O. Henry est le pseudonyme de l’écrivain américain William Sydney Porter (11 septembre 1862 – 5 juin 1910). William Sydney Porter est né à Greensboro, Caroline du Nord. La suite ICI
Dans les bas quartiers de West Side, tout hérissés de vastes bâtisses en briques rouges, vit une population aussi mouvante, instable et fugitive que le Temps lui-même. Tous ces sans-logis ont un millier de logis ; ils papillonnent de chambre meublée en chambre meublée. Éternels nomades, incapables de fixer leur foyer, leur esprit ou leur cœur, ils chantent « Ô ma chère petite maison » sur un air de fox-trot, et transportent leurs lares et pénates dans un carton à chapeaux, leur jardin potager sur un chromo et leur sol natal dans un pot de fleurs.
C’est pourquoi dans ce district, toutes les maisons, ayant abrité des milliers de locataires, doivent avoir des milliers d’histoires à raconter, de sombres histoires pour la plupart, sans doute. Mais il serait surprenant qu’il ne se trouvât point un ou deux véritables spectres, parmi les spectres vivants et fugitifs qui le hantent.
Certain soir – la nuit était déjà tombée – un jeune homme rôdait dans ce magma de vieilles bâtisses rouges aux flancs visqueux, dont il tirait successivement les sonnettes. À la douzième, il posa sur le perron sa maigre valise et à l’aide de son mouchoir essuya la poussière qui couvrait son front et son chapeau. La sonnette tinta faiblement, comme si elle était enfouie dans un lointain et profond abîme.
Quelques instants plus tard, émergea de ce douzième antre une femme que notre pèlerin compara aussitôt à un gros ver blanc repu, qui eût fini de dévorer sa noisette, et qui chercherait maintenant à remplir la coquille avec des locataires comestibles.
Il demanda s’il y avait une chambre à louer.
« Entrez, dit la logeuse, d’une voix sourde et feutrée. Y a la chambre du trois sur cour qu’est libre depuis huit jours. Voulez-vous la voir ? »
Le jeune homme monta l’escalier derrière elle. Une lueur indécise, issue on ne sait d’où, atténuait l’ombre des paliers. Silencieusement ils gravissaient des marches recouvertes d’un tapis qu’eût certainement renié le métier même qui l’avait tissé : il semblait qu’il fût devenu végétal, qu’il eût, dans cette atmosphère rance, sombre et moisie, dégénéré en une sorte de lichen spongieux, de mousse grasse, couvrant l’escalier de plaques visqueuses qui cédaient mollement sous la semelle. À chaque tournant, il y avait dans le mur des niches vacantes, que sans doute l’on avait autrefois garnies de plantes vertes ; mais celles-ci avaient dû mourir depuis longtemps dans cet air puant et vicié. Ou bien peut-être étaient-ce des statuettes de saints qui avaient occupé ces niches ; et dans ce cas l’on ne pouvait s’empêcher de penser qu’une troupe de démons et de gnomes avaient dû les entraîner une nuit dans les sombres profondeurs de quelque chambre meublée de l’Enfer.
« Vlà la chambre, dit la logeuse, du fond de son gosier de feutre. C’est une belle pièce. Et c’est pas souvent qu’elle est libre. J’l’ai louée à des gens très chic l’été dernier, des clients qui faisaient pas d’histoires et qui payaient d’avance ric-rac. Le robinet d’eau est au bout du palier. Sprowls et Mooney l’ont occupée trois mois. C’est des artistes du music-hall. Miss Beretta Sprowls, peut-être que vous en avez entendu parler ? Oh ! c’étaient leurs noms de théâtre ! Tenez, là, juste au-dessus de la commode, ils avaient accroché leur certificat de mariage, dans un joli cadre. Vlà le gaz, là. Et vous voyez, c’est plein d’placards. C’est une chambre qui plaît à tout le monde. Reste jamais longtemps libre.
– Logez-vous souvent des artistes de théâtre ? demanda le jeune homme.
– Une bonne partie de mes locataires travaille en effet sur les planches ; mais ils ne s’arrêtent pas beaucoup. Oui, m’sieur, notre quartier est comme qui dirait assez théâtral. Seul’ment les artistes ne séjournent pas longtemps au même endroit. J’en ai ma bonne part. Oui, les artistes ça vat-et ça vient. »
Il loua la chambre et paya une semaine d’avance ; et il informa la logeuse, en comptant l’argent, qu’il allait s’installer tout de suite, se sentant assez fatigué. Elle répondit que la chambre était toute prête, qu’il ne manquait même pas les serviettes. Au moment où elle allait sortir, il lui posa la question qu’il avait déjà mille fois posée à d’autres logeuses.
