BIBLIOBUS Littérature

CHAPITRE II

 

 

 

 

De l’état singulier dans lequel, quand on s’y trouve, on se blesse aux pierres aiguës du chemin, on omet de saluer des personnages considérables et on donne de la tête contre les portes fermées. – Influence d’un plat de macaroni sur l’amour et l’enthousiasme de la passion. – Horrible tourment de l’enfer des comédiens et arlequinade. – Comment Giglio ne trouva pas sa bien-aimée, mais fut empoigné par des ouvriers tailleurs et soumis à une saignée. – Le prince qui aurait tenu dans la boîte à bonbons et l’amante perdue. – Comment Giglio voulut être le chevalier de la princesse Brambilla, parce qu’un étendard lui avait poussé dans le dos.

 

Tu ne te fâcheras pas, mon cher lecteur, si celui qui a entrepris de te raconter l’aventureuse histoire de la princesse Brambilla, telle qu’il l’a trouvée esquissée dans les fringants dessins à la plume de maître Callot, suppose que tout au moins tu daigneras « accepter » jusqu’à la dernière ligne de ce livre le merveilleux qu’il contient et que même tu croiras à quelques-unes des choses qui y sont rapportées. Cependant, il peut se faire que depuis le moment où le cortège fabuleux s’est logé dans le palais Pistoia ou bien depuis le moment où la princesse est sortie de la vapeur bleuâtre de la bouteille de vin, tu te sois déjà écrié : « Sottises et folies que tout cela ! » Il se peut que tu aies rejeté avec mauvaise humeur le livre, sans égard pour les jolies images dont il contient la description.

Dans ce cas, tout ce que je suis sur le point de te dire pour t’intéresser aux étranges enchantements de ce « Caprice à la manière de Callot » arriverait trop tard et, vraiment, ce serait fâcheux pour moi et pour la princesse Brambilla. Cependant, peut-être espérais-tu que l’auteur, effarouché seulement par quelque folle vision qui s’était présentée soudain sur son chemin, avait fait simplement un écart dans un fourré sauvage et que, revenu à la raison, il reprendrait la route de la plaine ; et c’est cela qui va t’obliger à continuer la lecture, ce dont je te félicite.

Eh bien ! il m’est permis de te dire, aimable lecteur (et peut-être le sais-tu aussi par ta propre expérience), que plusieurs fois déjà j’ai réussi au moment où, précisément, des aventures fabuleuses menaçaient de s’évanouir dans le néant, – comme la vision d’un esprit agité, – à les étreindre et à les façonner de telle sorte que toute personne ayant la force visuelle voulue pour cela trouvait que réellement c’étaient des choses vivantes et par là même y croyait. C’est pourquoi je suis en droit de pouvoir continuer publiquement d’entretenir des rapports amicaux avec toutes sortes de figures imaginaires et avec un bon nombre de visions qu’on pourrait assez qualifier de folles, et d’inviter même les personnes les plus sérieuses à contempler cette étrange et pittoresque société ; et, très cher lecteur, je te prie de ne point voir là de l’outrecuidance, mais simplement le désir très excusable de te faire sortir du cercle étroit de la plate vie quotidienne et de te divertir d’une manière tout à fait spéciale, en te faisant connaître un domaine nouveau, qui, malgré tout, est compris dans le royaume des choses que l’esprit humain régit à son gré, dans la vie et la réalité véritable.

Mais, en admettant même que tout cela ne soit pas exact, je puis, pour chasser tous scrupules, me prévaloir de livres très sérieux, dans lesquels se passent des événements semblables et sur la parfaite crédibilité desquels on ne saurait élever le moindre doute. En ce qui concerne, en effet, le cortège de la princesse Brambilla, qui, avec toutes ses licornes, ses chevaux et autre équipage, passe sans difficulté par l’étroite porte du palais Pistoia, il a été déjà question dans l’histoire merveilleuse de Pierre Schlemihl, dont nous devons la relation à l’intrépide navigateur Adalbert de Chamisso, d’un certain brave homme gris qui faisait un tour de magie en comparaison duquel l’autre n’était rien. En effet, comme l’on sait, il tirait de la même poche de son costume, très commodément et sans aucune difficulté, à volonté, taffetas d’Angleterre, longue-vue, tapis, tente et finalement voitures et chevaux. Mais en ce qui concerne la princesse… Cependant, assez sur ce sujet.

Il est vrai qu’il faudrait ajouter encore que souvent dans la vie nous nous trouvons soudain devant la porte ouverte d’un merveilleux royaume magique et qu’il nous est permis de jeter un regard à l’intérieur de la demeure du puissant esprit dont le souffle mystérieux nous enveloppe parmi les pressentiments les plus singuliers ; mais, tu voudrais peut-être, cher lecteur, soutenir à bon droit que tu n’as jamais vu sortir de cette porte un caprice aussi fou que celui que je déclare avoir observé. C’est pourquoi je préfère te demander si jamais dans ta vie tu n’as eu un rêve étrange, dont tu ne pouvais attribuer la venue ni à un mal d’estomac ni à l’esprit divin ? Tu croyais alors que la douce image magique qui d’ordinaire ne te parlait que sous forme de lointaines allusions s’était emparée de tout ton être, par un mystérieux mariage avec ton esprit, et dans une timide passion tu n’osais pas étreindre la douce fiancée qui, avec une si brillante parure, avait pénétré dans le triste et sombre atelier de tes pensées ; mais voilà que la porte de cet atelier s’ouvrait, toute éblouissante, devant l’éclat de cette vision magique, et tu sentais en toi tous les désirs, tous les espoirs, toutes les ardeurs de l’inexprimable, et ton être était embrasé d’éclairs brûlants ; tu voulais te donner tout entier à une souffrance indicible et tu aspirais uniquement à te confondre avec ta vision, cette image adorable et magique. Tu avais beau t’éveiller de ton rêve, ne te restait-il pas ce ravissement sans nom qui, dans la vie extérieure, tourmente l’âme comme une douleur aiguë ? Et tout, autour de toi, ne te paraissait-il pas désolé, triste et incolore ? Et ne t’imaginais-tu pas que ce rêve était ta véritable vie et que ce que tu avais jusqu’alors regardé comme ton être n’était qu’une erreur de ton esprit abusé ? Et toutes tes pensées n’aboutissaient-elles pas à ce brûlant foyer qui, comme le calice de feu de la suprême ardeur, tenait enfermé ton vieux et cher secret hors de l’atmosphère aveugle et bruyante du monde quotidien ? Hum ! lorsqu’on est dans cet état de rêverie, il arrive facilement qu’on se blesse le pied à des pierres aiguës, qu’on oublie d’ôter son chapeau devant des personnages considérables, qu’on dit à ses amis « bonjour » lorsqu’il faudrait dire « bonsoir » et qu’on donne de la tête contre la première porte venue, parce qu’on a oublié de l’ouvrir ; bref, dans ces cas-là, l’esprit porte le corps à la manière d’un vêtement incommode qui est partout trop large, trop long et trop rigide…

