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CHAPITRE IV
De l’utile invention du sommeil et du rêve et ce qu’en pense Sancho Pança. – Comment un fonctionnaire wurtembergeois roula au bas de l’escalier et comment Giglio ne put percer à jour son moi. – Paravents de rhétorique, les deux galimatias et le « Nègre blanc ». – Comment le vieux prince Bastianelli di Pistoia jeta des pépins d’orange sur le Corso et prit les masques sous sa protection. – Le « beau jour » des filles laides. – Nouvelles de la célèbre magicienne Circé, qui noue des boucles de ruban, et de l’aimable serpentaire qui croit dans la florissante Arcadie. – Comment Giglio, par pur désespoir, se frappa d’un coup de poignard, puis se mit à table, mangea sans se faire prier, mais ensuite dit « bonne nuit » à la princesse.
Tu ne t’étonneras pas, très cher lecteur, si dans un ouvrage qui, à vrai dire, s’appelle « caprice », mais qui ressemble à un conte, tout comme si c’en était un, il est souvent question d’étranges apparitions et de rêves singuliers, comme en a parfois l’esprit humain ; ou, plus exactement, tu ne t’étonneras pas si souvent le théâtre des événements est transporté dans l’âme même des personnages. Mais est-ce que ce ne serait pas là précisément le véritable théâtre ? Peut-être, ô mon lecteur, penses-tu aussi, comme moi, que l’esprit humain lui-même est le conte le plus merveilleux qu’il puisse y avoir. Quel univers splendide est renfermé dans notre poitrine ! Il n’est rétréci par la révolution d’aucun soleil, et ses trésors surpassent les inépuisables richesses de toute la création qui tombent sous nos sens. Comme notre vie serait morte, pauvre et aveugle comme une taupe, si l’esprit de l’univers n’avait pas mis dans l’âme des mercenaires de la nature que nous sommes cette intarissable mine de diamants d’où surgit radieux dans son éclatant éblouissement l’empire merveilleux qui est devenu notre propriété !
Combien fortunés sont ceux qui ont conscience de l’existence de cet Empire ! Encore plus fortunés et plus heureux sont ceux qui savent non seulement contempler les pierres précieuses du Pérou qui est en eux, mais aussi les en extraire, les tailler et leur ravir leurs feux les plus magnifiques ! Eh bien ! Sancho pensait que Dieu doit rendre hommage à celui qui a inventé le sommeil : ce dut être une intelligence supérieure ; mais un hommage plus grand encore mérite d’être rendu à celui qui a inventé le rêve. Je ne parle pas du rêve qui surgit en nous lorsque nous sommes couchés sous la moelleuse couverture du sommeil. Non, je parle de ce rêve que nous rêvons pendant toute la vie, ce rêve qui souvent prend sur ses ailes le fardeau douloureux des choses terrestres et devant lequel s’éteignent toute souffrance, toute amertume, toute lamentation et toute plainte d’un espoir déçu, car ce rêve lui-même, comme un rayon du ciel allumé dans notre poitrine, nous promet la réalisation de l’infini de nos désirs…
Telles étaient les pensées de celui qui a entrepris, très cher lecteur, de te présenter l’étrange « caprice » intitulé Princesse Brambilla, au moment où il était sur le point de décrire le singulier état d’esprit dans lequel fut plongé, sous son travesti, Giglio Fava lorsqu’il entendit murmurer près de lui ces paroles : « C’est la princesse Brambilla qui danse avec son amant le prince assyrien Cornelio Chiapperi. »
Il est rare que les auteurs puissent résister à la tentation de ne pas raconter au lecteur ce qu’ils pensent eux-mêmes à propos de tel ou tel stade de l’histoire de leur héros ; ils aiment trop à jouer dans leur propre livre le rôle du chœur antique, et ils appellent « réflexions » tout ce qui, il est vrai, n’est pas nécessaire au récit, mais qui, cependant, peut passer pour une agréable fioriture. Par conséquent, je souhaite que les pensées par lesquelles a débuté ce chapitre puissent être considérées comme une agréable fioriture ; car, en fait, elles étaient aussi peu nécessaires à l’histoire qu’à la description de l’état d’esprit de Giglio, lequel n’était pas aussi étrange et extraordinaire qu’on pourrait le supposer d’après la façon dont l’auteur vient d’entrer en matière. Bref, lorsque Giglio Fava entendit ces paroles, il lui arriva simplement ceci : c’est qu’il se prit aussitôt lui-même pour le prince assyrien Cornelio Chiapperi en train de danser avec la princesse Brambilla. Tout psychologue de valeur ayant acquis quelque science à la force du poignet sera capable d’expliquer ce phénomène aussi facilement que les élèves de cinquième doivent comprendre l’expérience de l’esprit interne.
En effet, ledit psychologue ne trouvera rien de mieux à faire que de prendre le Répertoire de psychologie expérimentale de Mauchardt et de citer le cas du fonctionnaire wurtembergeois qui, étant ivre, roula au bas de l’escalier et ensuite plaignit son greffier, dont il était accompagné, de ce que celui-ci avait fait une si rude chute.
D’après tout ce que nous avons appris jusqu’à présent de ce Giglio Fava, – continue le psychologue, – cet individu souffre d’une affection qui peut être comparée absolument à l’état d’ivresse ; il souffre, en quelque sorte, d’une ivresse intellectuelle, produite par l’excitation qu’ont fait éprouver à ses nerfs certaines représentations excentriques de son moi, et, étant donné que les comédiens sont particulièrement prédisposés à s’enivrer de cette manière, il appert que, etc.
