme ! » en agitant le bras.
Je n’aime pas voir mes parents se livrer ainsi à des gestes désordonnés et inhabituels ; ça me choque et ça me fait peur ; aussi, quand mon père s’est retourné, il a bien vu à mes yeux tout ronds et épouvantés qu’il ne m’avait pas fait plaisir. Il m’a dit gentiment, comme pour me consoler : « Pauvre petit ! »
Ce que cela voulait dire, je l’ai bientôt su.
Un type, un sale type, a frappé à la porte et on lui a ouvert, savez-vous, ouvert gentiment, comme on ouvre les soirs où un ami vient faire la causette en vidant des bouteilles.
— C’est pour un matou ? a dit cet énergumène.
Dès que j’ai vu ce vilain coco, je n’ai fait ni une ni deux, j’ai senti, voyez-vous, que ça tournait mal ; j’ai sauté de mon fauteuil sur l’armoire à glace ; comme mon père voulait m’attraper en montant sur une chaise, j’ai refilé sous le lit et de là je me suis calé dans les ressorts du sommier.
Ah ! ils ont eu beau m’appeler : « Viens vite, mon petit ! » « Toto » par-ci ! « Toto » par-là ! et remuer mon assiette de foie, pas de danger que je bouge ! Mais ils m’ont eu tout de même, les brigands ! Ils ont empilé des chaises, défait le lit, bousculé les matelas, sali les draps, roulé les couvertures, chambardé la pièce et mon père est venu me cueillir entre deux rangées de ressorts en me disant de sa voix la plus douce : « Mais on ne veut pas te faire de mal, petit fou ! »
Je ne m’y fiais pas : j’ai commencé à jurer, à cracher, à mordre, à tirer mes griffes, mais le sale type m’a empoigné, il m’a roulé comme une saucisse dans un ignoble paletot qui empestait la pisse de mes confrères (des confrères pas propres) et il m’a serré le poitrail entre ses genoux pendant qu’un autre sale type, mais plus petit et que je n’avais pas eu le temps de voir, m’écartait les pattes de derrière. J’ai senti qu’on farfouillait…
… Mais chut ! un chat sait souffrir et se taire et puis il y a des dames qui lisent l’Île sonnante[2]. Il sied à ma discrétion et à mon stoïcisme de bête de tendre un instant un voile sur des scènes de carnage.
Mais quelle journée, grands Dieux ! Je n’osais me montrer dans la chambre, même lorsque le fameux et malpropre bourreau fut parti. Je tremblais, j’avais la fièvre, j’avais soif, le foie ne me disait rien ; ma bonne petite mère m’appelait, mais je ne voulais pas aller, j’avais peur, j’étais triste, j’étais honteux et je suis resté deux jours, malgré ma fièvre, sans manger, sans boire, sans pisser, sans… parfaitement !
Aussi les hommes mal habillés et qui puent, je ne peux pas les sentir ; je déteste le bougnat, ce braillard, et je hais les déménageurs, ces grosses brutes, et, vous savez, le poète Z… qui venait chez nous et qui m’aime beaucoup, eh bien ! je ne peux pas lui rendre son affection, non, parce que de temps à autre il sent trop le vieux socialiste et qu’il empoisonne le caporal.
Mais c’est assez pour aujourd’hui, mon parrain Michel trouve déjà que je lui prends trop de place dans sa revue, une revue sérieuse, je vous demande un peu. Aussi je prie tous mes amis lecteurs et mes amies lectrices, sauf la catégorie de femmes de lettres citée plus haut, à qui ces pages n’auront pas déplu, de me l’écrire à l’Île sonnante. Dans les débuts, n’est-ce pas, cela fait toujours plaisir, ça vous encourage, et puis cela décidera peut-être mon parrain Michel et mon papa Louis à m’inscrire comme collaborateur attitré et membre du Comité de rédaction. J’en serais très fier, car je serais ainsi le premier chat de lettres de France et de Navarre, et on a beau dire, chat de lettres, ça sonne tout de même foutrement mieux que femme de lettres.
TOTO CHAT.
N.B. – La prochaine fois je parlerai de ma queue !
T. CH.
LA VENGEANCE DU BOUC
Quand nous eûmes mangé ou plutôt sucé, toutes crues et vivantes, en guise de hors-d’œuvre, quelques douzaines d’écrevisses que Grangibus avait arrachées de vive lutte à leurs souterrains humides, entre des racines de vieux saules, nous commençâmes notre repas.
Des cuisses de grenouilles raflées au raccroc dans une mare voisine, dûment rôties sur la braise et salées comme il convient, en constituaient le plat principal, auquel s’adjoignait naturellement un demi-double de pommes de terre cuites sous la cendre et dérobées, est-il besoin de l’avouer, au champ le plus voisin. Rien, d’ailleurs, ne décelait ce délit champêtre, le camarade dont c’était le tour d’opérer se gardant bien d’arracher la fane dénonciatrice, mais se contentant de gratter par côté les pieds attaqués pour retirer équitablement deux ou trois tubercules à chacun d’eux.
Le ruisseau fournissait la boisson.
Lorsque chacun fut « plein », comme disait Lebrac, un besoin de mouvement se fit sentir dans nos muscles et le démon du jeu derechef posa sa griffe sur nos épaules.
Nous avions laissé nos troupeaux se mélanger : vaches, bœufs, moutons et chèvres fraternisaient sur l’ensemble des pâturages sans souci des bornes ni du cadastre.
Ce précoce et joyeux communisme, cette « participation », dirait Wells, ne venait point – nous devons modestement l’avouer – d’une naturelle largeur de vues politiques, ni du besoin d’apporter coûte que coûte une solution, bonne ou mauvaise, à la question sociale.
L’intérêt bien entendu qu’avait chacun des six camarades à ce que son troupeau lui foutât la paix l’avait seul induit à supprimer les frontières de sa pâture, à déployer au vent, en guise d’étendard pacifique, un pan de sa chemise et à planter, au lieu de l’olivier symbolique, son fouet ainsi que ses soucis en un coin quelconque du terrain pour s’ébattre avec les amis en toute tranquillité.
Dire que les parents auraient accepté d’enthousiasme cette combinaison serait notoirement exagéré, et même, s’ils avaient pu soupçonner la chose, le bas de nos dos aurait pu refaire connaissance avec le cuir ou les clous de leurs semelles.
Car le père Camus, qui n’avait que huit vaches et quatre moutons, raisonnablement ne pouvait admettre que les bêtes du fermier Lebrac, qui se chiffraient par un nombre au moins double des siennes, partageassent l’herbe drue tapissant son pâturage. Papa Gibus, prétendant que son herbage était le meilleur du canton, eût poussé des cris de putois s’il avait vu d’autres naseaux que ceux qui ruminaient à son étable se pencher sur ses prairies et Tintin père eût sans nul doute objecté à son fils, s’il avait pris à ce dernier fantaisie de lui demander conseil à ce sujet, que la superficie de sa propriété équivalait à celle de toutes les autres réunies.
