- Accueil
- CHAPITRE III
CHAPITRE III
De quelques blonds individus qui ont l’audace de trouver Pulcinella ennuyeux et insipide. – Humour allemand et humour italien. – Comment Celionati, assis au Café Greco, affirma qu’il n’était pas assis au Café Greco, mais qu’il préparait sur les bords du Gange du tabac à priser à la mode de Paris. – Merveilleuse histoire du roi Ophioch, qui régnait au pays du Jardin d’Urdar, et de la reine Liris. – Comment le roi Cophétua épousa une fille de mendiant, comment une noble princesse courut après un mauvais comédien et comment Giglio s’arma d’un sabre de bois et ensuite s’élança sur le Corso, derrière mille masques, jusqu’à ce qu’il s’aperçût que son moi s’était mis à danser.
– Hommes au teint blond et aux yeux bleus, jeunes gens pleins de fierté, dont le « bonsoir, ma belle enfant », prononcé d’une voix de basse grondante, effraye la fille la plus intrépide, votre sang figé dans la glace de l’hiver éternel pourra-t-il se dégeler au souffle sauvage de la tramontane ou à la flamme d’un chant d’amour ? Que venez-vous vanter votre puissance de vie et de gaieté, votre fraîcheur et votre bonne humeur, vous qui ne comprenez rien à la plus folle et à la plus plaisante de toutes les plaisanteries, telle que notre fortuné Carnaval l’offre avec la plus extrême abondance ? Oui, vous osez même trouver parfois notre brave Pulcinella ennuyeux et insipide, et vous qualifiez de produits d’un esprit confus les plus séduisantes fantaisies engendrées par la riante ironie.
Ainsi parlait Celionati, au Café Greco, où, comme de coutume, il s’était rendu à la tombée de la nuit, et où il avait pris place parmi les artistes allemands qui, à la même heure, fréquentaient eux aussi cet établissement situé dans la Strada Condotti, et qui venaient précisément de faire entendre de vives critiques sur les bouffonneries du Carnaval.
– Comment pouvez-vous donc parler de la sorte, maître Celionati ? – fit le peintre allemand Franz Reinhold. Cela s’accorde mal avec ce que vous dites d’ordinaire en faveur de l’esprit et du caractère allemands. Il est vrai que vous nous avez toujours reproché, à nous Allemands, d’exiger d’une plaisanterie qu’elle signifiât autre chose que cette plaisanterie elle-même, et je veux vous donner raison, bien que ce soit d’une autre manière que vous pouvez le penser. Dieu vous assiste, si vous nous attribuez la sottise qui consisterait à ne comprendre l’ironie que sous forme d’allégorie ! Vous seriez alors en grande erreur. Nous voyons très bien que chez vous, Italiens, la plus pure plaisanterie comme telle est beaucoup plus répandue que chez nous ; mais permettez-moi de vous expliquer nettement la différence que je trouve entre votre plaisanterie et la nôtre, ou plus exactement votre ironie et la nôtre. Justement nous parlions des figures folles et grotesques qui déambulent sur le Corso carnavalesque ; ainsi je pourrai, du moins, faire une comparaison concrète. Lorsque je vois un de ces drôles faire rire le peuple par d’horribles grimaces, il me semble que c’est comme si parlait alors audit masque quelque modèle original devenu visible pour lui, mais dont il ne comprendrait pas les paroles, et que ce masque se bornerait, comme cela arrive dans l’existence quand on s’efforce de saisir le sens d’un discours dans une langue qui vous est inconnue, à contrefaire inconsciemment les gestes du modèle qui lui parle, mais qui les contreferait d’une manière outrancière à cause de l’effort que la chose demande. Eh bien ! notre plaisanterie à nous, Allemands, est la langue de ce prototype lui-même, langue qui émane de notre être propre et qui conditionne nécessairement nos gestes, par le principe même de l’ironie qu’il y a en nous – tout comme le rocher qui se trouve dans la profondeur de la terre oblige le ruisseau coulant au-dessus de lui à répandre à sa surface des flots onduleux.
