BIBLIOBUS Littérature

CHAPITRE V

 

Comment Giglio, dans le temps de la complète sécheresse de l’esprit humain, prit une sage résolution, mit dans sa poche la bourse de Fortunatus et jeta un regard de fierté sur le plus humble de tous les tailleurs. – Le palais Pistoia et ses merveilles. – Discours du savant à la tulipe. – Le roi Salomon, le prince des Esprits et la princesse Mystilis. – Comment un vieux mage revêtit une robe de chambre noire, se coiffa d’un bonnet de zibeline et, la barbe en broussaille, fit entendre des prophéties dans de mauvais vers. – Destin infortuné d’un béjaune. – Comment le bienveillant lecteur n’apprend pas dans ce chapitre ce qui se passa lorsque Giglio dansa avec la belle inconnue.

 

Comme le dit je ne sais plus quel ouvrage lourd de l’expérience de la vie, tout esprit doué de quelque fantaisie souffre d’une folie qui toujours monte et descend comme le flux et le reflux. L’époque du flux, c’est-à-dire quand les vagues grondent toujours plus hautes et plus fortes, est le moment où la nuit arrive, tout comme les heures du matin qui suivent le réveil, lorsqu’on prend sa tasse de café, passent pour le point le plus haut du reflux ; de là vient que le livre en question donne aussi le sage conseil de choisir ce moment-là, qui est celui de la sobriété la plus belle et la plus claire, pour s’occuper des événements les plus importants de l’existence. C’est seulement le matin que l’on doit, par exemple, se marier, lire des critiques défavorables, faire son testament, battre son domestique, etc.

C’est à ce beau moment du reflux, où l’esprit humain peut se réjouir d’une sécheresse absolue, que Giglio Fava fut effrayé de sa démence, et lui-même ne savait pas comment depuis longtemps il avait pu s’abstenir de faire la chose pour laquelle l’invitation lui avait, pour ainsi dire, passé devant le nez.

Il n’est que trop certain, – pensait-il dans la joyeuse conscience de la plénitude de son bon sens, – que le vieux Celionati mérite d’être traité de demi-fou et que, non seulement il se complaît énormément dans cette démence, mais encore qu’il s’efforce activement de la faire partager par d’autres personnes tout à fait sensées. Cependant, il est tout aussi certain que la plus belle, la plus riche de toutes les princesses, la divine Brambilla, a fait son entrée dans le palais Pistoia, et (ciel et terre ! – une telle espérance, confirmée par des pressentiments, des rêves et par la bouche rose du plus charmant de tous les masques, peut-elle mentir ?) qu’elle a dirigé vers moi, heureux mortel, le doux rayon d’amour de ses yeux célestes. Incognito, voilée derrière la grille fermée d’une loge, elle m’a aperçu lorsque je représentais quelque prince, et son cœur s’est donné à moi ! Or peut-elle m’approcher directement ? La charmante créature n’a-t-elle pas besoin plutôt d’intermédiaires, de personnes de confiance, pour filer le fil qui finira par se nouer en le plus tendre des liens ? Les choses ont beau être ce qu’elles voudront, il est incontestable que Celionati est celui qui doit me conduire dans les bras de la princesse. Mais, au lieu de suivre, comme il conviendrait, le droit chemin, il me précipite la tête la première dans tout un océan de folies et de moqueries ; il veut me persuader de me déguiser grotesquement et de me mettre à la recherche de la plus belle des princesses sur le Corso ; il me parle de prince assyrien, d’enchantement… Au diable, au diable toutes ces sottises, au diable cet insensé de Celionati !… Qu’est-ce qui m’empêche donc de m’habiller convenablement et d’aller tout droit au palais Pistoia, me jeter aux pieds de la sérénissime ? Ô Dieu ! pourquoi n’ai-je pas déjà fait cela hier, avant-hier.

Ce fut pour Giglio une constatation très désagréable, lorsque, aussitôt après, il passa en revue ce qu’il avait de mieux dans sa garde-robe, d’être obligé de s’avouer lui-même que son bonnet à plumes ressemblait à s’y méprendre à un coq de basse-cour tout déplumé ; que son pourpoint, trois fois passé à la teinture, miroitait de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, que le manteau trahissait trop l’art du tailleur dont les hardis coups d’aiguille avaient bravé le temps rongeur, et que le pantalon de soie bleue bien connu, ainsi que les bas roses, avaient pris la teinte fanée de l’automne. Il saisit mélancoliquement sa bourse, qu’il croyait presque vide… et qu’il trouva pleine à déborder.

– Divine Brambilla, – s’écria-t-il ravi, – oui, je me souviens de toi, je me souviens de la charmante vision.

On peut s’imaginer que Giglio, ayant mis dans sa poche cette bourse si favorable, qui ressemblait à une espèce de sac de Fortunatus, courut aussitôt toutes les boutiques des brocanteurs et des tailleurs pour se procurer un costume aussi beau que tous ceux qu’eût jamais revêtus un prince de théâtre. Tout ce qu’on lui présenta n’était pas assez riche, ni assez magnifique. Enfin, il songea que, sans doute, seul pourrait lui suffire un costume taillé de la main magistrale de messer Bescapi et il se rendit aussitôt chez ce dernier.

