BIBLIOBUS Littérature

CHAPITRE VIII

 

 

Comment le prince Cornelio Chiapperi, impuissant à se consoler, baisa la pantoufle de velours de la princesse Brambilla, mais comment ensuite tous deux furent pris dans un filet. – Nouvelles merveilles du palais Pistoia. – Comment deux magiciens montés sur des autruches traversèrent le lac d’Urdar et prirent place dans la fleur de lotus. – La reine Mystilis. – Où nous revoyons des gens de connaissance, et comment le Caprice intitulé Princesse Brambilla aboutit à une joyeuse fin.

 

Cependant, notre ami le Capitan Pantalon, ou plutôt le prince assyrien Cornelio Chiapperi (car le lecteur sait une fois pour toutes que sous ce masque fou et extravagant ne se cache nul autre que cette estimée personne princière), n’avait pas du tout l’air d’avoir pu se consoler. En effet, le lendemain, il se plaignait tout haut sur le Corso d’avoir perdu la plus belle des princesses et disait que, s’il ne la retrouvait pas, de désespoir il se plongerait son épée de bois dans le corps. Mais tandis qu’il se lamentait ainsi, ses gestes étaient les plus comiques que l’on pût voir et il arriva forcément qu’il fût bientôt entouré de toute espèce de masques qui s’amusaient de lui.

– Où est-elle ? – s’écriait-il d’une voix plaintive. Où est-elle restée, ma charmante fiancée, ma douce vie ? Est-ce pour en arriver là que j’ai fait arracher ma plus belle molaire par maître Celionati ? Est-ce pour cela que j’ai couru après mon propre moi, d’un coin à un autre, pour me retrouver ? Oui, ne me suis-je réellement retrouvé que pour languir dans une misérable existence, dépourvue de tout amour, de tout plaisir et de tout domaine ? Braves gens, si quelqu’un d’entre vous sait où se cache la princesse, qu’il ouvre le bec, et qu’il me le dise sans me laisser ici me lamenter inutilement, ou bien, qu’il coure vers la très belle et qu’il lui annonce que le plus fidèle de tous les chevaliers, le plus charmant de tous les fiancés se consume ici de désir et d’ardente passion et que Rome entière, comme une seconde Troie, pourrait s’engloutir dans les flammes de son ressentiment amoureux si elle ne venait pas bientôt éteindre l’incendie avec les humides rayons lunaires de ses yeux adorables.

Le peuple poussa un éclat de rire démesuré, mais une voix criarde dit alors :

– Prince insensé, pensez-vous que la princesse Brambilla doive venir au-devant de vous ? Avez-vous oublié le palais Pistoia ?

– Oh ! oh ! – répliqua le prince. Taisez-vous, impudent béjaune. Soyez heureux d’être sorti de votre cage. Mes amis, regardez-moi et dites-moi si je ne suis pas le véritable oiseau bariolé qui doit être capturé dans un filet ?

Le peuple poussa de nouveau un énorme éclat de rire ; mais voici qu’au même instant le Capitan Pantalon, comme hors de lui, tomba à genoux, car devant lui elle était là, elle-même, la belle des belles, dans toute la splendeur du charme et de la grâce suprêmes et portant la robe qu’elle avait lorsqu’elle s’était montrée sur le Corso pour la première fois, – avec cette différence qu’au lieu de son petit chapeau, elle avait au front un diadème étincelant magnifiquement, au-dessus duquel s’élevaient des plumes de couleur.

– Je suis à toi, – s’écria le prince au comble du ravissement, – je suis à toi, maintenant, de tout mon être. Regarde ces plumes sur mon casque. Elles sont le drapeau blanc que j’ai arboré, le signe que je me rends à toi, être céleste, sans aucune réserve, – que je me rends à merci.

– Cela devait être, – répondit la princesse. Il fallait que tu te soumisses à moi, ta riche souveraine ; sinon tu n’aurais pas eu ta vraie patrie et tu serais resté un prince misérable. Cependant, jure-moi maintenant une foi éternelle sur ce symbole de ma souveraineté illimitée.