Donc Giglio se prit pour le prince assyrien Cornelio Chiapperi ; et si, par conséquent, il n’y avait là rien d’extraordinaire, il sera pourtant plus difficile d’expliquer d’où venait la gaieté singulière et tout à fait inouïe qui remplit son être d’une brûlante ardeur. Avec une force qui allait s’accroissant, il faisait résonner les cordes de sa cithare, et toujours plus folles et plus outrées devinrent les grimaces, le bondissement de sa danse frénétique, mais son moi était là en face de lui, dansant et bondissant tout comme lui ; et, exécutant les mêmes grimaces, de son large sabre de bois il décrivait dans l’air des mouvements comme pour l’attaquer. Brambilla était disparue…
Oh ! Oh ! pensa Giglio. C’est mon moi seul qui est cause que je ne vois plus ma fiancée, la princesse ; je ne puis percer à jour mon moi, et mon moi maudit me menace avec une arme dangereuse ; mais je vais jouer et danser avec tant de véhémence qu’il en mourra et alors je retrouverai véritablement ma personnalité, et la princesse sera à moi.
Pendant qu’il nourrissait ces pensées quelque peu confuses, les bonds de Giglio se faisaient toujours plus extraordinaires ; mais voici que le sabre de bois de son moi frappa sa cithare, si durement qu’elle se brisa en mille morceaux et que Giglio tomba à la renverse sur le sol, qui, trouva-t-il, manquait de douceur. Les rires éclatants du peuple qui avait entouré les danseurs réveillèrent Giglio de sa songerie. Dans sa chute il avait perdu ses lunettes et son masqué ; on le reconnut et mille voix crièrent : « Bravo, bravissimo, Signor Giglio ! »
Giglio se releva et s’enfuit au plus vite, car il se rappela soudain qu’il était hautement déplacé de la part d’un tragédien de donner au peuple un spectacle grotesque. Arrivé chez lui, il se défit de son cocasse travesti, s’enveloppa d’un tabarro et revint sur le Corso.
À force d’aller et de venir, il arriva enfin devant le palais Pistoia et là il se sentit brusquement saisi par-derrière et une voix lui murmura :
– Si votre démarche et votre allure ne me trompent, c’est bien vous, mon cher Signor Giglio Fava ?
Giglio reconnut l’abbé Antonio Chiari. À la vue de l’abbé, tout le beau temps d’autrefois lui revint subitement à l’esprit, ce temps où il jouait encore les héros tragiques, et où, après avoir ôté son cothurne, il grimpait l’étroit escalier de la charmante Giacinta. L’abbé Chiari (peut-être un ancêtre du célèbre Chiari qui entra en lutte avec le comte Gozzi et fut obligé de mettre bas les armes) avait depuis sa jeunesse, non sans beaucoup de peine, dressé son esprit et ses doigts à composer des tragédies qui, en ce qui concerne l’invention, étaient une énormité, mais qui, quant à l’exécution, étaient très agréables et plaisantes. Il évitait soigneusement de mettre sous les yeux des spectateurs un événement douloureux sans les avoir préparés par toutes sortes de circonstances lénifiantes ; il enroulait toute l’horreur d’un crime dans la gluante farine de tant de belles paroles et locutions que les spectateurs avalaient sans le moindre frisson cette pâte douçâtre et sans sentir le goût amer du noyau qu’il y avait dessous. Il savait même utiliser les flammes de l’enfer comme un agréable transparent, en plaçant devant elles le paravent bien huilé de sa rhétorique et dans les flots fumants de l’Achéron il versait l’eau de rose de ses vers martelliens, afin que le fleuve infernal coulât doucement et joliment et devînt un fleuve poétique.
Ces choses-là plaisent à beaucoup de gens, et il ne faut donc pas s’étonner si l’abbé Antonio Chiari méritait d’être appelé un poète en vogue. Étant donné qu’il avait encore, par-dessus le marché, un talent particulier pour composer ce qu’on appelle des rôles avantageux, il était forcé que l’abbé-poète fût aussi l’idole des acteurs. Un spirituel écrivain français dit qu’il y a deux sortes de galimatias : celui que le lecteur et le spectateur ne comprennent point, et un second, plus élevé, que l’auteur lui-même (poète ou écrivain) serait incapable de comprendre. C’est à cette seconde catégorie, la plus sublime, qu’appartient le galimatias dramatique, dont sont faits le plus souvent, dans la tragédie, ce qu’on appelle les rôles avantageux. Ce sont des discours pleins de paroles pompeuses, auxquelles ni le spectateur, ni l’acteur n’entend rien et que le poète lui-même n’a pas comprises, que l’on applaudit le plus.
Écrire un galimatias de ce genre, l’abbé Chiari s’y entendait excellemment, tout comme Giglio Fava avait un talent spécial pour le déclamer, tout en se composant une figure telle et en faisant des gestes si terriblement extravagants que les spectateurs, à cette seule vue, ne pouvaient s’empêcher de pousser des cris de tragique ravissement. Giglio et Chiari étaient donc bien faits l’un pour l’autre, et ils s’estimaient mutuellement d’une façon démesurée ; il ne pouvait pas en être autrement.
– Quel bonheur ! – dit l’abbé, – que je vous rencontre enfin, Signor Giglio ! Maintenant je vais donc pouvoir apprendre par vous-même ce que çà et là l’on m’a dit par bribes au sujet de vos faits et gestes, et qui est assez fou et assez stupide. Dites-moi, on vous a joué un mauvais tour, n’est-ce pas ? Cet âne d’impresario vous a chassé de son théâtre parce qu’il prenait pour du délire l’enthousiasme dans lequel vous transportaient mes tragédies, parce que vous ne vouliez plus débiter autre chose que mes vers ? Quelle infortune ! Vous le savez, l’insensé a entièrement abandonné la tragédie et il ne fait représenter sur sa scène que ces sottes pantomimes et mascarades qui me font mourir de dégoût. Par conséquent, le plus niais de tous les impresarios ne veut plus accepter aucune de mes tragédies, bien que, foi d’honnête homme, je puisse vous assurer, Signor Giglio, que je suis parvenu dans mes deux ouvrages à montrer aux Italiens ce qu’est exactement une tragédie.