Lorsque le maître eut entendu la demande de Giglio, il s’écria, le visage radieux comme le soleil :

– Ô mon excellent Signor Giglio, j’ai votre affaire. Et il conduisit son client, si avide d’acheter, dans une pièce à côté. Mais Giglio ne fut pas peu surpris lorsqu’il ne trouva là aucun autre costume que ceux de toute la Comédie Italienne et, en outre, les masques les plus fous et les plus grotesques. Il crut avoir été mal compris par messer Bescapi et il décrivit d’une voix assez emportée le riche et noble vêtement dont il désirait se parer.

– Ah ! Dieu ! – s’écria Bescapi mélancoliquement, – qu’est-ce que ça va être encore ? Mon excellent Signor, je ne veux pourtant pas croire que, de nouveau, certains accès…

– Voulez-vous, maître tailleur, – fit Giglio en l’interrompant avec impatience et en secouant sa bourse pleine de ducats, – me vendre un costume comme je le désire, oui ou non ? Si non, taisez-vous.

– Oh ! oh ! – dit messer Bescapi tout décontenancé, – ne vous fâchez pas, Signor Giglio. Ah ! vous ne savez pas quel bien je vous veux. Ah ! si vous aviez seulement un peu, un tout petit peu de bon sens !

– Qu’est-ce que vous osez dire, maître tailleur ? – s’écria Giglio avec colère.

– Eh ! – poursuivit Bescapi, – aussi vrai que je suis maître tailleur, je voudrais pouvoir vous prendre mesure bien exactement du vêtement qu’il vous faudrait. Vous courez à votre perte, Signor Giglio, et je suis peiné de ne pas pouvoir vous répéter tout ce que m’a raconté le sage Celionati sur vous et sur le destin qui vous menace.

– Oh ! Oh ! – dit Giglio – vous parlez du sage Signor Celionati, ce joli charlatan, qui me poursuit de toutes les façons, qui veut me ravir mon bonheur le plus cher, parce qu’il hait mon talent et moi-même, parce qu’il se révolte contre le sublime des hautes natures et parce qu’il voudrait tout fourrer dans les niais travestissements d’une farce sans esprit ! Oh ! mon bon Messer Bescapi, je sais tout ; le digne abbé Chiari m’a découvert toute la ruse. L’abbé est l’homme le plus magnifique, la nature la plus poétique que l’on puisse trouver ; car il a créé pour moi le Nègre Blanc et personne autre que moi sur toute la vaste terre, dis-je, ne peut jouer le Nègre Blanc.

– Que dites-vous ? – s’écria messer Bescapi en riant tout haut, – le digne abbé (daigne le Ciel le rappeler bientôt dans l’assemblée des natures sublimes !), avec son eau lacrymale, qu’il fait couler si abondamment, a-t-il lavé son nègre jusqu’à le rendre blanc ?

– Je vous demande encore une fois, Messer Bescapi, – dit Giglio en retenant avec peine sa colère, – si, en échange de mes ducats bien trébuchants, vous voulez me vendre ou non un costume tel que je le désire ?

– Avec plaisir, mon excellent Signor Giglio, – répondit Bescapi tout joyeux.

Sur quoi le tailleur ouvrit un cabinet dans lequel étaient suspendus les habits les plus riches et les plus magnifiques. Aussitôt Giglio remarqua un costume complet, qui vraiment était très riche, bien qu’il apparût un peu fantasque, à cause de son étrange bigarrure de couleurs. Messer Bescapi fit observer que ce costume était très cher et que sans doute Giglio le trouverait d’un prix trop élevé. Mais lorsque Giglio affirma avec insistance qu’il voulait l’acheter, lorsqu’il eut tiré sa bourse et invité le tailleur à en demander le prix qu’il voudrait, Bescapi déclara qu’il ne pouvait absolument pas céder ce vêtement, car il était déjà retenu pour un prince étranger, qui était le prince Cornelio Chiapperi.

– Comment ? – s’écria Giglio, plein d’enthousiasme et tout extasié – que dites-vous là ? Dans ce cas, le costume est fait pour moi et pour nul autre. Heureux Bescapi ! C’est précisément le prince Cornelio Chiapperi qui est devant vous et qui, chez vous, a retrouvé son être le plus intime, son propre moi.

Dès que Giglio eut prononcé ces paroles, messer Bescapi décrocha le costume du mur, appela un de ses commis et lui ordonna de porter chez « Monseigneur le Prince » le panier dans lequel il s’était empressé de tout empaqueter.

– Gardez votre argent, mon très honoré prince, – s’écria le tailleur lorsque Giglio voulut payer. Vous devez être pressé. Votre humble serviteur trouvera bien le moyen de se faire payer ; peut-être que c’est le Nègre Blanc qui réglera la petite dépense. Que Dieu vous protège, mon excellent seigneur !

Giglio jeta au maître tailleur, qui s’inclinait à maintes reprises en faisant les plus élégantes courbettes, un regard de fierté, mit dans sa poche le sac de Fortunatus et se retira avec le beau costume princier.

Il lui allait si parfaitement que Giglio, au comble de la joie, mit dans la main de l’apprenti tailleur qui l’avait aidé à se déshabiller un ducat tout reluisant. Mais l’apprenti tailleur le pria de lui donner, à la place, une couple de bons paoli, car il avait entendu dire que l’or des princes de théâtre ne valait rien et que leurs ducats n’étaient que des boutons ou des jetons à calculer. En réponse, Giglio jeta à la porte l’apprenti trop méfiant.