Mesquins et prudhommesques préjugés que ne partageaient heureusement ni nos brebis, ni nos chèvres, ni nos vaches, lesquelles, tous les soirs, rentraient à la maison, la panse pleine, à la satisfaction de tertous. Car, durant les heures qu’elles tondaient l’herbe odorante sous nos pacifiques houlettes, lesquelles, en l’occurrence, n’étaient rien autre que de solides triques et de rudes fouets, nous charmions, nous, les instants de cette garde agréable et facile par les plaisirs du jeu, de la chasse, de la pêche et de la table, qui, on l’a pu voir, n’étaient point à dédaigner, encore qu’une simplicité toute spartiate semblât présider à la préparation de quelques entrées.
Nos jeux étaient variés autant qu’ingénieux. Un saule au tronc mutilé par les pointes de nos eustaches témoignait que, pour lancer le couteau, le plus maladroit de la bande eût rendu des points à n’importe quel indigène cisalpin. De minuscules puits, naturels ou artificiels, ainsi que de savantes canalisations d’eau, attestaient l’intelligence spéculative de Lebrac, physicien intuitif, redécouvrant le principe des vases communicants sans pour cela en tirer vanité, tandis que l’esprit pratique de Grangibus se manifestait par des tentatives d’acclimatation d’écrevisses et de grenouilles. Il utilisait à cet effet les dérivations hydrauliques de son ami après avoir toutefois précautionneusement barricadé de treillis d’osier et de bois les ouvertures des branchements par lesquels ses captives auraient pu regagner le ruisseau natal.
Ce jour-là, cependant, le couteau ne nous disait rien ; le génie de Lebrac, en matière d’eaux et forêts, semblait somnoler et Grangibus, pour une fois, se montrait décidé à laisser crever en paix ses grenouilles.
Pour utiliser ses talents de grimpeur, Camus avait bien proposé que l’on jouât l’histoire de Barbe-Bleue.
Il aurait monté au saule et La Crique, en prière, lui aurait murmuré d’en bas :
— Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ?
La proposition de Camus n’avait rallié aucun suffrage parce que, huit jours auparavant, lors de la répétition générale de cette pièce dont La Crique avait réglé le scénario, sœur Anne, juchée au faîte de l’arbre, avait répondu à l’interrogation angoissée de l’épouse condamnée :
— M… ! v’là Bédouin qui s’amène !
Bédouin, c’était le garde champêtre, et Lebrac ne se souciait plus de jouer les Barbe-Bleue et Tintin ni Grangibus ne consentaient pas davantage à tenir, si nobles fussent-ils, les rôles des vaillants capitaines qui châtient l’assassin, parce que le représentant de la loi, les ayant vus courir, en avait conclu qu’ils étaient en défaut et les avait menacés de leur tirer les oreilles.
— J’sais, moi, ce qu’il faut faire, s’exclama tout à coup La Crique, qui, depuis dix minutes, vouait aux supplices les plus chinois tous les saints du Paradis parce qu’une charogne de bélier, non content de brouter sur l’espace qui lui était dévolu, voulait à tout prix franchir les frontières nouvelles fixées par notre association et goûter coûte que coûte à l’herbe d’autrui.
— Quoi ? interrogea-t-on avec ensemble.
— Endormir ce salaud-là !
— L’endormir ! reprit toute la bande en chœur. Et comment ?
— Attendez un peu.
Et La Crique, s’aidant de son couteau et du manche de son fouet, se mit sans délai à creuser en terre un trou de quatre à cinq millimètres de diamètre et d’un demi-pied de profondeur.
Tout le monde contemplait sans comprendre. Quand ce fut fini, il ordonna :
— On va attraper ce sale emm.. deur et l’amener ici.
La capture fut bientôt faite et, moitié poussé, moitié porté, le condamné fut couché à terre, non loin du trou creusé par La Crique. Trois camarades se chargèrent du soin de le maintenir, cependant que le grand inventeur se disposait à opérer, introduisant une des oreilles de son patient dans l’ouverture qu’il venait de creuser.
— Tenez bon, recommanda-t-il aux gardiens, et vous autres, faites comme moi, ajouta-t-il à ceux qui le regardaient.
Ayant dit, saisissant par le petit bout son manche de fouet, l’opérateur La Crique se mit de toutes ses forces à frapper le sol à côté du trou et les autres, tout en se demandant ce qu’il allait advenir, l’imitèrent docilement.
L’effet ne se fit guère attendre.
Une minute après, le bélier, les yeux clos, les membres mous, ne bougeait pas plus qu’une souche.
— Il est peut-être crevé, hasarda Grangibus, habitué à ces sortes de dénouements.
— Penses-tu ! riposta avec dédain et suffisance l’opérateur, il pionce, tout simplement : comme ça, il nous foutra la paix et ne nous emm… plus de l’après-midi.
— C’est épatant, s’ébahissait Lebrac. Si on essayait avec un autre ?
— C’est bien facile, répliqua La Crique. Et une minute après, une vieille brebis s’allongeait à côté du bélier.
— À un troisième, proposa Camus.
Un troisième vint goûter la paix des sommeils réparateurs auprès des premiers ; le nirvanah bienfaisant engourdit bientôt un quatrième, et comme on trouvait que cela n’allait point assez vite, on se partagea en deux chantiers qui opérèrent simultanément.
Un quart d’heure plus tard, trente moutons, allongés comme à la suite d’un carnage, s’alignaient autour de nous.
Après les moutons, ce fut le tour des chèvres, qui y passèrent toutes, elles aussi. Mais ce fut plus dur, car elles se refusaient à l’expérience, et il fallut les contraindre à coups de trique à venir prendre place à la table d’opération.
Restait le bouc.
L’affaire avec lui était plus sérieuse. L’animal regardait avec étonnement et méfiance tous les corps inertes de ses compagnons et l’on n’osait point trop l’attaquer de front, car, bien encorné, il tapait dur.
Lebrac, fort à propos, se rappela que la race caprine a pour le tabac des affinités électives et découvrit bien opportunément dans une de ses poches un reste de cigarette soustraite au paquet de scaferlati paternel.
Il tendit au citoyen son mégot et pas à pas, reculant au fur et à mesure que l’autre avançait, l’amena ainsi sur le lieu de l’opération, où Camus et Grangibus simultanément se précipitèrent sur lui et valeureusement le terrassèrent.
Quelques secondes après, lui aussi, les paupières closes et les pattes inertes, s’immobilisait au centre du troupeau ronflant.
Nos regards, amoureusement, caressaient le spectacle.
— Épatant ! épatant ! murmurait Lebrac. Quel dommage qu’on ne puisse pas, de même, endormir les vaches ! C’est pour le coup qu’on rigolerait.
Et nous discutions sur les moyens propres à placer sous notre puissance la vache la plus docile afin de tenter avec ce sujet nouveau une expérience qui s’avérait déjà fort concluante et dont le succès nous eût permis sans doute de codifier en règle générale ces faits particuliers.
— Pour les poules, expliquait La Crique, c’est encore plus simple : il n’y a qu’à leur fourrer la tête sous l’aile, les faire tourner deux fois et ça…
Il n’eut pas le loisir d’achever. Une poussée terrible lui faisait tout à coup piquer une tête en avant, cependant qu’ahuris nous cherchions la cause de cette culbute.