« Vous n’avez jamais eu comme locataire une jeune fille appelée Vashner, Miss Eloïse Vashner, vous ne vous souvenez pas de ce nom-là ? Une actrice justement, une chanteuse d’opérette je crois. Une jolie blonde, mince et de taille moyenne… blonde, oui, avec des reflets roux ; et aussi un grain de beauté près du sourcil gauche ?
– Non, j’me rappelle pas c’nom-là. Ces artistes, ils changent de nom aussi souvent que d’chambre ; ça va-t-et ça vient. Non, je m’rappelle pas celle-là. »
Non. Toujours non. Cinq mois de recherches incessantes, et toujours la même réponse négative. Tant de temps perdu pendant la journée à interroger les imprésarios, les agents, les directeurs, les figurants, et pendant la nuit à fréquenter les salles de spectacle, depuis les plus luxueux opéras jusqu’aux plus grossiers music-halls, si grossiers qu’il redoutait d’y trouver celle qu’il cherchait avec tant d’ardeur. Oui, lui qui l’avait aimée par-dessus tout, c’est en vain qu’il tentait de la retrouver. Il était sûr que l’énorme cité recelait, quelque part dans son enceinte encerclée par les eaux, sa bien-aimée, depuis qu’elle avait quitté ses parents. Mais c’est comme s’il avait cherché une perle dans une mer monstrueuse de sables mouvants, dont les grains perpétuellement agités apparaissaient un instant à la surface pour plonger aussitôt dans les profondeurs de la vase.
La chambre meublée accueillit tout d’abord son nouvel hôte avec un semblant d’hospitalité familière, aussi vulgaire, frivole et mercenaire que le sourire de clinquant d’une courtisane. Un fallacieux confort semblait émaner confusément du mobilier délabré, du brocart élimé qui recouvrait le divan et les deux chaises, du miroir grimaçant étriqué entre les deux fenêtres, de deux ou trois chromos encadrés de cuivre, et d’un petit lit de fer niché dans un coin.
Le locataire, épuisé, s’effondra sur une chaise, tandis que la chambre meublée s’efforçait, dans un langage confus et babélien, de lui raconter l’histoire de ses innombrables occupants.
Un petit tapis multicolore gisait, telle une île des tropiques aux fleurs éclatantes, au milieu d’une mer houleuse représentée par une natte vaste et crasseuse. Sur le papier mural s’étalaient ces gravures obsédantes qui poursuivent le locataire nomade de maison en maison : Les Amants réconciliés, Le Premier Baiser, Le Repas de noces, Psyché à la fontaine et le portrait du Président Lincoln. La cheminée avait effrontément voilé ses formes nues et grossières sous une draperie dont les plis se relevaient sur le côté gauche d’un air canaille, comme la jupe d’une danseuse de cabaret. Sur le manteau gisaient quelques épaves abandonnées par quelques naufragés précédents qu’une barque de passage avait emmenés vers un nouveau port : un petit vase, des photographies d’actrices, un flacon de médicaments, quelques cartes postales illustrées.
Un à un, comme les mots d’un cryptogramme qui se découvrent au déchiffreur, chaque petit souvenir laissé par la procession des anciens locataires prenait une signification précise. L’usure de la carpette placée devant la commode semblait dénombrer la foule de jolies femmes qui avaient piétiné à cet endroit ; des empreintes de doigts minuscules sur la partie inférieure des murs révélaient les efforts touchants des petits enfants prisonniers essayant de s’échapper vers le soleil et l’air pur. Une large éclaboussure, s’étalant comme le tableau guerrier d’une bombe qui éclate, marquait le point de chute d’une bouteille pleine lancée à toute volée contre le mur. Sur le miroir quelqu’un, à l’aide d’un diamant, avait tracé en lettres difformes le nom de « Marie ».
Il semblait que le troupeau égaré des habitants de la chambre meublée, exaspérés sans doute par son clinquant glacial, eussent été saisis par moments d’une fureur irrésistible, qui faisait éclater leurs passions et les incrustait dans la pièce. Le mobilier était écorné, tailladé ; le divan, déformé par les ressorts détendus, semblait un monstre horrible trépassé au milieu des spasmes grotesques d’une affreuse convulsion. Une secousse sismique particulièrement importante avait arraché une grande plaque au marbre de la cheminée. Chaque planche du parquet poussait d’une voix différente son gémissement plaintif, comme si l’on eût piétiné un millier d’agonisants. Il paraissait incroyable que toutes ces tortures eussent pu être infligées à cette chambre par ceux qui en avaient fait leur foyer éphémère ; ou bien n’était-ce là que l’effet d’un instinct domestique indestructible et perpétuellement inassouvi, qui blasphémait et déchirait les faux dieux lares, dont les multiples déceptions avaient attisé sa fureur ? L’homme chérit et se plaît à orner et à entretenir la moindre masure, pourvu qu’elle lui appartienne.