Quand Giglio eut suffisamment essayé devant la glace les gestes les plus beaux et les plus gracieux, lorsqu’il eut repassé les expressions les plus extraordinaires des héros malades d’amour, et lorsqu’il eut acquis absolument la conviction qu’il était tout à fait irrésistible, il se rendit hardiment, à l’heure où le crépuscule du soir commençait à tomber, au palais Pistoia ; la porte non fermée céda à la pression de sa main, et il arriva dans une vaste galerie à colonnes où régnait le silence du tombeau. Quand il eut regardé tout autour avec étonnement, du tréfonds de lui-même surgirent d’obscurs images du passé. Il lui sembla que déjà une fois il s’était trouvé là, et, comme dans son âme rien ne prenait une forme précise, comme tous les efforts qu’il faisait pour saisir clairement ces images restaient vains, il fut pris d’un effroi et d’une angoisse qui lui enlevèrent tout courage de poursuivre plus avant son aventure.

Déjà sur le point de quitter le palais, il faillit s’effondrer de peur lorsque soudain il vit devant lui son moi, comme enveloppé dans un brouillard. Cependant, il s’aperçut bientôt que ce qu’il prenait pour son double était simplement son image, que lui renvoyait un trumeau placé dans l’ombre. Mais au même instant il lui sembla que cent douces petites voix murmuraient : « Signor Giglio, comme vous êtes joli, comme vous êtes admirablement beau ! » Giglio, devant la glace, redressa sa poitrine, se rengorgea, portant haut la tête, mit son bras gauche sur la hanche et, levant la main droite, s’écria pathétiquement :

– Courage ! Giglio, courage ! Ton bonheur est assuré, cours le saisir.

Cela dit, il arpenta la galerie, à pas toujours plus grands ; il éternua et toussa, mais rien ne sortait de ce silence sépulcral ; aucun être vivant ne se montra. Alors il essaya d’ouvrir telle et telle porte qui devait le conduire dans les appartements. Toutes étaient absolument fermées.

Que restait-il à faire, sinon de monter le large escalier de marbre qui, des deux côtés de la galerie, se déployait en une courbe élégante vers le premier étage ? Arrivé dans le couloir du haut, dont la parure s’accordait avec la magnificence sobre de l’ensemble, Giglio crut percevoir de très loin les sons d’un instrument qu’il ne connaissait pas, instrument à l’étrange harmonie. Il s’avança avec précaution, et il remarqua bientôt un rayon éblouissant qui, par le trou de la serrure de la porte qui était en face de lui, se répandait dans le couloir. Il s’aperçut alors que ce qu’il avait pris pour le son d’un instrument inconnu était la voix d’un homme en train de parler, voix qui, à la vérité, résonnait singulièrement, car on aurait dit tantôt qu’on jouait de la cimbale, tantôt qu’on soufflait dans un fifre aux notes basses et sourdes. Comme Giglio était ainsi devant la porte, elle s’ouvrit doucement, tout doucement, d’elle-même. Il entra et il s’arrêta aussitôt, figé dans un profond étonnement.

Il se trouvait dans une grande salle, dont les murs étaient revêtus de marbre moucheté de pourpre et où de la haute coupole pendait une lampe, dont le feu rayonnant mettait sur tout comme un or ardent. Dans le fond, une riche draperie d’or formait un dais sous lequel se trouvait, sur une estrade de cinq marches, un fauteuil doré, avec des tapis de couleur bigarrée. Sur ce fauteuil était assis ce petit vieillard à la longue barbe blanche, vêtu d’une simarre d’argent, qui, dans le cortège de la princesse Brambilla, au sommet de la tulipe à l’éclat doré, s’adonnait à ses méditations scientifiques. Comme alors, il portait sur sa tête vénérable un entonnoir d’argent ; comme alors, d’énormes lunettes chevauchaient son nez ; comme alors, bien que maintenant d’une voix forte, qui précisément était celle que Giglio avait entendue dans le lointain, il lisait un grand livre ouvert devant lui et appuyé sur le dos d’un nègre agenouillé. Des deux côtés, étaient les autruches, comme de redoutables trabans, et, à tour de rôle, lorsque le vieillard avait terminé la page, de leurs becs, elles tournaient la feuille suivante.

Tout autour, formant un demi-cercle fermé, une centaine de dames étaient assises, aussi merveilleusement belles que des fées et vêtues aussi richement et aussi magnifiquement que, comme on le sait, le sont ces dernières. Toutes faisaient très activement du filet. Au milieu du demi-cercle, devant le vieillard, sur un petit autel de porphyre, dans la position de personnes plongées dans un profond sommeil, il y avait deux étranges petites poupées portant sur la tête une couronne royale.