En ce qui concerne les anciens tragiques, je veux dire Eschyle, Sophocle, etc., vous avez entendu dire à leur sujet, cela va de soi, que leur nature rude et grossière est entièrement inesthétique et n’est excusable que parce qu’alors l’art était dans l’enfance, mais, pour nous, elle reste impossible à digérer. Quant à la Sophonisbe de Trissino, au Canace de Speroni, ces produits de nos vieux poètes, que l’ignorance a pu présenter comme de grands chefs-d’œuvre, on n’en parlera plus, à coup sûr, lorsque mes pièces auront instruit le peuple de ce que sont la force et la puissance irrésistibles du véritable tragique, qui est engendré par l’expression. Seulement, pour le moment, il est triste que pas un seul théâtre ne veuille jouer mes pièces depuis que votre ancien impresario, ce coquin, a changé de monture. Mais, attendez, il trotto d’asino dura poco. Bientôt votre impresario tombera sur le nez, avec ses Arlecchino, Pantalon et Brighella et quel que soit le nom de toutes ces stupides créations d’une basse imagination, et alors… En vérité, Signor Giglio, votre départ du théâtre a été pour moi un coup de poignard au cœur ; car aucun acteur au monde n’a su aussi bien que vous comprendre mes pensées, si originales et si inouïes. Mais sortons de cette foule bruyante, qui m’étourdit, venez avec moi dans mon logis. Là je vous lirai ma nouvelle tragédie, qui vous procurera l’étonnement le plus grand que vous ayez jamais éprouvé. Je l’ai intitulé Il Moro Bianco. Ne soyez pas choqué par l’étrangeté du nom. Il correspond parfaitement au caractère extraordinaire et inouï de la pièce.
À chacune des paroles du loquace abbé, Giglio s’était senti de plus en plus arraché à l’état de dépression morale dans lequel il se trouvait. Tout son cœur s’épanouissait de joie, tandis qu’il se voyait redevenu héros tragique, déclamant les incomparables vers de M. l’abbé Antonio Chiari. Il demanda au poète avec beaucoup de chaleur si dans Il Moro Bianco il n’y avait pas aussi un très beau rôle à effet, qu’il pût jouer.
– Ai-je jamais, – répliqua l’abbé, avec véhémence, – dans n’importe quelle tragédie composé des rôles qui ne soient pas à effet ? C’est un malheur que mes pièces, jusqu’au plus petit rôle, ne puissent pas être jouées rien que par des maîtres. Dans Il Moro Bianco, dès le début de la catastrophe, un esclave paraît sur la scène, qui dit ces vers :
Ah ! giorno di dolori ! crudel inganno !
Ah ! signore infelice, la tua morte
Mi fa piangere e subito partire !
Puis il s’en va très vite et on ne le revoit plus. Le rôle est de peu d’étendue, je l’avoue ; mais, vous pouvez m’en croire, Signor Giglio, il faut presque un âge d’homme pour que le meilleur des acteurs apprenne à débiter ces vers dans l’esprit que je les ai conçus, tel que je les ai composés et tels qu’ils doivent enchanter le peuple et faire naître en lui un ravissement tenant du délire.
Tout en parlant de la sorte, l’abbé et Giglio étaient arrivés dans la rue del Babuino, où l’abbé habitait. L’escalier qu’ils gravirent était si semblable à une échelle de poulailler que pour la seconde fois Giglio pensa intensément à Giacinta – et il aurait bien préféré rencontrer la charmante créature que le « Nègre Blanc » de l’abbé.
L’abbé alluma deux chandelles, avança pour Giglio un fauteuil près de la table, alla chercher un manuscrit assez volumineux, se mit en face de Giglio et commença d’un ton solennel : Il Moro Bianco, tragedia, etc.
La scène première débutait par un long monologue d’un important personnage de la pièce, lequel parla d’abord de la température, de l’espoir de vendanges abondantes et ensuite développa des considérations sur ce cas répréhensible : le meurtre d’un frère.
Giglio ne savait pas lui-même comment il se faisait que les vers de l’abbé, qu’il avait toujours trouvés superbes, lui paraissaient aujourd’hui si ternes, si niais, si ennuyeux. Oui, bien que l’abbé déclamât tous les passages avec la puissante voix sonore du pathos le plus outré, de sorte que les murs en tremblaient, Giglio tomba dans un état de songerie, où, par un étrange phénomène, il vit passer devant ses yeux tout ce qui lui était arrivé depuis le jour où le palais Pistoia avait ouvert ses portes à la plus extraordinaire de toutes les mascarades. S’abandonnant à ces pensées, il s’adossa au fond de son fauteuil, croisa les bras et laissa sa tête s’affaisser toujours davantage sur sa poitrine.
Un coup violent frappé sur ses épaules l’arracha à ses rêveuses pensées.
– Quoi ! – s’écria l’abbé, qui avait bondi de son siège et qui lui avait assené ce coup, tandis que sa voix était toute indignation, – il me semble que vous dormez ? Vous ne voulez pas entendre mon Moro Bianco ? Ah ! ah ! maintenant je comprends tout, votre impresario avait raison de vous mettre à la porte, puisque vous êtes devenu un misérable drôle, sans esprit ni intelligence pour les mérites supérieurs de la poésie. Savez-vous que désormais votre destin est révolu, que vous ne pourrez jamais plus vous relever de la fange dans laquelle vous êtes plongé ? Vous vous êtes endormi devant mon Moro Bianco ! C’est là un crime inexpiable, un péché contre l’esprit saint. Allez au Diable !
Giglio fut grandement effrayé par la violente colère de l’abbé. Il lui représenta avec humilité et douleur qu’il fallait avoir l’esprit fort et solide pour bien comprendre ses tragédies, mais que, quant à lui, Giglio, tout son être était broyé et écrasé par les événements en partie phénoménaux et en partie infortunés dans lesquels, ces derniers jours, il s’était trouvé engagé.