Ce disant, la princesse avança une mignonne petite pantoufle de velours et la tendit au prince, qui la baisa trois fois, après avoir juré solennellement à la princesse, aussi vrai qu’il avait conscience de sa vie, une foi éternelle et indéfectible. Dès que cela fut fait, retentirent ces cris perçants et pénétrants :

– Brambure bil bal… Alamonsa kikiburra sonton…

Le couple fut alors entouré par ces dames, aux riches vêtements, qui, comme le bon lecteur s’en souvient, sont entrées, dans notre premier chapitre, au palais Pistoia, et derrière lesquelles étaient les douze nègres splendidement habillés ; seulement, au lieu de longues piques, les noirs tenaient maintenant dans leurs mains de hautes plumes de paon à l’éclat merveilleux, qu’ils brandissaient en tout sens dans les airs. Les dames jetèrent les réseaux de leurs filets sur le prince et la princesse, qui furent ainsi enveloppés peu à peu dans une profonde nuit.

Lorsque, aux accents des cors, des cymbales et des petites timbales, les ténèbres du filet tombèrent à ses pieds, le couple se trouva au palais Pistoia, dans la salle où, peu de jours auparavant, avait pénétré le présomptueux comédien Giglio Fava.

Mais cette salle paraissait à présent plus magnifique, bien plus magnifique que précédemment, car, au lieu de l’unique lampe qui éclairait la salle, il y en avait maintenant une centaine, disposées en cercle, si bien que tout paraissait être en feu. Les colonnes de marbre qui portaient la haute coupole étaient entourées de grandes couronnes de fleurs. L’étrange faune qu’il y avait au plafond (on ne savait pas si tantôt c’étaient des oiseaux au plumage bariolé, tantôt de gracieux enfants, tantôt de merveilleux animaux, qui s’y trouvaient enlacés) semblait être vivante, et, dans les plis de la draperie d’or du baldaquin brillaient ici et là les aimables et riants visages de charmantes vierges. Les dames, comme alors, formaient cercle tout autour, mais leur costume était encore plus magnifique et elles ne faisaient pas du filet, mais tantôt elles répandaient dans la salle des fleurs splendides, qu’elles prenaient dans des vases d’or, et tantôt elles balançaient des encensoirs, d’où montaient les vapeurs de parfums délicieux.

Sur le trône, tendrement enlacés, étaient le magicien Ruffiamonte et le prince Bastianello di Pistoia. Il est à peine nécessaire de dire que celui-ci n’était autre que le charlatan Celionati. Derrière le couple princier, c’est-à-dire derrière le prince Cornelio Chiapperi et la princesse Brambilla, était un petit homme vêtu d’une simarre aux couleurs bariolées et tenant dans ses mains un joli écrin en ivoire dont le couvercle était levé et où se trouvait simplement une petite aiguille étincelante qu’il regardait constamment avec un sourire très gai.

Le magicien Ruffiamonte et le prince Bastianello di Pistoia desserrèrent enfin leur étreinte et se contentèrent de se serrer encore les mains pendant quelque temps. Puis, le prince, d’une voix forte, cria aux autruches :

– Hé là ! bonnes gens, apportez-nous donc ici le grand livre, afin que mon ami le noble Ruffiamonte nous lise aimablement ce qu’il reste encore à lire.

Les autruches s’en allèrent en sautillant et en battant des ailes et rapportèrent le grand livre qu’elles posèrent sur le dos d’un nègre agenouillé et qu’ensuite elles ouvrirent.

Le mage qui, en dépit de sa longue barbe blanche, avait l’air extrêmement très jeune et très beau, s’approcha du livre, toussota et lut les vers suivants :

 

Italie, pays du gai ciel ensoleillé

Qui allume la joie de la terre en riche floraison,

Ô belle Rome, où un joyeux tumulte,

 

Au temps des masques, distrait de leur gravité les gens sérieux !

Les créations de la fantaisie jonglent joyeusement

Sur une scène bariolée, petite et ronde comme un œuf.

 

C’est là le monde où se manifestent de gracieuses apparitions

Le génie peut faire naître du moi

Le non-moi ; il peut dédoubler sa propre poitrine

 

Et convertir la douleur de l’être en une haute joie.

