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BIBLIOBUS Littérature

Celui qui hantait les ténèbres . 1

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

À Robert Bloch

J’ai vu le sombre univers béant

Où les noires planètes roulaient sans but,

Où elles tourbillonnaient, dans leur horreur inaperçues,

Sans connaissance, lustre ou nom.

 Némésis

 

Les enquêteurs circonspects hésiteront à contester l’opinion courante qui veut que Robert Blake ait été tué par la foudre ou par un choc nerveux dû à une décharge électrique. En vérité, la fenêtre devant laquelle il se trouvait était intacte, mais la nature est coutumière de ces caprices. L’expression de son visage a pu être causée par des contractions musculaires sans aucun rapport avec ce qu’il a vu. Les notes de son journal sont nettement le fruit d’une imagination débridée mise en branle par des superstitions locales et certaines découvertes faites par le défunt. Quant à l’état bizarre de l’église abandonnée de Federal Hill, il est aisé de l’attribuer à une certaine charlatanerie de Blake, consciente ou inconsciente.

Car, après tout, c’était un écrivain et un peintre qui se consacrait au domaine du mythe, du rêve, de la terreur, toujours en quête d’effets étranges ou fantomatiques. Son premier séjour à Providence, au cours duquel il avait rendu visite à un vieillard aussi féru d’occultisme que lui-même, avait pris fin dans l’incendie et la mort ; d’autre part, c’est sans doute sous l’effet d’une impulsion morbide qu’il abandonna sa maison du Milwaukee pour revenir dans notre ville. Il avait dû entendre parler des vieilles légendes (contrairement à ce qu’il rapporte dans son journal), et sa mort a peut-être détruit dans sa fleur une formidable mystification, prélude à un grand succès littéraire.

Néanmoins, plusieurs de ceux qui ont étudié cette affaire avec attention s’attachent à une théorie moins banale et moins rationnelle. Ils se montrent enclins à ajouter foi au journal de Blake, et soulignent l’importance significative des faits suivants : l’authenticité indiscutable du registre trouvé dans la vieille église ; l’existence prouvée de la secte impie appelée Sagesse des Étoiles, avant l’année 1930 ; la disparition d’un journaliste trop curieux, Edwin M. Lillibridge, en 1893 ; et, par-dessus tout, l’expression de terreur monstrueuse sur le visage du jeune écrivain mort. L’un des tenants de cette seconde théorie a jeté dans la baie la pierre aux angles bizarres contenue dans une boîte en métal ciselé trouvée dans le vieux clocher sans fenêtre (et non dans la tour où Blake déclare l’avoir découverte). Malgré les blâmes dont il fut l’objet, cet homme, médecin réputé, grand amateur de vieux folklore, affirme avoir débarrassé le globe terrestre d’un objet trop dangereux pour qu’on l’y laissât subsister.

Nous laissons au lecteur le soin de choisir lui-même entre ces deux opinions. Quant à nous, après avoir étudié le journal de Blake de façon objective, nous allons donner ici un résumé des événements en nous plaçant au point de vue de leur acteur principal.

 

Le jeune écrivain revint à Providence pendant l’hiver 1934-1935. Il s’installa au dernier étage d’une vénérable demeure, sur le faîte de la haute colline proche de Brown University, derrière la bibliothèque John Hay. C’était un logis confortable et pittoresque, de style géorgien, au milieu d’un petit jardin rustique où de gros chats se chauffaient au soleil. Le bureau de Blake, vaste pièce exposée au sud-ouest, dominait le jardin, tandis que les fenêtres du côté ouest (devant l’une desquelles se trouvait sa table de travail) offraient une vue magnifique de la ville basse. À l’horizon s’étendaient les pentes violettes des collines lointaines servant de toile de fond à Federal Hill, à deux miles de distance, où s’entassaient toits et clochers dont les contours prenaient des formes fantastiques au milieu des fumées montant de la ville.

Après avoir fait venir la plupart de ses livres, Blake acheta quelques vieux meubles en harmonie avec la maison ; puis, il se mit à peindre et à écrire, vaquant lui-même aux soins du ménage. Son atelier se trouvait dans une chambre mansardée exposée au nord. Au cours de ce premier hiver, il rédigea cinq de ses meilleures nouvelles : Celui qui fouissait la Terre, L’Escalier de la crypte, Shaggaï, La Vallée de Pnath, Le Convive venu des étoiles. Il peignit également plusieurs tableaux : études de monstres innommables et paysages surnaturels.

