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Celui qui hantait les ténèbres . 2
Sans avoir eu le temps de s’en rendre compte, Blake se trouva en train de regarder à nouveau la pierre étincelante dont l’influence suscitait dans son esprit une série d’étranges images. Il vit des cortèges de silhouettes encapuchonnées, revêtues de longues robes, dont les contours n’étaient pas humains, et contempla un désert infini où s’alignaient des monolithes démesurés. Il vit des tours et des murailles dans les sombres abîmes de la mer, et de vertigineux espaces aériens où flottaient des lambeaux de brume noire sur un arrière-plan de vapeur violette tremblotante. Il vit enfin, à une distance prodigieuse, un immense gouffre de ténèbres où des formes solides et semi-solides ne se révélaient que par leurs mouvements, où des réseaux de forces invisibles semblaient faire régner l’ordre au sein du chaos.
Soudain, le sortilège fut rompu par un accès de terreur panique sans cause. Blake détourna les yeux de la pierre, car il avait conscience qu’une présence amorphe l’observait avec une extrême attention. Il se sentait la proie d’une chose indéfinissable, une chose qui n’était pas dans la pierre mais l’avait regardé à travers la pierre, une chose qui ne cesserait jamais de le suivre et dont il n’aurait jamais une connaissance visuelle. De toute évidence, ce lieu maléfique lui nouait les nerfs. En outre, la lumière du soleil devenait de plus en plus faible, et il lui faudrait bientôt partir car il n’avait pas de quoi s’éclairer.
À ce moment, il crut apercevoir une légère trace lumineuse dans la pierre aux angles étranges. Était-elle donc phosphorescente ou radioactive ? Les notes du journaliste n’avaient-elles pas mentionné un Trapézohèdre étincelant ? Que s’était-il passé dans ce repaire d’une puissance maléfique ? Quelle entité funeste pouvait encore s’embusquer dans ce sombre édifice dont s’écartaient les oiseaux ? Il lui semblait à présent qu’une vague puanteur montait non loin de lui, bien qu’il ne pût en deviner l’origine. Blake referma brusquement le couvercle de la boîte…
Le cliquetis sec fut suivi d’un faible bruit paraissant provenir de la flèche. C’étaient des rats, sans doute : les seuls êtres vivants qui eussent révélé leur présence depuis son entrée dans l’édifice maudit. Néanmoins, ce bruit lui inspira une crainte épouvantable. Il se précipita dans l’escalier en colimaçon, traversa la nef fantomatique et la cave voûtée, pour gagner enfin, à travers le soupirail, la place déserte et les ruelles de Federal Hill en direction du paisible quartier de l’Université.
Au cours des jours suivants, Blake ne souffla mot de son expédition à personne. Par contre, il se plongea dans la lecture de certains livres, examina les collections de vieux journaux, et travailla fiévreusement à déchiffrer le cryptogramme qu’il avait découvert dans la sacristie. La besogne n’était pas facile. Après une longue période d’efforts, il fut convaincu qu’il ne pouvait être rédigé ni en anglais, ni en latin, ni en grec, ni en français, ni en espagnol, ni en italien, ni en allemand. Il allait être obligé de puiser aux sources les plus profondes de son étrange érudition.
Chaque soir, il éprouvait la même impulsion qui l’amenait à regarder vers l’ouest. Il voyait comme autrefois le clocher noir se dresser au-dessus des toits d’un univers fabuleux ; mais, à présent, l’édifice était empreint à ses yeux d’une horreur nouvelle. Les oiseaux du printemps revenaient en troupes nombreuses, et, chaque fois qu’un de leurs vols arrivait près de la flèche solitaire, il les voyait, lui semblait-il, tournoyer et se disperser sous l’effet d’une terreur panique.