C’est dans cet état que tomba donc notre jeune comédien Giglio Fava, lorsqu’il eut en vain cherché pendant plusieurs jours de suite à apercevoir, ne fût-ce que la moindre trace de la princesse Brambilla. Tout ce qui lui était arrivé d’étrange sur le Corso lui parut simplement la suite du rêve qui lui avait fait voir l’adorée, – dont l’image émergeait maintenant de la mer sans fond du désir, dans laquelle il voulait s’engloutir et disparaître. Seul son rêve était à lui, tout le reste n’était qu’un néant vain et sans importance ; aussi on peut penser qu’il négligea complètement son métier d’acteur. Qui plus est, au lieu de débiter les paroles de son rôle, il parlait de l’image de son rêve, de la princesse Brambilla ; il jurait, dans la confusion de son esprit, de s’emparer du prince assyrien, de sorte qu’ensuite il deviendrait lui-même le prince, et ainsi il se perdit dans un labyrinthe de discours désordonnés et extravagants. Chacun était obligé de le tenir pour fou. Mais plus que tout autre l’impresario, qui, à la fin, le congédia sans cérémonie ; et son maigre revenu disparut dès lors entièrement. Les quelques ducats que l’impresario lui avait donnés par magnanimité, lors du congédiement, ne pouvaient suffire que peu de temps, et la détresse la plus amère allait, pour lui, se faire sentir. En temps ordinaire, le pauvre Giglio eût éprouvé de grands soucis et beaucoup d’inquiétude, mais maintenant il n’y pensait pas, car il planait dans un ciel où l’on n’a pas besoin des ducats de la terre.

Pour ce qui est des besoins ordinaires de l’existence, Giglio, qui précisément ne se piquait pas de délicatesse de goût, apaisait sa faim, en passant, chez un de ces fritteroli qui, comme on le sait, ont installé leurs gargotes sur la voie publique. Il arriva ainsi qu’un jour il eut envie de manger un bon plat de macaroni, dont l’odeur sortant de la baraque alléchait ses narines. Il entra ; mais, quand, pour payer ce frugal déjeuner, il tira sa bourse de sa poche, il fut bouleversé en découvrant qu’il n’y avait même pas une seule baïoque. Au même instant, le principe corporel par lequel le spirituel, pour autant qu’il fasse le fier, est tenu ici sur cette terre en un vil esclavage, affirma énergiquement sa souveraineté. Giglio sentit, comme il ne l’avait jamais senti auparavant, lorsque, rempli des plus sublimes pensées, il avait avalé réellement un bon plat de macaroni, qu’une faim extraordinaire le tenaillait, et il affirma au gargotier que, si par hasard l’argent lui manquait pour payer le plat qu’il avait l’intention de manger, il le paierait à coup sûr un autre jour. Mais le gargotier lui rit au nez, en lui disant que, s’il ne disposait pas d’argent, il pouvait, malgré tout, satisfaire son appétit ; pour cela, il n’avait qu’à lui laisser la belle paire de gants qu’il portait, ou bien son chapeau, ou bien sa cape.

C’est alors pour la première fois que le pauvre Giglio eut pleinement conscience de sa triste situation. Il se vit bientôt, gueux en haillons, allant mendier sa soupe à la porte des couvents. Mais son cœur fut plus oppressé encore, lorsque, sortant de son rêve, il aperçut Celionati qui, à sa place habituelle, devant l’église San Carlo, entretenait le peuple avec ses sornettes et qui, lorsque leurs yeux se croisèrent, lui jeta un regard où il crut lire la plus déplaisante moquerie.

L’adorable vision de son rêve s’était dissipée dans le néant, tous ses chers espoirs étaient finis ; il ne lui restait que la certitude que ce maudit Celionati l’avait abusé par toutes sortes d’artifices diaboliques et, profitant de sa folle vanité pour exercer à ses dépens son ironique malignité, l’avait indignement trompé avec cette histoire de la princesse Brambilla.

Il se mit à courir éperdument ; il n’avait plus faim, il ne pensait qu’à la façon dont il pourrait se venger du vieux sorcier.

Il ne comprit pas lui-même quel étrange sentiment, au milieu de toute sa colère et toute sa fureur, vint pénétrer son être et l’obliger à s’arrêter, comme s’il eût été soudain cloué au sol par une fascination inconnue.

– Giacinta ! – s’écria-t-il inconsciemment.

Il était devant la maison où habitait la jeune fille et dont il avait si souvent, à la faveur du crépuscule, gravi le roide escalier. Alors il pensa à la façon dont la vision trompeuse de son rêve avait d’abord excité le mécontentement de la charmante jeune fille, à la façon dont il l’avait ensuite abandonnée, sans plus la revoir, sans plus du tout songer à elle, et comment il avait perdu sa bien-aimée et s’était plongé dans la détresse et dans la misère, tout cela à cause des folles et déplorables manigances de Celionati.

Tout entier en proie à la mélancolie et à la douleur, il fut incapable de revenir à lui, jusqu’à ce qu’enfin il prît la résolution de monter aussitôt chez Giacinta et, coûte que coûte, de regagner ses bonnes grâces. Aussitôt pensé, aussitôt fait.

Mais lorsqu’il eut frappé à la porte de Giacinta, à l’intérieur tout resta complètement silencieux. Il mit son oreille contre la porte, il n’entendit pas le moindre souffle ; alors il cria sur un ton lamentable et à plusieurs reprises le nom de Giacinta ; et, comme aucune réponse ne venait, il se mit à faire de la manière la plus touchante l’aveu de sa folie ; il affirma que le Diable lui-même, sous les apparences de ce satané charlatan de Celionati, l’avait abusé et il exprima ensuite les assurances les plus catégoriques de son profond repentir et de son ardent amour.