Le bouc ! le bouc, hérissé, les cornes en bataille, l’œil en feu, bavant, s’excitant, se précipitait derechef tête baissée sur Lebrac qui boulait à son tour, cul par-dessus tête ; puis ce fut Grangibus qui pirouetta, n’ayant pas eu le temps de ramasser son bâton. Tintin, qui voulut faire front à l’adversaire, chancela à son tour sous son irrésistible poussée ; Tigibus, qui se préparait à mettre le ruisseau entre lui et la bête en furie, reçut sans gloire un coup de corne dans le derrière qui le fit s’allonger tout au long dans l’élément cher aux grenouilles. Seul, Camus échappait à la secousse en escaladant vivement le saule.
Mais le bouc l’avait vu et, du pied de l’arbre, il le regardait furieusement, le nez en l’air, raclant du fond de sa gorge des bêe-êe-êe, graves et sinistres, qui ne présageaient rien de bon. Sa barbe s’agitait au vent ; ses cornes tâtaient l’écorce ; il poussait l’arbre comme s’il eût voulu le déraciner et Camus là-haut dans ses branches n’était rien moins que tranquille.
— Mes vieux, nous confia-t-il plus tard, il ressemblait à mon grand-oncle, vous savez bien, lui qu’était capitaine en soixante-dix et qui gueulait si fort quand il était en rogne. Oui, il me bourrait des yeux absolument comme lui et un moment j’ai bien cru que c’était lui qui était revenu dans le bouc.
Cependant, les cinq gaillards culbutés ne pouvaient s’en aller sur cette défaite.
Revenus de leur stupeur, ils se tâtèrent d’abord les côtes ; puis, après avoir déshabillé Tigibus mouillé jusqu’à la peau et mis sécher ses vêtements, ils se saisirent de leurs triques et de leurs fouets et revinrent ensemble sur leur vainqueur.
La Crique esquiva fort à point un retour offensif du combattant, cependant que fouets sifflants et triques brandies calmaient la fureur belliqueuse du seigneur et maître de nos biques.
Une à une, à demi abruties, les chèvres et les brebis se relevèrent et se remirent à brouter, sans se souvenir de rien, semblait-il, mais le satané animal, lui, n’avait pas oublié et, de temps à autre, il s’interrompait du soin de ronger une pousse pour lancer dans notre direction son cri de guerre.
Cependant, degré par degré, il se calma et, vers le soir, tout semblait rentré dans l’ordre.
Nos troupeaux prudemment séparés, nous rentrions au village, l’un derrière l’autre, les vaches de Camus en tête, puis les chèvres de Grangibus avec le bouc, les moutons et les bœufs, quand tout à coup le misérable, qui se souvenait toujours, quitta précipitamment les rangs et, gagnant du terrain, s’élança comme un projectile sur notre camarade.
Et lui aussi, le brave Camus, avant de rentrer au pays, sentit les cornes de l’ennemi lui labourer les fesses et s’en fut rouler, ahuri et penaud, jusque dans les jambes de ses vaches.
Après quoi, se jugeant sans doute quitte de toute autre redevance envers le berger, « biau sire Bouc » voulut bien rejoindre les bêtes de son étable ; mais nous ne pûmes plus jamais endormir le moindre mouton, car, dès qu’il nous voyait approcher, le valeureux encorné tombait en garde et nous fonçait dessus et personne, en vérité, ne se souciait d’encourir de nouveau sa colère ni de se dévouer à son implacable vengeance.
UNE PÊCHE AUX GRENOUILLES
Il ne s’agit pas ici du classique morceau d’étoffe rouge, piqué à une épingle, sur lequel la grenouille se rue comme un vulgaire taureau. Non, je n’ai pratiqué au temps de ma jeunesse que des sports vigoureux. C’est pourquoi, par certaines nuits de printemps, muni tout simplement d’un sac, tel un mendigot, et d’une lanterne comme Diogène, je m’en fus, comme lui, chercher, non point un homme dont je n’aurais eu que faire, mais des grenouilles. M. Pierre Brisset, prince des penseurs, ainsi que chacun sait, vous dira d’ailleurs que c’est la même chose.
Un soir donc d’un avril passé, je ne préciserai point, n’étant pas très sûr que la prescription me soit acquise, comme huit heures venaient de sonner et que, les pieds sur les chenets, je méditais sur quelque chapitre de mon Rabelais familier, frère Fri ouvrit brusquement ma porte et, sans autre préambule, me déclara :
— Mon vieux, il fait un temps épatant, un vrai temps de grenouilles. Je viens te chercher pour qu’on aille, les deux, faire un tour ensemble à la raie du Vernois.
Je chaussai mes sabots et m’approchai du seuil : la pluie ruisselait dans les gouttières, un vent triste pleurait dans les arbres de la côte et on n’y voyait pas son doigt devant l’œil.
Un temps superbe vraiment, aussi acquiesçai-je bien vite.
Il faut vous dire que frère Fri, un mien parent, s’appelle en réalité Fridolin, Fri par abréviation, et que je ne l’appelle frère Fri que depuis que j’ai lu Kipling, en souvenir de frère Gris.
— Allez, grouille ! ordonna Fri, qui, pour avoir été caporal dans l’active, a conservé des habitudes de commandement. Et passe-moi la lanterne à acétylène, que je la prépare !
J’enfilai un pantalon de circonstance au fond radoubé comme un vieux bateau, entourai mon cou d’un mouchoir de couleur, coiffai mon chapeau le plus antique, chaussai mes « croquenots » de chasse, et me guêtrai jusqu’aux cuisses.
— Ben, bon Dieu ! t’en faut-il du temps, grognait frère Fri, qui, chaussé de ses brodequins cloutés (un kilo à chaque pied), avait juste pris un sac pour se couvrir les épaules.
— Prends-en un aussi, ajouta-t-il, pour mettre les grenouilles.
Et nous partîmes.
Il pleuvait comme vache qui pisse. Dans le ciel d’encre, sur la trouée de Salans, on distinguait à peine quelques bandes blanchâtres s’opposant bien faiblement aux ténèbres de la terre. Le long de la route que nous suivions, les peupliers non feuillés encore étaient silencieux. Les clous de nos souliers criaient sur les empierrements. Une rumeur semblait monter de la terre : c’était un bourdonnement, un murmure confus, plus vague encore et plus ténu que le ruissel de l’eau au versant des toitures, une plainte qui prenait corps quand on approchait d’un « douillon », une de ces mille sources que la pluie fait sourdre au flanc des coteaux.
À cinq cents mètres du pays, après avoir quitté la route, nous prîmes à travers champs pour gagner le ruisselet ; nos semelles clapotaient sur le sol marécageux qui semblait geindre à chaque pas.
— Écoute, ordonna Fri en me posant la main sur le bras. Elles chantent, on les entend.
Dans le crépitement assourdi de la pluie, parmi les plaintes du sol gorgé d’eau, un faible coassement, léger comme un soupir, se distinguait.
Ce n’était certes point le concert estival sonore des fées vertes qui trônent sur les nénuphars des étangs. C’était l’appel d’amour, le grr… grr… ténu, tendre et doux, des grenouilles rousses du printemps. Et je me représentais la légère, oh ! si légère vibration de la gorge moirée du mâle, appelant.