Le pays, la ville, le monde, le moi, – tout

Est maintenant trouvé. Dans une pure clarté céleste

 

Le couple se reconnaît lui-même et dans une fidèle union

La vérité profonde de la vie rayonne sur lui.

La trop sage folie ne trouble plus l’esprit

 

Avec le lourd blâme du blême ennui ;

L’aiguille merveilleuse du maître a ouvert le royaume.

Une folle taquinerie magique

 

Donne au génie une haute noblesse souveraine

Et du rêve elle l’éveille à la vie.

Écoutez ! Déjà commencent les doux accents de la musique,

 

Tout fait silence pour les entendre ;

Le brillant azur rayonne à l’horizon du ciel

Et les lointaines sources et forêts murmurent et bruissent.

 

Ouvre-toi, pays magique, plein de mille félicités,

Ouvre-toi, pour faire succéder au désir un nouveau désir,

Lorsqu’il se contemple lui-même dans la fontaine de l’Amour.

 

L’onde s’enfle. En avant ! précipitez-vous dans les vagues.

Combattez avec force. Bientôt la rive est atteinte.

Et un ravissement suprême brille dans des flots de feu.

 

Le mage ferma le livre ; mais au même moment une vapeur de feu sortit de l’entonnoir d’argent qu’il portait sur la tête et remplit de plus en plus la salle. Et, au son harmonieux des cloches, aux accents des harpes et des timbales, tout se mit à s’agiter et à se déplacer pêle-mêle. La coupole s’éleva dans les airs et devint un joyeux arc-en-ciel. Les colonnes devinrent de hauts palmiers, l’étoffe d’or descendit et se transforma en un fond brillant de fleurs bariolées, et la grande glace de cristal se fondit en un lac clair et magnifique. La vapeur de feu qui s’était élevée hors de l’entonnoir du mage se fut vite entièrement dissipée et un air frais et balsamique souffla à travers l’immense jardin enchanté, rempli des buissons, des arbres et des fleurs les plus gracieux et les plus superbes. La musique redoubla ses accents, il y eut un mouvement prononcé d’allégresse et mille voix chantèrent :

 

Vive, vive à jamais le beau pays d’Urdar !

Sa fontaine purifiée brille avec la clarté d’un miroir

Et brisés sont les liens du Démon.

 

Soudain tout se tut, musiques, cris d’allégresse et chants ; dans un profond silence, le mage Ruffiamonte et le prince Bastianello di Pistoia montèrent sur les deux autruches et nagèrent vers la fleur de lotus qui émergeait au milieu du lac, comme une île éclatante. Ils entrèrent dans le calice de la fleur, et ceux d’entre les gens rassemblés autour du lac qui avaient de bons yeux remarquèrent très nettement que les magiciens sortirent d’une petite boîte une poupée de porcelaine minuscule, mais aussi très gracieuse, et la déposèrent au milieu du calice de lotus. Il arriva alors que le couple amoureux, c’est-à-dire le prince Cornelio Chiapperi et la princesse Brambilla, s’éveillèrent de l’assoupissement dans lequel ils étaient plongés et regardèrent aussitôt le lac clair et luisant comme un miroir au bord duquel ils se trouvaient. Et voici, qu’en apercevant le lac, ils se reconnurent pour la première fois ; ils se dévisagèrent et furent pris d’un rire qui, étant donné sa nature merveilleuse, ne pouvait se comparer qu’au fameux rire du roi Ophioch et de la reine Liris, et ensuite ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre, au comble du ravissement.

Et, tandis qu’ils riaient, voici que (splendide miracle !) surgissait, hors du calice de la fleur de lotus, une divine image de femme, qui devint toujours plus grande, toujours plus grande, jusqu’à ce que sa tête atteignît le bleu du ciel ; et l’on pouvait constater que ses pieds étaient enracinés au plus profond du lac. Dans la couronne étincelante qu’elle portait sur sa tête étaient assis le mage et le prince, qui regardaient le peuple répandu au-dessous d’eux, et le peuple, ivre de ravissement, ne connaissant plus aucune contrainte, était tout en jubilation et s’écriait : « Vive notre grande reine Mystilis ! », tandis que la musique du jardin enchanté faisait entendre ses accents les plus exaltés.

