Créer un site internet
BIBLIOBUS Littérature

CHAPITRE VI

 

Comment un de nos personnages, en dansant, devint prince, tomba évanoui dans les bras d’un charlatan et puis, au repas du soir, douta des talents de son cuisinier. – Liquor anodynus et grand bruit sans cause. – Duel chevaleresque des amis éperdus d’amour et de douleur, et son issue tragique. – Inconvénients et inopportunité qu’il y a à priser du tabac. – Franc-maçonnerie d’une jeune fille et d’une machine à voler nouvellement inventée. – Comment la vieille Béatrice mit des lunettes et les ôta de son nez.

 

LA DANSEUSE. – Tourne, tourne plus fort, tourbillonne sans répit, danse folle et joyeuse. Ah ! comme tout vole autour de moi avec la rapidité de l’éclair ! Pas de repos, pas d’arrêt ! Une série de figures bigarrées pétillent comme les jaillissantes étincelles d’un feu d’artifice et disparaissent dans la nuit noire. Le plaisir cherche le plaisir sans pouvoir le saisir, et précisément c’est en cela que de nouveau consiste le plaisir. Rien n’est plus ennuyeux que d’être cloué au sol et de devoir rendre raison à tout regard et à toute parole. C’est pourquoi je ne voudrais pas être une fleur. Je préférerais de beaucoup être un scarabée d’or, qui vous bourdonne et vrombit autour de la tête, si bien que devant le bruit qu’il fait vous ne pouvez plus entendre votre propre raison. Mais où demeure, en somme, la raison, lorsque l’emporte le tourbillon d’un frénétique plaisir ? Tantôt trop lourde, elle brise ses liens et elle tombe dans l’abîme ; trop légère, au contraire, elle s’envole dans les vapeurs du ciel. Il n’est pas possible, en dansant, de garder une raison très lucide : c’est pourquoi de préférence tant que nos tours et nos pas dureront, nous la laisserons complètement de côté, et c’est pourquoi je ne veux pas non plus te rendre raison, mon beau et alerte compagnon. Regarde, tournant autour de toi, je t’échappe au moment même où tu pensais me saisir et me tenir solidement. Et maintenant, maintenant…, recommençons.

LE DANSEUR. – Et pourtant !… non, manqué… mais l’essentiel, c’est de savoir en dansant observer et garder le juste équilibre. C’est pourquoi il est nécessaire que chaque danseur prenne dans sa main quelque chose, comme balancier ; et c’est pourquoi je vais tirer ma large épée et la brandir dans l’air. Comme cela… Que penses-tu de ce saut, de cette attitude, dans laquelle je confie tout mon moi au centre de gravité de la pointe de mon pied gauche ? Tu appelles cela une folle étourderie ; mais c’est précisément là cette raison dont tu ne fais aucun cas, bien que sans elle on ne comprenne rien et pas même l’équilibre, qui est utile à tant de choses. Mais quoi ? Des rubans bariolés flottant autour de moi, de moi qui oscille sur la pointe de mon pied gauche, le tambourin dressé haut dans l’air, tu exiges que je me dépouille de toute raison et que je renonce à tout équilibre ? Je te jette le pan de mon manteau, afin que, éblouie, tu trébuches et tombes dans mes bras… Mais non, non, dès que je te saisirais, tu n’existerais plus, tu disparaîtrais dans le néant. Qui es-tu donc, être mystérieux, qui, né de l’air et du feu, appartiens à la terre et regardes, séducteur, du fond des eaux ? Tu ne peux pas m’échapper. Mais tu veux te baisser ; je m’imagine te tenir et voilà que tu planes dans les airs. Es-tu vraiment le hardi esprit élémentaire, qui allume la vie pour créer de la vie ? Es-tu la mélancolie, le désir ardent, le ravissement, la joie céleste de l’existence ? Mais toujours les mêmes pas, toujours les mêmes tours, et pourtant, ma belle, ta danse subsiste éternellement et c’est, à coup sûr, ce qu’il y a de plus merveilleux en toi…

LE TAMBOURIN. – Lorsque, ô danseur, tu m’entends retentir, vibrer et cliqueter ainsi, pêle-mêle, tu penses que je veux te duper avec toutes sortes de niais bavardages, ou bien que je suis un lourdaud qui ne sait pas saisir le ton et la mesure de tes mélodies ; et pourtant, c’est grâce à moi seul que tu observes le ton et la mesure. C’est pourquoi, écoute, écoute-moi.