– Croyez-moi, Signor abbé, – dit Giglio, – je suis victime d’une mystérieuse fatalité. Je suis comme une cithare brisée, qui ne peut ni recevoir en elle-même, ni faire entendre un son harmonieux. Vous vous êtes figuré que je m’étais endormi pendant la lecture de vos magnifiques vers, mais la vérité, c’est qu’un engourdissement maladif et irrésistible s’est emparé de moi, à un tel degré que même les discours les plus véhéments de votre incomparable Nègre Blanc m’ont paru fades et ennuyeux.
– Êtes-vous fou ? – s’écria l’abbé.
– Ne vous fâchez pas, – reprit Giglio. Je vous honore comme le maître des maîtres, à qui je dois tout mon art et je cherche auprès de vous conseil et assistance. Permettez-moi de vous raconter tout ce qui m’est arrivé et portez-moi secours dans ma si grande détresse. Faites que le soleil de la gloire dont va briller votre Nègre Blanc m’enveloppe de son éclat et que je guérisse de la plus pernicieuse de toutes les fièvres.
L’abbé fut radouci par ces paroles et il se laissa tout raconter : ce qu’avait fait ce toqué de Celionati, l’histoire de la princesse Brambilla, etc.
Lorsque Giglio eut achevé, l’abbé, après s’être livré pendant quelques instants à de profondes méditations, commença d’une voix grave et solennelle :
– De tout ce que tu viens de me dire, mon fils Giglio, je conclus avec raison que tu es parfaitement innocent. Je te pardonne et, afin que tu éprouves combien est infinie ma magnanimité, ma bonté d’âme, je vais te procurer le plus grand bonheur qui puisse t’arriver dans ta carrière terrestre : prends donc le rôle du moro bianco et que, quand tu le joueras, soit exaucée l’aspiration la plus ardente de ton être vers l’idéal. Cependant, mon fils Giglio, tu es tombé dans les embûches du Démon. Une cabale infernale contre ce qu’a de plus élevé l’art poétique, contre mes tragédies, contre moi-même, cherche à se servir de toi comme d’un mortel instrument.
« N’as-tu jamais entendu parler du vieux prince Bastianello di Pistoia, qui habitait dans ce vieux palais où sont entrés l’autre jour ces poltrons masqués et qui, il y a déjà plusieurs années de cela, disparut de Rome sans laisser aucune trace ? Eh bien ! ce vieux prince Bastianello était un original extravagant et d’une étrange stupidité dans tout ce qu’il disait et faisait. Ainsi il prétendait être issu de la famille royale d’un lointain pays, tout à fait inconnu, et il prétendait aussi être âgé de trois à quatre cents ans, bien que je connusse moi-même le prêtre qui, ici à Rome, l’a baptisé. Il parlait souvent de visites que, disait-il, il recevait de sa famille d’une mystérieuse façon ; et, effectivement, on voyait soudain dans sa maison les figures les plus extraordinaires, mais elles disparaissaient aussi subitement qu’elles étaient arrivées. Y a-t-il rien de plus facile que de revêtir de costumes bizarres des valets et des servantes ? Car c’est tout ce qu’étaient ces personnages qui excitaient la badauderie du peuple stupide, lequel voyait dans le prince quelqu’un d’une importance tout à fait particulière et le regardait même comme un magicien. En tout cas, il faisait assez de folies et il est certain qu’une fois, au temps du Carnaval, il répandit en plein Corso des pépins d’orange d’où surgirent aussitôt de gentils petits Polichinelles à la grande joie de la foule, tandis que le prince disait que c’étaient là les plus doux fruits des Romains.
« Cependant, pourquoi vous ennuyerais-je avec toutes les extravagances et les bêtises du prince ? Pourquoi ne pas vous dire tout de suite ce qui montre bien que c’est le plus dangereux des hommes ? Pouvez-vous bien croire que ce maudit vieux s’était donné pour tâche de faire disparaître absolument tout bon goût de la littérature et de l’art. Pouvez-vous bien vous imaginer que, particulièrement en ce qui concerne le théâtre, il prit sous sa protection les masques et ne voulait admettre que les vieilles tragédies, après quoi il parla d’une espèce de drame que seul peut concevoir un cerveau brûlé ? À vrai dire, je n’ai jamais très bien compris ce qu’il voulait ; mais c’était à peu près comme s’il prétendait que le tragique le plus sublime dût être produit par une sorte particulière de plaisanterie. Et, – non, c’est incroyable, c’est presque impossible à dire, – mes tragédies… entendez-vous bien ? mes tragédies, déclarait-il, étaient extrêmement plaisantes, bien que d’une manière tout à fait spéciale, en ce sens que, selon lui, le pathos tragique s’y parodie lui-même involontairement. Mais qu’importent de sottes pensées et opinions ?
« Ah ! si le prince s’en était tenu à cela ! Mais sa haine envers moi et mes tragédies se manifesta par des actes, des actes épouvantables. C’est avant que vous veniez à Rome que m’arriva cette abomination. On donnait la plus belle de mes tragédies (je mets à part Moro Bianco), Lo Spettro Fraterno vendicato ; les acteurs se surpassaient eux-mêmes, jamais ils n’avaient aussi bien compris le sens intime de mes paroles ; jamais dans leurs mouvements et dans leurs attitudes ils n’avaient été aussi véritablement tragiques. Laissez-moi vous dire à ce propos, Signor Giglio, que, pour ce qui est de vos gestes, mais surtout de vos attitudes, vous êtes encore un peu en retard. Le Signor Zechielli, mon tragédien d’alors, était capable, – tout en ayant les jambes écartées, en se tenant les pieds comme cloués au sol et en levant les bras en l’air, – de tourner peu à peu son corps en cercle, de telle façon que ses yeux regardaient derrière son dos et qu’il présentait ainsi au spectateur, par son port et sa mimique, l’aspect d’un Janus à double action.
« Une pareille chose est souvent de l’effet le plus frappant, mais il ne faut y recourir que lorsque je prescris dans mon texte : « Il commence à se désespérer. » Mettez-vous bien cela dans les oreilles, mon brave fils, et donnez-vous la peine de représenter le désespoir aussi bien que le Signor Zechielli.