« Ne croyez pas, maître Celionati, que je ne comprenne pas la bouffonnerie, – qui, elle, ne réside que dans les phénomènes extérieurs et qui reçoit ses motifs uniquement du dehors ; ne croyez pas que je dénie à votre peuple une faculté supérieure pour, précisément, réaliser ces bouffonneries d’une manière effective. Mais, pardonnez-moi, Celionati, si j’exige même de la bouffonnerie, – si tant est qu’elle doive être supportable, – un appoint de sentiment, et c’est cela que je ne trouve pas dans vos personnages comiques. Le sentiment, qui maintient la pureté de notre plaisanterie, disparaît dans le principe d’obscénité qui fait agir votre Pulcinella et cent autres masques de la sorte ; et ensuite, à travers toutes les grimaces et toutes les mascarades apparaît cette effroyable et horrible Furie de la rage, de la haine et du désespoir qui vous pousse à la démence et au meurtre. Lorsqu’en cette journée du Carnaval, dans laquelle chacun porte une lumière et essaye d’éteindre la lumière portée par les autres, lorsque dans la joie la plus folle et la plus exubérante, dans les éclats de rire les plus retentissants tout le Corso frémit de ce cri sauvage : Ammazzato sia, chi non porta moccola ! croyez bien, Celionati, qu’au moment où, tout emporté par la joie délirante du peuple, je m’essouffle à crier plus fort que tout autre : Ammazzato sia ! de terribles frissons me saisissent, qui empêchent de se manifester cette sentimentalité particulière à notre esprit, à nous autres, Allemands. »
– La sentimentalité ! – dit Celionati en souriant, – faites-moi donc connaître, Monsieur l’Allemand sentimental, ce que vous pensez de nos masques du théâtre ? De nos Pantalon, Brighella, Tartaglia ?
– Eh ! – répondit Reinhold, – je pense que ces masques nous offrent une mime de la plus réjouissante raillerie, de la plus frappante ironie, du plus libre et je dirai presque du plus insolent humour, bien que je pense qu’ils concernent plutôt les divers phénomènes extérieurs de la nature humaine elle-même, ou, plus brièvement et plus exactement, qu’ils concernent plus les hommes que l’homme. Du reste, je vous prie, Celionati, de ne pas me croire assez fou pour ne pas savoir qu’il y a dans votre nation des hommes doués, de l’humour le plus profond. L’Église invisible ne connaît pas de différence de nation : elle a ses membres partout. Et, maître Celionati, laissez-moi vous le dire, tout votre être et votre conduite nous ont, depuis déjà longtemps, semblé fort singuliers. Vous vous démenez devant le populaire comme le Ciarlatano le plus extravagant, après quoi vous vous plaisez dans notre société, vous oubliez tout le caractère italien et vous nous réjouissez avec de merveilleuses histoires qui pénètrent profondément dans notre âme, pour, ensuite, débiter des folâtreries et des extravagances et faire agir sur nous les enlacements des liens magiques les plus étranges. En réalité, le peuple a raison quand il vous qualifie de maître en sorcellerie ; quant à moi, je pense simplement que vous appartenez à l’Église invisible, qui compte des membres très singuliers, bien que tous soient issus du même tronc.
– Que pouvez-vous penser de moi, – s’écria vivement Celionati, – Monsieur le peintre ? Que pouvez-vous bien penser, supposer ou imaginer à mon sujet ? Êtes-vous donc tous si sûrs que cela que je sois ici assis parmi vous et que je bavarde inutilement, en vous racontant des choses inutiles, – dont vous tous ne comprenez rien du tout, si vous n’avez pas contemplé le clair miroir de la source Urdar et si vous n’avez pas vu sur vous le sourire de Liris ?
– Oh ! Oh ! – s’écrièrent-ils tous ensemble – le voilà maintenant qui revient à ses vieilles cabrioles. En avant, Monsieur le sorcier, en avant !
– Y a-t-il vraiment de l’intelligence dans le peuple ? – s’écria Celionati, en frappant violemment du poing sur la table, si bien que, subitement, tout se tut.
– Y a-t-il vraiment de l’intelligence dans le peuple ? – continua-t-il alors plus tranquillement. Que venez-vous parler de cabrioles ou de danses ? Je vous demande seulement ce qui fait que vous êtes si convaincus que je suis assis réellement parmi vous et que je parle de toute espèce de choses que vous tous croyez entendre avec vos oreilles charnelles, alors que peut-être vous êtes simplement l’objet des taquineries d’un malicieux esprit aérien ? Qui vous dit que ce Celionati à qui vous voulez faire accroire que les Italiens ne comprennent pas l’ironie, ne se promène pas justement à l’heure présente au bord du Gange, y cueillant des fleurs odoriférantes, afin d’en préparer du tabac à priser à la mode de Paris, pour le nez de quelque mystique idole ? Ou bien qui vous dit qu’il n’est pas en train d’explorer les sombres et effrayants tombeaux de Memphis pour demander au plus vieux des rois le petit doigt de son pied gauche pour le service officinal de la plus fière des princesses qui aient jamais paru sur la scène de l’Argentina ? Ou bien qu’avec son plus intime ami, le magicien Ruffiamonte, il n’est pas plongé dans une profonde conversation au bord de la source Urdar ? Mais, il suffit, je veux vraiment faire comme si Celionati était réellement assis ici, au Café Greco, et vous raconter l’histoire du roi Ophioch, de la reine Liris et du miroir d’eau de la source Urdar, – si vous voulez l’entendre.