Lorsque Giglio se fut un peu remis de sa stupéfaction, il voulut manifester sa présence, mais à peine eut-il simplement conçu la pensée de parler qu’il reçut un rude coup de poing dans le dos. Ce ne fut pas avec une mince frayeur qu’il aperçut alors la rangée de nègres armés de longues piques et de sabres courts au milieu desquels il se trouvait et qui le dévisageaient avec deux yeux étincelants, tout en faisant grincer leurs dents d’ivoire. Giglio comprit que le mieux était ici de se montrer patient…

Or, voici à peu près le texte de la lecture que le vieillard faisait aux dames travaillant à leur filet :

« Le signe enflammé du Verseau est au-dessus de nous ; le dauphin nage vers l’Orient sur les vagues bruissantes et de ses naseaux il fait jaillir le pur cristal dans le flot vaporeux. Il est temps que je vous parle des grands mystères qui se sont produits, de l’énigme merveilleuse dont la solution vous sauvera d’une déplorable ruine.

« Au faîte de la tour, était le mage Hermod, et il observait le cours des astres : voici que quatre vieillards, vêtus de grandes robes dont la couleur ressemblait aux feuilles mortes, s’avancèrent vers la tour et, lorsqu’ils furent arrivés au pied de cette dernière, ils firent entendre de puissantes lamentations : “Écoute-nous, écoute-nous, grand Hermod, ne sois pas sourd à nos supplications, réveille-toi de ton profond sommeil. Si nous avions seulement la force de tendre l’arc du roi Ophioch, nous te décocherions une flèche dans le cœur, ainsi qu’il l’a fait, et tu descendrais et tu ne resterais pas là-haut, au vent de la tempête, comme une bûche insensible. Cependant, vénérable vieillard, si tu ne veux pas te réveiller, nous avons à notre disposition certaine machine balistique et nous t’enverrons avec, sur la poitrine, quelques pierres assez grosses pour que s’anime le sentiment humain qui y est renfermé. Réveille-toi, sublime vieillard.”

« Le mage Hermod regarda en bas, s’appuya à la balustrade et parla d’une voix qui ressemblait au sourd grondement de la mer, au hurlement de l’ouragan qui approche :

« “Vous qui êtes là-dessous, ne soyez pas des ânes, je ne dors pas, et je n’ai pas besoin d’être réveillé avec des flèches ou des quartiers de roche. Je sais à peu près ce que vous voulez, mes braves gens ; patientez un peu, je descends tout de suite. En attendant, vous pouvez cueillir quelques fraises ou jouer au jeu d’attrape, sur les cailloux gazonnés. J’arrive à l’instant.”

« Lorsque Hermod fut descendu et qu’il eut pris place sur une grosse pierre, que recouvrait le moelleux tapis bariolé de la mousse la plus belle, celui des hommes qui semblait être le plus âgé, car sa barbe blanche lui arrivait jusqu’à la ceinture, commença ainsi :

« – Grand Hermod, tu sais certainement déjà par avance tout ce que je veux te dire, mieux que moi-même, mais précisément pour que tu puisses te rendre compte que je le sais aussi, il faut que je te le dise.

« – Parle, jeune homme, – répondit Hermod. Je t’écouterai volontiers, car ce que tu viens de dire révèle que tu as une intelligence pénétrante, sinon une profonde sagesse, – bien que tu sois à peine sorti des souliers de l’enfance.

« – Vous savez, grand mage, – continua l’orateur, – qu’un jour, au Conseil, lorsque justement il était question d’obliger chaque vassal d’apporter tous les ans une certaine quantité d’esprit aux “Magasins Généraux de toute la Plaisanterie du royaume”, afin qu’en cas de famine la faim ou la soif des pauvres puisse être apaisée, le roi Ophioch s’écria tout à coup : “Le moment où l’homme succombe est le premier où apparaisse son véritable moi”. Vous savez que le roi Ophioch, à peine avait-il prononcé ces paroles, tomba réellement et ne se releva plus, parce qu’il était mort ; et, comme il arriva aussi qu’au même moment la reine Liris ferma les yeux pour ne plus jamais les ouvrir, le Conseil d’État ne fut pas peu embarrassé à cause de la succession au trône, car le couple royal n’avait pas de descendants. L’astrologue de la cour, qui était un homme ingénieux, trouva enfin un moyen pour conserver encore longtemps au pays le sage gouvernement du roi Ophioch. En effet, il proposa de faire comme ce qui s’était passé avec un prince des esprits bien connu (le roi Salomon), à qui, bien qu’il fût déjà mort depuis longtemps, les esprits obéirent encore pendant une longue période. Conformément à ce projet, l’ébéniste de la cour fut appelé au Conseil d’État ; il fabriqua un élégant socle en bois de buis, puis, après que le corps du roi Ophioch eut été dûment enduit des aromates les plus parfaits, fut placé sous le croupion du roi, de sorte qu’il était là, majestueusement assis ; à l’aide d’une ficelle cachée, dont le bout pendait comme un cordon de sonnette dans la salle des délibérations du Grand Conseil, le bras du roi était actionné de manière à pouvoir brandir son sceptre dans les deux sens. Nul ne doutait que le roi Ophioch vécût et régnât toujours. Mais alors il se produisit à la source Urdar quelque chose d’extraordinaire. L’eau du lac qu’elle avait formé resta claire et limpide ; seulement au lieu que, comme d’habitude, tous ceux qui la contemplaient éprouvassent une joie particulière, il y en avait maintenant beaucoup qui, en apercevant dans l’eau le reflet de toute la nature et de leur propre physionomie, se fâchaient et s’attristaient, parce qu’il était contraire à toute dignité, même à tout bon sens humain, à toute sagesse, si péniblement acquise, de regarder les choses à l’envers et tout spécialement son propre moi. Et toujours et sans cesse plus nombreux devinrent ceux qui finirent par prétendre que les vapeurs du lac limpide aveuglaient l’esprit et transformaient en folie le sérieux requis de tout homme. Dans leur mécontentement, ils jetèrent dès lors toutes sortes de vilaines choses dans le lac, si bien qu’il perdit sa limpidité, devint de plus en plus trouble, jusqu’à ce qu’il finît par être semblable à un affreux marais. Cela, très sage mage, a fait beaucoup de mal au pays ; car maintenant les gens les plus distingués en viennent aux mains et pensent que c’est là la véritable ironie des sages ; mais le plus grand des malheurs s’est produit hier, lorsque le bon roi Ophioch a subi précisément le même sort qu’autrefois le prince des esprits dont je vous ai parlé. Le ver pernicieux avait, sans qu’on y prît garde, rongé le socle et soudain Sa Majesté, au beau milieu des affaires gouvernementales, s’écroula à terre, sous les yeux de beaucoup de gens, qui étaient pressés dans la salle du trône, si bien que maintenant il n’est pas possible de cacher plus longtemps sa mort. Moi-même, ô grand mage, je tirais précisément le cordon du sceptre, lequel cordon, lorsque Sa Majesté tomba à la renverse, se brisa et me frappa si fort au visage que de ma vie je ne désire plus tirer la ficelle de la sorte… Tu t’es, ô sage Hermod, toujours fidèlement occupé du pays des Jardins d’Urdar ; dis-nous ce que nous devons faire pour qu’un digne héritier du trône prenne en main le gouvernement et pour que le lac d’Urdar retrouve sa clarté et sa limpidité.