Au crépuscule, il restait souvent assis à sa table de travail pour contempler rêveusement le spectacle offert à sa vue : les tours sombres de Mémorial Hall, le beffroi du palais de justice, la hauteur spectrale de Federal Hill qui stimulait si fort son imagination. Ses voisins lui avaient appris que c’était un quartier italien ; et, de temps à autre, il braquait ses jumelles de campagne sur cet univers lointain en se demandant quels mystères il pouvait bien renfermer. Il avait l’impression de regarder un monde fabuleux, très différent du nôtre, semblable à ceux de ses nouvelles et de ses tableaux.

Une énorme église aux murs sombres exerçait sur lui une attraction particulière. Elle se détachait très nettement à certaines heures de la journée, et, au crépuscule, le grand clocher pointu dressait sa masse noire sur le ciel flamboyant. Elle devait être bâtie sur une élévation de terrain, car sa façade et son côté nord dominaient hardiment l’enchevêtrement des toits qui l’entouraient. D’un aspect très austère, elle semblait être construite en pierre. Elle appartenait au style néogothique et devait dater de 1810 ou 1815.

À mesure que les mois s’écoulaient, Blake contemplait avec un intérêt toujours croissant cette construction rébarbative. Les fenêtres n’étant jamais éclairées, il en avait conclu que l’église devait être désaffectée. Plus il la regardait, plus son imagination s’échauffait et lui inspirait des conceptions bizarres. Il en vint à croire qu’une aura de désolation planait sur ce lieu, si bien que même les pigeons et les hirondelles évitaient son toit enfumé. Il consigna dans son journal que de grands vols d’oiseaux entouraient tous les autres clochers de la ville, à l’exception de celui-là.

Au printemps, Blake fut en proie à une agitation profonde. Il avait commencé un roman basé sur une prétendue survivance du culte des sorcières dans le Maine, mais il était incapable d’en continuer la rédaction. Il s’absorbait de plus en plus dans la contemplation du farouche clocher dont s’écartaient les oiseaux, et restait aveugle à la beauté des feuilles délicates nouvellement écloses sur les arbres du jardin. C’est alors que lui vint pour la première fois l’idée de traverser la ville pour gravir la pente fabuleuse menant à ce monde de rêve.

À la fin avril, peu de temps avant la date de la nuit de Walpurgis, Blake se mit en route vers l’inconnu. Après avoir parcouru les rues et les places de la ville basse, il arriva enfin à l’avenue montante, bordée de perrons de pierre usés, de porches doriques affaissés et de coupoles de verre encrassées, qui devait le conduire au terme de son expédition. Bientôt, il remarqua les visages basanés des passants, et les enseignes en langue étrangère au-dessus des boutiques. Il ne put trouver nulle part les objets qu’il avait discernés de loin grâce à ses jumelles, et il en vint à se demander, une fois de plus, si Federal Hill n’appartenait pas au domaine des rêves.

De temps en temps apparaissait la façade lépreuse d’une église ou un clocher croulant, mais il ne voyait jamais la noire bâtisse qu’il cherchait. Il demanda à un commerçant où se trouvait une grande église de pierre : l’homme répondit en souriant qu’il n’en avait jamais entendu parler. À mesure que Blake montait, le labyrinthe des ruelles devenait de plus en plus étrange. Il traversa deux ou trois larges avenues, puis interrogea un second boutiquier. Cette fois, il aurait pu jurer que son interlocuteur feignait l’ignorance : il vit passer une expression de terreur sur le visage basané de l’homme qui fit un curieux signe de la main droite.

Soudain, un clocher noir se détacha sur le ciel nuageux, à sa gauche. Blake comprit qu’il touchait au but, et se plongea dans le labyrinthe de ruelles sordides partant de l’avenue. Il s’égara à deux reprises, mais, sans savoir pourquoi, il n’osa pas demander son chemin aux hommes et aux femmes assis sur le pas de leur porte ni aux enfants qui jouaient dans la boue.

Enfin, il vit le clocher très nettement en direction sud-ouest, dominant une énorme masse noire au bout d’une venelle. Bientôt, il se trouva sur une vaste place balayée par le vent, curieusement pavée. À son extrémité, un mur assez élevé soutenait une plate-forme artificielle entourée d’une grille, sur laquelle se dressait, à six pieds au-dessus des rues environnantes, la sinistre église désaffectée, dans un état de délabrement extrême.