Ce fut au mois de juin que Blake réussit à déchiffrer le cryptogramme. Le texte était rédigé dans le mystérieux langage Aklo utilisé par certains cultes maléfiques d’une haute antiquité. Dans son journal, l’écrivain se montre curieusement réticent au sujet des résultats obtenus. Il y mentionne Celui qui Hante les Ténèbres, que l’on évoque en contemplant le Trapézohèdre étincelant, et expose des hypothèses démentielles sur les gouffres noirs du chaos d’où il est issu. Cette entité possède l’omniscience et exige des sacrifices monstrueux. Blake semble craindre qu’elle ne soit en train d’errer aux alentours de la ville, mais il ajoute que la clarté des réverbères forme un rempart infranchissable.
Il parle très souvent du Trapézohèdre étincelant qu’il définit comme une fenêtre ouverte sur le temps et l’espace, et dont il retrace l’histoire jusqu’à l’époque où il fut façonné sur la sinistre planète Yuggoth, avant que les Anciens l’aient apporté sur la Terre. Il fut recueilli et placé dans sa curieuse boîte par les habitants crinoïdes de l’Antarctique, avant de passer entre les mains des hommes-serpents de Valusia. Des milliers de siècles plus tard, les premiers êtres humains le contemplèrent dans le pays de Lemuria. Ensuite, il traversa des contrées et des mers très étranges, et s’enfonça dans les flots avec l’Atlantide. Un pêcheur de Minos le recueillit dans ses filets, puis le vendit à des marchands de la mystérieuse ville de Khem. Le pharaon Nephrem-Ka fit bâtir autour de lui un temple sans fenêtres, et accomplit de tels actes que son nom fut effacé sur tous les monuments. Ensuite, la pierre funeste reposa dans les ruines de cet édifice maudit, détruit sur l’ordre du nouveau pharaon, jusqu’à ce qu’elle fût découverte au cours de fouilles archéologiques et recommençât à tourmenter l’humanité.
Au début de juillet, le journal de Blake mentionne certains articles de la presse locale qui semblent justifier ses appréhensions. Ces articles rapportaient qu’une nouvelle crainte régnait dans le quartier de Federal Hill depuis qu’un inconnu était entré dans l’église redoutable. Les Italiens murmuraient entre eux qu’on entendait des bruits étranges dans la flèche du clocher, et demandaient à leurs prêtres de chasser une entité qui hantait leurs rêves. Ils prétendaient qu’une créature monstrueuse guettait perpétuellement à une porte du temple abandonné afin de voir s’il faisait assez sombre pour s’aventurer au-dehors. Les reporters se contentaient de parler des superstitions locales, mais ils ne remontaient pas plus avant. En relatant ces faits dans son journal, Blake exprime un curieux remords, parle d’enfouir le Trapézohèdre étincelant et de chasser l’entité qu’il a suscitée sans le vouloir, en faisant entrer la lumière du jour dans la hideuse flèche. Il reconnaît partout qu’il éprouve, même dans ses rêves, le désir morbide de visiter à nouveau le clocher et de contempler les secrets cosmiques de la pierre brillante.
Le 17 juillet au matin, un article du Journal concernant l’agitation du quartier de Federal Hill plongea Blake dans une horreur profonde. Au cours de la nuit précédente, un orage avait causé une panne d’électricité, et, pendant une heure, les Italiens avaient failli devenir fous de terreur. Ceux qui habitaient près de l’église juraient que la créature du clocher avait profité de l’absence de lumière dans les rues pour descendre dans la nef de l’église. Vers la fin de la panne, elle était remontée, et l’on avait entendu un fracas de verre brisé.
Quand le courant avait été rétabli, un tumulte formidable s’était produit dans le clocher, car même la faible clarté qui pénétrait par les fenêtres noircies semblait trop violente pour la monstrueuse entité. Celle-ci avait réintégré juste à temps son repaire ténébreux ; en effet, une trop longue exposition à la lumière l’aurait replongée dans l’abîme d’où l’avait fait sortir la visite de l’inconnu. Pendant toute l’heure de la panne, des foules en prière s’étaient assemblées autour de l’église, munies de bougies et de lampes allumées abritées sous des parapluies, pour protéger la cité contre ce cauchemar en dressant un rempart de lumière.