– Racontez donc, – dit l’un des jeunes artistes, – je vois déjà que ce sera une de ces histoires assez folles et extravagantes, mais, cependant, très agréables à écouter.
– Que personne d’entre vous ne croie que je veuille vous servir des contes stupides, et ne doutez pas que tout se soit réellement passé comme je vous le raconterai, – commença Celionati. Tous les soupçons seront levés si je vous certifie que je tiens le tout de la bouche de mon ami Ruffiamonte, que lui-même est dans une certaine mesure le héros principal de l’histoire. Il y a à peine de cela une couple de siècles, nous parcourions précisément les feux de l’Islande et, en cherchant un talisman né de l’eau et de la flamme, nous parlâmes beaucoup de la source Urdar. Donc ouvrez les oreilles et l’esprit.
*
* *
Ici, très bienveillant lecteur, il faut, par conséquent, que tu acceptes d’écouter une histoire qui paraît être tout à fait en dehors du domaine des événements que j’ai entrepris de te raconter, et qui, par suite, a l’air d’être un épisode à rejeter. Mais, de même que souvent le chemin qui semblait vous égarer, si on le suit bravement jusqu’au bout, vous mène soudain au but, – qu’on avait perdu des yeux, – de même, il arrivera peut-être que cet épisode, qui semble n’être qu’une fausse route, nous conduise en plein cœur de l’histoire principale. Écoute donc, ô lecteur, la merveilleuse
HISTOIRE
du Roi Ophioch et de la Reine Liris
Il y a bien longtemps, bien longtemps, – on pourrait même dire à une époque qui suivit les temps primitifs tout comme le mercredi des Cendres suit le Mardi Gras, – régnait sur le pays des Jardins d’Urdar le jeune roi Ophioch.
Je ne sais pas si le géographe allemand Büsching a décrit le pays des Jardins d’Urdar avec quelque exactitude scientifique ; cependant, il est certain que, comme le magicien Ruffiamonte me l’a mille fois assuré, ce pays était des plus fortunés qu’il y ait eus et qu’il y aura jamais. Il avait des prairies et des champs de trèfle si magnifiques que le bétail le plus friand n’avait pas la moindre envie de sortir de cette chère patrie ; il possédait de vastes forêts avec des arbres, des plantes, un superbe gibier et des parfums si suaves que les vents du matin et du soir ne pouvaient se lasser d’y souffler. Il y avait du vin et de l’huile et des fruits de toutes espèces, il y en avait à foison ; des eaux d’une clarté d’argent traversaient tout le pays. Les montagnes, qui, comme des hommes vraiment riches, se vêtaient très simplement d’un gris foncé pas du tout criard, fournissaient de l’or et de l’argent, et il n’y avait qu’à se donner un peu de peine pour extraire du sable les pierres précieuses les plus belles que, si on le désirait, on pouvait utiliser comme jolis boutons de chemise ou de gilet. Si, en dehors de la résidence, bâtie en marbre et en albâtre, il n’y avait pas d’imposantes villes de briques, cela était dû à l’inexistence de cette culture qui, par la suite, a montré aux hommes qu’il valait mieux être assis dans un fauteuil, sous la protection de puissantes murailles, qu’habiter dans une petite cabane au bord d’un ruisseau murmurant, entouré d’une bruissante verdure, et s’exposer au risque que tel ou tel arbre effronté suspende son feuillage aux fenêtres et, sans être convié, dise son petit mot ou encore que la vigne et le lierre veuillent jouer au tapissier.
Si l’on ajoute aussi que les habitants du pays des Jardins d’Urdar étaient les plus parfaits des patriotes, aimant infiniment leur roi, bien qu’il ne se montrât jamais à eux, et criant même en d’autres jours que celui de sa fête « Vive Sa Majesté ! », le roi Ophioch aurait dû être le monarque le plus heureux qu’il y eût sous le soleil. Et réellement, il eût pu en être ainsi, si non seulement le roi, mais encore beaucoup de gens du pays qui comptaient parmi les plus sages, n’avaient pas été en proie à une étrange tristesse, qui, au milieu de toutes les magnificences, ne laissait aucune place à la joie. Le roi Ophioch était un jeune homme intelligent, ayant du jugement et de la clairvoyance et qui possédait même un esprit poétique. Cette dernière chose paraîtrait tout à fait incroyable et inadmissible, si elle n’était pas excusée et rendue concevable par l’époque dans laquelle il vivait !