Comme nous approchions, la lanterne au puissant projecteur fut allumée et nous reconnûmes la source.
Le ruisselet n’ayant que trois ou quatre pieds de large, Fri passa sur la droite et je restai à gauche, lui, tenant la lanterne et moi le sac.
L’eau froide jaillissait de la terre, limpide comme du cristal.
Dans les remous écumeux, il était difficile de rien voir, mais en une sorte de petite crique abritée, Fri, accroupi, lança vivement la main dans l’eau et brandit aussitôt un couple enlacé :
— Et de deux, rigola-t-il, à mi-voix. Elles sont au fond, prévint-il.
Nous commençâmes à descendre. Bientôt ce fut, à chaque pas, une prise. La grenouille accroupie, sortant du fond terreux de la raie, ahurie peut-être de son long sommeil ou hypnotisée par le feu insolite de notre lanterne, restait là, immobile. On la voyait, les cuisses repliées sous le ventre, les pattes de devant rapprochées, fixer, à travers l’eau, la flamme dansante qui l’éblouissait. Quelquefois, le bruit de la main plongeant l’arrachait à son extase et elle détalait toutes pattes détendues au fil du courant ou sous les herbes de la rive ; mais le plus souvent, elle se laissait surprendre et rejoignait dans le sac le groupe serré des compagnes déjà prisonnières.
Elles s’accouplaient. Le mâle fluet serrait dans ses petites pattes de devant la lourde femelle qui le portait ; dans les remous, le couple basculait de côté, puis se redressait et l’on voyait l’éclair blanc d’un ventre poli luire et disparaître dans le noir de l’eau glougloutante et fuyante.
Quelquefois, dans un golfe herbu, une tête fine de mâle s’érigeait, ses admirables yeux, cerclés d’or, guettant la première femelle venue qu’il saisirait au passage. Souvent même, quand il avait longtemps attendu en vain, le célibataire impatient sautait sur le premier couple qui passait et se juchait au petit bonheur sur l’autre mâle. Lutte amoureuse émouvante.
Dans le sac où je les tenais, elles continuaient doucement à roucouler, à peine gênées.
Et nous allions toujours, nos yeux aiguisés fouillant les îlots de lumière, les anses tranquilles, les fonds de terre, les fouillis herbus ; nous avions la main glacée, le nez suintant ; nos pieds clapotaient dans l’eau, nos manteaux étaient transpercés, nos pantalons couverts d’une cuirasse de boue.
Le sac s’alourdissait, mais le démon de la chasse et de la rapine, jamais satisfait, nous maintenait là. Plus on en prenait, plus il en reparaissait !
— C’est la pêche miraculeuse, murmura religieusement frère Fri.
Soudain, dans la nuit, non loin de nous, il y eut un « pfloc » sonore, comme un bruit lourd de pas, plongeant brusquement dans une flaque.
— Tu as entendu ? me souffla mon camarade.
— Oui, répondis-je, c’est quelqu’un qui vient. Pourquoi n’a-t-il pas allumé sa lanterne ?
Sans mot dire, frère Fri dirigea le puissant jet de lumière dans le sens du bruit. Nos yeux fouillèrent la zone éclairée : de vagues silhouettes, à peine devinées, s’abaissèrent.
Fri, les sourcils froncés, le cou tendu, sondait l’espace :
— Nom de D… ! Louis, barrons-nous, c’est les cognes !
Toute pêche de nuit est en effet interdite, si amusante soit-elle.
— Souffle la lanterne ! ordonnai-je.
Il ferma le générateur, mais la provision de gaz restant brûlait toujours et nous désignait. Et Fri avait beau souffler, cela ne s’éteignait pas.
Les bottes des gendarmes, pfloc ! pfloc ! s’enfonçaient en gémissant dans la terre humide…
— Crache dessus, nom de… Zeus ! ordonnai-je.
Un puissant jet de salive éteignit enfin le fâcheux luminaire, et, d’un commun instinct, nous crochâmes aussitôt dans la direction opposée au village. Au bout de dix pas, nous fîmes halte.
Une exclamation énergique, le mot de Cambronne, proféré d’un gosier sonore par un de nos poursuivants, nous fit tordre silencieusement.
— Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquérait l’autre.
— J’en ai jusqu’au haut de mes chaussettes, sacrait le premier, qui, trompé par l’obscurité, avait mis les deux pattes dans le ruisseau.
— Nous ne les rattraperons pas, reprit le deuxième, qui ne tenait sans doute point à se mettre dans le même état. C’est malheureux ! Sans ton plongeon de tout à l’heure, on les tenait.
Cependant, au fond du sac, nos grenouilles continuaient leurs protestations amoureuses, grr… grr… grr… !
— Nous l’avons échappé belle, me soufflait Fri : c’est cette vache de R… ! il pincerait son père rien que pour le plaisir de verbaliser.
Je lui confiai le sac pour le retour, au cours duquel il m’exposa certaines observations zoologiques au moins originales, sinon plus, et dont je ne garantirai pas la valeur scientifique, entre autres que la nuit des Rogations, je crois, à moins que ce ne soit plus tôt ou plus tard, toutes les grenouilles restées dans l’eau se changent en crapauds !
J’eus beau m’évertuer à lui dire qu’à ce moment le frai des grenouilles est fini et que celui des crapauds commence ; il n’en voulut pas démordre et, pour changer la conversation, me tapa d’une cigarette.
En rentrant, il déversa les grenouilles dans un cuveau au fond duquel j’avais versé un arrosoir d’eau et nous le rebouchâmes soigneusement.
Le lendemain, frère Fri me fit remarquer qu’en plus des cent quarante et quelques grenouilles que nous avions attrapées et du procès-verbal que nous avions failli récolter, il avait encore ramassé un bon mal de gorge pour être resté un quart d’heure immobile sous la pluie.
— Ça n’a pas d’importance, lui dis-je pour le consoler ; et quand tu les savoureras, tu pourras songer « en remerciant Dieu, qu’ils n’en mangent pas en Angleterre ! »
— Sans blague ? riposta-t-il. Eh bien, ce sont de sacrés… !
Mais ma plume pudique se refuse à écrire, pour terminer, l’épithète plutôt injurieuse et ultra-rabelaisienne de frère Fri.
LES PLAISIRS D’HIVER EN FRANCHE-COMTÉ
Voilà l’hiver qui s’en va ; voilà l’hiver qui f… le camp ! C’est le moment de le regretter, d’autant qu’il n’a pas été dur aux pauvres gens. Au cours d’un de ces beaux jours de gelée qu’il a fait, j’ai eu l’occasion, un dimanche, de passer devant un endroit où l’on patinait et cela m’a rappelé un des sports favoris de mon enfance.
À vrai dire, depuis quelques années, il n’y a plus d’hiver ; à peine voit-on la neige apparaître qu’elle s’en va presque aussitôt. Les saisons, comme on dit, sont pourries, et, ce qu’il y a de rageant, c’est que, comme conséquence, la vigne ne donne guère et le raisin ne mûrit pas. Combien désolant pour les excellents rabelaisiens, amateurs de la purée septembrale !

Mais où sont les neiges d’antan ?