L’ÉPÉE. – Tu penses, ô danseuse, que, étant en bois, sourde et lourde, sans mesure ni harmonie, je ne puis pas t’être utile. Sache, pourtant, que c’est à mes seules oscillations que sont dus le ton et la mesure de ta danse. Je suis à la fois épée et cithare, et mon rôle est de blesser l’air avec mes accords et mon harmonie, mes coups et mes pointes. Et c’est grâce à moi que tu observes le ton et la mesure ; c’est pourquoi, écoute, écoute, écoute-moi.

LA DANSEUSE. – Comme l’unisson de notre danse s’élève toujours davantage ! Et quels pas, quels sauts ! Toujours plus hardis, toujours plus hardis, et, pourtant, nous y parvenons, parce que nous nous entendons toujours mieux à danser.

LE DANSEUR. – Ah ! comme mille cercles de feu tourbillonnent étincelants autour de nous ! Quels plaisirs ! Magnifique feu d’artifice qui ne peut jamais s’éteindre, car la matière est éternelle, comme le temps. Cependant… halte… halte. Je brûle… je tombe dans le feu.

LE TAMBOURIN et L’ÉPÉE. – Tenez-vous bien, tenez-vous bien à nous, ô danseurs.

LE DANSEUR et LA DANSEUSE. – Quel malaise !… le vertige, le tourbillon… le vertige… nous saisit… et va nous précipiter…

 

Ainsi se traduit mot pour mot la danse merveilleuse que Giglio Fava dansa complètement, de la manière la plus gracieuse, avec la belle inconnue, – qui pourtant ne pouvait être personne d’autre que la princesse Brambilla elle-même, – et cela jusqu’à ce que, dans l’exaltation de sa joie débordante, il faillit perdre les sens. Mais la chose n’arriva pas ; au contraire, il sembla à Giglio, comme le tambourin et l’épée l’invitaient de nouveau à bien se tenir, il lui sembla qu’il tombait dans les bras de la belle. Et cela non plus n’arriva pas, car la personne contre la poitrine de qui il s’était laissé aller n’était nullement la princesse, – mais bien le vieux Celionati.

– Je ne sais pas, mon excellent prince, – commença Celionati, – (car, malgré votre étrange déguisement, je vous ai reconnu au premier coup d’œil), comment il se fait que vous vous laissiez tromper d’une façon aussi grossière, puisque vous êtes d’habitude un monsieur avisé et sensé. Heureusement que je me trouvais là et que je vous ai reçu dans mes bras, lorsque cette fille dissolue, profitant de votre étourdissement, était précisément sur le point de vous enlever.

– Je vous remercie beaucoup de votre bonne volonté, mon brave Signor Celionati, – répondit Giglio, – mais je ne comprends pas du tout ce que vous dites là d’une grossière tromperie, et je suis simplement fâché que ce fatal vertige m’ait empêché de terminer, avec la plus charmante, la plus belle de toutes les princesses, ma danse qui m’aurait rendu tout heureux.

– Que dites-vous ? – poursuivit Celionati. Vous croyez donc peut-être que c’est réellement avec la princesse Brambilla que vous avez dansé ? Non ! Précisément l’indigne tromperie consiste en ce que la princesse s’est substituée une personne de vulgaire origine, que vous avez prise pour elle, afin qu’elle puisse mieux se livrer, sans être gênée, à un autre amour.

– Serait-il possible, – s’écria Giglio, – que j’eusse été trompé ?

– Songez, continua Celionati, – que si votre danseuse eût été réellement la princesse Brambilla, si vous eussiez heureusement terminé votre danse, à l’instant même le grand mage Hermod serait apparu pour vous introduire, vous et votre haute fiancée, dans votre royaume.

– C’est vrai, – répliqua Celionati. Mais dites-moi donc ce qui s’est passé et avec qui j’ai effectivement dansé.

– Vous allez tout apprendre, – dit Celionati. Mais, si vous voulez, je vous accompagnerai dans votre palais pour pouvoir y parler plus tranquillement avec vous, ô mon prince.

– Soyez assez bon, – dit Giglio, – pour m’y conduire, car je dois vous avouer que la danse avec la présumée princesse m’a tellement épuisé que je marche comme dans un rêve, et, en vérité, actuellement je ne sais pas en quel endroit de notre Rome est situé mon palais.