Affalé sur la chaise, le jeune locataire laissait toutes ces pensées voltiger dans son esprit à leur guise, tandis que s’infiltraient par tous les pores de la pièce des bruits et des odeurs de « meublé ». Un rire aigu, nerveux, vulgaire, retentit dans une chambre voisine. Ailleurs grondait une voix querelleuse ; à gauche on entendait rouler les dés sur une table ; à droite une maman chantait doucement une berceuse ; derrière, quelqu’un pleurait sourdement ; et au-dessus, des doigts professionnels pinçaient allégrement les cordes d’un banjo. Çà et là des portes claquaient ; toutes les trois minutes on entendait le rugissement du métro aérien qui passait sous les fenêtres ; dans la cour un chat miaulait désespérément. Et le jeune homme humait en même temps l’haleine rance et âcre de la maison, une sorte d’effluve glacé, qui semblait sortir d’une oubliette, et se mêlait à l’odeur écœurante du linoléum, aux exhalaisons d’un antre gorgé de moisissure et de pourriture.
Et puis, tout à coup, sans qu’il eût bougé, la chambre se remplit d’un parfum pénétrant et doux de réséda ; il surgit, comme s’il eût été apporté par une soudaine bouffée de vent, avec une telle force, une telle suavité, qu’il semblait émaner d’un être vivant. Le jeune homme se leva d’un bond et se retourna en criant tout haut : « Quoi, chérie ? » comme si quelqu’un l’eût appelé. Le suave parfum s’attachait à lui, l’enveloppait tout entier. Il tendit les bras comme pour l’étreindre, les sens et l’esprit confondus. Comment peut-on être appelé distinctement par une odeur ? Sûrement, ce ne pouvait avoir été qu’un son. Mais alors, c’était un son qui l’avait ainsi effleuré, pénétré, caressé ?
« Elle a vécu dans cette chambre ! » s’écria-t-il d’une voix terrible.
Aussitôt il se rua au travers de la pièce, cherchant avidement un signe, un indice, sachant qu’il reconnaîtrait infailliblement le moindre objet qui lui eût appartenu, ou qu’elle eût même simplement touché. Ce parfum pénétrant de réséda, ce parfum qu’elle aimait tant et dont elle était toujours imprégnée, d’où venait-il ?
La chambre avait été faite assez négligemment. Sur la commode traînaient encore une demi-douzaine d’épingles à cheveux, ces amies discrètes de la femme, discrètes mais banales, et impersonnelles ; le jeune homme les délaissa aussitôt, et se mit à fouiller les tiroirs de la commode. Il découvrit, au fond du premier, un petit mouchoir tout déchiré, se pencha pour le renifler avidement : il puait insolemment l’héliotrope. Le jeune homme le jeta violemment par terre. Dans un autre tiroir il trouva de vieux boutons, un programme de théâtre, une reconnaissance du mont-de-piété, deux bâtons de réglisse, un exemplaire de La Clé des songes, et enfin une barrette en faux ambre, qu’il examina longtemps dans ses mains tremblantes, mais dont il ne put tirer aucune réminiscence.
Alors il parcourut la chambre comme un chien de chasse ou un détective, palpant les murs, explorant à genoux les recoins de la natte boursouflée, bouleversant chaises, table, rideaux, cheminée, fouillant la penderie sombre et humide, à l’affût du moindre indice imperceptible qui pût lui prouver qu’elle était là, près de lui, contre lui, derrière lui, au-dessus de lui, l’étreignant, le caressant, l’appelant d’une voix irréelle, mais si distincte et si poignante qu’il lui sembla l’entendre une fois de plus. « Oui, chérie ! » répondit-il tout haut en se tournant et en fixant le vide de ses yeux égarés. Ciel ! L’odeur était encore là, mais il ne voyait toujours pas surgir la silhouette bien-aimée, souriante et les bras tendus vers lui. Oh ! Dieu ! D’où sortait ce parfum ? Et depuis quand les parfums avaient-ils une voix humaine ?
Il continua de chercher, tâtonnant, fouillant les crevasses, les fentes, explorant les moindres recoins ; et il trouva des bouchons et des mégots de cigarettes, qu’il écarta délibérément. Mais tout à coup il découvrit, dans un pli de la natte, un cigare à moitié consumé ; il l’écrasa sous son talon, avec un juron furieux et cinglant. Il écuma la chambre de fond en comble, déterra de multiples et sordides petits objets abandonnés par l’armée des locataires. Mais il ne parvint à découvrir aucune trace de celle qu’il cherchait, qui avait peut-être logé dans cette chambre, et dont l’esprit semblait flotter autour de lui.