Mais cela n’était pas le pire. Le soir même, Blake, en lisant le Bulletin, apprit ce que les journalistes avaient découvert. Deux d’entre eux, défiant les Italiens fous de terreur, s’étaient introduits dans l’église par le soupirail. Ils constatèrent que la poussière de la nef avait été labourée d’une curieuse façon, et que le sol était jonché de débris de coussins et du rembourrage en satin des bancs. Partout régnait une mauvaise odeur ; par endroits, on voyait des taches jaunes qui ressemblaient à des traces de brûlures. Après avoir ouvert la porte du clocher, les explorateurs s’aperçurent que les marches de l’escalier avaient été sommairement balayées. À l’intérieur du clocher, ils firent la même constatation.
Ils décrivaient dans leur article le pilier de pierre heptagonal, les chaises gothiques renversées, les bizarres statues de plâtre, mais, chose étrange, ils ne parlaient ni de la boîte de métal ni du squelette. Blake fut particulièrement bouleversé par un dernier détail : toutes les fenêtres en ogive avaient été brisées, et deux d’entre elles étaient grossièrement obturées au moyen du rembourrage en satin des bancs et du crin des coussins qu’on avait insérés dans l’espace vide entre le cadre de pierre et l’abat-vent.
Des taches jaunâtres et des traces de brûlures se trouvaient également sur l’échelle menant à la flèche. Mais lorsqu’un des reporters eut monté les degrés, ouvert la trappe, et braqué sa lampe électrique dans la noire cavité étrangement malodorante, il ne vit rien que des débris informes autour de l’ouverture. Naturellement, les deux explorateurs conclurent à une supercherie : quelqu’un avait joué une mauvaise farce aux habitants de Federal Hill en exploitant leur terreur superstitieuse. L’histoire eut une suite amusante lorsque les autorités policières voulurent envoyer un inspecteur pour vérifier le compte rendu des journalistes. Trois hommes trouvèrent un moyen de se dérober : le quatrième, après avoir accepté sa mission à contrecœur, effectua une visite très brève et ne rapporta aucun renseignement nouveau.
À partir de cette date, le journal de Blake révèle une horreur et une appréhension toujours croissantes. L’artiste se reproche de ne pas agir, et se livre à des hypothèses extravagantes sur les conséquences d’une nouvelle panne. (On a pu vérifier que, à trois reprises, pendant des orages, il a téléphoné à la compagnie d’électricité pour la supplier de prendre toutes les mesures susceptibles d’empêcher une interruption de courant.) De temps à autre, il s’inquiète du fait que les reporters n’aient pas trouvé la boîte de métal et le squelette de Lillibridge.
Mais ses craintes les plus vives avaient trait aux relations qui semblaient exister entre son esprit et l’abominable créature embusquée dans le clocher. Il avait l’impression qu’elle pesait sans cesse sur sa volonté, et, au cours de cette période, ses visiteurs se rappellent qu’il restait assis distraitement devant son bureau, les yeux fixés sur la fenêtre ouest donnant sur Federal Hill. Les notes de son journal mentionnent de terribles rêves récurrents, et une pression de plus en plus forte sur sa volonté. Il rapporte qu’une nuit il s’est trouvé dehors, complètement vêtu, en marche vers l’ouest. À plusieurs reprises, il insiste sur le fait que l’entité embusquée dans le clocher sait fort bien où le trouver.
La première crise de dépression nerveuse de Blake eut lieu dans la semaine qui suivit le 30 juillet. Il garda la chambre et commanda sa nourriture par téléphone. Ses visiteurs ayant observé qu’il y avait des cordes minces à côté de son lit, il explique que, comme il souffrait de somnambulisme, il s’attachait les chevilles chaque soir pour s’empêcher de se lever.