– Vous n’avez qu’à venir avec moi, gracieux seigneur, – s’écria Celionati, en prenant Giglio par le bras et en s’en allant avec lui.

Il se dirigea tout droit vers le palais Pistoia. Déjà, depuis les degrés de marbre du portail, Giglio considérait le palais de haut en bas, après quoi il dit à Celionati :

– Si c’est là réellement mon palais, – ce dont je ne veux nullement douter, – il y a d’étranges hôtes qui me sont tombés dessus et qui, là-haut, dans les salles les plus belles, font des folies et se conduisent comme si la maison leur appartenait et non à moi. Des femmes effrontées, qui se sont parées des robes d’autrui, prennent des gens de qualité, des gens raisonnables (et, que les saints me protègent ! je crois que cela m’est arrivé à moi-même, le maître de la maison !), les prennent, dis-je, pour l’oiseau rare qu’elles doivent capturer avec des filets que des mains délicates, expertes en l’art des fées, ont tissés, et cela provoque de grands troubles et de grands ennuis. J’ai l’impression d’avoir été là enfermé dans une indigne cage ; c’est pourquoi je n’aimerais pas y revenir. S’il était possible, excellent Celionati, que pour aujourd’hui mon palais fût situé ailleurs, cela me serait très agréable.

– Votre palais, très gracieux seigneur, – répliqua Celionati, – ne peut être situé ailleurs qu’ici et ce serait pécher contre toutes les convenances que d’entrer dans une maison étrangère. Vous n’avez, ô mon prince, qu’à supposer que tout ce que nous faisons et tout ce qu’on fait ici n’est pas réel, mais simplement un caprice inventé de toutes pièces, et vous n’éprouverez plus la moindre incommodité de la part des folles gens qui s’agitent là-haut. Entrons hardiment.

– Mais, – s’écria Giglio, en retenant Celionati, au moment où celui-ci allait ouvrir la porte, – dites-moi, la princesse Brambilla n’a-t-elle pas fait ici son entrée avec le magicien Ruffiamonte et une nombreuse suite de dames, de pages, d’autruches et de mulets ?

– Il est vrai, – répondit Celionati, – mais cela ne doit pas vous empêcher d’y entrer, vous qui possédez le palais tout au moins aussi bien que la princesse, – d’y entrer, dis-je, même si provisoirement vous le faites sans bruit. Vous vous y trouverez bientôt tout à fait à votre aise.

Cela dit, Celionati ouvrit la porte du palais et poussa Giglio devant lui. Dans le vestibule, tout était obscur et muet comme un tombeau ; mais lorsque Celionati eut frappé tout doucement à une porte, un petit Pulcinella, d’aspect très agréable, apparut aussitôt, portant dans ses mains des flambeaux allumés.

– Si je ne me trompe, – dit Giglio au petit, – j’ai déjà eu l’honneur de vous voir, mon excellent Signor, sur le toit du carrosse de la princesse Brambilla.

– C’est exact, – répondit le petit, – j’étais alors au service de la princesse ; je le suis encore maintenant dans une certaine mesure, mais je suis, avant tout, l’indéfectible valet de chambre de votre très gracieux moi, ô excellent prince.

Pulcinella, éclairant les deux arrivants, les conduisit dans une pièce magnifique, et il se retira ensuite modestement, en faisant remarquer que partout et toujours, quand le prince aurait besoin de lui, il viendrait aussitôt, sur la simple pression d’un bouton, car, bien qu’ici, au rez-de-chaussée, il fût la seule bouffonnerie portant livrée, il jouait le rôle de tout un personnel domestique complet, grâce à son aplomb et à son agilité.

– Ah ! – s’écria Giglio, regardant la pièce richement et splendidement ornée dans laquelle il se trouvait, – maintenant je reconnais pour la première fois que je suis vraiment dans mon palais, dans ma chambre princière. Mon impresario la fit peindre, mais il ne paya pas le peintre et, lorsque celui-ci vint lui réclamer son argent, il lui donna un soufflet, sur quoi le machiniste rossa l’impresario avec la torche d’une Furie. Oui, je suis dans ma princière patrie. Cependant, vous vouliez me tirer d’une abominable erreur au sujet de la danse, excellent signor Celionati ? Parlez, je vous en prie, parlez. Mais prenons place.