dirait aujourd’hui, avec nous, le bon vieux poète François Villon, gai compaing, coquillart et maître ès arts de « beuveries et galantises ».
Ceux de ma génération se souviennent tous d’avoir entendu à la veillée le vieux briscard, ayant fait la campagne d’Afrique, parler des « chacails », quand ce n’était pas des « chacaux », des « l’hyènes » et des « raquins ». Il y avait aussi, pour finir, la terrifiante histoire du nègre qui pissait du feu.
Certains, bien renseignés sans doute, interrompaient le narrateur pour lui faire remarquer qu’il n’était pas absolument nécessaire d’aller en Afrique pour trouver ça.
Cependant, nous autres gosses qui n’entendions malice à ces discussions d’un ordre particulier, rêvions de jets de flamme, surtout quand, sortis dehors pour l’évacuation obligatoire avant de gagner les draps, nous observions que c’était gelé sitôt tombé à terre et qu’à l’encontre du nègre fabuleux, nous lâchions, non pas du feu, mais de la glace.
Que c’était dur de sortir du lit le matin ! On hasardait un pied qu’on rentrait bien vite ; encore une minute de gagnée ; et puis, c’était la plongée dans l’atmosphère glaciale, la ruée sur les vêtements dont on emportait la plus grosse partie sous le bras pour aller achever la toilette devant le grand poêle de fonte allumé par la maman.
La soupe ou le café au lait avalé, on allait mettre le nez dehors, prendre contact avec la neige, car on pouvait compter sur trois beaux mois de neige et de gelée.
Selon la température, on pouvait espérer une journée de glissade ou de bataille. Dire que l’on préférait l’une à l’autre serait blaguer.
Mais si la neige se tassait bien, si le temps était doux, quatre camarades n’étaient pas plus tôt réunis qu’il y avait déjà deux camps et que les hostilités s’engageaient.
Au fur et à mesure des arrivées, les deux troupes, peu à peu, grossissaient, chacun allant où le portait son instinct ; quelquefois la partie haute du village faisait la guerre au village bas ; dans d’autres circonstances, c’étaient les places occupées à l’école ou la sympathie inspirée par le chef qui décidait tel combattant à s’engager sous telle bannière plutôt que sous telle autre.
On se paumait la g… figure en conscience, et le jeu n’allait jamais sans qu’il s’en trouvât, vers la fin de la journée, un ou deux au moins d’éclopés. Au demeurant, les caractères perçaient déjà sous les écorces. Un tel, sur le point d’être pris par les adversaires, trahissait, passant à l’ennemi, aussi facilement que s’il eût changé de chaussettes ; d’autres, au contraire, fermes dans leur foi, ancrés dans leurs convictions, se seraient fait frotter la peau jusqu’à ce que l’épiderme en fût usé et auraient « bouffé » de la neige jusqu’à en crever plutôt que de s’avouer vaincus et de se rendre.
Quelles revanches ils prenaient quand ils pouvaient pincer un adversaire ! Heureusement que les sautes de température nous obligeaient à varier les jeux, sans quoi des haines seraient nées infailliblement avec de tels tempéraments, nobles et beaux dans leur altière intransigeance.
Les beaux jours de gel, quand le froid nous pinçait les oreilles, nous bleuissait le nez et nous faisait serrer les fesses, on établissait des glissades.
Mais pour avoir le droit de s’élancer sur la voie de glace, laborieusement établie, il fallait montrer patte blanche ; je veux dire qu’il fallait, devant un comité sévère, exhiber le dessous de ses semelles. Selon la grosseur des clous et la qualité du ferrage, on était admis ou exclu, et c’étaient de belles colères à la maison quand le père parlait de garnir de cuir le dessous des sabots et de belles ruses pour tenter d’éviter l’opération ou de l’annihiler par des procédés aussi illégaux que secrets.
Pour peu qu’il se trouvât dans le village des rues en pente, elles n’étaient bientôt plus abordables aux simples mortels et surtout aux vieux qui risquaient à chaque instant d’y piquer la bûche, au grand dam de leur derrière. Nous goûtions d’ailleurs (cet âge est sans pitié) un plaisir sans mélange à les voir agiter vainement les bras comme pour essayer de se raccrocher à quelque chose et s’étaler les quatre fers en l’air en sacrant de tous leurs poumons contre les polissons, les chameaux d’enfants qui rendaient ainsi impraticables les chemins du pays.
D’autres fois, on utilisait le revers d’une colline dont la pente se trouvait à l’hivernage.
Les plus « rupins » avaient des « leues » ou petits traîneaux, ce qu’aujourd’hui les gens chics qui font du sport dénomment des luges. À trois ou quatre, on prenait place sur ces véhicules primitifs et étroits qu’un des plus forts dirigeait avec les pieds, et… glisse la galère !
Si l’on versait, ma foi, on se ramassait ! Quant aux autres, pour mieux glisser, ils avaient imaginé une sorte de patin en bois fort ingénieux, qui se liait au soulier par un système assez compliqué de ficelles et de chevilles. Ce n’était pas le ski, sa longueur ne dépassait pas celle de la chaussure, et on ne pouvait l’utiliser que sur la neige fortement gelée, la neige qui portait, comme on disait.
Mais une fois lancé sur une pente, il fallait voir si on filait ! On pouvait d’ailleurs faire frein en appuyant du talon. C’était quelquefois assez délicat comme manœuvre, car le corps étant lancé à toute vitesse, la tête gagnait sur le reste et l’on allait pirouetter à quinze pas plus loin, le nez et les mains en avant. Au demeurant, on ne risquait guère que l’onglée ou des écorchures, et les pelles étaient rares.
Quant au patinage sur la vraie glace, avec de vrais patins d’acier, ne le connaissaient vraiment que les riches, et ce n’était pas un sport populaire. Et puis les villages n’ont pas toujours une mare ou une rivière complaisante, et il faut savoir s’en passer.
Quelquefois, l’occasion se présentant, les grandes personnes, papas et mamans, ne dédaignaient pas de venir faire une petite partie sur la glace.
Certain hiver dont j’ai douce souvenance, le dégel était venu brusquement et l’eau de la fonte des neiges avait inondé tous les prés. Subitement, un coup de bise ayant déchiré les nuages, il gela à pierre fendre dans la nuit et le lendemain, un dimanche, au lever du soleil, toute la prairie n’était qu’une nappe de glace.
Jamais il n’y eut si belle fête au village. Tout le monde s’en fut glisser ; dans réchauffement du jeu, on rit, on plaisanta, on s’invita à boire le café et le vin chaud, bref on but beaucoup plus que d’habitude, ce qui fit que, neuf mois plus tard, il y eut dans la commune un surcroît inaccoutumé de naissances et deux ou trois mariages en projet durent être avancés de quelques semaines pour éviter des régularisations inutiles.
N’en fut vraiment fâché que le secrétaire de mairie, à qui cela occasionna une légère augmentation de besogne, mais, comme il n’était pas parmi les « pincés », il n’avait pas, disaient ses compatriotes, à se plaindre de la chose, et il pouvait bien faire ça pour la Patrie.