« Je reviens maintenant à mon Spettro Fraterno. La représentation était la plus remarquable que j’aie jamais vue et, cependant, à tout ce que disait mon héros, le public éclatait d’un rire énorme. Comme je voyais le prince Pistoia dans sa loge donner chaque fois le signal de ces rires, il n’était pas douteux que c’était lui seul qui, – Dieu sait par quelles malices et manigances, – cherchait à me porter ce terrible préjudice. Quelle fut ma joie lorsque le prince disparut de Rome ! Mais son esprit subsiste dans ce vieux Ciarlatano maudit, dans cet extravagant Celionati, qui, quoique vainement, a déjà essayé plusieurs fois de ridiculiser mes tragédies sur des théâtres de marionnettes. Il n’est que trop certain que le prince Bastianello est maintenant revenu à Rome, car c’est ce que montre la folle mascarade qui est entrée dans son palais. Celionati court derrière vous dans le seul propos de vous nuire. Déjà il a réussi à vous chasser de la scène et à anéantir les représentations de tragédies de votre impresario. Maintenant, on veut vous détourner complètement de l’art en vous mettant dans la tête toutes sortes de folies ; fantasmagories de princesses, grotesques fantômes, etc. Suivez mon conseil, Signor Giglio, restez tranquillement chez vous, buvez plus d’eau que de vin et étudiez avec la plus soigneuse application mon Moro Bianco, que je vais vous donner. C’est seulement dans le Moro Bianco que vous pouvez trouver consolation et repos et puis bonheur, honneur et gloire. Portez-vous bien, Signor Giglio. »
Le lendemain matin, Giglio voulut faire comme l’abbé lui avait prescrit, à savoir étudier l’excellente tragédie du Moro Bianco. Mais il ne put y arriver parce que toutes les lettres de chaque feuille qu’il avait devant les yeux se fondaient dans l’image de la douce et aimable Giacinta Soardi.
– Non, – s’écria enfin Giglio, plein d’impatience, – je ne puis pas résister plus longtemps ; il faut que j’aille trouver la charmante enfant. Je le sais, elle m’aime encore, elle m’aime forcément, et, en dépit de toute sa morfia, elle ne pourra pas me le cacher, lorsqu’elle me reverra. Alors je serai débarrassé du trouble que ce maudit drôle, ce sorcier de Celionati a jeté dans mon esprit et, sortant de la folle confusion de tous ces rêves et de toutes ces chimères, je ressusciterai sous l’aspect du moro bianco, comme le phénix renaît de ses cendres. Brave abbé Chiari, tu m’as ramené dans le droit chemin !
Giglio s’habilla aussitôt de la plus belle manière qu’il put, pour se rendre chez messer Bescapi, dans l’espoir d’y rencontrer son amie. Il était déjà sur le point de sortir de chez lui, lorsqu’il ressentit brusquement les effets de ce Moro Bianco qu’il avait essayé de lire. Le pathos tragique s’empara de lui, comme un fort accès de fièvre.
– Mais, – s’écria-t-il, tandis que, le pied droit bien en avant, le buste effacé et les deux bras allongés, il écartait les doigts l’un de l’autre, comme pour repousser un fantôme, – mais si elle ne m’aimait plus ? Si, égarée par les visions trompeuses et séductrices de l’Orcus du grand monde, enivrée par le breuvage du fleuve Léthé et ayant cessé de penser à moi, elle m’avait véritablement oublié ? Si un rival ? Ah ! horrible pensée ! Si un rival, engendré par le noir Tartare dans les abîmes de la Mort… Ô désespoir ! Mort et massacre ! Et toi, viens ici, toi fidèle ami, qui, lavant toute honte dans les flots roses du sang, donnes le repos, l’apaisement et la vengeance.
Ces dernières paroles furent rugies par Giglio avec une force telle que toute la maison en retentit. En même temps, il saisit le luisant poignard qui était sur la table et s’en frappa. Mais ce n’était qu’un poignard de théâtre.
Messer Bescapi ne parut pas peu étonné lorsque Giglio lui demanda où était Giacinta. Il ne voulait nullement admettre qu’elle eût jamais habité dans sa maison et Giglio eut beau affirmer à maintes reprises qu’il l’avait vue lui-même quelques jours auparavant sur le balcon et qu’il lui avait parlé, cela ne servit à rien ; au contraire, Bescapi rompit complètement cet entretien et il demanda en souriant à Giglio comment celui-ci s’était trouvé de sa dernière saignée. Dès que Giglio entendit parler de saignée, il s’enfuit en prenant ses jambes à son cou. Lorsqu’il arriva à la place d’Espagne, il vit marcher devant lui une vieille femme qui traînait péniblement un panier fermé et en qui il reconnut la vieille Béatrice.
– Ah ! – murmura-t-il, – tu seras mon étoile conductrice ; je vais te suivre.
Son étonnement fut grand lorsqu’il vit la vieille femme se diriger, en se traînant plus qu’en marchant, vers la rue où Giacinta habitait autrefois et lorsque Béatrice s’arrêta tout tranquillement devant la porte de la maison du Signor Pasquale et posa à terre son lourd panier. Au même instant, celle-ci aperçut Giglio, qui l’avait suivie pas à pas.
– Ah ! ah ! – s’écria-t-elle d’une voix forte, – mon tendre Monsieur le propre-à-rien, vous réapparaissez enfin ! Vraiment ! vous me semblez un beau et fidèle amoureux, vous qui vous agitez dans tous les coins et dans tous les lieux où vous n’avez que faire et qui oubliez votre bien-aimée, à l’époque si joyeuse et si belle du Carnaval ! Eh bien ! aidez-moi maintenant à monter chez nous ce lourd panier et vous pourrez alors vous rendre compte si Giacinta a encore en réserve pour vous quelques gifles afin de remettre d’aplomb votre tête chancelante.