Lorsque Giglio et Celionati se furent assis sur de moelleux coussins, celui-ci commença :

– Savez-vous, mon prince, que la personne qu’on vous a substituée à la princesse n’est autre qu’une gentille modiste, du nom de Giacinta Soardi ?

– Est-ce possible ? – s’écria Giglio. Mais il me semble que cette jeune fille a pour amoureux un misérable comédien, pauvre comme un rat, Giglio Fava ?

– C’est exact, – répondit Celionati. Mais pouvez-vous bien vous imaginer que c’est précisément après ce misérable comédien, pauvre comme un rat, que court la princesse Brambilla, par voies et chemins, et même qu’elle ne vous a substitué à sa place la modiste qu’afin que vous vous amourachiez peut-être de cette dernière, par un quiproquo extravagant et insensé et qu’ainsi vous la détourniez de son héros de théâtre ?

– Quelle pensée sacrilège, – dit Giglio, – mais, croyez-moi, Celionati, il n’y a là qu’une maligne sorcellerie du Démon, qui brouille tout et qui confond follement les choses, et je vais anéantir cette sorcellerie avec cette épée, que tiendra bravement ma main, ainsi que le misérable qui a l’audace de supporter que ma princesse l’aime.

– Faites cela, mon excellent prince, – répondit Celionati avec un sourire malicieux. Moi-même, je tiens beaucoup à ce que ce niais soit écarté le plus tôt possible de notre route.

Alors Giglio pensa à Pulcinella et aux services pour lesquels celui-ci s’était offert. Il pressa donc un bouton caché. Aussitôt Pulcinella parut, et comme, ainsi qu’il l’avait promis, il était en mesure de remplacer un grand nombre de domestiques aux attributions les plus différentes, il fut à la fois cuisinier, sommelier, maître d’hôtel et échanson, et il eut préparé en peu de secondes un friand repas.

Giglio, après avoir mangé tout à sa faim, trouva cependant que, pour ce qui était des mets et des vins, on s’apercevait trop que le tout avait été préparé, apporté et servi par une seule personne, car tout avait le même goût. Celionati pensa que la princesse Brambilla avait peut-être précisément pour l’instant renvoyé Pulcinella de son service parce que, avec une prétentieuse présomption, il voulait faire tout par lui seul, ce qui avait été cause que souvent déjà il s’était disputé avec Arlecchino qui, également, avait le même défaut.

*

* *

Dans le Caprice original et extrêmement remarquable que le narrateur de la présente histoire suit fidèlement, il y a à cet endroit une lacune. Pour parler comme les musiciens, il manque la transition d’un mode à un autre, de sorte que le nouvel accord éclate sans avoir été du tout préparé. Oui, on pourrait dire que le Caprice est rompu par une dissonance non résolue. On nous dit, en effet, que le prince (il ne peut s’agir là de nul autre que de ce Giglio Fava qui menaçait de mort le propre Giglio Fava !) fut soudain saisi de maux d’entrailles épouvantables, qu’il attribua à la cuisine de Pulcinella, mais ensuite, lorsque Celionati lui eut fait prendre un peu de Liquor anodynus, il s’endormit, après quoi il se produisit un grand bruit. On ne nous dit pas ce que signifie ce bruit, ni comment le prince, – en d’autres termes, Giglio Fava, – sortit du palais Pistoia avec Celionati.

La suite de l’histoire est à peu près la suivante.

Comme le jour commençait à baisser, on vit apparaître sur le Corso un masque qui attira l’attention de tous à cause de sa bizarrerie et de son extravagance. Il portait une coiffure singulière, ornée de deux hautes plumes de coq, puis un masque avec un nez en trompe d’éléphant, sur lequel étaient posées de grandes lunettes, un pourpoint avec de gros boutons, mais, à côté de cela, un joli pantalon de soie couleur bleu de ciel, avec des rubans d’un rouge foncé, ainsi que des bas roses, des chaussures blanches avec des nœuds également rouge foncé et une belle épée pointue à sa ceinture.

Mon bienveillant lecteur connaît déjà cet accoutrement, qu’il a vu dans notre premier chapitre, et il sait par conséquent que personne d’autre que Giglio Fava ne peut être caché sous lui. Mais à peine ce masque avait-il parcouru le Corso une couple de fois, qu’un fou de Capitan Pantalon, du nom de Brighella, tel qu’il s’est souvent déjà montré dans ce Caprice, bondit vers le masque avec des yeux étincelants de colère et s’écria :

– Je te trouve enfin, maudit héros de théâtre ! Stupide nègre blanc ! Maintenant, tu ne m’échapperas pas. Tire ton épée, poltron, défends-toi, ou je te plante mon bois dans le corps.