C’étaient sans doute des échos de ces temps merveilleux dans lesquels régnait le bonheur suprême et où la nature, favorisant et caressant l’être humain comme son enfant préféré, lui donnait l’intelligence immédiate de toute réalité et aussi la compréhension du plus haut idéal et de la plus pure harmonie. C’étaient sans doute les vestiges de tout cela qui résonnaient dans l’âme du roi Ophioch. Souvent, en effet, il croyait que de douces voix lui parlaient dans le bruissement mystérieux de la forêt, dans le murmure des buissons et des sources, et il lui semblait que, du haut des nuages d’or, s’inclinaient des bras éblouissants pour le saisir, et sa poitrine se gonflait dans un ardent désir. Mais ensuite, tout cela disparaissait dans des ruines sauvages et désolées ; le sombre et terrible démon qui l’avait brouillé avec sa mère faisait planer sur lui ses ailes glacées et il se voyait abandonné sans rémission par celle à qui il devait la vie et exposé à sa colère. Les voix de la forêt et des lointaines montagnes, qui d’habitude éveillaient son désir, ainsi que les douces réminiscences d’un bonheur passé s’effaçaient sous la raillerie de ce sombre démon. Mais le souffle brûlant de cette raillerie faisait naître dans l’âme du roi Ophioch l’ardente illusion que la voix du démon était la voix de sa mère courroucée, qui maintenant était son ennemie et cherchait à anéantir son enfant dégénéré…
Comme je l’ai déjà dit, un grand nombre de gens dans le pays comprirent cette mélancolie du roi Ophioch et, la comprenant, ils en furent eux-mêmes atteints. Mais la majorité de la population ne se rendait pas compte de cet état d’esprit du souverain, et particulièrement le Conseil de la Couronne, qui, pour le bien du royaume, restait en parfaite santé morale.
C’est cette santé morale qui, précisément, fit croire au Conseil de la Couronne que le roi Ophioch ne pourrait être sauvé de la tristesse que s’il épousait une femme jolie, gaie et d’excellente humeur. On jeta les yeux sur la princesse Liris, la fille d’un roi voisin. Effectivement, la princesse Liris était aussi belle que l’on peut supposer que l’est une fille de roi. Cependant, bien que tout ce qui l’entourait, tout ce qu’elle voyait ou entendait ne laissât aucune trace dans son esprit, elle riait continuellement ; et, comme dans le pays des Jardins d’Hirdar (ainsi s’appelait le pays de son père) on ne connaissait pas plus la raison de cette gaieté que dans le pays des Jardins d’Urdar on ne connaissait la raison de la tristesse du roi Ophioch, déjà, à cause de ce fait, les deux âmes royales semblaient être créées l’une pour l’autre. Au demeurant, le seul plaisir de la princesse, qui vraiment fût pour elle un plaisir, était de faire du filet, entourée des dames de sa cour, lesquelles devaient également faire du filet, tout comme le roi Ophioch ne paraissait trouver un agrément qu’à chasser dans la profonde solitude des forêts. Le roi Ophioch n’eut pas la moindre objection à présenter contre l’épouse qu’on lui proposait ; le mariage lui semblait une indifférente affaire d’État, dont il laissa le soin aux ministres qui s’en étaient occupés avec tant de zèle. La noce fut célébrée avec toute la pompe imaginable. Tout se passa magnifiquement et heureusement, à l’exception d’un petit incident : le poète de la cour, à la tête de qui le roi Ophioch jeta l’épithalame qu’il voulait lui offrir, d’effroi et d’indignation tomba immédiatement dans un délire infortuné et il se figura être un esprit poétique, – ce qui l’empêcha donc de continuer à composer des vers et le rendit incapable de remplir désormais sa charge de poète de la cour.
Les semaines et les lunes passèrent, mais pas le moindre changement ne se manifesta dans l’état d’esprit du roi Ophioch. Cependant, les ministres, à qui la reine toujours rieuse plaisait infiniment, se consolèrent eux-mêmes et consolèrent le peuple en disant : « Un jour viendra ! »
Mais ce jour ne venait pas ; car le roi Ophioch était toujours plus grave et plus triste et, ce qui était le pire, une profonde aversion contre la rieuse reine germa dans son sein ; pourtant celle-ci ne sembla pas du tout s’en apercevoir, – ainsi, du reste, qu’il était impossible de savoir jamais si elle remarquait n’importe quoi au monde, en dehors de ses travaux de filet.
Il arriva qu’une fois, à la chasse, le roi Ophioch s’enfonça dans la partie vierge et sauvage de la forêt où une tour de pierres noires, vieille comme la création, s’élevait dans les airs, comme si elle fût sortie spontanément du rocher lui-même. Un bruit sourd venait de la cime des arbres, et des profondeurs rocheuses du ravin des voix gémissantes se répondaient, en poussant des lamentations à fendre l’âme.