Dans son journal, il relate la hideuse aventure qui lui a valu sa crise. Au cours de la nuit du 30 juillet, il s’était brusquement trouvé en train d’errer à tâtons dans les ténèbres presque compactes. Il pouvait à peine discerner de faibles rais de lumière bleuâtre, mais, par contre, il sentait une puanteur agressive et entendait des bruits furtifs au-dessus de sa tête. Chaque fois qu’il bougeait, il trébuchait contre quelque chose, et, aussitôt, il entendait en haut un son léger auquel se mêlait le frottement prudent d’un morceau de bois sur du bois.
À un moment donné, ses mains rencontrèrent un pilier de pierre ; un peu plus tard, il s’aperçut qu’il gravissait les degrés d’une échelle fixée dans le mur, et, quand il fut arrivé au sommet, au milieu d’une puanteur accrue, une rafale brûlante s’abattit sur lui. Devant ses yeux se déroula une série d’images kaléidoscopiques qui se dissolvaient de temps à autre en un abîme de ténèbres insondables où tourbillonnaient des soleils et des mondes encore plus noirs. Il songea aux antiques légendes de l’Ultime Chaos, au centre duquel trône le dieu aveugle et stupide : Azathoth, Maître de Toutes Choses, entouré d’une horde de danseurs informes, bercé par le chant monotone d’une flûte démoniaque.
Une brusque détonation venue du dehors l’arracha à l’horreur de cette situation : ce devait être l’un des nombreux feux d’artifice que les habitants de Federal Hill faisaient exploser tout l’été en l’honneur de leurs saints. Quoi qu’il en fût, il poussa un cri perçant, descendit l’échelle en toute hâte, et traversa en trébuchant la pièce enténébrée.
Il sut immédiatement où il se trouvait et dégringola comme un fou l’escalier en colimaçon, trébuchant et se cognant à tous les tournants. Ensuite, il parcourut une nef spectrale obstruée de toiles d’araignées, plongea dans une cave noire, émergea à l’air libre à travers un soupirail, puis, au terme d’une course éperdue le long de ruelles cauchemardesques, arriva à la porte de sa maison.
Le matin, en reprenant conscience, il se trouva étendu sur le parquet de son bureau, complètement vêtu. Il était couvert de poussière et de toiles d’araignées, et tout son corps lui faisait mal. Quand il se regarda dans un miroir, il vit que ses cheveux étaient fortement roussis. En outre, une étrange odeur s’attachait à ses vêtements. C’est alors que ses nerfs cédèrent. Au cours de la semaine suivante, il resta enfermé, enveloppé dans une robe de chambre, consacrant tout son temps à regarder par la fenêtre ouest et à écrire dans son journal.
Le grand orage éclata le 8 août, juste avant minuit. La foudre frappa à plusieurs reprises dans tous les quartiers de la ville. La pluie tomba à torrents tandis que des roulements de tonnerre continus empêchaient des milliers de gens de dormir. Blake fut en proie à une terreur folle à ridée d’une panne possible ; il essaya de téléphoner à la compagnie d’électricité vers une heure du matin, mais le service avait été interrompu temporairement pour des raisons de sécurité. Il nota tous ces détails dans son journal, et son écriture déformée, souvent illisible, révèle un désespoir frénétique.
Il devait rester dans l’obscurité pour voir par la fenêtre, et il semble qu’il ait passé la majeure partie de son temps assis à son bureau, regardant à travers le rideau de la pluie les lumières lointaines marquant l’emplacement de Federal Hill. Parfois, il traçait quelques mots, en aveugle, si bien que les quatre phrases suivantes se trouvent étalées sur deux pages :
Il ne faut pas que les lumières s’éteignent ; Elle sait où je suis ; Je dois la détruire ; Elle m’appelle, mais peut-être ne me veut-elle pas de mal.
Puis la panne tant redoutée se produisit dans la ville entière, exactement à 2 h 12, selon les registres de la station génératrice. Le journal de Blake porte cette seule indication :
Lumières éteintes… Dieu me vienne en aide !