À ce moment, une voix venue d’en bas se fit entendre :

– Je voudrais bien savoir quel âne ici, dans ma maison, exhale ses lamentations et gémit avant le temps, car il y a encore loin d’ici au mercredi des Cendres !

C’était le Signor Pasquale, l’obèse propriétaire, qui montait péniblement l’escalier et qui, lorsqu’il aperçut Giglio, lui cria :

– Ah ! c’est vous, Signor Giglio ? Dites-moi donc quel malin esprit vous pousse à venir ici proférer devant une chambre vide les gémissements et les soupirs de je ne sais quel rôle d’une tragédie ridicule ?

– Une chambre vide ! – s’écria Giglio. Par tous les saints, Signor Pasquale, dites-moi où est Giacinta ? Où est-elle, celle qui est ma vie, mon univers ?

Le Signor Pasquale regarda Giglio fixement dans les yeux et lui dit bien posément :

– Signor Giglio, je connais votre état ; tout Rome a appris comment vous avez dû quitter la scène parce que vous avez la tête détraquée. Allez trouver le médecin, faites-vous soutirer quelques livres de sang et mettez-vous la tête dans l’eau froide.

– Si je ne suis pas encore fou, – s’écria Giglio avec véhémence, – je vais le devenir, à moins que vous ne me disiez tout de suite où se trouve Giacinta.

– Ne cherchez pas, – continua avec calme le Signor Pasquale, – à me faire accroire, Signor Giglio, que vous ne savez pas de quelle façon, il y a déjà huit jours, Giacinta a quitté ma maison, suivie après par la vieille Béatrice.

Mais, lorsque plein de fureur, Giglio s’écria : « Où est Giacinta ? », tout en secouant rudement l’obèse propriétaire, celui-ci hurla : « Au secours ! Au secours ! » si fort que toute la maison s’agita. Un solide gaillard de valet s’avança, saisit le pauvre Giglio, le descendit au bas de l’escalier et le jeta hors de la maison avec autant de facilité que s’il n’avait eu dans les mains qu’un enfant au maillot.

Sans se soucier de sa rude chute, Giglio se releva aussitôt et, véritablement frappé d’une quasi-folie, se mit à courir à travers les rues de Rome. Un certain instinct, engendré par l’habitude, l’amena précisément au théâtre, c’est-à-dire au vestibule des comédiens, à l’heure où il fallait d’ordinaire y accourir. C’est alors seulement qu’il se rendit compte de l’endroit où il était, mais ce fut aussitôt pour tomber dans la plus profonde surprise, lorsque, là où d’habitude des héros tragiques, tout attifés d’argent et d’or et marchant avec une gravité majestueuse, répétaient les vers pompeux par lesquels ils espéraient provoquer l’étonnement et la furore du public, il vit autour de lui, comme un essaim : Pantalon et Arlecchino, Truffaldino et Colombina, bref tous les masques de la comédie italienne et de la pantomime. Il était là, fixé au sol, dans un état d’immobilité complète et il regardait autour de lui avec de grands yeux, comme quelqu’un qui soudain se réveille et se voit entouré d’une folle société, d’une société étrangère, d’une société bizarre, qu’il ne connaît pas du tout.

L’air égaré et bouleversé par le chagrin de Giglio éveilla peut-être dans l’âme de l’impresario quelque remords de conscience, car soudain le voici devenu un homme plein de cordialité et de bonté.

– Vous vous étonnez sans doute, Signor Fava, – dit-il au jeune homme, – de trouver que tout ici a bien changé depuis que vous m’avez quitté ? Je dois vous avouer que toutes les actions pathétiques dont autrefois mon théâtre était si fier, commençaient à ennuyer fortement le public et que cet ennui se répercuta sur moi d’autant plus que ma bourse, par-dessus le marché, en était réduite à un misérable état de consomption absolue. J’ai donc laissé tomber tout le bazar tragique et j’ai voué mon théâtre à la libre plaisanterie et aux gracieuses farces de nos masques et je m’en trouve fort bien.

– Ah ! – s’écria Giglio les joues toutes brûlantes, – avouez donc, noble impresario, que c’est mon départ qui a tué votre tragédie. La chute du héros a été suivie de celle de la masse qu’animait son souffle, c’est bien cela, n’est-ce pas ?

– Nous n’examinerons pas à fond ce point-là, – répondit l’impresario en souriant. Mais vous paraissez de mauvaise humeur ; c’est pourquoi, je vous en prie, descendez dans la salle et regardez ma pantomime. Peut-être cela vous égaiera-t-il ou bien modifiera votre état d’esprit et vous reviendrez à moi, bien que sous une forme toute différente, car il serait possible, n’est-ce pas ? que… Mais allez, allez. Voici une carte d’entrée permanente ; venez à mon théâtre aussi souvent qu’il vous plaira.

Giglio fit comme il lui était dit, plus dans un sentiment de morose indifférence pour tout ce qui l’entourait que par désir de contempler véritablement la pantomime. Non loin de lui, deux masques étaient en train de converser vivement. Giglio les entendit prononcer assez souvent son nom ; cela le tira de son engourdissement ; il se rapprocha des personnages, en mettant son manteau sur son visage jusqu’aux yeux, pour pouvoir tout entendre, sans être reconnu.

– Vous avez raison, – dit l’un – Fava est la cause que nous ne voyons plus de tragédies sur ce théâtre. Mais, s’il en est ainsi, je ne crois pas, contrairement à vous, que ce soit parce qu’il a quitté la scène, mais plutôt parce qu’il a joué sur cette scène.

– Que voulez-vous dire ? – demanda l’autre.