Giglio accabla la vieille des plus amers reproches, pour lui avoir sottement menti et s’être moquée de lui en lui disant que Giacinta était en prison ; mais la vieille ne voulut pas le moins du monde entendre de cette oreille, et elle soutint que Giglio s’était imaginé tout cela, car Giacinta n’avait jamais quitté le petit appartement de la maison du Signor Pasquale et pendant ce Carnaval elle avait été plus laborieuse que jamais. Giglio se frotta le front, se gratta le nez, comme s’il voulait se réveiller de quelque somme.
– Il n’est que trop certain, – dit-il, – que, ou bien maintenant je rêve, ou bien tous ces temps derniers j’ai fait le plus extraordinaire des rêves.
– Ayez seulement l’amabilité de prendre le panier, – fit la vieille femme en l’interrompant, – vous pourrez vous rendre compte de la meilleure façon, par le poids qui pressera vos reins, si vous rêvez ou non.
Giglio, sans plus attendre, se saisit du panier et monta l’étroit escalier, la poitrine pleine des plus étranges sensations.
– Mais que diable avez-vous donc dans ce panier ? – demanda-t-il à la vieille femme qui marchait devant lui.
– Sotte demande ! – répondit celle-ci. Vous n’avez donc pas encore vu que je suis allée au marché faire des achats pour ma Giacinta ! Et, de plus, nous attendons aujourd’hui des invités.
– Des invités ? – demanda Giglio en appuyant sur sa question.
Mais ils étaient arrivés en haut de l’escalier, et la vieille dit à Giglio de poser le panier et d’entrer dans la chambre où il trouverait Giacinta.
Le cœur de Giglio battait dans un sentiment de craintive attente et de tendre anxiété ; il frappa doucement et ouvrit la porte. Là, Giacinta était assise, travaillant avec application, comme d’ordinaire, auprès de la table surchargée de fleurs, de rubans, de toutes sortes d’étoffes, etc.
– Eh ! eh ! – s’écria Giacinta en regardant Giglio avec des yeux pleins d’éclat – d’où revenez-vous donc ainsi subitement ? Je croyais que vous aviez quitté Rome depuis longtemps ?
Giglio trouva sa bien-aimée si extraordinairement jolie que, tout décontenancé, incapable de parler, il resta immobile sur le seuil de la porte. À vrai dire, un charme et une grâce d’un caractère tout particulier paraissaient s’être répandus sur la jeune fille ; un vif incarnat brillait sur ses joues et ses yeux, oui, ses yeux avaient, comme je l’ai déjà indiqué, un éclat qui allait jusqu’au cœur de Giglio. C’eût été le cas de dire que Giacinta « avait son beau jour » ; mais, comme cette expression française n’est plus maintenant admise en Allemagne, nous remarquerons incidemment que le « beau jour », a, non seulement sa réalité, mais encore sa propre histoire. Désormais chaque gentille demoiselle de quelque beauté, ou même d’une passable laideur, peut penser, avec plus de force que précédemment, – qu’elle y soit incitée par autrui ou par elle-même : « Quelle beauté de fille je suis donc ! » Et elle peut s’imaginer que cette magnifique pensée et que le sublime bien-être qui en résulte dans son âme peuvent suffire pour que le « beau jour » se manifeste ainsi de lui-même.
Enfin, Giglio, tout hors de lui, se précipita vers sa bien-aimée, se jeta à ses genoux et saisit ses mains, en disant tragiquement : « Ma Giacinta, ma douce vie ! » Mais soudain il sentit son doigt piqué d’un profond coup d’aiguille, de sorte que, de douleur, il se releva et fut obligé de se reculer de quelques pas, en s’écriant : « Diable ! Diable ! »
Cependant, Giacinta riait aux éclats, après quoi elle dit d’un ton très calme et très posé :
– Voyez, cher Signor Giglio, ce n’était que pour vous punir de votre folle et vilaine conduite. À part cela, c’est très joli de votre part de venir me rendre visite ; car bientôt peut-être vous ne pourrez pas me voir ainsi sans cérémonie. Je vous permets de rester auprès de moi. Asseyez-vous là sur cette chaise, en face de moi, et racontez ce que vous avez fait pendant si longtemps, quels nouveaux beaux rôles vous jouez, etc. Vous savez que j’aime cela et, lorsque vous ne tombez pas dans votre maudit pathos larmoyant, avec quoi le signor abbé Chiari, – que Dieu, cependant, ne lui refuse pas pour cela la béatitude éternelle ! – vous a ensorcelé, on vous écoute avec assez de plaisir.
– Ma Giacinta, – dit Giglio dans la douleur de l’amour et du coup d’aiguille, – oublions tous les tourments de la séparation. Les voici revenues, les douces heures du bonheur intime et de l’Amour !
– Je ne sais pas, – fit Giacinta en l’interrompant, – quelle niaiserie vous débitez là. Vous parlez des tourments de la séparation, et je puis vous assurer que, pour ma part, si j’ai cru effectivement que vous vous étiez séparé de moi, je n’ai rien ressenti, – et surtout pas le moindre tourment. Si vous appelez douces heures celles dans lesquelles vos efforts ne servaient qu’à m’ennuyer, je ne crois pas qu’elles reviennent jamais. Cependant, entre nous soit dit, Signor Giglio, vous avez en vous pas mal de choses qui me plaisent ; vous vous êtes souvent montré aimable pour moi, et je vous permettrai volontiers, à l’avenir, de venir me voir, dans la mesure où ce sera possible, bien que les circonstances qui, entravant toute familiarité, mettront entre nous de la distance, doivent vous imposer quelque retenue.
– Giacinta ! – s’écria Giglio. Quels étranges discours ?
– Rien d’étrange, – répondit Giacinta, – n’est ici en jeu. Asseyez-vous tranquillement, mon bon Giglio, c’est peut-être la dernière fois que nous sommes si familiers l’un avec l’autre, mais vous pouvez compter toujours sur ma faveur ; car, comme je l’ai déjà dit, je ne vous refuserai jamais la bienveillance que j’ai toujours eue pour vous.