Dans le quartier de Federal Hill, il y avait des guetteurs aussi anxieux que lui ; des groupes d’hommes arpentaient la place et les ruelles autour de l’église maudite, portant des bougies abritées sous des parapluies, des lampes électriques, des lanternes, des crucifix, des amulettes. Ils bénissaient tous les éclairs et faisaient d’étranges signes de crainte avec la main droite chaque fois que l’orage semblait s’apaiser. Une rafale ayant éteint les bougies, la place fut plongée dans les ténèbres. Quelqu’un alla réveiller le père Merluzzo, de l’église Spirito Santo. Il se hâta de gagner le lieu et de prononcer des exorcismes. Des bruits étranges se faisaient entendre dans le clocher.
On sait exactement ce qui se passa à 2 h 35, grâce aux témoignages de plusieurs personnes : le prêtre lui-même, jeune homme intelligent et cultivé ; l’agent de police William J. Monham qui s’était arrêté au cours de sa ronde pour surveiller la foule ; enfin, les soixante-dix-huit Italiens massés au pied du mur de soutènement du côté de la façade est. Certes, on peut attribuer à cet incident des causes naturelles. Certaines réactions chimiques ont pu se produire dans cette vieille bâtisse déserte et mal aérée. Vapeurs méphitiques, combustion spontanée, pression de gaz engendrés par la décomposition : voilà quelques-unes des nombreuses explications possibles. Ce fut une chose assez simple, en vérité, et qui ne dura pas plus de trois minutes.
Cela commença par des bruits de plus en plus nets à l’intérieur du clocher, et des exhalaisons de plus en plus fétides provenant de l’église. Puis il y eut un fracas de bois brisé, et une lourde masse vint s’abattre sur le sol dans la cour de la façade est : les spectateurs purent voir, malgré le manque de lumière, que c’était un des abat-vent noircis par la fumée.
Aussitôt, une puanteur intolérable tomba des hauteurs, et toutes les personnes présentes se trouvèrent en proie à de violentes nausées. En même temps, l’air fut ébranlé par une vibration qui semblait due à d’immenses ailes, et une violente bourrasque arracha les chapeaux et les parapluies de la foule. Certaines gens crurent apercevoir dans le ciel d’encre une grande tache d’un noir plus intense, une espèce de nuage de fumée fonçant comme un météore en direction de l’est. Et ce fut tout.
Les spectateurs, à demi paralysés par l’épouvante, ne surent trop que faire ni s’ils devaient faire quelque chose. Ils continuèrent à monter la garde, et, quelques instants plus tard, ils récitèrent une prière lorsqu’un éclair attardé, suivi d’un coup de tonnerre retentissant, fendit la voûte du ciel. Une demi-heure plus tard, la pluie s’arrêta, le courant électrique fut rétabli, et chacun rentra chez soi. Le lendemain matin, les journaux mentionnèrent que le dernier éclair et le dernier coup de tonnerre avaient été particulièrement violents dans la partie est de la ville où l’on avait également remarqué une insupportable puanteur. Dans le quartier de l’Université, certains virent un flamboiement de lumière anormal au faîte de la colline ; ils observèrent aussi un inexplicable déplacement d’air qui arracha les feuilles des arbres et détruisit les plantes dans les jardins. On conclut que la foudre avait dû tomber dans les parages, mais on ne trouva aucune trace de son point de chute. Un étudiant du collège Tau Omega crut voir une hideuse masse de fumée dans l’air au moment même où l’éclair se produisit, mais son observation n’a pas été vérifiée. Cependant, tout le monde fut d’accord sur les trois points suivants : rafale venue de l’est, puanteur intolérable avant l’éclair, odeur de brûlé après l’éclair.