En même temps, cet extravagant Capitan Pantalon brandit en l’air sa large épée de bois, mais Giglio ne fut pas le moins du monde décontenancé par cette attaque inattendue. Au contraire, il dit posément et tranquillement :

– Qu’est-ce que c’est que cette espèce de rustre malappris qui veut ici se battre en duel avec moi sans savoir ce que sont les véritables coutumes chevaleresques ? Écoutez, mon ami, si vous me reconnaissez véritablement pour le nègre blanc, vous devez savoir que je suis héros et chevalier comme pas un et que c’est uniquement la véritable courtoisie qui me fait ainsi déambuler en pantalon bleu de ciel, en bas roses et en souliers blancs. C’est là le costume de bal à la manière du roi Arthur. Mais je m’aperçois que ma bonne épée luit à mon côté et je vais vous rendre chevaleresquement raison si vous m’attaquez en chevalier et si vous êtes quelque chose de propre et non pas un pitre traduit en romain.

– Pardonnez-moi, – dit le masque, – ô nègre blanc, d’avoir, ne fût-ce qu’un instant, perdu de vue ce que je dois au héros et au chevalier. Mais aussi vrai que coule dans mes veines un sang princier, je vous montrerai que j’ai lu d’excellents livres de chevalerie avec tout autant de profit que vous.

Là-dessus, le princier Capitan Pantalon recula de quelques pas, présenta à Giglio son épée dans la position de combat et dit avec l’expression de l’amabilité la plus profonde : « Si vous voulez bien ? »

Giglio, saluant élégamment son adversaire, tira son épée du fourreau et le combat commença. On constata bientôt que tous les deux, le Capitan Pantalon et Giglio, s’entendaient très bien sur ce terrain chevaleresque. Chacun d’eux avait le pied gauche immobile sur le sol, tandis que le pied droit tantôt bondissait pour l’attaque intrépide, tantôt se retirait dans la position de défense. Les lames se croisaient en brillant et les coups se suivaient avec la rapidité de l’éclair. Après une passe chaude et dangereuse, les combattants furent obligés de se reposer. Ils se regardèrent et, avec la rage de ce combat singulier, un tel amour surgit en eux qu’ils tombèrent dans les bras l’un de l’autre et pleurèrent beaucoup. Puis la lutte reprit avec un redoublement de force et d’habileté. Mais, comme Giglio s’efforçait de parer un coup bien calculé de son adversaire, le coup toucha l’attache gauche de son pantalon, si bien qu’il tomba à terre en gémissant. – Halte ! – s’écria le Capitan Pantalon. On examina la blessure de Giglio et on la trouva insignifiante.

Une couple d’épingles suffirent à remettre en place le nœud du pantalon.

– Je vais prendre mon épée de la main gauche, – dit alors le Capitan, – parce que la pesanteur du bois fatigue mon bras droit. Tu peux continuer à garder à la main droite ton léger glaive.

– Le ciel me préserve, – répondit Giglio, – de te faire un pareil tort. Moi aussi, je vais prendre mon épée de la main gauche, car c’est là une chose bonne et utile, qui me permettra de te mieux frapper.

– Viens sur ma poitrine, mon bon et noble camarade, s’écria le Capitan Pantalon.

Les combattants s’embrassèrent derechef, et ils poussèrent des cris et ils versèrent d’abondants sanglots d’attendrissement sur la splendide beauté de leur conduite ; puis ils s’attaquèrent avec acharnement.

– Halte ! – s’écria ensuite Giglio, lorsqu’il remarqua qu’il avait touché l’aile du chapeau de son adversaire.

Celui-ci ne voulut, au début, pas admettre qu’il avait été blessé, mais, comme l’aile de son chapeau lui pendait sur le nez, il fut bien obligé d’accepter la noble assistance de Giglio. La blessure était sans importance ; le chapeau, après avoir été remis d’aplomb par Giglio, restait encore un noble feutre. Les combattants se dévisagèrent avec un redoublement d’amour ; chacun avait éprouvé l’honneur et la bravoure de l’autre. Ils s’embrassèrent, pleurèrent, après quoi l’ardeur du combat reprit de plus belle. Giglio se découvrit par mégarde ; l’épée de son adversaire heurta sa poitrine et il tomba à la renverse, inanimé.