– Eh bien ! – poursuivit le premier, pour ma part, j’ai toujours considéré ce Fava comme le plus misérable acteur qu’il y ait jamais eu, bien que trop souvent il ait réussi à provoquer la furore de l’enthousiasme. Est-ce donc que des yeux brillants, des jambes bien faites, un costume maniéré, des plumes bariolées au bonnet et de grands rubans aux chaussures constituent le jeune héros tragique ? En vérité, quand ce Fava émergeait du fond du théâtre, avec des pas cadencés de danseur, lorsque, sans faire attention à aucun de ses camarades qui jouaient avec lui, il louchait vers les loges et, restant là dans une posture bizarrement affectée, cherchait à se faire admirer des belles, par ma foi, je croyais voir un jeune coq de basse-cour, au plumage bigarré, qui stupidement se pavane au soleil et fait l’important. Et lorsque, ensuite, en roulant de grands yeux et en fendant l’air de ses mains, tantôt se soulevant sur la pointe des pieds, tantôt se pliant en deux comme un couteau de poche, il débitait des vers d’une voix creuse et d’un ton raboteux et exécrable, dites-moi, de quel homme raisonnable pouvait-il vraiment par là toucher le cœur ? Mais nous, Italiens, nous sommes ainsi. Nous aimons l’exagération, ce qui un moment nous secoue violemment et que nous méprisons ensuite dès que nous nous apercevons que ce que nous prenions pour un personnage de chair et d’os n’est qu’un pantin sans vie tiré extérieurement par des ficelles artificielles et qui nous a abusé par ses mouvements singuliers. Fava aurait eu, lui aussi, un sort semblable peu à peu ; il aurait fait comme acteur une fin misérable, si lui-même n’avait pas accéléré le moment de sa disparition.

– Il me semble, – répliqua l’autre, – que vous jugez le pauvre Fava beaucoup trop durement. Quand vous blâmez sa vanité et ses manières affectées, quand vous déclarez qu’il ne jouait jamais son rôle, mais simplement celui de son propre personnage et qu’il cherchait les applaudissements d’une façon qui n’avait rien de louable, à coup sûr, vous pouvez avoir raison ; cependant, c’était un assez joli talent et, si, finalement, il est tombé dans les griffes de la folie, il y a là de quoi exciter notre compassion, et cela d’autant plus que la fatigue du jeu a sans doute été la cause de son détraquement mental.

– Ne croyez pas du tout cela, – répondit en riant le premier. Imaginez-vous que Fava est devenu fou par pure vanité amoureuse. Il croit être aimé d’une princesse, après laquelle il court maintenant par voies et chemins. Et, en outre, comme il est incapable de rien faire, il est devenu si pauvre qu’aujourd’hui il a dû laisser aux fritteroli ses gants et son chapeau pour un plat de coriace macaroni.

– Que dites-vous là ? – s’écria l’autre. Est-il possible qu’il y ait de telles folies ? Mais on devrait faire tenir quelque argent, d’une manière ou d’une autre, à ce pauvre Giglio, qui, malgré tout, nous a divertis pendant un bon nombre de soirées. Ce chien d’impresario, dans la poche de qui son jeu a amené quantité de ducats, devrait s’occuper de lui et tout au moins ne pas le laisser mourir de faim.

– Ce n’est pas nécessaire, – dit le premier, – car la princesse Brambilla, qui connaît son égarement et sa détresse, – étant donné que les femmes trouvent toute folie d’amour non seulement pardonnable, mais encore admirable et ne sont portées que trop volontiers à la compassion, – vient précisément de lui faire remettre une petite bourse remplie de ducats.

Mécaniquement, inconsciemment, lorsque l’étranger prononça ces paroles, Giglio mit la main dans sa poche et sentit réellement la petite bourse remplie d’or tout tintant, que, à ce qu’on venait de lui dire, il avait reçue de la princesse Brambilla, de la princesse de ses rêves. Tous ses membres furent traversés comme par une force magique. Ce miracle si opportun, qui tout à coup le sauvait de sa position désespérée, ne put exciter en lui de la joie, car le souffle glacé de l’épouvante lui passait sur le visage. Il se voyait devenu le jouet de puissances inconnues et il allait se précipiter sur le masque étranger, mais il remarqua au même moment que les deux personnages qui avaient tenu cette conversation fatale étaient disparus sans laisser de trace.

Giglio n’osait pas sortir la bourse de sa poche pour se persuader de son existence d’une manière encore plus palpable ; car il craignait que ce ne fût là qu’une fantasmagorie qui, entre ses doigts, s’évanouirait dans le néant. Cependant, tandis qu’il s’abandonnait entièrement à ses pensées et devenait plus calme, il songea que tout ce qu’il avait été enclin à prendre pour le jeu chimérique de puissances magiquement malicieuses pouvait, au fond, n’être qu’une farce, une farce que l’extraordinaire et capricieux Celionati, caché dans l’obscurité des coulisses, dirigeait par des fils invisibles. Il songea que l’étranger lui-même avait pu fort bien, au milieu de la foule, lui glisser la bourse dans la poche et que tout ce qu’il avait dit de la princesse Brambilla ne devait être que la continuation du badinage que Celionati avait commencé.

Mais tandis que, dans son être, toute cette magie semblait très naturellement prendre la tournure d’une chose très explicable, toute la souffrance des blessures que l’acerbe critique lui avait implacablement portées renaissait en lui. L’enfer des comédiens n’a pas sans doute de tortures plus cruelles que les attaques que l’on dirige contre leur vanité et qui leur vont droit au cœur. Et même la conscience de ce défaut de la cuirasse, le sentiment de cette faiblesse augmente, par le mécontentement accru qui en résulte, la douleur des coups, – douleur qui fait sentir de la manière la plus concrète à la personne atteinte qu’elle a été réellement touchée, quand bien même elle chercherait à déguiser sa souffrance ou à l’apaiser par des moyens appropriés. Ainsi Giglio ne pouvait pas chasser l’image fatale du jeune coq de basse-cour au plumage bigarré qui stupidement et avec suffisance se pavane au soleil et il se tourmentait et il souffrait très vivement parce que justement, dans son for intérieur, il était obligé peut-être, même sans le vouloir, de reconnaître que la caricature qu’on avait faite de sa personne cadrait très bien avec l’original. Il était forcé que, dans l’état d’agitation où il se trouvait, Giglio pût à peine voir ce qui se passait sur le théâtre, sans prêter attention à la pantomime que l’on jouait, bien que la salle retentît souvent des rires, des applaudissements et des cris de joie des spectateurs.