Certains contreforts s’étaient écroulés sur le sol, et plusieurs fleurons de pinacles gisaient dans l’herbe au pied des murs. La plupart des meneaux des fenêtres gothiques manquaient, et Blake se demanda comment les vitraux avaient pu subsister, étant donné les mœurs destructrices de tous les petits garçons du monde entier. Les portes massives étaient intactes et hermétiquement closes. Au faîte du mur de soutènement, la grille de fer rouillée qui entourait l’édifice était pourvue d’une porte fermée au cadenas, à laquelle on accédait par un perron de pierre. Sur tout l’ensemble régnait une atmosphère d’abandon et de décrépitude vraiment sinistre.

Il y avait peu de gens sur la place, mais Blake aperçut un agent de police à son extrémité est, et alla lui demander quelques renseignements au sujet de l’église. Il lui parut bizarre que ce grand Irlandais plein de santé esquissât le signe de la croix en murmurant qu’on n’en parlait jamais. Blake ayant insisté, l’homme lui dit brièvement que les prêtres italiens mettaient en garde tout le monde contre ce temple marqué par les puissances du mal.

Plusieurs années auparavant, l’église avait appartenu à une secte maléfique qui faisait surgir des créatures abominables hors du gouffre de la nuit. Il avait fallu un bon prêtre pour exorciser ces démons, mais certaines personnes prétendaient que la lumière suffisait à les chasser. Si le père O’Malley avait encore été de ce monde, il aurait pu raconter maintes histoires… À présent, il n’y avait plus rien à faire : si on ne s’occupait pas de l’église, elle ne faisait de mal à personne. Ses anciens propriétaires étaient morts ou en fuite ; ils avaient décampé en 1877, quand les autorités avaient commencé à s’inquiéter de la disparition de plusieurs habitants du quartier. Un jour ou l’autre, la municipalité prendrait possession de l’église, faute de trouver des héritiers. Mais mieux vaudrait ne pas y toucher et la laisser tomber en ruine, pour éviter de réveiller certaines créatures qui reposaient dans le noir abîme de la nuit.

Quand l’agent de police se fut éloigné, Blake resta à contempler l’énorme bâtisse. Il trouvait très exaltant qu’elle pût paraître sinistre à d’autres qu’à lui-même, et il se demanda si les propos de l’agent de police renfermaient des éléments de vérité. Il s’était sans doute contenté de répéter de vieilles légendes dépourvues de tout fondement, mais celles-ci ressemblaient de façon étrange à l’une des nouvelles de Blake.

Le soleil surgit des nuages, mais il semblait incapable d’éclairer la masse noire du temple. Il était bien étrange que les plantes et les herbes qui poussaient autour de l’église fussent restées jaunes et flétries malgré la venue du printemps… Blake se surprit en train d’examiner le mur de soutènement et la grille rouillée pour y trouver une voie d’accès, car il ne pouvait résister à la terrible force d’attraction de ce temple funeste. Il finit par découvrir qu’il manquait quelques barreaux sur le côté nord de la clôture. Il gravit aussitôt les marches du perron et longea le faîte du mur jusqu’à la brèche.

Les gens l’aperçurent au moment où il se préparait à la franchir. Comme il se retournait pour regarder la place au-dessous de lui, il vit les rares passants s’éloigner en hâte en faisant le même signe de la main droite qu’avait fait le boutiquier de l’avenue. Plusieurs fenêtres se fermèrent avec bruit, et une grosse femme se précipita au-dehors pour ramener ses enfants à la maison. Blake n’eut aucun mal à franchir la brèche. Bientôt, il se trouva en train de se frayer un chemin à travers la végétation pourrissante du terre-plein désert. La masse de l’église proche lui parut oppressante, mais il surmonta son appréhension et alla examiner les trois grandes portes de la façade. Ayant constaté qu’elles étaient bien closes, il fit le tour de l’édifice cyclopéen pour chercher une autre ouverture.

Sur le derrière de l’abside, un soupirail béant lui offrit la voie d’accès désirée. Ayant regardé à l’intérieur, Blake vit un gouffre souterrain plein de poussière et de toiles d’araignées, faiblement éclairé par les rayons du soleil couchant. Il distingua avec difficulté des débris de toutes sortes : tonneaux pourris, caisses brisées, meubles démolis. Les restes rouillés d’une chaudière montraient que l’église avait été fréquentée au moins jusqu’au milieu du règne de la reine Victoria.

Presque sans en avoir conscience, Blake rampa à travers le soupirail et se laissa glisser sur le sol cimenté. Dans un coin lointain de la vaste cave, au milieu d’une ombre dense, il aperçut un passage voûté qui devait mener à l’étage supérieur. En proie à un vague sentiment d’angoisse, il explora le terrain autour de lui, et, après avoir trouvé un tonneau encore intact, il le roula jusqu’au soupirail en prévision de sa sortie. Puis, rassemblant son courage, il se dirigea vers le passage voûté. À demi étouffé par la poussière omniprésente, couvert de toiles d’araignées, il atteignit enfin les degrés de pierre usés, et commença à les gravir dans le noir. Après un tournant brusque, il sentit devant lui une porte close dont il trouva le loquet à tâtons. Elle donnait sur un couloir mal éclairé, bordé de boiseries mangées des vers.