Malgré ce tragique dénouement, lorsqu’on emporta le cadavre de Giglio, le peuple éclata de rire, si fort que tout le Corso en trembla, tandis que le Capitan Pantalon remettait froidement sa large épée de bois dans son fourreau et descendait le Corso d’un pas plein de fierté…

*

* *

– Oui, – dit la vieille Béatrice, – c’est entendu ; je montrerai la porte à ce vieux et odieux charlatan de signor Celionati, s’il se fait voir de nouveau, pour tourner la tête à ma douce et charmante enfant. Et, en somme, messer Bescapi est également complice de ses folies.

La vieille Béatrice pouvait avoir raison dans une certaine mesure ; car depuis l’époque où Celionati prenait plaisir à visiter la gracieuse modiste Giacinta Soardi, le caractère de cette dernière semblait tout à fait changé. Elle était plongée comme en un rêve perpétuel, et elle débitait parfois des choses si extravagantes et si confuses que la vieille femme était inquiète pour sa raison. La grande idée de Giacinta, autour de laquelle tout tournait pour elle, était, – comme le bienveillant lecteur peut déjà le supposer, après avoir lu le chapitre quatre, – que le riche prince Cornelio Chiapperi l’aimait et demanderait sa main. Béatrice pensait, au contraire, que Celionati, – le ciel savait pour quelle raison, – ne cherchait qu’à duper Giacinta ; en effet, si l’histoire de l’amour du prince eût été bien exacte, on ne comprenait pas pourquoi il n’était pas venu depuis longtemps déjà visiter dans son appartement celle qu’il aimait, car d’habitude les princes ne sont pas à cet égard si timides. Et ensuite les quelques ducats que Celionati leur faisait passer n’étaient nullement dignes de la générosité d’un prince. Somme toute, le prince Cornelio Chiapperi n’existait pas, et, même en admettant qu’il y en eût réellement un, le vieux Celionati lui-même avait annoncé au peuple, elle le savait, du haut de son estrade de San Carlo, que le prince assyrien Cornelio Chiapperi, après s’être fait arracher une molaire, avait disparu et qu’il était recherché par sa fiancée, la princesse Brambilla.

– Voyez-vous bien, – s’écria Giacinta, dont les yeux étaient tout brillants, – vous avez là la clef de tout le mystère ? Vous avez là la raison pour laquelle le bon et noble prince se cache si soigneusement. Comme il brûle d’amour pour moi, il craint la princesse Brambilla et ses prétentions, mais cependant il ne peut pas se résoudre à quitter Rome. C’est seulement dans le plus étrange déguisement qu’il ose se montrer sur le Corso et c’est précisément sur le Corso qu’il m’a donné les preuves non équivoques de son tendre amour. Mais bientôt l’étoile du bonheur se lèvera, pour le cher prince et pour moi, dans toute sa splendeur. Vous rappelez-vous bien un fat de comédien qui autrefois me faisait la cour ? Un certain Giglio Fava ?

La vieille répondit que, pour cela, il n’était pas besoin, d’avoir une mémoire bien grande, car le pauvre Giglio, qu’elle préférait encore à un prince sans éducation, était venu l’avant-veille chez elle et avait fait honneur au repas qu’elle lui avait préparé.

– Eh bien ! – poursuivit Giacinta, – croiriez-vous, ma bonne, que la princesse Brambilla court après ce pauvre diable ! C’est Celionati qui me l’a affirmé. Mais, comme le prince n’ose pas encore déclarer publiquement l’amour qu’il a pour moi, la princesse hésite toujours avant de renoncer à son précédent amour et d’élever jusqu’à son trône le comédien Giglio Fava. Cependant, au moment où la princesse donnera sa main à Giglio, le prince aura le bonheur de se voir accorder la mienne.

– Giacinta, – s’écria la vieille, – que de folies, que de chimères !…

– Et, – reprit Giacinta, – quand vous dites que le prince n’a pas daigné jusqu’à présent venir visiter sa bien-aimée dans sa propre chambrette, c’est là une erreur complète. Vous ne sauriez croire à quels gracieux artifices recourt le prince pour me voir sans être vu. Apprenez, en effet, que mon prince, à côté d’autres qualités et louables connaissances, possède aussi celle d’être un grand magicien.