Alors Béatrice entra, portant dans ses mains une couple d’assiettes où étaient posés les fruits les plus délicieux ; elle tenait aussi, serrée sous le bras, une énorme bouteille. Le contenu du panier semblait donc avoir été déballé. Par la porte ouverte, Giglio vit un feu joyeux qui crépitait dans la cheminée, et la table de la cuisine était chargée, à en déborder, de toutes sortes de choses friandes.
– Giacinta, – dit Béatrice en souriant, – si notre petit repas doit faire honneur à notre hôte, il me faut encore un peu d’argent.
– Prends, ma bonne, tout ce dont tu as besoin, – répondit Giacinta, en tendant à la vieille femme une petite bourse à travers les mailles de laquelle brillaient de beaux ducats.
Giglio fut saisi de stupeur en voyant dans cette bourse la sœur jumelle de celle que, ainsi qu’il était obligé de le croire, Celionati lui avait glissée dans la poche, et dont les ducats tiraient déjà à leur fin.
– Est-ce une illusion venue de l’Enfer ? – s’écria-t-il. Et il arracha brusquement la bourse des mains de la vieille et la porta tout près de ses yeux. Mais, éperdu, il se laissa tomber sur son siège, lorsqu’il eut lu sur la bourse ces mots : « Souviens-toi de ta vision. »
– Oh ! Oh ! – grogna la vieille en reprenant la bourse, que Giglio lui tendait au bout de son bras allongé de toute sa longueur – oh ! oh ! Signor Sans-le-sou, c’est sans doute le bel aspect de cette bourse qui vous étonne et vous surprend tellement ? Écoutez donc l’aimable musique et réjouissez-vous.
Ce disant, elle secoua la bourse, en faisant sonner l’or qu’elle contenait et quitta la chambre.
– Giacinta, – dit Giglio anéanti de désespoir et de douleur, – quel terrible et affreux secret ? Dites-le-moi et, ce faisant, prononcez l’arrêt de ma mort.
– Vous êtes toujours le même, – répliqua Giacinta, qui, tournée vers la fenêtre, tenait la fine aiguille entre ses doigts effilés et faisait passer adroitement le fil d’argent par le chas de celle-ci. Vous avez pris tellement l’habitude de tomber en extase à propos de tout que vous êtes devenu une tragédie ambulante, toujours ennuyeuse, avec des « Oh ! », des « Ah ! » et des « Hélas ! » encore plus ennuyeux. Il n’est ici pas du tout question de choses terribles et affreuses ; mais, s’il vous était possible d’être gentil et de ne pas vous agiter comme un homme à moitié fou, je voudrais vous raconter plus d’une chose.
– Dites-les, et donnez-moi la mort, – murmura Giglio d’une voix blanche et comme à demi étouffée.
– Vous souvenez-vous bien, Signor Giglio, – commença Giacinta, – de ce que, il n’y a pas très longtemps encore, vous me disiez au sujet de cette merveille qu’est un jeune acteur ? Un parfait héros de ce genre, vous l’appeliez une aventure d’amour incarnée, un vivant roman sur deux jambes, et que sais-je encore d’autre ? Eh bien ! je prétendrai qu’une jeune modiste à qui le Ciel favorable a donné une jolie taille, un gentil visage et surtout cet intime pouvoir magique grâce auquel une adolescente s’épanouit véritablement en jeune fille, mérite d’être appelée une merveille encore bien plus grande. Une telle enfant gâtée de la bonne Nature est, dans ce cas, réellement une séduisante aventure planant dans les airs et l’étroit chemin qui conduit jusqu’à elle est l’échelle céleste menant au royaume des rêves l’audace ingénue de l’amour. Elle est elle-même le tendre mystère de la parure féminine, ce mystère qui, tantôt dans le brillant éclat des couleurs les plus magnifiques et les plus variées, tantôt dans la lueur apaisée des blancs rayons de la lune, des nuées roses et des bleus airs du soir, exerce un charme adorable sur vous autres, hommes. Attirés par la passion et le désir, vous vous approchez de ce mystère merveilleux ; vous apercevez la puissante fée sous son appareil enchanteur. Mais, au contact de ses petits doigts blancs, toute dentelle devient un réseau d’amour et tout ruban qu’elle noue devient un piège auquel vous vous prenez. Dans ses yeux se reflète et se reconnaît elle-même toute folie amoureuse, folie ravissante qui trouve en elle la joie la plus pénétrante. Vous entendez vos propres soupirs résonner du fond de la poitrine de l’adorée, mais tout bas et d’une façon charmante, et c’est, pour vous, comme l’écho passionné qui, du sein des lointaines montagnes magiques, appelle le bien-aimé. Là il n’y a ni rang ni position sociale qui tienne ; le petit appartement de la gracieuse Circé est, pour le riche prince comme pour le pauvre comédien, une sorte d’Arcadie toute fleurie et épanouie, dans laquelle il vient se réfugier loin du désert aride de son existence. Et, si parmi les belles fleurs de cette Arcadie croît quelque serpentaire, qu’importe cela ? Cette serpentaire appartient à la séduisante espèce qui fleurit magnifiquement et qui embaume encore d’une façon encore plus belle.
– Oui, oui, – fit Giglio, en interrompant Giacinta, – c’est bien cela, et de la fleur elle-même sort la petite bête dont la plante aux belles fleurs et au beau parfum porte le nom et elle pique soudain avec sa langue, comme avec une aiguille bien pointue.
– Oui, – reprit Giacinta, – il en est ainsi chaque fois qu’un étranger, qui n’est pas à sa place dans cette Arcadie, vient y frotter maladroitement son nez.