Le cœur du roi Ophioch, en cet endroit effrayant, fut étrangement ému. Mais ce qu’il s’imagina alors, c’était que dans ces affreux accents de la plus profonde douleur brillait, pour lui, un rayon d’espoir en la réconciliation. Il pensa entendre, au lieu des cris indignés de sa mère en courroux, la plainte touchante de celle-ci gémissant d’avoir perdu son fils dégénéré, et il crut que cette plainte lui apportait l’assurance consolatrice que sa mère ne serait pas éternellement irritée contre lui.
Le roi Ophioch était ainsi perdu en lui-même, lorsqu’il entendit le bruit fait par le vol d’un aigle, qui se mit à planer au-dessus de la tour. Involontairement, le roi Ophioch saisit son arme et il visa l’aigle de sa flèche, mais au lieu de l’atteindre, celle-ci s’enfonça dans la poitrine d’un vieillard vénérable, dont alors seulement le roi Ophioch remarqua la présence en haut de la tour. L’effroi s’empara d’Ophioch lorsqu’il se rappela que c’était là l’observatoire au sommet duquel, selon la légende, les anciens rois du pays avaient la coutume de monter, dans le mystère des nuits, afin d’annoncer au peuple, – intermédiaires sacrés entre celui-ci et la souveraine de toute la création, – la volonté et les décrets de la toute-puissante reine. Il se souvint qu’il était à l’endroit que chacun évitait soigneusement, parce qu’on disait que le vieux mage Hermod, plongé dans un sommeil millénaire, se dressait au sommet de la tour, et que, si on le réveillait de son sommeil, la colère des éléments se déchaînerait, qu’ils entreraient en lutte l’un avec l’autre et que, dans ce combat, tout serait anéanti.
Accablé de chagrins, le roi Ophioch allait se jeter sur le soi, lorsqu’il se sentit doucement touché par quelqu’un. Le mage Hermod était devant lui, avec dans sa main la flèche qui avait frappé sa poitrine, et, tandis qu’un aimable sourire égayait la gravité vénérable de son visage, il dit :
– Tu m’as réveillé d’un long sommeil prophétique, roi Ophioch, sois-en remercié, car la chose s’est faite au moment favorable. Il est temps maintenant que j’aille vers l’Atlantide et que je reçoive de la main de l’Auguste et Puissante reine le présent qu’elle m’a promis en signe de réconciliation et qui arrachera à la douleur qui dévore la poitrine, ô roi Ophioch, son fatal aiguillon. La pensée a détruit la contemplation, mais, du prisme du cristal en lequel s’est figé le flot de feu dans son combat nuptial avec le poison ennemi, renaîtra radieuse la contemplation, elle-même fœtus de la pensée. Adieu, roi Ophioch, tu me reverras dans treize fois treize lunes. Je t’apporterai le plus beau des présents de ta mère réconciliée, présent qui dissoudra ta douleur en un bonheur suprême, devant lequel se fondra la prison de glace dans laquelle le plus odieux de tous les démons a si longtemps tenu captive ton épouse la reine Liris. Adieu, roi Ophioch.
Sur ces mystérieuses paroles, le vieux mage laissa le jeune roi et disparut dans la profondeur de la forêt.
Si, auparavant, le roi Ophioch avait été triste et mélancolique, il le devint dès lors bien davantage encore. Les paroles du vieil Hermod étaient restées gravées dans son âme ; il les répéta à l’astrologue de la cour, afin que celui-ci lui en expliquât l’incompréhensible sens. Mais l’astrologue de la cour déclara qu’il n’y avait là aucun sens ; car il n’existait ni prisme, ni cristal ; du moins, ainsi que tout pharmacien le savait, le cristal ne pouvait pas être produit par un flot de feu et un poison ennemi ; et en ce qui concernait la pensée et la renaissance de la contemplation dont il était question dans le discours confus d’Hermod, tout cela devait rester forcément incompréhensible, car aucun astrologue, aucun philosophe de quelque honnête savoir ne pouvait pas s’occuper de la langue sans intérêt de l’époque grossière à laquelle appartenait le mage Hermod.
Non seulement le roi Ophioch ne fut pas du tout satisfait de cette explication, mais encore, entrant dans une grande colère, il houspilla rudement l’astrologue et ce fut heureux que justement il n’eût rien sous la main pour le jeter à la tête de l’infortuné, comme il l’avait fait au poète de la cour avec son épithalame. Ruffiamonte prétend que, bien que la chronique n’en parle pas, il est cependant certain, d’après la légende du peuple des Jardins d’Urdar, qu’en cette occasion le roi Ophioch dit à l’astrologue de la cour qu’il était… un âne.