« Qu’il m’ait visitée une fois pendant la nuit, si petit, si mignon, si adorable que je l’aurais croqué, je ne veux pas y penser. Mais souvent, même quand vous êtes présente, il apparaît tout à coup, ici, au milieu de notre petit logement, et c’est votre faute si vous ne voyez pas le prince, ni toutes les magnificences qui se manifestent alors. Bien qu’alors notre étroite demeure s’agrandisse et devienne une vaste et superbe salle de réception, avec des murs de marbre, des tapis rehaussés d’or, des lits de repos de damas, des tables et des sièges d’ébène et d’ivoire, ce qui me plaît encore davantage, c’est lorsque les murailles disparaissent complètement et lorsque, avec mon bien-aimé, la main dans sa main, je me promène dans le plus beau jardin que l’on puisse imaginer. Et si toi, ma bonne, tu n’es pas capable de respirer les parfums célestes qui s’exhalent de ce paradis, cela ne m’étonne pas du tout, car tu as l’affreuse habitude de te bourrer le nez de tabac et tu ne peux pas t’abstenir, même en présence du prince, d’ouvrir ta petite tabatière. Mais tu devrais au moins ôter de tes oreilles le foulard destiné à calmer ton mal de dents, afin d’entendre les chants qui s’élèvent dans cet Éden, qui vous prennent l’âme tout entière et devant lesquels disparaît toute souffrance terrestre, y compris le mal de dents. Tu ne peux vraiment pas trouver inconvenant que je permette au prince de me baiser les épaules ; car tu vois alors, n’est-ce pas ? comment à l’instant même me poussent les plus belles, les plus bariolées et les plus étincelantes ailes de papillon et comment je m’élève bien haut, bien haut, dans les airs. Ah ! voilà le véritable bonheur, quand je vogue ainsi avec le prince à travers l’azur du firmament. Tout ce que la terre et le ciel ont de magnifique, toutes les richesses et tous les trésors qui sont cachés dans les profondeurs les plus inaccessibles de la création et qu’on peut seulement imaginer, se révèlent alors devant mes regards enivrés et tout cela, tout cela m’appartient.

« Et tu dis, ma vieille, que le prince est avare et qu’il me laisse dans la pauvreté en dépit de son amour ? Mais tu t’imagines peut-être que je suis riche seulement lorsque le prince est là ? Eh bien ! c’est entièrement faux. Regarde, ma bonne, comme en ce moment où je ne fais que parler du prince et de ses magnificences, notre appartement vient de s’embellir si joliment. Vois ces rideaux de soie, ces tapis, ces miroirs, et surtout cette armoire splendide, dont l’extérieur est digne des richesses qu’elle contient. Car tu n’as qu’à l’ouvrir et les rouleaux d’or tombent dans ton giron, et que dis-tu de ces jolies dames d’honneur, de ces soubrettes, de ces pages, que le prince a assignés à mon service, en attendant que mon trône soit entouré de l’éclat de toute la Cour ? »

À ces paroles, Giacinta s’avança près de l’armoire que le lecteur connaît déjà pour l’avoir vue dans notre premier chapitre et dans laquelle étaient suspendus les costumes très riches, mais aussi très extraordinaires, qu’elle avait garnis pour le compte de Bescapi et avec lesquels elle se mit à engager une conversation à voix basse.

La vieille Béatrice regarda en hochant la tête ce que faisait Giacinta, puis elle dit :

– Dieu vous assiste, Giacinta ! Car vous êtes en proie à un lamentable délire et je vais aller chercher votre confesseur pour qu’il chasse le démon qui vous hante. Mais, je le déclare, tout cela est la faute de cet insensé charlatan qui vous a mis le prince dans la tête, et aussi celle de ce nigaud de tailleur qui vous a donné comme travail les habits masqués les plus fous. Mais je ne veux pas te gronder. Sois raisonnable, ma douce enfant, ma chère Giacintinetta ; reviens à toi, toi si gentille, comme autrefois.

Giacinta s’assit sans mot dire sur sa chaise, appuya sa petite tête sur sa main et se mit à regarder devant elle dans le vide d’un air méditatif.