Une fois au rez-de-chaussée, Blake commença à l’explorer rapidement. Aucune porte ne fermant à clé, il passa librement d’une pièce à l’autre. La nef colossale avait un aspect surnaturel, avec ses monceaux de poussière sur les bancs, l’autel et la chaire, ainsi que les gigantesques toiles d’araignées tendues entre les colonnes gothiques. Sur cette désolation muette régnait une lumière plombée, tandis que le soleil déclinant envoyait ses rayons à travers les grands vitraux de l’abside.

Ces derniers étaient tellement obscurcis par la suie, que Blake eut beaucoup de mal à comprendre ce qu’ils avaient représenté, mais ce qu’il put en discerner lui déplut beaucoup. Les rares saints peints sur le verre avaient une expression fort inquiétante, et l’une des fenêtres montrait seulement une étendue noire parsemée de spirales lumineuses. Ayant tourné les yeux vers l’autel, l’explorateur remarqua que la croix qui le surmontait était la crux ansata de la mystérieuse Égypte.

Dans la sacristie, il découvrit un bureau mangé des vers et plusieurs rayonnages montant jusqu’au plafond, surchargés de livres moisis dont les titres lui inspirèrent une horreur sans nom, car ces volumes renfermaient les secrets et les formules redoutables des temps fabuleux antérieurs à l’existence de l’homme. Blake lui-même en avait déjà lu plusieurs : une traduction latine du Necronomicon, le sinistre Liber Ivonis, l’infâme Culte des Goules du comte d’Erlette, l’Unaussprechlichen Kulten de von Juntz, et le De Vermis Mysteriis de Ludvig Prinn. En outre, il y en avait d’autres qu’il ne connaissait que de réputation (tels que les Manuscrits pnakotiques et le Livre de Dzyan), et un ouvrage rédigé en caractères indéchiffrables, mais contenant certains symboles et diagrammes parfaitement clairs pour un étudiant ès sciences occultes.

Dans le bureau croulant se trouvait un carnet, relié en cuir, renfermant des notes manuscrites en un curieux langage chiffré. Celui-ci se composait des symboles traditionnels de l’alchimie et de l’astrologie (dessins figurant le Soleil, la Lune, les planètes et les signes du zodiaque) groupés en paragraphes suggérant que chacun d’eux représentait une lettre de l’alphabet. Dans l’espoir de réussir à déchiffrer plus tard ce cryptogramme, Blake mit le carnet dans sa poche.

Ayant ainsi examiné le rez-de-chaussée, l’explorateur traversa la nef fantomatique en direction de la façade, car il avait aperçu dans un coin une porte et le bas d’un escalier conduisant probablement au faîte du clocher noir dont l’aspect lui était si familier. La montée fut pénible, car la poussière et les toiles d’araignées encombraient particulièrement cet espace resserré. Bien qu’il n’eût vu aucune corde en bas, Blake s’attendait à trouver des cloches au terme de son ascension ; mais il fut déçu dans son espoir en arrivant au haut de l’escalier.

La pièce où il venait d’entrer était éclairée par quatre fenêtres en ogive dont les vitres, abritées par des abat-vent, étaient en outre recouvertes de stores opaques tombant en lambeaux. Au centre se dressait un pilier de pierre aux angles bizarres, mesurant quatre pieds de haut et deux pieds de large, entièrement couvert d’hiéroglyphes que Blake ne put identifier. Sur ce pilier se trouvait une boîte de métal ouverte contenant un objet en forme d’œuf. Tout autour étaient rangées en cercle sept chaises gothiques à haut dossier, derrière lesquelles s’érigeaient, contre les murs, sept statues de plâtre peintes en noir, semblables aux mégalithes mystérieux de l’île de Pâques. Dans un coin de la pièce, une échelle menait à une trappe fermée donnant accès à la flèche.