La pantomime ne représentait pas autre chose que les aventures amoureuses, répétées suivant des centaines et des centaines de variations, de cet excellent Arlecchino avec la douce et taquinement charmante Colombina. Déjà la ravissante fille du vieux richard de Pantalon avait refusé la main du chevalier au costume tout éclatant et celle du savant Dottore, et elle avait déclaré catégoriquement qu’elle n’aimerait et n’épouserait que le petit homme au noir visage, à la tournure si agile, qui portait un pourpoint fait de cent morceaux ; déjà Arlecchino avait pris la fuite avec sa fidèle amie et, protégé par un charme magique, il avait heureusement échappé aux poursuites de Pantalon, de Truffaldino, du Dottore et du chevalier. Néanmoins, il fallait qu’Arlecchino, tout aux caresses qu’il prodiguait à sa fiancée, finît par être attrapé par les sbires et, avec elle, fût traîné en prison. Effectivement, c’est ce qui arriva ; mais au moment où Pantalon avec sa séquelle s’apprêtait à railler fortement le pauvre couple, au moment où Colombina, qui était toute douleur, implorait à genoux, en versant mille larmes, la grâce de son amant, celui-ci leva sa batte : de tous les côtés, de la terre comme des airs, arrivèrent des gens très fringants et tout éclatants de parure, ayant la plus belle mine, qui s’inclinèrent profondément devant Arlecchino et qui l’emportèrent triomphalement avec sa Colombina. Pantalon, figé d’étonnement, se laisse tomber tout épuisé sur un banc de pierre qui se trouve dans la prison et qui invite le chevalier et le Dottore à y prendre également place ; tous les trois délibèrent sur ce qu’il leur est encore possible de faire. Truffaldino se met derrière eux, avance curieusement la tête entre leurs épaules et ne veut pas se reculer, bien que les gifles pleuvent en abondance sur lui de tous les côtés. Ils veulent se lever, mais ils sont comme rivés au banc, – auquel, instantanément, pousse une paire de puissantes ailes. Et toute la société est ainsi emportée à travers les airs, sur un énorme vautour, en poussant des cris de détresse.

Ensuite, la prison se transforme en une grande salle à colonnades, parée de couronnes de fleurs, au milieu de laquelle est érigé un trône élevé, richement orné. On entend une agréable musique de tambours, fifres et cimbales. Un brillant cortège s’approche, Arlecchino est porté sur un palanquin par des nègres et Colombina le suit sur un magnifique char de triomphe. Tous deux sont conduits vers le trône par des ministres aux riches habits ; Arlecchino élève sa batte, en guise de sceptre ; tout le monde s’agenouille pour lui rendre hommage ; on voit même Pantalon et ses acolytes, à genoux, parmi la foule des hommageants. Et c’est ainsi que, puissant empereur, Arlecchino règne, avec sa Colombina, sur un bel, éclatant et superbe empire.

Dès que le cortège parut sur la scène, Giglio dirigea son regard vers lui et, plein de surprise et d’étonnement, il ne put plus l’en détourner, lorsqu’il aperçut tous les personnages de la suite de la princesse Brambilla, les licornes, les nègres, les dames faisant du filet sur des haquenées, etc. Il y avait aussi le vénérable savant et homme d’État siégeant sur la tulipe dorée, qui, par moments, quittait son livre des yeux et semblait faire à Giglio des signes d’amitié. La seule différence était qu’au lieu du carrosse à glaces de la princesse, lequel était tout fermé, Colombina passait sur un char de triomphe découvert.

Dans l’âme de Giglio, il se formait comme un obscur pressentiment que cette pantomime pouvait avoir quelque rapport mystérieux avec tout le merveilleux qui lui était arrivé ; mais de même que dans un rêve on s’efforce en vain de retenir les images qui surgissent de son propre moi, de même Giglio était incapable de se faire une idée nette de la manière dont ce rapport était possible.

Dans le plus proche café, Giglio se rendit compte que les ducats de la princesse Brambilla n’étaient pas une fantasmagorie, mais au contraire qu’ils étaient bien sonnants et trébuchants.

Hum ! – pensa-t-il – c’est Celionati qui a glissé dans ma poche ce boursicot, par grande générosité et compassion ; et je lui réglerai cette dette dès que je brillerai sur la scène de l’Argentina, ce qui ne peut pas manquer d’arriver, car seule l’envie la plus détestable, la cabale la plus éhontée peut me faire passer pour un mauvais acteur.

L’hypothèse que l’argent pouvait venir de Celionati avait son légitime fondement, car, en réalité, le vieux charlatan lui avait déjà maintes fois rendu service quand il était dans une grande détresse. Néanmoins, il lui parut très étrange de trouver ces mots brodés sur la mignonne bourse : « Souviens-toi de ta vision. »

Il était en train d’examiner méditativement cette inscription, lorsque quelqu’un lui cria à l’oreille :

– Enfin, je te rencontre, traître, infidèle, monstre de fausseté et d’ingratitude.

C’était une espèce de Dottore informe, qui lui saisit le bras, prit place sans façon à côté de lui et qui continuait de lui jeter toutes sortes de malédictions.

– Que voulez-vous de moi ? Êtes-vous fou ? – s’écria Giglio.

Alors le Dottore enleva du visage son horrible masque et Giglio reconnut la vieille Béatrice.

– Par tous les saints ! – s’écria Giglio complètement hors de lui. Est-ce vous, Béatrice ?… Où est Giacinta ? Où est la charmante, l’adorable enfant ?… Mon cœur éclate d’amour et de désirs. Où est Giacinta ?

– Oui, – grogna la vieille, – vous pouvez le demander, misérable et maudit que vous êtes ! La pauvre Giacinta est en prison, sa jeunesse se flétrit et tout cela à cause de vous. Car si elle n’avait pas eu sa petite tête pleine de vous, elle aurait pu attendre patiemment la fin de sa journée ; elle ne se serait pas piqué le doigt en cousant la garniture de la robe de la princesse Brambilla, et ainsi cette tache diabolique ne s’y serait pas produite. Dès lors le digne messer Bescapi (l’Enfer puisse-t-il l’engloutir !) n’aurait pas eu à réclamer d’elle la réparation du dommage et il n’eût pu la faire jeter en prison, comme il l’a fait, attendu que nous n’avons pas été en mesure de réunir tout l’argent qu’il nous demandait… Vous auriez pu venir à notre aide… Mais voilà que Monsieur le comédien de Rien-qui-vaille nous a tourné le dos…

– Halte ! – fit Giglio en interrompant la bavarde vieille – c’est ta faute, puisque tu n’es pas venue me trouver et me dire tout. Ma vie pour la mignonne ! S’il n’était pas minuit, je courrais sur-le-champ chez cet abominable Bescapi… Ces ducats… mon adorée serait libre dans une heure. Mais qu’importe qu’il soit minuit ! Allons la sauver.