– Et, – reprit la vieille Béatrice, – lorsque notre bon Giglio aura fini ses écarts… Mais, soit… Giglio ! Eh ! tandis que je te regarde, ma petite Giacinta, ce qu’un jour il nous lut dans le petit livre me revient à l’esprit… Attends, attends… Cela s’applique à toi excellemment.

La vieille tira d’une corbeille, cachée sous des rubans, des dentelles, des morceaux de soie et autres articles de modes, un petit livre proprement relié, mit ses lunettes sur son nez, s’accroupit devant Giacinta et lut à haute voix :

– Était-ce sur la rive solitaire et moussue d’un ruisseau de la forêt, ou bien dans une odorante tonnelle de jasmin ? Non ; il m’en souvient maintenant, c’était dans un petit et amical appartement, éclairé par les rayons du soleil couchant, que je l’aperçus. Elle était assise dans un fauteuil bas, la tête appuyée sur sa main droite, de sorte que ses boucles brunes se déroulaient d’un air mutin et se répandaient entre ses doigts blancs. Sa main droite était posée sur son sein et elle jouait avec le ruban de soie qui s’était dénoué de sa taille svelte, autour de laquelle il formait une ceinture. Mathématiquement, son petit pied semblait suivre le mouvement de cette main, ce petit pied dont la pointe seule apparaissait sous les nombreux plis de sa robe et s’élevait et s’abaissait, doucement, doucement. Je vous le dis, une telle grâce, un tel charme divin enveloppaient toute sa personne que mon cœur tressaillait d’un indicible ravissement. J’aurais voulu posséder l’anneau du Gygès, pour qu’elle ne pût pas me voir, car je craignais qu’au contact de mon regard elle ne disparût dans l’air, comme une vision. Un doux et tendre sourire se jouait autour de sa bouche et de ses joues ; de légers soupirs sortaient de ses lèvres, rouges comme des rubis, et me frappaient, comme d’ardentes flèches d’amour. Je fus effrayé, car je crus avoir prononcé tout haut son nom dans la subite douleur d’une brûlante extase. Mais elle ne s’aperçut pas de ma présence, elle ne me voyait pas. Alors j’osai la regarder dans les yeux, – ses yeux qui paraissaient fixés sur moi ! – et c’est dans le reflet de ce tendre miroir que se révéla à moi pour la première fois le merveilleux jardin enchanté dans lequel cette figure angélique était retirée, à l’écart des choses de la terre.

« De brillants châteaux aériens ouvraient leurs portes et il en sortait tout un peuple joyeux et bigarré qui, dans l’allégresse et la gaieté, apportait à la belle les présents les plus magnifiques et les plus riches. Mais ces présents étaient précisément tous les espoirs, tous les désirs passionnés qui, nés de la profondeur de sa sensibilité, animaient sa poitrine. Les dentelles qui recouvraient son sein éblouissant palpitaient et se gonflaient toujours davantage, comme des lis soulevés par les flots, et un brillant incarnat colorait ses joues, car alors s’éveilla le mystère de la musique et l’on entendit des sons célestes et sublimes. Vous pouvez m’en croire, je me trouvai moi-même, réellement, dans le reflet de ce merveilleux miroir, transporté au sein du jardin enchanté. »

– Tout cela, – fit la vieille en fermant le livre et en ôtant ses lunettes de son nez, – est très joli et très gentiment dit, mais, par le ciel ! quelles expressions ampoulées et entortillées, pour dire simplement qu’il n’y a rien de plus gracieux, – et, pour des hommes d’esprit et d’intelligence, rien de plus séduisant, – qu’une belle jeune fille, qui est assise, recueillie en elle-même et en train de bâtir des châteaux en Espagne ; et, comme je l’ai déjà dit, ce passage s’applique très bien à toi, ma petite Giacinta, et tout ce que tu m’as débité sur le prince et sur ses qualités n’est que l’expression du rêve dans lequel tu es plongée.

– Eh ! – répondit Giacinta, en se levant de son siège et en battant de ses petites mains, comme un joyeux enfant, – si vraiment il en était ainsi, est-ce que j’en ressemblerais moins à la gracieuse image enchanteresse dont il est question dans votre lecture ? Et, sachez-le bien, c’étaient les paroles du prince qui, – lorsque vous avez voulu lire un passage du livre de Giglio, – sans que vous vous en doutiez, – coulaient de vos lèvres.

 

 

...

Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !

Ajouter un commentaire

Anti-spam