Comme les mystiques paroles du mage Hermod ne pouvaient pas sortir de l’âme du jeune roi mélancolique, celui-ci résolut enfin d’en trouver lui-même le sens coûte que coûte. Il fit donc inscrire, en lettres d’or, sur une plaque de marbre noir, ces paroles : « La pensée a détruit la contemplation… », et le reste de ce qu’avait dit le mage, et il fit encastrer cette plaque dans le mur d’une salle sombre et retirée de son palais. Ensuite, il s’assit sur un lit de repos, moelleusement rembourré ; il appuya sa tête dans ses mains et, en regardant l’inscription, il se plongea dans une profonde méditation.
Il arriva que tout à fait fortuitement la reine Liris entra dans la salle où se trouvait le roi Ophioch, près de l’inscription. Mais bien que, selon sa coutume, elle rît si haut que les murs en résonnèrent, le roi ne parut pas remarquer le moins du monde la présence de sa chère et joyeuse épouse. Il ne détourna pas son regard fixe de la noire plaque de marbre. Enfin, la reine Liris dirigea, elle aussi, ses yeux de ce côté-là. Mais à peine eut-elle lu les paroles mystérieuses que son rire s’éteignit et que, sans rien dire, elle se laissa tomber, auprès du roi, sur les coussins. Lorsque les deux personnages, le roi Ophioch et la reine Liris, eurent, pendant un certain temps, regardé fixement l’inscription, ils se mirent à bâiller très fort, et toujours de plus en plus fort, puis ils fermèrent les yeux et tombèrent dans un sommeil de mort, si profond qu’aucun art humain ne put les en tirer. On les aurait tenus pour morts et on les aurait transportés, avec les cérémonies usuelles, au pays des Jardins d’Urdar, dans le caveau royal, si une légère respiration, les battements du pouls, la couleur du visage, n’eussent été des signes infaillibles que la vie continuait. Comme, au demeurant, ils n’avaient pas encore d’enfant, le Conseil de la Couronne résolut de gouverner lui-même, à la place du roi endormi, et il sut s’y prendre si habilement que personne ne se douta le moindrement de la léthargie du monarque.
Treize fois treize lunes s’étaient écoulées depuis le jour où le roi Ophioch avait eu son important entretien avec le mage Hermod ; alors les habitants du pays des Jardins d’Urdar assistèrent à un spectacle si magnifique qu’ils n’en avaient jamais vu de semblable.
Le grand mage Hermod parut sur un nuage de feu, entouré des esprits élémentaires de toutes les races, et il descendit sur le tapis bariolé d’une belle prairie embaumée, tandis que dans les airs toutes les musiques de toute la nature résonnaient en mystérieux accords. Au-dessus de sa tête semblait planer un astre étincelant, dont aucun œil ne pouvait supporter l’éclat enflammé. Mais c’était là un prisme de cristal brillant, qui, lorsque le mage l’éleva en l’air, se répandit dans la terre sous forme de gouttes semblables à des éclairs, pour rejaillir aussitôt, avec un joyeux murmure, sous l’aspect de la plus magnifique des sources d’argent.
Alors chacun se pressa autour du mage. Tandis que les esprits de la terre descendaient dans la profondeur et jetaient en l’air des fleurs métalliques éblouissantes, les esprits du feu et des eaux nageaient dans les puissantes radiations de leurs éléments, et les esprits aériens sifflaient et s’agitaient bruyamment, semblant lutter et combattre pêle-mêle comme dans un joyeux tournoi. Le mage remonta dans les airs et étendit au-dessus de la terre son vaste manteau ; alors une épaisse vapeur s’élevant vers le ciel enveloppa tout et, lorsqu’elle se fut dissipée, on vit qu’à l’endroit où avait eu lieu le combat des esprits s’était formé un magnifique miroir d’eau, d’une clarté céleste, entouré de pierres étincelantes, d’herbes et de fleurs merveilleuses et au milieu duquel jaillissait joyeusement la source dont, par un plaisant caprice, les petites vagues ondulées étaient poussées vers la périphérie.
Au moment où le prisme mystérieux du mage Hermod se fondit en cette source, le couple royal se réveilla de son long sommeil. Tous deux, le roi Ophioch et la reine Liris, poussés par une irrésistible curiosité, accoururent vers la source. Ils furent les premiers à en contempler l’onde. Mais, lorsqu’ils aperçurent dans la profondeur infinie l’azur éclatant du ciel, les buissons, les arbres, les fleurs, toute la nature et leur propre personne reflétés en sens inverse, on aurait dit que des voiles obscurs se dissipaient, et un monde nouveau, plein de magnificence, de vie et de bonheur, se révéla à leurs yeux ; avec la connaissance de ce monde, leur être fut enflammé d’un ravissement qu’ils n’avaient encore jamais éprouvé, ni même pressenti. Ils contemplèrent pendant longtemps la source merveilleuse, et puis ils se levèrent, se regardèrent l’un l’autre et se mirent à rire, – puisqu’il est permis d’appeler rire aussi bien l’expression physique du bonheur le plus intime que celle de la joie que donne la victoire remportée par les forces spirituelles de l’être.