Lebrac,
bûcheron
roman inachevé
Derrière la maison de Belin l’aubergiste, dont l’enseigne Au bon vin de la vallée stipulait aussi – sous une guirlande de grappes roses figurant le plus authentique des poulsards – qu’il logeait à pied et à cheval, le jeu de quilles présentait la bruyante animation des vesprées dominicales.
Une trentaine de personnages, hommes ou jeunes gens, se pressaient autour du plancher de bois précédant le plateau de sapin et sur lequel se trouvaient, d’une part, l’argent des enjeux, d’autre part les gages des joueurs.
De ce dernier amas d’objets hétéroclites : tabatières, boîtes d’allumettes, briquets, couteaux, etc., le grand Lebrac venait de retirer la vessie de cochon bordée de tresse noire qui lui servait de blague à tabac et s’apprêtait à lancer ses boules. Les gages, en effet, indiquaient le nombre des partenaires et chacun d’eux devait retirer le sien au moment de jouer, ce qui permettait aux nouveaux arrivants de se rendre compte si l’on était au commencement, au milieu ou à la fin de la partie.
Tête nue, en bras de chemise, ses bras noueux sortant de ses manches repliées, le pantalon serré à la taille par une large ceinture de flanelle rouge qui symbolisait l’intransigeance de ses convictions républicaines, les pieds dans de solides brodequins cloutés, le gars fit saillir en tournant la tête les muscles de son cou puissant, et d’une voix sonore où perçait une légère nuance de dédain il interrogea :
— Qui c’est qui tient ?
— C’est moi, déclara Camus. J’en ai neuf !
— Tu n’en as point de trop, mon vieux. Enfin, puisqu’on fait de moitié, je m’en vas te soutenir de toutes mes forces.
Les grosses boules à mortaises renvoyées par le requilleur arrivaient au bas de la petite rampe où elles roulaient lentement sur deux perches en pente légèrement écartées et formant chéneau. Il introduisit sa main dans les évidements de la première et, pour prendre du champ, se recula de quelques pas.
Le pied gauche en avant, le droit en arrière, le joueur, balançant le bras, éleva la grosse boule à la hauteur de son œil droit et, la laissant redescendre en suivant le mouvement d’accélération imprimé par son corps, s’élança de toute sa vitesse jusqu’à l’extrémité du plateau marquant le but qu’il ne fallait pas dépasser.
— Han ! s’exclama-t-il, en lâchant comme un projectile terrible l’énorme sphère de bois dans la direction des quilles.
— Aïe, aïe ! désespérait Tintin, elle va filer aux choux.
— T’inquiète pas, soutenait Lebrac, elle est bien bonne !
Il y eut en effet, à l’autre extrémité du plateau, un choc effrayant de quilles heurtées, entremêlées, culbutées, tandis qu’une houle de têtes, autour de Lebrac, dardaient sur ce ravage des yeux flamboyants.
— Six ! s’exclamaient avec ahurissement les partenaires. Ben, merde !
— S’il en fait encore autant de la seconde, pas la peine de jouer.
— Allez, à la grange ! cria un deuxième. On fait un petit jeu, on fait une grange ! Qui qui met ?
— Ne me chargez pas la main, vous autres, protestait Lebrac avec un petit air faussement modeste.
— Attention, hein, conscrit ! recommandait Camus à son ami. Ne cherche pas les grands coups ! assure la boule ! Tu sais, ajouta-t-il confidentiellement, si nous ne gagnons pas ce coup-ci, c’est foutu ! J’ai plus assez pour poser les jeux et je crois que Grangibus et Tintin sont à sec, eux aussi.
— Zut, s’agit pas en effet de faire le Jacques !
Tous les joueurs et tous les spectateurs suivaient avec une attention décuplée les mouvements de Lebrac.
Bien que peu facilement intimidable, cette insistance le gêna. Un peu pâle, énervé, les sourcils froncés et les yeux flamboyants, il saisit la seconde boule et d’une poigne puissante la projeta à son tour en avant.
Elle frappa sur un nœud de la planche de sapin qu’il était réglementaire de suivre jusqu’au bout pour arriver à la première, ressauta malencontreusement et dérailla par la droite.
— Nom de D… de nom de D…, rugit Lebrac. Ah ! saloperie ! C’est pas la peine de bien jouer ! Qu’on m’y reprenne encore à lancer des boules sur votre sabot de jeu, les Velrans, et j’veux être pendu !
— Ah ! ah ! mon ami, on vous lame ici, ricana l’Aztec des Gués, vous n’êtes pas de taille.
— C’est toujours moi qui tiens, protesta Camus, et je n’ai pas peur que tu me démontes, quand même tu aurais quatre boules à lancer au lieu de deux.
— Chante pas trop, mon petit, tu verras.
— Quoi, qu’est-ce qu’on verra ? La lune, ou quéque chose dans son genre, quand tu joueras ! raillait La Crique.
— Et puis, quand tu me gagnerais encore, c’est pas tout, reprenait Camus, et il reste Tintin et Grangibus pour soutenir la retraite. Allez, montre-nous donc ce que tu peux faire, puisque t’es si malin !
L’Aztec arracha la boule des mains de Migue la Lune, son camarade, et retira des gages son couteau-vilebrequin à clous jaunes ; puis, l’air important, il fit reculer tout le monde :
— Gare les têtes, ricana Camus, y a pas de fiance, vous savez ; c’est là-bas qu’y vise, mais vos pattes ne sont pas plus en sûreté que ça !
— Tu vas voir !
L’Aztec fila une boule et abattit trois quilles de l’autre.
— Y a pas à dire, c’est foutrement bien joué tout de même, raillait toujours La Crique.
Mais son ricanement cessa bientôt, car, à la grande joie des gars de Velrans, Touegueule abattait successivement cinq et cinq quilles.
Camus était blousé.
— Attention, Tintin ! recommanda-t-il à son compatriote.
— J’vas m’appuyer sérieusement, tu vas voir, promit Tintin qui déboutonna son col et retroussa ses manches.
Cependant, malgré tous ces préparatifs et de nobles efforts, le brave Tintin n’arriva qu’à neuf quilles et Grangibus, espoir suprême et suprême pensée, fila, lui, ses deux boules.
Après un si bel exploit, il lâcha consécutivement trois fois le mot de Cambronne en l’accentuant de plus en plus énergiquement, puis il affirma, s’adressant à ses camarades de Longeverne :
— Faites ce que vous voudrez, vous autres, mais pour ce qui est de « bibi », j’en ai plein le dos de lancer des boules sur un « trucmol » comme ça et je me barre.
— On s’en va aussi, attends-nous ! appuyèrent les camarades, en réendossant vestes et blouses.
Les Velrans ricanèrent et sourirent d’un air supérieur.
— Oui, il me semble que vous perdez un peu vot’ temps. Pour les quilles comme pour les filles, déclara l’Aztec, faut pas trop venir ici, y a rien à frire pour vous.
— Mon petit, répliqua Lebrac, en se frappant la poitrine du doigt tout en le regardant droit dans les yeux, mêle-toi de ce qui te regarde. J’ai pas à te demander avis pour ce qui est de mes affaires et je te conseille pas d’y fourrer ton blair. Tu sais bien qu’on dit : dans les affaires de femmes, il ne faut jamais fourrer son nez. Le tien, m’est avis, se culotte déjà pas mal comme ça, inutile de chercher à le faire rougir autrement.