Et, de nouveau, mille voix chantèrent :

 

Oui, de la profondeur montent des joies délicieuses

Et elles volent brillamment dans les espaces célestes.

Regardez la reine qui nous a conquis.

 

De douze rêves planent autour de la tête des dieux.

Les plus riches filons s’ouvrent sous les pas.

L’être véritable, dans le plus beau germe de la vie,

Ils l’ont compris, ceux qui se sont reconnus, – et qui ont ri !

 

Minuit était passé, c’était l’heure où le peuple sortait en foule des théâtres. Alors la vieille Béatrice ferma la fenêtre d’où elle avait regardé au-dehors, et elle dit :

– Il est temps maintenant que je prépare tout, car bientôt arrivera ma maîtresse et sans doute qu’elle amènera encore avec elle le bon Signer Bescapi.

Comme au jour où Giglio avait dû l’aider à porter le panier rempli de friands morceaux, la vieille femme avait aujourd’hui acheté tout ce qu’il fallait pour un repas succulent. Mais elle n’avait plus, comme naguère, à se tourmenter dans le trou exigu, qui représentait une cuisine, et dans l’étroite et pauvre chambrette du Signor Pasquale. Elle disposait maintenant d’un vaste foyer et d’une chambre bien claire, tout comme sa maîtresse pouvait se mouvoir à son aise dans trois ou quatre pièces, cependant pas trop grandes, où il y avait plusieurs jolies tables, sièges et autre mobilier fort passable.

Tout en étendant une nappe fine sur la table qu’elle avait avancée au milieu de la pièce, la vieille femme disait en souriant d’aise :

– Hum ! c’est vraiment aimable de la part du signor Bescapi, non seulement de nous avoir donné ce gentil logement, mais encore de nous avoir abondamment pourvues de tout le nécessaire. Maintenant, la pauvreté nous a sans doute quittées pour toujours.

La porte s’ouvrit et Giglio Fava entra avec sa Giacinta.

– Laisse-moi t’embrasser, ma douce et charmante femme, – dit Giglio. Laisse-moi te dire de toute mon âme que c’est seulement depuis que je suis uni à toi que je jouis des plus pures et des plus délicieuses joies de la vie. Chaque fois que je te vois jouer tes Sméraldines, ou d’autres rôles nés de la véritable plaisanterie, ou que je suis à côté de toi en Brighella, en Truffaldino ou en un quelconque personnage fantaisiste et plein d’humour, dans mon être s’épanouit tout un monde d’ironie la plus subtile et la plus hardie et mon jeu en est tout enflammé. Mais dis-moi, ma vie, quel esprit tout particulier aujourd’hui était en toi ; jamais tu n’as fait briller du fond de ton être des éclairs d’humour féminin aussi gracieux ; jamais tu n’as été si adorablement aimable, dans ton humour fantaisiste si aérien.

– Je pourrais dire la même chose de toi, mon bien-aimé, – répondit Giacinta, en déposant un léger baiser sur les lèvres de Giglio. Toi aussi, tu as été aujourd’hui plus superbe que jamais, et tu n’as peut-être pas remarqué toi-même que, pendant plus d’une demi-heure, nous avons continué d’improviser notre scène principale aux rires constants des spectateurs mis en grande joie. Mais ne songes-tu donc pas quel jour nous sommes ? N’as-tu pas pressenti en quelles heures prédestinées cette exaltation particulière nous a saisis ? Ne te rappelles-tu pas qu’il y a précisément aujourd’hui un an que nous avons contemplé le magnifique et brillant lac d’Urdar et que nous nous sommes reconnus ?

– Giacinta ! que dis-tu là ? – s’écria Giglio avec un air de joyeuse surprise. Le pays d’Urdar, le lac d’Urdar, tout cela est derrière moi comme un beau rêve… Mais non… ce n’était pas un rêve… Nous nous sommes reconnus ! Ô ma très chère princesse !