Si la transfiguration qui s’était opérée dans la physionomie de la reine Liris et qui donnait pour la première fois à son beau visage une vie véritable et un véritable charme céleste n’eut pas suffi à attester la transformation complète de son état d’esprit, chacun aurait pu déjà s’en rendre compte par la façon dont elle riait. En effet, ce rire était si différent de celui qui faisait jadis le tourment du roi, que beaucoup de gens timides prétendirent que ce n’était pas elle qui riait ainsi, mais bien un autre être, un être merveilleux caché dans son âme. Il en fut de même au sujet du rire qui s’était emparé du roi Ophioch. Lorsque tous deux se furent mis à rire de cette étrange façon, ils s’écrièrent presque en même temps : « Oh ! nous étions plongés dans l’exil sinistre et désolé de rêves oppresseurs et voici que nous nous sommes réveillés dans notre patrie ; maintenant nous nous reconnaissons en nous-mêmes, et nous ne sommes plus des orphelins. » Puis ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre avec l’expression de l’amour le plus profond.
Pendant qu’ils s’embrassaient ainsi, tous ceux qui purent trouver place autour de la source contemplèrent l’eau merveilleuse ; ceux qui avaient été atteints de la tristesse du roi, après avoir contemplé le miroir d’eau, éprouvèrent les mêmes effets que le couple royal ; quant à ceux qui auparavant connaissaient déjà la gaieté, ils restèrent entièrement dans l’état où ils étaient. Beaucoup de médecins trouvèrent l’eau fort ordinaire, sans aucune substance minérale, de même que nombre de philosophes déconseillèrent absolument de regarder le miroir d’eau, parce que, disaient-ils, lorsque l’homme se regarde, lui et le monde, en sens inverse, il est facilement en proie au vertige. Il y eut même quelques personnes appartenant à la classe la plus instruite du royaume qui prétendirent que la source Urdar n’existait pas : source Urdar fut, en effet, le nom donné aussitôt par le roi et par le peuple à l’eau magnifique issue du prisme mystérieux d’Hermod.
Le roi Ophioch et la reine Liris se jetèrent tous deux aux pieds du grand mage Hermod, qui leur avait apporté le bonheur et la guérison, et ils le remercièrent avec les paroles et les expressions les plus belles qu’ils purent trouver. Le mage Hermod les releva avec une noblesse gracieuse ; il pressa d’abord la reine, puis le roi sur sa poitrine, et, comme le bonheur du pays des Jardins d’Urdar lui tenait fort à cœur, il promit de se montrer parfois sur l’observatoire en cas d’événement critique. Le roi Ophioch voulut absolument baiser sa main vénérable ; mais il ne le souffrit pas et il s’éleva aussitôt dans les airs. Et, du haut des nues, il prononça encore, d’une voix qui résonnait comme des cloches de métal qu’on sonne avec force, ces paroles :
La pensée détruit la contemplation, et, arraché de la poitrine maternelle, l’homme erre sans patrie, dans un délire insensé et dans un profond aveuglement, jusqu’à ce que le propre reflet de la pensée procure à la pensée elle-même la conscience de son existence et lui fait comprendre qu’elle règne en souveraine sur les trésors inépuisables que lui a ouverts la reine sa mère, même si elle doit obéir comme son vassal.
(Fin de l’histoire du roi Ophioch et de la reine Liris.)
*
* *
Celionati se tut ; les jeunes gens restèrent plongés, eux aussi, dans le silence de la méditation qu’avait fait naître en eux le conte qu’ils s’étaient imaginé tout autre, du vieux Ciarlatano.
– Maître Celionati, – fit Franz Reinhold, en rompant enfin le silence, – votre conte rappelle l’Edda, la Voluspa, le Sanscrit et je ne sais quels autres vieux livres mystiques ; mais, si je vous ai bien compris, la source Urdar qui fit le bonheur des habitants du pays des Jardins d’Urdar n’est pas autre chose que ce que nous, Allemands, nous appelons humour, – la faculté merveilleuse, née de la profonde contemplation de la nature, qu’a la pensée de jouer, par rapport à elle-même, le rôle d’un ironique sosie, dans les étranges farces de qui elle reconnaît les siennes propres et, – je répéterai ce mot impertinent, – les farces de tout être terrestre, tout en s’en réjouissant. Cependant, Maître Celionati, vous nous avez montré par votre mythe que vous comprenez d’autres plaisanteries que celle de votre Carnaval ; je vous range désormais au sein de l’Église invisible, et je plie le genou devant vous, comme le roi Ophioch le fit devant le grand mage Hermod, car vous aussi vous êtes un puissant magicien.