Et, ce disant, Giglio partit en courant, tandis que la vieille femme riait ironiquement derrière lui.

Il arrive que parfois, dans l’empressement extrême que nous avons de faire quelque chose, nous oublions précisément le principal. C’est ainsi que Giglio s’aperçut seulement lorsqu’il fut à bout de souffle d’avoir couru à travers les rues de Rome qu’il aurait dû s’informer auprès de la vieille au sujet de la demeure de Bescapi, car celle-ci lui était complètement inconnue. Cependant, le destin ou le hasard voulut que, arrivé sur la place d’Espagne, il fût justement devant la maison de Bescapi, au moment même où il s’écriait à haute voix :

– Où donc ce diable de Bescapi peut-il bien habiter ?

Aussitôt un inconnu le prit par le bras et le conduisit dans la maison, en lui disant que messer Bescapi habitait là et que, s’il le voulait, il pourrait encore très bien obtenir le masque qu’il avait peut-être commandé. Lorsqu’ils furent entrés dans le salon de réception, le personnage – messer Bescapi n’étant pas là – le pria de désigner lui-même le costume qui lui était destiné ; peut-être était-ce un simple tabarro ou bien… Mais voilà que Giglio se mit à houspiller l’homme, qui n’était autre qu’un très digne ouvrier tailleur, et il parla, d’une façon si embrouillée et si volubile, de tache de sang et de prison, de paiement et de délivrance immédiate, que l’ouvrier le regardait dans les yeux, stupéfait et comme sidéré, sans pouvoir lui répondre une syllabe.

– Damné personnage ! Tu ne veux pas me comprendre ! Fais-moi venir tout de suite ton maître, ce chien du diable. – Ainsi, s’écria Giglio, tout en empoignant l’ouvrier. Mais il se passa précisément la même chose que ce qui s’était passé chez le Signor Pasquale : l’ouvrier hurla si fort que les gens accoururent de tous côtés. Bescapi lui-même arriva d’un pas précipité ; mais, dès qu’il aperçut Giglio, il s’écria :

– Par tous les saints ! C’est le comédien détraqué, le pauvre Signor Fava. Saisissez-le, bonnes gens, saisissez-le.

Alors tout le monde tomba sur Giglio ; on le maîtrisa facilement. On lui lia les mains et les pieds et on le plaça sur un lit. Bescapi s’approcha de lui ; mais Giglio déversa sur Bescapi mille amers reproches relatifs à son avarice, à sa cruauté, et il parla de la robe de la princesse Brambilla, de la goutte de sang, de paiement, etc.

– Calmez-vous donc, excellent Signor Giglio, – fit doucement Bescapi, – débarrassez-vous des fantômes qui vous tourmentent. Dans quelques instants vous verrez que vous aurez une tout autre opinion des choses.

Ce que Bescapi avait voulu dire par là se montra bientôt : un chirurgien entra et, malgré la résistance du pauvre Giglio, il lui ouvrit une veine. Épuisé par tous les événements de la journée et par la perte de sang, le pauvre Giglio tomba dans un lourd sommeil, semblable à un évanouissement.

Lorsqu’il se réveilla, une nuit noire régnait autour de lui ; ce n’est qu’avec peine qu’il put se rappeler ce qui lui était arrivé en dernier lieu ; il sentait qu’on l’avait attaché, mais sa fatigue était telle qu’il ne pouvait guère bouger ou se remuer. Par la fente d’une porte, vraisemblablement, un faible rayon lumineux tomba enfin dans la chambre et il sembla à Giglio qu’il percevait une profonde respiration et ensuite un léger murmure, qui enfin devint intelligible :

– Est-ce vous, vraiment, mon cher prince ? Et dans cet état ? Si petit, si petit, que vous tiendriez, semble-t-il, dans ma boîte à bonbons ! Mais ne croyez pas peut-être que je vous en estime et apprécie moins ; ne sais-je donc pas que vous êtes un très aimable et très beau Monsieur et que tout ce que je me figure maintenant n’est qu’un rêve ! Ayez donc la bonté de vous montrer à moi demain, ne serait-ce que sous forme de voix. Si vous avez jeté vos yeux sur moi, pauvre servante, c’est parce que cela devait arriver, car autrement…

Ici les paroles redevinrent un murmure indistinct. La voix avait quelque chose de très doux et de très agréable ; Giglio se sentit pénétré d’un frisson secret ; mais, tandis qu’il s’efforçait d’écouter de toute son attention, le murmure de la voix, qui ressemblait presque au bruit d’une source proche, le berçait si bien qu’il retomba dans le sommeil.

Le soleil brillait dans la chambre lorsqu’une légère secousse réveilla Giglio. Messer Bescapi était devant son lit et il lui saisissait les mains en lui disant avec un sourire bienveillant :

– N’est-ce pas que vous vous trouvez mieux, mon très cher Signor ? Oui, les saints en soient loués. Vous êtes un peu pâle, mais votre pouls bat avec calme. Le ciel vous a conduit dans ma maison, au moment où vous fûtes pris d’un méchant accès et il m’a permis de vous rendre un petit service, à vous que je considère comme le plus magnifique acteur de Rome, vous dont la perte nous a tous plongés dans le plus profond chagrin.

Les dernières paroles de Bescapi étaient, à vrai dire, un baume puissant pour les blessures de Giglio ; cependant, celui-ci commença d’un ton grave et sombre :

– Signor Bescapi, je n’étais ni malade ni fou, lorsque je pénétrai dans votre maison. Vous avez eu la cruauté de faire mettre en prison ma charmante fiancée, la pauvre Giacinta Soardi, parce qu’elle n’a pu vous indemniser pour une belle robe qu’elle avait tachée, – non, je veux dire sanctifiée, en y répandant la liqueur rose du doigt le plus délicat qu’il soit, par la blessure que lui avait faite une piqûre d’aiguille. Dites-moi tout de suite ce que vous demandiez pour cette robe ; je vous verse la somme et puis nous allons sur-le-champ délivrer l’adorable et suave enfant de la prison dans laquelle elle languit par la faute de votre avarice.