— C’est bon, trancha l’Aztec, on sait ce que parler veut dire : quand on n’a rien dans ses poches, pas la peine de montrer qu’elles sont trouées et de tant faire le zigoto ! Panés !
Lebrac haussa les épaules d’un air supérieur et, suivi des autres jeunes gens de Longeverne, reprit le chemin qui menait à son village.
Ce n’était pas de ce jour-là que datait l’animosité qui dressait les uns contre les autres les gars de Longeverne et ceux de Velrans. Un antique procès dont l’origine se perdait dans la nuit des temps avait été cause jadis de sanglantes échauffourées, puis la tension peu à peu avait diminué, les conscrits se rossant encore par habitude le jour du tirage au sort ; enfin, les gosses seuls étaient devenus les dépositaires de la vieille haine et chaque saison d’écolage revoyait dans le communal de la Saute des campagnes épiques. La génération de Lebrac et de l’Aztec en particulier s’était signalée jadis par des exploits quasi fabuleux, et bien qu’on n’en fût plus à ces gamineries héroïques, un vieux fond de méfiance et un désir de « rogne » rendaient encore épineuses les relations entre jeunes gens.
On ne pouvait plus se rosser, évidemment, d’autant qu’on allait bientôt partir pour la caserne où l’on se retrouverait égaux et frères devant le malheur commun, mais jusque-là n’était-il point naturel de se moquer un peu des voisins, de chercher à les battre aux quilles et à boire à leurs frais, et enfin et surtout de leur soulever autant que possible les jolies filles du pays ?
Les Longevernes « venaient donc en blonde » à Velrans, sinon tous, du moins deux d’entre eux, Lebrac et Camus, qui courtisaient lointainement les deux sœurs de leur ex-ennemi Touegueule.
La maison du père Touegueule, un peu isolée du reste du village, dressait ses toits de tuile à cent cinquante mètres environ du groupe principal et offrait cette particularité qu’étant un peu écartée du chemin vicinal, on n’y aboutissait qu’en suivant une large venelle bordée de deux haies vives qui pouvaient favoriser des espionnages amoureux et couvrir des retraites précipitées.
Accortes et gaies, les deux jouvencelles que Lebrac et Camus avaient distinguées n’ignoraient point, bien qu’aucune parole n’eût été encore prononcée entre eux à ce sujet, l’impression qu’elles avaient produite sur l’un et l’autre des deux gars. L’insistance avec laquelle ils recherchaient leur rencontre de même que le feu de leurs regards les avaient touchées au bon endroit, et, comme de la maison elles les avaient vus arriver au pays, elles se doutaient bien qu’ils profiteraient de l’occasion pour chercher à leur dire bonjour avant de retourner à Longeverne.
Les camarades des deux gaillards, au courant de leurs projets et s’efforçant le plus possible de les favoriser, prirent donc immédiatement les devants et laissèrent en arrière Lebrac et Camus pour qu’ils pussent manœuvrer à leur guise.
La manœuvre n’était pas des plus commodes, surtout de jour où tout le monde et les parents en particulier pourraient remarquer leur manège, et d’autant qu’ils n’étaient pas le moins du monde assurés que les jolies gâchottes répondraient à leurs avances. Il fallait muser le plus possible et compter sur le hasard. Le hasard les favorisa.
Profitant, disaient-elles, du beau temps, les sœurs de Touegueule, un peu avant le départ des Longevernes, étaient justement sorties pour faire une petite promenade aux alentours, en attendant l’heure d’arranger les bêtes et de traire les vaches. En réalité, elles espéraient la venue de leurs galants qui, s’ils tenaient vraiment à elles, se devaient de venir rôder autour de la ferme avant qu’il fût nuit.
Il faisait un beau jour d’arrière-saison. Les arbres commençaient à défeuiller. Les cerisiers mettaient des taches rouges et sanglantes au milieu des enclos. Les dernières pommes oubliées lors de la cueillette montraient derrière des feuilles bariolées leurs rondeurs pleines, rouges comme des joues d’enfants jouant à cache-cache et découvrant tout à coup leurs faces joyeuses. Au loin, dans le bois de Velrans, le soleil qui se jouait faisait ruisseler des fleuves d’un jaune chaud dont la teinte allait du cuivre des bassines au vieil or des médailles. Seuls, quelques hêtres, plus précoces que les autres, dressaient au-dessus d’un ramas rougeâtre de feuilles cliquetantes le balai grêle de leurs rameaux dépouillés. Enfin dans la campagne, les larges haies vives semblaient des cadres d’or entourant les tableaux monotones que composaient, ou les chaumes grisâtres, ou les grands labours bruns, ou encore les pâturages d’un vert adouci que rongeait la dent implacable et persévérante des troupeaux de vaches et de bœufs.
— Pourvu qu’on les rencontre ! souhaitait Lebrac.
— Y as-tu déjà dit quelque chose ? s’enquérait Camus.
— Non, répliquait son camarade, mais bon Dieu de bon Dieu ! y a pas, faut que j’y fasse aujourd’hui même, sans faute, ma déclaration.
— Moi aussi, c’est le moment. Si on tardait davantage, l’Aztec se foutrait de nous. D’abord, pas de veine au jeu, chance aux femmes ! Je me lance. Qu’est-ce que tu veux lui dire, toi ?
Lebrac se gratta la tête, perplexe.
— J’sais pas, et toi ? Vrai, c’est tout de même emm… quand on ne connaît pas les gens et qu’on ne sait pas si on vous embrassera ou si on vous rira au nez. J’ai jamais eu l’occasion de parler comme il faudrait.
— On aurait dû demander à La Crique. Lui, tu sais, il est savant ; il a lu des tas de bouquins qu’il chipait dans la caisse du père Moret, sans compter ceux de la bibliothèque de l’école.
— J’y ai demandé et il m’en a montré un qui était intitulé, à ce que je me rappelle, La Nouvelle Héloïse. C’est de Jean-Jacques, qu’il m’a dit. Et il m’en a lu un morceau ; mais, bon Dieu ! jamais de ma vie je n’oserais dire des choses comme ça. Ça devait être pour des gens de la haute, tu comprends ; alors, moi, j’y ai rien compris ; et pis, ça n’est pas des choses comme ça qu’il faut leur dire, elles croiraient pour sûr qu’on les blague.
— Tu la gobes sérieusement, la Jeanne ?
— Oui, ma vieille branche, oui, et toi, la Marguerite ?
— Sûrement, mon vieux Lebrac, que j’en pince pour elle, et c’est pas comme avant.
— Non, ce n’est pas comme pour les autres, pour la Marie Tintin, par exemple. On a bien rigolé ensemble à l’école, et après aussi ; mais entre nous, hein, c’est comme toi avec la Tavie, on les a culbutées si facilement et tant de fois que, maintenant, vrai, ça ne dit plus grand-chose.
— Tu la culbuterais pas, la Jeanne, si elle voulait ?
— Ça, je ne dis pas non ! Peut-être que si, mais, en tout cas, ce serait pas la même chose, et une supposition qu’on le ferait, ce serait pour se marier plus tard.