– Bien dit, ma charmante Giacinta, – poursuivit Giglio, plein de mécontentement et de rancœur. Je dois t’avouer que pendant le temps que j’étais loin de toi, tu es devenue d’une merveilleuse intelligence. Tu philosophes sur toi-même d’une façon qui me surprend fort. Probablement que tu te plais extrêmement dans ton rôle d’enchanteresse Circé, dans cette ravissante Arcadie qu’est ta petite mansarde et que le maître tailleur Bescapi ne manque pas de pourvoir des moyens d’enchantement nécessaires.
– Il peut se faire, – reprit Giacinta très posément, – qu’il me soit arrivé la même chose qu’à toi : moi aussi, j’ai fait toutes sortes de jolis rêves. Cependant, mon bon Giglio, tout ce que je t’ai dit là de la nature d’une jolie modiste, prends-le, au moins à moitié, pour de la plaisanterie, pour une malicieuse taquinerie, et fais-en d’autant moins l’application à moi-même que c’est là peut-être le dernier travail de modiste auquel je me livre. Ne t’effraie pas, mon bon Giglio, mais il est très possible que, le dernier jour du Carnaval, j’échange cette pauvre robe avec un manteau de pourpre et ce petit escabeau avec un trône.
– Ciel et Enfer ! – s’écria Giglio en bondissant avec véhémence et en portant à son front son poing fermé. Mort et damnation ! Ainsi est donc vrai ce que m’a murmuré à l’oreille cet hypocrite scélérat ? Ah ! ouvre-toi, abîme de l’Orcus, vomisseur de flammes ! Venez, esprits de l’Achéron, esprits au noir plumage !
Bref, Giglio tomba dans le terrible monologue de désespoir de n’importe quelle tragédie de l’abbé Chiari. Giacinta avait dans sa mémoire jusqu’au plus petit vers de ce monologue qu’autrefois Giglio lui avait cent fois déclamé et, sans quitter son travail des yeux, elle soufflait chaque mot à l’amoureux désespéré lorsque çà et là il menaçait de rester court. Enfin il tira son poignard, se le plongea dans la poitrine, tomba sur le sol, en faisant retentir la pièce du bruit de sa chute, secoua la poussière de ses vêtements, essuya la sueur de son front et demanda en souriant :
– N’est-ce pas ? Giacinta, on voit bien là le maître ?
– À coup sûr, – répondit Giacinta sans sourciller le moins du monde, – tu as excellemment joué la tragédie, mon bon Giglio ; mais maintenant nous allons, n’est-ce pas ? nous mettre à table.
Pendant ce temps, la vieille Béatrice avait posé le couvert ; elle avait apporté une couple de plats à l’odeur délicieuse, ainsi que la bouteille mystérieuse avec des verres de cristal tout étincelants. Dès que Giglio aperçut cela, il sembla complètement hors de lui :
– Ah ! l’invité… le prince… qu’est-ce qui m’arrive ? Dieu ! je n’ai pas joué la comédie ; je me suis livré à un désespoir réel… Oui, tu m’as précipité dans un désespoir follement tragique, traîtresse sans foi, serpent, basilic, crocodile… Mais, vengeance !
En même temps, il lança en l’air le poignard de théâtre qu’il avait ramassé par terre. Mais Giacinta, qui avait jeté son travail sur la table de couture et qui s’était levée, le prit par le bras, en lui disant :
– Ne fais pas la bête, mon bon Giglio, donne ton instrument de meurtre à la bonne Béatrice, afin qu’elle en taille des cure-dents, et mets-toi à table avec moi, car réellement tu es le seul invité que j’aie attendu.
Giglio, soudain radouci et devenu la patience même, se laissa conduire à table, et, pour ce qui est de faire honneur au repas, il ne se fit pas prier.
Giacinta continua de parler très calmement et avec cordialité du bonheur qui allait lui arriver ; elle assura à Giglio à plusieurs reprises qu’elle ne s’était pas du tout laissée aller à un orgueil injustifié et qu’elle n’oublierait nullement le visage de Giglio ; au contraire, il n’aurait qu’à se montrer à elle de loin, et, à coup sûr, elle se souviendrait de lui et lui ferait parvenir maint ducat, pour qu’il ne manque jamais de bas couleur de romarin ni de gants parfumés.
Giglio, dans la tête de qui, lorsqu’il eut bu quelques verres de vin, toute la merveilleuse fable de la princesse Brambilla était revenue, assura à son tour amicalement Giacinta qu’il appréciait hautement ses sentiments cordiaux ; mais, en ce qui concerne l’orgueil et les ducats, il ne pourrait user ni de l’un ni des autres, car lui-même, Giglio, était sur le point de sauter à pieds joints dans l’état princier. Il raconta alors comment déjà la plus noble et la plus riche princesse du monde l’avait choisi pour son chevalier, et il espérait avant même la fin du Carnaval, devenant l’époux de sa dame princière, pouvoir dire pour toujours adieu à la vie misérable qu’il avait jusqu’alors menée.
Giacinta parut se réjouir hautement du bonheur de Giglio et tous deux parlèrent avec beaucoup de gaieté de l’avenir plein de joies et de richesse qui allait être le leur.
– Je voudrais seulement, – dit enfin Giglio, – que les royaumes sur lesquels nous allons régner soient tout près l’un de l’autre, afin que nous pussions être de bons voisins ; mais, si je ne me trompe, la principauté de ma princesse adorée est située de l’autre côté des Indes, tout de suite à main gauche, en tournant vers la Perse.
– C’est malheureux, – répliqua Giacinta, – moi aussi, il va falloir que j’aille loin, car le royaume de mon princier époux doit se trouver tout près de Bergame. Cependant, nous trouverons bien, par la suite, le moyen de devenir et de rester voisins.
Giacinta et Giglio s’accordèrent à convenir que leurs futurs États devraient absolument être transférés dans la région de Frascati.
– Bonne nuit, chère princesse, – dit Giglio.
– Dormez bien, cher prince, – répondit Giacinta.
Et c’est ainsi que, lorsque la nuit arriva, ils se séparèrent paisiblement et cordialement.
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