Lorsque Blake se fut habitué à la faible lumière, il remarqua de curieux bas-reliefs sur la boîte de métal jaunâtre. Il s’en approcha et, après avoir ôté la poussière à l’aide de son mouchoir, il vit que les ciselures représentaient des entités monstrueuses ne ressemblant à aucune forme de vie qui eût jamais existé sur notre planète. L’objet qu’elle renfermait avait l’aspect d’un polyèdre presque noir, strié de rouge, présentant plusieurs petites surfaces plates irrégulières. Ce devait être un cristal vraiment remarquable, ou bien une pierre inconnue artificiellement taillée et polie. Il ne touchait pas le fond de la boîte, mais était suspendu au moyen d’une bande de métal autour de son centre, fixée aux angles des parois par sept supports horizontaux d’un dessin étrange. Cette pierre exerça sur Blake un pouvoir d’attraction presque inquiétant. Il ne pouvait parvenir à en détacher les yeux, et, tandis qu’il contemplait ses surfaces étincelantes, il lui sembla qu’elle devenait transparente et contenait des mondes merveilleux. Dans son esprit flottèrent les images de sphères inconnues où se dressaient d’immenses tours de pierre et des montagnes gigantesques, et où l’on ne voyait aucune trace de vie.

Quand il parvint enfin à détourner son regard, il aperçut un étrange monticule de poussière au bas de l’échelle conduisant à la flèche. Sous l’effet d’une impulsion inconsciente, il s’en approcha, discerna des contours qui lui parurent sinistres, et, après avoir enlevé la poussière à grands coups de mouchoir, découvrit un squelette humain. Les lambeaux d’étoffe qui subsistaient encore avaient fait partie d’un complet gris. Il y avait aussi d’autres indices : souliers, gros boutons de manchette, épingle de cravate d’un modèle suranné, un insigne de journaliste portant le nom du Providence Telegram et un portefeuille de cuir tout moisi. Blake examina ce dernier avec soin. Il y trouva plusieurs billets de banque anciens, un petit calendrier de 1893, quelques cartes de visite au nom d’Edwin M. Lillibridge, et une feuille de papier couverte de notes au crayon qu’il se mit à lire à la faible clarté du soleil déclinant :

• Pr Enoch Bowen revient d’Égypte en mai 1844, achète la vieille église de la Libre Volonté en juillet, ses travaux d’archéologie et d’occultisme sont bien connus.

• Le Dr Brown met ses fidèles en garde contre la Sagesse des Étoiles dans sermon du 29 décembre 1844.

• 97 fidèles à la fin de 1845.

• 1846. 3 disparitions, première mention du Trapézohèdre étincelant.

• 7 disparitions en 1848, premières rumeurs concernant le sacrifice du sang.

• Enquête de 1853 ne révèle rien, histoires de bruits suspects.

• Le père O’Malley parle de culte diabolique au moyen d’une boîte trouvée dans ruines égyptiennes, prétend qu’ils évoquent une créature qui ne peut se manifester que dans les ténèbres. Ce renseignement doit lui venir de la confession suprême de Francis X. Eemey qui est devenu membre de la Sagesse des Étoiles en 1849. Ces gens affirment que le Trapézohèdre étincelant leur montre le ciel et d’autres mondes, et que Celui qui Hante les Ténèbres leur communique certains secrets.

• Histoire de Orrin B. Eggy, en 1857. Ils l’évoquent en contemplant le cristal, et ont un langage secret.

• 200 fidèles en 1863.

• De jeunes Irlandais attaquent l’église en 1869, après la disparition de Patrick Regan.

• 6 disparitions en 1876, comité secret va trouver le maire Doyle.

• Promesse de prendre des mesures en février 1877, église ferme en avril.

• Jeunes gens de Federal Hill menacent le docteur… et les membres de l’assemblée paroissiale au mois de mai.

• 181 personnes quittent la ville avant la fin de 1877, on ne mentionne pas leur nom.

• Histoires de fantômes commencent vers 1880, essayer de vérifier que nul être humain n’a pénétré dans l’église depuis 1877.

• Demander à Lanigan photographie prise en 1851…

Après avoir remis la feuille de papier dans le portefeuille et glissé ce dernier dans la poche de son veston, Blake examina le squelette gisant dans la poussière. On ne pouvait douter que cet homme ne fût entré dans l’église abandonnée, quarante-deux ans plus tôt, en quête d’un reportage sensationnel. Peut-être n’avait-il informé personne de son projet, mais, de toute façon, il n’était jamais revenu à son journal. Sans doute avait-il succombé à un arrêt du cœur déterminé par une terreur violente… Blake se pencha au-dessus des ossements et remarqua leur état bizarre. Certains étaient dissous à leurs extrémités ; d’autres semblaient calcinés, ainsi que plusieurs lambeaux de vêtements. Le crâne, taché de jaune, portait un trou noirâtre sur le dessus, comme si un acide puissant avait rongé l’os.

 

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