« Le mage Hermod se plongea dans une profonde méditation, puis il déclara :

« – Attendez neuf fois neuf nuits, et alors vous verrez sortir du lac d’Urdar la reine du pays. D’ici là, gouvernez le pays aussi bien que vous le pourrez.

« Et il arriva que des rayons de feu surgirent au-dessus du marais qui avait été autrefois la source Urdar. Mais c’étaient les esprits du feu qui, avec des yeux ardents, regardaient le marais, et de la profondeur sortirent en tumulte les esprits de la terre. Alors, hors du sol devenu sec, s’épanouit une belle fleur de lotus, dans le calice de laquelle se trouvait une charmante enfant en train de sommeiller. C’était la princesse Mystilis, qui fut précautionneusement emportée hors de son berceau par les quatre ministres qui étaient allés chercher le message du mage Hermod et elle fut proclamée régente du pays. Les quatre ministres en question exercèrent la tutelle de la princesse et s’efforcèrent d’élever la chère enfant aussi bien qu’ils le pouvaient. Mais ils furent saisis d’une grande affliction lorsque la princesse, devenue assez âgée pour pouvoir parler convenablement, se mit à s’exprimer dans une langue que personne ne comprenait. On fit venir des lieux les plus éloignés des linguistes pour étudier le langage de la princesse, mais le sort malin et odieux voulut que plus les linguistes étaient savants et érudits, et moins ils comprenaient les paroles de l’enfant, qui, pourtant, paraissaient très raisonnables et très intelligibles.

« Cependant, la fleur de lotus avait ouvert de nouveau son calice, mais autour d’elle le cristal de l’eau la plus pure jaillissait en petites sources ; cela causa aux ministres une grande joie, car ils crurent forcément que, au lieu du marais, le beau miroir d’eau de la source d’Urdar allait bientôt se remettre à briller. Quant au langage de la princesse, les sages ministres résolurent, ce qu’ils auraient dû déjà faire depuis longtemps, d’aller demander conseil au mage Hermod. Lorsqu’ils furent entrés dans l’effrayante obscurité de la mystérieuse forêt, lorsque les pierres de la tour brillaient déjà à travers les épais feuillages, ils rencontrèrent un vieil homme qui, lisant méditativement dans un grand livre, était assis sur un bloc de rocher, et en qui ils furent obligés de reconnaître le mage Hermod. À cause de la fraîcheur du soir, Hermod s’était enveloppé d’une robe de chambre de couleur noire, et il avait mis sur sa tête un bonnet de zibeline, ce qui, à vrai dire, ne l’habillait pas mal, mais cependant lui donnait un aspect étrange et quelque peu lugubre. Il sembla aussi aux ministres que la barbe d’Hermod était en désordre, car elle ressemblait à de la broussaille. Lorsque les ministres eurent humblement présenté leur supplique, Hermod se leva, les regarda d’un œil si terriblement étincelant qu’ils en faillirent presque tomber à genoux ; puis il fit entendre un rire qui résonna dans toute la forêt avec tant de force que les animaux effarouchés s’enfuirent à travers le taillis et que les oiseaux, poussant des cris lugubres comme dans une angoisse mortelle, s’envolèrent hors du fourré. Les ministres, qui n’avaient jamais vu, lorsqu’ils lui avaient parlé précédemment, le mage Hermod dans cet état un peu sauvage, se sentirent mal à l’aise ; cependant, ils attendirent dans un silence respectueux ce que le grand mage leur dirait. Mais le mage se rassit sur la grosse pierre, ouvrit son livre et lut d’une voix solennelle :

 

Il y a une pierre noire dans la salle sombre

Où autrefois le couple royal, en proie au sommeil,

Ayant sur le front et sur les joues la mort blême et muette,

A attendu le son puissant de la nouvelle magique.