— Moi aussi, c’est bien comme ça. Alors qu’est-ce que tu vas lui dire pour commencer, toi qu’as toujours été dégourdi avec les « fumelles » ?
— Ah ! m… ! j’en sais rien. Ça sera comme ça viendra ! Tant pis, j’aime autant n’y pas penser, d’autant que, dans ces moments-là, on n’a guère sa tête à soi et qu’on ne dit jamais ce qu’on s’était promis qu’on dirait.
Sur la poutre de bois qui faisait banc à droite du seuil de la porte de la cuisine, Lebrac et Camus, qui regardèrent avec attention, n’aperçurent personne et, un peu dépités, continuèrent à avancer quelques pas encore, quittes à revenir en arrière en simulant la recherche d’un couteau perdu ou de n’importe quel autre objet semé par mégarde sur la route.
Ils n’eurent pas à recourir à cet expédient, car à cinquante pas de là, le long d’une haie transversale, ils aperçurent les deux jeunes filles qui avaient l’air de chercher des noisettes. Les ayant reconnus, elles aussi, elles simulèrent des efforts aussi véhéments que vains pour atteindre des branches inaccessibles et presque aussitôt passèrent de l’autre côté de la haie, du côté opposé au village d’où ils venaient.
Les deux gars comprirent immédiatement la tactique et dans le fond de leur cœur les bénirent de leur donner ainsi un si excellent prétexte d’entrer en conversation et d’offrir leurs services.
— Y a du pied, mon vieux, déclara Lebrac ; on peut y aller.
— Allons-y donc, conclut Camus, au petit bonheur.
— Mesdemoiselles, s’écrièrent-ils, simultanément, vous allez vous faire mal. C’est dur d’amener les branches comme ça jusqu’à terre, voulez-vous nous permettre de vous aider un petit peu ?
— Oh ! mais vous êtes trop gentils ; on ne voudrait pas vous déranger ni vous retarder. Vos camarades sont déjà en avant, n’est-ce pas, Marguerite ?
— Mais vous ne nous dérangez pas du tout et rien ne nous presse de rejoindre les copains ; on est au contraire bien contents de vous rendre ce petit service, si ça peut vous faire plaisir.
— Vraiment ? firent-elles, rougissantes, les yeux brillants et les lèvres plissées par de malicieux petits sourires. C’est bien gentil de votre part.
— Laquelle voulez-vous que je vous abaisse ? s’enquérait Lebrac, tandis que Camus emmenait à une dizaine de pas plus loin sa Marguerite en lui confiant à mi-voix :
— Laissons-leur celles-là, moi je vais vous en trouver de plus belles et de mieux garnies encore.
Elle ne se fit pas prier et presque aussitôt les deux couples se trouvèrent suffisamment séparés pour que la conversation des uns ne gênât pas celle des autres.
C’était pour Lebrac le moment de formuler ses sentiments, et il le sentit ; mais, comme tous les grands diables aux muscles solides et au parler franc, sa langue à cet instant sembla se paralyser et le sang lui empourpra la face :
« Ce que je dois avoir l’air bête, pensait-il, bon Dieu de bon Dieu ! elle va se ficher de moi et tout est foutu. »
Et plus il cherchait, et moins il trouvait !
Heureusement, elle lui vint en aide :
— Tenez, celle-ci.
— Ah oui ! s’exclama-t-il, se ressouvenant.
S’élançant sur ses jarrets, il bondit à trois pieds en l’air et, saisissant la branche aussi haut que possible, l’amena peu à peu en la pliant entre ses poignets de fer, à niveau des mains de sa compagne, qui, gentiment, lui sourit :
— Oh ! merci, fit-elle. Comme vous êtes fort !
— Je ne suis pas si fort que vous êtes gentille, répliqua-t-il, se reprenant enfin.
Elle ne répondit point à ce compliment et, rougissante, continua à sourire. Tous deux cueillaient, et Lebrac reprit :
— Vous allez faire comme ça une jolie petite provision pour croquer cet hiver et aussi pour offrir sans doute aux amoureux qui viendront à la veillée chez vous d’ici deux ou trois mois.
— Oh ! qui voulez-vous qui vienne ? Et puis, vous savez, ils ne me disent pas grand-grand-chose, les garçons de Velrans.
— Si vous vouliez, hasarda Lebrac, se lançant enfin carrément, je ne demanderais pas mieux, moi, que de venir vous en demander une poignée de temps en temps.
— Vous ?
— Oui, mademoiselle Jeanne, mais je crains bien que, jolie comme vous êtes, vous n’ayez déjà mieux que moi !
— Oh ! le méchant ! le vilain !
— Alors, vous voulez bien ?
— Je ne dis pas non, moi, si cela vous plaît. On ne ferme à personne la porte de la maison, chez nous.
— C’est vous maintenant qui faites la méchante. Si je viens chez vous, vous comprenez bien que ce ne sera ni pour vos poules ni pour vos cochons, Jeanne, mais pour vous, parce que vous me plaisez beaucoup et que je vous aime.
— C’est vrai ? douta-t-elle avec un sourire, moitié heureux, moitié moqueur.
— Vous le savez bien. Dites, ça ne vous déplaira pas que je vienne ?
— Mais non…, au contraire.
— Ah ! que vous êtes gentille !
Et Lebrac, délaissant les noisettes et lâchant la branche qui reprit lentement sa position, serra très fort dans sa main la main de sa compagne.
— Ma petite Jeanne, si vous saviez comme ça me fait drôle à côté de vous ; j’en suis tout bête et je ne sais pus que dire, et pourtant, je m’étais promis, si jamais vous m’écoutiez… ah !… que je vous dirais bien des choses.
« Depuis que je vous connais, Jeanne, il y a déjà plus d’un an de ça, vous savez, je ne rêve plus que de vous ; c’est comme mon ami Camus avec votre sœur Marguerite. Ah ! y a longtemps qu’on cherchait à vous parler.
« Et vous, dites, est-ce que vous m’aimez un peu ?


Ce livre numérique
a été édité par la
bibliothèque numérique romande

https://ebooks-bnr.com/
en mars 2017.

— Élaboration :
Ont participé à l’édition, aux corrections, aux conversions et à la publication de ce livre numérique : Anne C., Françoise.
— Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Louis Pergaud, La Vie Des Bêtes - Lebrac Bucheron - Le Miracle De Saint-Hubert – Léon Deubel - La Fontaine et La Psychologie Animale - Choix De Poèmes, Paris, Martinsart-Du Burin, 1924-1938. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page, Profil d'une tête de Renard roux, a été prise par Martin Pettitt le 05.08.2009 (Wikimédia, licence CC Attribution 2.0 Generic).
— Dispositions :
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________________________________________
[1] Romancière, femme de lettres. - Née Marie Isabelle Victorine-Ghislaine Crombez, épouse (en 1878) Charles-Paul-Léon-Séraphin-Gontran, comte de La Baume Pluvinel (1846-1883)
[2] Ce récit a paru d’abord dans la revue l’Île sonnante. Louis Pergaud était l’un des fondateurs. Il y a collaboré régulièrement entre 1909 et 1913

Date de dernière mise à jour : 14/12/2024

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