– Oh ! mon très cher prince, – répondit Giacinta. Et ils s’embrassèrent de nouveau et ils éclatèrent de rire et ils s’écrièrent tous deux à la fois :

– Là est la Perse. Là les Indes, mais voici Bergame, voici Frascati, nos royaumes sont limitrophes… Non, non, c’est un seul et même royaume, celui dans lequel nous régnons, nous, puissant couple princier : c’est le beau et splendide pays d’Urdar lui-même… Ah ! quel bonheur !

Et ils se mirent à se trémousser joyeusement à travers la pièce, tombant de nouveau dans les bras l’un de l’autre, se donnant des baisers et riant à cœur joie.

– Ne sont-ils pas semblables à de turbulents enfants ? – gronda sur ces entrefaites la vieille Béatrice. Voici un an déjà qu’ils sont mariés et ils sont encore à se faire des amourettes, à se bécoter et à sauter et bondir partout et, ô Seigneur ! ils me font presque tomber les verres qui sont sur la table ! Oh ! Oh ! Signor Giglio, ne me fourrez pas le bout de votre manteau dans le ragoût, et vous, Signora Giacinta, ayez pitié de la porcelaine et laissez-lui la vie !

Mais les deux jeunes gens ne faisaient pas attention à la vieille et continuaient leurs amusements. Enfin, Giacinta saisit Giglio par les bras, le regarda bien dans les yeux et s’écria :

– Mais, dis-moi, mon cher Giglio, tu l’as bien reconnu, n’est-ce pas, le petit homme qui était derrière nous, en robe de couleur, avec sa boîte d’ivoire ?

– Pourquoi ne l’aurais-je donc pas reconnu, ma chère Giacinta ? – répondit Giglio. C’était tout simplement le bon Signor Bescapi, avec son aiguille créatrice, le cher impresario que nous avons maintenant, lui qui, le premier, nous a fait paraître sur la scène dans la forme qui convient à notre nature propre. Et qui aurait pu penser que ce vieux fou de charlatan ?…

– … Oui, – fit Giacinta, en interrompant Giglio, – oui, que ce vieux Celionati, avec son manteau percé et son chapeau troué ?…

– … Que c’était là véritablement le vieux et fabuleux prince Bastianello di Pistoia.

Ces dernières paroles venaient d’être prononcées par l’homme magnifiquement habillé qui précisément à cet instant entrait dans la chambre.

– Ah ! – s’écria Giacinta, dont les yeux brillèrent de joie, – c’est vous, mon très gracieux seigneur ? Comme nous sommes heureux, mon Giglio et moi, que vous veniez nous visiter dans notre petit appartement ! Ne dédaignez pas de prendre avec nous un léger repas, et puis vous pourrez nous raconter finement ce que c’est donc, en réalité, que toute cette histoire de la reine Mystilis, du pays d’Urdar et de votre ami le magicien Hermod ou Ruffiamonte : je ne comprends pas encore tout cela très bien.

– Il n’est pas besoin, ma charmante et douce enfant, – dit le prince di Pistoia avec un doux sourire, – d’une plus ample explication ; il suffit que tu te sois comprise toi-même et qu’aussi tu te sois fait comprendre de ce hardi gaillard à qui il sied fort d’être ton époux. Vois, je pourrais, me rappelant mes procédés charlatanesques, répandre autour de moi toutes sortes de mots mystérieux et en même temps prétentieux ; je pourrais dire que tu es la Fantaisie dont les ailes ont besoin de l’Humour pour prendre leur essor et que sans le corps de l’Humour tu ne serais qu’une aile emportée au gré des vents dans les airs. Mais je ne veux pas le faire, et cela pour la raison que je tomberais trop dans l’allégorie, et par là dans une faute que déjà, au Café Greco, le prince Cornelio Chiapperi a reprochée à bon droit au vieux Celionati. Je dirai simplement qu’il y a un méchant démon qui porte des bonnets de zibeline et de noires robes de chambre, et qui, se faisant passer pour le grand mage Hermod, est en état d’ensorceler, non seulement de bonnes gens tout à fait ordinaires, mais encore des reines, comme Mystilis. C’était très méchant de la part de ce démon d’avoir fait dépendre le désensorcellement de la princesse d’un miracle qu’il tenait pour impossible. En effet, dans ce petit monde appelé le théâtre, il fallait trouver un couple qui fût non seulement animé dans son être intime de fantaisie véritable, de véritable humour, mais qui encore fût capable de reconnaître objectivement, comme dans un miroir, cette disposition de l’esprit et de la matérialiser de telle façon qu’elle agît, comme un charme puissant, sur le grand univers dans lequel est renfermé ce petit univers. Ainsi, si vous voulez, le théâtre devait représenter, au moins d’une certaine façon, la source d’Urdar dans laquelle les gens peuvent porter leurs regards. J’ai cru, mes chers enfants, pouvoir avec certitude accomplir ce désensorcellement, et je l’ai écrit aussitôt à mon ami le mage Hermod. Vous savez, maintenant, comment il arriva tout de suite, comment il descendit dans mon palais, quelle peine nous nous sommes donnée pour vous, et s’il n’y avait pas eu l’interférence de maître Callot, qui s’est complu à vous taquiner, vous, Giglio, avec votre costume héroïque…