 

Et profondément enterré sous cette pierre

Est placé ce qui, choisi pour faire tout le bonheur

De Mystilis et né de la floraison et de la fleur,

Brille pour elle – le plus magnifique des présents !

 

L’oiseau bariolé se prend alors dans des filets

Que l’art des fées a tissés d’une main délicate.

L’aveuglement disparaît, les brouillards se dissipent

Et lui-même l’ennemi doit se blesser à mort.

 

Pour mieux entendre, ouvrez donc les oreilles ;

Pour mieux voir, mettez des lunettes devant vos yeux,

Si vous voulez être ministres et faire quelque chose de bien

Mais, si vous restez des ânes, vous êtes irrémédiablement perdus.

 

« Sur ce, le mage ferma son livre avec tant de violence qu’il fit autant de bruit qu’un violent coup de tonnerre et que tous les ministres tombèrent à la renverse. Lorsqu’ils se furent relevés, le mage était disparu. Les ministres furent d’accord que, pour le bien de la patrie, il fallait souffrir beaucoup ; car autrement il eût été insupportable que ce grossier compère d’astrologue et de magicien eût deux fois déjà dans la même journée qualifié d’ânes les soutiens les plus parfaits de l’État. Du reste, ils furent eux-mêmes étonnés de l’ingéniosité avec laquelle ils percèrent l’énigme du mage. Arrivés au pays des Jardins d’Urdar, ils se rendirent aussitôt dans la salle où le roi Ophioch et la reine Liris avaient passé dans le sommeil treize fois treize nuits. Ils levèrent la pierre noire qui était encastrée au milieu du parquet et ils trouvèrent dans la terre un petit écrin, magnifiquement sculpté, du plus bel ivoire. Ils donnèrent cet écrin à la princesse Mystilis, qui aussitôt pressa sur un ressort, de sorte que le couvercle s’ouvrit et qu’elle put prendre le joli et mignon filet qui se trouvait dans l’écrin. Mais à peine avait-elle le filet dans ses mains que de joie elle éclata de rire et qu’elle dit d’une voix très distincte :

« – Grand-maman l’avait mis dans mon berceau, mais, coquins que vous êtes, vous m’avez volé le trésor et vous ne me l’auriez pas rendu si, dans la forêt, vous n’étiez pas tombés sur le nez.

« Là-dessus, la princesse se mit aussitôt à faire du filet avec la plus grande application. Les ministres, tout ravis, s’apprêtaient déjà à exécuter un bond de joie collectif, lorsque la princesse se figea soudain et se recroquevilla en une petite mignonne poupée de porcelaine. Si d’abord l’allégresse des ministres avait été grande, leur chagrin n’en fut que plus violent. Ils pleurèrent et sanglotèrent tellement qu’on put les entendre dans tout le palais, jusqu’à ce que soudain l’un d’eux, plongé dans ses pensées, cessa de se lamenter, s’essuya les yeux avec les deux pans de sa robe et parla ainsi : “Ministres, collègues, camarades, je croirais presque que le grand mage a raison et que nous sommes… bah ! ce que vous voudrez… L’énigme est-elle donc résolue ? L’oiseau bariolé est-il donc capturé ? Le filet, c’est le réseau, tissé par une tendre main, dans lequel il doit se prendre.”

« Sur l’ordre des ministres, les plus belles dames du royaume, véritables fées par le charme et par la grâce, furent alors rassemblées dans le palais et elles furent obligées, vêtues des plus magnifiques parures, de faire continuellement du filet. Mais à quoi cela servait-il ? L’oiseau bariolé ne se montrait pas ; la princesse Mystilis restait une petite poupée de porcelaine ; les sources jaillissantes de la fontaine Urdar se desséchaient toujours davantage, et tous les vassaux du royaume étaient plongés dans le mécontentement le plus amer. Alors il arriva que les quatre ministres, sur le point de désespérer, s’assirent au bord du marais qui avait été jadis le beau lac d’Urdar au clair miroir ; ils éclatèrent en véhémentes lamentations et, avec les expressions les plus touchantes, ils supplièrent le mage Hermod d’avoir pitié d’eux et du pauvre pays d’Urdar. Un bruit sourd sortit de la profondeur ; la fleur de lotus ouvrit son calice et voilà que le mage Hermod apparut et, d’une voix irritée, il parla ainsi :

« – Infortunés ! Aveugles. Ce n’est pas avec moi que vous avez parlé dans la forêt, c’est avec le malin démon Typhon lui-même, qui vous a joué un mauvais tour dans sa malice de sorcier et qui a mis au jour ce funeste secret de l’écrin au filet. Mais, pour son propre préjudice, il a dit plus de vérité qu’il ne voulait le faire. Puissent les mains délicates des dames semblables à des fées faire du filet, puisse l’oiseau bariolé être capturé ; mais apprenez l’énigme véritable, dont la solution mettra fin à l’enchantement que subit la princesse. »

Le vieillard en était arrivé à cet endroit de sa lecture lorsqu’il s’arrêta, se leva de son siège et parla ainsi aux petites poupées qui se trouvaient sur l’autel de porphyre au milieu du cercle :

– Bon et excellent couple royal, cher Ophioch et vénérée Liris, ne dédaignez pas plus longtemps de nous suivre en pèlerinage, dans le commode costume de voyage que je vous ai donné. Moi, votre ami Ruffiamonte, j’accomplirai ce que j’ai promis.