– Quoi ? – s’écria Celionati, – que parlez-vous là de conte et de mythe ? Vous ai-je donc raconté autre chose, ai-je voulu vous raconter autre chose qu’une jolie histoire de la vie de mon ami Ruffiamonte ? Il faut que vous sachiez que celui-ci, dont je suis l’intime, est précisément le grand mage Hermod qui a guéri le roi Ophioch de sa tristesse. Si vous ne voulez pas me croire, vous pouvez le questionner lui-même sur toutes choses ; car il se trouve ici et habite au palais Pistoia.
À peine Celionati eut-il nommé le palais Pistoia que tous se rappelèrent cette si extravagante mascarade qui, quelques jours auparavant, était entrée dans ce palais. Et ils posèrent à l’étrange Ciarlatano cent questions pour lui demander ce que cela signifiait, car ils supposaient que, lui-même étant un aventurier, il devait être mieux instruit que quiconque des choses si extraordinaires remarquées dans le cortège.
– Bien sûr, – s’écria Reinhold en riant, – le joli vieux qui, dans sa tulipe, s’adonnait à la science, était votre intime, le grand mage Hermod, autrement dit le nécromancien Ruffiamonte ?
– Oui, – répondit Celionati tranquillement, – il en est ainsi, mon brave fils ; du reste, il n’est pas encore temps de parler beaucoup des habitants du palais Pistoia. Hum ! si le roi Cophétua a épousé une fille de mendiant, la grande et puissante princesse Brambilla peut bien, elle aussi, courir après un mauvais comédien…
Ce disant, Celionati quitta le café et personne ne sut ou ne pressentit ce qu’il avait voulu dire dans sa dernière phrase ; mais, comme c’était très souvent le cas de ce qu’il disait, personne ne songea guère à méditer là-dessus.
Tandis que cela se passait au Café Greco, Giglio, revêtu de son grotesque travesti, allait et venait sur le Corso. Il n’avait pas manqué, comme la princesse Brambilla le lui avait demandé, de prendre une coiffure qui, avec ses bords saillants, avait l’air d’un casque singulier, et de s’armer d’un large sabre de bois. Tout son être était rempli par la dame de son cœur ; mais lui-même ne savait pas comment il pouvait se faire que la conquête de l’amour de la princesse lui parût quelque chose de tout à fait ordinaire et comme un bonheur aisément accessible ; il ne savait pas comment il se pouvait que, avec une impudente hardiesse, il crût qu’il était nécessaire qu’elle lui appartînt, parce qu’elle ne pouvait pas faire autrement ; et cette pensée l’enflammait d’une gaieté folle, qui se manifestait par les grimaces les plus outrancières et qui le faisait frémir lui-même dans tout son être.
La princesse Brambilla ne se montrait nulle part ; mais Giglio n’en criait pas moins, tout hors de lui : « Ma princesse, ma colombe, enfant de mon cœur, je te trouverai bien, je te trouverai bien. » Et, comme un fou, il tournait et virait autour de cent masques jusqu’à ce qu’il aperçût un couple de danseurs qui attira toute son attention.
En effet, un être singulier, vêtu jusqu’au plus petit détail, comme Giglio lui-même, et qui pour la taille, l’attitude, etc., était véritablement son second moi, dansait, en jouant de la cithare, avec une femme très élégamment habillée, qui faisait claquer des castagnettes. Si l’aspect de son moi dansant pétrifia Giglio, sa poitrine s’anima de nouveau d’une vive ardeur, lorsqu’il examina la jeune fille ; il crut n’avoir jamais vu autant de grâce et de beauté ; chacun de ses mouvements trahissait l’exaltation d’une joie tout à fait particulière, et c’était justement cette exaltation qui prêtait un charme indicible, même à l’outrance sauvage de la danse.
Il ne faut pas nier que le contraste grotesque existant entre les deux partenaires du couple dansant avait un caractère de bouffonnerie qui, forcément, faisait rire chaque spectateur, en même temps qu’il était en adoration admirative devant la charmante jeune fille ; mais c’était précisément ce sentiment résultant d’éléments contraires qui produisait dans l’esprit de chacun cette exaltation, faite d’une gaieté étrange et indicible, à laquelle étaient en proie la danseuse et son grotesque cavalier. Giglio sentait monter en lui comme une vague idée de la personnalité de la danseuse, lorsqu’un masque, à côté de lui, s’écria :
– C’est la princesse Brambilla, qui danse avec son amant, le prince assyrien Cornelio Chiapperi.
Ajouter un commentaire