Ce disant, Giglio se leva aussi vite qu’il put et tira de sa poche la bourse aux ducats que, si c’était nécessaire, il était décidé à vider tout entière. Mais Bescapi, le regardant avec de grands yeux, lui dit :

– Comment pouvez-vous vous imaginer de telles folies, Signor Giglio ? Je ne sais pas ce que vous voulez dire lorsque vous me parlez d’une robe que Giacinta m’aurait abîmée ou bien de la tache de sang et de la prison.

Lorsque Giglio répéta toute l’histoire, telle qu’il l’avait apprise par Béatrice, et en particulier décrivit très exactement la robe qu’il avait vue lui-même chez Giacinta, messer Bescapi lui affirma qu’il n’était que trop certain que la vieille femme l’avait joué ; car de toute cette jolie affaire, pas un mot n’était vrai, comme il pouvait le certifier hautement, et il n’avait jamais donné à garnir à Giacinta une robe du genre de celle que Giglio se rappelait avoir vue.

Giglio n’avait aucun motif de se méfier des paroles de Bescapi, puisque, autrement, on n’eût pas compris pourquoi celui-ci n’aurait pas accepté l’argent qui lui avait été offert, et le comédien se convainquit qu’ici aussi il était le jouet de la bizarre folie qui s’était emparée de lui. Que lui restait-il à faire, sinon de quitter messer Bescapi et d’attendre le hasard favorable qui peut-être jetterait dans ses bras l’adorable Giacinta, pour qui de nouveau il était embrasé d’amour ?

Devant la porte de Bescapi, il rencontra une personne qu’il aurait désiré voir à mille lieues de là, le vieux Celionati.

– Eh ! Eh ! – s’écria celui-ci à Giglio, tout en riant – vous êtes vraiment une âme admirable d’avoir voulu donner les ducats dont vous a gratifié la faveur du destin, pour votre bien-aimée, quoiqu’elle ne soit plus votre bien-aimée.

– Vous êtes un homme terriblement cruel, – répondit Giglio. Pourquoi pénétrez-vous dans ma vie ? Pourquoi voulez-vous vous emparer de mon être ; vous vous targuez d’une omniscience qui peut-être vous coûte peu de peine. Vous m’entourez d’espions qui surveillent chacun de mes pas. Vous excitez toute chose contre moi. C’est à vous, à vos mille artifices, que je dois la perte de Giacinta et celle de mon emploi.

– Ah ! oui, – s’écria Celionati en éclatant de rire. Il vaudrait bien la peine de persécuter de la sorte la très importante personne de Monsieur l’Ex-Comédien Giglio Fava ! Cependant, mon fils Giglio, tu as besoin, réellement, d’un tuteur qui te conduise sur la bonne voie menant au but.

– Je suis majeur, – dit Giglio, – et je vous prie, Monsieur le Ciarlatano, de ne plus vous occuper de moi.

– Oh ! Oh ! – répliqua Celionati, – pas tant d’arrogance. Que serait-ce si mes projets étaient pour ton bien et pour ton avantage, si je cherchais ton plus grand bonheur terrestre, si je servais d’intermédiaire entre toi et la princesse Brambilla ?

– Ô Giacinta, Giacinta ! Infortuné, je l’ai perdue ! Jamais un jour m’a-t-il apporté une plus sinistre infortune que la journée d’hier ?

Ainsi s’écria Giglio, tout hors de lui.

– Allons, allons, – fit Celionati en tâchant de le calmer – cette journée n’a pourtant pas eu pour vous que des malheurs. Déjà les bonnes leçons que vous avez reçues au théâtre pourraient vous être très salutaires, après que vous vous fûtes tranquillisé en constatant que réellement vous n’aviez pas encore laissé en gage vos gants, votre chapeau et votre manteau, pour avoir un plat de coriace macaroni ; puis vous avez assisté à la plus magnifique des représentations, laquelle mériterait d’être nommée la première du monde, ne fût-ce que parce qu’elle exprime les choses les plus profondes sans avoir besoin de recourir à la parole ; puis vous avez trouvé dans votre poche les ducats qui vous manquaient…

– Et qui viennent de vous, de vous, je le sais, – fit Giglio en l’interrompant.

– Quand même il en serait ainsi, – s’écria Celionati, – cela ne change rien à la chose ; bref, vous avez reçu cet or, vous vous êtes réconcilié avec votre estomac, vous êtes entré heureusement dans la maison de Bescapi, vous avez été gratifié d’une saignée qui vous était nécessaire et enfin vous avez dormi sous le même toit que votre bien-aimée.

– Que dites-vous là ? – s’écria Giglio. Ma bien-aimée ? Sous le même toit que ma bien-aimée ?

– C’est la stricte réalité, – répondit Celionati, – regardez donc là-haut.

Giglio leva les yeux et mille éclairs traversèrent sa poitrine lorsqu’il aperçut sur le balcon sa chère Giacinta, élégamment parée, plus jolie et plus ravissante qu’il ne l’avait jamais vue, avec derrière elle la vieille Béatrice.

– Giacinta, ma Giacinta, ma douce vie ! – s’écria-t-il vers elle.

Mais Giacinta jeta sur lui un regard de mépris et quitta le balcon, suivie aussitôt par Béatrice.

– Elle persiste dans sa maudite smorfiosité, – fit Giglio avec amertume ; mais cela s’arrangera.

– Difficilement, – ajouta Celionati ; car, mon bon Giglio, vous ne savez sans doute pas que, tandis que vous poursuiviez avec tant d’intrépidité la princesse Brambilla, un prince joli et magnifique faisait la cour à votre Donna, et, à ce qu’il semble…

– Par tous les diables de l’Enfer ! – s’écria Giglio. Ce vieux démon de Béatrice a vendu la pauvre fille ; mais avec de la mort-aux-rats j’empoisonnerai cette sinistre femme et je plongerai un poignard dans le cœur de ce maudit prince.

– Non, non, ne faites pas cela, mon bon Giglio, – dit Celionati en l’interrompant. Allez plutôt tranquillement chez vous et faites-vous tirer encore un peu de sang, lorsqu’il vous vient de mauvaises pensées. Que Dieu vous accompagne ! Au Corso nous nous reverrons sans doute.