Puis Ruffiamonte regarda les dames qui étaient assises en cercle autour de lui et il leur dit :

– Il est temps que vous cessiez de faire du filet et que vous répétiez l’oracle mystérieux du grand mage Hermod, tel qu’il l’a prononcé lorsqu’il sortit du calice de la merveilleuse fleur de lotus.

Tandis que Ruffiamonte, avec un bâton d’argent, battait la mesure à coups véhéments, qui venaient frapper, en résonnant, son livre ouvert, les dames, qui avaient quitté leurs sièges et qui formaient autour du mage un étroit cercle, répétaient en chœur ce qui suit :

 

Où est le pays dont le bleu ciel ensoleillé

Allume la joie de la terre en riche floraison ?

Où est la ville dont la gaie animation

Délivre, à la plus belle époque, le sérieux du sérieux ?

Où s’agitent joyeusement les créations de la fantaisie,

Dans un monde bariolé, qui est rond comme un petit œuf ?

Où la puissance de gracieuses apparitions se manifeste-t-elle ?

Qui est le moi qui peut engendrer du moi

Le non-moi, dédoubler sa propre poitrine

Et sans douleur procurer un haut ravissement ?

Lorsque le pays, la ville, le monde, le moi,

Lorsque tout cela est trouvé, le moi pénètre, avec une entière clarté,

Le monde, duquel il s’est hardiment dégagé ;

L’esprit intérieur transforme en vigoureuse réalité vitale

La folie du cerveau aveuglé,

Lorsque l’atteint le blâme pesant du blême ennui ;

L’aiguille merveilleuse du maître ouvre

Le royaume ; elle donne, dans une malicieuse et folle taquinerie,

À ceux qui paraissaient tout petits la noblesse du souverain

Qui éveillera le couple de son doux rêve

Alors, vive le beau et lointain pays d’Urdar !

La fontaine, purifiée, brillera avec la clarté d’un miroir ;

Les liens du Démon seront brisés

Et de la profondeur monteront mille délices.

Ah ! ah ! comme toute poitrine battra avec ardeur !

Toute douleur fait place à une haute joie.

Qu’est-ce qui resplendit là-bas sur les chemins de la sombre forêt ?

Ah ! quelle allégresse retentit au lointain ?

C’est la reine qui vient ! Allons au-devant d’elle

Elle a trouvé le moi ! et Hermod est réconcilié.

 

Alors les autruches et les nègres firent entendre des cris confus et beaucoup d’autres voix d’oiseaux piaulèrent et pépièrent d’une singulière façon ; mais plus fort que tous criait Giglio, qui, réveillé d’une sorte d’engourdissement, avait soudain repris entièrement contenance et qui s’imaginait assister à quelque spectacle burlesque :

– Miséricorde divine ! Qu’est-ce donc que cela ? Cessez enfin de débiter ces folies. Soyez donc raisonnables ; dites-moi où je trouverai la sérénissime princesse, la puissante Brambilla. Je suis Giglio Fava, le plus célèbre comédien de la terre, que la princesse Brambilla aime et qu’elle élèvera à de grands honneurs. Écoutez-moi donc ! Vous tous, dames, nègres et autruches, ne vous laissez pas raconter ces niaiseries. Je sais tout cela mieux que ce vieil homme, car je suis le nègre blanc, et personne d’autre.

Dès que les dames eurent enfin aperçu Giglio, elles firent entendre un long rire pénétrant et s’élancèrent sur lui. Giglio lui-même ne savait pas pourquoi brusquement une terrible angoisse s’empara de lui et pourquoi il chercha à déployer tous ses efforts pour échapper aux dames. Il n’y serait pas parvenu, s’il n’avait eu la chance, en étalant son manteau, de s’élever en l’air jusqu’à la haute coupole de la salle. Alors les dames le poursuivirent çà et là, en jetant vers lui de grands mouchoirs, si bien qu’il retomba épuisé. Les dames enveloppèrent sa tête d’un filet, et les autruches apportèrent une grande cage dorée, où Giglio fut enfermé sans pitié. Au même instant, la lampe s’éteignit et tout disparut comme par un coup de baguette magique.

La cage ayant été placée à une grande fenêtre ouverte, Giglio pouvait regarder dans la rue, mais, comme à cette heure-là le peuple était dans les théâtres et les auberges, la rue était triste et déserte, si bien que le pauvre Giglio, pressé dans son étroit réduit, se trouvait dans une solitude désolée.

– Est-ce là, – fit-il en gémissant douloureusement, – le bonheur que j’avais rêvé ? Est-ce là ce que signifie le tendre et merveilleux mystère renfermé dans le palais Pistoia ? Je les ai vus, les nègres, les dames, le vieux petit drôle à la tulipe et les autruches, qui sont entrés ici par l’étroit portail ; il ne manquait que les haquenées et les pages emplumés. Mais Brambilla n’était point parmi eux. Non, elle n’est pas ici, la charmante image de mon désir passionné, de mon ardeur amoureuse ! Ô Brambilla ! Brambilla ! Et il faut que je languisse misérablement dans cet indigne cachot et je ne jouerai jamais plus le Nègre Blanc ! Hélas ! Hélas ! Hélas !