– Oui, très gracieux seigneur, il y a eu plusieurs costumes héroïques, – fit ici le Signor Bescapi, en interrompant le prince, après qui il était entré. Songez donc, aussi, un peu à moi, à propos de cet aimable couple, et à la façon dont moi aussi j’ai collaboré au grand œuvre.

– C’est vrai, – répondit le prince, – et c’est précisément parce que par vous-même vous étiez un homme admirable, – je veux dire un tailleur qui désirait voir porter par des hommes doués de fantaisie le costume fantaisiste qu’il savait si bien confectionner, – que j’ai aussi eu recours à vous et que j’ai fait de vous, en dernier lieu, l’impresario de ce rare théâtre où règnent l’ironie et un humour de bon aloi.

– Toujours, – dit le Signor Bescapi en souriant avec beaucoup de sérénité, – je me suis regardé comme quelqu’un qui veille à ce que tout ne soit pas gâté par l’uniformité de la coupe, et qui tient à la façon et au style.

– Bien dit ! Messer Bescapi, – s’écria le prince di Pistoia.

Pendant que le prince di Pistoia, Giglio et Bescapi parlaient de ceci et de cela, Giacinta, avec un gracieux empressement, ornait la chambre et la table avec des fleurs que la vieille Béatrice avait dû apporter tout de suite ; elle alluma de nombreuses chandelles et, lorsque tout eut pris un air brillant et solennel, elle invita le prince à s’asseoir dans le fauteuil qu’elle avait paré de riches étoffes et de tapis, si bien qu’il ressemblait presque à un trône.

– Quelqu’un, – dit le prince avant de s’asseoir, – quelqu’un que nous avons tous grandement à redouter, car il exercera certainement sur nous une sévère critique, et peut-être même niera notre existence, pourrait prétendre que je suis venu ici au milieu de la nuit sans aucun motif, uniquement à cause de lui, et pour lui raconter encore ce que vous aviez à voir avec le désensorcellement de la reine Mystilis, laquelle, pour finir, est tout simplement la princesse Brambilla. Ce quelqu’un aurait tort d’agir ainsi ; car je vous déclare que je suis venu ici, – et que chaque fois je viendrai ici, à l’heure décisive de votre reconnaissance, – afin de me réjouir avec vous à la pensée que nous devons nous estimer riches et heureux, nous et tous ceux qui sont parvenus à contempler et à reconnaître la vie, eux-mêmes et tout leur être, dans le miroir merveilleux et ensoleillé du lac d’Urdar…

Ici tarit tout subitement la source dans laquelle, ô favorable lecteur, l’éditeur de ces feuilles les a puisées. Seule une vague légende prétend que le macaroni et le Syracuse des jeunes mariés furent trouvés excellents, aussi bien par le prince di Pistoia que par messer Bescapi. Il est aussi à supposer que ce même soir, comme plus tard, il arriva encore maintes choses merveilleuses à ce fortuné couple de comédiens qui était entré en contact, de diverses façons, avec la reine Mystilis et le grand art de la magie.

Maître Callot serait le seul à pouvoir donner là-dessus de plus amples renseignements.

FIN

 

 

Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire

Anti-spam