Soudain il se souvint de la logeuse.
Bondissant hors de la chambre hantée, il dégringola l’escalier, s’arrêta devant la porte de la loge et frappa. La femme vint lui ouvrir. Il essaya de dompter son émotion.
« Pourriez-vous me dire, madame, demanda-t-il, qui occupait avant moi la chambre que vous m’avez louée ?
– J’vous l’ai déjà dit, mais j’vas vous l’répéter. C’était Sprowls et Mooney. Miss Beretta Sprowls qu’elle s’appelait au théâtre, mais c’était Mrs. Mooney. Ma maison est connue pour sa respectabilité. Le certificat d’mariage était accroché là…
– Quelle espèce de femme était Miss Sprowls… je veux dire au physique ?
– Ben, elle était p’tite, boulotte, avec des cheveux noirs et un visage comique. Ils sont partis y a eu mardi huit jours.
– Et… avant eux ?
– Ben, y a eu un monsieur seul qu’était dans les transports, et qu’est parti en m’devant une semaine. Avant lui, c’était ma’me Crowder et ses deux enfants, qu’est restée quatre mois. Et avant ça, c’était le vieux Mr. Doyle, qu’a gardé la chambre six mois ; même que ses fils payaient son loyer. Ça nous fait remonter un an en arrière, et dame ! plus loin j’me rappelle plus ! »
Il la remercia, se traîna à nouveau jusqu’à sa chambre. La pièce semblait morte cette fois. Le parfum subtil qui l’avait visité un instant s’était évanoui. Et la vieille âcre odeur de moisissure et de pourriture était revenue.
Le jeune homme sentit l’espoir s’écouler de son âme comme le sang d’une blessure. Il s’assit, les yeux fixés sur la flamme jaune et tremblotante du gaz qui éclairait la chambre. Au bout d’un instant il se leva, se dirigea vers le lit, arracha les draps qu’il se mit à déchirer à l’aide de son couteau. Puis, soigneusement, il enfonça les bandes de toile sous la porte, autour des fenêtres, boucla toutes les ouvertures jusqu’aux moindres fentes. Quand ce fut fini, il éteignit le gaz, rouvrit le robinet tout grand et s’étendit sur son lit avec un soupir de délivrance.
C’était au tour de Mrs. Mac Cool, ce soir-là, d’offrir la bière. Elle alla remplir le pot et revint s’asseoir près de son amie, Mrs. Purdy, dans l’un de ces antres souterrains ou s’assemblent les logeuses, comme de gros vers de terre.
« J’ai loué ma chambre du trois su’cour ce soir, dit Mrs. Purdy à travers un cercle substantiel de mousse de bière. C’est un jeune homme qui l’a prise. I’ s’est couché y a pas deux heures.
– Non, c’est-y-vrai, ma’me Purdy ? dit Mrs. Mac Cool d’un ton profondément admiratif. Y a pas à dire, v’z’êtes une merveille pour louer des chambres comme ça ! Et alors… y avez-vous dit ? ajouta-t-elle d’une voix étouffée, en se penchant vers l’autre avec une attitude mystérieuse.
– Non, fit Mrs. Purdy de ses accents les plus feutrés, j’y ai pas dit. Les chambres meublées, faut qu’ça s’loue. J’y ai pas dit, ma’me Mac Cool.
– Z’avez eu ben raison, ma’me Purdy. Faut qu’ça s’loue, les chambres meublées, c’est-y pas ça qui nous fait vivre ? Ah ! V’z’avez l’sens des affaires, ma’me Purdy, pour sûr ! Dame ! Y a beaucoup d’gens qui voudraient pas louer s’i’ savaient qu’y a eu un suicide dans la chambre ; i’ voudraient pas dormir dans l’ lit où qu’un autre est mort.
– Dame ! Faut ben vivre, comme vous dites, fit Mrs. Purdy.
– Oui, ma’me Purdy, ça c’est vrai. Y a juste huit jours aujourd’hui que j’vous ai aidée à mettre c’te p’tite du troisième dans l’linceul. Qu’est-ce qui y a pris à c’te pauvr’ garce de s’suicider comme ça avecque l’gaz ? All’ ’tait pourtant jolie, ma’me Purdy, pas vrai ?
– Jolie… mmm ! oui, fit Mrs. Purdy avec une moue un peu sévère, à part c’te p’tite verrue qu’elle avait à côté du sourcil gauche. Eloïse, qu’elle s’app’lait, un drôle de nom : Eloïse Vashner. Servez-vous, ma’me Mac Cool. À la vôtre ! »
(Extrait de: New York Tic Tac)