– Qui se lamente donc là-haut si fortement ? dit une voix venue de la rue.

Giglio reconnut aussitôt que c’était celle du vieux Ciarlatano, et un rayon d’espérance pénétra dans sa poitrine angoissée.

– Celionati, – fit Giglio d’une voix touchante, – cher Celionati, est-ce vous que j’aperçois là, au clair de lune ? Je suis ici encagé et dans un triste état. On m’a enfermé comme un oiseau. Ô ciel ! Signor Celionati, vous êtes un homme vertueux qui n’abandonnez pas votre prochain. Vous avez à votre disposition des forces merveilleuses ; aidez-moi à sortir de ma maudite et lamentable situation. Ô Liberté, Liberté chérie, qui pourrait mieux t’apprécier que celui qui est enfermé dans une cage, même si les barreaux en sont en or ?

Celionati rit tout haut ; après quoi il dit :

– Voyez, Giglio, la faute de tout cela en est à votre maudite folie, à vos folles imaginations. Qui vous a dit d’entrer dans le palais Pistoia avec cet insipide déguisement ? Comment pouvez-vous pénétrer dans une assemblée à laquelle vous n’êtes pas invité ?

– Comment ? – s’écria Giglio, – vous appelez insipide déguisement le plus beau de tous les costumes, le seul dans lequel je pourrais me présenter dignement devant la princesse que j’adore ?

– Précisément, – répondit Celionati, – c’est votre beau costume qui est cause qu’on vous a traité ainsi.

– Mais suis-je donc un oiseau ? – s’écria Giglio, plein de mécontentement et de colère.

– En tout cas, – reprit Celionati, – ces dames vous ont pris pour un oiseau et même pour un oiseau qu’elles tiennent follement à capturer, je veux dire un béjaune.

– Ô Dieu ! – fit Giglio, tout hors de lui. Moi, Giglio Fava, le célèbre héros tragique, le nègre blanc, moi, être pris pour un béjaune !

– Allons, Signor Giglio, – s’écria Celionati, – ayez de la patience, dormez, si vous pouvez, tranquillement et en repos. Qui sait ce que demain vous apportera de favorable ?

– Ayez pitié de moi, Signor Celionati, – s’écria Giglio, – délivrez-moi de cette maudite geôle. Jamais plus je ne reviendrai dans ce maudit palais Pistoia.

– À vrai dire, répondit le Ciarlatano, – vous n’avez guère mérité que je m’occupe de vous, car vous avez méprisé toutes mes bonnes leçons et vous voulez vous jeter dans les bras de mon ennemi mortel, l’abbé Chiari, qui, sachez-le, vous a précipité dans cette catastrophe, par ses stupides et méchants vers, qui ne sont qu’imposture. Cependant, vous êtes, vraiment, un bon garçon et moi je suis un fou loyal et magnanime, comme je l’ai déjà souvent montré. C’est pourquoi je veux vous sauver. J’espère qu’en compensation vous m’achèterez demain une nouvelle paire de lunettes et un exemplaire de la fameuse dent du prince assyrien.

– Je vous achète tout, tout ce que vous voudrez ; mais, la liberté, rendez-moi la liberté ; j’étouffe déjà à moitié…

Ainsi parla Giglio, et alors le Ciarlatano, au moyen d’une échelle invisible, monta jusqu’à lui et ouvrit une grande trappe qu’il y avait à la cage ; par cette ouverture, l’infortuné béjaune essaya péniblement de passer.

À cet instant même on entendit dans l’intérieur du palais un grand vacarme et des voix antipathiques piaulaient et criaillaient dans une affreuse confusion.

– Par tous les diables ! – s’écria Celionati, – on s’aperçoit de votre fuite ; Giglio, allez-vous-en vite.

Avec la force du désespoir, Giglio passa son corps tout entier à travers l’ouverture, se jeta à l’aveuglette dans la rue, se releva, car il n’avait pas le moindre mal, et il partit comme une Furie.

– Oui, – cria-t-il, tout hors de lui lorsque, arrivé dans sa chambrette, il aperçut le grotesque costume dans lequel il avait combattu avec son moi, – oui, cette folle monstruosité qui est là, sans corps, c’est mon moi, et, ces vêtements princiers, le sinistre démon les a volés au béjaune pour me mystifier, afin que, par une funeste équivoque, les belles dames me prissent moi-même pour le béjaune. Je dis des bêtises, je le sais ; mais c’est justice, car, à la vérité, je suis devenu fou parce que mon moi n’a pas de corps.

– Alors, en avant, en avant ! mon cher et adorable moi !

Ce disant, il se dépouilla furieusement des beaux vêtements qu’il portait, enfila rapidement le plus grotesque de tous les habits masqués et courut au Corso.

Toute la béatitude du ciel pénétra dans son être lorsqu’une jeune fille, gracieuse comme un ange, le tambourin à la main, l’invita à danser.

Et Giglio se mit donc à danser avec la belle inconnue ; mais ce qui se passa alors, le bienveillant lecteur le verra… au chapitre suivant.

 

 

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