On discuta longuement au sujet de ces détails, en raison de leur rapport probable avec la mort de Robert Blake. Des étudiants du collège Psi Delta, dont les fenêtres de derrière donnaient sur le bureau de l’écrivain, remarquèrent le visage blême à la fenêtre ouest, le 9 juillet au matin, et lui trouvèrent une expression bizarre. Quand ils virent le même visage dans la même position, le soir venu, ils commencèrent à s’inquiéter, allèrent sonner à l’appartement, puis, en désespoir de cause, firent enfoncer la porte par un agent de police.
Le cadavre rigide était assis à son bureau, et les visiteurs détournèrent la tête avec horreur en voyant les yeux vitreux et les traits convulsés qui exprimaient une atroce épouvante. Peu de temps après, le médecin de l’état civil procéda à un examen ; bien que la fenêtre fût intacte, il attribua la mort à un choc électrique ou à une tension nerveuse déterminée par un choc électrique. Il n’accorda aucune attention à la hideuse expression du visage, estimant qu’elle devait être le résultat normal du traumatisme.
Jusqu’au dernier moment, Blake avait écrit dans son journal ; sa main droite crispée étreignait encore son crayon lorsque les étudiants et l’agent de police pénétrèrent dans la pièce. Certains chercheurs ont tiré de ces notes presque illisibles des conclusions très différentes du verdict officiel. Néanmoins, il est peu vraisemblable que leurs spéculations trouvent créance auprès de la plupart des gens. En effet, il est facile d’expliquer les lambeaux de phrase que nous reproduisons ci-dessous par l’imagination excessive et le déséquilibre nerveux de Blake, auxquels il faut ajouter sa connaissance de l’ancien culte maléfique dont il avait découvert les traces.
Lumières toujours éteintes, au moins depuis cinq minutes. Tout dépend des éclairs. Plaise à Yaddith qu’ils continuent !… Malgré leur clarté, je sens une influence… La pluie, le tonnerre et le vent m’assourdissent… La créature s’empare de mon esprit…
Étranges troubles de ma mémoire. Je vois des choses que je n’ai jamais connues. D’autres mondes et d’autres galaxies… Ténèbres… Les éclairs me paraissent noirs, l’obscurité me paraît lumineuse.
Impossible que je voie vraiment la colline et l’église dans les ténèbres. Ce doit être une impression laissée par les éclairs sur ma rétine. Fasse le Ciel que les Italiens soient dehors avec leurs bougies si les éclairs viennent à s’arrêter !
De quoi ai-je peur ? N’est-ce pas un avatar de Nyarlathotep qui, dans la mystérieuse Khem, prit la forme d’un homme ? Je me rappelle Yuggoth, et aussi Shaggaï, et le vide ultime des planètes noires…
L’immense vol à travers le vide… ne peut traverser l’univers de lumière… recréé par les pensées prisonnières du Trapézohèdre étincelant…
Je me nomme Blake, Robert Harrison Blake, 620 East Knapp East, Milwaukee, Wisconsin… Je suis sur cette planète…
Azathoth, aie pitié de moi… Les éclairs ne brillent plus… horrible… je peux voir tout grâce à un sens monstrueux qui n’est pas le sens de la vue… la lumière est l’obscurité et l’obscurité est la lumière… ces gens sur Federal Hill… montent la garde… bougies et amulettes… leurs prêtres.
Sens de la distance aboli… ce qui est loin est près et ce qui est près est loin. Pas de lumière… pas de jumelles… et je vois cette flèche… ce clocher… cette fenêtre… Suis fou ou le deviens… La créature bouge dans le clocher… Je suis elle et elle est moi… Je veux sortir… il faut sortir et unir les forces… Elle sait où je suis…
Je suis Robert Blake, mais je vois le clocher dans les ténèbres. Il y a une odeur monstrueuse… Les planches de cette fenêtre craquent et cèdent… lê… ngaï… ygg…
Je la vois… elle vient par ici… tache gigantesque… ailes noires… Yog-Sothoth, sauve-moi !…
FIN
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