Cela dit, Celionati s’empressa de traverser la rue.

Giglio restait là comme enraciné, jetant des regards furieux vers le balcon, serrant les dents et murmurant les plus affreuses malédictions ; mais, comme messer Bescapi mettait la tête à la fenêtre et le priait poliment d’entrer dans la maison pour y attendre le nouvel accès qui semblait s’approcher, Giglio, qui le croyait aussi conjuré contre lui et de complicité avec la vieille, lui cria : « Damné entremetteur ! » Et il s’en alla en courant.

Sur le Corso, il rencontra quelques anciens camarades, avec qui il se rendit dans un cabaret voisin, pour noyer toute son amertume, tout son chagrin d’amour, tout son désespoir, dans l’ardeur d’un Syracuse de feu.

D’habitude une telle conduite n’est pas précisément ce qu’il y a de plus recommandable ; car la même ardeur qui engloutit le chagrin a coutume d’embraser irrésistiblement et de faire flamber tout ce qui, dans l’intérieur d’un homme, aurait, au contraire, besoin d’être préservé de la flamme ; mais Giglio s’en tira bien. Se laissant aller à un entretien agréable et joyeux avec les comédiens et rappelant toutes sortes de souvenirs et de gaies aventures de théâtre, il oublia tous les malheurs qui lui étaient arrivés. On convint, en se séparant, d’aller, le soir, sur le Corso, revêtus des masques les plus extravagants qu’on pût imaginer.

Le costume qu’il avait déjà mis une fois sembla à Giglio assez grotesque ; pourtant, cette fois encore, il ne manqua pas de revêtir son long et étrange pantalon et, en outre, il fixa sur son dos son manteau au bout d’un bâton, si bien qu’on aurait presque dit qu’un drapeau lui poussait par-derrière. Ainsi attifé, il parcourut gaiement les rues et s’abandonna à la joie exubérante qu’il éprouvait, en ne pensant plus à sa vision ni à l’adorée qu’il avait perdue.

Cependant il s’arrêta, comme cloué au sol, lorsque, près du palais Pistoia, il vit soudain devant lui une personne de haute et noble stature, revêtue de la robe magnifique dans laquelle naguère il avait surpris Giacinta ; mieux, il lui sembla que c’était sa vision en chair et en os qui se dressait là devant lui. Il sentit comme un fluide magique parcourir tous ses membres ; mais lui-même ne savait pas comment il se faisait que l’oppression et l’angoisse de la passion amoureuse, qui d’habitude paralysent l’esprit lorsqu’on voit surgir brusquement devant soi la charmante image de la bien-aimée, disparaissaient dans la joyeuse ardeur d’un courage comme il n’en avait encore jamais éprouvé dans son être. Le pied droit en avant, la poitrine en dehors, les épaules effacées, il se campa aussitôt dans la plus élégante posture qu’il eût jamais prise en déclamant sur la scène les discours les plus extraordinaires ; il ôta de sa rigide perruque sa coiffure aux longues et sveltes plumes de coq et il commença, en conservant le ton grasseyant qui convenait à son déguisement, et en dévisageant fixement à travers ses grandes lunettes la princesse Brambilla (car il n’y avait aucun doute que ce fût elle) :

– Ô la plus charmante des fées, il est bien vrai que la plus auguste des déesses est descendue sur cette terre ; une cire jalouse cache la beauté victorieuse de son visage, mais de l’éclat dont elle est entourée émanent mille éclairs qui s’enfoncent dans la poitrine des vieux comme des jeunes, et chacun rend hommage à la divine, – enflammé qu’il est d’amour et de ravissement.

– Dans quelle pompeuse comédie, – répondit la princesse, – avez-vous pris cette belle élocution, Monsieur le Capitano Pantalon ou qui que vous puissiez être ? Dites-moi plutôt à quelles victoires se rapportent les trophées que vous portez si fièrement sur votre dos ?

– Ce ne sont pas des trophées, – s’écria Giglio, – car je combats encore pour la victoire. C’est le drapeau de l’espérance, de la passion la plus ardente, ce drapeau sur lequel j’ai prêté serment ; c’est l’emblème de ma détresse, qui montre que je me rends à merci. Je l’ai arboré pour que, quand il flotte dans l’air, ses plis vous disent : « Ayez pitié de moi. » Prenez-moi pour votre chevalier, Princesse. Alors je combattrai, je vaincrai, et je porterai des trophées pour votre gloire et en hommage à votre beauté.

– Si vous voulez être mon chevalier, – dit la princesse, – armez-vous comme il convient. Recouvrez votre tête du casque menaçant, saisissez la large et bonne épée, alors je vous croirai.

– Si vous voulez être ma Dame, – répartit Giglio, – l’Armide de Renaud, soyez-le tout à fait. Ôtez cette parure fastueuse qui me gêne, qui me trouble, comme une dangereuse magie. Cette tache de sang luisante…

– Vous êtes fou, – s’écria vivement la princesse. Et elle laissa là Giglio en s’éloignant rapidement.

*

* *

Il sembla à Giglio que ce n’était pas lui qui avait parlé avec la princesse ; il lui sembla qu’il avait prononcé là tout inconsciemment des paroles auxquelles lui-même ne comprenait rien. Il était près de croire que signor Pasquale et messer Bescapi avaient raison de le tenir pour un peu détraqué. Mais, comme il vit s’approcher de lui une troupe de masques, qui, avec les plus folles grimaces représentaient les produits de l’imagination la plus extravagante et dans lesquels il reconnut aussitôt ses camarades, la gaieté lui revint tout entière. Il se mêla à la foule bondissante et dansante, en criant très fort : « À vous de rire et de vous démener ! Ô folles fantaisies, agitez-vous, puissants et malicieux esprits de la plus frénétique des moqueries ! Je suis maintenant tout à vous, et vous pouvez me considérer comme l’un de vos semblables ! »

Giglio crut remarquer aussi parmi ses camarades le vieux à la bouteille d’où avait surgi naguère la figure de Brambilla. Avant qu’il eût pu s’en apercevoir, il fut saisi par le bonhomme, qui le fit tourner en rond, tout en lui braillant aux oreilles : « Petit frère, je te tiens ; petit frère, je te tiens.

 

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